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REVUE
DES
DEUX MONDES
LII« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
1 TOME LIV. — 1" NOVEMBRE 1882.
Paris. — inp. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoîfc.
REVUE ^
I
DES
DEUX MONDES
LII« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME CINQUANTE-QUATEIEME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1882
ii^ùX^J^^
SOUVENIRS
D'ENFANCE ET DE JEUNESSE
V.
LE SÉMINAIRE SAIK T-SU LPICE.
I.
La maison fondée par M. Olier, en l6/i5, n'était pas la grande
construction quadrangulaire, à l'aspect de caserne, qui forme
maintenant un côté de la place Saint-Sulpice. L'ancien séminaire
du xvii'' et du xvm® siècle couvrait toute l'étendue de la place
actuelle et masquait complètement la façade de Servandoni. L'em-
placement du séminaire d'aujourd'hui était occupé autrefois par les
jardins et par le collège de boursiers qu'on appelait les robertins.
Le bâtiment primitif disparut à l'époque de la révolution. La cha-
pelle, dont le plafond passait pour le chef-d'œuvre de Lebrun, a
été détruite, et, de toute l'ancienne maison, il ne reste qu'un tableau
de Lebrun représentant la Pentecôte d'une façon qui étonnerait l'au-
teur des Actes des apôtres. La Vierge y est au centre et reçoit
pour son compte tout l'^-fTluve du Saint-Esprit, qui, d'elle, se
(1) Voir la Revue du 15 mars et du 1" décembre 187G, du 1"^'' novembre 1880 et du
15 décembre 1881.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
répand sur les apôlres. Sauvé à la révolution, puis compris dans la
galerie du cardinal Fesch, ce tableau a été racheté par la compa-
gnie de Saint-Sulpice; il orne aujourd'hui la chapelle du séminaire.
A part les murs et les meubles, tout est ancien à Saint- Sulpice ;
on s'y croit complètement au xvii*' siècle. Le temps et les com-
munes défaites ont effacé bien des différences. Saint-Sulpice cumule
aujourd'hui les choses autrefois les plus dissemblables; si l'on veut
voir ce qui, de nos jours, rappelle le mieux Port-Royal, l'ancienne
Sorbonne et, en général, les institutions du vieux clergé de
France, c'est là qu'il faut aller. Quand j'entrai au séminaire de
Saint-Sulpice, en 18/i3, il y avait encore quelques directeurs qui
avaient vu M. Émery; il n'y en avait, je crois, que deux qui
eussent des souvenirs d'avant la révolution. M. Hugon avait servi
d'acolyte au sacre de M. de Talîeyraud à la chapelle d'issy eu
1788. Il paraît que, pendant la cérémonie, la tenue de l'abbé de
Périgord fut des plus inconvenantes. M. Hugon racontait qu'il
s'accusa, le samedi suivant, en confession « d'avoir formé des juge-
mens téméraires sur la piété d'un saint évêque. » Quant au supé-
rieur-général, M. Garnier, il avait plus de quatre-vingts ans. C'était
en tout un ecclésiastique de l'ancienne école. Il avait fait ses études
aux robertins, puis à la Sorbonne. Il semblait en sortir, et, à l'en-
tendre parler de a monsieur Bossuet, » de « monsieur Fénelon (1), »
on se serait cru devant un disciple immédiat de ces grands hommes.
Ces ecclésiastiques de l'ancien régime et ceux d'aujourd'hui n'avaient
de commun que le nom et le costume. Comparé à la jeune école
exaltée d'issy (2), M. Garnier me faisait presque l'effet d'un laïque.
Absence totale de démonstrations extérieures, piété sobre et toute
raisonnable. Le soir, quelques-uns des jeunes allaient dans la
chambre du vieux supérieur pour lui tenir compagnie pendant une
heure. La conversation n'avait jamais de caractère mystique. M. Gar-
nier racontait ses souvenirs, parlait de M. Emery, entrevoyait sa
mort prochaine avec tristesse. Cela nous étonnait pai- le contraste
avec les brûlantes ardeurs de M. Pinault, de M. Gottofrey. Tout
dans ces vieux prêtres était honnête, sensé, empreint d'un profond
sentiment de droiture professionnelle. Ils observaient leurs règles,
(1) Qu'il me soit permis à ce sujet de faire une remarque. On s'est habitué de notre
emps à mettre monseigneur devant un nom propre, à dire monseigneur Dupanloup,
.nonseigneur AfJ're. C'est là uuc faute de français; le mot « monseiëneur » ue doit
s'employer qu'au vocatif ou devant un nom de dignité. En s'adressant à M. Dupan-
loup, à M. Affre, on devait leur dire Monseigneur. En pariant d'eux, on devait dire
monsieur Dupanloup, monsieur Affre, monsieur ou monseigneur l'archevêque de
Paris, monsieur ou monseigneur Vévéque d'Orléans.
(2) Voir la Revue du 15 décembre lt>Ji.
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 7
défendaient leurs dogmes comme un bon militaire défend le poste
qui lui a été confié. Les questions supérieures leur échappaient. Le
goût de l'ordre et le dévoûment au devoir étaient le principe de
toute leur vie.
M. Garnier était un savant orientaliste, et l'homme le plus versé
de France dans l'exégèse biblique telle qu'elle s'enseignait chez
les catholiques il y a une centaine d'années. La modestie sulpi-
cienne l'empêcha de rien publier. Le résultat de ses études fut un
immense ouvrage manuscrit, représentant un cours complet d'Ecri-
ture sainte, selon les idées relativement modérées qui dominaient
chez les catholiques et les protestans à la fin du xviir siècle. L'es-
prit en était fort analogue à celui de Rosenmûller, de Hug, de Jahn.
Quand j'entrai à Saint-Sulpice, M. Garnier était trop vieux pour en-
seigner ; on nous lisait ses cahiers. L'érudition était énorme, la science
des langues très solide. De temps en temps, certaines naïvetés fai-
saient sourire : par exemple, la façon dont l'excellent supérieur résol-
vait les difficultés qui s'attachent à l'aventure de Sara en Egypte.
On sait que, vers la date oh le pharaon conçut pour Sara cet amour
qui mit Abraham dans de si grands embarras, Sara, d'après le
texte, aurait été presque septuagénaire. Pour lever cette difficulté,
M. Garnier faisait observer qu'après tout pareille chose s'était vue,
et que « mademoiselle de Lenclos « inspira des passions, causa des
duels à soixante-dix ans. M. Garnier ne s'était pas tenu au courant
des derniers travaux de la nouvelle école allemande ; il resta tou-
jours dans une quiétude parfaite sur les blessures que la critique
du xix® siècle avait faites au vieux système. Sa gloire est d'avoir
formé en M. Le Hir un élève qui, héritier de son vaste savoir, y joi-
gnit la connaissance des travaux modernes et, avec une sincérité
qu'expliquait sa foi profonde, ne dissimula rien de la largeur de la
plaie.
Accablé par l'âge et absorbé par les soucis du généralat de la
société, M. Garnier laissait au directeur, M. Carbon, tout le soin de
la maison de Paris. M. Carbon était la bonté, lajovialité, la droiture
même. Il n'était pas théologien ; ce n'était nullement un esprit
supérieur; on pouvait d'abord le trouver simple, presque commun;
puis on s'étonnait de découvrir, sous cette humble apparence, la chose
du monde la moins commune, l'absolue cordialité, une maternelle
condescendance, une charmante bonhomie. Je n'ai jamais vu une
telle absence d'amour-propre. Il riait le premier de lui-même,
de ses bévues à demi intentionnelles , des plaisantes situations
où le mettait sa naïveté. Comme tous les directeurs , il faisait
l'oraison à son tour. Il n'y pensait pas cinq minutes d'avance; il
s'embrouillait parfois dans son improvisation d'une manière si
comique qu'on s'étouflait pour ne pas rire. Il s'en apercevait, et
8 REVUE DES DEUX MONDES,
trouvait cela tout naturel. C'était lui qui lisait, au cours d'écriture
sainte, le manuscrit de M. Garnier. Il pataugeait exprès, pour nous
égayer, dans les parties devenues surannées. Ce qu'il y avait de sin-
gulier, en effet, c'est qu'il n'était pas très mystique. «Quel, pensez-
vous, peut être le mobile de vie de M. Carbon? » demandai-je un jour à
un de mes condisciples. — « Le sentiment le plus abstrait du devoir, »
me répondit-il. M. Carbon m'adopta tout d'abord ; il reconnut que
le fond de mon caractère est la gaîté et l'acceptation résignée du
sort. « Je vois que nous ferons bon ménage ensemble, » me dit-il
avec son excellent sourire. Effectivement M. Carbon est un des
hommes que j'ai le plus aimés. Me voyant studieux, appliqué, con-
sciencieux, il me dit au bout de très peu de temps : « Songez donc
à notre société; là est votre place. » Il me traitait déjà presque en
confrère. Sa confiance en moi était absolue.
Les autres directeurs, chargés de l'enseignement des diverses
branches de la théologie, étaient sans exception de dignes conti-
nuateurs d'une respectable tradition. Sous le rapport de la doctrine,
cependant, la brèche était faite. L'ultrainontanisme et le goût de
l'irrationnel s'introduisaient dans la citadelle de la théologie mo-
dérée. L'ancienne école savait délirer avec sobriété; elle portait
dans l'absurde même les règles du bon sens. Elle n'admettait l'irra-
tionnel, le miracle, que dans la mesure strictement exigée par l'Écri-
ture et l'autorité de l'église. La nouvelle école s'y complaît et
semble à plaisir rétrécir le champ de défense de l'apologétique. Il
ne faut pas nier, d'un autre côté, que la nouvelle école ne soit à
quelques égards plus ouverte, plus conséquente, et qu'elle ne tienne,
surtout de son commerce avec l'Allemagne, des élémens de dis-
cussion qu'ignoraient absolument les vieux traités de Locis theolo-
gicis. Dans cette voie pleine d'imprévu et, si l'on veut, de périls,
Saint-Sulpice n'a été représenté que par un seul homme ; mais cet
homme fut certainement le sujet le plus remarquable que le clergé
français ait produit de nos jours; je veux parler de M. Le Hir. Je
l'ai connu à fond, comme on le verra tout à l'heure. Pour com-
prendre ce qui va suivre, il faut être très versé dans les choses de
l'esprit humain et en particulier danslj^les choses de foi.
M. Le Hir était un savant et un saint; il était éminemment l'un
et l'autre. Cette cohabitation dans une même personne de deux
entités qui ne vont guère ensemble se faisait chez lui sans colli-
sion trop sensible, car le saint l'emportait absolument et régnait
en maître. Pas une des objections du rationalisme qui ne soit venue
jusqu'à lui. Il n'y faisait aucune concession, car la vérité de l'or-
thodoxie ne fut jamais pour lui l'objet d'un doute. C'était là de sa
part un acte de volonté triomphante plus qu'un résultat subi. Tout
à fait étranger à la philosophie naturelle et à l'esprit scientifique.
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 9
dont la première condition est de n'avoir aucune foi préalable et de
rejeter ce qui n'arrive pas, il resta dans cet équilibre où une con-
viction moins ardente eût trébuché. Le surnaturel ne lui causait
aucune répugnance intellectuelle. Sa balance était très juste; mais
dans un des plateaux il y avait un poids infini, une foi inébran-
lable. Ce qu'on aurait pu mettre dans l'autre plateau eût paru léger ;
toutes les objections du monde ne l'eussent point fait vaciller.
La supériorité de M. Le Ilir venait surtout de sa profonde con-
naissance de l'exégèse et de la théologie allemandes. Tout ce qu'il
trouvait dans cette interprétation de compatible avec l'orthodoxie
catholique, il se l'appropriait. En critique, les incompatibilités
se produisaient à chaque pas. En grammaire, au contraire, l'ac-
cord était facile. Ici M. Le Hir n'avait pas de supérieur. Il possé-
dait à fond la doctrine de Gesenius et d'Ewald, et la discutait savam-
ment sur plusieurs points. Il s'occupa des inscriptions phéniciennes
et fit une supposition très ingénieuse, qui depuis a été confirmée.
Sa théologie était presque tout entière empruntée à l'école catho-
lique allemande, à la fois plus avancée et moins raisonnable que
notre vieille scolastique française. M. Le Hir rappelle, à beaucoup
d'égards, Dœllinger par son savoir et ses vues d'ensemble ; mais
sa docilité l'eût préservé des dangers que le concile du Vatican a
fait courir à la foi de la plupart des ecclésiastiques instruits. Il mou-
rut prématurément en 1870, à la veille du concile, où il devait se
rendre comme théologien. J'avais toujours eu l'intention de propo-
ser à mes confrères de l'Académie des inscriptions et belles -lettres
de le nommer membre libre de notre compagnie. Il eût rendu, je
n'en doute pas, à la commission du Corpus des inscriptions sémiti-
ques des services considérables.
A son immense savoir M. Le Hir joignait une manière d'écrire
juste et ferme. Il aurait eu beaucoup d'esprit s'il se fût permis
d'en avoir. Sa mysticité tendue rappelait celle de M. Gottofrey;
mais il avait bien plus de rectitude de jugement. Sa mine était
étrange. Il avait la taille d'un enfant et l'apparence la plus chétive,
mais des yeux et un front indiquant la compréhension la plus vaste.
Au fond, il ne lui manqua que ce qui l'eût fait cesser d'être catho-
lique, la critique. Je dis mal; il avait la critique très exercée en
tout ce qui ne tient pas à la foi ; mais la foi avait pour lui un tel
coefiicient de certitude que rien ne pouvait la contre-balancer. Sa
piété était vraiment comme les mères-perles de François de Sales,
« qui vivent emmy la mer sans prendre aucune goutte d'eau marine. «
La science qu'il avait de l'erreur était toute spéculative ; une cloi-
son étanche e npêchait la moindre infiltration des Idées modernes
de se faire dans le sanctuaire réservé de son cœur, où brûlait, à
côté du pétrole, la petite lampe inextinguible d'une piété tendre
10 BEVCE DES DEUX MONDES.
et absolument souveraine. Comme je n'avais pas en mon espritces
sortes de cloisons étanches, le rapprochement d'élômens contraires,
qui, chez M. LeHir, produisait une profonde paix intérieure, aboutit
chez moi à d'étranges explosions.
II.
En somme, malgré des lacunes, Saint-Sulpice, quand j'y passai
il y a quarante ans, présentait un ensemble d'assez fortes études.
Mon ardeur de savoir avait sa pâture. Deux mondes inconnus étaient
devant moi, la théologie, l'exposé raisonné du dogme chrétien, et
la Bible, censée le dépôt et la source de ce dogme. Je m'enfonçai
dans le travail. Ma solitude était plus grande encore qu'à Issy.
Je ne connaissais pas une âme dans Paris. Je fus deux ans sans
suivre d'autre rue que la rue de Yaugirard, qui, une fois par semaine,
nous menait à Issy. Je parlais extrêmement peu. Ces messieurs,
pendant tout ce temps, furent pour moi d'une bonté extrême. Mon
caractère doux et mes habitudes studieuses, mon silence, ma mo-
destie leur plurent, et je crois que plusieurs d'entre eux firent tout
bas la réflexion que me communiqua M. Gai'bon : « Yoilà pour nous
un futur bon confrère. »
J'avais, en effet, pour les sciences ecclésiastiques un goût parti-
culier. Les textes se cantonnaient bien dans ma mémoire ; ma tête
était à l'état d'un Sic et Non d'Abélard. Tout entière construction
du xiu* siècle, la théologie ressemble à une cathédrale gothique;
elle en a la grandeur, les vides immenses et le peu de solidité. Ni
les pères de l'égUse, ni les écrivains chrétiens de la première moitié
du moyen âge ne songèrent à dresser une exposition systématique
des dogmes chrétiens dispensant de lire la Bible avec suite. La
Somme àe saint Thomas d'Aquin, résumé de la scolastique anté-
rieure, est comme un immense casier, qui, si le cathoUcisme est
éternel, servira à tous les siècles, les décisions des conciles et des
papes à venir y ayant leur place en quelque sorte d'avance étique-
tée. Il ne peut être question de progrès dans un tel ordre d'exposi-
tion. Au xvr siècle, le concile de Trente tranche une foule de
points qui étaient jusque-là controversables ; mais chacun de ces
anathèmes avait déjà sa place marquée dans l'immense cadre de
saint Thomas. Melchior Ganus et Suarès refont la Somme sans y
rien ajouter d'essentiel. Aux xvii" et au xviii^ siècle, la Sorbonne
compose pour l'usage des écoles des traités commodes, qui ne
sont le plus souvent que la Somme remaniée et amoindrie. Par-
tout ce sont les mêmes textes découpés et séparés de ce qui les
explique, les mêmes syllogismes triomphans, mais posant sur b
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 11
vide, les mêmes défauts de critique historique, provenant de la con-
fusion des dates et des milieux.
La théologie se divise en dogmatique et en morale. La théologie
dogmatique, outre les Prolégomènes comprenant les discussions
relatives aux sources de l'autorité divine, se divise en quinze trai-
tés ayant pour objet tous les dogmes du christianisme. A la base
est le traité de la Vraie Religion , où l'on essaie de démontrer le
caractère surnaturel de la religion chrétienne, c'est-à-dire des
Écritures révélées et de l'église. Puis tous les dogmes se prou-
vent par l'Écriture, par les conciles, par les pères, par les théolo-
giens. H ne faut pas nier qu'un rationalisme U'ès avoué ne soit au
fond de tout cela. Si la scolastique est fille de saint Thomas d'Aquin,
elle est petite-fille d'Abélard. Dans un tel système, la raison est
avant toute chose, la raison prouve la révélation, la divinité de
l'écriture et l'autorité de l'église. Cela fait, la porte est ouverte à
toutes les déductions. Le seul accès de colère que Saint-Sulpice ait
éprouvé depuis qu'il n'y a plus de jansénisme fut contre M. de
Lamennais, le jour où cet exalté vint dire qu'il faut débuter, non
par la raison, mais par la foi. Et qui reste juge en dernier lieu des
titres de la foi, si ce n'est la raison?
La théologie morale se compose d'une douzaine de traités, com-
prenant tout l'ensemble de la morale philosophique et du droit,
complétés par la révélation et les décisions de l'église. Tout cela
fait une sorte d'encyclopédie très fortement enchaînée. C'est un
édifice dont les pierres sont liées par des tenons de fer; mais la
base est d'une faiblesse extrême. Cette base, c'est le Xviiiè de la
Vraie Religion^ lequel est tout à fait ruineux. Car non-seulement
on n'arrive pas à établir que la religion chrétienne soit plus parti-
culièrement que les autres divine et révélée ; mais on ne réussit
pas à prouver que, dans le champ de la réalité attingible à nos
observations, il se soit passé un fait surnaturel, un miracle. L'inexo-
rable phrase de M. Littré : « Quelque recherche qu'on ait faite,
jamais un miracle ne s'est produit là où il pouvait être observé et
constaté, » cette phrase, dis-je, est un bloc qu'on ne remuera point.
On ne saurait prouver qu'il soit arrivé un miracle dans le passé,
et nous attendrons sans doute longtemps avant qu'il s'en produise
un dans les conditions correctes qui seules donneraient à un esprit
juste la certitude de ne pas être trompé.
En admettant la thèse fondamentale du traité de la Vraie Reli-
gion, le champ de bataille est restreint; mais la bataille est loin
d'être finie. La lutte est maintenant avec les protestans et les sectes
dissidentes, qui, tout en admettant les textes révélés, refusent
d'y voir les dogmes dont l'église catholique s'est chargée avec les
siècles. Ici la controverse porte sur des milliers de points; son bilan
12 fiEVUE DES DEDX MONDES.
se cliiiïre en défaites sans nombre. L'église catholique s'oblige à
soutenir que ses dogmes ont toujours existé tels qu'elle les enseigne,
que Jésus a institué la confession, l'extrême-onction, le mariage,
qu'il a enseigné ce qu'ont décidé plus tard les conciles de Nicée
et de Trente. Rien de plus inadmissible. Le dogme chrétien s'est
fait, comme toute chose, lentement, peu à peu, par une sorte de
végétation intime. La [théologie, en prétendant le contraire, entasse
contre elle des montagnes d'objections , s'oblige à rejeter toute
critique. J'engage les personnes qui voudraient se rendre compte de
ceci à lire dans une Théologie le traité dessacremens; elles y ver-
ront par quelles suppositions gratuites, dignes des apocryphes, de
Marie d'Âgreda, ou de Catherine Emmerich, on arrive à prouver
que tous les sacremens ont été établis par Jésus-Christ à un mo -
ment de sa vie. Les discussions sur la matière et la forme des
sacremens prêtent aux mêmes observations. L'obstination à trouver
en toute chose la matière et la forme date de l'introduction de l'aris-
totélisme en théologie au xiir siècle. Or on encourait les censures
ecclésiastiques si l'on repoussait cette application rétrospective de
la philosophie d'Aristote aux créations liturgiques de Jésus.
L'iutuition du devenir dans l'histoire comme dans la nature était
dès lors l'essence de ma philosophie. Mes doutes ne vinrent pas
d'un raisonnement, ils vinrent de dix mille raisonnemens. L'or-
thodoxie a réponse à tout et n'avoue pas une bataille perdue.
Certes, la critique elle-même veut que, dans certains cas, on
admette une réponse subtile comme valable. Le vrai peut quelque-
fois n'être pas vraisemblable. Une réponse subtile peut être vraie.
Deux réponses subtiles peuvent même à la rigueur être vraies à la
fois. Trois, c'est plus difficile. Quatre, c'est presque impossible.
Mais que, pour défendre la même thèse, dix, cent, mille réponses
subtiles doivent être admises comme vraies à la fois, c'est la preuve
que la thè>e n'est pas bonne. Le calcul des probabiHtés appliqué à
toutes ces petites banqueroutes de détail est pour un esprit sans
parti-pris d'un effet accablant. Or Descartes m'avait enseigné que la
première condition pour trouver la vérité est de n'avoir aucun parti-
pris.
IH.
La lutte théologique prenait pour moi un caractère particulier de
précision sur le terrain des textes censés révélés. L'enseignement
catholique, se croyant sûr de lui-même, acceptait la bataille sur ce
champ, comme sur les autres, avec une parfaite bonne foi. La
langue hébraïque était ici l'instrument capital, puisque, des deux
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 13
Bibles chrétiennes, l'une est en hébreu et que, même pour le Nou-
veau-Testament, il n'y a pas de complète exégèse sans l'hébreu.
L'étude de l'hébreu n'était pas obligatoire au séminaire; elle
était même suivie par un très petit nombre d'élèves. En 18Zi3-18/iâ,
M. Garnier fit encore, dans sa chambre, le cours supérieur, celui
où l'on expliquait les textes difficiles, à deux ou trois élèves. M. Le
Hir, depuis quelques années, faisait le cours de grammaire. Je m'in-
scrivis tout d'abord. La philologie exacte de M. Le Hir m'enchanta.
Il se montra pour moi plein d'attentions; il était Breton comme
moi ; nos caractères avaient beaucoup de ressemblance ; au bout de
quelques semaines, je fus son élève presque unique. Son exposition de
la grammaire hébraïque, avec comparaison des autres idiomes sémi-
tiques, était admirable. J'avais à ce moment une force d'assimilation
extraordinaire. Je suçai tout ce que je lui entendais dire. Ses livres
étaient à ma disposition, et il avait une bibliothèque très complète.
Les jours de promenade à Issy, il m'amenait sur les hauteurs de la
Solitude, et là il m'apprenait le syriaque. Nous expliquions ensemble
le Nouveau-Testament syriaque de Gutbier. M. Le Hir fixa ma vie;
j'étais philologue d'instinct. Je trouvai en lui l'homme le plus
capable de développer cette aptitude. Tout ce que je suis comme
savant, je le suis par M. Le Hir. Il me semble même parfois que
tout ce que je n'ai pas appris de lui, je ne l'ai jamais bien su. Ainsi
il n'était pas très fort en arabe, et c'est pour cela que je suis tou-
jours resté médiocre arabisant.
Une circonstance due à la bonté de ces messieurs vint me confir-
mer dans ma vocation de philologue et, à l'insu de mes excellens
maîtres, entre-bâiller pour moi une porte que je n'osais ouvrir moi-
même. En ISlih, M. Garnier, vaincu par la vieillesse, dut cesser de
faire le cours supérieur d'hébreu. M. Le Hir fit ce cours et, sachant
combien je m'étais bien assimilé sa doctrine, il voulut que je fusse
chargé du cours de grammaire. Ce fut M. Carbon qui, avec sa bien-
veillance ordinaire, m'annonça en souriant cette bonne nouvelle, et
m'apprit que la compagnie me donnait pour honoraires une somme
de 300 francs. Cela me parut colossal ; je dis à M. Carbon que je
n'avais pas besoin d'une somme aussi énorme; je le remerciai.
M. Carbon m'imposa d'accepter 150 francs pour acheter des hvres.
Une bien autre faveur fut de me permettre d'aller suivre au Col-
lège de France, deux fois par semaine, le cours de M. Etienne Qua-
tremère. M. Quatremère préparait peu son cours; pour l'exégèse
biblique, il était resté volontairement en dehors du mouvement
scientifique. Il ressemblait bien plus à M. Garnier qu'à M. Le Hir.
Janséniste à la façon de Silvestre de Sacy, il partageait le demi-ratio-
nalisme de Hug, de Jahn, — réduisant autant que possible la part
du surnaturel, en particulier dans les cas de ce qu'il appelait « les
14 BETUE DES DEUX MONDES.
miracles d'une exécution difficile, » comme le miracle de Josué, —
retenant cependant le principe, au moins pour les miracles du Nou-
veau-Testament. Cet éclectisme superficiel me satisfit peu. M. Le Hir
était bien plus près du vrai en ne cherchant pas à atténuer la chose
racontée, et en étudiant attentivement, à la façon d'Ewald, le
récit lui-même. Comme grammairien comparatif, M. Quatremère
était aussi très inférieur à M. Le Hir. Mais son érudition orientale
était colossale ; le monde s'ouvi'ait pour moi ; je voyais que ce qui
en apparence ne devait intéresser que les prêtres pouvait aussi
intéresser les laïques. L'idée me vint dès lors plus d'une fois qu'un
jour j'enseignerais à cette même table, dans cette petite salle des
langues, où j'ai en effet réussi à m'asseoir, en y mettant une assez
forte dose d'obstination.
Cette obligation de clarifier et de systématiser mes idées en vue
de leçons faites à des condisciples du même âge que moi décida
ma vocation. Mon cadre d'enseignement fut dès lors arrêté; tout ce
que j'ai fait depuis en philologie est sorti de cette modeste confé-
rence que l'indulgence de mes maîtres m'avait confiée. La nécessité
de pousser aussi loin que possible mes études d'exégèse et de phi-
lologie sémitique m'obligea d'apprendre l'allemand. Je n'avais à cet
égard aucun élément; à Saint-Nicolas, mon éducation avait été toute
latine et française. Je ne m'en plains pas. L'homme ne doit savoir
littérairement que deux langues, le latin et la sienne ; mais il doit
comprendre toutes celles dont il a besoin pour ses affaires ou son
instruction. Un bon condisciple alsacien, M. Kl.., dont je vois sou-
vent le nom cité pour les services qu'il rend à ses compatriotes à
Paris, voulut bien me faciliter les débuts. La littérature était pour
moi chose si secondaire, au milieu de l'enquête ardente qui m'absor-
bait, que j'y fis d'abord peu d'attention. Je sentis cependant un génie
nouveau, fort différent de celui de notre xvii^ siècle. Je l'admirai
d'autant plus que je n'en voyais pas les limites. L'esprit particulier
de l'Allemagne, à la fin du dernier siècle et dans la première moitié
de celui-ci, me frappa; je crus entrer dans un temple. C'était bien là
ce que je cherchais, la conciliation d'un esprit hautement religieux
avec l'esprit critique. Je regrettais par momens de n'être pas pro-
testant, afin de pouvoir être philosophe sans cesser d'être chrétien.
Puis je reconnaissais qu'il n'y a que les catholiques qui soient consé-
quens. Une seule erreur prouve qu'une église n'est pas infaillible ;
une seule partie faible prouve qu'un livre n'est pas révélé. En
dehors de la rigoureuse orthodoxie je ne voyais que la libre pen-
sée à la façon de l'école française du xviii® siècle. Mon initiation aux
études allemandes me mettait ainsi dans la situation la plus
fausse; car, d'une part, elle me montrait l'impossibilité d'une exé-
%ese sans concessions ; de l'autre, je voyais parfaitement que ces
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 15
messieurs de Saint-Siilpice avaient raison de ne pas faire de conces-
sions, puisqu'un seul aveu d'erreur ruine l'édifice de la vérité abso-
lue et la ravale au rang des autorités humaines, où chacun fait son
choix, selon son goût personnel.
Dans un livre divin, en efiét, tout est vrai, et deux contradic-
toires ne pouvant être vraies à la fois, il ne doit s'y trouver aucune
contradiction. Or, l'étude attentive que je faisais de la Bible, en me
révélant des trésors historiques et esthétiques , me prouvait aussi
que ce Uvre n'était pas plus exempt qu'aucun autre livre antique
de contradictions, d'inadvertances, d'erreurs. Il s'y trouve des
fables, des légendes, des traces de composition tout humaine. Il
n'est plus possible de soutenir que la seconde partie d'Isaïe soit
d'Isaïe. Le livre de Daniel, que toute l'orthodoxie rapporte au temps
de la captivité, est un apocryphe composé en 169 ou 170 avant
Jésus-Christ. Le livre de Judith est une impossibilité historique.
L'attribution du Pentateuque à Moïse est insoutenable, et nier que
plusieurs parties de la Genèse aient le caractère mythique, c'est
s'obUger à expUquer comme réels des récits tels que celui du para-
dis terrestre, de la pomme, de l'arche de JNoé. Or on n'est pas catho-
lique si l'on s'écarte sur un seul de ces points de la thèse tradition-
nelle. Que devient ce miracle, si fort admiré de Bossuet : « Cyrus
nommé deux cents ans avant sa naissance? » Que deviennent les
soixante-dix semaines d'années, bases des calculs de V Histoire uni-
verselle^ si la partie d'Isaïe où Cyrus est nommé a été justement
composée du temps de ce conquérant, et si pseudo-Daniel est con-
temporain d'Antiochus Épiphane?
L'orthodoxie oblige de croire que les livres bibliques sont l'ou-
vrage de ceux à qui les titres les attribuent. Les doctrines catho-
Uques les plus mitigées sur l'inspiration ne permettent d'admettre
dans le texte sacré aucune erreur caractérisée, aucune contradic-
tion, même en des choses qui ne concernent ni la foi, ni les
mœurs. Or mettons que, parmi les mille escarmouches que se
livrent la critique et l'apologétique orthodoxe sur les détails du
texte prétendu sacré, il y en ait quelques-unes où, par rencontre
fortuite et contrairement aux apparences, l'apologétique ait raison:
il est impossible qu'elle ait raison mille fois dans sa gageure, et il
suffit qu'elle ait tort une seule fois pour que la thèse de l'inspiration
soit mise à néant. Cette théorie de l'inspiration, impliquant un fait
surnaturel, devient impossible à maintenir en présence des idées
arrêtées du bon sens moderne. Un livre inspiré est un miracle. Il
devrait se présenter dans des conditions où aucun livre ne se pré-
sente. « Yous n'êtes pas si difficile, dira-t-on, pour Hérodote, pour
les poèmes homériques. » Sans doute ; mais Hérodote, les poèmes
homériques ne sont pas donnés pour des livres inspirés.
16 REVUE DES DEUX MONDES,
En fait de contradictions, par exemple, il n'y a pas d'esprit
dégagé de préoccupations théologiques qui ne soit forcé de recon-
naître des divergences inconciliables entre les synoptiques et le
quatrième évangile, et entre les synoptiques comparés les uns avec
les autres. Pour nous rationalistes , cela n'a pas grande consé-
quence; mais l'orthodoxe, obligé de prouver que son livre a tou-
jours raison, se trouve engagé en des subtilités infinies. Silvestre
de Sacy était surtout préoccupé des citations de l' Ancien-Testament
qui sont faites dans le Nouveau. Il trouvait tant de difficultés à les
justifier, lui si exact en fait de citations, qu'il avait fini par admettre
en principe que les deux Testamens, chacun de leur côté, sont infail-
libles, mais que le Nouveau n'est pas infaillible quand il cite l'An-
cien. Il faut n'avoir pas la moindre habitude des choses religieuses
pour s'étonner que des esprits singulièrement appliqués aient tenu
en des positions aussi désespérées. Dans ces naufrages d'une foi
dont on avait fait le centre de sa vie, on s'accroche aux moyens de
sauvetage les plus invraisemblables plutôt que de laisser tout ce
qu'on aime périr corps et biens.
Les gens du monde qui croient qu'on se décide dans le choix
de ses opinions par des raisons de sympathie ou d'antipathie
s'étonneront certainement du genre de raisonnemens qui m'écarta
de la foi chrétienne, à laquelle j'avais tant de motifs de cœur et
d'intérêt de rester attaché. Les personnes qui n'ont pas l'esprit
scientifique ne comprennent guère qu'on laisse ses opinions se
former hors.de soi par une sorte de concrétion impersonnelle, dont
on n'est en quelque sorte que le spectateur. En me laissant ainsi
conduire par la force des choses, je croyais me conformer aux
règles de la grande école du xvii® siècle, surtout de Malebranche,
dont le premier principe est que la raison doit être contemplée, et
qu'on n'est pour rien dans sa procréation, si bien que le seul devoir
de l'homme est de se mettre devant la vérité, dénué de toute per-
sonnalité, prêt à se laisser traîner oii voudra la démonstration pré-
pondérante. Loin de viser d'avance certains résultats, ces illustres
penseurs voulaient que, dans la recherche de la vérité, on s'in-
terdît d'avoir un désir, une tendance, un attachement personnel
quelconque. Quel est le grand reproche que les prédicateurs du
xvii« siècle adressent aux libertins? C'est d'avoir embrassé ce qu'ils
désiraient, c'est d'être arrivés aux opinions irréligieuses parce qu'ils
avaient envie qu'elles fussent vraies.
Dans cette grande lutte engagée entre ma raison et mes croyances,
j'évitai soigneusement de faire un seul raisonnement de philoso-
phie abstraite. La méthode des sciences physiques et naturelles
qui, à Issy, s'était imposée à mon esprit comme une loi absolue,
jaisait que je me défiais de tout système. Je ne m'arrêtai jamais à
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 17
une objection sur les dogmes de la trinité, de l'incarnation, envisa-
gés en eux-mêmes. Ces dogmes, se passant dans l'éther métaphy-
sique, ne choquaient en moi aucune opinion contraire. Rien de ce
que pouvaient avoir de critiquable la politique et l'esprit de l'église
soit dans le passé, soit dans le présent, ne me faisait la moindre
impression. Si j'avais pu croire que la théologie et la Bible étaient la
vérité, aucune des doctrines plus tard groupées dans le Syllahus,
et qui dès lors étaient plus ou moins promulguées, ne m'eût causé
la moindre émotion. Mes raisons furent toutes de l'ordre philolo-
gique et critique; elles ne furent nullement de l'ordre métaphysi-
que, politique, moral. Ces ordres d'idées me paraissaient peu tan-
gibles et pliables à tous sens. Mais la question de savoir s'il y a
des contradictions entre le quatrième évangile et les synoptiques est
une question tout à fait saisissable. Je vois ces contradictions avec
une évidence si absolue que je jouerais là-dessus ma vie, et par con-
séquent mon salut éternel, sans hésiter un moment. Dans une telle
question, il n'y a pas ces arrière-plans qui rendent si douteuses
toutes les opinions morales et politiques. Je n'aime ni Philippe II
ni Pie V; mais, si je n'avais pas des raisons matérielles de ne pas
croire au catholicisme, ce ne seraient pas les atrocités de Philippe II
ni les bûchers de Pie V qui m'arrêteraient beaucoup.
De très bons esprits m'ont quelquefois fait entendre que je ne me
serais pas détaché du catholicisme sans l'idée trop étroite que je
m'en fis, ou, si l'on veut, que mes maîtres m'en donnèrent. Cer-
taines personnes rendent un peu Saint-Sulpice responsable de mon
incrédulité et lui reprochent, d'une part, de m'avoir inspiré pleine
confiance dans une scolastique impliquant un rationalisme exagéré ;
de l'autre, de m'avoir présenté comme nécessaire à admettre le
summum de l'orthodoxie, si bien qu'en même temps ils grossis-
saient outre mesure le bol alimentaire et rétrécissaient singulière-
ment l'orifice de déglutition. Cela est tout à fait injuste. Dans leur
manière de présenter le christianisme, ces messieurs de Saint-Sul-
pice, en ne dissimulant rien de la carte de ce qu'il faut croire, étaient
tout simplement d'honnêtes gens. Ce ne sont pas eux qui ont ajouté
la qualification Est de fide à la suite de tant de propositions insou-
tenables. Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer sur
les mots, de présenter le christianisme comme n'imposant presque
aucun sacrifice à la raison, et, à l'aide de cet artifice, d'y attirer
des gens qui ne savent pas ce à quoi au fond ils s'engagent. C'est
là l'illusion des catholiques laïques qui se disent libéraux. Ne sachant
ni théologie ni exégèse, ils font de l'accession au christianisme une
simple adhésion à une coterie. Ils en prennent et ils en laissent; ils
admettent tel dogme, repoussent tel autre, et s'indignent après cela
TOME LIV. — 1882. 2
IS REVUE DES DEUX MONDES»,
quand on leur dit qu'ils ne sont pas de vrais catholiques. Quelqu'un
qui a faii de lu théologie n'est plus capable d'une telle inconsé-
quence. Tout reposant pour lui sur l'autorité infaillible de l'Écriture
et de l'église, il n'y a pas à choisir. Un seul dogme abandonné, un
seul enseignement de l'église repoussé, c'est la négation de l'église
et de la révélation. Dans une église fondée sur l'autorité divine, on
est aussi hérétique pour nier un seul point que pour nier le tout.
Une seule pierre arrachée de cet édifice, l'ensemble croule fatale-
ment.
Il ne sert non plus de rien de dire que l'église fera peut-être un
jour des concessions qui rendront inutiles des ruptures comme celle
à laquelle je dus me résigner, et qu'alors on jugera que j'ai renoncé
au royaume de Dieu pour des vétilles. Je sais bien la mesure des
concessions que l'église peut faire et de celles qu'il ne faut pas lui
demander. Jamais l'église catholique n'abandonnera rien de son sys-
tème scolastique et orthodoxe ; elle ne le peut pas ; c'est comme si on
demandait à M. le comte de Chambord de n'être pas légitimiste. Il y
aura des scissions, je le crois plus que jamais; mais le vrai catholique
dira inflexiblement: « S'il faut lâcher quelque chose, je lâche tout;
car je crois à tout par principe d'infaillibilité, et le principe d'in-
faillibilité est aussi blessé par une petite concession que par dix mille
grandes. » De la part de l'église catholique, avouer que Daniel est
un apocryphe du temps des Macchabées serait avouer qu'elle s'est
trompée; si elle s'est trompée en cela, elle a pu se tromper en autre
chose; elle n'est plus divinement inspirée.
Je ne regrette donc nullement d'être tombé, pour mon éducation
religieuse, sur des maîtres sincères qui se seraient fait scrupule de
me laisser aucune illusion sur ce que doit admettre un catholique. Le
catholicisme que j'ai appris n'est pas ce fade compromis, bon pour
des laïques, qui a produit de nos jours tant de malentendus. Mon
catholicisme est celui de l'Écriture, des conciles et des théologiens.
Ce caiholicisme, je l'ai aimé, je le respecte encore; l'ayant trouvé
inadmissible, je me suis séparé de lui. Voilà qui est loyal de part et
d'autre. Ce qui n'est pas loyal, c'est de dissimuler le cahier des
charges, c'est de se faire l'apologiste de ce qu'on ignore. Je ne me
suis jamais prêté à ces mensonges. Je n'ai pas cru respectueux pour
la foi de tricher avec elle. Ce n'est pas ma faute si mes maîtres
m'avaient enseigné la logique, et, par leurs argumentations impi-
toyables, avaient fait de mon esprit un tranchant d'acier. J'ai pris
au sérieux ce qu'on m'a appris, scolastique, règles du syllogisme,
théologie, hébreu; j'ai été un bon élève; je ne saurais être damne:
pour cela.
SOUVENIRS d'eNFAKCE ET DE JEUNESSE. 19
IV.
Telles furent ces deux années de travail intérieur, que je ne peux
comparer qu'à une violente encéphalite, durant laquelle toutes
les autres lonctions de la vie furent suspendues en moi. Par une
petite pédanterie d'hébraïsant, j'appelai cette crise de mon exis-
tence iSrphfali (1), et je me redisais souvent le dicton hébraïque :
« Naphloulé élohim niphtalti : J'ai lutté des luttes de Dieu, j) Mes
sentimens intérieurs n'étaient pas changés; mais, chaque jour, une
maille du tissu de ma foi se rompait. L'immense travail auquel je me
livrais m'empêchait de tirer les conséquences ; ma conférence d'hé-
breu m'absorbait; j'étais comme un homme dont la respiration est
suspendue. Mon directeur, à qui je communiquais mes troubles, me
disait exactement comme M. Gosselin à Issy : « Tentations contre la
foi ! N'y faites pas attention ; allez droit devant vous. » Il me fit lire un
jour la lettre que saint François de Sales écrivait à M™"" de Chantai:
<( Ces tentations ne sont que des alllictions comme les autres. Sachez
que j'ai vu peu de personnes avoir été avancées sans cette épreuve;
«il faut avoir patience. Il ne faut nullement répondre, ni faire sem-
blant d'entendre ce que l'ennemi dit. Qu'il clabaude tant qu'il vou-
dra à la porte, il ne faut pas seulement dire : Qui va là? »
La pratique des directeurs ecclésiastiques est, en eifet, le plus sou-
vent^ de conseiller à celui qui avoue des doutes contre la foi de ne
pas s'y arrêter. Loin de reculer les engagemens pour ce motif, ils
les précipitent, pensant que ces troubles disparaissent quand il n'est
plus temps d'y donner suite et que les soucis de la vie active du
ministère chassent plus tard ces hésitations spéculatives. Ici, je dois
le dire, je trouvai la sagesse de mes pieux directeurs un peu en
défaut. Mon directeur de Paris, homme très éclairé cependant,
voulait que je prisse résolument le sous-diaconat, le premier des
ordres sacrés constituant un lien irrévocable. Je refusai net. Quant
aux premiers degrés de la cléricature, je lui avais obéi. C'est lui-
même qui me fit remarquer que la formule exacte de l'engagement
qu'ils impliquent est contenue dans les paroles du psaume qu'on
prononce ; Dominus pars hœreditatis meœ et ealicis niei. Tu es qui
restitues hœredîtatem meam niihi. Eh bien ! la main sur la con-
science, cet engagement-là, je n'y ai Jamais manqué. Je n'ai jamais
eu d'autre intérêt que celui de la vérité, et j'y ai fait des sacrifices.
Une idée élevée m'a toujours soutenu dans la direction de ma vie,
si bien même que l'héritage que Dieu devrait me rendre, d'après
notre arrangement réciproque, ma foi! je l'en tiens quitte. Mon lot
(1) Luctamea, G&aè3e,Jy.xx, î^.
•20 Ri;VLE DES DEUX MO.NDES.
a été bon, et je peux ajouter en continuant le psaume : Porlio reci-
dit mihi in prœclaris; elenim Juiredilas mea prœclara est mihi.
V.
J'arrivai ainsi aux vacances de 18Zi5, que j'allai passer, comme
les précédentes, en Bretagne. Là j'eus beaucoup plus de temps pour
réfléchir. Les grains de sable de mes doutes s'agglomérèrent et
devinrent un bloc. Mon directeur, qui, avec le. meilleures inten-
tions du monde, me conseillait mal, n'était plus auprès de moi. Je
cessai de prendre part aux sacremens de l'église, tout en ayant le
même goût que par le passé pour ses prières. Le christianisme m'ap-
paraissait comme plus grand que jnmais; mais je ne maintenais plus
le surnaturel que par un effort d'habitude, par une sorte de fiction
avec moi-même. L'œuvre de la logique était finie; l'œuvre de l'hon-
nêteté commençait. Durant deux mois à peu près je fus prolestant;
je ne pouvais me résoudre à quitter tout à fait la grande tradi-
tion religieuse dont j'avais vécu jusque-là; je rêvais des réformes
futures, où la philosophie du christianisme, dégagée de toute scorie
superstitieuse et conservant néanmoins son efficacité morale (là*
était mon rêve) , resterait la grande ecule de l'humanité et son
guide vers l'avenir. Mes lectures allemandes m'entretenaient dans
ces pensées. Herder était l'écrivain allemand que je connaissais le
mieux. Ses vastes vues m'enchantaient, et je me disais avec un vif
regret : « Ah! que ne puis-je comme un Herder penser tout cela et
rester ministre, prédicateur chrétien! » Mais, avec la notion précise
et à la fois respectueuse que j'avais du catholicisme, je n'arrivais
point à concevoir une honnête attitude d'âme qui me permît de res-
ter prêtre catholique en gardant les opinions que j'avais. J'étais chré-
tien comme l'est un professeur de théologie de Halle ou de Tul^ingue.
Une voix secrète me disait: «Tu n'es plus catiiolique; ton habit est
un mensonge ; quitte-le. »
J'étais chrétien, cependant; car tous les papiers que j'ai de ce
temps me donnent, très clairement exprimé, le sentiment que j'ai
plus tard essayé de rendre dans la Vie de Jésus, je veux dire un
goût vif pour l'idéal évangélique et pour le caractère du londateur
du christianisme. L'idée qu'en abandonnant l'église, je re.sterais
fidèle à Jésus, s'empara vivement de moi, et, si j'avais été capable
de croire aux apparitions, j'aurais certainement vu Jésus me disant :
« Abatidonne-moi pour être mon disciple. » Cette pensée me sou-
tenait, m'enhardissait. Je peux dire que dès lors la Vie de Jésus
était écrite dans mon esprit. La croyance à l'éminente personnalité
de Jésus, qui est l'âme de ce livre, avait été ma force dans ma.
lutte contre la théologie. Jésus a bien réellement toujours été mon
SOUVENIRS D'£i\FANCE ET DE JEUiNEsSE. 21
maître. En suivant la vérité au prix de tous les sacrifices, j'étais
convaincu de le suivre et d'obéir au premier de ses enseignemens.
J'étais maintenant si loin de mes vieux maîtres de Bretagne, par
l'esprit, par les études, par la culture intellectuelle, que je ne pou-
vais presque plus causer avec eux. Un d'eux entrevit quelque
chose : « Ah! j'ai toujours pensé, me dit-il, qu'on vous faisait faire
de trop fortes études. » L'habitude que j'avais prise de réciter mes
psaumes en hébreu, dans un petit livre écrit de ma main que je
m'étais fait pour cela, et qui était comme mon bréviaire, les sur-
prenait beaucoup. Ils étaient presque tentés de me demander si je
voulais me faire juif. Ma mère devinait tout sans bien comprendre.
Je continuais, comme dans mon enfance, à faire avec elle de longues
promenades dans la campagne. Un jour, nous nous assîmes dans
la vallée du Guindy, près de la chapelle des Cinq Plaies, à côté
de la source. Pendant des heures, je lus à côté d'elle, sans lever les
yeux. Le livre était bien inoffensif ; c'étaient les Recherches philoso-
phiques de M. de Bonald. Ce livre néanmoins lui déplut; elle me
l'arracha des mains; elle sentait que, si ce n'était lui, c'étaient ses
pareils qui étaient ses ennemis.
Le 6 septembre 18/i 5 (1), j'écrivis à M.***, mon directeur, la lettre
suivante, dont je retrouve la copie dans mes papiers. Je la reproduis
sans rien atténuer de ce qu'elle a de contradictoire et de légère-
ment fiévreux.
Monsieur,
Quelques voyages que j'ai dû faire au commencement de mes va-
cances m'ont empêché d« correspondre avec vous aussitôt que je
l'eusse désiré. C'était pourtant un besoin bien pressant pour moi que
de m'ouvrir à vous sur des peines qui deviennent chaque jour de plus
en plus vives, d'autant plus vives que je ne trouve ici personne à qui
je puisse les confier. Ce qui devrait faire mon bonheur cause mon plus
(1) M. l'abbé Cognât, curé de Notre-Dame-des-Champs, qui fut, avec M. Foulon,
actuellement archevêque de Besançon, mon meilleur ami au séminaire, a commu-
niqué diM Figaro (3 avril 1879) et publié dans le Correspondant (10 mai et 10 juin
1882), divers extraits de lettres de moi écrites à la même date que celles que je donne
ici. J'aimerais certes à relire toutes ces lettres, qui me rappelleraient bien des nuances
d'un état d'âme disparu depuis trente-sept ans. Pour moi, M. Foulon et M. Cognât sont
d'anciens amis, qui me sont restés très chers. Pour eux, j'espère que je suis cela
aussi; mais je dois être de plus un adversaire du dogme qu'ils professent, quoique, à
vrai dire, dans l'état d'esprit où je suis, il n'y ait rien, ni personne dont je sois l'ad-
versaire. Depuis nos anciennes relations, je n'ai revu M. Cognât qu'une seule fois;
c'était aux funérailles de M. Littré. Nous portions la chappe tous les deux, lui comme
curé, moi comme directeur de l'Académie ; nous^ ne pûmes causer.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
vif chagrin. Un devoir impérieux m'oblige à concentrer mes pensées
en moi-même, pour en épargner le contre-coup aux personnes qui
m'entourent de leur affection, et qui d'ailleurs seraient bien incapables
de comprendre mon trouble. Leurs soins et leurs caresses me déso-
lent. Ah ! si files savaient ce qui se passe au fond de mon CTur 1
Depuis mon séjour en ce pays, j'ai acquis des données impor-
tantes pour la solution du grand problème qui me préoccupe. Plu-
sieurs circonstances m'ont tout d'abord fait comprendre la gran-
deur du sacrifice que Dieu exigeait de moi, et dans quel abîme me
précipitait le parti que me conseille ma conscience. Inutile de vous
en présenter le pénible détail, puisqu'après tout de pareilles considé-
rations ne doivent être d'aucun poids dans la délibération dont il
s'agit. Renoncer à une voie qui m'a souri dès mon enfance, et qui me
menait sûrement aux fins nobles et pures que je m'étais proposées,
pour en embrasser une autre où je n'entrevois qu'incertitudes et rebuts;
mépriser une opinion qui pour une bonne action ne me réserve
que le blâme, eût été peu de chose, s'il ne m'eût fallu en même
temps arracher la moitié de mon cœur, ou, pour mieux dire, en percer
un autre auquel le mien s'était si fort attaché. L'amour filial avait
grandi en moi de tant d'autres affections supprimées ! Eh bien ! c'est
dans cette partie la plus intim ■ de mon être que le devoir exige de
moi les sacrifices les plus douloureux. Ma sortie du séminaire sera
pour ma mère une énigme inexplicable; elle croira que c'est pour un
caprice que je Tai tuée.
En vérité, monsieur, quand j'envisage cet inextricable filet où Dieu
m'a enlacé durant le sommeil de ma raison et de ma liberté, alors que
je suivais docilement la ligne que lui-même traçait devant moi, de
désolantes pensées s'élèvent dans mon âme. Dieu le sait, j'étais simple
et pur; je ne me suis ingéré à rien faire de 'moi-même; le sentier
qu'il ouvrait devant moi, je m'y précipitais avec franchise et aban-
don, et voilà que ce sentier m'a conduit à un abîme!.. Dieu m'a
trahi ! monsieur. Je n'ai jamais douté qu'une providence sage et
bonne ne gouvernât l'univers, ne me gouvernât moi-même pour me
conduire à ma fin. Ce n'est pourtant pas sans efforts que j'ai pu appli-
quer un démenti aussi formel aux faits apparens. Je me dis souvent
que le bon sens vulgaire est peu capable d'apprécier le gouvernement
providentiel soit de l'humanité, soit de l'univers, soit de l'individu. La
considération isolée des faits ne mènerait guère à l'optimisme. Il faut
du courage pour faire à Dieu cette générosité, en dépit de l'expérience.
J'espère n'hésiter jamais sur ce point, et, quels que soient les maux
que la Providence me réserve encore, je croirai toujours qu'elle me
mène à mon plus grand bien possible par le moindre mal possible.
D'après des nouvelles que je viens de recevoir d'Allemagne, la place
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 23
qui m'y était proposée est toujours à ma disposition (1) ; seulement je
ne pourrai en prendre possession avant le printemps prochain. Tout
cela me rend ce voyage bien problématique et me replonge dans de
nouvelles incertitudes. On me propose toujours une année d'études
libres dans Paris, durant laquelle je pourrais réfléchir sur l'avenir que
je devrais embrasser, et aussi prendre mes grades universitaires. Je
suis bien tenté, monsieur, de choisir ce dernier parti; car, bien que
je sois décidé à descendre encore au séminaire, pour conférer avec
vous et avec mes supérieurs; néanmoins, j'aurais beaucoup de répu-
gnance à y faire un long séjour dans l'état d'âme où je me trouve.
Je ne vois approcher qu'avec effroi l'époque où l'état intérieur le
plus indéterminé devra se traduire par les démarches les plis
décisives. Mon Dieu! qu'il est cruel d'être obligé de remonter ainsi
le courant qu'on a longtemps suivi, et où l'on était si doucement porté!
Encore si j'étais sûr de l'avenir, si j'étais sûr que je pourrai un jour
faire à mes idées la place qu'elles réclament, et poursuivre à mon aise
et sans préoccupations extérieures l'œuvre de mon perfectionnement
intellectuel et moral ! Mais quand je serais sûr de moi-même, serais-je
sûr des circonstances, qui s'imposent à nous si fatalement? En vérité,
j'en viens à regretter la misérable part de la liberté que Dieu nous a
donnée; nous en avons assez pour lutter, pas assez pour dominer la
destinée, tout juste ce qu'il faut pour souffrir.
Heureux les enfans qui ne font que dormir et rêver, et ne songent
pas à s'engager dans cette lutte avec Dieu même! Je vois autour de moi
des hommes purs et simples, auxquels le christianisme suffit pour
être vertueux et heureux. Ah ! que Dieu les préserve de jamais réveil-
ler en eux une misérable faculté, cette critique fatale qui réclame si
impérieusement satisfaction, et qui, après qu'elle est satisfaite, laisse
dans l'âme si peu de douces jouissances! Plût à Dieu qu'il dépendît de
moi de la supprimer! Je ne reculerais pas devant l'amputation si
e lie était licite et possible. Le christianisme suffît à toutes mes facul-
tés, excepté une seule, la plus exigeante de toutes, parce qu'elle est
de droit juge de toutes les autres. Ne serait-ce pas une contradiction
de commander la conviction à la faculté qui crée la conviction ? Je sais
bien que l'orthodoxe doit me dire que c'est par ma faute que je suis
tombé en cet état. Je ne disputerai pas; nul ne sait s'il est digne
d'amour ou de haine. Volontiers donc je dirai : C'est ma faute, pourvu
que ceux qui m'aiment consentent à me plaindre et à me garder leur
amitié.
Un résultat qui me semble maintenant acquis avec certitude, c'est
que je ne reviendrai plus à l'orthodoxie, en continuant à suivre la
(1) Il s'agit ici d'une éducation prlrée dont il fut question pour moi durant quelque
temps.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
ligne que j'ai suivie, je veux dire l'examen rationnel et critique.
Jusqu'ici, j'espérais qu'après avoir parcouru le cercle du doute, je
reviendrais au point de départ; j'ai totalement perdu cette espé-
rance; le retour au catholicisme ne me semble plus possible que par
un recul, en rompant net la ligne où je me suis engagé, en stigmati-
sant ma raison, en la déclarant^une fois pour toutes nulle et sans
valeur, en la condamnant au silence respectueux. Chaque pas dans ma
carrière critique m'éloigne de mon point de départ. Ai-je donc perdu
toute espérance de revenir au catholicisme? Ah! cette pensée serait
pour moi trop cruelle. Non, monsieur, je n'espère plus y revenir par
le progrès rationnel ; mais j'ai été souvent assez près de me révolter
à tout jamais contre un guide dont parfois je me défie. Quel serait
alors le mobile de ma vie? Je ne sais; mais l'activité trouve partout
son aliment. Croyez bien qu'il faut que j'aie été rudement éprouvé,
pour m'être arrêté un instant à une pensée qui me paraît plus affreuse
que la mort. Et pourtant, si ma conscience me la présentait comme licite,
je la saisirais avec empressement, ne fût-ce que par pudeur humaine.
Au moins ceux qui me connaissent avoueront, j'espère, que ce n'est
pas l'intérêt qui m'a éloigné du christianisme. Tous mes intérêts les
plus chers ne devaient-ils pas m'engager à le trouver vrai? Les consi-
dérations temporelles contre lesquelles j'ai à lutter eussent suffi pour
en persuader bien d'autres ; mon cœur a besoin du christianisme ;
l'évangile sera toujours ma morale; l'église a fait mon éducation; je
l'aime. Ah! que ne puis-je continuer à me dire son fils? Je la quitte
malgré moi ; j'ai horreur de ces attaques déloyales où on la calomnie ;
j'avoue franchement que je n'ai rien de complet à mettre à la place
de son enseignement; mais je ne puis me dissimuler les points vul-
nérables que j'ai cru y trouver et sur lesquels on ne peut transiger, vu
qu'il s'agit d'une doctrine où tout se tient et dont on ne peut détacher
aucune partie.
Je regrette quelquefois de n'être pas né dans un pays où les liens
de l'orthodoxie fussent moins resserrés que dans les pays catholiques.
Car, à tout prix, je veux être chrétien; mais je ne puis être orthodoxe.
Quand je vois des penseurs aussi libres et aussi hardis que Herder,
Kant, Fichte, se dire chrétiens, j'aurais envie de l'être comme eux.
Mais le puis-je dans le catholicisme? C'est une barre de fer; on ne
raisonne pas avec une barre de fer. Qui fondera parmi nous le chris-
tianisme rationnel et critique? Je vous avouerai que je crois avoir
trouvé dans quelques écrivains allemands le vrai mode de christia-
nisme qui nous convient. Puissé-je voir le jour où ce christianisme
prendra une forme capable de satisfaire pleinement tous les besoins
de notre temps ! Puissé-je moi-même coopérer à cette grande œuvre !
Ce qui me désole, c'est que peut-être il faudra un jour être prêtre pour
cela, et je ne peux me faire prêtre sans une coupable hypocrisie.
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 25
Pardonnez-moi, monsieur, ces pensées qui doivent vous paraître
coupables. Vous le savez, tout cela n'a pas en moi une consistance
dogmatique, et, au milieu de tous ces troubles, je tiens encore à
l'église, ma vieille mère. Je récite les psaumes avec cœur; je passe-
rais, si je me laissais aller, des heures dans les églises; la piété douce,
simple et pure me touche au fond du cœur; j'ai même de vifs retours
de dévotion. Tout cela ne peut coexister sans contradiction avec mon
état général. Mais j'ai pris là-dessus franchement mon parti; je me
suis débarrassé du joug importun de la conséquence, au moins provi-
soirement. Dieu me condamnera-t-il pour avoir admis simultanément
ce que réclament simultanément mes différentes facultés, quoique
je ne puisse concilier leurs exigences contraires? N'y a-t-il pas des
époques dans l'histoire de l'esprit humain où la contradiction est
nécessaire? Du moment où l'examen s'applique aux vérités morales,
il faut qu'on en doute, et pourtant, durant cette époque de transition,
l'âme pure et noble doit encore être morale, grâce à une contradic-
tion. C'est par un tour analogue que je parviens par momens à être à
la fois catholique et rationaliste; mais prêtre, je ne puis l'être; on
n'est pas prêtre par momens, on l'est toujours.
Les bornes d'une lettre m'obligent à terminer ici la longue confi-
dence de mes luttes intérieures. Je bénis Dieu, qui me réservait de si
pénibles épreuves, de m'avoir mis en rapports avec un esprit comme
le vôtre, qui sait si bien les comprendre et à qui je peux les confier
sans réserve.
M. *** fit à ma lettre une réponse pleine de cœur. Il n'y com-
baltait plus que faiblement mon projet d'études libres. Ma sœur,
dont la haute raison était depuis des années comme la colonne
lumineuse qui marchait devant moi, m'encourageait, du fond de
la Pologne, par ses lettres pleines de droiture et de bon sens (1).
Je pris ma résolution dans les derniers jours de septembre. Ce
fut un acte de grande honnêteté ; c'est maintenant ma joie et mon
assurance d'y penser. Mais quel déchirement ! De beaucoup, c'était
ma mère qui me faisait le plus saigner le cœur. J'étais obligé de
lui porter un coup de poignard, sans pouvoir lui donner la moindre
explication. Quoique fort intelligente à sa manière, ma mère n'était
pas assez instruite pour comprendre qu'on changeât de foireligieuse
parce qu'on avait trouvé que les explications messianiques des
Psaumes sont fausses, et que Gesenius, dans son commentaire
sur Isaïe, a raison sur presque tous les points contre les ortho-
(1) Ce que fut pour moi ma sœur à ce moment suprême de ma vie, je l'ai dit ail-
leurs, dans un opuscule que l'extrême discrétion de mon amie et son aversion pour
le bruit du moude m'ont empêché de donner au public.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
doxes. Certes, il m'en coûtait aussi beaucoup de contrister mes
anciens maîtres de Bretagne, qui continuaient d'avoir pour moi
une si vive affection. La question critique, telle qu'elle était posée
pour moi, leur eût paru quelque chose d'inintelligible, tant leur foi
était simple et absolue. Je partis donc pour Paris sans leur laisser
entrevoir autre chose que des voyages à l'étranger et une inter-
ruption possible dans mes études ecclésiastiques.
Ces messieurs de Saint-Sulpice, habitués à une plus large vue
des choses, ne furent pas trop surpris. M. Le Hir, qui avait une
confiance absolue dans l'étude, et qui savait de plus le sérieux de
mes mœurs, ne me détourna pas de donner quelques années aux
recherches libres dans Paris, et me traça le plan des cours du Collège
de France et de l'École des langues orientales que je devais suivre.
M. Carbon fut peiné ; il vit combien ma situation allait deve-
nir difficile et me promit de chercher pour moi quelque position
tranquille et honnête. Je trouvai chez M. Dupanloup (1) cette
grande et chaleureuse entente des choses de l'âme qui faisait sa
supériorité. Je fus avec lui d'une extrême franchise. Le côté scien-
tifique lui échappa tout à fait ; quand je lui parlai de critique alle-
mande, il fut surpris. Les travaux de M. Le Hir lui étaient presque
inconnus. L'Écriture, à ses yeux, n'était utile que pour fournir aux
prédicateurs des passages éloquens ; or l'hébreu ne sert de rien pour
cela. Mais quel bon, grand et noble cœur! J'ai là sous mes yeux
un petit billet de sa main : « Avez-vous besoin de quelque argent?
ce serait tout simple dans votre situation. Ma pauvre bourse est à
votre disposition. Je voudrais pouvoir vous offrir des biens plus pré-
cieux... Mon offre, toute simple, ne vous blessera pas, j'espère. »
Je le remerciai, et n'eus à cela aucun mérite. Ma sœur Henriette
m'avait donné 1,200 francs pour traverser ce moment difficile. Je
les entamai à peine. Mais cette somme, en m'enlevant l'inquiétude
immédiate pour le lendemain, fut la base de l'indépendance et de
la dignité de toute ma vie.
Je descendis donc pour ne plus les remonter en soutane les mar-
ches du séminaire Saint-Sulpice, le (3 octobre 18^5 ; je traversai la
place au plus court et j'allai prendre une chambre à l'hôtel qui
occupait alors l'angle nord-ouest de l'esplanade actuelle, laquelle
n'était pas encore dégagée.
Ernïst Renan.
(1) M. Dupanloup n'était plus, à cette époque, directeur du petit sémiaairede Saint
Nicolas-du-Chardonnet.
L'EXPOSITION DE MOSCOE
L'ART RUSSE
Décidément, la vie est un voyage en terre de surprises. On lit
dans des gazettes qui n'ont jamais menti que la Russie agonise en
d'atroces convulsions ; on y vient voir : on trouve une grande expo-
sition nationale, une de ces consultations décisives où un pays
s'interroge sur sa force, sur les pas qu'il a faits dans le rude che-
min du travail. Sans doute, l'exposition de Moscou s'est ressentie
des calamités publiques ; elle était préparée pour le printemps de
1881 ; peu de temps avant le jour fixé pour l'ouverture, le malheu-
reux souverain qui devait l'inaugurer tombait ensanglanté sur le
canal Catherine; la Russie prenait le deuil, il fallait remettre. Cette
année encore, les gens craintifs se demandaient s'il n'était pas plus
sage d'abandonner une entreprise contrariée par tant d'angoisses;
on a bravement passé outre, on a ouvert à petit bruit, à trop petit
bruit. Notre siècle n'a ni le goût ni le loisir de chercher les vio-
lettes ; quand on veut capter son attention, même pour le meilleur
motif, il faut tout d'abord faire emplette d'une grosse caisse. Les
Moscovites n'ont pas manié la réclame avec une vigueur assez
américaine : aussi leur exposition n'est-elle pas précisément assié-
gée; à l'intérieur, elle se heurte à cette indifférence magnanime, à
cette somnolence qui est le trait caractéristique de la masse du
peuple ; à l'étranger, la Russie n'est pas un but de voyage à la mode
28 REVUE DES DEUX MONDES.
pour les oisifs, et la plupart de nos négocians seraient fort surpris
si on leur parlait d'aller chercher à Moscou des leçons et des mo-
dèles ; ils se contentent d'y envoyer des pacotilles, comme chez les
rois nègres. Les compagnies de chemins de fer n'ont rien fait pour
attirer le public et lui faciliter l'accès de l'exposition ; une soixan-
taine de voyageurs enterrés vivans par l'une d'elles, ce n'est vrai-
ment pas suffisant pour activer la circulation.
La modestie n'était pas de mise ici : l'exposition de 1882 est un
véritable triomphe pour la Russie industrielle ; elle fait toucher du
doigt l'immense progrès réalisé depuis vingt ans dans toutes les
branches du labeur humain. Nul de ceux qui l'auront visitée ne
regrettera sa peine. L'économiste y trouve des sujets d'étude, le
travailleur des points de comparaison ; l'artiste, le simple curieux, y
sont amusés par de piquans contrastes. Dans nos villes d'Occident,
une exposition ne modifie pas sensiblement la physionomie moderne
de la cité ; ce n'est que le résumé de la vie quotidienne, avec ses
travaux, ses besoins, son confort. A Moscou, entre la ville et le
palais de l'Industrie, il y a un quart de lieue de distance et quatre
siècles de temps. Le voyageur descend dans la ville chinoise (1), au
pied du Kremlin ; le voilà aux confins de l'Asie et au cœur du moyen
âge russe; tout ce qui l'entoure l'arrache à notre civilisation et le
transporte au siècle des Ivans : les milliers d'églises aux coupoles
bizarres, les couvens reclus dans leurs remparts, les cloches qui
bourdonnent leur prière perpétuelle. Sur la rue ouvrent à chaque
pas des bazars, des parvis de cloîtres, des chapelles ardentes de
cierges, peuplées de vierges vêtues de vermeil et d'émail. Dans ces
bazars, de vieux marchands sont assis derrière leurs éventaires,
comme les joailliers arméniens dans un bêzestein de Turquie. Dans
ces cloîtres, des moines errent silencieux entre les touffes de sor-
bier. Devant ces chapelles, le peuple se prosterne, brûle des cires
et répond aux litanies. Voici la place Rouge, la Grève moscovite, où
tout parle encore des forêts de gibets qui se sont succédé là, tout
le long de la tragique histoire russe. Une procession y déroule ses
bannières et s'engouffre dans le plus étrange monument qu'ait jamais
rêvé un architecte; c'est la monstrueuse cathédrale de Basile le
Réat, avec ses neuf coupoles coloriées imitant des fruits mys-
tiques, ananas, melons, artichauts, cauchemar d'un jardinier en
délire. On passe, tête nue, sous la voûte que domine la Vierge mira-
culeuse, on pénètre dans le Kremlin ; chaque pierre y témoigne
d'un autre âge ; on monte sur le beffroi d'Ivan le Terrible, et aussi
(1) L'usage a consacré ce contre sens des premiers voyageurs français, qui ont tra-
duit à la légère l'appellation russe de kitaï gorod ; en réalité, elle siguifie « la ville
des fascines. »
l'exposition de MOSCOU. 29
loin que se porte le regard, il voit se confondre à l'horizon les dômes
d'or, les toits verts et les jardins d'une cité d'Asie.
Maintenant, voulez-vous passer dans un autre hémisphère? Prenez
un de ces drochkis, au profil de sauterelles, qui tremblent sur
leurs grêles ressorts ; mieux que le manteau magique des ballades,
il vous portera en un quart d'heure dans le Nouveau-Monde.
Vous franchissez l'enceinte de l'exposition ; où est le recueillement
de la vieille Moscou, attentive aux pieux appels de ses clochers?
Ici domine la rude voix de ce siècle, la respiration haletante et le
cri rauque de la chaudière à vapeur, le râle précipité des pistons,
le sifflement des courroies de transmission, le battement des métiers.
Partout l'esclave moderne étend ses longs bras d'acier et accom-
plit, impeccable, les plus formidables comme les plus délicates
Ijesognes. Mille machines vous livrent leurs secrets ingénieux;
l'électricité multiplie ses miracles et meut un chemin de fer qui ser-
pente autour des bâtimens. Près des instrumens du travail, une
travée nous en montre les alimens, la houille, le fer, les échantillons
du trésor russe, gardé dans les entrailles de l'Oural, les sables
d'or, les métaux rares, les pier- :;s précieuses. Puis, le long de ces
vitrines, toutes les conquête-^ des sciences nées d'hier, tous les
produits d'une industrie . Jinée, toutes les recherches du luxe et
du bien-être. — Yraimenl, entre le Kremlin et cette immense usine,
le voyageur a le sentiment d'avoir franchi un fossé béant. Ah! ce
fossé, ce lamentable et curieux fossé, quiconque étudie la vie russe
le rencontre à chaque pas ; c'est à la fois l'attrait et la fatigue de
cette étude, que, pour tout expliquer, il faille passer et repasser sans
trêve cet abîme entre les temps, voyager sans relâche entre le
moyen âge et l'heure actuelle. Nul ne comprendra les contradic-
tions, la difficulté de vivre, les peines russes, s'il ne les reporte à ce
fossé, mal comblé par les siècles ; il sépare la Russie d'en bas,
attardée dans le passé, de la Russie d'en haut, avancée dans le pré-
sent, parfois même dans l'avenir. Regardez une lettre venue de ce
pays : elle porte deux dates, pour satisfaire aux deux calendriers;
en affirmant ainsi qu'il vit simultanément à deux époques, le Russe
ne ment pas, il témoigne d'une nécessité qui régit toute son exis-
tence, et avec un écart de bien plus de douze jours.
Le lecteur craint peut-être que je ne le promène impitoyable-
ment à travers les huit groupes de l'exposition, sans lui faire grâce
d'un produit brut ou fabriqué. Je le prie de se rassurer. Je n'ai ni
goût ni compétence pour apprécier la trame des tissés et des
filés, la perfection des machines agricoles, la solidité des cuirs,
la beauté des cassonades, des suifs et des huiles qui remplissent ces
vastes halles. Mais avant d'aborder le sujet auquel je veux me res-
treindre, je dois indiquer une observation générale qui touche direc-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
tement aux intérêts de la patrie : un gros souci qu'on traîne partout
et qui passe toujours premier. Nous avons accepté bien des
déchéances, avec une résignation peut-être trop philosophique,
consolés par cette idée que nos talens et notre industrie nous garan-
tissent la richesse et assurent notre royauté économique. Cette
confiance peut éprouver des mécomptes. Voici un pays, la Russie,
qui était jusqu'à ces dernières années notre tributaire exclusif pour
une infinité d'articles commerciaux; le grand enseignement de
l'exposition de Moscou, c'est que ce tributaire prend des allures
terriblement émancipées. Arrêtons-nous un instant dans la section
des étoffes : c'est de l'aveu de tous le plus éclatant succès de cette
exposition ; des juges compétens m'assurent que la Russie peut lutter
ici avec la concurrence étrangère, aussi bien pour les articles de
grand luxe que pour les articles à bas prix de consommation popu-
laire. Ces brocarts d'or soutiennent la comparaison avec nos mer-
veilles lyonnaises ; ces cotonnades, ces indiennes, ces perses, d'un
dessin charmant et d'un prix de revient très modique, n'ont plus
rien à envier à Rouen ou à Mulhouse. Dans peu d'année?, les fabri-
ques moscovites seront en état d'approvisionner tout l'empire; déjà
elles commencent à combattre avec succès l'exportation anglaise
en Asie centrale, en Perse, dans les territoires naturellement dévo-
lus à l'influence russe. Youlez-vous d'autres exemples? On me
montre un simple paysan devant un grand étalage de porcelaines
et de faïences ; cet homme sensé s'est dit un jour que, puisque les
Anglais et les Français gagnaient beaucoup d'argent en fournissant
la Russie de théières, il ne tenait qu'à lui de faire de même et d'at-
tirer dans sa poche les roubles de ses compatriotes ; il a fondé une
maison considérable, et aujourd'hui sa marque est préférée dans les
provinces du Sud aux marques étrangères. Ailleurs, je rencontre
des papiers peints de fort bon goût, je m'informe auprès des experts
et je recueille ce chiffre : il y a trois ans, les papiers peints fran-
çais figuraient au tableau des importations pour 3 millions de
roubles; aujourd'hui ils sont descendus à 200,000. On pourrait
citer vingt chiffres aussi instructifs. Je m'arrête, avec quelque éton-
nement, devant une vitrine de gantier : je ne soupçonnais pas
l'existence de cette industrie en Russie. C'est un marchand de la
ville de Jitomir qui l'a fondée; il me raconte ses procédés, ses
espérances, et conclut, avec une superbe confiance : « Avant peu,
nous écraserons Grenoble, monsieur! » C'est bientôt dit; Grenoble
ne s'effraiera pas de si peu, et le bonhomme a l'enthousiasme
des novateurs; mais il paraît intelligent, énergique, il veut être le
Jouvin de Jilorair; pourquoi ne réussirait-il pas? — Ils s'avisent
même de faire du vin ; voilà une grande salle pleine de bouteilles
des crus de Crimée, du Don et du Caucase. Ceci n'est pas mena-
l'eXPOSITIOINÎ de MOSCOU. 31
çant. 11 est un empire que nous garderons toujours, celui de l'élo-
quence. Longtemps encore, nos commis-voyageurs sauront persua-
der à ces gens-là que leurs vins sont exécrables et que le bon ton
leur commande de boire les préparations chimiques vendues dans
le dernier village russe sous le nom de Ghâteau-Laffitte. Pourtant,
si un jour ils se mettaient en tête de boire leur vin, au lieu de payer
au poids de l'or les décevantes étiquettes du nôtre?
Je ne veux pas multiplier les faits; je résume une impression géné-
rale. L'exposition démontre que depuis vingt ans, — depuis l'éman-
cipation, — la Russie a fait des pas de géant dans le domaine
industriel comme dans tous les autres. Il y a vingt ans, les classes
populaires vivaient sans besoins, vêtues et nourries par les procé-
dés primitifs du travail individuel et local ; les classes aisées ne pou-
vaient vivre qu'en empruntant tout au dehors, depuis les rails et
les locomotives de leurs chemins de fer jusqu'aux objets de toilette
et d'ameublement les plus usuels. Aujourd'hui, les besoins sont
décuplés, et la plupart d'entre eux trouvent à se satisfaire dans la
production nationale. Des industries qui n'existaient pas sont nées,
et bien qu'encore dans la période d'enfance, elles promettent un
essor rapide ; d'autres, qui sommeillaient et retardaient sur le pro-
grès, se sont mises à niveau et ont pris une extension colossale.
Grâce à des tarifs protecteurs qui sont presque des tarifs prohibi-
tifs, avant un quart de siècle les manufactures russes seront maî-
tresses chez elles et pourront évincer la concurrence étrangère, en
attendant qu'elles lui disputent l'Asie. Après l'Angleterre, personne
ne souffrira plus que la France de la fermeture de ce grand marché.
Et la Russie ne fait que suivre de loin l'exemple d'affranchissement
donné par les autres nations du continent. Il y a là de quoi réflé-
chir. Les économistes répondront avec raison que les barrières du
monde reculent à mesure que les vieux marchés se ferment et que
la production européenne augmente; l'extrême Orient, l'Afrique,
réservent à l'avenir des débouchés incalculables. Pour s'assurer
ces débouchés, il faut l'esprit maritime, la grande politique colo-
niale, la présence active et l'autorité sur les mers lointaines, le pavil-
lon qui se dresse haut et force les portes barbares... Ne continuons
pas; à l'heure où j'écris, ces lignes sembleraient une triste ironie
en un sujet qui ne comporte pas le sourire.
Une transition d'idées que chacun comprendra me suggère un
dernier souvenir. Quand on a fait le tour des salles où s'entassent
les produits de l'industrie et parcouru la galerie des machines,
on arrive dans une travée placée en sentinelle à l'extrémité du
palais; là, comme une bête fauve entourée de ses petits, un énorme
canon de 100 tonnes, accroupi sur son alTùt, rassemble autour de lui
des pièces de bronze et d'acier de tout calibre; leurs gueules rayées
32 REVUE DES DEUX MONDES.
bâillent sur la longue avenue où battent les métiers, commandent et
gardent le travail. Après avoir rempli cette enceinte de créations utiles
ou charmantes, la science et l'industrie ont rassemblé leurs derniers
efforts pour perfectionner l'engin qui doit détruire ces créations en
quelques instans. Il y a là un thème de philosophie facile sur la folie
du génie humain, les visiteurs ne se font pas faute de le développer.
M. Prudhomme a de la famille en Russie ; j'ai entendu ses proches
émettre dans la section d'artillerie des vues très sages, très justes
et pas neuves. Il ne faut qu'une sagesse ordinaire pour relever les
contradictions qui font de ce monde une machine d'apparence très
baroque ; on peut employer plus utilement ses méditations en creu-
sant jusqu'aux lois immuables qui expliquent ces contradictions et
gouvernent la vie. La première de ces lois, c'est la lutte pour l'exis-
tence, la nécessité de défendre ce qu'on a acquis; tant qu'on n'aura
pas changé la nature humaine, l'opulence fera des jaloux, des convoi-
teux, et il faudra travailler comme les maçons de Samarie, la truelle
dans une main, l'épée dans l'autre. Nul peuple ne pourra se vanter
longtemps de sa richesse, de sa prééminence industrielle, s'il n'a
dans ses usines une réserve d'acier pour les canons, et surtout dans
son âme une réserve d'énergie pour le sacrifice. Les intérêts maté-
riels, alors même qu'on ne veut plus connaître que ceux-là, exi-
gent qu'on les défende et qu'au besoin on en risque une part pour
sauver le tout. — Voilà du moins ce que les canons russes répon-
dent aux philosophes qui s'irritent de les rencontrer dans l'exposi-
tion : je crois que les philosophes disent a dans les grandes assises
de la paix. »
Nous savons maintenant que la Russie a quelques industries flo-
rissantes et que les autres sont en bon chemin ; nous savions depuis
longtemps qu'elle a de gros canons et des cœurs résolus pour les
servir. Il lui reste à prouver ce qu'elle vaut dans les arts, ce super-
flu si nécessaire. Ce n'est pas assez pour un grand empire de trafi-
quer et de batailler ; sa couronne est pâle et précaire si elle n'en-
châsse pas ce diamant de l'art, dont la lumière passe les siècles et
garde sûrement le souvenir des races mortes. Je ne sais si les Athé-
niens fabriquaient de bonnes étoffes, s'ils vendaient beaucoup d'olives
noires et de leur détestable vin résiné ; je ne suis pas sûr qu'ils aient
repoussé autant de Perses et de Mèdes qu'ils veulent bien nous le
conter; je sais qu'ils nous ont laissé le Parthénon, et que du haut
de ce piédestal ils dominent tout l'ancien monde. Bien peu d'éru-
dits pourraient dire si les gens de Florence furent plus souvent vic-
torieux ou battus par ceux de Prato, de Sienne et de Pérouse, si la
balance du commerce était en faveur de la république toscane, de
Gênes ou de Pise : il suffit que Florence nous montre les Offices, la
chapelle des Médicis et Or San Michèle, nous saluons en elle l'insti-
l'exposition de MOSCOU. 33
tutrice du monde moderne. Les Russes ont de grands rêves d'ave-
nir, ils se promettent toutes les gloires ; avant d'acquiescer à leurs
prétentions, renseignons-nous sur la valeur artistique de ce peuple.
Est-il arrivé à la possession d'un art national? Est-il du moins ache-
miné vers ce but? C'est pour essayer de répondre à cette question
que je suis venu à Moscou et que j'ai entrepris cette étude.
I.
L'étranger qui jugerait l'art russe uniquement d'après les œuvres
rassemblées à l'exposition serait mal renseigné. Faute de place ou
d'une bonne volonté suffisante chez les détenteurs de tableaux,
l'amateur éclairé qui a organisé la section des beaux-arts n'a pu
en faire la représentation exacte des forces de l'école. On y entre-
voit à peine quelques-uns des peintres russes les plus intéressans,
on y voit trop certains autres. Hâtons-nous d'avertir ce même étran-
ger que, s'il croyait compléter ses informations au musée de l'Ermi-
tage, à Saint-Pétersbourg, il ferait à la Russie une cruelle injure.
Il y a bien, dans cette admirable collection, une salle précédée d'un
cartouche où on ht cette annonce pompeuse : « École russe. » L'an-
nonce est peu patriotique, car la plupart des voyageurs n'ont pas
le loisir de s'enquérir ailleurs, et ils doivent emporter l'impression
d'un néant absolu (1). C'est dans les collections particulières qu'il
faut chercher les œuvres éparses des artistes ; c'est aux expositions
annuelles de l'Académie des beaux-arts et dans des expositions indi-
viduelles d'un usage très fréquent en Russie qu'on peut étudier 1 1
mouvement contemporain. Je ne me serais jamais enhardi à parler
d'un sujet aussi neuf, si les circonstances ne m'avaient permis de
profiter, durant plusieurs années, de toutes ces sources d'informa-
tion. Enfin, à Moscou même, la riche galerie de M. Trétiakof, libé-
ralement ouverte au public, forme le complément indispensable de
l'exhibition officielle : là se trouvent réunis, avec les œuvres les plus
marquantes de la jeune école, les quelques documens qui servent à
reconstituer la courte histoire de l'art russe.
Comme bien des choses en Russie, la pratique des beaux-arts date
d'hier. Durant tout le moyen âge, c'est-à-dire jusqu'à Pierre le Grand,
il n'y avait de place pour la peinture que dans les églises ; elle y
était condamnée par les habitudes orientales à un canon hiératique,
emprunté aux vieux maîtres de Byzance et de l'Athos. Il ne s'agis-
(1) Cette lacune tient à la constitution môme du musée impérial, à l'esprit qui
présida à sa formation, comme on le verra plus loin, elle n'est pas imputable à l'homme
de goût et de savoir qui dirige actuellement l'Ermitage : je lui offre ici mes remercl-
mens pour une aide qui m'a été bien souvent précieuse dans mes recherches.
TOME LIV. — 1882, 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
sait pas d'être inventif, mais d'être fidèle. Dans ces conditions, l'art
gracieux et vivant de Pansélinos était prompteraent devenu une rou-
tine machinale. Les imagos et les peintures murales de l'époque des
Ivans qui sont parvenues jusqu'à nous n'offrent qu'un intérêt archéo-
logique, rarement un éclair d'individualité. — Il faut arriver aux
successeurs de Pierre pour trouver les premiers essais d'art civil; la
grande Catherine réunit les collections de l'Ermitage et fonda
l'Académie des beaux-arts pour donner des peintres à son empire.
Malheureusement, c'est là un ordre de fonctionnaires qu'on ne
crée pas par ukase. Les conditions sociales secondaient mal le désir
des souverains russes. L'art a beau être un personnage de qualité,
il subit plus qu'il ne croit la loi commerciale de l'offre et de la
demande ; j'aurai occasion de citer à cet égard des exemples con-
cluans. Or, jusqu'à ces derniers temps , il n'y avait pas de demande
pom'la peinture nationale. A la fin du dernier siècle et au commen-
cement de celui-ci, les goûts délicats et les besoins qu'ils font naître
n'existaient qu'à la cour et dans une petite fraction de l'aristocratie;
ces goûts ne croyaient pouvoir se satisfaire qu'à l'étranger ; on sait
quel était l'engoûment de la société russe pour tout ce qui venait d'Oc-
cident, langues, livres, vêtemens et mobiliers ; se fût-il révélé un
Titien à Moscou, on aurait cru déroger au bon ton en appendant ses
toiles à côté de celles de Greuze, puis de Vernet et de Gudin. Décou-
ragées par ce dédain préconçu, les vocations artistiques étaient
faussées par un enseignement énervant; victimes à leur tour de
l'engoûment général, elles ne voyaient de salut que dans une imi-
tation scrupuleuse des modèles étrangers. Alors se succédèrent ces
générations d'académiciens, dont la descendance n'est pas éteinte
au palais de Yassili-Ostrof, qui ont fait durant un siècle du prix de
Rome avec conscience, labeur et médiocrité ; il y eut là une effrayante
consommation de tuniques rouges et de manteaux bleus, d'hommes
nus sous des casques, de glaives carrés, de trépieds, de ruines
doriques et de pâtres d'Albano. On leur avait montré David comme
le grand prophète de l'art ; ils imitaient David, qui imitait les Grecs
et les Piomains; il en résultait l'ombre d'une ombre. Ce sera un
curieux problème pour les historiens slaves de l'avenir, ce long
intermède de l'histoire nationale qui va de Pierre le Grand à la fin du
règne d'Alexandre P'; tout le corps du grand empire plongé dans
l'ombre, ignoré de tous et s'ignorant lui-même; la tête, la partie
éclairée et vivante, réduite au rôle d'un miroir qui reflétait fidèle-
ment des images étrangères, en politique , en littérature , en art.
Ouvrez un recueil littéraire du temps de Catherine ou d'Alexandre ;
les vers y foisonnent, car la muse russe a toujours été très proli-
fique : ce sont des odes et des bouquets à Chloris pensés en fran-
çais, du pseudo-Pompignan et du sous-Parny ; n'était-il pas natu-
l'exposition de MOSCOU. â5
rel que l'ambition des peintres se bornât à faire du sous-MichalIon ?
Le premier essai de réaction nationale, qui suivit 1812 et pré-
para à la Russie une littérature indépendante, n'eut qu'une faible
influence sur les traditions de l'académie. La brillante généra-
tion qui grandit sous Alexandre et donna ses fruits, malgré mille
obstacles, au commencement du règne de Nicolas, comptait peu
d'artistes. On remarque pourtant, çà et là, à cette époque, la
trace d'un effort personnel. Il y a de bons portraits du temps aux-
quels resteront attachés les noms de Kiprenski et de Tropinine. Un
peu plus tard, deux Petits- Ru ssiens, Litovtchenko et Zarianko,
apportent également dans le portrait l'esprit intelligent et libre qui
caractérise leur race. Il y a du dernier, dans la galerie Trétiakof,
une figure de femme au regard brillant, bien individuelle, bien
vivante. Un homme mérite une place à part dans cette génération,
c'est Ivanof, l'ouvrier obstiné et tourmenté, qui ne fit guère qu'un
tableau, le fit toute sa vie et mourut sans l'achever. Pour son bonheur
ou son malheur, Ivanof était l'ami intime de Gogol; le poète, ima-
gination pleine de formes et de couleurs, rêva un jour un tableau
merveilleux et entreprit de le faire peindre par son ami, nature
timide, en défiance contre elle-même. Gogol souffla son feu au
pauvre artiste, s'attacha à lui comme un génie taquin et ne cessa de
le persécuter, toujours mécontent de l'œuvre qui ne rendait pas son
rêve. Sous l'empire de cette possession, Ivanof travailla vingt ans;
il alla à Rome, il multiplia des études de détail dont chacune repré-
sente le labeur d'un tableau définitif. De cette lutte acharnée contre
une idée, il est sorti une composition puissante et défectueuse,
l'Apparition du Christ. Aux bords du Jourdain, la foule des Juifs
entoure Jean-Baptiste; tous les yeux se tournent vers le point de
l'horizon que désignent le regard et le geste du Précurseur; là-
bas, sur les collines, apparaît Jésus, un homme triste, qui vient
vers les Juifs de très loin, rasant la terre d'un pas divin. On devine
que cet inconnu marche vers les transfigurations du Thabor. L'en-
semble du tableau laisse une impression saisissante; chaque tête de
Juif est étudiée avec un soin, un acharnement de pinceau qui nous
emportent bien loin des banalités académiques; mais la couleur
est conventionnelle, désagréable; on ne saurait dire pourquoi l'en-
fant nu qui sort de l'eau est lilas. Le paysage est sans caractère, les
personnages mal liés entre eux, et, malgré ces défauts, l'œuvre
marque une volonté si intense que nul ne l'oubliera après l'avoir
vue une fois. Il est curieux de suivre, à l'exposition et dans la gale-
rie Trétiakof, les conceptions successives par lesquelles a passé ce
tableau, les morceaux d'étude qui ont amené chaque tête à son
expression définitive.
Ivanof fut une exception dans un temps qui ne les comportait
36 REVUE DES DEUX MONDES.
guère. Le règne de l'empereur Nicolas devait être pour l'art, comme
pour bien des choses, un temps d'arrêt et de langueur sous des
dehors d'éclat. La fée fantasque et libre qui préside à la nais-
sance des artistes fut effrayée par cet uniforme sous lequel la Rus-
sie se raidit durant trente ans. La nature avait comblé Nicolas des
qualités les plus désirables dans un souverain, l'élévation, la
vigueur et la parfaite honnêteté de l'âme; mais elle avait fait d'un
fer trop dur celui qui devait conduire tant de millions d'hommes,
de petits organismes libres, divers et complexes; la passion de la
ligne droite et de l'absolu hantait sa conscience rigide. Ayant à sa
disposition des masses inertes et une table rase, ce prince rêva de
construire une société ajustée dans toutes ses parties avec la perfec-
tion d'un meuble japonais, obéissant à la pression d'un bouton;
puis d'iaunobitiser sa création, de fermer à tout jamais les casiers
une fois étiquetés. Sans doute un de ces casiers était réservé
aux beaux-arts ; Nicolas voulait que cette parure ne manquât pas
à sa grandeur. Le souverain qui s'était avisé un jour de changer
le génie de Pouchkine et de vouer le poète à l'histoire, entendait
que les peintres gardassent, dans le régiment qu'il commandait,
la place , l'esprit et les tendances que sa volonté leur marquait.
Ils devaient lui faire de la peinture noble et correcte, bien pen-
sante, bonne à meubler les palais. Gomme Louis XIV, son modèle,
Nicolas voulut avoir son Lebrun et son "Van der Meulen : il eut
Brulof et Kotzebue. Le premier, qui ne manquait pas de talent,
certains de ses portraits le prouvent, exécuta des machines gla-
cées et solennelles dans le genre du Dernier Jour de Pompêi.
Il y eut alors une conspiration tacite pour faire à Brulof une répu-
tation bien disproportionnée à son œuvre ; on peut lire dans divers
manuels qu'il est le premier des peintres russes; la critique
nationale commence à reviser ce jugement, qui ne sera jamais
sanctionné par la critique étrangère. Kotzebue avait la partie des
batailles : il orna les résidences impériales de larges toiles où étaient
retracées les gloires militaires de la Russie; l'exactitude historique
des uniformes est scrupuleuse, car le tsar n'entendait pas la plaisan-
terie en cette matière ; à part cela, les victoires de Souvarof et de
Koutousof pourraient aussi bien s'appeler Malplaquet, Fontenoy,
Austerlitz; les habitués du musée de Versailles se figureront sans
peine ces compositions , avec les alignemens de bataillons , les
charges de cavalerie et les cadavres du premier plan qui servent à
la confection de ces peintures officielles. Sagement dessinées et
sobrement coloriées, elles ne manquent pas d'un certain air de
grandeur, vues dans la perspective des salles d'un palais , parmi
tous les accessoires de la majesté d'une cour; elles ne rentrent
qu'indirectement dans le propos du critique désireux d'étudier les
l'exposition de MOSCOU. 37
qualités natives, les efforts et les tendances de l'art russe. Cet art
souffrait d'ailleurs, jusque sous le règne de Nicolas, du n'ai ancien,
l'indiflérence, j'allais dire l'incrédulité du pu!;lic éclairé; on lui
rendait officiellement quelques respects, puisque l'empereur avait
décrété qu'il existait en ouvrant une salle russe à l'Ermitage; mais
les particuliers qui voulaient former un cabinet allaient acheter
leurs toiles à l'étranger. Le jour où le souverain inaugura et meu-
bla à son goût la salle russe de son musée, les amateurs durent s'y
rendre, l'air attentif et en vice-uniforme; je gage bien qu'après ils
en oublièrent le chemin et ne franchirent plus la zone lumineuse
des Rembrandt, des Van Dyck, des Murillo.
Nous arrivons au dernier quart de siècle, à l'époque d'où l'avenir
datera la naissance sinon d'une école russe, du moins des premières
tentatives sincères pour la fonder. Les amis du passé m'accuseront
peut-être d'avoir glissé bien légèrement sur toute une période où
il se dépensa beaucoup de travail ; ils diront avec raison que des
centaines de portraits, pour ne parler que de ce genre, témoignent
de traditions soutenues et parfois d'un mérite réel. Je n'en discon-
viens pas , et si je faisais ici de la critique d'art au point de vue
purement technique, j'aurais bien des oublis à réparer; mais je
crois répondre à une curiosité plus générale en cherchant en Rus-
sie des traits propres au génie russe. Je n'ai voulu établir qu'un
point, sur lequel la controverse n'est guère possible; jusque vers le
milieu de notre siècle, les œuvres enfantées à Pétersbourg ou à
Moscou ont eu un caractère franchement exotique, elles révèlent
une seule des qualités nationales, le talent de copie et d' assimila-
tion, elles auraient pu sortir tout aussi bien des académies de Paris,
de Rome ou de Vienne. — Cherchons-le donc, cet insaisissable
génie russe : quelques considérations générales nous feront com-
prendre comment le moment eet venu où il va se dégager. On sait
que Nicolas mourut dans un accès de noir désenchantement; la
machine savamment construite par lui et qu'il croyait infaillible se
trouva impropre à servir au jour de l'épreuve; la foi de toute sa
vie sombrait, il n'y survécut pas. Depuis quelques années déjà, un
vent soufflait de partout qui battait en brèche la construction arti-
ficielle; dès que la main qui la soutenait fut relroidie, elle s'écroula
en mille pièces. Ces rouages si exacts, qu'aucune vie propre n'ani-
mait, cessèrent de fonctionner et ne purent se rejoindre, un flot
d'idées et d'intelligences nouvelles monta sur ces ruines; ce fut
une débâcle large et rapide comme la débâcle des fleuves russes
quand les grandes eaux captives crèvent leur prison de glace, noient
les digues et couvrent les plaines. Bientôt, sur l'étroite scène où
quelques acteurs répétaient discrètement leurs rôles classiques, un
acte généreux et effrayant introduisait cinquante millions d!inconnus
38 REVUE DES DEUX MONDES.
qui allaient vivre et parler. Toutes les perspectives s'ouvraient; mais,
entre l'état social de l'avenir qu'elles promettaient et celui du passé
que chacun sentait condamné, malgré quelques vieux décors restés
debout, il y avait un vide redoutable; c'était l'inquiétant passage
des limbes entre doux vies, les trois journées mystérieuses de Lazare
dans le caveau de Béthanie. Alors commença une période d'attente,
d'efforts et de contradictions que je ne me permettrais pas d'appeler
le chaos, si je ne lui avais entendu donner ce nom par tous les
Russes qui l'ont bien comprise. Le génie national, très confus jusqu'à
Pierre le Grand, systématiquement ignoré depuis ce souverain, se
cherchait lui-même avec angoisse, se trahissait par de vagues indices,
des traits épars, qui rendent bien difficile encore la tâche de celui
qui voudrait le définir.
Ces réflexions pouvaient seules expliquer l'évolution des arts,
comme celle de la littérature et de tout l'organisme social. Ainsi
que tous leurs compatriotes, les artistes subirent l'impulsion nou-
velle; tirés de l'ornière par ce grand courant et portés en pleine
mer, ils se mirent, qu'ils me passent la comparaison, à nager
comme déjeunes chats jetés à l'eau, furieusement, au hasard et
sans direction. Des vocations décidées s'éveillèrent, on travailla en
dehors de l'académie, le succès vint sourire à une carrière jusque-là
si ingrate ; la mode était aux choses russes, au « retour à la mai-
son, » suivant une expression fameuse à Moscou. La société riche
s'engoua de ses peintres, acheta leurs œuvres; des noms firent du
bruit dans un public qui s'élargit chaque jour par l'ascension de
nouvelles classes. A la faveur de cette action réciproque des artistes
sur la société et de la société sur les artistes, une école nombreuse
apparut. On devine que le caractère général de cette école fut le
désarroi des idées, la recherche d'une forme, d'une voie nationale.
Chacun partit en conquête, au gré de sa fantaisie : nous passe-
rons tout à l'heur^ en revue les divers groupes, voyons maintenant
quels sont les traits communs à ces fantaisies. D'abord, et comme
on pouvait s'y attendre, la confiance, l'ambition, le robuste appétit
de l'extrême jeunesse. C'est affaire aux vieilles races, blasées et
refroidies, de priser très haut la discipline, le goût, c'est-à-dire l'art
de choisir dans ce que la nature nous offre et de composer avec des
élémens choisis. Ne demandez pas ce choix à cette jeunesse ivre de
vie, qu'on vient de lâcher sur le spectacle merveilleux du monde
après une longue contraiute dans les classes académiques. Elle
ouvre les yeux tout grands, elle admire tout, et, dans le premier
feu, elle veut tout reproduire; comment choisir d'ailleurs dans l'il-
limité, dans cette énorme Russie aux paysages sans bornes, aux
foules sans fond? Le peintre plante son chevalet au hasard; il y
place volontiers une toile de 2 mètres, et, quel que soit son genre,
l'exposition de MOSCOU. â9
paysage, marine, histoire, il découpe droit devant lui une vaste
tranche, — ce mot familier fera comprendre mon idée aux artistes,
— une tranche de forêt, de mer ou de foule, avec tous les arbres,
toutes les vagues, tous les hommes, tout ce qui peut entrer dans
le champ de la vision. De même, un roman russe a communément
quatre volumes; il ne fait pas grâce d'un détail et promène le lec-
teur autour du monde moral tout entier. J'ai dit que le peintre pré-
fère une large toile; il ne sait pas se restreindre; telle scène de
genre qui se rasseuible naturellement pour nous dans un cadre de
quelques pouces apparaît à l'artiste russe avec les dimensions d'un
tableau de maître-autel. Dans sa façon de calculer l'espace, il n'y a pas
de comnmne mesure entre l'œil du Russe et le nôtre, pas plus qu'entre
son immense territoire et nos petits pays. Une ville de quelques
milliers d'âmes se répand sur une aire d'une lieue carrée; un par-
ticulier se bâtit une maison qui logerait chez nous un régiment;
dans ses vastes salles, il accueille voloniiers des cadres qui barre-
raient nos cabinets lilliputiens. Rien n'est plus insupportable au vrai
Russe que notre vie resserrée, et les tableautins que réclament nos
boudoirs seraient perdus dans sa demeure. L'artiste slave fait grand
et il fait vite; autre instinct d'une race pressée de vivre, comme
tous les jeunes. J'ai vu des peintres accomplir des tours de force de
vélocité. Le ciel leur a di-^pensé une redoutable facilité; ils en usent
et en abusent. Ne cherchez pas ici les frottis acharnés, les surcharges
de la brosse, les détails laborieux; un pinceau agile a effleuré cette
toile dont on voit le grain. Par tempérament, beaucoup d'artistes
russes sont des impressionnistes inconsciens, satisfaits de fixer
sommairement un relief, une vibration lumineuse. A ce jeu péril-
leux, ils sont souvent servis jîar une singulière justesse de coup
d'œil : quand ils rencontrent la note vraie, ils la rendent avec un
rare bonheur ; quand ils la manquent, ils retombent au-dessous du
médiocre. Par une anomalie bizarre, sous ce triste ciel qui, durant
plusieurs mois de l'année, fait chômer l'artiste en lui refusant la
lumière, il s'est formé une école de coloristes à outrance; ne leur
demandez pas le dessin, qui exige des études et un labeur patient,
toutes choses vers lesquelles le caractère national est peu porté;
il est rare de rencontrer des peintres russes qui dessinent savam-
ment; il l'est moins d'en rencontrer qui ne dessinent pas du tout.
Après les procédés techniques, cherchons l'inspiration morale qui
prédomine. L'art a lidèlement reflété l'évolution si remarquable de
la littérature. En moins de cinquante ans, une courbe rapide a mené
celle-ci des élégances aristocratiques et de l'idéal romantique d'un
Pouchkine ou d'un Lermontof, à l'analyse maladive, au réalisme âpre,
grossier parfois et souvent très puissant, des productions contem-
poraines. De même, l'art nouveau a des partis-pris qui trahissent
AO REVUE DES DEUX MONDES.
le génie foncièrement démocratique de la race. L'esprit, la gaîté,
les fines qualités qui ont fait la fortune du genre en France, sont à
peu près inconnus ici. L'âme russe est épique et lyrique; aujour-
d'hui c'est l'épopée des humbles qui est en faveur. Les peintres les
plus récens et les plus goûtés du pu])lic ont adopté une interpréta-
tion de la vie triste, amère; les figures et les scènes qu'ils nous
montrent de préférence parlent de fatalité résignée ou de sourdes
révohes; on sent que le pinceau traduit des pages de Dostoïevski
ou de Nékrassof. Les humoristes ont la main lourde; ils forcent la
note et tombent facilement dans le vulgaire. Ce qui nous choque le
plus dans ces rudes natures, hâtivement écloses à la civilisation,
c'est l'absence de politesse, au sens ancien et complet de ce mot :
ime sombre énergie la remplace. Les peintres de la misère et de la
souffrance sont dramatiques parce que leur impression est sincère;
ils ne jouent pas sur un thème d'art. Enfin ceux qui étudient la
nature la voient avec un sentiment pénétrant qu'on ne trouverait
pas toujours au même degré chez nos maîtres. En somme, la ten-
dance générale est très humaine, sérieuse, réaliste, éprise de vérité
et d'actualité. On apprendra peut-être avec étonnement que, dans
les expositions de la sainte Russie, la peinture religieuse tient encore
moins de place que dans nos salons parisiens. Ce fait s'explique
par ce que j'ai dit plus haut de l'ornementation des églises; c'est
un genre d'industrie à part, soumis aux vieilles règles et dont s'ac-
commoderait mal la liberté de l'art moderne, — de la peinture
laïque, diraient nos conseillers municipaux.
Mes observations portent sur des lignes générales et résument
une impression d'ensemble; elles soufî^rent de nombreuses objec-
tions. On pourra me citer bien des œuvres qui se distinguent par
des qualités ou des défauts opposés à ceux que j'ai signalés : la
variété des natures et des inspirations garde partout ses droits. Je
me suis attaché à la physionomie des représentans de la nouvelle
école les plus russes, les moins suspects d'influences étrangères. Je
vais appeler quelques noms à l'appui de mes assertions.
n.
Il serait malaisé de s'astreindre à la division rigoureuse des
genres en étudiant les peintres de ce pays. Ils s'y soumettent peu.
Ils n'ont pas à compter avec la tyrannie de notre public, qui parque
chaque artiste dans un ordre de travaux déterminé et lui demande
à perpétuité le tableau par lequel il s'est fait connaître tout d'abord.
Rien n'entrave la liberté de la recherche chez les Russes ; leur clien-
tèle accepte docilement leurs fantaisies. Sans nous tracer un plan
arbitraire, suivons tout simplement la foule qui entre à l'exposi-
l'exposition de MOSCOU. hi
tien ; elle se porte vers les grandes toiles éclatantes des coloristes,
MM. Sémiradski, Mukovski, Jacobi. M. Sémiradski est un Polonais
de Galicie qui a étudié et expose à Saint-Pétersbourg; il s'est con-
sacré à la grande peinture historique et fait ce qu'on pourrait appe-
ler du prix de Rome romantique, sous l'influence visible de Makart
et des maîtres allemands. Deux tableaux entre autres l'ont placé
très haut dans l'estime du public, lu Pécheresse et les Torches
viv(niics. La Pécheresse traduit en peinture un poème célèbre
d'Alexis Tolstoï; le poète raconte la première rencontre du Christ
avec Marie-Madeleine, frappée de la grâce et prise de repentance au
milieu d'une orgie. La lumière crue de Judée tombe, à travers le
feuillage d'un figuier, sur une galerie et des degrés de pierre blanche,
où les publicains en fête boivent et rient. Le jeu des ombres trem-
blantes sur les pierres et les personnages est rendu avec une grande
habileté. La pécheresse, debout, avec un geste de défi, se trouble et
laisse tomb'jr sa coupe en apercevant le divin inconnu, qui, « dans
un profond silence, promène ses regards tranquilles sur les assis-
tans, s'arrête à la porte de la maison de plaisir, et fixe sur l'orgueil-
leuse fille ses yeux attristés. » Toute la partie matérielle du tableau
est d'une exécution magistrale; le sentiment des figures est moins
satisfaisant. De même pour les Torches vivantes. C'est la scène
décrite par Suétone; dans les jardins de l'Esquilin envahis par
l'ombre, les mariyrs, emmaillotés de paille et de poix, flambent au
sommet de grands mâts. Néron sort du palais en litière pour jouir
du spectacle; l'orgie romaine se déroule à ses pieds. On sent que
ce qui a passionné le peintre dans cette donnée, c'est la richesse du
bric-à-brac et non l'idée morale; l'œil est tout d'abord distrait par
la multiplicité et le rendu merveilleux des accessoires, la caisse de
nacre et le vélum de la litière, les flabellifères, les tigres menés en
laisse par des esclaves nubiens avec des chaînes d'or, les hydries,
les colliers : les chrétiens ne sont pas le plus important de ces
accessoires. L'orgie, — un thème qui inspire presque exclusivement
tous les tableaux de M. Sémiradski, — manque de mouvement,
sinon de couleur; encore cette couleur éblouissante a-t-elle quelque
chose de dur, de marmoréen, qui rappelle les ouvrages en pietra
dura des mosaïstes italiens.
Je préfère la couleur de M. Makovski, aussi éclatante, plus vivante
et plus harmonieuse; c'est une fête pour les yeux. Le ciel s'est
montré cruel en plaçant à Pétersbourg le peintre à la'mode de la
société russe ; il a oublié de naître en Italie, aux jours de la renais-
sance. Il a la furie des artistes d'alors, leurs goûts sensuels, leur
joie à regarder le monde ; comme eux il aime les étofi"es cassantes et
flamboyantes, les belles femmes et les belles armes, les enlans blonds
et les dogues fauves, se détachant sur des tentures sanglantes, des
Zi2 REVUE DES DEUX MONDES. «
tapis de Recht et des buissons de roses. Hélas ! il est une passion
qu'avaient ces artistes du xvi" siècle et qui manque à M. Makovski,
la passion du squelette humain. Yasari nous les montre pâlissant la
nuit sur les études anatomiques, les pieds dans des copeaux, faute
de feu ; Benvenuto chante un dithyrambe à la gloire des muscles et
des os. Je crains bien que le peintre russe n'ait jamais vu ses mo-
dèles déshabillés. Aussi le corps ne palpite pas sous ces vêtemens si
bien traités. Voici un portrait de l'empereur Alexandre II très appré-
cié : la tête est frappante de ressemblance, d'une expression superbe,
mais l'uniforme de hussard repose sur un mannequin. Dans cet
autre portrait de jeune fille, une ravissante figure ne peut se tour-
ner vers nous, car elle est fichée sur un pivot en bois. La faiblesse
du dessin est moins apparente dans ces groupes d'enfans; elle se
révèle pourtant quand on arrive aux pieds et aux mains, qui finis-
sent en appendices confus. Mais ils désarmeraient le critique le plus
hargneux, ces beaux enfans si gracieux, si luxurians de vie, qui
jouent aux pieds de leurs mères ou grimpent sur les meubles du
somptueux atelier. M. Makovski s'est constitué le peintre des élé-
gances aristocratiques ; rappelons-lui qu'elles sont mieux servies
par la précision du dessin que par la richesse de la couleur. Telle
pâle figure d'Ingres, avec sa silhouette sèche et fine, dit sa race bien
plus éloquemment que les portraits à fracas du temps présent. Nous
ne nous arrêterons pas devant le tableau des Ondines^ où une trentaine
de femmes nues et i)ieues nagent sous l'écluse d'un moulin; cette
grande toile, qui a eu les honneurs de l'admission à l'Ermitage, fait
un tort réel au talent si incontestable de son auteur. L'Orient devait
tenter la palette de M. Makovski; il y a été, il en a rapporté des
cafés, des bazars, des rues du Caire papillotantes de couleur. Je
voudrais les louer, malheureusement j'ai trop vécu en Orient. Ah!
ce terrible Orient, il attire les coloristes, il semble facile et tout en
dehors : mais comme le mirage se dérobe! On croit qu'il suQit de
renforcer sa boîte à couleurs : passe encore pour l'Orient turc; mais
l'Orient africain, si l'on peut accorder ces deux mots, confond toutes
les idées préconçues. Dans le jour, la lumière puissante, intradui-
sible, est dans le ciel, autour des choses, partout, mais non dans les
choses elles-mêmes; elle écrase et éteint les nuances qui paraî-
traient criardes ailleurs. Aux heures du matin et du soir, l'exquise
finesse des tons exigerait la touche légère des paysages da Pérugin;
Marilhat y était presque revenu. Qu'on se rappelle les remarques si
ingénieuses de Goethe sur la valeur relative des colorations à INa[)les
et dans le Nord. En outre, les objets se découpent avec une netteté
de contours effrayante pour le dessinateur peu sûr de sa main.
L'artiste séduit par l'Afrique joue une partie impossible et où il n'a
rien à gagner; s'il en rapporte du clinquant, sa conscience lui
l'exposition de x\10SC0U. A3
reproche son succès; s'il voit et rend cette nature telle qu'elle est,
personne ne le croit. Un seul des orientalistes vivans, M. Guillau-
met, m'a remis devant les yeux un village arabe : je ne sache pas
que le nom de ce maître peintre soit populaire.
Il m'est plus diflicilc déjuger le tableau de M. Jacobi, quifitgrand
bruit à son apparition. C'est un épisode de l'histoire russe, le
mariage grotesque du bouffon et de la naine de l'impératrice Aime,
dans un palais de glace bâti sur la Neva. Un cortège de carnaval,
vêtu de joyeux oripeaux, se précipite sur les pas des mariés avec
beaucoup de mouvement et de gaîté. Cette toile, peinte dans une
gamme bruyante, emprunte un éclat étrange aux fonds vert bleu
des murs de glace, aux irisations de la lumière sur leurs parois.
Nous devons tenir ces effets pour exacts, n'ayant jamais habité une
maison de glace et vu comment la lumière s'y comporte. Je préfère
du même peintre ce fm cardinal de Guise, à qui l'on apporte la tête
de Coligny.
Quittons ces amoureux de la couleur ; ils ne constituent pas le
vrai corps de bataille dans le camp russe; la brillante école polo-
naise des Matejko et des Brosicz pourrait à bon droit les réclamer
comme siens. Arrivons aux produits authentiques du territoire, tels
que j'ai essayé de les caractériser plus haut. Voici M. Riépioe, un
des représentans les plus extrêmes des tendances dont j'ai parlé ;
aussi l'accuse-t-on, suivant un mot très en faveur à Pélersbourg, de
faire de la a peinture tendancieuse, » comme qui dirait de la peinture
radicale. 11 a exposé à Moscou le grand tableau qui fonda sa réputa-
tion, les Bourlaki. Les bourlaki, ce sont les forçats qui remorquent
sur les chemins de hàlage, le long du Volga, les lourdes barques
remontant le fleuve. L'impression voulue parle peintre est produite.
Tandis qu'à l'horizon un pan de voile s'illumine joyeusement sur l'eau
rose dans la fête du matin, une douzaine de misérables viennent di'oit
au spectateur en tirant sur leur câble ; hâves, suans, courbés, les
muscles tendus sous leurs haillons troués. Les torses sont largement
peinis, les figures, abjectes ou fatalement résignées, prises sur le
vif. C'est là un morceau d'un grand effet; mais pourquoi M. Riépine
a-t-il passé la même couche d'ocre rougeâtre sur les terrains, les corps
et les visages ? Quelques jours après avoir vu ce tableau, j'ai rencontré
des bourlaki sur le Volga ; ils gardaient leurs couleurs naturelles dans
la lumière ambiante et ne tournaient pas au vieux cuivre. Le Départ
du conscrit nous montre un jeune homme arraché à sa famille;
même vigueur dans les personnages, même effet d'ensemble, avec
une plus grande pauvreté dans les détails d'exécution. Presque tou-
jours, dans un tableau russe, l'idée est jetée sur la toile avec une
grande force et y reste à l'état d'indication; le public n'est pas exi-
geant; il veut qu'on lui livre cette idée en gros, il se précipite der-
lyll REVUE DES DEUX MONDES.
rière et n'en demande pas davantage. M. Riépine a fait le printemps
dernier une curieuse exposition de ses portraits : on pouvait médi-
ter là sur ce que sera l'art de l'avenir en Russie, s'il persiste dans
son idéal démocratique. Les modèles choisis étaient typiques : des
figures grossières, rudes, qui semblent mal ébauchées par le créa-
teur et que l'artiste reproduit tout d'un trait, avec une exécution
brutale, une complaisance marquée pour les réalités laides ; des
enfans souffreteux, de tristes vieilles, une estropiée; une femme de
qui la pose et la physionoaiie sont le dernier mot du commun ; et
tout cela, soyons justes, relevé par je ne sais quelle commiséra-
tion intime, quel reflet de la résignation du peuple russe. Dans toute
cette peinture, de la force et pas de grâce, une vision nette du réel
et aucune inquiétude de l'au-delà.
M. Kramskoï, le portraitiste que les Russes placent au premier
rang, sait mieux les secrets de son art ; son dessin est plus serré, sa
peinture plus habile; mais sous cette tenue plus sévère, on retrou-
verait sans peine la manière de voir et de sentir de ses jeunes émules.
Dans le modèle qui pose devant lui, M. Kramskoï n'aperçoit que la
tête; tout le reste est sacrifié pour la mettre en valeur. Aucun
accessoire ne distrait le regard, le corps est peint dans une tonalité
terne et se détache mal sur des fonds verdâtres : les vêtemens sont
éteints, les draps décatis d'une façon particulière. Tout conspire à
concentrer notre attention sur le visage, qui éclaire seul le tableau
comme une lampe discrète. Ce procédé donne des effets très vivans,
il dénote un sentiment de la dignité humaine qui vaut bien les
recherches de bimbeloterie si chères à d'autres peintres. M. Krams-
koï n'a guère souci de l'élégance, lui aussi ne poursuit que la vérité
et la force; il les trouve; on peut voir à l'exposition le portrait du
docteur B.., une des meilleures œuvres de l'artiste. Que de science
dans le modelé de ce front, de ces joues, dans le rendu de ce regard
clair, voilé par le verre des lunettes! Il semble que, pour fouiller
cette tête, le peintre ait emprunté le scalpel de son modèle. Oa ne
saurait trop louer la pensée patriotique qui a poussé M. Kramskoï
à peindre et M. Trétiakof à réunir dans sa galerie les portraits des
hommes qui ont le plus marqué depuis trente ans dans les lettres
et les arts. Cette collection sera un document précieux pour l'ave-
nir, elle est déjà pleine d'enseignemens pour l'étranger ; ces figures
caractéristiques sont d'un autre monde que le sien, d'autres pen-
sées les tourmentent, elles nous disent le travail de retrait que la
Russie fait sur elle-même. J'ai vu réunis ailleurs des portraits de
la fin du dernier siècle ou du commencement de celui-ci; sauf quel-
ques uniformes ou quelques ordres, rien n'indique que l'on est en
Russie; ces seigneurs, poudrés et corrects, hautains ou sourians,
sont de toutes les cours, ils appartiennent à la bonne compagnie
l'exposition de MOSCOU. àb
européenne, comme le peintre qui a reproduit leurs traits. Furent-
ils courtisans de Catherine, de Frédéric ou de Joseph II, je l'ignore.
Ici, pas d'erreur possible ; une race neuve a surgi, ces personnages
et leur peintre sont des Russes, marqués d'un cachet énigmatique
et nouveau.
J'hésite avant d'aborder l'œuvre d'un artiste hors de pair, qui me
semble tenir la première place dans son pays, qui la tiendrait peut-
être partout. Le nom de M. Véreschaguiae soulève des discussions
passionnées, comme celui de tous les novateurs; on nie ou l'on exalte
son talent. Il est difficile de s'expliquer en quelques lignes sur le
compte d'un audacieux qui renverse toutes les doctrines reçues^ d'un
prêtée qui personnifie toute la souplesse de sa race et nous appa-
raît sous des aspects si divers. Ne le cherchez pas à l'exposition \
il n'y a là qu'un petit tableau et quelques études de ce peintre qui a
déjà iburni une œuvre colossale par le nombre et les dimensions
des toiles. Cette œuvre se divise en trois groupes bien distincts;
les scènes de l'Asie centrale, rapportées par M. Véreschaguine lors
de sa première campagne à Tachkend, avec les armées russes ; le
voyage de l'Inde, fait dans la suite du prince de Galles; la guerre
turque de 1877. On peut étudier la première série au complet dans
la galerie Trétiakof : les autres, exposées dans toute l'Europe, ont
causé grand émoi à Vienne, à Londres, à Berlin, oîi j'ai vu la foule
assiéger la salle qui les contenait. Je m'explique mal l'accueil distrait
que leur a fait notre Paris ; le public français est sévère à qui dérange
ses habitudes intellectuelles et lui offre des choses trop nouvelles.
Et M. Véreschaguine les trouble singulièrement, ces habitudes; il
demande à la peinture des efforts qu'elle n'avait jamais donnés ; il
la contraint à rendre des spectacles, des impressions, que cet art
ne semblait pas fait pour traduire. Voyez d'abord les scènes asia-
tiques : voici des sujets que n'eut jamais abordés un honnête
artiste à qui on aurait enseigné la composition : une Pyramide de
crânes^ dans la sieppe, trophée de quelque obscur plagiaire des
Tamerlan et des Gengis-Klian ; le Fuits des supplices, chez un des
tyranneaux de cet heureux pays; dans un cul de basse-fosse les fonc-
tionnaires qui ont déplu sont condamnés à périr sous les morsures
de la vermine ; on devine les misérables grouillant confusément dans
l'ombre, au pied de cette haute toile oblongue : tout le reste, sur les
trois quarts de la hauteur totale, ne représente que les parois du
puits, où décroît la faible lumière tombée de l'orifice. Cet autre
grand tableau n'est qu'une porte monumentale, d'une marqueterie
merveilleuse ; au bas, deux gardes veillent, pétrifiés, la lance et le
bouclier en arrêt. Est-ce donc une étude de bibelot, cette porte?
Non, je vois derrière le despote asiatique qu'annoncent la terreur et
le silence des choses. Si M. Véreschaguine prête à la discussion sur
46 REVUE DES DEUX MONDES.
bien des points, on ne lui refusera pas d'être par excellence le
peintre de l'oriental : il a dérobé au sphinx ses plus intimes secrets.
Regardez ce hirbL\ où des imams prient autour des tombes, et dix
autres tableaux semblables ; la vérité locale n'est pas due à telles
prodigalités de palette, qui semblent au vulgaire le dernier mot de
î'orieitalisme ; ce qu'il y a de vrai, de profondément vrai là dedans,
c'est le calme immuable, la dignité et le fatalisme de l'Asie musul-
mane. C'est la nudité et le silence sévère de la mosquée. Le dessin
est exact, non point, cela se devine, par suite d'études patientes,
mais par le don d'une précision innée dans l'œil du peintre ; la cou-
leur est sobre, seulement suffisante ; comme tout le côté technique
de l'art, elle est pour M. Véreschaguine non un but, mais un instru-
ment.
Il la trouve pourtant, quand elle lui est nécessaire, comme dans
son album des Indes. C'est un nouveau monde barbare et inconnu
qui nous est révélé, après celui de l'Asie centrale, par l'intrépide
explorateur. On a beaucoup discuté ces petites études de monu-
mens et de types que M. Véreschaguine a rapportées du ÎNépaul ; à
propos de cette peinture sèche et plate, on a parlé de photogra-
phie coloriée. Peut-être y a-t-il un peu de photographie dans cette
façon de fixer les notes sur son carnet de voyage sans leur faire
subir aucun an-angementj en tout cas, une photographie intelli-
gente et habile. On reproche à ces études leur crudité, leur mono-
tonie, l'immobilité des lumières et des ombres; je ne connais pas
l'Inde, les propriétés de la lumière sont si changeâmes suivant
les latitudes qu'il y a sottise à en juger quand on n'a pas vécu
là où le peintre nous transporte; je sais seulement que l'Orient
n'est ni remuant ni gai, qu'il est immobile et triste. Je crois que
cet arrêt de la vie, dont les toiles de M. Véreschaguine nous don-
nent la sensation, a de grandes chances d'être la note juste, à
midi, sous le tropique. Outre ces croquis, l'artiste a rapporté de
grands tableaux, de trop grands même ; ït^/ttrcc du prince de Galles
est un portant qui pourrait servir de toile de fond à un théâtre ; les
éléphans y ont presque leur taille naturelle : c'est une tentative
malheureuse ; le peintre le plus fécond ne brossera jamais qu'un
décor dans de pareilles dimensions. En revanche, admirons sans
réserves la Prière à la mosquée, ce large parvis de marbre blanc
où un croyant attend ses frères, prosternés là-bas près du Mirhâh
et vus de dos ; si l'on plaçait cette œuvre au Luxembourg, à côté
de \ Exécution à Tanger de Regnault, un jury serait sans doute
fort embarrassé pour décerner le prix entre ces deux évocations
de l'Orient. Arrêtons-nous encore devant cette Nuit dans la vallée
de Cachemire : une ville dort au bord de l'eau ; les indications
matérielles sont aussi restreintes que possible, des silhouettes con-
l'exposition de MOSCOU. 1x1
fuses de maisons, des feux alanguis qui piquent les chaudes ténè-
bres bleues. Avec quoi l'impression est produite, je l'ignore ; mais
elle est intense, on est envahi par la lourde volupté et la poésie
pénétrante de ce nocturne indien.
J'arrive à la manifestation la plus récente et la plus personnelle
du tempérament de l'artiste, à ce qu'on pourrait appeler « la mora-
lité de la guerre. » Après la campagne du Danube, M. Vérescha-
guine a exposé une série de compositions importantes inspirées par
la même idée philosophique. Cette façon de traiter un vieux sujet
ne nous aurait jamais tenté, nous autres Français: nous aimons
le soldat pimpant et alerte d'avant le combat, la mêlée furieuse de
la bataille, le triomphe d'après. Nous ne nous serions jamais avisés
de peindre systématiquement l'ambulance, le charnier, les misères
et les souffrances de la guerre. Je ne parlerai pas ici des mérites
techniques; ils sont réduits au minimum, l'artiste ne prend de la
forme que juste ce qu'il en faut pour rendre sensible son idée. Voilà
qui condamne d'avance sa méthode dans l'esprit de la plupart de
nos contemporains, fidèles à la doctrine de l'art pour l'art, enne-
mis de la thèse et de la prédication. Dieu me garde de rouvrir un
débat insoluble où je n'ai pas de parti-pris ! La reproduction des
choses dans le seul dessein de charmer me semble excellente, si elle
charme en effet ; d'autre part, j'estime que chacun a le droit de se
servir de l'outil qu'il sait manier, plume, pinceau ou ciseau, pour
défendre une idée morale. S'il est vrai, comme on le prétend, qu'il
ne faut pas parler pour ne rien dire, ce précepte peut s'appliquer à
l'encre et aux couleurs. Le tout est de bien dire, clairement et for-
tement : M. Véreschaguine a ce don. Nul n'est sorti de son exposi-
tion sans maudire les horreurs de la guerre ; j'y ai vu de pauvres
femmes, qui avaient sans doute perdu un fils à Ghipka ou à Plevna,
essuyer leurs yeux rougis; on assure qu'à Vienne, l'autorité mili-
taire défendit aux soldats de visiter ce spectacle démoralisant pour
eux. Si l'on voulait disputer contre l'artiste, on pourrait lui dire
avec Joseph de Maistre que la guerre est un mystère, qu'il faut voir
par ses divers côtés; ce n'est pas le lieu; voyons comme il veut
nous faire voir. C'est poignant; moins encore V Ambulance^ le Con-
voi de blessés, que ces terribles toiles où aucun vivant n'est plus,
vrais paysages de la mort ; par exemple, cette Roule de Bulgarie,
un champ de neige, des poteaux télégraphiques, un cadavre et un
vol de corbeaux. Et cet autre tableau, encore plus inattendu, qui
ne ressemble à rien de ce qu'on a vu en peinture : sous un ciel
brouillé de pluie, dans une vaste jachère d'herbes jaunies, la mort
a couché sa moisson du jour; tout un régiment de corps est aligné,
décroissant jusqu'aux perspectives de l'horizon; seul, un prêtre en
costume sacerdotal, debout dans l'angle de la toile, lit les prières ;
llS REVUE DES DEUX MUNDES.
ce personnage, de grandeur naturelle, est parlant. Le Jour de
fHe est une satire à peine déguisée. On avait donné le troisième
assaut à Plevna le jour ainiiversaire de la naissance de l'empereur.
Sur un tertre, autour du souverain assis dans un pliant, le peintre
a groupé les figures connues du haut état-major ; sanglés dans leurs
uniformes irréprochables, les chefs de l'armée braquent leurs lor-
o-uettes sur un nuage du fumée que couvre l'horizon. Rien de plus :
on devine assez sans les voir les milliers d'hommes qui meurent
dans ce nuage. Voici trois petits cadres qui se font pendant ; c'est
uîie sentinelle de Chipka à divers degrés de congélation. Dans le
premier, l'homme est debout dans la neige, l'arme au pied, emmi-
touflé sous sa capote et son capuchon ; dans le second, il lutte
contre la tourmente, arc-bouté sur son fusil, déjà pris jusqu'aux
genoux dans la vague blanche qui monte ; le dernier, ce n'est qu'un
champ de neige égalisé, où une légère onduiuiion destine vague-
ment la forme d'un corps humain. J'en passa, et des pires. C'est du
mélodrame, dira-t-on peut-être. Non; il y a mélodrame quand le
dramaturge enfle sa voix et essaie de nous entraîner en parlant le
langage de la passion. Rien de tel ici; le peintre réaliste observe
cruellement, mais froidement et laisse parler la chose vue, comme
il a fait pour l'Inde ou l'Asie; il a voulu produire l'émotion, soit,
mais il la voulu à la manière de Stendhal ou de Mérimée, dévelop-
pani leur leçon d'anatomie, iuditïérens à l'émotion qu'ils provoquent.
Allons au fond de l'état d'esprit que l'œuvre du peintre russe,
prise dans son ensemble, nous révèle. Il y eut bien des analhèmes
contre lui quand cette épopée tragique fut exposée à Pétersbourg ;
on ne pouvait accuser son patriotisme, on savait que, siuiple volon-
taire, il avait un des premiers passé le Danube et reçu de graves
blessures dans le périlleux service des baieaux-torpiiles ; on savait
que, par une étrange contradiction de la raison et du cœur, cet
ennemi de la guerre en avait le goût. On accorda tout, en décrétant
que M. Yéreschaguine était un nikiliste. Si l'on prend ce mot dans
son acception accidentelle et politique en Russie, il n'y a là qu'une
calomnie vulgaire ; si on le prend dans son acception permanente
et philosophique, dans le sens où un critique pénétrant l'appliquait
naguère à Gustave Flaubert, on doit être fort près de la vérité. Les
mieux doués parmi les lettrés et les artistes russes de l'heure actuelle
trahissent dans toutes leurs œuvres cet état de pensée où conduit
l'abus de l'analyse : ils nous ont emprunté nos puissans instrumens
de critique universelle; dans nos âmes, où d'anciennes et fortes
traditions font digue, ces instrumens trouvent une résistance obsti-
née, nous maintenons un niodus viveiidi peut-être peu logique,
maissortable, entre le ravage de la critique et la résistance des tra-
ditions ; dans l'âme russe, vide de ces traditions, l'analyse s'installe
l'exposition de MOSCOU. ii9
en maîtresse absolue, elle pousse librement ses extrêmes consé-
quences. Le penseur russe va d'un bond au fond des choses, il voit
les contradictions, la vanité, le grand rien de la vie, et si son tem-
pérament d'artiste le porte à la reproduire, il le fait avec une impar-
tialité dédaigneuse, parfois avec une froide désespérance, le plus
souvent avec le fatalisme inhérent aux parties orientales de son âme.
J'ai quelquefois rêvé une édition du livre typique de Tolstoï, la
Guerre et la Paix, illustrée par M. Véreschaguine; il y a parenté
entre les deux esprits, précisément dans leur façon d'envisager la
guerre : que les lecteurs du roman se rappellent le chapitre sur les
ambulances, après la bataille de Friedland ; la collaboration de ces
deux artistes jetterait une vive clarté sur cette philosophie russe
dont l'influence est si sensible dans leurs œuvres respectives. Voilà
une digression qui semble nous mener loin de la peinture ; mais la
peintuie de M. Véreschaguine n'aurait aucun intérêt, si on négligeait
sa signification abstraite; au point de vue habituel de la critique
d'art, il n'y faudrait relever qu'une excentricité macabre, faite pour
étonner les connaisseurs, pour effrayer les amateurs ; je doute qu'il
s'en trouve un pour orner son salon avec ces tableaux de cimetière.
Quand on considère dans son ensemble l'œuvre multiple de l'artiste
russe, on est tenté de croire qu'il a voulu demander à la peinture
ce que Richard Wagner demande à la musique, une langue uni-
verselle pour exprimer toutes les sensations, toutes les impressions.
Sera-ce la peinture de l'avenir? De quelque façon qu'on la juge, c'est
l'effort le plus vigoureux et le plus original qui se soit produit jus-
qu'ici dans l'art russe.
Passons à des spectacles plus gracieux. Les paysagistes vont nous
les offrir. Ces derniers sont nombreux; dans ce grand voyage des
Russes à la découverte de la Russie, qui est le trait saillant du mou-
vement contemporain, les peintres devaient s'éprendre du paysage
national, avec son caractère si personnel. Us ont le sentiment de la
nature, de leur nature, ils comprennent et rendent avec bonheur
ses longues tristesses, ses joies rapides. Dans l'étude des forêts et
des plaines, comme dans celle des hommes, ils cherchent des im-
pressions plutôt que des compositions. Par une anomalie appa-
rente, ces peintres du Nord ont une passion dominante, la lumière ;
les plus audacieux en arrivent à étudier les phénomènes de la
lumière pour eux-mêmes, presque indépendamment des objets
traités conmie de simples accessoires. C'est là le caractère commun
et original de cette école de paysagistes; j'imagine comment notre
public la baptiserait, lui qui aime à résumer dans un mot nouveau
les tendances d'un groupe artistique : l'école des lw)iiiiistes. Voici
d'abord M. Kléver, très eu faveur auprès de ses compatriotes, et à
XOMB uv, — 1882. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
bien juste titre ; celui-là se garde de toutes les exagérations ; pour-
tant sa préoccupation maîtresse est de bien placer le coup de soleil
couchant qui rougit la cime de ses bouleaux et qui est pour ainsi
dire la signature de ses tableaux. C'est le peintre des terres polaires,
des bouleaux et des neiges; il les reproduit avec fidélité et poésie.
On lui reproche un peu de monotonie, il fait souvent le même
tableau, mais il le fait si bien ! L'atmosphère est si pâle et si triste
en bas, sur le coteau de neige durcie ou fondante, autour de la
pauvre cabane noire du moujik! elle est si splendide là-haut, dans
l'incendie des feuillages et des nuées! Si M. Rléver est le peintre
des neiges, M. Meschersky est le peintre des glaces; il aime le luxe
cruel du vieil hiver, son trésor de diamans, d'opales et de cristaux,
les moires bleues et les franges d'argent sur la robe immobile des
rivières russes ; il nous montre volontiers les granits et les cascades
gelées de Finlande ; ou encore ces énormes cubes de glace qu'on
tire de la ISéva, avec leurs clartés laiteuses par les temps gris, leurs
irisations féeriques par un beau soleil de janvier. M. Orlovski pré-
fère Tété; as^ec lui nous touchons déjà à l'étude systématique de la
lumière ; il lui suffit d'un champ de blé pour remplir sa toile, s'il
peut y poursuivre le rayon qui frissonne sur les épis mûrs; d'une
prairie et d'un saule, s'il trouve là un prétexte pour une de ces
gammes jaunes qu'il affectionne. Elles ne sont pas toujours agréables,
et je crains que la justesse de l'œil ne soit pas aussi grande chez ce
peintre que chez son émule, M. Kouindji. Ce dernier est certaine-
ment le plus aventnreux et le plus inventif de l'école. Voyez à
l'exposition, oi^iil est si peu représenté, son Effet de pluie; c'est un
brouillard peint, et, il faut bien le reconnaître, peint de main de-
maître. 11 n'y a pour le tenter que les éclairages bizarres; tantôt
c'est un creux de vallée, un pré tout nu, où l'aube d'un jour d'orage
projette une clarté glauque; tantôt un dessous de bois, où les rayons
obliques frisent l'herbe émaillée de fleurs vives et se brisent sur
les troncs blancs des bouleaux. L'effet est aveuglant : le procédé
qui le produit est facile à saisir ; to-utes les parties blanches, sur les
troncs de ces arbres, sont peintes avec des empâlemens de chrome
à très fort relief; ces saillies accrochent la lumière diffuse et tran-
chent vigoureusement sur les ombres, donnant ainsi l'illusion de
ce miroitement spécial aux futaies de bouleaux qui baignent dans
des marais, sur une grande partie du sol russe. Le spectateur hésite,
étonné, devant ces témérités; il est bien forcé de s'avouer que la
réalité lui a donné de pareilles surprises. Non content de lutter avec
le soleil, M. Kouindji a tenté d'assujettir la clarté lunaire à ses pro-
cédés. Il fait depuis quelque temps des tableaux de nuit; on les
montre au public dans une chambre obscure, la toile est seule
éclairée par une lampe à fort réflecteur, dissimulée derrière une
l'exposition de MOSCOU. 51
draperie. Vue ainsi, la Nuit sur le Dnièpre est un naerveiileux
décor; elle soulève d'ardentes controverses : pour les uns, c'est un
chef-d'œuvre; pour les autres, un transparent; il est plus simple
de dire que, notre œil n'étant pas fait pour regarder dans une chambre
noire, on trouble avec cette exigence toutes les lois de son optique
et on enlève toute valeur à son jugement. Je devrais citer encore
M. Vassilief, un peintre mort à la Heur de l'âge, qui a laissé quel-
ques études de l'hiver russe d'une vérité saisissante; et M. Ghich-
kine, non que je le goûte beaucoup, mais parce qu'il nous donne
un exemple caractéristique de cette absence de composition dont
j'ai parlé ; sur une vaste toile s'étale un pan de forêt, des pieds de
sapins brusquement coupés par le cadre à mi-hauteur; malgré le
soin du détail, ce n'est qu'un jeu de quilles: un arbre, un site, ont
comme un homme leur personnalité ; je ne trouve aucun plaisir à
les voir dtxapités et mutilés.
Cette indifférence pour le sujet, nous la retrouvons parfois chez
M. Aïvazovski, le peintre de marines dont les Russes sont fiers à bon
droit. C'est un talent fougueux, d'une fécondité inépuisable ; nul ne
connaît comme lui la structure d'une vague, le poudroiement des em-
bruns de mer, le i7thme du flux et du reflux; son eau mouille les
galets, on l'entend déferler sur les récifs. Il se sait là dans son élé-
ment, aussi se contente-t-il parfois de transporter sur une toile 2 ou
3 mèires de mer, pris en plein océan : c'est un tableau de noyé, où
la valeur de l'exécmion ne rachète pas la monotonie du spectacle.
La surprenante facilité de cet artiste l'entraîne à des exagérations
fâcheuses : au temps de la guerre, au reçu de chaque télégramme
annonçant la destruction d'un monitor turc, M. Aïvazovski brossait
en quelques heures une reproduction fantaisiste de l'épisode; le
pinceau surmené arrivait à peine à couvrir la toile, c'était de la
peinture panoramique. Souvent il s'égare dans des con)positions
mystiques, de grandes machines d'une tonahié violacée : le Déluge,
la Découverte de l' Amérique ^ une Tempête, autant de prétextes à
ces immenses décors. Mais quand il revient à ses plages de Crimée,
à ses matinées de Mer-Noire, dormant dans la brume rose, quand
il veut travailler et serrer son sujet, M. Aïvazovski nous donne des
œuvres exquises, dignes des vieux Hollandais. M. Soutkovski, un
autre peintre de mer, dépense un plus grand labeur, ses grèves
sont estimables ; mais il ne trouvera jamais les visions rapides et
justes de son inégal confrère. Ji. Bogoliubof croit peut-être que
j'oubUe ses fines marines, ses jolies vues de villes à vol d'oiseau ;
non certes, mais j'étudie de préférence des tempéramens russes,
je n'ai pas à faire connaître en France ce petit groupe d'artistes,
naturalisés Parisiens, qui a appris dans nos ateliers toutes les habi-
letés, toutes les roueries de la peinture de genre; M. BogoUubof
52 REVUE DES DEUX MONDES.
nous appartient, ainsi que M. Edelt'elt, un assidu de nos Salons,
et M. Pochitonof, l'auteur de ces vues minuscules d'Ukraine, si
vraies, si curieusement fouillées, qui ont déjà valu à ce peintre de
grand avenir le surnom de Meissonnier du paysage. Ces messieurs
ont pris à notre école des habitudes de travail et un souci de l'élé-
gance qui n'ont rien de commun avec les tendances signalées chez
les Russes originaux.
La peinture m'a trop retenu ; pourtant que de remords me res-
tent, devant les cinq cents numéros du catalogue ! Les artistes de
mérite que j'ai omis de citer me pardonneront ; je devais présenter à
notre public quelques types plutôt qu'une énumération de noms peu
connus de lui. Saluons en nous éloignant la mémoire de M. Péiof ;
il y a de la simplicité et de la bonne humeur dans les t-cènes bour-
geoises cie ce peintre que l'académie de Moscou vient de perdre.
Remarquons des rapports de tons bien délicats dans les Pêcheurs de
M. Poliénof, des parties excellentes dans le Christ chez Marthe et
Marie de x\L Chapalof, une exécution vigoureuse dans les Derniers
Momens d'Olrêpief de M. Vénig. M. Svertchkof méritait aussi de
nous arrêter; il y a infiniment d'observation et d'esprit dans le
Départ de cette vieille dame, qui se case péniblement dans sa berline
de voyage avec sa valetaille, ses chiens et ses oiseaux ; M. Svertch-
kof décrit avec entrain la vie russe, les troïkas qui fendent l'espace ;
j'aime moins son portrait de Skobelef, un peu veule. Gela ne me
rend pas la vaillante tournure du général blanc. Ce n'est pas ici que
lafoule vient le chercher àcette heure: suivons la foule, on compreii-
dra que le voyageur se laisse distraire un instant de sou sujet par
ce qui est aujourd'hui l'unique préoccupation de tout ce qui l'en-
toure. — Au moment même où j'entrais à Moscou, les cloches à qui
la pieuse cité dit tous ses secrets lançaient de sourdes volées dou-
loureuses : le peuple inondait les rues, refluait sur les toits, silen-
cieux et navré; il regardait passer, partir le corps du plus cher enfant
de la patrie. A voir cette désolation si unanime, si sincère, on eût
pu croire que cette bière emportait tout l'espoir delà Russie. — Pour
comprendre ce que fut l'adopiion passionnée de ce jeune soldat par
tout un pays, il faut avoir vu de près combien ses qualités et ses
défauts étaient la représentation exacte de l'âme russe: àme chan-
geante et extrême, capable de tout faire et toujours avec excès. Au
hasard des heures, ou laissait un grand enfant turbulent, on retrou-
vait un calculateur habile et froid; tantôt il boudait silencieux, tan-
tôt c'était le charme de la plus chaude parole qu'il m'ait été donné
d'entendre; un jour un nerveux abattu, le lendemain le bogatyr
des légendes slaves, à qui le monde semblait trop petit à dévorer.
Il gardait la suite patiente de la volonté sous la fantaisie des caprices,
se donnant, se reprenant, se dérobant., mais toujours ivre de peu-
l'exposition de MOSCOU. 53
sée el d'action. Jamais peut-être, depuis le xvp siècle, la vie ne s'é-
tait condensée dans une créature humaine avec une intensité aussi
effrayante, aussi superbe. Ce n'est pas la mort qui l'a abattu, c'est
l'excès et comme l'étouffement de la vie. Il y a pour l'élite de cette
race je ne sais quelle loi tragique qui foudroie avant quarante ans,
en pleine fleur, tous ceux qui montent trop haut : rappelez-vous les
grands poètes, Pouchkine, Lermontof ; Michaïl Dmitritch, le poète
de l'épée, était de leur famille. C'est peut-être pour cela que la
Russie l'aimait tant, comme les mères aiment les enfans qui doivent
mourir, qu'elle l'aimait dans ses folies au moins autant que dans
son génie, toujours comme les mères. On a vu à Moscou des femmes
du peuple sanglotant par les rues devant les images, des moujiks,
accourus trop tard pour saluer le corps, qui baisaient l'acier des
rails derrière le train fuiièbre. Il y a longtemps qu'une nation n'a-
vait dit à un des siens, avec autant de confiance et d'orgueil, le Tu
Marcellus eris! A cette heure, elle couvre la jeune tombe de ces
fleurs que demandait le poète latin, elle y entasse les couronnes de
laurier, et comme s'il fallait à ce capitaine des funérailles dignes
de la vraie guerre, au moment où les archimandrites psalmodiaient
les dernières prières dans l'église des Trois Prélata, les télégrammes
nous annonçaient qu'il y avait quelque part sur la mer des flottes
qui bombardaient une ville ; il semblait que le furieux soldat, à la
minute où il tombait dans le silence de la mort, eût soufflé son âme
et sa voix à des canons qui voulaient parler.
III.
La sculpture est loin de s'être fait en Russie une place propor-
tionnée à celle qu'occupe la peinture. Des causes extérieures ont con-
tribué à ce retard. Le sol russe ne fournit presque pas de marbre;
cette rude terre ne porte que du granit. Les marbres d'Italie s'accli-
matent à grand'peine sous ce ciel inclément; ils s'écaillent parles
gelées de 30 degrés. Chaque automne, on emprisonne les statues
des jardins impériaux dans des guérites de bois ; malgré ces pré-
cautions, les pauvres italiennes exilées ont perdu des doigts, des
oreilles, des nez, comme les invalides des guerres russes. Le passé
d'un art est toujours religieux ; or, la religion orthodoxe a supprimé
la sculpture, en proscrivant des temples et des tombeaux la repro-
duction de la figure humaine en ronde bosse. Enfin, sur ces places
glacées où les grands hommes ne peuvent habiter que dans un
manteau de bronze, l'étiquette monarchique avait inlerdii, jusqu'à
une époque récente, les honneurs du bronze pour le génie civil ; on
ne dressait de statues qu'aux souverains et à quelques hommes de
guerre illustres. On me montrait naguère à Kazan le monument de
Oa REVUE DES DEUX MONDES.
Derjavine, inaugaré depuis peu dans le jardin de la ville: je m'é-
tomiais de voir au vieux poète le costume à la mode en 18/iO, poul-
ies statues, c'est-à-dire la toge romaine battant des mollets nus,
chaussés de cothurnes. On me répondit que le monument datait, en
effet, de cette époque; mais l'empereur Nicolas, apprenant qu'on
voulait l'ériger dans un lieu public, fronça le sourcil et ordonna de
reléguer dans la cour de l'université le père de la poésie russe.
Réduit à ne fondre que des souverains et des conquérans, un sta-
tuaire suffisait à la rigueur pour tout l'empire, comme il suffit d'un
bourreau dans les états où il se commet peu de crimes. La compa-
raison n'est injuste qu'à demi ; on a fort maltraité Paul, Alexandre P'",
jNicolas et leurs maréchaux, dans les statues mesquines qui les
représentent sur les places de Samt-Pétersbourg : les artistes d'alors
ne s'inspirèrent pas de l'adaiirable Pierre le Grand de Falconet.
Aujourd'hui, les écrivains émancipés cummencani à apparaître dans
les villes qui tirent gloire de leur naissance ; ces hommages publics
témoignent d'mie piété patriotique plus que d'un art très avancé.
Pouchkine a enfin sa statue à Moscou ; mais sous ce raglan, dans
ces gros souhers et cet horrible pantalon de bronze, avec son air
soucieux qui voudrait être fatal, le poète des. Tziganes ressemble
trop à UM notaire de province, rêvant à la perte d'un procès.
Bannie des églises et des lieux publics, réduite à la décoration
intérieure des maisons, la sculpture, cet art sévère qui vit de foi
profonde et de grandes ambitions, devait se borner à un idéal très
modeste. Elle se contenta longtemps, elle aussi, d'imiter de son
mieux les modèles italiens et français, à une époque où il n'y avait
plus de modèles itahens et français; elle ne sortit guère du genre
maniéré et de la statuette d'ameublement. L'exposition de cette
année ne permet pas encore de prévoir une renaissance nationale;
il n'y aurait rien à en dire, si une exception considérable ne faisait
pardonner la médiocrité générale. La Piussie ne possède qu'un
sculpteur, mais l'un des plus grands à coup sur de noire temps,
M. Antokolski. Il n'y a pas à chercher ici l'influence d'école ou de
race, — M. Antokolski est i^raélite, — il n'y a qu'à saluer une indi-
viduahté puissante, sans liens appréciables avec le milieu où elle
s'est produite. Le Christ de cet artiste a obtenu, si je ne me trompe,
une des grandes récompenses à l'exposition universelle de 1878;
la gravure a popularisé son Iv^n IV. On a reproché à cette belle
œuvre une parenté trop directe avec le Voltaire de Houdon ; le
vieux tsar est posé dans le fauteuil d'où il se soulève avec peine, la
main crispée sur un des bras du siège, comme le philosophe dans
la célèbre statue de la Comédie-Française, dont la bibliothèque de
Pétersbourg possède un double. De la main gauche, Ivan le Ter-
rible égrène un rosaire; à portée de cette main, l'épieu ferré avec
l'exposition de MOSCOU. 55
lequel il tua son fi's dans un accès de fureur. Près de la mort, le
despote rassemble toute son énergie pour vivre et commander
encore ; on sent la volonté tendue comme les muscles de ce col et
de cette face sournoise; on devine que devant ces prunelles ardentes
passent les ombres formidables des trois mille quatre cent soixante-
dix suppliciés inscrits sur le Synodiquc de saint Cyrille. Le jeu de
ces membres cassés par l'âge, les plis des draperies qui les cou-
vrent, tout cela est d'un maître sûr de son œil et de sa main. A
Moscou, M. Antokolski a exposé un Socrnie mom^ant- ce n'est pas
la meilleure de ses productions. Cet affreux vieillard, que les Athé-
niens, amis de la beauté, empoisonnèrent sans doute à cause de sa
laideur, est affaissé sur son siège, les jambes étendues et raidies;
la tête retombe sur la poitrine, un drap cache le torse jusqu'aux
genoux. Cette pièce d'étoffe a été jetée avec un art consommé ; elle
trahit la rigidité et le reste de vie du corps. Il faut savoir gré au
sculpteur de n'avoir mis dans sa statue aucun réalisme de mauvais
aloi ; pas de spasmes, pas de contorsions : la mort du sage garde sa
dignité. Le faire est large, l'œuvre prisf en plein marbre. J'ai eu le
plaisir de voir dans l'atelier de l'artiste, à Paris, un Spinoza sou-
riant et pensif, qui figurera dignement à côté de ses aînés. La
Russie peut se consoler de ne pas posséder une pléiade de sculp-
teurs ; ils sont rares partout de nos jours, et mieux vaut en avoir
un de cette taille que dix ordinaires. Ajouterai-je qu'il serait équi-
table, en faisant le procès d'une race qu'on supporte avec peine,
de se souvenir qu'elle a donné ce jeune maître à l'art national? —
Quand on quitte M. Antokolski, on a vite fait le tour de la galerie
de sculpture. Certainement M. Bock, M. Tchijof, connaissent leur
métier; mais ces Amours, ces Psychés, ces gamins du Transtevère,
on les retrouverait dans chaque studio de Rome ouvert à la clientèle
américaine. Les bustes de littérateurs de M. Bernstam ont de la
physionomie ; dans tout ce modelé je vois bien la jjaite, comme on
dit, je ne sens pas la griffe des vrais possédés de l'art. Si je ne parle
pas des petits chevaux kosaks de M. Lanseret, c'est que nous rever-
roiis cet animalier, si expert dans sa spécialité, aux bronzes d'art.
Avant de sortir, regardons par curiosité cette dame dévêtue, une
Phrynô, je crois, qui a eu la coquetterie de garder des bas de soie
avec des broderies stuquées sur les coutures : l'Athénienne serait
"sûre de son acquittement devant un jury de bonnetiers.
Les études et les projets exposés dans la section d'architecture
nous apprennent les efforts des académies russes pour constituer
un art national. Ces tentatives sont toutes nouvelles. Jusqu'ici, la
Russie ne possédait, à vrai dire, aucun monument civil, sauf les
palais impériaux construits par ritalien Rastrelli ; les églises, en
général fort petites, étaient bâties avec très peu de variantes sur
56 REVUE DES DEUX MONDES.
le plan de la Sainte-Sophie de Kiew, réduction assez gauche de la
célèbre Sainte-Sophie byzantine. L'ne église de campagne en France
a plus d'élévation et de superficie que les cathédrales historiques
du Krendin. Je ne fais pas entrer en ligne de compte les deux tem-
ples fastueux de Pétersbourg, Notre-Dame de Kazan, calquée sur
Saint-Pierre de Rome, et Saint-Isaac, monument grandiose, mais
qu'un architecte ne peut songer à reproduire s'il n'a pas un nombre
respectable de millions à son ciédit. Nulle ornementation extérieure
sur les églises russes, sauf des coupoles de métal plus ou moins
nombreuses, plus ou moins peintes et dorées; les lidèles repor-
taient tout leur goût de magnificences sur les orfèvreries de l'inté-
rieur.— Les architectes russes, à la recherche d'une forme monu-
mentale, se proposent une tâche fort ardue. D'une part, ils sentent
bien qu'ils doivent faire grand; dans ce pays, la terre, les horizons,
les cités, leurs places et leurs rues, les hubiiudes de vie et les aspi-
rations, tout est large et grand; l'harmonie secrète des choses
exige, tout au moins pour les édifict s du culte, des proportions
majestueuses, de la hardiesse et de l'élévation. D'autre part, ces
architectes se font un point d'honneur national dt; rester attachés
aux traditions du moyen âge russe, aux élémens de construction
employés par leurs aïeux. Les traditions du moyen âge, ce sont les
églises nues, étroites, dont j'ai parlé, et, pour les besoins de la vie
civile, les petits palais des Ivans, de Boris Godounof, ces maison-
nettes élégantes qu'on appelle les téréma et dont le plus modeste
bourgeois ne se contenterait pas aujourd'hui. Les éléaiens romano-
byzantins qui constituent ce que l'on est convenu d'appeler le style
russe, ne soutirent que des dimensions exiguës ; ce sont les colon-
nettes courtes et trapues, étranglées au milieu, les baies étroites
aux cintres écrasés, les coupoles ramassées. Gomment approprier
ces traditions et ces instrumens rebelles aux exigences de la vie
moderne? Ajoutez à cela l'absence générale de pierre de taille en
Russie, la nécessité de l'aller chercher fort loin et à grands frais, ou
de bâtir, comme on a fait jusqu'ici, en très petit appareil, presque
toujours en briques. L'embarras des artistes est visible dans les plans
et les esquisses qu'ils envoient à Moscou ; leur fantaisie est encore
à l'aise tant qu'il s'agit d'édicules, de monumens commémoratifs,
de chapelles expiatoires ; dès qu'ils abordent les grands édifices,
les uns s'en tirent par des superpositions de coupoles à finfini, d'un
effet assez lourd, les autres par des développemens qui enlèvent
tout caractère aux éiémens employés. Dans la pratique, un seul
essai a été tenié à ma connaissance, la cathédrale du Sauveur à
Moscou. La vieille capitale, qui compte tant d'églises, n'en possé-
dait pas une où la pompe des cérémonies pût se déployer libre-
ment; elle a consacré des sommes considérables à la construction
l'exposition de MOSCOU. 57
d'un temple aux vastes proportions. On vient de l'achever : l'inté-
rieur est grandiose et d'un luxe éblouissant ; l'architecte a prodigué
les porphyres précieux de l'Oural, les revêtemens de labrador et
de jaspe. A l'extérieur, c'est un énorme cube de pierre, aux profils
pesans, rigides et tristes, qui ne donne pas la mesure de son élé-
vation réelle et de ses dimensions intérieures. Peut-être les cher-
cheurs trouveraient-ils d'heureuses inspirations dans l'étude de la
cathédrale de Zvénigorod, de la fin du xiii" siècle, où l'harmonie
de l'ensemble résulte d'une proportion parfaite entre la hauteur du
vaisseau et celle de la lanterne cylindrique qui supporte une cou-
pole unique. Dans l'architecture civile, il y a un parti à tirer, pour
l'ornementation extérieure, de ces revêtemens de terres émaillées,
introduits en Russie par les Orientaux; on ne craint pris les cou-
leurs vives ici; la plus gracieuse relique du temps passé est cer-
tainement ce pavillon conservé dans l'ancien couvent de Kroutitzki,
où les carreaux de faïence et une dentelle de pierre peinte déco-
rent les entre-deux de fenêtres renaissance. — Mais tout cela ne
résout pas le problème des vastes édifices, maintenus dans le style
russe; je crains bien qu'il ne soit insoluble.
Tous les arts du dessin sont représentés à Moscou ; je ne pense
pas qu'il faille attacher une grande importance à la section d'aqua-
relle et de gravure. M. Sokolof, le meilleur des aquarellistes russes,
n'y figure pas; M. Yillier expose un de ces peths paysages qu'il
traite dans un sentiment très moderne. Depuis quelques années,
le talent de nos artistes a poussé ce genre si loin que nous sommes
involontairement sévères pour l'infériorité des productions étran-
gères. Quant à la gravure, il est bien difficile d'implanter ce bel art
dans un terrain nouveau, alors que la concurrence des procédés
scientifiques le menace jusque dans les vieilles écoles où il a des
traditions glorieuses. Soyons d'autant plus reconnaissans à ceux
qui s'y consacrent, comme M. Pojalostine, le graveur de portraits,
et M. Ghichkine; ce dernier attaque le paysage avec un burin un
peu sec, mais non sans vigueur. La curiosité de cette section, c'est
l'évangile manuscrit, orné de miniatures, de M. Solovief. Ce singu-
lier artiste, un oublié du moyen âge, s'est avisé d'enfouir un labeur
de bénédictin et des dons exceptionnels dans ces travaux archaï-
ques désormais sans but. On passerait des heures à feuilleter ces
pages. Quelle prodigieuse richesse d'invention! quelle fantaisie dans
ces figurines, ces agencemens de capitales et de culs-de-lampe!
quelle science du coloris dans ces petites scènes discrètement tein-
tées, ces personnages monochromes, ces camaïeux et ces grisailles!
J'ai eu occasion de voir un recueil de légendes slaves enluminé par
M. Solovief et peut-être supérieur à son évangile. 11 y a là par dou-
zaines des compositions absolument originales, et si sincères, si
58 REVUE DES DEUX MONDES.
naïves qu'elles excluent toute idée de pastiche. L'horame qui a fait
cela ne peut plus se trouver qu'en Russie; il serait bien curieux à
connaître : il doit sentir et imaginer comme un moine du xv® siè-
cle. Si son œuvre s'égarait dans quelque vente de bibliophile,
des amateurs la couvriraient d'or, la prenant pour une relique du
passé.
L'orfèvrerie me seiTÏra de transition pour passer aux arts indus-
triels. Faut-il la placer en-deçà ou au-delà de cette hmite arbi-
traire? C'est bien relatif: personne n'a jamais eu l'idée d'accoler
le mot industriel aux travaux d'un Cellini ; toutes proportions gar-
dées, j'ai conscience de l'appliquer à ceux de M. Ovtchinnikof.
Nous sommes ici devant la manifestation d'art la plus vivace et la
plus originale du goût russe. Leurs orfèvres avaient depuis long-
temps une réputation européenne; après l'exposition de Moscou,
ils peuvent se dire sans rivaux, de l'aveu unanime des étrangers.
Cette supériorité tient en partie aux lois si puissantes de l'offre et
de la demande. Dans ce pays, où les autres artistes ont à lutter
contre mille difficultés, tout conspire au succès de l'argentier; sans
parler de la pieuse munificence qui enrichit sans cesse les trésors
des églises, toutes les habitudes de la vie russe réclament son con-
cours; les marques d'attention du souverain, les témoignages de
dévoûment que lui retournent ses sujets, l'esprit corporatif, les
jubilés après un certain nombre d'années de service, les anniver-
saires, tout se traduit en Russie par un échange continuel d'objets
d'art d'un grand prix, dont on laisse l'invention à la fantaisie de
l'artiste. Vous n'ouvrirez pas un journal sans y lire que telle assem-
blée de province a voté quelques milliers de roubles pour off'rir
à l'empereur une coupe, un plat en mémoire de tel événement;
qu'un régiment a fait de même pour son colonel, les bourgeois
d'une ville pour quelque personnage. Ce sont les habitudes de la
vie monarchique et municipale au moyen âge : on sait comme elles
stimulèrent les argentiers d'autrefois. Je ne doute pas que, dans
les mêmes conditions, nos artistes parisiens ne lissent des mer-
veilles; mais, sauf quelques surtouts de table, que leur demande-
t-on? Combien d'amateurs viennent leur donner carte blanche pour
imaginer un objet d'art pur, sans préoccupations utilitaires? Je n'ai
jamais lu dans la gazette qu'un conseil municipal ait voté 25,000 fr.
pour off'rir un plat d'argent à M. le président de la république. —
Cette année, les grands orfèvres de Moscou sont sur les dents; les
commandes se sont multipliées en prévision du couronnement; on
peut les admirer dans les vitrines de MM. Sazikof, Chliebnikof, dans
celle de M. Ovtchinnikof, qui tient la tète par la fertiHté de l'inven-
tion et la perfection du travail. Voici des plats curieusement ciselés,
représentant des scènes de l'histoire nationale, des aiguières, des
l'exposition DE MOSCOU. 59
samovars à la panse renflée surmontés d'animaux archaïques ; sur
l'argent mat courent des cordons d'inscriptions en lettres slavonnes,
qui jouent dans l'ornementation russe le même rôle que les sen-
tences koufiques dans l'ornementation arabe. Le style national, qui
trahit la grande architecture, est parfaitement approprié au travail
des métaux précieux, avec ses élémens raccourcis, ses lignes raides,
son bariolage de couleurs. On sait quelle place tient dans l'orfèvre-
rie moscovite l'emploi des émaux mariés à l'or ou à l'argent mat.
Le danger de cette décoration est dans le ton criard que donne
parfois cette accumulation de losanges verts, rouges et bleus.
M. Ovtchinnikof a trouvé un outremer très pâle, d'un effet char-
mant dans les rainures d'un service d'argent. Ce môme artiste a
voulu se signalera l'exposition par une conquête plus importante;
il a ressuscité le procédé ])yzantin des émaux cloisonnés appliqués
à la figure humaine. Jusqu'ici, sur les pièces émaillées, on se con-
tentait de peindre les figures; l'orfèvre de Moscou nous présente un
évangéliaire avec le Christ en croix et les douze apôtres, repro-
duits en cloisonné. Les nervures d'or figurent les côtes, les saillies
des muscles et des os; la pâte rose simule la chair. Le résultat n'est
pas encore parfait, mais le procédé est acquis, M. Ovtchinnikof a
dérobé un autre secret aux Japonais; il expose deux pots d'un bel
émail rouge avec des applications de feuillages en argent; l'ombre
portée par ces feuillages est naturellement obtenue sur l'émail par
un artifice de cuisson. Je n'en finirais pas d'énumérer les trouvailles
et les élégances accumulées dans cette salle, les nielles délicates,
imitées du Caucase et bien perfectionnées, les nimbes ô'irones en
gemmes et émaux copiés sur le diadème d'une tsarine du xvii'' siècle,
les couvertures de missels où le filigrane de vermeil et les réseaux
de perles enlacent élégamment des fleurs d'émail blanc. 11 faut se
borner et terminer en admirant la pièce de résistance de l'exposi-
tion, le monument symbolique de la libération des Bulgares, tou-
jours chez M. Ovtchinnikof. Ce monument, d'un mètre de haut,
représente un cavalier abritant une jeune fille dans les plis du dra-
peau sur un socle de marbre rouge; par une heureuse invention,
on a rompu la monotonie du socle en faisant courir &ur les plinthes
deux soldats. Bulgare et Monténégrin. Ces deux figurines sont exé-
cutées avec une hardiesse et un sentiment de vie dignes de la renais-
sance. J'ai plaisir à constater qu'elles ont été modelées par un de
nos compatriotes, M. Lanseret, le même qui a renouvelé ici le
bronze d'art avec ses groupes de chevaux kosaks et de bachi-
bozouks si naturels, si mouvementés. Ce jeune artiste fait autant
d'honneur à sa patrie d'origine qu'au pays où il travaille.
Je vais être injuste et ne donner que quelques lignes à l'art indus-
triel et décoratif, m'étant laissé trop entraîner par son grand frère.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
11 mériterait mieux. Nulle part la transformation n'a été plus rapide
et plus complète en Russie. Il y a peu d'années, quand ce pays vou-
lait fabriquer lui-même, il empruntait les modèles ou les dessina-
teurs à l'étranger. Aujourd'hui, il pourrait prêter aux autres. Il
n'est que juste de nommer les grandes écoles auxquelles ce résul-
tat est dû. C'est, à Moscou, l'école Strogonof ; à Saint-Pétersbourg,
l'école de dessin généreusement fondée par le baron Stiegliz, qui
vient d'ouvrir et qui compte déjà des centaines d'élèves; l'école de
la société d'encouragement, qui a dépassé le chiffre de mille élèves
en quelques années. Un lettré et un artiste, un homme de bien,
M. Gregorovitch, s'est voué à cette dernière avec toutes les forces
de son intelb'gence; il a obtenu ces succès rapides par la seule vertu
de l'initiative privée et sans aide officielle, phénomène rare en Rus-
sie. Enfin , les grandes compagnies de chemins de fer se font un
devoir d'entretenir chacune une école de dessin pour leur person-
nel. Un esprit très large dirige l'enseignement, on va chercher les
modèles un peu partout, en France, en Allemagne, à Kensington,
en Orient. Dans ces conditions , il est presque impossible qu'une
vocation sérieuse ne trouve pas où se développer. Tous ces établis-
semens ont leur exposition particulière à Moscou ; on voit ce qui
existait, il y a dix ans, des essais gauches, sans goût, sans style,
et ce à quoi l'on est arrivé aujourd'hui : un dessin habile, inventif,
l'accommodation du style russe aux besoins de l'orfèvrerie, de la
ferronnerie, de la céramique, de l'ameublement, des impressions
sur tissus. C'est de là que sortent les cartons élégans qui ont per-
mis aux étoffes imprimées de faire si bonne figure à l'exposition.
Des procédés nouveaux sont en honneur; ainsi la gravure par la
pointe rouge, sur une planche de bois qui emprunte à l'action du
feu de beaux tons fauves. On obtient de la sorte des panneaux de
meubles d'un caractère très artistique. A vrai dire, ce procédé ne
répond guère aux exigences de l'industrie , il est surtout entre les
mains d'amateurs qui en tirent un grand parti. Voilà un de ces pan-
neaux, représentant une paysanne et ses enfans ; avec des moyens
si restreints, l'artiste nous rend l'illusion des différons bois du mo-
bilier, sapin ou bouleau, il fait ressortir les tons respectifs des bro-
deries et des linges, donne de l'expression aux figures. Il y a bien
de l'esprit et de la finesse dans la main qui a conduit ce trait. —
Une génération de dessinateurs est formée ; la génération qui vient
donnera sans doute des ouvriers pour travailler sur ces modèles,
dans toutes les industries encore retardées, l'ameublement, la ver-
rerie, la céramique. Cette dernière commence à se répandre en
dehors de la fabrique impériale, fondée par Catherine sur le plan
de notre manufacture de Sèvres. M. MasHanikof expose des faïences
très soignées, des barbotines, des flambés ; il est parvenu à repro-
l'exposition de MOSCOU. 61
duire un trépied de Gouttière, avec les guirlandes et les masca-
lons, tout cela par tâtonnemens, par intuition. C'est un ancien
paysan qui s'est épris de son métier; M. Ovtchinnikof, l'habile
orfèvre, est parti du même point. Ceci est caractéristique; les vraies
trouvailles d'art, aux grandes époques, ne sont pas sorties d'une
fabrique patentée , elles sont nées d'efforts individuels, obscurs :
Palissy et tant d'autres ont tâtonné comme les chercheurs russes
et vivaient dans un milieu social identique. — Je dois pourtant
finir par une critique; une des plus nobles industries, celle du livre,
est de cinquante ans en arrière sur les autres ; on traite avec trop
dr' sans-façon le premier des produits du travail. Sauf le caractère
d'impression, généralement bon , tout est déplorable dans le livre
russe : le papier, le rapport entre la justification et la marge, le bro-
chage, la reliure. Quand vous avez lu vingt pages d'un volume bro-
ché, il ne vous reste entre les mains qu'un amas de feuilles volantes.
Les éditions des classiques, de Pouchkine, de Gogol, ne sont pas
assemblées avec plus de respect qu'un vulgaire prospectus; si on
les confie au relieur, il vous rend un grossier cartonnage, gaufré
dans un goût barbare. Le livre russe, relativement fort cher, devrait
prendre exemple sur la belle et solide librairie anglaise.
J'ai fait part de mes impressions au lecteur en toute sincérité ; à
lui de tirer les conclusions. Il a vu quelle puissance de travail et
quelle métamorphose l'exposition de Moscou nous révèle. Dans les
choses d'art, il a vu une classe nouvellement arrivée à « l'intelli-
gence, » comme on dit en Russie, chercher avec ardeur un peu de
tous côtés, mais surtout dans la tradition nationale, l'expression d'un
idéal très confus. Tous ces esprits sont en marche vers un but qu'ils
pressentent et ne voient pas; nulle part ils ne l'ont atteint, sur
quelques points isolés ils en approchent. En tout cas, celui-là se
ferait une grande illusion , qui , regardant une seule face de la vie
sociale, croirait ce peuple ralenti, paralysé, las de vivre ; sous les
orages des hautes régions, auxquelles la masse est plus indiffé-
rente qu'on ne pense, la vie continue, crée, transforme. L'éter-
nelle inquiétude de l'art tourmente beaucoup de ces âmes neuves,
les pousse à des efforts aventureux, puérils et grossiers quelque-
fois. Il est grossier aussi, et de mine chétive, le sable qui emplit
cette manne, rapportée des fleuves de Sibérie par les laveurs d'or;
quand on l'aura tamisé et affiné, quand il aura passé dans la four-
naise et sous le laminoir, il en sortira un lingot d'or vierge. Tel
dédaigne cette poignée de limon qui admire un bijou de chryso-
cale luisant et séduisant; le temps passe sur le bijou, il vous laisse
aux doigts une once de cuivre sans valeur. Tâchons de deviner et
de préférer le sable, de Sibérie.
Eugène-Melchior de YOGIJÉ.
DANS LE MONDE
DEUXIEME PARTIE a^.
YI.
Mars allait finir. Oii était en plein carême, — la saison des exer-
cices pieux, lesquels ne font pas aux autres tout le tort qu'on pour-
rait croire. Madeleine, qui n'allait pas à l'église uniquement par
convenance et éprouvait, de loin en loin, un revenez-y de dévotion,
suivait avec une assiduité de bon ton les conférences pour dames du
père Olanier, franciscain de mérite, qui tenait la chaire de Sainte-
Glodlde et ne paraissait pas vouloir la lâcher avant d'avoir vidé sur
son public de mondaines le sac plein de vérités un peu crues qu'il
avait apporté. Ce prédicateur apprécié, qui savait procurer aux
femmes l'ineffable jouissance de rougir pour le bon motif, appelait
un chat un chat, — quand il ne trouvait pas d'appellation plus pit-
toresque. Aussi les conférences sur la Femme chrétienne étaient-
elles en grande faveur dans tout le faubourg; on passait même l'eau
pour venir les entendre. Roger, lui, était venu plusieurs fois tout
exprès de Versailles, bien qu'il ne semblât pas qu'il dût rien y avoir,
dans ces pieuses instructions, qui fût particulièrement à l'usage
des dragons. Il y trouva pourtant ce qu'il ne cherchait pas : l'ex-
plication d'un singulier phénomène dont son être était, depuis peu,
le théâtre.
{{) Voyez la Revue du 15 octobre.
DANS LE MONDE. 63
Un jour qu'il était là, dans un des bas-côtés, écoutant distraite-
ment, derrière un des piliers à colonnettes de rèlég.^nte paroisse,
les grands éclats de voix du moine rondelet et barbu qui s'agitait en
chaire, il fut frappé de certains mots saisis au vol. Il était question
des liaisons coupables qui portent en elles leur châtiment, des hontes
du plaisir qui se font haut-le-cœur,des voluptés sales qui se tournent
en dégoûts, etc. Le conférencier insistait, avec une patience et une
conviction qui devaient bien étonner la grande majorité des oreilles
ouvertes pour l'entendre. Heureusement, un jeune dragon était là,
qui put tirer quelque parti de toutes ces excellentes choses, dont le
tort unique était de se tromper d'auditoire, et, grâce à cette circon-
stance, le sermon ne fut pas entièrement perdu. — Roger, en effet,
dont la pensée venait d'être brusquement ramenée vers un sujet qui
l'avait déjà plusieurs fois occupée, se livra à une enquête intérieure.
Il se demanda' pourquoi, depuis quelque quinze jours, il se ren-
dait compte du temps passé avec Madeleine ; il chercha la raison
qui, par instans, le faisait distrait dans les épanchemens du huis-
clos et l'empêchait de trouver aussi belle qu'autrefois celle qu'il
avait tant aimée pendant des années, tant regardée depuis trois
mois. Le prédicateur, à ce moment, tirait la conclusion de son dis-
cours, et, dans une péroraison vibrante, montrait le Devoir, con-
vive austère qu'on avait omis d'inviter, arrivant au dessert pour
éteindre les bougies fumeuses et briser les coupes vides de ces fes-
tins terminés. Roger ne put le suivre sur les hauteurs où l'entraî-
nait la muse de l'éloquence sacrée. Malgré lui, il se disait que ce
n'est pas une raison, parce qu'on a trop mangé d'un plat pour se
condamner au jeûne à perpétuité. En tous cas, il avait réfléchi:
c'était assez, c'était trop; il ne pouvait douter que le feu sacré ne
fût en train de s'éteindre en lui. En résumé, il avait été enfant, il
se sentait devenir homme; ce n'était peut-être pas le plus beau de
son affaire, mais c'était, à coup sûr, la plus claire de ses sensations.
Il se souvenait maintenant de tous ces regards féminins dont, si
souvent, il avait senti la caresse enveloppante, sans se soucier jamais
de leur discret appel; il en était presque à regretter ces invitations
muettes, parfois inconscientes, qu'il avait dédaignées. Âprésentqu'il
savait ce que valait l'amour et ce que durait le bonheur qu'il
engendre, il se surprenait à déplorer tant de plaisir perdu. — Il
s'expliquait aussi pourquoi, depuis peu, lui qui, jadis, ne regardait
les femmes que pour s'assurer qu'elles étaient toutes inférieures à
Madeleine, il en était arrivé à les regarder avec une sorte de com-
plaisance, trouvant jusque dans les irrégularités de certains minois
de fantaisie des charmes qu'autrefois il n'eût ni découverts, ni
soupçonnés. Plus de doute, il était rassasié, il était las, mais non de
l'amour en général, comme le prédicateur afïïrmait qu'on devait
6A REVUE DES DEUX MONDES,
l'être apr^s toute expérience malheureuse; il n'était rassasié, il
n'était las que de l'amour de Madeleine. Ce n'était pas une soif de
vertu quile travaillait; c'était simplement ce besoin d'inconnu, ce
désir de nouveau, — la plus honteuse faiblesse et le plus vif pen-
chant du sexe barbu au pied de faune, — cette fièvre enfin de chan-
gement, grâce à laquelle :
Une maîtresse un (antet bise
Rit à nos yeux...
quand nous sommes soûls de blancheur.
Le moine venait de faire le signe de croix final. Un bruissement
de jupes agitées succédait aux accens de la pieuse diatribe, et des
effluves de parfums mondains ondulaient sous la voûte et les arcades
en ogive. Bientôt les chants du Salut s'élevèrent parmi ce murmure
profane embaumé. C'était le moment où les germes de bonnes réso-
lutions, tombés de la chaire dans les cœurs dévots, flottent incer-
tains sans pouvoir prendre racine; tout à l'heure, le vent du dehors,
qui entrera par la grande porte ouverte, les balaiera comme des
graines restées à la surface de la terre. Madeleine, agenouillée,
priait, fort occupée à mettre d'accord son amour, de plus en plus
vivace, et les idées de vague piété qui l'avaient ressaisie par ce temps
de carême, amalgamant toutes ces contradictions avec l'habileté
subtile, le souci raffiné que savent apporter les femmes à cette
alchimie du cœur. — Au reste, l'amour était chez elle plus fort que
les scrupules; femme, et femme charmante, femme complète aussi,
puisqu'elle était éprise, le sentiment qui la possédait enlaçait
sa raison avec les câlineries grimpantes d'un lierre vigoureux, et
étouffait doucement sa conscience sous la grâce verdoyante de ses
jeunes frondaisons. Elle ne connaissait guère les vilains rancœurs
de la satiété, ni les tristes relens des amours moisies. Bien décidé-
ment, ce moine n'avait pas le sens commun ; il était venu parler à
des femmes un langage que, seuls, des hommes et des filles pou-
vaient comprendre.
On sortait. Les grands vantaux ouverts livraient passage à la
lumière encore vive d'une fin d'après-midi printanière, et un flux
de clarté venait à la rencontre du courant humain qui descendait
vers la place, où l'on voyait, acculés au trottoir du square, les équi-
pages en alignement correct. Un pan de ciel pâle s'encadrait dans
la baie du portail, et le jour doux des heures voisines de la nuit
venait frapper sans brutalité en plein visage les femmes qui se
hâtaient vers la large issue. Sous ce rayon discret, les laides seules
succombaient; les figures agréables semblaient jolies, les jolies
paraissaient belles. Toutes ces têtes féminines, éclairées de face.
DANS LE MONDE. 65
se détachaient avec une poésie singulière sur le fond noir de l'église,
qu'étoilaient les cierges encore allumés du maître-autel. — Roger
avait pris place sous le porche, parmi les hommes qui guettaient
la sortie et les valets qui attendaient leurs maîtresses; il dévisa-
geait les femmes qui passaient avec une curiosité et des réflexions
chez lui nouvelles. La princesse Riva parut sous la porte. Il salua,
et son salut lui fut payé d'un boojour gracieux. Pendant que la
princesse, un instant arrêtée en haut des marches, attendant que
sa voiture avançât, stationnait près de lui, il regardait ce profil capri-
cieux, vrai profil d'insurgée, où tout semblait en révolte contre les
conventions et contre la règle, défi vivant porté par la Grâce à la
Beauté. Trois mois auparavant, il ne l'eût pas trouvée digne de bou-
tonner les bottines de Madeleine ; à l'heure présente, il découvrait,
dans le charme heurté de ces traits incertains et jusque dans l'effron-
terie de ces allures tapageuses , quelque chose de piquant, assez
comparable à la provocation muette d'une jolie pomme verte qui
vous agace les dents avant que vous y ayez mordu. Et, chez d'au-
tres femmes encore, mille détails, autrefois pour lui lettre close, lui
sautaient maintenant aux yeux pour forcer son attention et débau-
cher son esprit. 11 n'avait pas de fatuité, mais il lui était difficile,
dans la disposition morale où il se trouvait, de ne pas remarquer que
toutes les femmes ou presque toutes, en passant près de lui, lui
jetaient un regard plus ou moins prolongé. Il se rendait compte que
quelques-unes, la plupart même, n'avaient aucune arrière-pensée
malséante; mais, précisément chez celles qui ne pouvaient être soup-
çonnées de plier sous le faix de leur vertu, ce regard involontaire,
machinal, qui s'arrêtait sur lui plutôt que sur ses voisins, avait
quelque chose de flatteur et de chatouillant. C'était comime un hom-
mage de femme, et, quand le regard s'attardait un peu, il l'inter-
prétait ainsi : « Quel dommage que je sois vertueuse ! » ou, avec
plus de réserve, de cette autre façon : « Si je n'étais fermement
vertueuse, j'aimerais à cesser de l'être par les soins de ce mon-
sieur. » Il éprouvait une sorte de volupté intérieure et de satisfac-
tion sensuelle, en même temps qu'une véritable chaleur au cœur,
à se dire que si, par impossible, la morale venait à s'effondrer
comme un édifice miné ou vermoulu, et, avec la morale, la conven-
tion, cet autre rempart des mœurs, bien autrement solide, il ne
chômerait pas de femmes de son monde et n'aurait qu'à regarder
autour de lui pour choisir. Pauvre Madeleine 1 — Et pourtant, quand
elle vint à son tour, cherchant avec avidité le visage de son amant
qu'elle savait là, quand il entendit autour de lui le murmure de
dilettante, qui, parmi les hommes présens, circulait avec le nom
chuchoté de la duchesse, il se reprit, pour une minute, à l'aimer
TOME LIV. — 1882. 5
06 BÉVUE DES DEUX MONDES,
beaucoup. Seulement, cet amour-là était tout de vanité, un de ces
amours de mari repu, qui, de loin en loin, jette encore une flamme,
lorsque, sur le passage de l'épouse toujours belle, mais trop con-
nue, l'admiration de la galerie rappelle à l'oublieux le joyau sacri-
fié qu'il possède.
Le jeune homme s'approcha de sa maîtresse. Bien entendu, il
était tête nue; mais, sans le vouloir ni le savoir peut-être, il mit
dans sa voix, dans son geste, dans toute sa contenance, une intimité
trop apparente, comme une affectation de bons rapports. Il sentait
le besoin de montrer qu'il était lié, au moins de grande amitié,
avec cette rayonnante personne que tous les hommes avaient l'air
de convoiter. Après, il se trouva stupide et se rabroua lui-même
de son mieux pour ces sentimens bas, ridicules et de ton détes-
table. Mais cela ne changea rien à l'état de son cœur, non plus
qu'à la tournure de ses idées. Il prit, il est vrai, la résolution de
chasser ces laides pensées et de revenir tout entier à Madeleine,
pour être à elle d'âme et d'imagination comme de corps. Mais,
bah!., un pavé de plus au sol de l'enfer.
La conversation de Roger et de Madeleine avait été interrompue
par M""^ de Rhèges.
— Vous étiez là? avait dit la duchesse. Vous n'êtes cependant pas
des habituées. Et Geneviève?
— Vous pensez bien, ma chère, que je ne l'amènerais pas ici.
Pour les jeunes filles, voyez-vous, il n'y a encore que les jésuites;
quand ils ont à vous faire avaler quelque chose d'un peu âpre au
goût, ils mettent tant de sucre autour que cela paraît doux comme
miel. Le père Olanier est intéressant, mais trop brutal. Pour dédom-
mager Geneviève, je la conduis tantôt au père Suavet, à Saint-
Thomas, tantôt au père Dulcime, à Saint-Philippe.
— Elle paraît mélancolique, depuis quelque temps, votre Gene-
viève, dit négligemment la duchesse.
— Yous savez, à cet âge-là, on est embarrassée de soi-même : on
est trop vieille pour faire la petite fille et trop jeune pour se prendre
au sérieux.
— C'est vrai, fit Madeleine en quittant la comtesse pour gagner
sa voiture. Et, en disant : « C'est vrai, )) elle eut un sourire presque
railleur.
Pendant ce temps, Roger s'en allait le long des quais, se remé-
morant les joies du passé et s'efforçant de leur emprunter un rayon
pour réchauffer ses amours tiédissantes. — C'était dommage de ne
plus aimer ou d'aimer moins par ce joli temps d'avril en avance.
Ce paysage des quais, unique en son genre, où l'on voit et oii l'on
entend tout ce qu'on veut, la grande nature et la grande ville, le
DANS LE MONDE. 67
murmure voisin d'un fleuve et le brouhaha lointain d'une cité, revê-
tait, par ce commencement de soirée limpide, des séductions char-
meresses. C'était l'heure où s'accoudent volontiers aux parapets des
ponts les désespérés et les joyeux, tous ceux que le fardeau d'un
bonheur trop intense ou d'une infortune trop lourde oblige à s'arrê-
ter, de temps à autre, pour reprendre haleine. Le bruit sourd de la
cité grouillante semble un écho de fête ou de tourmente qu'on a
voulu fuir, mais qu'on écoute encore, le trouvant plein de souve-
nirs ; la crête des monumens s'enlève en un relief adouci sur le
fond d'un ciel étroit que le crépuscule pâlit; les flots jaunes, rou-
lant entre leurs rives de pierre, semblent emporter au loin le triste
reflet des misères urbaines : les lignes, les couleurs, les sons, tout
est atténué, poétisé, embelli; à cette heure-là, on rêve aussi bien
au bord de la Seine que dans les solitudes agrestes, et l'on a de
plus l'accompagnement en sourdine de cette musique sans pareille
que fait la vie lointaine de tout un peuple qui travaille et s'amuse.
Les voitures qui rentraient du bois bifurquaient sur la place de
la Concorde, les unes prenant la rue Royale, les autres passant les
ponts; toutes marchaient bon train, et c'était à peine si l'on avait le
temps d'apercevoir, au fond des coupés, la silhouette gracieuse de
femmes élégantes, un peu inclinées vers la portière pour recon-
naître au vol les équipages qui les croisaient ou les dépassaient. —
Roger ne savait où dîner ; sans pouvoir dire pourquoi, il lui eût été
impossible, ce soir-là, de retourner à Versailles et presque aussi
impossible de dîner chez sa mère. Il gagna les boulevards et les
remonta jusqu'à la porte Saint-Martin, goûtant une jouissance nou-
velle à se mêler au piétinement sur place de cette foule bizarre
qui ne se trouve à l'aise que sur les trottoirs encombrés dont la
poussière ou la boue est si douce à ses pieds. Il se sentit bientôt
envahir par un irrésistible besoin de plaisir; tous ces gens qui
avaient l'air d'être en quête d'une soirée folâtre, ces femmes même,
l'œil éhonté et la démarche conquérante, dont le contact lui eût
répugné, ces restaurans qui se remplissaient, ces théâtres qui
allaient s'ouvrir, tout ce mouvement boulevardier du soir le prenait
dans ses ondulations berceuses et quasi lascives.
Rarement un élégant dépasse la rue Drouot. Le boulevard, d'ail-
leurs, n'est pas son terrain; c'est la promenade des journalistes, des
boursiers, des filles et des étrangers, ce n'est pas la sienne: il y
passe, il n'y séjourne pas. Et, si, d'aventure, il s'y promène, la rue
Drouot est pour lui une frontière : on ne va plus loin qu'en voiture,
quand quelque afi'aire ou quelque théâtre vous appelle. Roger prit
plaisir à passer à pied la frontière. Il marchait lentement, dévisa-
geant les passans et surtout les passantes; à mesure qu'il s'éloi-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
gnait des lieux avouables, se sentant de plus en plus affranchi de
cette contrainte réelle qui oblige un homme à la mode à composer
sa démarche et à se faire un regard, il lâchait la bride à sa curio-
sité de flâneur, s' attardant au spectacle de la voie publique, aux
incidens du boulevard. 11 s'étonna de l'agitation commerçante de la
rue du Sentier, de la rue Saint-Fiacre et surtout de la rue du Fau-
bourg-Saint-Denis, qui versaient, afïluens rapides, leurs flots de gens
affairés dans le grand fleuve de la circulation parisienne. Le débou-
ché du faubourg Saint-Denis principalement l'intéressa, grâce à la
quantité de jeunes ouvrières et de jolies impures qui s'y mon-
traient. Ce n'était plus le va-et-vient ouvertement sans but des bou-
levards élégans; tout le monde avait l'air pressé, et ce mouvement
précipité donnait une sensation de vie plus intense, plus vraie,
plus captivante que le remous désœuvré de là-bas. Le jeune
homme eût voulu se faire négociant, commis, employé, n'importe
quoi de moins chic qu'il n'était, pour se sentir talonné par la
préoccupation d'une affaire, ou émoustillé par la vue d'un cotillon
de lainage à conquérir. Mais il était le marquis de Trémont, il
n'avait pas d'autre affaire que de toucher ses revenus par l'entre-
mise de son notaire, et il se fût trouvé ridicule de suivre une
demoiselle de magasin, de sourire à une ouvrière, ou d'accoster
quelque donzelle de bas lieu : ce sont choses qu'on ne fait, dans
son monde, que quand on grisonne. — 11 redescendit vers la Ma-
deleine. Comme il passait devant le café Anglais, se demandant
s'il allait y dîner, quelqu'un lui prit le bras.
— Tiens ! Rohannet !
— Où vas-tu, petit dragon, de ce pas traînant?
— Nulle part.
— Cela se voit; tu n'as pas l'air pressé. Sais-tu ce que du devrais
faire? Venir dîner avec moi au cabaret. J'ai donné rendez-vous
là dedans à Clémence et à son amie Jane, de sorte que je vais dîner
entre deux femmes, en pacha, si quelqu'un de complaisant n'en
prend une à son compte,., pas la mienne ! j'y tiens.
— Je ne suis pas habillé.
— Bah ! j'en serai quitte pour faire une annonce.
Trémont ne demandait pas mieux, et il suivit Rohannet dans
le cabinet que le vicomte avait retenu pour le repas auquel la
présence d'un quatrième convive allait enlever tout caractère
oriental. — Les jeunes gens attendirent un quart d'heure, au
bout duquel ils eurent la satisfaction de voir entrer Clémence et
Jane.
La double présentation fut faite très correctement. Après un coup
d'œil aux deux femmes et quelques mots échangés, Roger commença
DANS LE MONDE. 69
à croire que son ami n'avait pas al)solument tort de mettre si haut
dans son estime ces personnes dil'liciles à classer, mais fort agréa-
bles à voir, qui sont assurément un peu moins loin des mondaines
que des filles, et dont on dirait volontiers qu'elles sont du demi-
monde, si, dans son acception primitive et vraie, le mot ne devait
s'appliquer exclusivement aux déclassées et si, dans l'abus maladroit
qu'on en fait, il ne servait journellement à désigner tous les milieux
galans, sans distinction de catégories ni d'étages. — Toilettes chères,
mais sobres; parfums pénétrans, mais non sulTocans; beaucoup
d'aplomb, un peu de sans-gêne, mais de la grâce, pas de laisser-
aller : en un mot, du chic et du vrai.
Clémence Holler était une grande blonde, un peu chargée d'em-
bonpoint, portant beau : un visage et une tournure de déesse grasse
et bonne enfant. Elle parlait lentement, avec un accent qu'elle avait
inventé et des mots à elle, poinçonnés à son chiffre, que l'on eût
peut-être difficilement trouvés dans le dictionnaire, mais qu'on n'avait
jamais besoin d'y chercher, tant ils étaient expressifs et bien frappé^.
Étrangère pour de bon, née quelque part entre le Rhin et la Baltifiue,
spirituelle à froid, ne riant jamais, souriant beaucoup, gaie sérieu-
sement, aimable avec les yeux, avare de gestes, ayant toujours l'air
de descendre de l'Olympe, mais d'en descendre avec plaisir, elle
était faite pour dépenser cent mille francs par an, sans mener grand
bruit, et savait trouver la somme, dans la poche de Rohannet et
ailleurs, — le sort ayant négligé de la doter en espèces.
Quant à Jane Spring, en dépit de son nom anglais, elle était
brune avec des yeux bleu d'acier à cils noirs, qui n'avaient vrai-
ment rien de britannique. Le baron Ravenot, son heureux maître,
— après Dieu et quelques autres, — l'avait anglicisée de force;
c'était un des hommes de cette génération anglomane tant raillée,
mais si puissante et si complètement victorieuse de nos usages et
de nos goûts, de cette génération déjà vieille qui nous a infectés de
mœurs et de locutions d'outre-Manche, n'ayant pris aux Anglais que
ce qu'ils exportent, et à laquelle nous devons les courses et la grossiè-
reté, — deux plaies d'Egypte venues d'Angleterre. Pour ce baron,
comme pour ses contemporains, il était de bon ton, à l'écurie et dans
l'alcôve, de ne parler qu'anglais, et Jeanne Vernier, ex-petite insti-
tutrice qui savait l'anglais, était devenue Jane Spring en devenant sa
maîtresse. Au surplus, cette dénationalisation violente n'avait rien
enlevé de son charme à la beauté française de la jeune femme. —
Détaille peu élevée, mais très bien faite, les traits harmonieux sans
qu'on sût pourquoi, les cheveux presque noirs et surabondans, ou
paraissant tels, les dents belles, les mains fines et les pieds trop
petits, Jeanne Vernier ou Jane Spring était une personne fort atti-
70 r.F.VUE DES DEUX MONDES.
rante, harponnant les hommes, même malgré elle, et les retenant,
même malgré eux, — du moins quand ils étaient de bonne prise :
témoin le baron llavenot, qui défrayait, depuis des années, le plus fort
de son luxe avec les millions que Tbéodule Ravenot, entrepreneur de
travaux publics, avait amassés sous Louis-Philippe et auxquels mon-
sieur son fils était redevable de bien des choses, — entre autres, de
son titre de baron, car on n'était baron, dans la famille, que parce
qu'on était riche, ceci ayant payé cela.
Jane parlait vite, avec une extraordinaire propriété de termes;
assez instruite pour causer de tout, pas assez pour s'étendre sur
un sujet quelconque , elle aimait à glisser sans appuyer, après
avoir dit une partie de ce qu'il y avait à dire. Incapable de verser
dans le bas-bleuisme , où elle n'eût pu, d'ailleurs, faire long-
temps bonne figure, elle avait cependant le petit travers de par-
ler trop volontiers des auteurs qu'elle avait lus de plus ou moins
loin. Ainsi, elle avait une façon presque agaçante de s'exclamer :
« C'est du Jean-Jacques ! » toutes les fois qu'elle voulait faire
l'éloge d'une épître bien tournée ou de quelque morceau litté-
raire à son goût. Elle usait notamment de l'exclamation en faveur
d'un ex-avoué bel esprit, qui, par habitude de grossoyer des rôles,
gâchait énormément de papier en l'honneur des beautés aimables
appréciant l'encens épistolaire, et, comme on ne voyait pas clai-
rement cet ex-avoué écrivant du style de Rousseau, l'effet était
fâcheux. Mais, franchement, c'était peu de chose. Ne reculant
pas devant le mot, quel qu'il fût, qui exprimait bien sa pensée,
elle ne recherchait pourtant ni les idées ni les expressions débrail-
lées, se contentant de ne pas les fuir. Quand l'occasion s'en pré-
sentait, elle lançait les paroles les plus crues avec une hardiesse
tranquille de femme qui n'a plus à déchoir, mais sait se maintenir
là où il lui a plu de se placer. — Eti apparence plus ardente que
son amie, Jane avait la réputation, dans le petit cercle où elle était
connue, de s'entendre merveilleusement aux affaires, aux siennes
tout au moins. On prétendait que sa grande supériorité, attestée par
l'état prospère de sa fortune, — une fortune solide, toute en pierres
de taille et sise en belle place dans les quartiers neufs, — était due
à des facultés très parisiennes qui lui permettaient de plumer les
plus gros pigeons avec une légèreté de main prestigieuse : elle sou-
riait si bien pendant l'opération qu'on ne soufïrait presque pas;
c'était, du moins, ce qu'affirmaient quelques-uns de ses anciens
patiens. Du reste, ne trompant pas sur la qualité de la marchandise
vendue et vous aimant pour votre argent. — Elle avait voulu tâter
du théâtre, comme la plupart des femmes entretenues qui ont de
l'intelligence et un brin d'instruction ; mais elle n'avait pas tardé à
DANS LE MOKDE. 7i
se retirer, écœurée, disait-elle, par la quantité de pots-de-vin en
nature que réclament, pour vous aider, et même pour ne pas vous
nuire, un personnel innombrable de directeurs, d'acteurs et de
journalistes. Elle ajoutait, d'ailleurs, de très bonne grâce, qu'elle
ne s'était pas reconnu assez de talent pour triompher sans alliances,
ni assez de solidité de cœur pour les subir toutes. De son court
passage dans ce monde des coulisses, qui a ceci de commun avec
les décors qui lui montrent leur envers, qu'il ne gagne rien à être
vu de près, elle avait rapporté un mépris caractéristique de tout ce
qui vit dans ce milieu spécial, et ce mépris lui allait si bien qu'on
ne songeait pas un instant à se demander où elle pouvait prendre
le droit de l'afficher.
Elle parut se mettre en frais pour Roger, qui, de son côté, pre-
nait visiblement plaisir à l'entendre parler, surtout quand elle par-
lait gaulois. C'était nouveau pour lui, ce genre exempt de trivialité
autant que de réserve, où la licence n'excluait pas la grâce, ni la
hardiesse des mots le souci du bien-dire.
— Ah! Jane, dit tout à coup Rohannet, je vous préviens que
Trémont est un écuyer sérieux; vous devriez lui demander de mon-
ter votre jument une douzaine de fois : il vous la rendrait moins
folle, peut-être même tout à fait mise.
En disant cela, il jeta un coup d'œil malin à Clémence, puis à
Jane elle-même. Il paraît qu'il y avait complot contre la vertu sup-
posée de Roger, car les deux femmes sourirent, Jane en se mor-
dillant la lèvre inférieure, avec une petite moue qui la dispensait de
rougir. — Et, de fait, si Roger n'avait été, un instant auparavant,
fort occupé à regarder par la fenêtre basse donnant sur l'une des
faces latérales de l'Opéra-Comique, il eût pu remarquer un aparté
mystérieux entre les trois autres convives, aparté que ponctuaient
de petits rires et des « Bah ! » stupéfaits. Mais on s'était levé de
table, il régnait dans la pièce cette chaleur insupportable des cabi-
nets de restaurant, compliquée d'odeurs culinaires, et le jeune
homme trouvait du charme à respirer l'air relativement pur de
la rue.
— C'est une idée! fit Jane en réponse à Rohannet. Reste à savoir
si M. de Trémont l'acceptera et consentira à prendre ma bête en
dressage.
Elle venait de se rasseoir, fumant une cigarette turque, dont elle
souillait doucement la fumée, sans aucune de ces grimaces mas-
culines dont s'enlaidissent, la plupart du temps, les femmes qui
fument. Le coude légèrement appuyé sur la table, elle montrait,
dans l'ouverture de la manche courte de sa robe, la peau très blanche
de son bras qu'enserrait un serpent fait de diamans juxtaposés
72 KEVUE DES DEUX MONDES.
sans monture visible, lesquels paraissaient, dans le mélange de
leurs feux, se chevaucher les uns les autres, comme les écailles
imbriquées de quelque fantastique et éblouissant reptile. Les yeux
clignaient légèrement , agacés par la fumée , et se montraient
humides entre leur double frange de cils noirs. Un regard qui
avait accompagné sa phrase à l'adresse de Trémont semblait bien
une invitation à venir s'asseoir auprès d'elle sur le divan. Roger
s'empressa de déférer à cet appel des yeux, et, un peu rouge (il avait,
d'ailleurs, confortablement dîné), un peu ému, tout à fait séduit,
il s'embarqua dans une phrase aimable, quoique un peu gauche,
où il était question de dressage à deux, de promenades au Bois par
les charmantes matinées d'avril, de chevaux sages et d'amoureux
qui aspiraient à ne pas l'être. La conclusion de cet entretien galant
fut que le jeune homme irait voir le surlendemain la jument. —
On sortit.
C'était une soirée douce, une des premières de l'année, un de ces
temps par lesquels les gens paisibles et couche-tôt se font, pour une
fois, noctambules. On renvoya les deux coupés, — deux voitures de
bon style, qui n'avaient rien de commun avec ces affreuses petites
boîtes roulantes à cocottes, vraies voitures-enseignes, par l'acquisi-
tion desquelles les petites dames de bas étage ont coutume de mar-
quer leur première étape dans la voie du luxe. Ces dames voulaient
marcher, puis aller faire un tour en fiacre découvert, — pour chan-
ger. Roger offrit son bras à Jane, qui s'y appuya tout de suite d'une
façon flatteuse, et les deux couples, descendant les boulevards, se
mirent à causer séparément. L'entretien du vicomte avec Clémence
ne devait rien avoir de palpitant : trois ans d'intimité, — vieux
habits! vieux galons! Mais celui de Roger avec Jane paraissait glis-
ser bon train sur une pente agréable, car le jeune homme inclinait
souvent la tête vers sa compagne, ayant l'air de lui poser des ques-
tions à solution pressée. A la Madeleine, on prit un fiacre, et, après
avoir déposé rue Galilée Clémence et Rohannet, les tourtereaux qui
s'étaient appareillés si promptement continuèrent leur route vers
l'avenue du Cois-de-Boulogne, qu'habitait Jane. Le coin de la rue
n'était pas tourné que le bras de Roger faisait le tour de la taille de
Jane, et qu'une demi-douzaine de baisers cherchaient à se caser
quelque part, aux environs des lèvres de la jeune femme... Les
premières atteintes du printemps, le charme d'une belle nuit, les
agaceries d'un parfum savant, les suites poétiques d'un bon dîner,
que sait-on?.. Bref, Madeleine était aussi parfaitement oubliée que
s'il se fût agi d'une antiquité de maîtresse à mettre au rancart. —
Au milieu de l'avenue, le fiacre s'arrêta devant un joli hôtel à façade
blanche, séparé du trottoir par un étroit jardin. Le jeune homme se
DANS LE MONDE. 73
pencha une dernière fois, dit à l'oreille de la jeune femme quelque
chose de mystérieux, puis attendit avec une mine d'oraison. Mais
Jane dégagea sa main, que retenait celle de son interlocuteur, mur-
mura : « Quelle folie! Et mes domestiques? » puis saula à terre et
tira de sa poche un bijou de clé d'or qu'elle se mit en devoir d'in-
troduire dans la serrure à secret de l'une des deux portes de la
grille.
— Allons! bonsoir!.. Venez après-demain, vous me ferez
plaisir.
Roger, assez penaud et fort contrarié, comme quiconque s'est
mis en appétit trop longtemps avant le festin, remonta tristement
dans son fiacre à quatre places et se fit conduire à la gare Saint-
Lazare.
Le lendemain était un de ces jours qu'un mois auparavant il bénis-
sait encore, un de ces jours qu'il eût marqués d'un caillou candide,
et qui, maintenant, n'avaient plus droit qu'à une pierre teintée.
Madeleine vint à deux heures. — Certes, son amour, à elle, n'avait
pas fléchi. A la franchise de son sourire et à l'éclat de ses yeux,
mieux encore qu'à l'entrain de ses caresses, il était aisé de recon-
naître la femme éprise dans l'âme. Sa tendresse était seulement un
peu trop câline et trop douce, revêtant cette nuance de sollicitude
maternelle dont il est si difficile à une femme plus âgée que son
amant de se préserver tout à fait, quand elle aime sérieusement.
C'était peut-être là ce qui avait aidé Roger à se refroidir, — outre
les entrevues trop fréquentes. — Quoi qu'il en fût, du reste, Roger
ne laissait pas voir grand' chose de cet abaissement de sa tempéia-
ture intérieure; tout au plus Madeleine avait -elle pu remarquer,
deux ou trois fois, que son amant semblait distrait. Mais, comme à
cette phrase connue : « A quoi pensez-vous ? » il avait répondu par
celte autre phrase non moins connue et toujours rassurante : « Je
pense que je vous aime et que je ne vous vois pas assez, » elle s'était
tenue pour satisfaite.
Ce jour-là, grâce à une des facéties les plus fréquentes du hasard,
lequel s'amuse constamment à attiser un foyer quand l'autre va
s'éteindre, Madeleine était plus affectueuse encore et plus cares-
sante que de coutume. Un grain de mélancolie était tombé, le
malin même, dans son amour; elle avait eu un petit froid au cœur
en s'éveillant, et la pensée lui était venue qu'elle était isolée dans la
vie comme dans son grand Ht : — un amant, c'est plus poétique, mais
aussi plus fugace qu'un mari. Et elle éprouvait le besoin de deman-
der des gages d'éternité à une chaîne, qui, plus que jamais, lui
paraissait fleurie, mais où elle commençait à chercher, avec un peu
d'angoisse, le 1er des anneaux sous les gentillesses de la guirlande.
74 REVUE DEK DEUX MONDES.
— Elle venait de s'asseoir dans la petite pièce du premier étage, que
Trémont avait transformée en serre à son intention. Sa main splen-
dide jouait avec la feuille large et velue d'un bégonia géant; ses
yeux ne regardaient nulle part, allant du tapis au plafond, de la
porte à la fenêtre, sans passer par Roger, errans comme les yeux
d'une femme qui cherche la phrase qu'elle veut dire et qu'elle craint
de trouver.
— Savez-vous, dit Roger, que voilà une attitude qui ne tient pas
les promesses de votre entrée en matière? Je vous aimais mieux
comme vous étiez tout à l'heure, Madeleine, les bras autour de mon
cou , me parlant presque à voix basse , pour me demander ce que
j'avais bien pu faire sans vous pendant deux jours, me regardant
avec ces yeux qui maintenant se promènent en désœuvrés partout,
excepté de mon côté. Tenez ! voilà comment vous étiez, et c'est ainsi
qu'il faut être...
Ce disant, le jeune homme lui prit les mains, l'attira à lui d'un
geste brusque et l'enlaça dans une étreinte amoureuse. Aussi bien,
la beauté radieuse de Madeleine, que la pente de sa propre mélan-
colie l'avait conduit à analyser de nouveau, venait de produire son
effet; il sentait l'impiété de sa conduite et voulait se laver de son
sacrilège dans quelque pratique exemplaire de dévotion mystique.
— Ainsi, parfois, dans un temple, le zèle endormi d'un croyant se
réveille lorsque le sens des grandes choses qu'il oublie l'éclairé d'un
rayon subit dans le demi-jour du sanctuaire, et que l'impression de
sa négligence traverse tout à coup sa contemplation distraite.
— Oui, c'est ainsi qu'il faut être, dit Madeleine... Combien de
temps ?
— Mais, folle, le plus longtemps possible... toujours!
— Toujours n'est venu qu'après.
— C'est une querelle de mots que vous me cherchez là, madame
l'ergoteuse; chacun sait que le plus longtemps possible, c est tou-
jours pour ceux qui ne trouvent pas le temps long.
— Il n'y a pas de toujours pour les amans...
Madeleine, qui avait, pour obéir à Roger, passé ses bras autour
du cou de son amant, se recula un peu et, posant ses mains sur les
épaules du jeune homme, pendant qu'elle attachait sur lui un regard
étrangement amoureux, — un de ces regards qui ont tant de prix
avant qu'on les ait obtenus :
— Vous êtes-vous dit quelquefois, Roger, reprit-elle, qu'étant
amans, nous pourrions être époux?
— Époux?
— Eh bien! le mot vous étonne? Ne suis-je pas veuve? N'êtes-
vous pas libre?.. Oh! je sais, nous avons commencé le roman par
DANS LE MONDE. 75
la fin, et alors le besoin ne se fait pas trop sentir de remonter jus-
qu'au premitr chapitre; ce ne serait même pas très conforme à
l'usage. Et puis, vous êtes plus jeune que moi d'au moins quatre
ans... Il y a peut-être encore d'autres objections... Mais ce qui me
frappe et m'eilVaie, c'est que, d'un jour à l'autre, nous pouvons être
séparés; le hasard, votre carrière, que sais-je? mille choses peuvent
se mettre entre nous. Je ne parle pas d'une désallection, car alors
laquelle le mariage, bien loin d'être un remède, constituerait une
aggravation de peine... Enfin, sans aucun motif précis de crainte,
je me suis surprise à trembler, et naïvement je vous le dis. Je ne
regrette pas le don que je vous ai fait de ma personne ; lorsque je
vous ai aimé, je n'étais pas d'humeur à me marier : il fallait bien
que je fisse ce que j'ai fait. Maintenant, je vois les choses autre-
ment. Mais vous, sans doute, vous ne les voyez pas sous le même
aspect que moi ; vous avez une maîtresse agréable, cela vous suf-
fit. On se marie toujours dans un intérêt quelconque ; or, quel inté-
rêt pourriez-vous avoir à m'épouser?
— Eh! mais... un intérêt que, seule, la délicatesse de vos senti-
mens peut vous empêcher de voir et que ma délicatesse à moi me
commande de ne pas oublier. JN'êtes-vous pas très riche?
— Hol
Ceci fut dit avec une grâce ineffable. Il y avait de tout dans cette
interjection de Madeleine : de l'étonnement, du reproche, de l'hu-
milité, de la prière. — Roger avait trouvé fort à propos ce prétexte
plus qu'honnête de la fortune de Madeleine; en réalité, il n'y avait
jamais songé avant ce moment-là, mais il fut bien aise de l'avoir
rencontré juste à point pour couvrir ses répugnances. Il était trop
jeune et trop fier pour sourire aux miUions de sa maîtresse , et il
n'était plus assez aimant pour s'arrêter avec joie à l'idée de rendre
éternels des liens qui ne devaient ce qu'ils avaient pu garder de
charme qu'à leur fragihté.
— Y songes-tu? dit-il en appuyant doucement sur son épaule
la tête de la jeune femme. T'épouser! moi qui suis, auprès de toi,
gueux comme Job! Pour qu'on dise, n'est-ce pas, que tu fais une
folie en épousant un garçon de vingt-trois ans, déjà très fort en
arithmétique? Ah! je sais bien qu'il y a ta beauté qui serait, à elle
seule, une explication suffisante, mais, outre que l'on ne s'y tiendrait
pas, ce serait l'explication de ma conduite, non de la tienne. Est-ce
qu'une duchesse, riche comme un banquier Israélite, peut épouser
sans ridicule un sous-lieutenant de mon âge? Ce rôle de Dame
blanche ne serait-il pas singulièrement apprécié?
Il ne parlait pas de son marquisat et. affectait de compter pour
rien sa fortune, qui cependant devait être un jour assez ronde. On
76 BEVUE DES DEtJX MONDES.
eût cru, à l'cuteiidrc, qu'il était un sous-lieutenant quelconque,
vivant de ses appointemens.
— 11 n'y a d'objection sérieuse que votre âge, repartit Madeleine.
Et encore, laissez-moi vous dire que l'amour n'est pas si regardant.
Que nous feraient les cancans mondains? M'en suis-je préoccupée,
moi, quand je suis venue ici?.. Mais, après tout, peut-être vaut-il
mieux que nous restions comme nous sommes... S'il était vrai que
le mariage tue l'amour!
— Eh! oui, c'est vrai, sois-en sûre!
11 la berça de paroles et la grisa de baisers. Elle oublia, pour
une heure, cette première apparition de soucis grisâtres dans le
bleu de sa vie. Mais lui ne put se dépêtrer de cette idée de mariage,
que Madeleine lui avait inopinément jetée dans les jambes. Comme
s'il n'était pas déjà suffisamment embarrassé pour maintenir au dia-
pason convenable un amour qui dégringolait vers les notes vul-
gaires! Vraiment, les femmes, avec toute leur finesse, sont souvent
drôlement inspirées! Et comme cela pouvait lui agréer de songer
au mariage, juste au moment où il sentait tout son être s'élancer vers
la vie, curieux de tous les plaisirs, gourmand de toutes les jouis-
sances, connaissant une des faces de l'amour, grâce à Madeleine,
mais voulant les connaître toutes par le ministère d'autres femmes!
Et puis, on n'épouse pas sa maîtresse. îl avait entendu dire cela
partout : dans le monde, au théâtre, peut-être même dans des milieux
interlopes où il s'était fourvoyé une fois ou deux; c'était un dogme
cela : on ne plaisante pas avec de pareilles choses. Non, on n'épouse
pas sa maîtresse, à moins d'y avoir un grand intérêt de cœur ou de
fortune. Or, n'étant pas encore accessible aux séductions de l'ar-
gent, il avait plutôt un intérêt opposé. IN'était-il pas comme un peu
las déjà? 11 ne manquerait plus que le mariage pour rendre la chose
tout à fait agréable! Joignez à cela qu'on en veut toujours à une
femme de la complaisance qu'elle vous a montrée, de la pitié
qu'elle a eue de vos désirs et de vos angoisses, de la charité qu'elle
a mise à se donner sans trop vous faire languir; on n'est pas éloi-
gné de croire que c'est un précédent gros de menaces, et l'on con-
sidère comme aventurée la foi qu'on essaie de témoigner à la fidé-
lité d'une jolie personne qui vous a cédé. On s'est jeté dessus avec
gloutonnerie; on trouvait, au début, qu'elle ne vous en montrait
et ne vous en donnait jamais assez; maintenant on est repu, les
sens viennent s'émousser sur des charmes connus, et, au lieu de
s'accuser d'avoir été trop vite, ce qui serait peut-être fondé, on en
veut à sa maîtresse d'avoir manqué de pudeur, ce qui est assuré-
ment injuste. Ainsi faisait Roger. — Ce jour-là, il fut très distrait.
Madeleine remporta l'impression d'inquiétude qu'elleavaitapportée.
DANS LE MONDE. 77
VII.
Un petit hôtel charmant, juste au milieu de l'avenue du Bois-de-
Boulogne: une grille à deux portes; derrière la grille, un parterre;
dominant le parterre, une terrasse à balustres de pierre, qui sur-
plombe; à droite, le perron d'entrée, que surmonte un balcon carré
soutenu par deux colonnes; à gauche, une serre qui déborde en
rotonde. Habitation d'un aspect très simple, très élégant, très fami-
lial. Stores de coutil écru, rideaux blancs; rien qui tire l'œil. De
l'avenue, on aperçoit, au fond, assez loin de la maison et séparés
d'elle par un jardin beaucoup plus vaste que celui que longe la
grille, les communs en briques de deux couleurs, bleu sur rouge.
Pour pénétrer dans l'hôtel, il faut sonner à une porte pleine,
toujours fermée comme si elle donnait sur la rue. Un domestique,
en habit, et non en livrée, vient vous ouvrir et vous introduit dans
l'unique salon, situé au rez-de-chaussée et communiquant avec la
serre. Là, on a de quoi occuper ses yeux, en attendant la maîtresse
du logis. C'est d'abord un magnifique portrait de la dame de céans,
dû à un pinceau fameux. Elle est représentée assise, le coude sur
une table, en toilette noire décolletée, une main dégantée, l'autre
tenant un bouquet de violettes de Parme. Les tons éclatans de la
poitrine, des épaules et des bras éclairent le tableau presque vio-
lemment ; il semble qu'il ne doive plus rester de lumière pour le
visage, qu'on regarde en dernier lieu, et l'on est tout surpris, quand
on y arrive, de le trouver parfaitement clair, pour ainsi dire limpide,
avec les yeux d'un bleu métallique grands ouverts, mais plus inter-
rogans que révélateurs. Les cheveux lisses, coiifés sans apprêt, font
un casque noir à cette tête, qui peut être celle d'une Minerve comme
celle d'une Laïs, — on ne sait jamais au juste. Quand on a bien
regardé le portrait, il reste à examiner une demi -douzaine de
tableaux absolument remarquables; par exemple, il n'y en a pas
un de plus qu'il ne faut pour orner les murs sans les surcharger :
on dirait môme qu'ils ont tous été faits sur commande, pour garnir
exactement les panneaux. Puis on admire des statuettes, des ivoires,
des nacres, des jades, toute une bimbeloterie artistique fort curieuse,
mais pas plus abondante que de raison : on sent que tout a été
mesuré, calculé d'après la superficie des murailles et des meubles,
et l'on ne prendra jamais ce salon-là pour un musée, — ce qui, du
reste, est tout à son avantage. Le mobilier est de tous les styles,
ainsi qu'il est de mode; les étoffes sont très riches, mais som-
bres, quelques-unes brodées de vieil or et de vieil argent.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Roger avait eu le temps de faire un inventaire complet, quand le
domestique qui l'avait introduit vint lui dire que madame le priait
de monter. — Par un escalier de bois à rampe sculptée, dont la large
main courante est recouverte de velours bleu, on accède aux appar-
temens du premier étage. La première porte qu'on rencontre, en
haut de l'escalier, est celle d'une petite bibliothèque participant un
peu de l'oratoire, grâce à des vitraux qui l'obscurcissent en même
temps qu'ils la décorent. Là, Jane reçoit volontiers, d'autant plus
que cet encadrement austère de livres et de vitraux lui va très
bien et lui donne un air studieux l'autorisant presque à relever ses
jupons, pour montrer qu'elle n'a point coutume de porter des bas
bleus.
— Pardon de vous recevoir ici, monsieur de Trémont, mais c'est
mon séjour de prédilection. Je ne descends guère que pour les
visites cérémonieuses, et j'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas
de vous faire un accueil exempt d'apparat.
— Mais vous êtes ici dans une véritable chapelle, dit Pioger. Faut-il
se mettre à genoux ?
— Non, il y a des sièges où l'on est très bien assis; celui-ci, par
exemple.
Elle lui désignait de la main un fauteuil forme crapaud, aussi
éloigné d'elle que le comportaient les dimensions d'une pièce qui
mesurait cinq mètres de long sur trois de large.
— Je me serais bien mis à genoux, reprit Roger. Ce demi-jour
que tamisent ces vieux vitraux, ces boiseries... on se sent tout de
suite porté vers le culte.
Il se sentait, en effet, très sérieusement enclin à des témoignages
catégoriques de vénération envers cette beauté d'un caractère si
profondément original, qui lui imposait presque autant qu'elle le
charmait. — Jane avait, ce jour-là, une robe de cachemire noir que
sa femme de chambre eût pu mettre, mais non porter aussi bien
qu'elle. Jamais elle ne recevait, dans la journée, autrement que
vêtue de laine sombre, les peignoirs somptueux ne lui paraissant
pas de mise au-delà du seuil de sa chambre à coucher, et les robes
à effet, au logis, marquant trop clairement, selon elle, l'attente des
visites. Son chic par excellence, au surplus, n'était pas dans ses
toilettes : il était dans son home, comme disait le baron, où tout
s'harmonisait dans une simplicité de haut ton, qui lui valait, avec le
suffrage des gens de goût, l'admiration lucrative des parvenus,
lesquels se montraient d'autant plus prodigues qu'ils n'avaient
jamais le droit de dire : « J'ai payé une partie de tout ça. » Tout ça,
c'était à Jane, bien à elle, — à preuve que, nulle part, ni pour or
ni pour argent, on n'eût réussi à monter une maison de petite dame
DANS LE MONDE. 79
sur ce pied-là, une maison où les domestiques eussent l'air de res-
pecter leur maîtresse.
— Voyons, dit Jane, vous n'êtes pas venu pour me dé])iter des
fadeurs surannées. Parlons de choses sérieuses, parlons chevaux.
Je vous préviens, d'ailleurs, que je suis blasée sur les hommages
respectueux comme sur les autres. Quand une femme de ma sorte
affecte de se tenir un peu, elle est tout de suite assassinée de madri-
gaux en vers et en prose, en vers surtout; il y a, par le temps qui
court, tant de poésie sans emploi! C'est inoui ce que j'en recueille!
— Tenez, ce matin encore, j'ai reçu d'un poète fort connu, sur l'ha-
bit duquel on voit déjà pousser les palmes vertes, un sonnet qui
est charmant, bien que l'on m'y donne pour la centième fois des
yeux de sphinx. Ah! dame, ils se répètent un peu, les poètes.
Celui-ci prétend que je jette autour de moi
des sortilèges graves,
Que l'on n'a point le cœur de rimer en quatrains,
et il en profite pour m' envoyer un sonnet où mes yeux sont accusés
d'un tas de choses plus égyptiennes les unes que les autres. Oh! le
sonnet ne sera pas perdu ; mon homme mettra ça dans son prochain
recueil. Ils ont étonnamment d'ordre, les poètes. L'année dernière,
il y en a un qui m'a envoyé deux ou trois morceaux de choix; eh
bien! cette année, au mois de janvier, il a fait paraître un de ces
déhcieux volumes où, comme l'a dit je ne sais qui, il y a tant de
papier blanc, et j'y ai retrouvé, sous des rubriques quelconques,
les poésies que j'avais inspirées. Pourtant, il n'a même pas fait
imprimer en tête : A Madame Jane S., ce qui eût été de simple
loyauté. Mais, vous qui parlez en prose, trouvez-vous que je rap-
pelle nécessairement les pyramides et les sphinx?
Elle paraissait oublier les chevaux en général et sa jument en
particulier, qui devaient cependant, d'après elle-même, faire les
irais de l'entretien, et elle venait de mettre dans ses yeux et dans
toute sa mine autant de coquetterie qu'en contenaient ses paroles.
— Une femme, dit Roger en se rapprochant, ne peut rappeler
les pyramides que par son âge, et je n'imagine guère que ce soit
votre cas ; quant aux sphinx, si vous en êtes un, il ne doit pas être
désagréable de se faire dévorer par vous, et, s'il n'y a pas d'autre
moyen de pénétrer dans votre intimité...
Pendant que le jeune homme achevait sa phrase, un sourire, dont
l'expression n'était pas claire et qui, pour un instant, donnait rai-
son au Parnassien rapetasseur de vieilles comparaisons, se prome-
80 REVUE DES DEUX MONDES.
nait sur le visage gracieux et fin, mais assez souvent railleur, de
celle muse sceptique.
Au même moment, la porte s'ouvrit, et une ravissante petite per-
sonne de six ou sept ans entra, le chapeau sur la tête, les mains
gantées et tenant une corde à sauter.
— Je m'en vais, mère ; Betsey m'attend. Tu sais, je rentre ce soir
à la pension; tu me reconduiras, dis?
— Comme d'habitude. Monsieur de Trémont, je vous présente
ma fille, miss Henriette, vulgairement Bébé, ou, plus correctement,
Bahy.
Elle était plus que charmante, Bébé ou Baby, avec ses cheveux
déjà longs qui lui pendaient sur le dos, enveloppant ses épaules de
leurs mèches brunes ondulées du haut en bas, ses yeux bleus à
cils noirs, qu'elle semblait avoir volés à sa mère, et ses jambes mai-
gres, qui se montraient nues et brunes au-dessous d'une jupe courte
en drap vert, de forme écossaise. Mais Roger était tout interloqué.
Jane avait une fille ! Ce mélange de maternité et de gaudriole mettait
le comble à son étonnement. Quand l'enfant fut partie :
— Gomment! dit-il, vous avez une fille?
— Cela vous étonne?
— Un peu.
— Et je l'élève bien.
— Ça, ça ne m'étonne pas.
— Merci. Mais, bien entendu, je ne l'élève pas chez moi.
— Sans indiscrétion, et pour parler en français l'anglais d'écurie
auquel on vous a habituée, est-ce que c'est un produit du taron,
cette jolie petite fille?
— Non, grâce au ciel! C'est un enfant de l'amour, ma première
faute, la seule qui ait pris un corps, heureusement! Du reste,
c'est généralement la première qui coûte le plus cher, bien que ce
soit la plus excusable. Enfin, tel qu'il est, ce fruit de ma première
faute, je l'adore. Car, vous savez, on peut être ce que je suis et
aimer ses enfans, quand on en a, n'en déplaise aux amateurs de
classifications faciles, qui ont des étiquettes toutes préparées à
coller dans le dos de chacun : blanc, noir, bon à canoniser, voué
à la potence, etc., n'en déplaise même aux chroniqueurs qui, tout
dernièrement, à propos de je ne sais quelle femme connue reven-
diquant la tutelle de sa fille, se mettaient en dépense de calem-
bredaines pour ridiculiser les femmes entretenues qui se permettent
d'être bonnes mères. Il est vraiment dommage que la préface de
Mademoiselle de Maupin sur les journalistes vertueux ne soit plus
à écrire; elle serait, j'imagine, plus opportune aujourd'hui qu'au
temps où elle fut lancée. Maintenant, c'est principalement le chro-
DANS LE MONDE. 81
niqueur parisien qui se fait le champion de la morale publique. Le
chroniqueur parisien, ça se prononce la bouche en cercle ; c'est un
état qui a des affinités mystérieuses avec le maintien des bonnes
mœurs... Non, ma parole, c'est à mourir! Et quand on songe que
tous ces cuistres écrivaillans se fout prendre au sérieux par un bon
tiers des badauds qui les lisent! Ah! ils ont de la chance qu'il ne
se soit pas encore trouvé une femme de théâtre, désintéressée de
la lutte, pour raconter leurs procédés! Du joli! Et du propre ! j'en
réponds !
\ Elle s'animait singulièrement. Décidément, elle n'aimait pas les
journalistes. Il est vrai que, parmi les femmes entretenues d'un
certain rang, le mépris du journalisme est d'uniforme; cela se porte
comme les gants de suède ou de saxe : c'est un emprunt aux femmes
du monde. Toujours est-il qu'elle se montait, s'échauffait dans son
harnais de bataille, et que sa beauté s'en trouvait bien. — Roger,
qui avait le bel âge pour lequel fut inventé le trope menteur qui
fait de l'œil le miroir de l'âme, eût laissé voir à de moins expéri-
mentées que la dame du lieu les émotions qui l'agitaient. Ce dédain,
d'abord gouailleur, puis virulent, à l'endroit d'une caste qu'il trou-
vait envahissante et dont toutes les calomnies du monde ne l'eus-
sent pas amené à prendre la défense, l'emportement de cet amour
maternel, blessé des traits dardés sur une autre femme, sur un
confrère, ce visage aimable transfiguré, tout cela lui chatouillait
l'imagination. Et cela se voyait. C'est même probablement parce que
cela se voyait trop que Jane jugea convenable de se calmer subite-
ment.
— Eh bien! fit-elle. Et l'écurie! Ma jument que nous oublions!
Venez la voir.
Elle passa devant Roger et descendit l'escalier avec assez de len-
teur pour donner à celui qui la suivait tout le loisir d'admirer la grâce
de ses mouvemens et le charme de sa taille. — L'écurie était ce que
sont toutes les écuries bien tenues ; on achète ça tout fait chez un bon
confectionneur : il n'y aqu'àmetire en place les cloisons parquetées
des boxesj la faïence des mangeoires et les revêtemens stuqués de
la muraille. Il y avait là quatre bêtes de prix, choisies par le baron,
qui s'y entendait d'autant mieux qu'il ne s'entendait qu'à cela :
Brille, Trinket, Mylord et Arabelle. Arabelle, c'était l'indocile,
superbe jument bai cerise, tout près du sang, très fine, la tête
petite, l'œil vif, portant deux balzanes transversales d'une blancheur
de neige, ce qui lui donnait un aspect fort original. Trémont en fit
le tour, pénétra dans le box, flatta la croupe, tâta les reins, regarda
la bouche, enfin se livra à toutes les pratiques usitées parmi les
lOME Liv. — 1882. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes spéciaux, lorsqu'il s'agit d'entrer en relation avec une bête
de conséquence.
— Quelle merveille vous avez là!
— N'est-ce pas? Seulement, je ne peux pas la monter sans que
cola tourne au drame; tantôt elle m'emballe, tantôt elle pointe,
tantôt elle bondit, enfin toujours en défense. Je monte bien, mais
j'aime mes aises, et elle m'en prive. Bref, le baron ne montant plus
que des chevaux pacifiques, par suite de rhumatismes prématurés,
et ne pouvant, par conséquent, se charger de lui faire le caractère,
je suis décidée à la vendre, à moins que je ne trouve quelqu'un
pour la civiliser.
— Nous essaierons... Mais, dites-moi, ajouta Roger en sortant à^
l'écurie, vous n'avez pas d'autre cheval de selle?
— Non.
— Eh bien ! écoutez, nous allons faire une chose. Je vous prête
une bête à moi, 7mse au bouton, comme on dit à Saumur ; ça
marche comme un cheval à mécanique qui serait inscrit au Stud-
book, sans s'occuper du sexe de la personne qui est dessus. En
retour, vous me confiez Arabelle. Deux ou trois fois par semaine, je
viendrai de Versailles vous montrer les progrès de mon élève ; la
distance lui fera du bien. De temps en temps, nous ferons un tour
ensemble, vous sur Coqueluche (c'est le nom de ma bête), moi sur
Arabelle : ce sera ma prime de dressage. Est-ce entendu?
— Et le baron, qu'est-ce qu'il dira?
— D'abord, avec lui, il paraît que c'est vous qui faites les demandes
et les réponses. Et puis, n'aime-t-il pas les mœurs anglaises? Eh
bien! vous lui en donnerez... Si même il vous plaisait de les assai-
sonner à la française!.. Mais à vos ordres en tout et pour tout. Enfin,
je sais que vous montez avec Rohannet, lequel n'est pas beaucoup
plus vieux que moi. Donc, pas d'objections.
— Allons ! c'est convenu.
L'échange de chevaux eut lieu dès le lendemain ; mais Roger
vint plusieurs fois sans pouvoir déterminer Jane à sortir avec lui.
Il arrivait vers dix heures, en tenue équestre de gommeux matinal,
sonnait à la grille, mettait pied à terre et attendait dans le salon
que Jane, prévenue, descendît. Elle arrivait bientôt, déjà tout
habillée, caressait Arabelle et lui donnait du sucre ; puis, Roger se
remettait en selle et faisait faire à la jument un temps de trot et un
temps de galop dans l'avenue, le plus sagement possible, tandis
que Jane, sur sa terrasse, suivait de loin ces évolutions intéres-
santes.
Un matin de la seconde semaine, au lieu de descendre, elle
pria Roger de monter. Il la trouva, non dans la petite biblio-
DANS LE MONDE. 83
thèque où il avait été reçu la première fois, mais dans sa chanilDre
à coucher, étendue sur sa chaise longue et vêtue d'un peignoir bleu
paon jaboié de vieilles denlcUcs.
— Je suis horriblement fatiguée ce matin, dit-elle en tendant à
Roger, avec un geste de lassitude enchanteur, sa main svelte, très
soignée et peu chargée de bagnes, (lilie avait une vraie main de
femme du monde et un vrai pied de cocotte, ce qui lui constiiuait
des extrémités exceptionnellement avantageuses.)
— Eh quoi ! malade ?
— iSon, pas malade, mais soudrante, ennuyée, agacée, nerveuse
eu diable... Arabelle se conduit-elle bien, ou plutôt se laisse-t-elle
bien conduire ?
— Gomme un poney du Jardin d'acclimatation. Mais, voyons,
qu'est-ce que vous avez? Il vous est arrivé quelque chose?
— Eh! mon Dieu, à qui n'arrive- t-il pas quelque chose? Et à
quoi bon ennuyer ses amis du récit de ses menues contrariétés?
— Parfois l'amitié rend ingénieux et fournit le remède à bien
des maux; il n'y a guère que l'amour qu'elle ne sache pas soulager.
— Oh ! l'amour, depuis le premier essai que j'en ai fait, essai
auquel je dois ma fille, je n'en ai plus tâté... ou, si j'en souffre, il
n'y a pas longtemps et c'est à mon insu.
Elle dit cela sans apparente intention, les yeux au plafond. Mais
il y avait quelque chose dans la voix, quelque chose de moelleux,
de mélancolique et de rêveur, qui procura à Roger une de ces
agréables bouffées de désir et d'orgueil que l'espoir d'être aimé
vous fait monter au cerveau.
— Si ce n'est pas l'amour qui vous tourmente, dites-moi ce que
c'est.
Elle le regarda, eut une crispation des doigts après un geste d'ir-
ritation, puis, comme prenant son parti :
— Après tout, dit-elle, vous êtes un ami, et je puis vous parler
d'argent sans avoir l'air de vous en demander, puisqui3 vous n'avez
pas le droit de m'en olfrir. Car c'est d'argent qu'il s'agit. Voilà le
baron qui refuse net de m'aider à payer un billet de cinq cents
louis, que j'ai souscrit à une manière de juif qui m'a vendu des
tapisseries... oh! superbes, du reste.
Elle tira de sa poche une lettre froissée, qu'elle déplia et eut l'air
de relire du bout des cils.
— Le pleutre ! Croit-il que je subirai l'aggravation de peine que
m'inflige son commencement de ramollissement sans exiger une
augmentation de gages ? Car je suis à ses gages, aux gages de ce
faux Anglais qui renie la France, sa patrie. Si elle le savait, la France,
comme elle serait contente, comme elle serait fière, et qu'elle aurait
lieu de l'êirel
84 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle parlait de son protecleur attitré avec ce mépris, on peut dire
cette haine caractéristique qui devrait dégoûter les gens riches d'un
rôle vrairaeut ingrat. Les petites dames ont ceci de commun avec
les petits états exotiques, qu'elles ont le besoin et l'horreur du pro-
tectorat. Un autre point de ressemblance, c'est que les petites dames
et les petits états protégés sont toujours en quête de sous-protec-
teurs. Roger, naturellement, offrit ses services, et, naturellement
aussi, on fit semblant de ne les point accepter, ce qui mit le comble
à l'enthousiasme du jeune homme. Cette comédie, à raison de
laquelle Jane Spring eût été peu fondée à réclamer des droits d'au-
teur, car elle n'était pas précisément inédite, eut tout le succès
habituel.
— Que c'est bête, la vie! dit Jane, quand elle fut sûre de son
homme. On demande de l'argent à des hommes qui réclament de
l'amour, et le marché n'est exécuté ni d'un côté ni de l'autre. Yient
quelqu'un à qui l'on ne demande rien et qui réclame à peine davan-
tage : voilà tout le monde content... Tenez, j'ai envie de prendre
l'air. Je vais faire seller Coqueluche, et je vous reconduirai jusqu'à
Boulogne.
Elle sonna sa femme de chambre, donna ses ordres et passa dans
son cabinet de toilette, laissant Roger seul avec son bonheur. Car
il était fort satisfait, pas très éloigné même, lorsqu'il y rélléchissait
avec attention, de trouver Jane plus digne et moins accessible que
Madeleine. Avec cette perspicacité dont sou sexe a le secret en
amour, il devinait une âme d'élite dans cette courtisane, et une
nature de fille, fourvoyée dans cette duchesse. Enfin, il était content,
et son regard errait avec ivresse sur les objets qui l'entouraient. Le
lit, l'immense lit de bois de rose, évoquait tout particulièrement en
lui des idées aimables ; ce n'était pas un lit comme celui dont parle
le poète :
... un lit qui n'est bon qu'à dormir ou mourir.
La chambre de Jane, au reste, n'avait pas du tout le môme carac-
tère que les autres pièces de l'hôtel ; on sentait que c'était là la
pièce principale, le sanctuaire professionnel. Il avait fallu céder aux
nécessités du métier, et les meubles avaient ce cachet de confortable
égrillard, sévèrement proscrit ailleurs, sans lequel il n'y a guère de
chambre de cocotte. Une femme intelligente, sachant le prix de la
mise en scène, n'a garde de protester par son mobilier intime des
goûts sérieux qu'elle peut avoir, car on n'est jamais bien aise, quand
on excursionne à Cythère, de gîter dans un oratoire ou dans une
salle de vieux château. Il faut des meubles gais, commodes et enga-
geans, de ces meubles qui vous attirent, vous enlacent, vous retien-
DANS LE MOiNDE. 85
nent, se cramponnent à vous, de ces meubles enfin auxquels on
s'acoquine volontiers. Roger se trouvait bien; il serait resté là jus-
qu'au soir : une preuve que Jane s'y connaissait. Mais la jeune
femme ne tarda pas à reparaître, ayant revêtu une délicieuse toilette
d'amazone, faite d'une jupe bleue assez courte, coupée carré par en
bas, et d'une jaquette gris de fer, étroitement ajustée, où souriait
une rose pâle, prise dans une des boutonnières.
— Allons! fit-elle.
Ils descendirent. Roger la mit à cheval^ et ils s'en allèrent au
pas vers le Bois, précédés par un grand diable de lévrier que Jane
avait baptisé Féal, sans doute par antiphrase, car il s'absentait
cinq jours sur sept et, quand on l'emmenait, ne revenait jamais
avec vous.
Ces matins d'avril, à Paris, font mettre la selle sur le dos à tout ce
qu'il y a de quadrupèdes à peu près susceptibles d'être chevau-
chés. Le Bois, en effet, est merveilleux, et cette nuée de cavaliers
qui i'empoussière ne parvient pas à lui enlever tout le charme qu'il
doit à la jeunesse de sa verdure, à l'air nouveau qui circule dans
ses innombrables percées, au doux éclat des belles matinées se
répandant à travers les branches mal feuillées encore, et rayant le
sol des stries lumineuses que font, entre les ombres des arbres, les
rayons d'avant midi sur le sable gris des allées. — Il était onze
heures ; on commençait à rentrer, et les cavalcades regagnaient Paris,
semant sur leur route l'écho de ces causeries bruyantes qui accom-
pagnent les retours joyeux. Jeunes gens et belles -petites sur leurs
bètes fines écumantes, garçonnets et fillettes sur leurs ponies trot-
tinans, papas et mamans sur des cohs débonnaires, tout ce monde
équestre bavardait et riait, dans ce complet épanouissement de la
rate, cousin germain du bonheur, qu'engendrent les chevauchées
matinales au printemps. Les cavaUers isolés étaient en minorité ; on
part seul souvent, mais on trouve toujours quelque groupe auquel
se joindre pour revenir gaîment. Cependant, le marquis du Gasc,
lui, revenait solitaire, le stick, sous la cuisse, la main gauche sur le
garrot et la droite tenant un cigare. Il semblait pensif ou ennuyé,
répondant aux nombreux gestes de la main qui saluaient son pas-
sage par une brève et distraite inclination de tête, comme s'il eût
craint que trop d'amabilité ne lui attirât les avances des fâcheux.
En passant la grille du Bois, il croisa le jeune couple et salua
Jane, en souriant, mais aussi bas que s'il se fût agi d'une grande
dame à trente-six carats. B'ailleurs, quiconque ne saluait pas ainsi
M'^ Spring était dispensé de la saluer autrement. — A la vue de Tré-
mont, le marquis sortit de son nuage, son visage renfrogné s'éclaira,
et il marmotta, en rassemblant son cheval pour le mettre au galop :
— Tiens ! tiens ! le jeune Trémont avec Jane Spring !
86 REVUE DES DEUX MONDES.
Roger et Jane venaient de prendre le trot dans une allée qui
mène à Madrid, quand le jeune homme aperçut, à trente mètres
devant eux, Geneviève en compagnie de son père, — grand monsieur
maigre à favoris diplomatiques, — venant au galop en sens inverse.
Sans consulter ni prévenir Jane, il embarqua sa jument en se pen-
chant sur l'encolure, et, comme la bête était chaude, il passa auprès
de M. et de M'^® de Rhèges, aussi rapide que s'il eût été emballé.
C'était stupide, d'autant plus qu'on ne pouvait guère ne pas le
reconnaître dans une allée de dix pieds de large; mais il était
encore très jeune d'âge et de caractère. Le seul résultat appréciable
qu'il obtint, ce fut un écart du cheval de Geneviève, lequel, surpris
de cette charge à fond de train, se jeta dans un taillis. Sans doute,
la jeune fille eut grand' peur, puisqu'elle devint toute pâle ; elle
parut même perdre complètement la tête, car, au lieu de ramener
son cheval, elle se retourna pour regarder le cavalier qui fuyait,
puis fixa les yeux sur la compagne de Roger, laquelle passait devant
elle, toujours au trot.
— Eh bien! Geneviève, cria M. de Rhèges, àquoi penses-tu? Sers-
toi du filet, mordieu ! Tu vas te faire déchirer la figure par ces branches !
Geneviève revint à elle, ou plutôt à son cheval, qu'elle se mit à
cravacher avec une vigueur difficile à expliquer chez une jeune per-
sonne assez craintive pour blêmir quand sa monture faisait un
écart. — M. de Rhèges, en sa qualité de diplomate, avait parfai-
tement saisi le manège de Roger; une seule chose lui avait échappé :
le trouble de sa fille.
— Ah çà! qu'est-ce qui vous a pris? dit Jane, lorsqu'elle eut
rejoint Roger, lequel faisait semblant de calmer Arabelle à grand'-
peine. Allons! ne vous donnez pas tant de mal, ajouta-t-elle en riant.
Arabelle n'a plus envie de se sauver, la jeune personne de tout à
l'heure est déjà loin... Elle est bien jolie, celte jeune personne, et
elle sait s'habiller, ce qu'on néglige pour l'ordinaire d'apprendre
aux jeunes filles. Et puis, elle regarde en face; si nous nous ren-
controns jamais tontes deux, nous nous reconnaîtrons, je vous en
réponds. Qui est-ce?
— Une amie de ma sœur.
— Pas une fiancée, j'espère? Je serais désolée que cette ren-
contre fît manquer un mariage; je n'aime pas à me jeter dans les
toiles d'araignée du prochain, et quand un homme est pris dans les
fils tramés par une autre femme, je le laisse à qui a fait la capture.
C'était dit sur un ton badin, mais avec assez d'ironie et de mor-
dant pour qu'on pût croire qu'il se cachait sous l'enjouement des
paroles un peu d'aigreur jalouse ou de regret enfiellé.
— Non, dit Roger, ce n'est pas une fiancée ; je ne songe guère
à me marier, je vous jure!
DANS LE MONDE. 87
— Tant mieux pour vous... et pour celle que vous pourriez épou-
ser ! C'est une rage, à présent, de marier les jeunes gens tout
petits ; on nous les prend trop tôt : c'est pour cela qu'ils nous revien-
nent si vite.
— Mais, fit Roger en rangeant Arabelle contre Coqueluche, je
n'ai pas envie de m'en aller; j'arrive...
Oh! oui, il arrivait, le pauvre diable! Il arrivait tout jeune, presque
tout frais, le bec ouvert et la mine alléchée, avec cette candeur
vicieuse du premier âge masculin. Elle était si jolie, cette Jane, si
différente des femmes qu'il connaissait! Il mordait ferme à l'hame-
çon. La fine mouche doubla l'appât en le retenant à déjeuner. On
rendit, pour la journée, son box à Arabelle, et Roger s'en alla fort
tard dans la soirée, aussi grisé d'amour et peut-être plus poétique
encore qu'après son premier rendez-vous avec Madeleine. — Il faut
dire aussi que cette Jane était une magnifique nature de courtisane,
faite pour débiter l'amour à prix d'or à une clientèle de choix et
sauver de la honte le plaisir vendu, en l'éclairant du rayonnement
de toutes les grâces.
Quand Roger, le lendemain, revit la duchesse, il se sentit des
scrupules... On alla, ce jour-là, se promener en voiture le long du
canal, sous des ombrages qui connurent La Vallière avant Montespan
et Montespan avant Maintenon, Châteauroux avant Pompadour et
Pompadour avant Du Barry, — sans parler de celles qui remplirent
les interrègnes ou servirent d'intermèdes.
VIII.
Un beau soleil, un peu de vent, pas mal de poussière ; bref, un
joli temps pour un 12 avril à Paris. Devant le Palais de l'Industrie,
le cheval en simili-bronze qui sert d'enseigne au Concours hippique
donne l'exphcation de la grande alïluence d'équipages encombrant
les abords du singulier monument. Au reste, de belles affiches
jaunes, plus explicites encore que le cheval en simili-bronze, vous
tirent l'œil de loin avec le cavalier qu'on y voit représenté, à une
hauteur invraisemblable, au-dessus d'un terrifiant obstacle. C'est le
dernier jour du concours : Exhibition générale des chevaux et atte-
lages prijnés', La Coupe, course d'obstacles pour chevaux de tout
âge et de toute nationalité^ Longchampis de chevaux de selle. Tel
est le programme attrayant de la fête. Très attrayant même, si l'on
en juge par la quantité des entrans. Les voitures se succèdent, les
tourniquets fonctionnent avec frénésie, les chevaux qui pénètrent
dans le palais par la porte du milieu, la plupart tenus en main par
des soldats en petite tenue, ont grand'peine à se frayer un passage
8S REVUE DES DEUX MONDES.
sans écraser personne. Les femmes, portant à leur corsage la carte
rose, se hâtent vers les tribunes déjà pleines ; en arrivant, elles jet-
tent un regard anxieux sur les rangs pressés qui garnisbent les
banquettes du pourtour, songeant avec efîroi qu'il leur faudra peut-
être rester debout pendant toute la séance, — ce qui serait infini-
ment plus fatigant que de franchir à pieds joints tous les obstacles
dont est semée la piste.
Le défilé des attelages tire à sa fm ; des voitures de toutes formes
se croisent dans le manège, menées savamment par des cochers
experts, qui précipitent l'allure, à mesure qu'approche l'instant du
signal à l'audition duquel les zigzags enchevêtrés et arrondis de
ces roues en délire devront se démêler et s'étendre, pour aller se
perdre dans la coulisse, comme les anneaux déroulés d'une farandole
d'opéra. Au roulement formidable de ces véhicules affolés, qui tour-
noient dans une poussière lumineuse, se mêlent les voix de cuivre
de l'orchestre militaire achevant son dernier morceau, ainsi que le
tintement saccadé des colliers de deux équipages de poste décrivant
des ronds et des S au galop de leurs chevaux, fouaillés à tour de
bras, mais dirigés avec une étonnante sûreté de main par des pos-
tillons classiques, dont le chapeau ciré miroite sous le soleil, tandis
que la poudre de leurs perruques à cadenette s'envole en s' irisant
dans la clarté de l'immense vaisseau qu'inonde la lumière. La cloche
sonne à deux ou trois reprises, mais sans succès; on dirait que,
frappés de vertige, chevaux, cochers et postillons sont emportés dans
une ronde infernale qui ne doit finir qu'avec le souffle des bêtes,
avec la vie des gens. Alors, les membres du jury et leurs agens se
précipitent dans l'arène, adressant aux automédons grisés de bruit,
de poussière et d'entrain, des gestes impérieux, des injonctions
désespérées. Enfin, quelques-uns se rendent et se décident à gagner
la porte; bientôt, d'autres suivent, et, après un quart d'heure d'ef-
forts généreux d'une part, de résistance enfiévrée de l'autre, le
manège est évacué. — La première fanfare de chasse se fait entendre.
Des soldats viennent ratisser les abords des obstacles et remettre en
place les barres et les claies déplacées pour le défilé. Le chef de
l'état, en retard, arrive de son pas tranquille, en homme qui vient
s'amuser malgré lui, en homme qui fait partie de toutes les fêtes de
quelque importance au même titre que les trophées de drapeaux,
les écussons civiques aux initiales de la république et autres acces-
soires patriotiques. — Seconde fanfare des sonneurs de trompe
placés dans les galeries supérieures. Un cheval se présente à l'en-
trée de la lice, puis y pénètre au galop ; arrivé devant le jury, le
cavalier salue, donne son bulletin de pesage et attend le coup de
cloche. Au signal, prenant du champ, il se lance sur le premier
obstacle, une simple claie mal étayée, qui tombe à la moindre éra-
DANS LE MONDE. 89
flure que lui font les sabots du cheval. Les réflexions des assistans
commencent :
— Toujours amusant, n'est-ce pas?
— Peuh! bien monotone. Et puis, qu'est-ce que ça prouve? Un
cheval qui saute bien saute juste ; or, ici, quand il saute juste, il
jette tout par terre et on lui marque une faute. C'est un exercice de
cirque. Avez-vous chassé, cette année?
Les hommes, en général, ne s'ennuient pas, même quand ils pré-
tendent le contraire. N'y a-t-il pas là tout ce qu'ils aiment : la liberté
du cigare, et puis des chevaux, et puis des femmes, et, par-dessus
le marché, des trompes de chasse? Ces trompes jouent un grand
rôle dans la bonne humeur fredonnante de la partie masculine de
l'assistance; elles évoquent des souvenirs cynégétiques, font revivre
des épisodes de la dernière saison et promettent des joies nouvelles
pour le prochain hiver.
Il y a surtout quelques types de gentilshommes campagnards,
plus campagnards que gentilshommes, qui s'épanouissent à vue
d'œil. Ceux-là, fumant leurs gros cigares, dont ils soufflent la fumée
avec une enflure de joues qui les fait ressembler à des tritons de
fontaine, sont tout à fait aises ; ils causent bruyamment, rient bête-
ment en s'élargissant dans leurs habits trop étroits, racontent avec
complaisance des histoires de femmes et des aventures de chevaux
(femmes faciles et chevaux rétifs), faisant du tout une salade assai-
sonnée au crottin et au patchouli.
Circulant autour du manège ou parqués au centre, des officiers
de toutes armes, un grand nombre en tenue de cheval, prêts à con-
courir.
Quant aux vrais élégans, ils sont tous dans les tribunes, parmi
les femmes, excepté ceux qui font partie du jury, soit à titre per-
manent, soit à litre auxiliaire.
Sur les gradins réservés aux socîclaircs et chargés à crouler,
toutes les élégances féminines du Paris printanier, qu'on pourrait
appeler le Paris complet^ sont rassemblées, ou plutôt amoncelées.
Dans cette lumière crue que laisse tomber librement le gigan-
tesque vitrage du palais, les nuances gaies des toilettes de prin-
temps, toutes neuves, s'étalent avec leurs chaloiemens radieux qui
semblent des sourires d'étoffes, des agaceries que font au regard la
soie, le velours, le barège, le satin, — le satin surtout, qui est à la
fois de mode et de saison. Heureusement pour les yeux délicats,
beaucoup de noir se mêle au scintillement des couleurs, sur cette
palette mouvante que le hasard a composée; beaucoup de gris aussi
et de tons neutres, grâce aux costumes complets et aux petits pale-
tots à l'anglaise. Le sombre, au reste, est en faveur, même auprès des
femmes d'humeur joviale et de facile accès ; s'habiller sérieusement
90 REVUE DES DEUX MONDES.
pour faire des affaires sérieuses, il n'y a que ça, disent ces dames.
Néanmoins, il reste assez de couleurs encore pour égayer large-
ment la vue; d'abord, il y a les incorrigibles qui ne se croient agréa-
bles à voir que quand elles sont voyantes; et puis, le premier soleil
fait éclore, bon gré mal gré, les teintes vives sur les jeunes beautés.
— Eh bien! Trémont, tu vas monter?
— Oui, je lance mon Cabochard.
— Tiens-toi bien, il y a du monde.
C'était Rohannet qui passait, la taille congrûment prise dans une •
irréprochable redingote noire. Trémont, lui, était en tenue, botté,
la badine en main, revenant d'accompagner aux tribunes sa mère,
sa sœur et la duchesse. — Geneviève passa, au bras de son père.
M. de Rhèges s'arrêta un instant, donna une poignée de main à
Roger en disant un mot aimable au jeune homme sur son succès
prochain, puis continua sa route à travers les uniformes et les redin-
gotes, emmenant sa fille, laquelle avait rougi sous le regard assez
incertain et troublé de l'ami de M''^ Spring.
L'impressionnable sous-lieutenant suivait encore des yeux la taille
gracieuse de cette jeune fille qu'il connaissait depuis longtemps,
mais dont les traits charmans et l'œil profond venaient de le frapper
pour la première fois peut-être, dans ce ruissellement de lumière,
quand une petite main gantée se posa sur la manche de sa tunique,
au moment où il assurait son képi sur sa tête.
— Enchantée de vous trouver là, mon cher! d'autant que c'est
pour vous que je viens. Donnez-moi votre bras et placez-moi comme
vous pourrez, mais le mieux possible.
Il n'y avait pas à refuser. Jane était là, devant lui, éblouissante,
d'ailleurs, dans son très simple costume de drap gris de souris sans
garniture, et, comme toujours, tranquillement impérieuse avec son
air souriant et dominateur, qui, selon le mot d'un de ses amis « vous
eût arraché, au besoin, le chapeau de dessus la tète. » — S'il n'avait
eu, là-bas, dans les tribunes qu'il allait falloir parcourir, une mère,
une sœur et une maîtresse, Roger n'eût pas été fâché de se montrer
en compagnie de cette séduisante personne, avec laquelle bien peu
de femmes du monde eussent pu lutter de véritable élégance et de
distinciion raffinée. Son cœur de jeune homme se fût même déli-
cieusement dilaté à la pensée qu'on verrait en lui l'amant heureux
du moment. Mais, étant données toutes ces présences gênantes, la
promenade qu'on lui infligeait était une vraie corvée. Enfin, il fal-
lait bien ! 11 y a des fenunes à qui l'on ne fait pas d'affronts, — Jane
était de celles-là, — et il n'y en a guère auxquelles on puisse refuser
son bras, quand elles vous le demandent, après vous avoir accordé
tous les privilèges de l'extrême intimité. — Et puis, pour résister, il
eût fallu se soucier médiocrement des suites de la résistance, être
DANS LE ÎIONDE. 91
libre moralement, indépendant de cœur, maître de soi enfin ; or, ce
n'était pas le cas. Elle l'avait empanmé, fasciné, magnétisé. Il essaya
seulement de tirer du côté opposé à celui où se trouvait son monde;
mais, comme c'était précisément le bon coin, le coin des élégances,
Jane y marcha délibérément, appuyée sans abandon, mais avec
franchise sur le bras de son cavalier. Naturellement, une aussi jolie
femme, en creusant son sillage dans les flots pressés d'une foule
masculine, faisait événement ; il ne venait, du reste, à l'idée de per-
sonne delà prendre pour une femme entretenue, pour une de ces
femmes tout récemment et si gentiment baptisées tendresses, et, si
cette pensée malséante se fût glissée dans quelque esprit sceptique,
deux ou trois coups de chapeaux, récoltés au passage et du genre de
ceux qu'elle exigeait de tous les hommes de sa connaissance, en eût
vite effacé l'impertinent vestige. Partout et toujours elle voulait être
saluée ainsi, même lorsqu'elle était au bras de quelqu'un; rece-
vant toutes les semaines, ayant comme une espèce de salon, elle
ne voyait pas pourquoi on aurait fait semblant de ne la point con-
naître ou affecté de la connaître trop. Elle poussait même si loin le
souci d'être traitée sur le pied du respect, qu'elle s'était successi-
vement brouillée avec tous ses amis myopes : elle ne croyait pas à
la myopie quand la myopie empêchait de la reconnaître.
— Mâtin ! la jolie femme !
— Et faite!
— Tiens ! avec qui est donc Trémont ?
— Qui est donc cette ravissante femme en gris que vous venez
de saluer?
— Jane Spring.
— Qui ça, Jane Spring? Une grue? Elle n'en a pas l'air.
— Pas une grue, ou du moins une grue d'une espèce rare.
— Dites donc, quand vous voudrez me présenter?..
— Oh! ça ne vous avancerait pas à grand' chose; peu d'appelés
et encore moins d'élus.
— Qu'est-ce qu'il faut donc pour lui plaire , à cette demoiselle
imprenable ?
— Pas imprenable, mais difficile à prendre, quand on ne fait pas
la brèche à coups de lingots.
— Ah! bon!.. Mais le sous-lieutenant pourtant?.. Il ne doit pas
avoir sa tunique rembourrée avec des billets de mille.
— Vous n'en savez rien. Moi, j'imagine qu'il saura un de ces
jours ce que ça lui coûte... si ce n'est pas toutefois un simple ami
comme moi, car elle se promène souvent avec ses amis.
Jane et Roger étaient arrivés à l'endroit où l'on pèse les cavaliers
et où les chevaux attendent ; là, se mêlaient au public élégant qui
cherchait à gagner l'accès des tribunes une nuée de palefreniers,
92 REVUE DES DEUX MONDES.
tous les gens de service du concours. Un lieutenant sous-écuyer de
Saumur achevait son troisième tour sans avoir fait une faute ; l'en-
thousiasme était grand, justifié, au surplus, par la tenue acadé-
mique de l'ofiicier, merveilleusement planté sur son cheval gris
pommelé, Pinc-apple, — un vieux routier des concours, qui sau-
tait en retroussant ses jambes, comme eût fait de ses pattes un chat
sauvage.
— Il paraît que je n'ai rien, ou pas grand' chose? dit le lieutenant
de Saumur, qui rentrait.
Et il sauta à terre, très leste et très gentil avec son uniforme tout
noir, sanglé de près dans sa tunique courte.
— Aïe! fit Jane, voilà qui diminue vos chances. Avez-vous entendu?
— Oui, d'autant plus que mon cheval est lunatique en diable et
qu'il n'a pas l'air de bonne humeur. Tenez, le voilà aux mains de
mon ordonnance. 11 n'est pas joH à l'excès, mais, quand il veut, il
saute des choses invraisemblables.
Ils atteignirent enfin les tribunes. Le dernier rang seul montrait
encore quelques vides. Ils y montèrent, puis longèrent la cloison de
toile. Là, le malaise de Roger se fit plus intense; il apercevait, à une
courte distance, et pas très éloignées du dernier rang, car elles étaient
arrivées tard, — trop tard pour la tribune du jury, — sa mère, sa
sœur et Madeleine. Il commençait à sentir sur ses joues l'impatien-
tante chaleur de ce masque pourpre que la jeunesse, plus encore
que la timidité, vous met si promptement au visage dans les con-
jonctures épineuses de la vingtième année. Certes, il lui eût été facile,
à ce moment-là, de dire à Jane qu'il désirait ne pas aller plus loin,
à cause du voisinage de sa famille ; mais, se sentant rouge, épe-
ronné, en outre, par cette crainte bête de paraître enfant, que con-
naissent bien tous ceux qui ont eu vingt ans autrement que sur les
registres de l'état civil, et qui ont vécu leur jeunesse sans se faire tort
d'une sottise, il se raidit et poursuivit son chemin. Il n'eût pu prendre
sur lui, dans le trouble et l'embari'as visibles où il pataugeait, y enfon-
çant à chaque pas davantage, de se donner par surcroît la charge d'un
ridicule enfantin, en invoquant la peur de se laisser voir par sa mère
en compagnie suspecte : maman! il n'eût plus manqué que ça! C'est
égal, il était fièrement mal à son aise, et Jane le voyait bien. Il essaya
seulement, alléguant l'excellence de la place, de la caser à l'endroit
où ils étaient parvenus, mais la jolie commère, qui avait des vues pro-
fondes sur Roger, depuis qu'elle avait appris qu'il était maître d'un
demi-million, et qui n'ignorait pas de quelle importance il est pour
une femme que son amant ait brûlé ses vaisseaux, l'entraîna douce-
ment plus loin. C'en était fait! Il allait passer à quelques mètres du
trio féminin redouté. Il regardait devant lui et ne répondait que par
monosyllabes aux questions nombreuses que lui faisait Jane en se
DANS LE MONDE. 93
penchant vers lui d'un air aimable. Le brouhaha de cette volière
caquetante, les miettes de conversations qui lui tombaient au pas-
sage dans les oreilles , ces mots envolés parmi le bourdonnement
qui l'enveloppait, ces morceaux de phrases hachées par des excla-
mations de la foule attentive et captivée, tout cela lui jouait sur le
tympan une symphonie confuse achevant de l'étourdir.
— Gharmans, ces jeunes officiers de cavalerie ! bien mieux que
leurs contemporains civils !
— Aïe ! la barre par terre. Deux fautes.
— Mais, général, comment se fait-il qu'avec des officiers mon-
tant comme cela, vous ayez des hommes qui ne tiennent pas à
cheval ? Il n'y a pas à dire, l'année dernière, à la revue de Long-
champs...
— Étonnant, ce corsage-cuirasse I II ne doit pas être difficile d'en
trouver le défaut.
— Trop vite ! Là ! qu'est-ce que je disais ? Touché en plein.
— Bon ! le képi dans la douve.
— A qui le tour ?
— Ouf! j'en ai assez.
— Prêtez-moi vos trois yeux et dites-moi...
La voix s'arrêta. Roger avait tressailli. Ces mots, en effet, venaient
d'être dits par Madeleine, qui, à demi tournée vers le marquis du
Gasc, placé derrière elle le monocle à l'œil, lui désignait quelqu'un
ou quelque chose dans la direction de Roger, quand elle avait aperçu
son amant.
Il avait bien envie, le pauvre hère, de passer sans regarder, mais
chacun sait que ces envies-là sont des stimulans implacables. Il
regarda donc et il vit Madeleine, le visage décomposé par l'émotion
douloureuse qui venait de lui étreindre le cœur, balbutiant quelque
chose en essayant de détourner la tête. Il subit pendant une seconde
l'impression cuisante qui fait fumer le cœur d'un honnête homme
sous la brûlure d'un remords, lorsque, pour la première fois, il 'se
surprend lui-même en vilenie flagrante. Il eût donné sa jeunesse,
son demi-million présent et ses deux millions à venir, avec Jane
par-dessus le marché, pour n'avoir pas sur la conscience la pâleur
et le chagrin de Madeleine. Mais le mal était fait, il fallait boire le
remords, il le but. Il s'assit auprès de sa nouvelle maîtresse et joua
son rôle d'amant-adjoint avec une ardeur fiévreuse de converti qui
espère trouver dans une foi nouvelle, en même temps que l'oubli
de ses anciennes croyances, la glorification de son apostasie. Il ne
trompa ni lui-même ni Jane, qui avait compris qu'une femme était
en jeu, et non pas seulement une mère et le respect des conve-
nances. Au bout d'un quart d'heure de conversation plus bruyante
9/| REVUE DES DEUX MONDES.
qu'enjouée, il se leva pour aller s'informer si son tour approchait.
11 avait hâte de se trouver seul et de se donner du mouvement.
M''"' de Trémont, causant tranquillement avec une amie, n'avait
pas vu passer son fils. Quant à la duchesse, remise en apparence de
son bouleversement, elle avait fait parler le marquis.
— Quelle est donc cette personne, lui avait-elle dit en se pen-
chant discrètement, en compagnie de laquelle vient de passer M. de
Trémont ?
Et le marquis, modérant avec science l'expression de sa joie,
avait répondu sur un ton d'indiiïérence :
— M"° Jane Spring, demi-mondaine fort remarquable et très
recherchée, pas banale du tout. M. de Trémont doit être de ses
intimes, car je les ai rencontrés, l'autre matin, au Bois, et elle ne
sort pas avec tout le monde. Il montait un cheval à elle, à ce que
m'a dit quelqu'un qui était avec moi...
Madeleine, en entendant parler de cette rencontre, qui lui confir-
mait durement la révélation de tout à l'heure, avait eu un regain
de trouble et d'émoi, qui avait obligé le marquis, dont le jeu
était de ne rien voir, à changer de conversation par un brusque
détour.
Arrivé dans les écuries, Roger intrigua auprès de deux ou trois
camarades qui devaient passer avant lui; il y gagna de pouvoir
monter presque immédiatement à cheval. — La bête, indisposée
par une longue attente et énervée par les sonneries lépétées du
cor, qui semblaient autant de provocations, entra tout de suite en
défense; les éperons de Roger, appliqués derrière les sangles avec
une vigueur brutale, firent perler des gouttelettes de sang au bout
des poils et mirent une parure de rubis aux flancs de l'infortuné
Cabochard. Alors, le cheval bondit en avant, renversant, pour péné-
trer dans le manège, le gardien de la paix qui en interdisait l'accès
aux spectateurs. Une fois dans l'arène, ébloui par le grand jour,
furieux des piqûres dont on venait d'infliger l'afiront à ses flancs
chatouilleux, il se livra à une série de pointes et de gambades qui
eussent fait vider les arçons à de très bons cavaliers, mais laissèrent
Trémont parfaitement inébranlable. Enchanté de trouver l'emploi de
sa mauvaise humeur, le jeune centaure, mordillant sa lèvre, les
cuisses collées aux quartiers de la selle , bien assis , jouant des
talons et du bras, rossa littéralement son cheval, jusqu'à ce que
l'animal eût l'air de demander grâce. Alors seulement, il replaça ses
jambes et remit sa main droite sur les rênes, pour se porter en
avant. Les applaudissemens éclatèrent. On commençait à trouver
a séance monotone, et l'on savait gré à ce charmant cavalier de
fournir un intermède émouvant, iit puis, tout le monde était séduit
DANS LE MONDE. 95
par la bonne mine du jeune homme, par sa hardiesse et par son
savoir-faire. Mais quand, ayant voulu mettre sa bète, qu'il croyait
calmée, au petit galop, et que celle-ci, après une lançade imprévue,
ayant détalé à fond de train vers l'extrémité du manège, comme un
sanglier qui prend son parti ou comme un cerf qui débuche, il eut
arrêté net cette course intempestive en se renversant brusquement
en arrière et en broyant la bouche de Tanimal d'un coup de poignet
tout-puissant, son succès se tourna en ovation. Avant d'avoir con-
couru, il avait remporté, sinon le prix du concours, du moins la vic-
toire de la journée; à défaut de la plaque du jury, il était sûr
d'avoir le cœur du public.
Trois femmes étaient là, agitées d'émotions diverses, en présence
de ce petit triomphe décerné au jeune écuyer pour ses prouesses
d'équitation transcendante, — trois femmes, sans compter une mère
et une sœur, dont les impressions étaient faciles à deviner; sans
compter non plus une foule d'inconnues, qui jetaient leurs cœurs
sous les pieds du cheval vaincu, ainsi que, jadis, devaient jeter les
leurs, sous les roues du char victorieux, les belles spectatrices des
courses antiques et des jeux d'Olympie. La première sentait s'enfoncer
plus avant dans son cœur les aiguilles empoisonnées de la jalousie et
les dards barbelés du regret, à mesure que l'infidèle semblait s'éle-
ver sur le pavois de carton peint de son triomphe d'hippodrome; la
seconde se prenait à aimer pour une heure ce joli garçon, dans
lequel elle n'avait vu d'abord qu'un jeune dadais, porteur d'une
sacoche facile à éventrer, — amour de fille pour un Léotard acclamé;
la troisième, enfin, était heureuse tout simplement. Placée du côté
opposé à celui où S3 trouvait Jane, Geneviève n'avait pu voir celle-ci
au bras de Roger. M. de Rhèges, en effet, au moment où il cherchait en
vain du regard des places vacantes, avait été abordé par son carros-
sier, lequel, à l'exemple de quelques confrères avisés, profitait de la
circonstance pour exposer deux ou trois voitures, et il avait accepté
l'offre qui lui était faite d'occuper avec sa fille le siège d'un phaéton
sis justement à proximité de l'obstacle le plus intéressant et le plus
ardu : deux barres posées à trois mètres l'une de l'autre. Geneviève,
tout entière au plaisir de voir briller celui qu'elle aimait, oubliait
la rencontre qu'elle avait faite deux ou trois jours auparavant; elle
oubliait même certains regards qu'avaient échangés en sa présence
Roger et Madeleine, à quelques-unes des réunions d'hiver où elle
s'était trouvée en leur compagnie, et qui l'avaient si fort affligée.
D'ailleurs, le premier saisissement passé, la rencontre du Bois avait
plutôt calmé qu'aggravé ses soucis et sa peine. Elle était trop pure,
trop candide, trop vierge d'âme et de corps pour s'élever, ou plu-
tôt pour descendre du premier coup jusqu'à la divination des infir-
mités du cœur ; une femme l'avait effrayée , deux la rassuraient ;
06 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne comprenait pas très bien, mais elle se sentait moins loin de
Roger, depuis qu'une autre femme que Madeleine avait passé entre
elle et lui.
Cabochard venait de franchir le premier obstacle avec une légè-
reté qui faisait bien augurer du reste. Des murmures flatteurs s'éle-
vaient de toutes parts; tout le monde faisait des vœux pour le cava-
lier : les femmes, à cause de sa beauté que rehaussait sa hardiesse;
les hommes, à cause de sa tenue irréprochable et de sa monte
vigoureuse.
— Remarquez-vous comme il attaque juste , à deux pieds de
l'obstacle?
— Crânement en selle, ce gaillard-là !
La double barre, écueil où était venue se briser la fortune d'un
grand nombre de concurrens redoutables, fut passée presque à la
volée, en deux bonds, sans une foulée dans l'intervalle.
— Hein! avez-vous vu ça? clamèrent avec admiration les con-
naisseurs.
— Et, vous avez vu? c'est le cavalier qui a sauté; le cheval n'en
voulait pas.
Au second tour, Roger remarqua Geneviève. En arrivant sur la
barre, il se rapprochait d'elle et voyait les yeux de la jeune fille
fixés sur lui avec un intérêt passionné. C'était, sans doute, l'attrait
d'un spectacle nouveau pour elle qui mettait cette jolie flamme dans
son regard. Pourtant, si...
— Hop ! hop !
Les deux barres furent franchies comme au premier tour, et l'on
applaudit à tout rompre. — Oui, si pourtant Geneviève l'aimait?
Ce serait bien dommage de ne pouvoir pas la payer de retour, car
elle était bien jolie. H s'en apercevait pour la première fois : le sens
de la beauté se développait en lui avec les appétits.
— Ah çà! mais, je deviens stupide, se dit-il en obligeant son
cheval à changer de pied, pour lui reposer la jambe, car il le menait
très sagement, voilà que j'imagine que toutes les femmes ont l'œil
sur moi et qu'elles ne peuvent me voir sans pâmer. Allons, allons !
Trémont, mon fils, il faudra soigner ça.
— Hop!
H passa le mur en bois. Il n'avait plus qu'un tour à faire, et pas
une faute ne lui avait été marquée.
« Ce serait dommage tout de même, si elle m'aimait, de ne pou-
voir l'aimer!.. Mais Jane me plaît tant! » Et il lança un coup d'œil
dans la direction de sa coûteuse conquête. Mais, arrivé en vue de
Geneviève, il se reprit à rêver d'amour pur. Les yeux de la jeune
fille galopaient toujours avec lui : c'était décidément de l'amour
qu'ils dardaient. Un peu distrait, il s'aperçut que son cheval avait
DANS LE MONDE. 97
le nez sur la première barre et ne paraissait pas vouloir sauter tout
seul ; il l'enleva des jambes et de la main avec une extraordinaire
vigueur, et l'animal toucha le sol à quelques centimètres de la
seconde barre. Mais c'était trop près, et, enlevé encore une fois
d'une irrésistible façon, il vint donner en plein des deux genoux
dans la poutre, laquelle, par hasard solidement appuyée sur les
deux chevilles de fer qui la supportaient, résista, au lieu de glisser
et de rouler à terre, comme d'habitude, si bien que cheval et cava-
lier {ïrent panache cottiplet, la bête retombant sur l'homme.
Il y eut un cri général, un de ces cris poignans dans lesquels
une foule entière met son angoisse, cri unanime où cependant on
entend la femme plus que l'homme. Les cavaliers de service ramas-
sèrent Roger, qui ne donnait plus signe de vie, et, pendant qu'on
l'emportait, évidemment fort mal accommodé, on emportait aussi une
jeune fille qui s'était évanouie d'émotion, et qui avait failli tomber
du haut du phaéton où elle était assise.
IX.
— L'épaule droite luxée, une côte enfoncée, deux ou trois contu-
sions avec ecchymoses, voilà le bilan du jeune homme, — avait dit
le chirurgien appelé le premier à donner ses soins au cavalier mal-
heureux. — Et, avait-il ajouté, si, comme il y a tout lieu de l'espérer,
aucune lésion interne ne s'est produite, dans trois mois au plus, il
sera remis à neuf.
Au bout de six semaines, Roger, entre les mains de sa mère et
de sa sœur, avait repris une attitude d'homme bien portant; moyen-
nant qu'il s'abstînt de monter à cheval, de se coucher sur le côté
droit et de faire de grands mouvemens de bras, — ce qui n'était
pas dans ses habitudes, — il pouvait se considérer comme rétabli.
Pendant les six semaines qu'avait duré sa réclusion, les témoignages
de sympathie ne lui avaient pas fait défaut, mais il se montra parti-
culièrement touché de la régularité avec laquelle un domestique,
inconnu rue de Lille, était venu, chaque matin, prendre de ses nou-
velles, sans dire de quelle part il venait. Cette sollicitude de Jane à
son endroit lui causa même un de ces attendrissemens auxquels on
est surtout sujet quand on relève de maladie, grâce à l'excessive
sensibilité de nerfs encore endoloris et à la bienveillance univer-
selle dont vous oignent les joies de la convalescence. — La consé-
quence de cet attendrissement fut une visite que fit Roger au notaire
de la famille de Trémont, visite dont le but avoué était de contrac-
ter un emprunt d'un millier de louis sur les revenus à échoir, ceux
TOME LIV. — 1882. 7
98' REVUE DES DEUX MONDES.
éehus ayant été absorbés, ainsi que les économies du jeune honnme,
fruit de sa continence, par les frais d'installation de Versailles et
par le don de joyeux avènement versé es mains dé la nouvelle con*
quête.
Le notaire se montra surpris de cette démarche^ à laquelle ne
l'avait préparé en aucune manière la vie passée du jeune marquis
de Trémont, dont les facultés d'ordre et d'économie avaient même
souvent provoqué l'admiration du digne officier ministériel. Néan-
moins, il se prêta de bonne grâce à ce qu'on lui demandait, de peur
que son jeune client ne fût tenté, pour tenir secrets ses subits
déportemens, de s'adresser à quelque usurier classique, détenteur'
d'oiseaux empaillés, de vieilles médailles ou autres collections
rarissimes à faire figurer, parmi l'argent comptant, dans un prêt de
cette nature, et ce, pour une valeur un peu supérieure à la réalité,
voire à la vraisemblance des choses. Seulement, en vrai notaire de
famille, il avertit M™® de Trémont. Celle-ci, après l'avoir remercié,
lui dit, sur ce ton moitié aimable, moitié hautain, que les femmes
bien nées les plus soucieuses d'affabilité retrouvent aisément dans
leurs rapports avec ceux qu'elles considèrent comme leurs infé-
rieurs, surtout quand il s'agit d'affaires d'intérêts les concernant ou
concernant quelqu'un des leurs :
— Mon fils est majeur, libre, par conséquent, de dépenser ses
revenus et même son capital comme bon lui semble^ Je ne pourrais
intervenir et user de mon droit de remontrance que si ses prodiga-
lités devenaient notoires et faisaient scandale... Néanmoins, je vous
sais gré de m'avoir prévenue, et j'espère que vous voudrez bien, le-
cas échéant, me tenir au courant des démarches du même genre
qu'il pourrait faire par la suite, soit auprès de vous, soit auprès
d'autres personnes, si la chose parvenait à vos oreilles. Sa fortune
est en terres; il est donc probable qu'il procédera par voie d'em-
prunt le plus longtemps possible, ne pouvant rien vendre sans que
tout le monde soit informé.
Quand le notaire fut parti, la marquise prononça presque à voix
haute cette phrase passablement obscure : « Mon Dieu! que Gene-
viève a donc bien fait- de s'évanouir, au moment de la chute de'
Roger ! ' »
Madeleine était en Bretagne, depuis six semaines; au grand 'éton-
nement de ses amis, elle avait quitté Paris en plein mois d'avril,
sous prétexte d'affaires graves à régler sans délai. Personne, si l'on
excepte Pioger et le marquis du Gasc, ne comprit qu'une Parisienne
aussi convaincue pût avoir des intérêts campagnards à régler sur
place au commencement du printemps. — Souvent la pensée de
Roger s'était portée vers celle qu'il avait trahie, — si l'on peut
DANS LE MONDE. 99
I user d'un aussi gros mot pour caractériser le plus banal, des acci-
dens humains. Vingt fois il. avait été sur le point de lui écrire, mal-
gré la défense expresse que lui avait faite le médecin de remuer le
bras droit. Mais il s'était dit que, non-seulement il aurait bien du
mal, physiquement et moralement, à confectionner une épître pas-
sable, mais qu'il y aurait manque de délicatesse, presque de pro-
bité, à panser, avec des phrases hypocrites et des protestations men-
teuses, les blessures qu'avait faites son inconstance passée et que,
tôt ou tard, devrait rouvrir sa conduite future.
Bien qu'on fût seulement aux premiers jours de juin. M""® de Tré-
mont et ua fille quittèrent Paris pour la Touraine, où eiles aimaient
.à se retrouver avant que le soleil eût roussi les charmilles des
Ailettes. \ Le (rrand Pj^îx, ce coup de cloche des départs mondains,
ne leur semblait pas indispensable à attendre pour regagner les
champs, qu'elles tenaient à voir parés encore de leurs attraits blon-
dissans; en \Yà\es rurales qu'elles étaient, elles ne comprenaient
Paris que comme un pis-aller d'hiver, et c'était déjà bien trop de
sacrifier à la mode avril et mai, les deux mois agrestes par excel-
lence.
Roger, guéri ou peu s'en fallait, retourna donc à Versailles, où,
.privé de cheval jusqu'à nouvel ordre, il se fût moi tellement ennuyé,
si une charmante femme n'eût consenti à faire deux fois par semaine,
à seule fin de le distraire un peu, le trajet, assez long de l'avenue
du Bois-de-*Boulogne à la cité de Louis XIV. — Jane n'aimait pas,
en effet, à recevoir chez elle sur le pied d'une intimité complète;
elle le faisait le moins possible. En femme de tact, elle comprenait
ce que certaines privautés, accordées à. des étrangers dans un nid
qu'avait capitonné la munificence du baron, eussent eu de désobli-
geant pour ce gentleman, après tout correct et atteniionné; en
ffemme pratique aussi, elle trouvait dangereux de donner barre
sur elle à ses domestiques, qui, à ce jeu, eussent tout au moins
risqué de perdre le respect que leur maîtresse leur avait inculqué
,bon gré mal gré. — Elle trouva, d'ailleurs, toutes choses en état
pour la recevoir et s'accommoda, sans faire plus de façons ni feindre
plus de jalousie que n'en comportait une tactique habile, des dis-
positions prises et des aménagemens établisipour une autre. Roger
iVit bien encore là l'occasion de quelques scrupules attendris; mais
ce sont nuages que dissipe un baiser, et il en reçut tant que. son ciel
fut vite débarbouillé.
Il y avait dix jours qu'il avait repris gîte dans la maisonnette
qu'avait, la [)remière, emparadisée Madeleine, et. où Jane tenait, à
présent, l'emploi de houri. Il Usait beaucoup,, n'ayant rien de mieux
-à faire, et dormait souvent, un bon somme lui semblant la conclu-
100 REVUE DES DEUX MONDES.
sion normale et le couronnement logique de toute lecture un peu
prolongée. — Un soir, après huit heures, il était près de la fenêtre
de son fumoir, faisant la moue à un roman de cinq cents pages,
genre nouveau, qu'il s'entêtait à finir, bien qu'il se demandât pour-
quoi l'on y prenait la peine de décrire si minutieusement des
cuvettes et des pots de nuit, que tout le monde connaît, hélas! et
d'où il se dégage plus d'odeurs suspectes que de poésie. La nuit
venait doucement, ménageant ses effets de noir, enveloppant dans
le crescendo de ses teintes sombres les arbres et les toits, qu'avait
d'abord estompés avec art un lent et mélancolique crépuscule. Il
jeta le livre avec impatience, d'abord parce qu'il ne voyait plus
clair, ensuite parce que l'auteur, l'introduisant dans une nouvelle
chambre à coucher, prétendait lui remettre le nez, pour la dixième
fois, dans les eaux de toilette.
— C'est agaçant! se dit-il en se levant pour s'accouder à la
fenêtre. On retombe toujours dans la description des faïences
utiles. Quels drôles de mobiliers! Il n'y a que des vases. Et quels
vases !
Par suite d'un phénomène psychologique des plus naturels, cette
lecture d'un livre réaliste le poussait vers la rêverie. Il regarda la
rue, toujours morne, déserte, vide, puis le ciel, où semblaient s'en-
flammer successivement, comme autant de becs de gaz lointains au
contact d'un invisible allumoir, les petites étoiles pâles des pre-
mières heures du soir. Du ciel, un peu haut pour lui, ses yeux
redescendirent vers le pavé, et bientôt sa songerie prit, ainsi
qu'il arrive si communément aux méditations masculines, la direc-
tion de l'amour, ou plutôt des femmes, ce qui n'est pas iden-
tique. Justement, tout au bout, proche de la place de la Cathédrale,
une silhouette féminine se mouvait dans la pénombre crépuscu-
laire, semblant remonter la rue avec une paresse indécise, avan-
çant à peine et choisissant les pavés. A coup sûr, cette femme n'était
pas pressée; à coup sûr aussi, elle était jeune, élégante, bien faite,
jolie. Or, à Versailles, les femmes qui sont tout cela, ne fût-ce
qu'en apparence, ne courent pas les rues, surtout les rues de ce
quartier, si calme que le silence granitique des hypogées égyptiens
peut seul entrer en comparaison avec son recueillement séculaire.
Roger la regardait venir de loin, suivant avec intérêt sa marche
lente, comme incertaine et troublée, néanmoins rythmée, presque
harmonique, à force de grâce, dans son élasticité un peu sautillante.
On devinait l'inexpérience de la rue et surtout du mauvais pavé
dans les enjambées, tantôt longues, tantôt craintives, de la prome-
neuse attardée; à mesure qu'elle approchait, il semblait au jeune
homme que cette prestance élancée, hautaine et séductrice à la fois,
DANS LE MONDE. 101
n'était pas nouvelle pour ses yeux. Mais qui ne connaît cette illusion
des rêveries interrompues dont une apparition est venue couper le
vol errant, et qui, tout naturellement, se posent, avec leur cortège
de types imaginaires ou réels, sur l'être ou sur l'objet qui s'est offert
soudain, comme une étape accidentelle, au cours d'un long voyage
sans but défini?.. Sans doute, ce n'était là qu'un mannequin sur
lequel son imagination venait, malgré lui, de jeter une étoffe con-
nue, en la drapant de plis familiers...
Mais, cette femme, la voilà plus près;., cette femme, c'est Made-
leine !
Eh oui! Madeleine, c'était Madeleine, venue là à son corps
défendant, humiliée, furieuse contre elle-même, mais aimante
par conséquent lâche, mûre pour la honte, prête aux compromis.
— Quoi! vous?
— Écoutez, dit-elle, rougissant jusqu'à l'âme et retirant ses mains
que Roger voulait baiser, j'ai cédé à un mouvement en apparence
bien peu digne de moi, mais que vous devez peut-être plus encore
à mon orgueil qu'à l'oubli de ma dignité. J'ai voulu savoir pour-
quoi vous m'avez trompé, si je suis victime de l'inconstance d'un
débauché ou de la faiblesse d'un enfant. Rarement l'idée m'était
venue que j'aimerais quelqu'un, mais jamais que ce quelqu'un- là
me trahirait.
En parlant, sa contenance s'était raffermie, comme redressée; la
confusion faisait place à l'orgueil outragé, et les derniers mots de
la phrase furent dits sur un ton altier qui allait bien à cette aristo-
crate, que la nature, plus encore que les hasards du rang, avait faite
pour parler de haut. Roger, dominé par la simplicité fière de cette
attittide peu commune, en même temps que par l'éclat d'un regard
dont il n'avait connu jusque-là que les caresses et les langueurs,
ne chercha aucune des phrases stupides que met au service des infi-
dèles dans l'embarras le fade vocabulaire des amans pris en faute.
II ne tenta aucun de ces plaidoyers ridicules où l'on s'abaisse sans
profit, puisque le juge capable de s'y laisser prendre est assez pré-
venu pour absoudre le criminel, celui-ci fût-il sans défense. Il resta
silencieux pendant quelques secondes, puis il reprit les mains de
Madeleine et, la regardant en face, sans humilité feinte, comme
sans hardiesse déplacée, il lui dit avec beaucoup de douceur :
— Débauché, moi? D'où le serais-je? et depuis quand? Enfant?..
Oui, plutôt. Je vous l'ai dit, et je n'ai pas menti : vous avez été
mon premier amour; mais, au risque de n'être pas compris, j'aurai
le courage d'ajouter que j'étais trop jeune pour vous aimer sans
défaillance. J'ai cédé, non à un caprice des sens, encore moins à
une passion violente, mais tout simplement à une immense curie-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
site de la vie, à une irrésistible poussée de mon être vers l'inconnu,
vers l'ignoré...
Madeleine sentit que son orgueil allait se noyer dans ses larmes;
cette confession de son amant, faite sur un ton caressant et attristé,
mais empreinte d'autant de franchise que de regret, résonnait sour-
dement dans son âme comme un glas funèbre. 11 fallait que l'amour
lût bien mort au cœur de Roger, pour que le jeune homme osât par-
ler ce simple langage d'une conscience qui se dévoile et d'un cou-
pable qui se juge; il fallait qu'il se fut bien dépris de tout servage
pour ne pas préférer quelqu'une de ces protestations banales, d'un
emploi si répandu, aux difficultés d'un aveu cruel autant qu'inusité.
La jeune femme se raidit, tordit ses lèvres en une moue de dédain
et fit mine de se dégager pour sortir. Elle était, à ce moment-là,
belle de deux beautés : la sienne et celle de sa douleur, — douleur
coTitenue, masquée, mais visible dans les yeux, que tous les mas-
ques laissent à découvert. Il se passa alors quelque chose de com-
plexe dans l'âme de Roger. Il comprit que, si Madeleine franchis-
sait le seuil de sa porte, cet amour, le premier, probablement le
plus intense, à coup sûr le plus radieux de sa jeunesse, aurait vécu,
que ce pacte charmant, qui avait uni, dans des conditions bien
rares, deux cœurs purs pour une œuvre sensuelle, serait à jamais
rompu. Et il lui sembla que c'était toute la poésie de son jeune âge
qui allait s'enfuir d'un vol blessé par cette porte entr'ouverlie; il
eut une suprême angoisse, un regret poignant, une vision rapide
des joies disparues et des amertumes futures, et, brusquement, il
sentit sa tendresse figée se fondre à la chaleur de son rêve. Une
sorte de sanglot s'échappa de ses lèvres avec un mot toujours puis-
sant :
— Mais, Madeleine, comprends donc que je t'aime toujours!
11 mit dans cette exclamation toute la grâce de son âge, avec
l'inflexion charmeresse de l'amour qui renaît, et Madeleine, venue
là pour succomber, abandonna son corps à une étreinte qui la reprit
tout entière. — La nuit était descendue complète sur Versailles
qui dormait; par la fenêtre, toujours ouverte, il n'entrait que de
l'ombre, du silence et de vagues senteurs des bois, venues de loin_,
par-dessus les toits d'une caserne et les croix d'un cimetière : c'était
le calme de la nature qui se repose pour quelques heures, s'ajou-
tant à l'apaisement éternel d'une cité ensevelie vivante, depuis
tantôt cent ans, dans la gloire de ses souvenirs.
Les deux amans ne songeaient plus, l'un à sa trahison, l'autre à
sa peine, et peut-être s'aimaient-ils plus, en cet instant de passion
meurtrie, d'un côté presque mensongère et de l'autre aveuglée,
qu'ils ne s'étaient jamais aimés aux heures récentes, quoique déjà
DANS LE MONDE. 105
lointaines, de leurs premiers baisers. L'imagination n'est-elle pas
plus riche que le cœur, et qui pourrait affirmer qu'il a plus vécu
sa vie que ses rêves? Deux ou trois heures passèrent dans une obs-
curité que Roger ne songea pas à faire cesser : signe qu'il y avait là
pour lui plutôt un songe poétique, sous une forme tangible, qu'une
joie réelle et vivante. Il ne demandait à Madeleine que le parlum de
ses cheveux, les effluves troublans de son beau corps de blonde,
réner\^it contact de sa peau ferme et fraîche, la griserie de son
souille tiède; il n'avait plus besoin de la vue de sa beauté. — Elle
s'en alla vers onze heures, un peu trébuchante, au bras de Roger,
qui la reconduisit jusqu'auprès de la gare et ne la quitta qu'après
s'être assuré que nul curieux n'était là pour les épier.
X.
A force d'esprit de part et d'autre, on arrive quelquefois, — pas
souvent, — à faire une espèce d'amitié des reliefs d'un amour qui
finit; on peut aussi faire du mépris avec la desserte d'une passion
terminée : ce qu'on ne fait jamais, c'est de l'amour avec des restes
d'amour. — Le lendemain même de cette soirée d'ivresse impromptu
où Madeleine avait cru reconquérir son amant, celui-ci vit arriver
Jane, à qui son flair de longue portée faisait avancer d'un jour sa
visite. La charmante donzelle trouva que ça sentait la chair fraîche,
et en prit texte pour placer une scène de jalousie qu'elle possédait
sur le bout du doigt. Roger, pris par les sentimens, se rendit à
merci. La scène, d'ailleurs, fut supérieurement jouée; soit que
l'éniinente artiste eût réellement deviné qu'il se passait quelque
chose, soit qu'elle sentît le besoin de frapper un grand coup, elle se
départit, ce jour-là, de la sobriété de gestes et d'expansion dont
elle affectait volontiers de ne se dépouiller qu'avec ses vêtemens, et
elle fut hardiment passionnée dans son attitude et dans son lan-
gage. Elle ne recula même pas devant la trivialité des sermens et
jura qu'elle aimait Roger pour de bon, c'est-à-dire à la folie. —
Pour inconstant et léger qu'il se montrât, Trémont n'en restait pas
moins un très brave jeune homme, à l'âme délicate, à la conscience
à peine faussée, de sorte qu'il se sentait fortement embarrassé. Il com-
prenait qu'il lui serait difficile de rompre avec Madeleine, du moins
tout de suite, après les gentillesses de la veille; et, d'autre part, il
ne pouvait se résoudre à se priver de tout ce que lui promettait
la tendresse débordante et désormais indisciplinée d'une femme
comme Jane Spring, qui lui plaisait de plus en plus. Enfin, ce
charmant garçon avait toutes les peines du monde à accepter l'idée
de recevoir dans le même logis les deux femmes qui prétendaient
104 REVUE DES DEUX MONDES.
à la joie de se partager son cœur. Les garder toutes les deux, cela
lui paraissait déjà un peu vif; mais les tromper à tour de
rôle, sans même changer de place, c'était au-dessus de sa dépra-
vation de fraîche date : cette sorte de promiscuité, à laquelle il
les eût ainsi condamnées à leur insu, lui répugnait comme une
malpropreté, en même temps que comme une indélicatesse. —
Ainsi qu'il arrive le plus habituellement, quand une question de
forme se greffe sur une question de fond, la forme l'emporta sur le
fond. Roger se résigna à mener de front deux amours, sauf à les
loger à part, et voici ce qu'il arrêta, séance tenante, dans son esprit:
Madeleine resterait en possession des lieux qui avaient été ornés
pour elle ; un appartement serait loué à Paris pour les rendez-vous
avec Jane. Et, de la sorte, à l'aide d'un procédé très simple, le scru-
puleux jeune homme calma les soulèvemens de son honnête et tra-
cassière conscience.
— Voyez-vous, lui dit Jane fort à propos, vous ne m'ôterez pas
de l'esprit que vous recevez une femme ici. C'est peut-être celle qui
a eu l'étrenne de ce galant mobilier. Vous m'avez dit, il est vrai,
que cette personne était morte pour vous, mais il y a des morts qui
reviennent dans les maisons et dans les cœurs; c'est peut-être une
revenante. Jurez-moi...
— Je vous jure, interrompit Roger, que je ne suis pas de force à
abriter deux intrigues sous les mêmes lambris. D'ailleurs, le mo-
ment serait mal choisi pour multiplier les occasions de scandale
dans une ville ennuyée ; on vous a vue entrer ici les quelques fois
que vous y êtes venue; la pudeur de mon colonel s'est alarmée, ce
qui m'est assez indifférent, mais, la curiosité de mes voisins et de
mes camarades étant en éveil, on cherchera certainement à savoir
quelle est la personne que je reçois, et il me serait fort pénible de
penser que vous êtes à la merci des indiscrétions militaires, les
pires qui soient au monde, après, si ce n'est avant les indiscrétions
féminines. Si donc vous voulez m'en croire, étant donné surtout
que la course est fort longue, au lieu de venir ici, vous me laisse-
rez louer à votre intention un petit appartement pas loin de chez
vous, et vous y viendrez souvent, le plus souvent possible, sans
grand dérangement ni grands risques.
Jane, qui n'aimait pas le chemin de fer et avait coutume de ména-
ger ses chevaux, accepta avec plaisir l'offre de son amant, — ou de
son ami, comme on voudra (il faudrait un troisième mot pour carac-
tériser les relations d'un homme avec une femme qui lui prend son
amour et son argent, sans même avoir à faire semblant de lui appar-
tenir). Elle se dit bien que cette nouvelle détermination devait cacher
quelque ténébreux dessein, mais la fidélité de Roger lui tenant à
DANS LE MONDE. 105
peine plus au cœur que la sienne propre, elle parut trouver cela
tout simple et même tout à fait gentil.
Dès le surlendemain, Trémont avait découvert, avenue d'Essling,
à deux pas de l'Arc-de-Triomphe, un assez convenable apparte-
ment meublé, sis au rez-de-chaussée d'une maison neuve et d'as-
pect honnête, et, deux jours plus tard, le premier rendez-vous était
donné dans cet asile de rencontre, qui avait plus souvent abrité
le repos de touristes anglais que les ébats d'un couple amoureux.
— La veille au soir, Madeleine s'était rendue à Versailles, où elle
avait été très bien reçue et où les choses s'étaient passées, de point
en point, comme dans la soirée mémorable où s'était scellé le
replâtrage de ses amours.
Vers une heure et demie, Roger arrivait avenue d'Essling, porteur
d'un petit paquet soigneusement et coquettement ficelé. Un quart
d'heure après, Jane y arrivait à son tour, — à pied, bien que le temps
fût maussade : elle prétendait que rien n'est plus compromettant
qu'un fiacre pour une femme qui a des chevaux. Quoique, selon
son habitude, elle n'eût rien sur elle qui tirât l'œil ni qui autorisât
les suppositions encourageantes de la part des quêteurs de femmes;
quoiqu'elle vînt directement de chez elle, n'ayant eu qu'à descendre
la moitié de l'avenue du Bois-de-Boulogne et à traverser la place
de l'Étoile, elle avait à ses trousses trois messieurs bien mis, qu'elle
avait littéralement cueillis sur son passage, au moment où ils sor-
taient de leurs demeures respectives, ayant aux dents le cigare
hygiénique de la digestion. Elle se retourna, avant d'entrer, pour
s'assurer qu'elle ne connaissait aucun de ses sidvans, et, ayant con-
staté, d'ailleurs, que la maison où elle était attendue n'avait rien de
compromettant, elle en franchit le seuil d'un pas tranquille. L'es-
corte échelonnée s'arrêta; les galans qui la composaient contemplè-
rent un instant l'immeuble dont la porte béante venait d'engloutir
la sirène qui les avait détournés du droit chemin; puis, leurs regards
déçus se rencontrant, ils eurent un sourire mal réprimé, en se
voyant ainsi tous les trois devant ce seuil vide, et ils se résignèrent
à se disperser, chacun reprenant philosophiquement sa direction
normale.
Pendant ce temps, Roger, plus heureux que ses rivaux de la rue,
embrassait Jane à loisir. Celle-ci lui rendait ses caresses avec beau-
coup de grâce, tout en lorgnant le petit paquet déposé sur un
guéridon.
— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? dit-elle enfin en se dégageant.
De la parfumerie?
Roger défît le cordon de soie bleue qui retenait le papier et mit
à découvert un écrin de velours noir, portant en reUet sur son cou-
vercle un J et une S d'or enlacés.
j06 REVUE DES DEUX MONDES.
Jane ouvi'it l'écrin, et, tout habituée qu'elle était aux cadeaux somp-
tueux, elle eut une exclamation admirative des plus spontanées en
Tovant paraître une éblouissante et mignonne comète, dont le noyau
était figuré par un gros diamant et la chevelure par deux ou trois
douzaines de petits brillans qui tremblotaient au bout des fils d'ar-
gent d'une monture arachnéenne. A en juger par l'éclat des rayons
diurnes de cet astre-joyau, ses feux du soir, sur la tête brune qu'il
devait orner, étaient destinés à brûler bien des yeux des deux sexes
et à b.lesser bien des cœurs de femme. En deux mots, c'était une
comète à ne pas passer inaperçue, et qui valait presque les sept cent
cinquante louis qu'elle avait coûté. Roger rougit de plaisir en voyant
une lueur de vraie joie et de reconnaissance sincère passer dans le
regard de Jane ; il était à l'âge où l'on donne sans arrière-pensée
et sans regret, où l'on est franchement heureux d'arriver à un ren-
dez-vous les maines pleines et de les vider dans des mains aimées,
à l'âge enfin où la satisfaction de se montrer généreux n'est pas
gâtée par l'importune idée qu'on achète ce qui perd son prix à être
vendu. Car ce n'est pas tout que d'être riche : il faut l'être à temps, et
l'argent vient trop tard, quand il vient après qu'est partie la jeu-
nesse. Ce n'est plus alors qu'un faux ami qui vous console moins
encore (ju'il ne vous déprave, un ornemeiit forcé que l'on promène
partout avec soi, qui alourdit et vulgarise tous vos plaisirs, un auxi-
liaire terrible qui attire à lui toute la gloire de vos succès, vous
écrase de son poids et vous rend étranger à vos propres triomphes.
Heureux sont ceux qui,conmie Roger, ont contm jeunes la richesse!
L'enirevue se prolongea jusqu'à cinq heures.
Trémont, ayant laissé sortir Jane, partit cinq minutes après elle.
Il s'arrêta un instant à la porte, clignant les yeux sous la brutalité
du grand jour de l'avenue, en homme qui sort d'un lieu sombre et
setrouve, sans transition, en pleine lumière. L'offense fiiiteàsavue
par la clarié du dehors, jointe au nuage vaporeux dont son après-
midi voluptueuse lui voilait le regard, l'empêcha de voir un landau
huit-ressorts dont l'attelage panaché, blanc et alezan brûlé, mer-
veilleux d'aspect, avec des actions assez hautes, quoique allongées
et rapides, valait pourtant bien un coup d'œil. L'équipage passait
rue de-, Tilsitt, tiaversanlfavi nue d'Essling; la femme qui était assise
dans la voiture se tenait droite, les épaules serrées dans un court
mantelet de. jais, sans presque se servir de son coussin d'appui.
Elle jeta un regard distrait dans favenue et eut un mouvement
involontaire en apercevant Uoger, qui sortait d'une des maisons les
plus ra|)prochées et semblait se demander s'il allait prendre à droite
ou à gauche; elle parut une seconde sur le point de faire arrêter,
mais, se ravisant presque aussitôt, elle tourna la lète du coiô de
l'Arc-de-Triomphe. La voiture stoppa avenue de Friedlaud, devant
DANS LE MONDE. 107
un des premiers hôtels. Le valet de pied ayant rapporté à sa maî-
tresse une réponse négative quant à la présence de la personne
qu'elle allait voir, la jeune femme fit remettre sa carte et, néan-
moins, descendit. Elle donna l'ordre d'aller l'attendre devant une cha-
pelle située plus bas dans l'avenue et fort aristocratiquement fré-
quentée. Puis, elle remonta à pied jusqu'à la place de l'Étoile, ayant
l'air assez perplexe ; mais, là, prenant son parti, elle s'engagea dans
l'avenue d'E>jsling.
Revenant de faire une visite avenue du Bois-de-Boulogne et allant
en faire une autre rue de Tilsitt, Madeleine avait rencontré Jane,
qui rentrait à pied chez elle. Bien entendu, elle l'avait reconnue du pre-
mier coup d' œil. Sachant ce qu'elle savait et apercevant Boger, cinq
minutes plus tard, dans le même quartier, au sortir d'une maison
d'où il n'était pas trop invraisemblable que Jane, eu égard à la
direction suivie par elle, sortît également, la duchesse ne pouvait
guère ne pas s'abandonner à des conjectures pénibles. Elle avait
senti une telle piqûre au cœur qu'elle résolut bravement d'éclaircir
ses doutes, coûte que coûte. — Il n'y avait personne dans l'avenue;
Madeleine entra dans la maison, sans trop savoir ce qu'elle allait
demander au concierge, mais cherchant instinctivement son porte-
monnaie. Au moment d'adresser la parole à la femme qui gardait
la loge, elle se rappela qu'un écriteau jaune était accroché à la
porte.
— Vous avez un appartement à louer, madame? (Les apparte-
mens à louer sont d'un secours providentiel dans ces sortes d'en-
quêtes.)
— Oui,., c'est-à-dire non; il est loué depuis deux jours ; il faut
même que je retire l'écriteau.
— Ah !.. C'est fâcheux... On m'en avait parlé, et, comme je tiens
beaucoup à ce quartier... A quel étage e>t-il donc?
— Au rez-de-chaussée, la vue sur un jardin ; il ne donne pas sur
l'avenue.
— Justement ce que je cherche. Quel ennui!.. Et il est loué pour
longtemps?
— Ça, madame, je ne poiuTais pas vous dire; il est loué au
mois. Peut-être que ça durera longtemps^ peut-être que ça sera vite
fini.
Kt la portière, une grosse femme, assez bien nippée, haute en
couleur, polie, mais gaillarde, eut un soiu'ire malin.
— Je vais vous dire. C'est un jeune homme qui a loué ça; il
n'habite pas. Et dame! vous comprenez...,
Voyant que son interlocutrice rougissait, elle comprit qu'elle
s'était trompée. — Pour elle, comme pour beaucoup de ses pareilles,
108 REVUE DES DEUX MONDES.
une femme jeune, élégante, jolie, sortant] seule, ayant des cheveux
très abondans et tirant plus ou moins sur le roux, ne pouvait être
qu'une irrégulière.
— Oh ! mais, reprit-elle, ça n'empêche pas la maison d'être bien
habitée; il n'y a que des Anglais et des Américains avec des nichées
d'enfans. C'est moi qui loue; le propriétaire ne s'occupe de rien.
Mais je tiens beaucoup à n'avoir que des locataires convenables.
Seulement, j'ai fait une exception pour ce jeune homme, qui est
très comme il faut. Un officier, à ce qu'il paraît, mais un officier
riche.
— Pourrais-je voir l'appartement? dit Madeleine après une hési-
tation, et ne sachant comment s'y prendre pour en'arriver à ses fins.
S'il me plaisait vraiment, je vous demanderais de me prévenir dans
le cas oij il deviendrait prochainement vacant.
Elle tira de son porte-monnaie une pièce de vingt francs.
— Tenez, voilà pour la peine que je vais vous donner et pour le
service que j'attends de vous. Je ne vous cacherai pas que j'ai un
intérêt à venir demeurer dans cette maison...
— Mais, madame, l'appartement n'est plus à louer... Et puis, il
n'est pas fait; tout est en désordre...
— N'importe, j'aimerais à le voir. Tenez, voici encore vingt francs.
Allons !
La concierge prit une clé accrochée au mur de sa loge, et, com-
prenant qu'il y avait, sous cette curiosité prodigue, autre chose
qu'une question d'appartement, se dirigea, sans résistance, vers le
fond de l'allée, où se voyait, en haut de quatre marches, que proté-
geait sans les orner un tapis d'assez chétif aspect, une porte peinte
en rouge avec enca dremens et filets noirs. — C'était bien là l'entrée
d'un appartement criminel. Dans un quartier plus central, moins
envahi par la vieille Angleterre et la jeune Amérique, cet antre garni,
où l'on pouvait pénétrer sans être vu, sans rien demander, sans gra-
vir aucun escalier, au milieu des ombres discrètes d'un fond de cou-
loir, eût été très recherché pour les fêtes intimes de l'adultère, qui
tiennent une si grande place dans le programme des plaisirs, à Paris
— et ailleurs. Les fenêtres donnaient sur un jardin en contre-haut
du sol de l'avenue, un de ces vieux jardins étouffés et comme oubliés
entre les hautes murailles blanches des maisons nouvelles dans les
quartiers neufs, où des arbres poudreux, efflanqués, agonisent parmi
des plantes chlorotiques qui s'affaissent sur un gazon galeux : il n'y
manque que le jet d'eau du milieu pour qu'on ait le droit de se
croire dans un établissement de bains. — Après une antichambre
obscure, un salon quelconque qui, grâce à des substitutions de
meubles bien comprises, a perdu quelque chose de sa banalité
DANS LE MONDE. 109
navrante, puis la chambre à coucher, pleine de fleurs et bien meu-
blée. Là, Madeleine s'arrêta et eut même un mouvement de rscul,
qui fut remarqué par la concierge.
— C'est bien, je vois, dit-elle avec effort. Maintenant, madame,
ajouta-t-elle en puisant encore dans son porte-monnaie, je vais être
tout à fait franche; je suis entrée ici pour vous faire parler. Le nom
du jeune homme, de l'officier?
— Oh ! madame ! fit la concierge en affectant un air scandalisé.
Vous rendre service, très bien; mais vendre un locataire!.. D'ail-
leurs, son nom, je ne le sais pas; il m'a dit qu'il s'appelait M. Roger,
mais il a cherché un instant avant de le dire : il y a gros à parier
que ce n'est pas vrai. Et puis, est-ce qu'on donne son nom dans un
cas pareil? Il m'a dit aussi qu'il était mihtaire en province )t cher-
chait un pied-à-terre à Paris.
— Merci, dit Madeleine. Je sais ce que je voulais savoir. Tenez,
prenez encore ceci.
Touchée de tant de générosité et d'un chagrin si visible, la grosse
femme se crut obligée de placer une phrase consolatrice.
— Oh! les hommes, il y a longtemps que je les connais. J'ai été
concierge d'une 'maison meublée oîi il en venait des masses en
bonne fortune, et tous mariés. Allez, madame, ça ne vaut pas cher!
Elle ne parlait pas des femmes, mariées aussi pour la plupart,
qui servaient de partenaires à tous ces joyeux sires.
« Ça ne vaut pas cher ! » Cette phrase vulgaire bourdonnait aux
oreilles de Madeleine, tandis qu'elle remontait l'avenue, cherchant
machinalement un fiacre. Et elle l'entendait toujours avec l'accent de
mépris convaincu dont l'avait rehaussée la grosse femme, et c'était
si bien la phrase qui convenait à l'expression de ses sentimens, que
la duchesse, comme la portière, finit par dire : « Ça ne vaut pas
cher! » Elle se le dit même tout le long du chemin, descendant
les Champs-Elysées dans son fiacre fermé, au milieu des voitures
découvertes, au sein de ce bruit de kermesse du Paris de prin-
temps, où semblent s'envoler des échos de fête parmi des gaîtés de
foule en liesse. — Elle avait complètement oublié sa voiture, qui
l'attendait toujours devant la chapelle de l'avenue Friedland et l'y
attendit jusqu'au soir.
XI.
Le 10 juin 1881, Caveçon apporta à son lieutenant, en même
temps que le déjeuner du matin, deux lettres, qui, visiblement,
n'étaient pas de provenance militaire. L'une des deux enveloppes
était de bristol gris, sans armoiries ni chiffre, mais d'apparence.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
aristocratique; l'autre, de papier glacé couleur vert d'eau, ornée
d'un monogramme noir, avec ces mots très optimistes ou prodi-
gieusement immoraux en exergue : AU's ivell. Toutes deux por-
taient la même suscription, en caractères presque identiques, tant
les écritures anglaises se ressemblent :
MARQUIS DE T RÉ MONT
27 bis, rue Saint-Eonoré,
Versailles.
La première lettre était courte. Elle ne contenait que trois lignesi,
que Roger lut en changeant de couleur :
« Le hasard m'a conduite avenue d'Essling; ce que j'y ai vu et-
appris m'a ôté toute envie de retourner à Versailles. »
Après avoir médité sur ce billet sans signature plus longuement
que ne paraissait le comporter sa parfaite clarté, Roger se décida à
ouvrir la seconde lettre, qui, elle, présentait le réjouissant coup
d'ceil de quatre petites pages gentiment noircies par une écriture
distinguée , — si c'est être distinguée pour une écriture que de
ressembler à toutes les écritures dites distinguées. Voici le con-^
tenu de cette seconde missive , baume plein d'à-propos, qui avait
trouvé moyen d'arriver en même temps que le mal à guérir :
« C'est aujourd'hui jeudi et c'est samedi que je dois vous voir;
quelle drôle d'idée a le vendredi de se mettre entre nous ! Ifnaginez-
vous que je vais être libre pendant trois mois, le baron va voyaT
ger. C'est une pure ivresse; je ne résiste pas au désir de vous la,
faire partager sur l'heure. Car vous voilà associé dans ma pensée à,
toutes mes joies, à toutes mes vacances surtout. Vous allez me don-
ner ces trois mois. Si vous n'avez pas de congé, nous les passerons
à Paris, cela m'est égal. Que de choses d'ailleurs me sont égales à
présent qui jadis me préoccupaient! Que d'autres me préoccupent
qui me laissaient indillérente! Je vous aime décidément Deaucoup,
beaucoup... Vous préféreriez peut-être que je vous disse que je
vous aime tout simplement, les adverbes ne servant guère qu'à
allonger la sauce et à rendre fade un mot par lui-même expressif
et d'agréable saveur. Mais voilai ce mot tout seul me iait peur; il
me semble que, faute d'un compagnon qui sous prétexte de l'aider
l'écrase, il prend une apparence solennelle, un aspect démesuré et
cesse d'être une gentillesse pour devenir une profession de foi. Tout
ce qui ressemble à une promesse ou à une menace m'eifarouche,
du moins lorsqu'il s'agit d'écrire, car l'autre jour, je me suis sur-
prise à vous déclamer de grandes phrases. Donc je vous aime beau-
DANS LE MONDE. 111
icoup etje ne sais vraiment paS( pourquoi, je vous envoie cette lettre,
.'devant vous voir après-demain, à moins que ce ne soit précisément
pour qu'elle vous le dise, ce qui est assez la fonction d'une lettre
d'amour.
K( Trois mois de liberté! L'été dernier, j'aurais songé à m'envoler
vers quelque ville d'eau si pareille aubaine m'était échue; cette
année, je ne saurais que faire de mes vacances si je n'avais à vous
les oiTiir. Il y a de bien jolies choses à dire sur l'indépendance du
«.corps et le servage du cœur, celui-ci bien doux quand celle-là vous
est acquise, mais je crois qu'on les a dites; je vous renvoie aux
poètes qui en ont traité.
« Et voilà mon papier rempli sans que j'y aie rien mis, si ce n'est
un peu de tendresse dans beaucoup d'encre, i pas naal do sottises
dans trop de prose, le tout sans grande ponctuation. J'ai i pris le
plus long pour vous dire que je pense sans cesse à vous et que Je
m'en chagrine.
(c Jane. »
Cette lettre était telle que la pouvait souhaiter Roger ; non-seule-
ment elle venait, avec une opportunité sans pareille, apporter une
divers-ion précieuse à de cuisans remords, mais elle éclairait l'ave-
nir d'un gai rayon. — Cet amour gentiment confessé d'une
femme légère, qui possédait au suprême degré l'art de se faire
prendre au sérieux sans rien sacrifier de la grâce envolée de ses
allures proiei^sioiinelles, semblait au jeune homme le dernier mot
de l'enviable dans la galanterie. Il avait réellement assez de l'amour
de Maoleleine, lequel ne lui avait pas donné tout ce que, conscient
ou non, cherche un jeune homme qui se dérange. Et il était aise de
se dire, — non que ce lui pariÀt une excuse, mais parce que c'était
une explication de sa conduite, — que son instinct ne l'avait pas
trompé en lui faisant entendre qu'il ,y avait autre chose, en fait
d'amour libre, que ce que lui avait révélé Madeleine, une forme
quelconi|ne de sentiment en-deçà, non-seulement du tragique et
de l'héroï'jue, mais du grave et du uiélancolique, quoique au-des-
sus du trivial et du malpropre. — Il avait bien eu, plusieurs fois,
depuis son accident, la pensée du nwriage, dont Geneviève lui était
subitetnent apparue, au concours hippique, quelques instans avant
sa chute, cojuine l'aitrayante personnification. Mais, en tombant
avec loi, rininge qu'il avait ainsi trouvée inoi)inément sur sa route
et qu'il eini)oriait tuute fraîche, bien neuve et bien fragile encore,
s'était brisée. Et, dans le renouveau de la guérison , le llux plus
rapide du sang vers la vie en avait entraîné loin les morceaux.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
Vivre vingt-quatre heures en tête-à-tête avec une passion qui
bouillonne, moussant |comme un verre de Champagne tout frais
versé, ce n'est pas chose agréable ni chose aisée, quand on a l'âge
qu'avait Roger, — même après qu'on a déjà bu à pleine coupe. Il
se dit que rien ne l'empêchait d'aller, le jour même, remercier Jane
de sa lettre ; il la verrait une heure chez elle, lui dirait sa joie de
l'avoir à lui pour trois mois et ferait avec elle des projets d'été.
A quatre heures, il arriva, donc, avenue du Bois-de-Boulogne,
devant la grille de l'hôtel, au moment où Rohannet en sortait et
s'apprêtait à enjamber la roue de son phaéton.
— Eh! eh! fit le vicomte, il paraît que tu viens souvent.
— Guère plus que toi, très cher.
— Oh! moi, je suis un vieil ami de la maison.
C'était vrai, et Roger le savait. Rohannet, galant en pied de Clé-
mence Holler, une intime de Jane, avait, depuis trois ans, ses
entrées chez celle-ci. Néanmoins, ça chiffonnait l'amant de trouver là
l'ami ; il y a des jours où l'on voit tout en noir, et ce sont précisé-
ment ceux où l'on a commencé par voir tout en rose. La suite de la
conversation ne fut pas de nature à rasséréner l'horizon brouillé du
jeune galant.
— Je viens de m'épancher dans le sein de Jane, reprit le sémil-
lant Armand. J'ai eu des scènes ridicules avec Clémence, et nous
avons rompu. La chaîne était vieille, elle se rouillait : elle a
cassé.
— Comment! finie, cette union modèle?
— Hélas!
— Bast!.. avec une soudure.
— Non. Mauvais les raccommodages de chaîne; ça coûte cher
et ça ne tient pas.
— Ah! diable!
Ils se séparèrent. Roger entra. Venu pour fourrager parmi les
roses, il avait déjà une épine dans le doigt. — Jane le reçut dans
la petite pièce où on l'avait introduit lors de la première visite
qu'il lui avait faite. Elle manifesta son étonnement de le voir.
— Je m'ennuyais tellement là-bas, et votre lettre m'a fait tant
de plaisir que je n'ai pas su résister à l'envie de vous voir aujour-
d'hui. Quelle charmante idée vous avez eue de m'écrire, et quelle
idée plus charmante encore a le baron de s'en aller !
— Peste! vous avez pris la balle au bond! Vous êtes empressé,
mais très indiscret. N'était-il pas convenu que nous ne nous verrions
plus qu'avenue d'Essling?
— Criminellement, oui; mais... amicalement...
— Vous versez dans la subtilité.
DANS LE MONDE. 113
— Voyons, ne recevez-vous pas ici vos amis?.. Je viens de ren-
contrer Rohannet qui sortait de chez vous.
— Ah ! vous l'avez rencontré?
— Oui... Et même il m'a raconté sa rupture avec Clémence
HoUer. Vous devez être prise entre deux feux, confidente des deux
désunis...
— Moi?.. Non. Je ne vois plus Clémence.
— Ah ! çà, mais la discorde est partout ! Vous m'ahurissez. Qu'a-t-il
bien pu se passer?
— Rien. Des bêtises. Une jalousie de femme, ou plutôt... tran-
chons le mot : de grue, dont je ne la croyais pas capable. Et puis,
pour tout dire, il y a une espèce de banquier grec dans l'affaire,
un homme tout en or qui lui a offert de se laisser gratter par elle...
Roger remarquait avec surprise un changement profond dans le ton
et dans les manières de Jane. Non-seulement elle lui semblait nota-
blement moins tendre qu'il ne s'y attendait et que ne l'avait annoncé
la lettre reçue le matin même, mais cette façon de juger Clémence
et de divulguer le dessous des cartes galantes de son ex-amie con-
trastait bizarrement avec les dehors de quasi-respectabilité qu'elle
affectait à son ordinaire. Certes, elle était, dans l'intimité, coutu-
mière des expressions hardies, mais jamais elle ne se laissait aller
à parler métier avec ou devant les hommes. Légèrement déconte-
nancé, Roger voulut néanmoins revenir à la lettre. 11 s'assit sur une
sorte de divan très bas où Jane était à demi étendue.
— Avouez, dit-il, qu'hier, quand vous m'avez écrit, vous étiez
d'humeur plus amoureuse qu'aujourd'hui.
— Peut-être. Il passe tant de choses, en vingt-quatre heures, dans
la tête d'une femme! Il s'en passe tant aussi dans sa vie!
— Rien ne m'autorise à vous demander ce qui s'est passé dans
la vôtre, mais je puis bien, après la lettre que vous m'avez écrite,
m'étonner un peu qu'il ne reste déjà plus rien de l'affection que
vous m'y témoigniez.
Il dit cela avec un mélange de gravité et de douceur qui donnait
infiniment de charme et de puissance à sa mâle beauté; son regard
interrogeait, ayant une nuance de prière qui n'allait pas jusqu'à
l'expression suppliante; il ne faisait aucun de ces gestes gauches de
jeune homme fasciné, qui ressemblent aux battemens d'ailes d'une
alouette prise au miroir, et, quelque inexpérimenté et dominé qu'il
fût, il restait à peu près digne en présence d'une femme qui le
tenait pourtant sur ses gluaux. — Jane paraissait embarrassée, le
contemplant avec une bienveillance évidente, mais désemparée; on
eût dit qu'elle ne savait plus que faire de sa capture.
— Voyons, Jane, dit Roger en passant son bras autour de la
TOME LIV. — 1882. 8
IIÛ REVUE DES DEUX MONDES.
taille de sa brune et capricieuse interlocutrice, vous m'aimez bien
un peu? Soyez iranquille, je n'apporterai dans votre vie, que vous
avez faite et que vous voulez garder calme et facile, ni (rouble
importun, ni indiscrète passion. Ce qui me plaît surtout en vous,
c'est votre art à concilier toutes les séductions délicates d'une femme
achevée avec le mordant d'un esprit sceptique, la distinction d'une
mondaine avec l'audace et le franc-parler d'une indépendante.
Croyez-vous que j'irais, en vous ennuyant de platitudes romanes-
ques, de soins envahissans ou de ridicules ardeurs, risquer de me
faire chasser ou m'exposer à choir dans une liaison filandreuse du
genre de celles que je redoute? Donnez-moi un petit morceau de
votre cœur et un petit coin de votre vie sans craindre que, mis en
goût, je n'empiète sur les terrains réservés.
— Ce que vous dites est charmant à dire et à entendre, mon
cher... enfant, fit Jane en donnant à Roger sur la joue une petite
tape amicale et protectrice. Mais, reprit- elle, si nous signions un
contrat dans les termes que vous venez d'indiquer, il aurait le sort
cofumun à tous les contrats du même genre : au bout de deux ou
trois mois, plus ou moins, nous y introduirions des clauses qui le
mettraient à néant.
— Si c'était d'un Tcommun accord, dit Roger, quel mal y verriez-
vous?
Jane fit attendre sa réponse, comme cherchant ses mots, et, de
fait, elle les cherchait.
— Vous ne comprenez donc pas , se décida-t-elle à dire, que
l'amour n'est pas fait pour moi?.. Si je vous aimais, et j'étais
presque en train de vous aimer, je vous donnerais le droit d'être
jaloux. Cioyez-moi, être l'amant en second et jaloux d'une femme
entretenue, c'est jouer un rôle désagréable et aussi dangereux. Car,
une fois lancé, on ne s'arrête plus; on veut avoir à soi tout entière
la femme qui ne vous a cédé que la moitié d'elle-même, on veut
acheter l'autre moi lié, on s'endette, on se ruine, on se ridiculise
et on s'avilit. Je vais vous parler avec une franchise qui est dans
mon caractère, mais dont je n'ai jamais eu l'occasion ou l'envie de
faire l'usage qne j'en vais l'aire. Je vous ai bien accueilli, parce que
vous me [)l;iisiez et que vous éli^z assez riche pour faire quelque
tem|)s ligure dans ce personnage d'amant de coîur que compor-
tent tnnies le.s comédies galatiies du monde auquel j'appartiens,
sinon p,ir mon genre, du moins par ma vie. Vous trouvant plus de
générosiié vraie, plus de délicatesse et plus de cœur que je n'étais
accoutumée à en rencontrer chez mes adorateurs titulaires ou sup-
pléans, je me suis s«mii envahir par une sympathie réelle, dont ma
lettre d'avant-hier était l'expression plus sincère encore que vous
DANS LE MONDE. 115
ne l'avez cru. Mais j'ai réfléchi. Vous en êtes à vos premiers pas
clans la voie où vous m'avez rencontrée; au train dont vous allez,
vous auriez très, vite mangé votre fortune, et vous feriez la chose
avec sentiment, ce qui serait dommage. Je suis fort riche, je n'ai
donc pas besoin de votre argent, et pourtant je ne suis pas très sûre
d'être capable de ne pas le prendre si vous me l'olTriez. Or il ne
vous conviendrait pas, tel que je vous connais, de ne pas me l'of-
frir, et je vous en félicite. Eh bien! tout cela étant, j'aime mieux
que nous en restions là. Il me plaît de vous crier casse-cou à votre
entrée dans la carrière ; ce rôle d'avertisseur charitable, de divinité
tutélaire a pour moi la saveur d'une nouveauté. La Dame aux Camé-
lias est morte depuis longtemps, et je ne me soucie nullement de
la faire revivre sous mes traits ; mais je puis, mes moyens me le
permettent, donner un bon conseil à un jeune homme qui m'agrée.
Faites-vous aimer par des femmes de votre monde; il n'en manque
pas qui vous feront bon visage; ça vous coulera moins cher que
chez nous, et, si ce n'est pas tout à fait la même marchandise,
croyez-moi, vous ne perdrez pas au change. Ou bien, alors, débar-
rassez-vous de la note sentimentale que vous avez dans la voix, soyez
franchement dépravé... et revenez me voir : je vous croquerai sans
scrupules.
Elle se leva en riant et tendit les mains à Roger avec un geste
bon enfant. Lui la regardait, franchement ébaubi. Il cherchait une
explication à ce revirement si brusque. Le ton qu'avait pris Jane,
et qui était évidemment sincère, au moins pour moitié, l'empêchait
de rattacher cette homélie enjouée, mais inattendue , à un plan
machiavélique de femme de génie; d'un autre côté, cette déman-
geaison de le convertir aux amours mondaines et ce désir de l'écar-
ter venant à coïncider avec la visite récente de Rohannet, lui don-
naient fort à penser. Il se disait que le vicomte devait être pour
quelque chose dans cette saute de vent qui rejetait sa barque à la
côte, mais c'était en vain qu'il se fouillait la cervelle pour trouver
une interprétation plausible à cet imbroglio. Il se rappelait que le
plus gentil des Armand et des vicomtes s'était défendu d'avoir avec
Jane Spring des relations autres que celles que comporte l'amitié
la plus pure. Rohannet ne lui avait-il pas dit à lui-même, en effet,
« qu'il n'y touchait pas, » et n'avait-il pas ajouté : « A ton ser-
vice? )) Et, depuis, n'avait-il pas su que son ami Trémont, donnant
avec zèle dans le panneau tendu à sa chasteté présumée, était
devenu l'amant de Jane ou quelque chose d'approchant? Les deux
jeunes gens, il est vrai, s'étaient peu vus, grâce à l'accident de
Roger, depuis la consommation de cet hymen pour rire, et rien de
formel n'avait été dit 'par Trémont à Rohannet, mais celui-ci ne
116 REYUE DES DEUX MONDESr
pouvait guère ignorer un bonheur dont il s'était fait un peu l'arti-
san. Comment supposer, dès lors, qu'il eût attendu d'avoir deux
amis à trahir pour pénétrer plus avant dans l'intimité d'une femme
dont l'accès lui était facile depuis longtemps? Roger voulut en avoir
le cœur net.
— Dites-moi, Jane, est-ce que Rohannet ne serait pas pour quelque
chose dans ma disgrâce?
— Bon! vous allez m'accuser, comme Clémence, de dire trop
volontiers : Les amis de nos amans et les amans de nos amies sont
nos amans.
— Dame! vous m'écrivez, après notre dernière entrevue, une
lettre, je ne dirai pas brûlante, mais aimable tout au moins; j'ac-
cours : vous me faites un accueil à la glace, et il se trouve que
Rohannet sort d'ici. Il est permis de rattacher cette contradiction à
cette visite, d'autant plus qne le récent veuvage du bon apôtre
rend son cœur et ses rentes disponibles; or, de son propre aveu,
vous êtes, avec feu Clémence, une des seules femmes qui méritent
qu'on se loge à leur enseigne.
Jane ne put, quoique son aplomb en eût vu bien d'autres sans
être ébranlé, cacher un léger embarras.
— Et en quoi, je vous prie, dit-elle, serais-je tenue de vous con-
gédier pour prendre un nouvel amant? Ayant déjcà le baron, si je
prenais le vicomte, serait-ce une raison pour vous lâcher, vous,
marquis, qui avez si bonne envie que je vous garde dans mes rets?
Allons, mon cher, vous êtes naïf jusque dans votre scepticisme.
Croyez-m'en sur parole, j'ai été mue par un sentiment tout désin-
téressé en vous engageant à porter ailleurs votre encens et... vos
feux. Et la preuve, c'est que, s'il vous convient de ne pas vous reti-
rer, tout en gardant la conviction que vous serez la seconde ou la
troisième personne d'une trinité d'amans, vous êtes libre; je ne
vous renvoie pas.
Roger ne savait trop que penser, mais, à quelque idée qu'il s'ar-
rêtât, il comprenait que c'était fini. Pour ne paraître ni trop jeune
ni trop dupe, il affecta de prendre la chose gaîment, et il couvrit
sa retraite par une phrase impertinente ponctuée d'un baiser sur le
poignet.
— Allons! dit-il, je vois que, pour vous plaire longtemps, il faut
plus de vice et plus d'argent que vous ne m'en prêtez sur la mine.
Au revoir !
Trémont était, au fond, plus marri de l'aventure qu'il ne l'avait
laissé voir et ne se l'avouait à lui-même. 11 avait, il est vrai, pour
se consoler, la pensée que les femmes les plus séduisantes et
les plus exceptionnelles de cet aimable milieu ne gagnent décidé-
DANS LE MONDE. Jl7
ment rien à se montrer telles qu'elles sont en réalité, mais il n'en
ressentait pas moins l'amertume qui doit nécessairement faire gri-
macer tout homme naguère à la tête de deux maîtresses agréables
et qui voit tout à coup son cœur logé à la belle étoile. Et puis, bien
qu'il n'y eût entre Rohannet et lui qu'une de ces amitiés de gens
du monde tenant tout entières dans une petite poignée de main, il
éprouvait du dégoût à se dire que son ami, qui était en même
temps celui du baron, devait avoir une singulière façon de « ne pas
y toucher. » — Il n'avait pas encore assez vécu pour savoir que, si
ces choses-là s'avouent le moins possible entre gens bien élevés,
elles se font partout très couramment.
Jane, restée seule, avait eu un court accès de mélancolie.
— 11 me plaisait, ce petit marquis, s'était-elle dit, mais Armand
a quatre-vingt mille livres de rentes et il est tenu à des ménagemens
envers le baron. Quant à les garder tous les trois, c'était difficile,
Armand sachant que Roger avait un pied chez moi. Ça aurait tout
gâté... Et puis, c'est bien assez de deux; trois, ça porte malheur et
ça embrouille. Bah ! tant pis ! Gentil tout de même, ce petit Tré-
mont... Pas encore homme, poli, affectueux... Ma foi! si ça peut
le dégoûter des femmes entretenues, c'est un joli service que je lui
aurai rendu. Seulement, ce bêta d'Armand aurait bien pu me faire
ses ouvertures deux jours plus tôt,je n'aurais pas achevé de monter
la tête au petit avec ma lettre.
Il était plus de cinq heures. Tout Paris allait au Bois. Roger ne
savait que faire. Il lui vint à l'idée qu'il devait une visite à la prin-
cesse Riva, qui recevait le vendredi. C'était, d'ailleurs, une des phy-
sionomies féminines sur lesquelles s'était le plus volontiers posé son
regard et peut-être son désir. — Il s'achemina donc vers le quai
d'Orsay, l'air méditatif et ennuyé.
Il pensait un peu à Madeleine, beaucoup à Jane et passablement
à Geneviève. Car, chez les hommes, les déceptions du cœur sont la
source la plus habituelle des rêveries matrimoniales. Un homme ne
songe guère au mariage, tant que le célibat lui réussit ou l'amuse;
viennent, au contraire, les tribulations, les désenchantemens, les
accrocs de la vie de garçon, vite il y rêve. Tout le monde sait cela,
et cela n'empêche personne de se marier, — pas même les femmes.
— Quoi qu'il en soit, le souvenir de Jane l'emportait encore sur
l'image de Geneviève.
Henry Rabusson.
(La dernière partie au prochain n".)
LA
SITUATION ÉCONOMIQUE
DE L'ALSACE
Étuda statistiques sur l'industrie de l'Alsace, par Ch. Grad, député au Reichstag,
2 vo . in-S"; 1879-1880.
L'Alsace! qui donc y songe encore en France? Qui donc y songe,
sinon les Alsaciens eux-mêmes, qui portent toujours dans leur cœur
le deuil de leur patrie, qui ne peuvent entendre prononcer son nom
sans sentir leurs paupières s'humecter? Les senlimens qu'ils éprou-
vent pour ceux que la fortune fies armes a faits leurs maîtres n'ont
pas changé et ne sont un mystère pour personne; ils sont aujour-
d'hui ce qu'ils étaient au lendemain de la conquête, alors que
M. Teutsch a lancé du haut de la tribune du Reichstas^, au nom de
ses compatriotes, la véhémente protestation qui a posé devant l'Eu-
rope la question alsacienne et qui, quoi qu'on fasse, est devenue un
document dont la diplomatie ne peut faire abstraction. Ils sont ce
qu'ils étaient quand M. le pasteur Lichten berger, dans la chaire de
Saint-Nicolas, à Strasbourg, s'en est fuit l'interprète en face de
l'état major prussien venu pour l'entendre, dans des termes qu'il
faut reproduire : « Violemment arrachés à notre patrie, s'écriait-il,
à la suite d'événemens que nul n'a pu prévoir, placés soudain sous
un régime si nouveau avec un horizon et des perspectives si inat-
tendues, il nous semble vraiment être dans l'exil... Nous ne cesse-
rons dans nos consciences de protester en faveur du droit contre
l'injustice, ne fût-ce que pour en rendre le retour plus difficile;
nous ne cesserons du fond de nos cœurs d'être fidèles à notre patrie
véritable avec le regret douloureux d'en être séparés, et nous le
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'aLSACE. 119
ferons doublement, comme hommes et comme chrétiens, car il est
temps enfin de montrer que l'évangile ne se fait pas complice de la
violence et qu'il ne prêche pas, en face des triomphes de la force,
une soumission qui ne serait que de la complaisance ou de la
lâcheté... »
Les Allemands ont conquis le pays, ils n'ont pas conquis les âmes.
Les Alsaciens le prouvent par leurs actes plus encore que par leurs
paroles. Les uns, pour rester Fiançais, ont quitté le sol qui les avait
vus naître et sont devenus des étrangers dans leur propre pays.
Industriels, avocats, professeurs, médecins, ils ont rompu avec leurs
habitudes, brisé leurs liens de famille, abandonné leurs aflaires et
recommencé une nouvelle carrière plutôt que de paraître accepter
une domination qui leur est odieuse. Les autres, plus méritans
peut-être, sont restés sur place; ils ont consenti à subir le contact
des vainqueurs, à se laisser arracher jusqu'à leur langue pour
conserver en Alsace l'élément français que l'invasion germanique
menace d'étouffer, pour défendre les intérêts de la province et pour
porter jusque dans les conseils de l'Empire leur protestation contre
la violence et l'arbitraire. Quoi encore de plus simplement héroïque
que la conduite de ceux qui, retenus sur le sol natal par la nécessité
de pourvoir aux besoins de leur famille, lorsque l'heure arrive pour
leurs fils d'entrer au service, les envoient au-delà de la frontière
pour ne pas les voir incorporer dans l'armée allemande? Ils savent
qu'en agissant ainsi ils seront condamnés à une forte amende,
qu'ils se séparent de leurs enfans pendant de longues années,
qu'ils mourront peut-être sans que ceux-ci viennent leur fermer les
yeux. Ils n'hésitent pas ceperidiint parce .qu'ils veulent donner à
leur ancienne patrie ce gage suprême de leur altacliement. Pour
ne pas faire retentir le monde de leurs lamentations, les Alsaciens
sont-ils moins dignes d'intérêt que les peuples pour lesquels la
France a gaspillé son or et son sang? S'il reste à celle-ci des témoi-
gnages de sympathie à donner après ceux qu'elle a prodigués aux
opprimés des deux mondes, qu'elle les garde pour ses anciens
sujets, qui, eux du moins, lui en auront quelque reconnaissance.
Lorsqu'on parle de l'Alsace, c'est toujours au point de vue IVan-
çais qu'on se place; mais peu de personnes connaissent la situation
que la conquête a faite à cette malheureuse province; et nous ne
voulons pas parler ici de la question de sentiment, mais de la situa-
tion matérielle qui, pour le grand nombre, est de beaucoup la plus
importante. Si l'on veut s'en reindre compte, il fout lire l'ouvrage
que M. Grad vient de pu!)lier sous le titre : Éludes stai/ftfijjurs sur
Vinduslrie de V Alsace, dans lequel il nous montre ce que celle-ci
était sous le régiuie français et ce qu'elle est sur le point de devenir
120 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS le régime allemand. M. Grad est, parmi les députés de l'Alsace
au Reichstag, un de ceux qui ont pris leur mission le plus à cœur.
Toujours sur la brèche quand l'intérêt de son pays est en cause, il
ne cesse de protester contre l'arbitraire auquel il est soumis et de
réclamer les mesures qui peuvent améliorer sa situation. C'est avec
cette pensée patriotique, et sur la demande même des autorités alle-
mandes, qu'il a écrit son livre. Il n'y a apporté aucun parti-pris et
s'est abstenu avec soin de toute récrimination; il s'est borné à une
description de l'Alsace et des industries qui en faisaient la richesse
en s'appuyant sur des chiffres officiels, dont l'éloquence ne laisse
rien à désirer, et si, dans plus d'une page, il laisse percer le regret
des jours passés, il l'exprime avec une profonde tristesse, mais sans
aucune acrimonie. Ce livre fait non-seulement connaître ce que la
France a perdu avec cette province, mais aussi ce qu'a perdu celle-ci
en cessant d'être française. Nous pensons qu'il n'est pas sans intérêt
d'en donner une idée aux lecteurs de la Revue,
I.
Si d'un des points culminans du versant oriental de la chaîne des
Vosges et tournant le dos à l'arête principale, vous promenez vos
regards autour de vous, vous apercevez d'abord à vos pieds les
cimes boisées des montagnes qui se succèdent comme les vagues
de la mer qu'une forte brise fait moutonner; un peu plus loin, vers
l'est, apparaissent des coteaux plantés de vignes, au milieu desquelles
pointe parfois le clocher de quelque bourg caché dans un repli de
terrain; puis au-delà, une plaine unie comme un lac, couverte, sui-
vant les cultures, de taches vertes ou jaunes, parsemée de villages
et bordée par le Rhin qui déroule son ruban d'argent sur notre
ancienne frontière. Au-delà du fleuve, les montagnes de la Forêt-
Noire estompent sur le ciel leurs contours indécis ; à gauche, dans la
brume, la cathédrale de Strasbourg projette son aiguille élancée,
tandis que bien loin, sur la droite, les cimes neigeuses de l'Oberland
bernois et du Mont-Blanc profilent leur silhouette sur l'horizon.
C'est l'Alsace que vous avez devant vous ! Elle forme un rectangle
de 200 kilomètres de long sur hO de large, qui comprend la plaine
située entre le Rhin et les Vosges, depuis Belfort jusqu'à Wissem-
bourg, ainsi que les rameaux qui se détachent de la chaîne princi-
pale. Ces rameaux courent perpendiculairement au fleuve en formant
des vallées qui s'évasent à mesure que les montagnes elles-mêmes
diminuent de hauteur.
La plaine qui est absolument unie, et de quelques mètres seule-
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. J21
ment au-dessus du niveau du Rhin, est arrosée dans presque toute
sa longueur par la rivière de l'Ill, qui, prenant sa source dans le
Jura, coule parallèlement au fleuve, dans lequel elle se jette près de
Strasbourg, après avoir reçu dans sa course les eaux des rivières
qui débouchent des vallées latérales. Le sol de la plaine est formé
de limon, de sable ou de graviers déposés, soit par le Rhin lors-
qu'il coulait à pleins bords entre les deux chaînes des Vosges et de
la Forêt-Noire, soit par ses afiluens, alors qu'alimentés par les gla-
ciers ils roulaient dans leurs eaux les matières arrachées des mon-
tagnes. Lorsque le gravier domine, le sol est aride et couvert de
bois, mais partout où il est composé de limon ou lehm rhénan, il
est très fertile et produit des céréales , du maïs , des choux , du
tabac, toutes plantes qui dénotent une végétation vigoureuse et une
culture perfectionnée.
Entre la plaine et la montagne s'étend une zone de collines d'une
largeur variable qui les relie l'une à l'autre. Ces collines, dont la
hauteur varie de 300 à hOO mètres, sont formées de dépôts ter-
tiaires alternant parfois avec les couches de grès, de calcaire juras-
sique ou de trias. Elles sont le plus souvent couvertes de vigno-
bles cultivés avec soin et dont les produits peuvent rivaliser avec
ceux de la rive droite au Rhin.
La zone montagneuse comprend la partie orientale de la chaîne
des Vosges et de ses ramifications ; elle est de formation granitique
dans la partie centrale, où se trouve le point culminant, le Ballon
de Guebwiller, qui atteint l'altitude de l,ZiOO mètres, et passe au grès
vers le Nord, où les montagnes s'abaissent avant de se relier à celles
du Hundsruck et du Palatinat. Les vallées, évasées vers la plaine,
se rétrécissent à mesure qu'on les remonte ; les pentes deviennent
plus abruptes, les champs cultivés font place d'abord aux prairies,
puis aux forêts de hêtres et de sapins qui tapissent les flancs des
montagnes, dont les sommets arrondis, souvent dénudés, sont par-
fois couronnés par les ruines de quelque vieux château féodal.
Plaine, coteaux et montagnes, voilà l'Alsace, dont la population
varie avec chacune de ces zones. Dense et accumulée en nombreux
centres dans la plaine et à l'orifice des vallées, elle se groupe en
villages épars au milieu des vignobles et s'égrène en fermes isolées
dans les montagnes. Sans vouloir remonter aux origines, nous nous
bornerons à dire que l'Alsace, habitée alors par des tribus celtiques ou
germaines, fut conquise par les Romains et incorporée aux provinces
gauloises soumises à leur domination; qu'envahie par les Francs,
puis par les Huns, elle fit partie de l'empire de Charlemagne ; qu'a-
près la mort de celui-ci, placée sur les confins des deux royaumes,
elle a été le théâtre des luttes de ses successeurs et subit des for-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
tunes diverses ; qu'elle a été ensuite divisée et morcelée en un grand
nombre de principautés h peu près indépendantes et qu'à propre-
ment parler, ce n'est que depuis sa réunion à la France que ses
élémens se sont groupés et qu'elle est née à la vie politique (1). A
partir du jour où la proclamation des droits de l'homme a jeté les
bases de la société moderne, l'Alsace se sent indissolublement liée
à ce pays, elle prend part à toutes ses luttes; le sang de ses fils
coule à Ilots sur les champs de bataille, et les généraux qu'elle a
enfantés entrent en vainqueurs dans toutes les villes de l'Allemagne
dans laquelle ils ne reconnaissent pas leur patrie. Ce n'est pas dans
la poussière des parchemins qu'il faut chercher pour un peuple les
titres de son existence, ce n'est pas par des argumens de procu-
reur qu'on prouve sa nationalité, c'est en voyant quelles sont ses
aspirations et ses sympathies. Pour l'Alsace, la réponse n'a jamais
été douteuse, et à toutes les époques de son histoire, elle a montré
son aversion pour la domination allemande.
Le dernier recensement fait sous le régime français, celui de
1866, portait à 1,119,255 habitans la population des deux départe-
mens du Haut et du Bas-Rliin, soit 129 par kilomètre carré, dont
833,000 catholiques, 250,000 protestans de divers cultes, et
36,000 Israélites. Au point de vue économique, on comptait Zi98,000
agriculteurs, A50,000 individus vivant, à des titres divers, de l'in-
dustrie, le surplus appartenant au commerce, à l'armée, ou aux
professions libérales. Depuis l'annexion, les circonscriptions ont été
modifiées. 159,740 Alsaciens-Lorrains ont opté pour la nationalité
française et ont dû quitter leurs foyers, où ils ont été remplacés
en partie par des Allemands. C'est le nombre des hommes de 20 à
25 ans qui a siu'tout diminué parce que l'émigration en est continue.
Sur 111,152 jeunes gens qui, de 1871 à 187/i, avaient été appelés;
27,000 seulement se sont présentés et 10,000 ont été jugés aptes
au service, les autres avaient émigré ou étaient atteints d'infirmités;
aussi le nombre des mariages, comparé à ce qu'il était jadis, a-t-il
été sensiblement réduit.
Cette population, par suite des invasions auxquelles le pays a été
exposé, est très mélangée ; mais, prise dans son ensemble, la race
germanique paraît prédominer dans la plaine, la race celte dans la
montagne. Les habitans de la plaine, dont le type d'ailleurs est loin
diètre uniforme, ont la tête plus courte et plus lai-ge, les pommettes
(1) Bien avant sa réunion définitive à la France, l'Alsace avait avec celle-ci des
rapports continus, cornine le témoigne l'ouvrage que viennent de publier MiM. de
Bouleillcr et Hepp : Correspondance politique adressée au magistral de Strasbourg
par ses agens à Metz (1594-1583). Paris, Berger-Levrault, 1882. — Voyez aussi S/roJ-
bourg pendant la révolution, par E. Seinguerlet. 1 vol. Berger-Levrault, 1881.
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 123
plus avancées que ceux de la montagne; ceux du Bas-Ehin sont
plus grands, plus pacifiques que ceux du Haut-Rhin, dont le lan-
gage devient plus dur, les mœurs plus rudes et le caractère plus
énergique à mesure qu'on se rapproche de la Suisse; ils diffèrent
beaucoup les unset les autres des Allemands du duché de Bade, qui
sont blonds avec des yeux bleus. Plus reniuans, plus actifs que ces
derniers, les Alsaciens descendent des Francs qui se vantaient déjà
de mieux aimer la liberté que les autres tribus germaniques. Dans
les villes comme Strasbourg et Mulhouse, le mélange de sang étran-
ger a sensiblement altéré le type primitif; mais ce qui fait le carac-
tère d'un peuple, ce n'est pas seulement la race, c'est aussi le milieu;
aussi ce caractère est-il à peu près partout le même. Doué d'un
gi'and esprit d'indépendance, ne se considérant comme l'inférieur
de personne, l'Alsacien a l'amour de la justice et de l'égalité; il
respecte la loi en tant qu'elle consacre le droit, et l'autorité en tant
qu'elle ne couvre pas l'arbitraire. Froid et réservé, il ne parle que
quand il a quelque chose à dire, et n'agit que quand il a quelque
chose à faire. Un peu teiTe à terre, il ne se laisse pas emporter par
son imagination, et son bon sens légèrement narquois fait rapidement
justice aussi bien des rodomontades méridionales que des quintes-
sences philosophiques d'outi'e-Bhin. Les ouvriers eux-mêmes n'onit
pas l'esprit révolutionnaire, ils ne lâchent pas facilement la proie
pour l'ombre et ne se soucient pas déjouer le rôle de marionnettes
entre les mains invisibles qui tirent les ficelles.
C'est à cet esprit d'indépendance et d'examen qu'il faut attribuer
en partie le succès de la réforme en x\lsace; mais ce succès n'a pas
été comme dans d'autres provinces une cause de persécutions. Les
catholiques et les protestans vivent côte à côte dans les meilleurs
termes, unis par les mêmes intérêts, souvent par des liens de famille,
et partagent parfois le même temple pour rendre au Dieu de lumière,
chacun à sa manière, les hommages qui lui sont dus. Moins intime
est l'union avec les juifs, bien que ceux-ci aussi soient mêlés à la
vie commune, oîi, sauf d'honorables exceptions, ils jouent le rôle
d'actifs et souvent peu scrupuleux intermédiaires. A l'affût de toutes
les afiaires, au courant de tous les besoins, ils s'interposent dans
toutes les transactions en y prélevant leur profit. Ils avancent des
fonds au paysan qui veut s'arrondir, et quand , après deux ou trais
renouvellemens onéreux, celui-ci est dans l'impossibilité de les rem-
bourser, ils le font exproprier, rachètent la terre à vil prix et la
revendent ensuite le plus cher qu'ils peuvent. C'est à cette manière
de comprendre le crédit agricole que bien des fortunes doivent leur
naissance. La nature de leur commerce, qui spécule sur les mal-
heurs privés, les fait tenir en suspicion, et les expose, dans les mo-
124 REVUE DES DEUX MONDES.
mens d'effervescence, à des violences dont du reste ils ne gardent
pas rancune. Ils laissent passer la bourrasque, secouent les oreilles
et recommencent bientôt leur œuvre ténébreuse.
Laborieuse et énergique, la population de l'Alsace a réussi à faire
de ce pays l'un des plus prospères du monde. Sauf dans la mon-
tagne, il n'y existe pas de fermes isolées; les habitans, forcés de
se défendre contre les dévastations des gens de guerre, se sont de
bonne heure groupés en hameaux et en villages, dont beaucoup
conservent encore les vieilles murailles qui les protégeaient autre-
fois. Cette distribution, nuisible aux opérations agricoles, n'em-
pêche pas cependant que la culture, surtout dans le Bas-Rhin, n'y
soit très avancée. La propriété y est extrêmement morcelée, puisque
ce département ne compte pas moins de deux millions de parcelles,
dont beaucoup n'ont que quelques ares d'étendue; mais aucune
d'elles n'est laissée inculte. Les landes et les pâtis, si nombreux
sur d'autres points de la France, ont complètement disparu ; et le
sol, grâce au labeur des habitans, est porté à son maximum de pro-
duction; aussi le prix des terres, comme celui des locations, y est-il
fort élevé. Outre les céréales, la plaine d'Alsace produit des plantes
industrielles, la garance, le pavot, le colza, le lin, le chanvre, le
tabac, le houblon; toutes cultures qui sont très productives. Le
colza et le pavot rendent en moyenne de 500 à 600 francs par hectare,
le chanvre et le lin environ 1,600 francs, le houblon et le tabac (1)
plus de 2,000 francs. Les produits animaux ne répondent pas à ceux
de la terre. Le bétail est insuffisant et peu perfectionné; la race
bovine, qui compte 300,000 têtes, est petite et mal conformée; la
race chevaline représentée par 78,000 sujets, est sans aucune dis-
tinction; quant à la race ovine, elle ne dépasse pas 96,000 têtes, l'ex-
trême division de la propriété faisant obstacle à son développement.
L'enquête agricole, faite en 1866 par MM. Lefebure et Tisserand,
porte à 195,000,000 de francs le total de la production agricole
de l'Alsace, dont 148,000,000 de francs pour les produits végétaux
et 47,000,000 de francs pour les produits animaux. Ces chiffres
représentent un rendement brut de 223 francs par hectare, c'est-à-
dire supérieur au rendement moyen de l'Angleterre elle-même, qui
n'est que de 147 francs. Bien que le revenu net y soit moindre
que dans ce dernier pays, à cause de la main-d'œuvre qu'entraîne
le morcellement de la propriété et que réclame la culture indus-
trielle, la situation prise dans son ensemble est préférable en
(t) En 1866, la culture du tabac s'étendait sur 3,629 hectares; elle produisait
8,185,000 kilogrammes de feuilles valant 5,095,000 francs. Par suite de l'annexion à
l'Allemagne et de la suppression du monopole, la culture est réduite aujourd'hui à
2,400 hectares.
LA. SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 125
Alsace, parce qu'un plus grand nombre de personnes y vivent du
produit de la terre.
Quiconque, dit M. Grad, dans l'ouvrage auquel j'ai emprunté la
plupart des chiffres qui précèdent, voudrait avoir une idée juste de
l'exploitation agricole de la plaine, devrait visiter le Kochersberg.
C'est un canton situé au nord-ouest de Strasbourg, que sa fertilité
fait appeler le grenier de l'Alsace et dont la population dépasse
le chiffre de deux cents habitans par kilomètre carré. Les villages
sont spacieux, rapprochés les uns des autres, réunis par des routes
bordées d'arbres à fruits. Les maisons, avec leurs toits aigus ou
avancés, avec leurs balcons en bois découpé et sous lesquels se
déroulent des guirlandes d'épis de maïs ou de feuilles de tabac,
avec leurs fraîches peintures et leur aspect de propreté, avec leurs
habitans aux mœurs un peu rudes, mais d'une constitution vigou-
reuse, montrent tous les indices de la prospérité, de l'aisance
et du bonheur domestiques. Granges et étables s'élèvent avec le
rucher, le poulailler, le pigeonnier au fond d'une vaste cour ombra-
gée de noyers. Derrière la maison s'étend le verger plein d'arbres
à fruits et le jardin, où croissent, à côté des légumes ordinaires, la
chrysanthème rouge ou jaune, le tournesol, la rose trémière, le
thym, le romarin, où la vigne couvre de ses pampres les murs expo-
sés au soleil. Dans les rues vaguent des troupeaux d'oies destinées
à la fabrication de ces pâtés dont Strasbourg avait jadis le monopole,
et dont l'invention est due au cuisinier du maréchal de Contades.
Autant les villages du Kochersberg, ajoute M. Grad, sont spacieux,
autant les bourgs du pays vignoble sont étroits et resserrés. Kay-
sersberg, Turckheim, Obernai, ces anciennes villes impériales, sont
étreintes par de hautes murailles aujourd'hui croulantes; leurs rues
étroites et tortueuses sont bordées par des maisons sombres, à
pignons pointus et avançant sur la voie publique. Elles sont habi-
tées par des familles qui jouissent presque toutes d'une honnête
aisance due à la culture de la vigne. La zone du pays vignoble occupe
la lisière de coteaux qui s'étend de Thann à Mutzig, le long du ver-
sant oriental de la chaîne des Vosges ; elle s'élève quelquefois dans
la montagne, où elle empiète sur la région des forêts et descend dans
la plaine, où elle dispute le terrain aux céréales. Sur toute cette
étendue, pas un coin de terre, pas une anfractuosité apte à porter
un cep n'échappe à cette culture, qui réclame des travaux inces-
sans. Sur les 515,000 hectares qui, les lorêts exceptées, sont en
Alsace livrés à l'agriculture, 25,000 hectares environ sont occupés
par la vigne, et nulle part celle-ci n'est plus belle ni mieux soi-
gnée. Dans certaines parties, elle donne jusqu'à 100 hectolitres par
hectare et un revenu brut de 1,000 à 1,500 francs ; elle fait vivre le
^26 REVUE DES DEUX MONDES.
quartdx3 toute la pf»pulalion agricole. Quelques-uns des crus, sur-
tout dans le Haut-Rhin, ont une réputation méritée et peuvent sou-
tenir la coniparaisoîi avec le tokay «t les meilleurs vins du Rhin.
C'est à conserver et à améliorer la qualité de leurs produits que les
vignerons alsaciens devraient s'appliquer plutôt qu'à en augmenter
la quantité, comme ils ont d'^puis quelque temps tendance à le
faire. Ils y avaient été amenés par l'espoir de soutenir la concurrence
que leur faisaient, avant l'annexion, les vins du Midi. Impuissans
aujourd'hui à lutter contre celle des eaux-de-vie frelatées de l'Al-
lemagne du Nord, ils doivent chercher à se tirer d'affaire par des
produits de qualité supérieure.
Dans la zone montagneuse, le fond des vallées est le plus sou-
vent à l'état de prairies, dont 25,000 hectares seulement sont irri-
gués. C'est à peine la sixième partie de ce (qui pourrait l'être, «i,
comme M. Herzog l'a fait au lac Blanc et au lac Noir, on établissait
des barrages pour emmagasiner les eaux surabondantes de l'hiver,
afin de les utiliser pendant l'été aux irrigations. Les pentes des
montagnes sont en général couvertes de forêts dont l'étendue totale
est de 295,250 hectares. Un tiers de celles-ci occupe dans la plaine
les parties sablonneuses ou caillouteuses impropres à toute culture;
telles sont les forêts de Haguenau et de la Harth ; les deux autres
tiers sont en coteaux ou en montagne. Sur les premiers, elles se
montrent sous la forme de taillis de chênes et de châtaigniers ;
mais, à mesure qu'on s'élève, apparaissent les hêtres, les épicéas
et les sapins qui grimpent jusqu'au point où, la végétation arbores-
cente venant à disparaître;, il :ne reste plus que des bruyères et 'des
graminées sur les sommets arrondis. Vue à vol d'oiseau, la chaîne
des Vosges, sur ses deux versans, offrirait aux regards un massif
de forêts de 500,000 hectares formant une mer de verdure au milieu
de laquelle se détachent en îlots d'un vert moins sombre les pâtu-
Tages des hautes cimes. Ces pâturages, appelés clutumes^ dont l'herbe
est exceptionnellement savoureuse, sont fréquentés pendant l'été
par les vaches des fermes voisines qui produisent ces fromages odo-
rans connus sous les noms de mumter et de qéromé. Au prix de
160 francs Jes 100 kilogrammes que se vendent ceux-ci, cliaque
vache peut donner amiée moyenne un revenu de 250 ûiancs à
300 francs.
Les forêts, autrefois inaccessibles faute de routes, ont acquis depuis
quelques années une valeur considérable, et il n'est pas rare «de
ïencontrer des massifs de sapins et d'épicéas qui valent jusqu'à
50,000 francs par hectare. Un grand nombre de ces forêts sont com-
"munales et contribuent par deiurs produits à l'aisance des habitans.
'.Malheureusement la grande densité de la population a eu pour effet
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 127
de pousser aux défrichemens et de faire mettre en culture certaines
parties élevées qu'il eût mieux valu laisser à la végétation arbores-
cente. On regrette de voir des fermes et même des hameaux dissé-
minés sur les hauteure et de maigres champs de seigle ou de
pommes de terre mordre la lisière inférieure des forêts à une alti-
tude où celles-ci seraient mieux à leur place.
Si riche que soit l'agriculture de l'Alsace^ elle serait impuissante
à nourrir la population qui l'habite, si celle-ci ne trouvait dans
l'industrie des élémens de subsistance qui s'ajoutent à ceux que la
terre peut lui procurer.
M.
Ce n'est pas sans' surprise que le voyageur, en parcourant l'Alsace,
rencontre d'importans centres industriels dans les vallées étroites et
retirées^, éloignées des canaux et des chemins de fer, où le charbon
ne peut pénétrer et d'où les produits fabriqués ne peuvent sortir
qu'au prix de transports onéreux. C'est là cependant que l'industrie
alsacienne, pendant longtemps si prospère et si renommée, a pris
naissance; c'est là que se sont développées les manufactures de
Wesserling, de Massevaux, de Guebwiller, de Munster, d'Orbey, de
Sainte-Marie-aux-Mines, de Schirmeck, attirées par le bas prix de
la main d'œuvre et par la possibilité d'utiliser la force motrice des
cours d'eau. Plus tard, lorsque les machines remplacèrent le tra-
vail de l'homme et que, pour les faire mouvoir il fallut de grandes
quantités de charbon, ces avantages disparurent; la facilité des
transports devint alors la question capitale, et ce fut dans la plaine
que furent créés les nouveaux établissemens où ils se groupèrent
dans des centres comme Mulhouse, Golmar, Cernay, Bischwiller.
Ces localités, il est vrai, sont elles-mêmes éloignées des ports de mer
qui leur expédient les matières premières, des charbonnages qui
leur fournissent le combustible, des marchés où se consomment leurs
produits; si cependant elles ont prospéré, cela tient donc bien plutôt
aux aptitudes industrielles de la population, maîtres et ouvriers,
qu'aux avantages naturels dont elles jouissaient.
Des diverses industries alsaciennes, l'industrie cotonnière est de^
beaucoup la plus importante, car elle embrasse toutes les opéra-
tions par lesquelles le coton brut, tel qoj'il est expédié' des pays-
producteurs, est transformé en cette multitude de tissus si variés
qui, soit à l'état pur, soit mélangés de soie ou de laine, sont desti-
nés à satisfaire à nos besoins les plus vulgaires' comme aux exi-
gences du luxe le plus raffiné. Elle comprend la filature, le tissage.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
la teinture, l'impression et les multiples applications de chacune de
ces opérations.
L'industrie du coton en France ne date que de la seconde moitié
du xvir siècle. En 1668, il y fut importé du Levant par la voie de
Marseille 220,277 kilogr. de coton en laine et 709,783 kilog. de
coton filé; en 1750, l'importation du coton en laine s'élevait à
1,875,000 kilogr. et celle du coton filé à 986,3/i3 kilogr.; en 1869,
avant nos malheurs, on a importé pour 331,200,000 francs de
coton en laine et pour 12,800,000 francs de coton filé; et exporté
pour 70,100,000 francs de tissus de coton. L'Alsace , où cette
industrie ne s'implanta que vers le milieu du siècle dernier, a
été pour beaucoup dans ce prodigieux développement, car elle
occupait à elle seule, à cette dernière date, 80,000 ouvriers avec
un matériel de 1,700,000 broches à filer, 40,000 métiers à tisser,
124 machines pour l'impression des toiles et une force motrice de
18,000 chevaux.
La première opération à faire subir au coton en laine, après le net-
toyage et le cardage, est celle de la filature ; elle a pour objet d'éti-
rer les fibres, comme le laminoir étire le métal en fusion, en leur
donnant par la torsion une grosseur uniforme et la force de résis-
tance nécessaire. Autrefois le coton, comme tous les autres textiles,
était filé à la main ; mais l'invention de la Mule-Jenny par Arkwright
en permettant l'emploi de la machine, donna à cette industrie une
impulsion énorme que développèrent les perfectionnemens qui y
furent successivement apportés, et que les industriels alsaciens
s'empressèrent d'appliquer aussitôt leur apparition. L'introduction
de cette machine en France ne fut pas cependant une petite affaire,
car le gouvernement anglais avait prohibé l'exportation de ses métiers
de filature ; ce ne fut que peu à peu et par pièces détachées qu'on
parvint à se les procurer, et c'est à partir de 1836 seulement que
les constructeurs français purent rivaliser avec les constructeurs
anglais.
Pour se rendre compte des progrès réalisés, il faut avoir vu fonc-
tionner ces métiers automatiques qu'un seul enfant suffit à con-
duire et dont chaque broche représente le travail de 100 fileuses
au fuseau. A ce compte, les 72,000,000 broches existant dans le
monde font le travail de 7,200,000,000 ouvrières, tandis qu'il n'y
en a pas plus de 800,000 employées aujourd'hui à cette besogne.
Ce n'est pas seulement par l'accroissement de la production que le
progrès s'est manifesté, c'est aussi par la qualité des produits,
puisqu'on est arrivé à obtenir des fils d'une régularité parfaite et
d'une ténuité qu'on ne pouvait obtenir autrefois et qui servent à la
fabrication de ces mousselines dont nos ancêtres n'avaient pas idée.
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 129
« Merveilleux eiïets des machines, dit avec raison M. Grad, qui
deviennent ainsi des instrumens de richesse en même temps que
d'émancipation. » Quand les femmes et lesenfans de nos vallées des
Vosges filaient le coton à la main, ils recevaient un salaire de 18 sous
par livre de filé : soit 30 ou hO centimes par jour. Aujourd'hui,
l'ouvrier fileur gagne de 3 fr. 50 à /i fr. 50, les femmes de 1 fr. 50
à 2 fr. et les enfans 1 fr.; et ils jouissent en outre d'un bien-être
que ne connaissaient pas leurs pères.
Les ateliers bien tenus, comme ceux de Logelhach appartenant à
M. A. Herzog, remplissent en effet toutes les conditions de salubrité
désirables. Ils sont bâtis en rez-de-chaussée, spacieux, éclairés par
en haut, ventilés et arrosés de façon qu'il y règne une température
uniforme. Ils sont d'une extrême propreté, pourvus de vestiaires et
de fontaines où les ouvriers peuvent changer de vêtemens et faire
leurs ablutions. A la plupart d'entre eux sont annexés des écoles,
des hospices et des institutions de prévoyance, qui prouvent la sol-
licitude des patrons pour les besoins moraux de leurs ouvriers aussi
bien que pour leurs besoins matériels. La plus ancienne filature
d'Alsace est celle de Wesserling, qui fut fondée en 1803; mais elle
n'est pas la plus ancienne de France, car il en existait à Amiens
depuis 1773. Après celle de Wesserling s'élevèrent successivement
celle de Bollwiller en 180/i à M. Lischy-DoUfus; en 1805, celle de
Willer à M. Isaac Kœchlin; en 1807, celle de Massevaux à M.Nicolas
Kœchlin: en 1817, celle de Guebwiller à M. Nicolas Schlumberger
et G'e, en 1818, celle de Logelbach à M. Herzog; puis vinrent celles
de Mulhouse, de Schirmeck, etc. Toutes ces filatures sont à la hau-
teur des derniers progrès réalisés et peuvent lutter avec celles de
l'Angleterre pour la perfection des produits et la finesse des filés.
Quelques-unes même ont des spécialités où elles sont sans rivales ;
c'est ainsi que celle de Dornach, près de Mulhouse, appartenant à
la maison DoUfus-Mieg, fabrique des fils à coudre connus du monde
entier sous le nom de fils d'Alsace.
Ainsi que nous l'avons dit, l'ensemble des filatures alsaciennes
comprenait, au moment de la guerre, 1,700,000 broches, soit plus
du cinquième des 7,/i00,000 que possédait la France entière ;
et plus de la moitié des 3 millions que possédait l'Allemagne. Ces
simples chiffres suffisent à faire comprendre la perturbation que le
déplacement de la ligne de douanes, transportée du Rhin aux
Vosges, a dû causer à la situation industrielle des deux pays en
rejetant sur l'Allemagne les produits qui, jusqu'alors, trouvaient
en France leur écoulement naturel.
Le tissage est la seconde transformation que doit subir le coton
pour être approprié à nos usages. Il consiste, on le sait, à faire pas
TOMB uv. — 1882. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
ser un fil appelé trame à travers les fils tendus de la chaîne, qui
s'entre-croisent en se soulevant alternativement par un mécanisme
de pédales. Les couleurs variées des fils de la trame, le nombre et
la disposition de ceux de la chaîne constituent le dessin. La variété
de produits ainsi obtenus est extrême. Sans parler encore des tissus
mélangés de coton, de laine et de soie, les étolTes de coton pur
varient à l'infini depuis les fines mousselines pour rideaux jusqu'au
linge de table, depuis le simple calicot jusqu'aux magnifiques toiles
peintes à dix ou douze couleurs qui ont porté dans le monde entier
la réputation de Mulhouse.
Jusqu'à la fin du xvii^ siècle, les tissus de coton employés en
Europe étaient expédiés de l'Inde soit blancs, soit imprimés, et cette
importation parut si menaçante aux fabricans d'étoffes de laine et de
soie anglais, qu'ils obtinrent du parlement le vote de plusieurs lois
destinées à l'empêcher. Cette interdiction eut un effet contraire à
celui qu'on en attendait, car elle stimula le génie inventif des Anglais,
qui fabriquèrent bientôt eux-mêmes les étoffes qu'ils ne pouvaient
tirer du dehors. On sait à quelle prodigieuse production ils sont arri-
vés aujourd'hui. C'est en 1762 que Mathias Risler fonda à Mulhouse
le premier atelier de tissage, avec un certain nombre de métiers.
Le coton employé, originaire du Levant, était filé à la main dans la
campagne, et, bien que les tissus obtenus avec ces filés grossiers et
inégaux fussent très imparfaits, ils restèrent au-dessous des besoins
de la consommation. Aussi le nombre des tissages ne tarda-t-il pas
à se multiplier, surtout sous l'influence du régime prohibitif établi
sous le premier empire, et qui eut pour effet d'attirer en Alsace des
ouvriers suisses. Par l'introduction des filatures mécaniques, les
produits s'améliorèrent et bientôt, à côté des tissus communs, on
arriva à en fabriquer de qualité supérieure. Aux métiers à la main
se substituèrent les métiers mécaniques, qui sont aujourd'hui au
nombre de 28,875, occupant 20,000 ouvriers et qui, grâce au pro-
cédé Jacquard, fabriquent les étoffes les plus variées et reproduisent
les dessins les plus compliqués. Ils ont abaissé les prix dans des pro-
portions considérables ; c'est ainsi que, depuis 1828, le mètre de
calicot est tombé de 3 fr. 75 à hO cent, et qu'il en a été de même de
tous les autres tissus. La nature de ceux-ci varie non-seulement par
la finesse du fil, mais aussi par l'apprêt qu'on leur fait subir et par
le mode de tissage employé.
De ces diverses fabrications la plus importante est celle des toiles
peintes, qui a fait la fortune de la ville de Mulhouse. Ces toiles,
qu'on tirait autrefois de l'Inde et de la Perse, étaient recouvertes
de couleurs appliquées au pinceau et connues sous le nom d'in-
diennes et de toiles de Perse. Les Hollandais en importèrent la
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 131
fabrication en Europe au xvir siècle, mais ce ne fut qu'en l7/i(i
que la première maison fut fondée à Alulhouse sous la raison
sociale Kœchlin, Schinallzer et C. D'autres ôtablissemens s'éle-
vèi^nt bientôt à côté de celui-là, et cette industrie prospéra à un tel
point, qu'en J870 il y avait dans le ïlaut-Rliin 18 fabriques d'im-
pressions, produisant pour 50,000,000 francs de marchandises,
employant 8,(511 ouvriers, 1*2A machines à imprimer au rouleau,
9 perrotines et l/i,827 mètres de iables pour l'impression à la main.
Mulhouse n'eut pas d'ailleurs le monopole de cette industrie ; d'au-
tres établissemens d'impressions furent créés sur divers points de
la France, notamment à Jouy, près de Versailles, où Oberkampf en
fonda un au siècle dernier qui eut une grande réputation. 11 en existe
également dans d'autres pays de l'Europe; mais, de l'aveu de tous les
jurys d'expositions, c'est l'Alsace qui tient le premier rang pour la
beauté des dessins et la perfection de la fabrication.
L'art de la teinture et de l'impression consiste à fixer les matières
colorantes sur les étoffes au moyen de l'attraction moléculaire exercée
par celles-ci sur les premières ; et cette affinité variant suivant la nature
des unes et des autres, on est obligé d'employer des substances spé-
ciales appelées ntordans pour la déterminer et pour amener la fixa-
tion des couleurs. Dans le début, le nombre en était très restreint;
depuis l'invention des couleurs artificielles qu'on tire de la houille,
la gamme des nuances s'est singulièrement augmentée et permet
de varier les dessins à l'infini ; on est arrivé à en imprimer soit
au moule, soit au rouleau, qui portent jusqu'à douze couleurs diffé-
rentes et qui sont d'une exécution remarquable. Cette industrie de
l'impression des tissus, autrefois très prospère, est une de celles qui
ont eu le plus à souffrir de l'annexion de l'Alsace à l'Allemagne. En
1878, le nombre des machines à imprimer était réduit à 100 et celui
des ouvriers employés à 6,575.
Une autre industrie, qui a été plus éprouvée encore, est celle des
tissus mélangés de coton, de laine et de soie, dont le centre prin-
cipal est Saiute-Marie-aux-Mines. Cette petite ville, située au fond
d'une des vallées les plus pittoresques de la chaîne des Vosges,
avait acquis déjà au siècle dernier, par l'explohation, aujourd'hui
abandonnée, de ses mines de plomb argentifère, par ses fabriques
de bas de fil pour l'armée et par ses métiers à faire le drap, une
certaine importance; en 1755, Jean-George Reber y fonda le pre-
mier établissement pour la fabrication des étoffes de coton. Le fil
était filé au fuseau, puis teint, surtout en rouge, par des teintu-
riers qui étaient venus se fixer sur ce point, et enfin tissé dans la
montagne par des ouvriers isolés qui partageaient leur temps
entre leur métier et les travaux des champs. Pendant longtemps
132 REYUE DES DEUX MONDES.
le rouge domina dans les tissus de Sainle-Marie-aux-Mines, aux-
quels on donna le nom de siamoises. Peu à peu celte branche d'in-
dustrie se répandit dans le voisinage ; les métiers à tisser se mul-
tiplièrent, surtout lorsque l'introduction de la filature mécanique
permit de se procurer des filés de toute qualité. Au coton et au
lin précédemment employés vinrent s'ajouter la laine, la soie, le
poil de chèvre, dont les divers mélanges fournirent les tissus les
plus variés; aux anciennes siamoises succédèrent les guirigamps,
les madras, les mérinos, les satins de Chine, les écossais, les
damas, etc., qui, pendant de longues années, ont fait de Sainte-
Marie-aux-Mines un centre industriel des plus actifs. C'était aussi
un de ceux où la population laborieuse était le moins exposée aux
souffrances des chômages, par suite de l'habitude qui s'était con-
servée de faire travailler les ouvriers à domicile.
La plupart des habitans de la montagne possèdent chez eux un
ou plusieurs métiers à tisser sur lesquels les divers membres de la
famille trouvent à s'occuper pendant l'hiver et dans les momens où
les travaux de la campagne leur laissent quelque répit. Le coton est
livré en chaîne par le fabricant, auquel le tisserand le rapporte en
pièces. Ouvriers et fabricans ont longtemps trouvé leur avantage à
cette organisation ; les premiers, parce que le tissage n'était pour
eux qu'un accessoire et un moyen d'utiliser leurs momens perdus,
les autres parce qu'ils économisaient le capital engagé dans les
ateliers et n'avaient pas à se préoccuper des chômages qui pou-
vaient survenir. Mais, à mesure que les communications se multi-
plièrent et qu'on prit l'habitude de travailler sur commande à délais
fixes, il fallut apporter plus de régularité dans la fabrication. On
dut se résoudre à créer des ateliers, mais on évita de les concentrer
dans la ville et on leur conserva un certain caractère rural en les
éparpillant dans les vallées, de façon à permettre aux ouvriers d'y
venir travailler sans s'éloigner de leurs habitations et sans aban-
donner tout à fait leurs occupations agricoles. La plupart de ces
ateliers sont encore pourvus de métiers à bras, ce qui leur consti-
tue une infériorité à l'égard de ceux qui ont des métiers mécani-
ques. C'est une des causes de la soufirance de ce centre industriel,
mais ce n'est pas la seule : la principale est dans le changement
qui s'est produit dans les conditions économiques par le fait de l'an-
nexion, qui lui a fermé le marché en vue duquel ses produits étaient
fabriqués sans lui en ouvrir un autre où il pût les écouler. Des
15,000 ouvriers qui, avant 1870, étaient occupés à leurs métiers à
bras, il en reste aujourd'hui à peine 10,000 ; encore parmi ces
derniers, ceux qui travaillent à domicile chôment-ils pendant la plus
grande partie de l'année. Quant aux métiers mécaniques, plus de
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE L ALSACE. 133
1,200 ont déjà cessé de battre, en attendant que le silence se fasse
dans toute la région.
L'industrie du tissage et de la filature de laine, disséminée un
peu partout, à Guebvviller, à Mulhouse, à Bischwiller, etc., est
dans le même état précaire. Au moment de l'annexion, plus de
7,000 ouvriers y étaient employés et produisaient pour ZiO, 000, 000 fr.
de tissus; aujourd'hui les laines filées, comme les laines cardées,
ne représentent pas plus de la moitié de ce chiffre. Bischwiller, qui
était le centre de la fabrication drapière, autrefois si gaie et si ani-
mée, est maintenant morne et silencieuse. Partout, dit M. Grad,
des maisons vides, des volets fermés, des cheminées éteintes, par-
tout le travail ralenti ou arrêté. La population décroît, et la pr opriété
est tombée à vil prix. Un tiers des habitans a quitté la localité ; de
11,500 en 1870, il en restait 7,100 en 187Zi ; le chiffre des nais-
sances est descendu de liQ9 à 287 et celui des mariages de 86 à 54.
Le nombre des chefs d'établissement est réduit de 96 à 21, celui des
ouvriers de 5,000 à 1,800 et le chiffre des affaires de 20 millions à
h millions de francs.
Autour de l'industrie des tissus se sont groupées comme annexes
toutes celles qui en dépendent, ou dont elle dépend elle-même plus
ou moins, telles que la fabrication des produits chimiques et la
construction des machines. La plus ancienne fabrique de produits
chimiques de l'Alsace, en même temps que la plus importante, est
celle de Thann, fondée en 1807 par Charles Kestner, et dont le chef
actuel est M. Scheurer-Kestner, membre du sénat français. Grâce
à l'habileté de la direction et à la bonne installation des appareils
employés, ses produits jouissent d'une excellente réputation et sont
appréciés pour leur pureté et la constance de leur titre. C'est l'acide
sulfurique qui en forme l'article principal, puis viennent l'acide
chlorhydrique, l'acide acétique, les sels de soude, de plomb, de
cuivre et de fer, le chlorure de cuivre et le chlorate d'ammoniaque.
Année moyenne, la fabrique de Thann emploie ÙOO ouvriers et
livre au commerce 10,000 tonnes de produits chimiques d'une
valeur de 3 millions de francs. Une partie de ces produits trouve
encore à s'écouler vers le marché français.
A Bouxwiller, dans le Bas-Bhin, il existe un établissement pro-
duisant du vitriol et de l'alun ammoniacal pour environ 2 millions
de francs par an ; à Lobsann et à Pechelbronn sont des mines de
pétrole; enfin, à Mulhouse, plusieurs maisons s'occupent de la
fabricaiion des couleurs pour les manufactures d'impressions.
L'amidon, la glucose, les gommes artificielles, constituent une autre
classe des industries chimiques dont l'importance qui, avant 1870,
était de 13 millions de kilogrammes, se trouve aujourd'hui réduite
à 7,500,000 kilogrammes.
ISA BEVUE DES DEITX MONDES*
La métallurgie et la fabrication des machines pg sont développées
en Alsace parallèlement aux industries textiles. Depuis les ressorts
délicats de nos montres, dit M. Grad, jusqu'aux machines à vapeur
les plus puissantes et au matériel des chemins de for, il n'y a point
de mécanisme ni d'instrument que les constructeurs du pays ne
soient en état de livrer. Nous trouvons sur notre sol le fer et le
cuivre, le plomb et l'argent, l'or même que le Rhin roule dans ses
flots mélangé avec le sable. Mais de tous ces métaux, le plus pré-
cieux est le fer, dont la fabrication se trouve localisée à Nieder-
bronn, dans l'établissement de MM. de Dietrich et G'". Get établisse-
ment, fondé en 1685, comprend six usines disséminées dans diverses
communes et embrassant toutes les branches de la métallurgie dn
fer, depuis l'exploitation des mines jusqu'à la construction des ma-
chines. Il fabrique annuellement 6,000 tonnes de fontes moulées de
toute espèce, 7.200 tonnes de fer et 2,500 tonnes d'aciers cor-
royés, d'acier Ressemer et d'acier fondu au creuset. L'atelier de
construction fabrique surtout des wagons de chemins de fer et des
roues de locomotives.
Un autre établissement de constructions est celui de Grafensta-
den, près de Strasbourg. Fondé en 1838, il s'adonna d'abord à la
fabrication des bascules et des crics; plus tard, il entreprit celle
des machines-outils, puis celle des v^^agons de chemins de fer et
des locomotives. A la suite de l'annexion, cet établissement s'est
fusionné avec la maison André Kœchlin et G'*, de Mulhouse, pour
former avec elle, au capital de 12,000,000 francs, la Société
alsarienne des constructions mécaniques, pour le matériel des che-
mins de fer et les machines des industries textiles. Le chiffre d'af-
faires de cette société s'élève à 13,400,000 francs par an. Les
ouvriers de ces ateliers, surtout ceux de Grafenstaden, sont répu-
tés pour leur moralité et l'excellence de leurs rapports avec les
patrons. Propriétaires pour la plupart d'un petit terrain, ils n'ont
jamais fait de grève et se montrent reconnaissans de tout ce qu'on
a fait pour améliorer leur sort. Pendant la guerre, alors q"e l'ar-
mée allemande, investissant Strasbourg, donnait à cette ville des
preuves de son amour en bombardant la cathédrale, en détruisant
des quartiers entiers, en brûlant sa bibliothèque, l'usine ne pouvant
payer ses ouvriers, ceux-ci offrirent au directeur leurs propres éco-
nomies pour le tirer d'embarras. Cette usine est en outre une école
d'apprentissage où de nombreux jeunes gens viennent se mettre au
courant du métier de mécanicien et trouvent ensuite de l'occupation
soit en Alsace, soit au dehors.
Lne autre branche d'industrie qui a pris en Alsace une place
très honorable est celle de la fabrication du papier. Ce sont les
Arabes qui imaginèrent de faire du papier avec des chiffons. Dès le
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 13 &
XIV* siècle, il y en eut des fabriques à Essonne et à Troyes. En
Alsace, la première fut fondée en 1700, à Roppentzvviller, près de
Ferreite; plus tard, il s'en établit une autre à Turckheim. Il y a
aujourd'hui cinq établissemens fabriquant le papier à la machine et
quelques autres à la main, produisant ensemble annuellement envi-
ron 5 millions de kilogrammes. Le plus important est celui de M . Zuber
Rieder et C'% à l'île Napoléon, sur le canal du Rhône au Rhin, à
û kilomètres de Mulhouse. Il emploie 320 ouvriers , produit
1,800,000 kilogrammes de papiers pour tous les usages : i)apiei
à lettre, papier à écrire, papier pour registres, papiers à imprimer,
papiers peints, etc. Ces derniers comprennent toutes les qualités
depuis /lO cent, jusqu'à 25 francs le rouleau. Les qualités supérieures
sont imprimées à la planche, les autres à la machine. 11 s'en vend
pour 1 million par an. Les matières employées à la fabrication du
papier, outre les chiffons, sont la paille et le bois, qu'on défibre au.
moyen de machines et dont on fait une pâte qu'on mélange avec
celle du chiffon. La pâte à papier comprimée est elle-même employée
dans une foule d'industries, où elle remplace le bois ; on en fait
entre autres des membres artificiels, des objets vernis, des jouets,
des panneaux, etc.
L'industrie du cuir est également très importante, puisqu'elle
fabriquait, en 1870, pour 12,000,000 francs de marchandises
diverses. La plus forte tannerie est celle du Wacken, près de Stras-
bourg, qui occupe 200 ouvriers, travaille !ili,000 peaux et produit
680,000 kilogrammes de cuir valant 2,850,000 francs. Les peaux,
qu'elles proviennent des animaux indigènes ou qu'elles soient expé-
diées sèches de l'Amérique et de l'Inde, sont d'abord trempées,
puis épilées par l'immersion dans de l'eau de chaux et de soude.
Elles sont ensuite placées dans des fosses et séparées les unes des
autres par des couches de tan, dont l'acide, se combinant avec les
substances animales, forme un composé imputrescible qui constitue
le cuir. Il faut six mois pour tanner une peau de veau et dix-huit
pour une peau de bœuf, malgré les divers procédés qu'on a cher-
ché à employer sans succès pour abréger ces dé'ais. Les cuirs sont
ensuite séchés et martelés, puis lustrés ou vernis avant d'être livrés
au commerce ou aux industries qui les transforment suivant les
besoins auxquels ils doivent satisfaire.
Il n'existe, en Alsace, qu'une seule verrerie peu importante, à
Wildenstein, et quelques fabriques de poteries, de grès et de poêles
de faïence. Enfin, pour ne rien omettre, nous devons mentionner
une production alimentaire qui a un véritable caractère industriel,
cellede la bière, dont l'importance annuelle est évaluée à 800, 000 hec-
tolitres d'une valeur de 20,000,000 francs et dont il s'exporte
136 REVUE DES DEUX MONDES.
250,000 hectolitres. La production de la bière varie d'ailleurs en
raison inverse de la recolle du vin. Elle diminue quand cette der-
nière est abondante et réciproquement.
L'Alsace compte 2,661 moteurs à vapeur d'une force nominale
de 26,930 chevaux et brûlant, non compris la consommation des
chemins de fer, /i00,000 tonnes de houille. 11 faut y ajouter les
moteurs hydrauliques, qui représentent une force de 22,3ZiO che-
vaux. A ce propos, il convient de mentionner les travaux, dont nous
avons déjà dit un mot, que M. A. Herzog, l'un des industriels les
plus entreprenans de l'Alsace, a fait exécuter pour l'emmagasine-
ment, au moyen de barrages, des eaux dans le lac Blanc et le lac
Noir, au haut de la vallée d'Orbey. Ces lacs peuvent ainsi fournir
une réserve, en sus de leur volume normal, de 3,000,000 mètres
cubes d'eau susceptibles d'être utilisés à irriguer les prairies de la
vallée et de produire une force motrice permanente de 8,000 che-
vaux. M. Herzog a demandé à M. Grad lui-même d'étudier un sys-
tème complet de retenues d'eau dans les diverses vallées des Vosges,
afin de tirer parti de la force aujourd'hui perdue des torrens qui
s'écoulent des montagnes (1).
Tel est, esquissé à grands traits, le tableau des industries de l'Al-
sace. Il n'est pas de contrée qui, sur un territoire aussi restreint,
en renferme d'aussi variées et présentant à toutes les activités plus
de moyens de se développer. Il n'en est pas surtout où l'initia-
tive des individus ait montré plus de puissance, oià patrons et ouvriers
aient vécu côte à côte dans de meilleurs termes, collaborant les uns
et les autres à la même œuvre , celle de l'accroissement de la
richesse publique et du bien-être de tous. C'est ce qui va ressortir
avec plus d'évidence encore des pages suivantes.
IIL
Parmi les diverses causes qui ont contribué à la prospérité de
l'industrie alsacienne, il en est une qui prime toutes les autres,
c'est celle de l'institution de la Société industrielle de Mulhouse.
Cette société, comme nous l'apprend M. Grad, fut fondée en 1825
par les fabricans de cette ville, qui sentirent de bonne heure l'uti-
lité de la science pour faire progresser l'industrie et qui comprirent
la nécessité de se grouper pour discuter en commun les moyens de
(1) La partie de la Lorraine qui a subi le même sort que l'Alsace est, au point de
vue industriel, à peu près dans la même situation que celle-ci. Elle renferme d'im-
portans établissemens métallurgiques, des fabriques de faïences, des salines, etc.
Nous n'en parlons pas, pour ne pas sortir du cadre que nous noua sommes (racé.
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 137
développer leurs entreprises. Les débuts en furent modestes, car
les membres, la plupart dépourvus d'instruction classique, ne cher-
chaient qu'à s'instruire réciproquement en se faisant part de leurs
travaux et de leurs essais. Peu à peu cependant la société s'attacha
des savans, créa une bibliothèque, multiplia les expériences, réunit
des collections, publia un bulletin, encouragea les inventions, s'oc-
cupa d'améliorer le sort des ouvriers et acquit rapidement une
grande autorité. Chaque sociétaire paie 50 francs par an. A ces coti-
sations s'ajoutent des souscriptions fréquentes, des dons et des legs
s' élevant à plusieurs centaines de mille francs. Xa société comptait,
en 1876,^98 membres ordinaires et 126 correspondans ; ses recettes
courantes étaient de 38,600 francs et ses dépenses de 29,258 francs.
L'esprit le plus large anime tous les membres qui, malgré des diver-
gences d'opinion, malgré les désastres de la patrie, ont toujours fait
passer l'intérêt de la science et de l'institution avant leurs préfé-
rences personnelles. Énumérer les principales questions que cette
société a mises à l'étude, c'est passer en revue l'industrie tout
entière; c'est ainsi qu'elle s'est occupée des matières colorantes pour
l'impression des étoffes; des moyens de diminuer le prix de la force
motrice, de perfectionner les machines à vapeur et de prévenir les
accidens ; de la combustion des houilles, des découvertes de M. Hirn
sur l'équivalent mécanique de la chaleur, des peigneuses pour la
filature du coton et de la laine, de l'invention d'une locomotive de
montagne , de la création d'écoles spéciales pour la filature et le
tissage, pour la chimie et le dessin; du perfectionnement de l'in-
dustrie du papier, de la législation des brevets d'invention, de la
protection des marques de fabrique, de la limitation du travail des
enfans dans les manufactures, de la réforme des logemens d'ou-
vriers, des institutions de secours et de prévoyance, de la statis-
tique générale du Haut-Rhin, etc.
Une des plus graves préoccupations de la Société industrielle a été
la fondation d'écoles techniques de dessin, de filature, de tissage,
de chimie et de commerce, d'une école professionnelle et d'une
école supérieure des sciences ap[)liquées. Toutes ces institutions
sont destinées à former des sujets connaissant non-seulement leur
métier, mais aussi les notions théoriques sur lesquelles reposent les
opérations qu'ils seront appelés à exécuter. Précisément parce qu'ils
sont très pratiques, les fabricans de Mulhouse pensent que, pour
savoir ce qu'on dit quand on parle et ce qu'on fait quand on agit, la
théorie est indispensable. L'école de dessin a été fondée en 1828,
elle compte environ 300 élèves, dont beaucoup deviendront de
véritables artistes, et a puissamment contribué à développer le bon
goût et la perfection des dessins qui caractérisent la fabrication de
138 HE VUE DES DEUX MONDES,
Mulhoiifio. Un musée industriel y est annexé; il renfernne la collec-
tion fies échantillons et des modèles de tous les articles exécutés
par les fahricpies d'impression, et dans lequel les dessinateurs peu-
vent hIIgp puiser des inspirations pour leurs compositions nouvelles.
Au moyen de souscriptions, le comiié des beaux-arts achète aux
diverses expositions des œuvres dont il enrichit le musée de Mul-
house, qui devient ainsi un centre artistique où le goût s'épure et
se perfectionne.
L'école de chimie ne rend pas moins de services ; d'abord simple
laboratoire de l'école professionnelle, elle est devenue en 1867 un
établissement indépendant dont l'installation et le matériel ne lais-
sent rien à désirer. Les élèves n'y sont admis qu'à dix-huit ans,
après un examen constatant qu'ils ont déjà des notions de chimie
assez étendues; après deux ans d'études dans lesquels on leur
enseiûjne l'application de la chimie aux arts industriels, ils devien-
nent aptes à diriger les opérations de l'impression des étoffes, de la
fabrication des produits chimiques, du papier, de la verrerie, etc.,
Les écoles de tissage et de filature, fondées en 1861 et 18<i5, ren-
dent des services du même genre en mettant les jeunes gens au
courant de tous les procédés de la fabrication des tissus.
Peu de temps après l'ouverture de ces établissemens, en 1866,
deux membres de la Société industrielle, MM. Siegfried frères, con-
sacrèrent une somme de 100,000 francs à la fondation d'une école
de commerce, la seule qui manquât encore à l'ensemble de l'ensei-
gnement technique de Mulhouse. Cette école était en pleine pro-
spérité quand éclata la guerre néfaste dont l'annexion de l'Alsace à
l'Allemagne fut la douloureuse conséquence. Les professeurs, expul-
sés par les Prussiens, furent appelés à Lyon, oii un groupe de négo-
cians venait de fonder une école sur le modèle de celle de Mulhouse,
pendant que les fondateurs de celle-ci, MM. Siegfried, renouve-
laient au Havre, oii ils avaient émigré, le don généreux qui permit
à cette ville d'avoir aussi une institution du même genre.
Par leur simple initiative, sans faire appel ni à l'autorité ni à la
caisse du gouvernement, les fabricans de Mulhouse ont donc réussi
à créer un foyer d'instruction professionnelle qui a répandu ses
rayons bienfaisans sur l'Alsace entière et assuré, dans la mesure
du possible, la prospérité de ce beau territoire. Cette initiative,
inspirée par l'amour du bien, s'est manifestée avec une puissance
et des résultats plus remarquables encore dans l'étude des ques-
tions qui touchent au bien-être de la classe laborieuse.
La population ouvrière de l'Alsace, d'apiès un recensement fait en
1875, se monte, en dehors de l'agriculture, à 177,320 individus des
ô&M «exes, dont 90,6S3 fréquentent des ateliers occupant plus de
LA SITUATION ÉCONOMI(,>UE DE L ALSACE. Iâ9
5 personnes à la fois. Cette population comprend deux élémens, l'élé-
ment sédentaire et l'éléiueut nomade, ce dernier domini; surtout dans
les grands centres comme Mulhouse, où la perspective de salaires
élevés attire les déclassés de tous les pays. Cet afflux d'étrangers^
quoique favorable au travail, exerce cependant un lâclieux tlïet sur
la moralité générale, ainsi que le prouve l'accroissement des nais-
sances illégitimes sur les points où il se manifeste. Les grands
centres de population et les ateliers où les sexes sont mélangés
offrent pour les femmes plus d'occasion de chute que les groupes
épars et les ateliers de famille. Au point de vue sanitaire cependant,
le séjour de l'atelier est moins nuisible qu'on ne se l'imagine. Les
perfectionnemens qu'on a introduits dans l'outillage et l'installation
des usines eu ont écarté aujourd'hui presque toutes les causes d'in-
salubrité, et l'on ne constate pas que la mortalité y soit plus grande
qu'ailleurs.
Moins flottante que dans les villes, la population des vallées se
distingue par des mœurs plus fermes. Beaucoup d'ouvriers, déjà
propriétaires d'une maison ou d'un champ, s'eflbrcent d'accroître
leur capital par leurs économies, s'attachent à l'établissement dans
lequel ils travaillent et se montrent peu accessibles aux excitations
du dehors. Honnêtes, laborieux et paisibles, ils out des aptitudes
industrielles et des qualités morales qu'on rencontre rarement au
même degré dans d'autres régions.
En Alsace, comme ailleurs, la prospérité industrielle a été accom-
pagnée d'un développement du paupérisme, mais, ainsi que le fait
remarquer avec juste raison M. Grad, ce n'est pas l'industrie qui est
la cause première de la misère ; elle ne lait que la mettre en lumière.
Dès qu'une fabrique s'ouvre, tous les malheureux disséminés dans
les campagnes s'y précipitent, espérant y trouver l'aubaine d'uu plus
fort salaire. Le mal inaperçu jusqu'alors saute aux yeux, bien que la
fabrique en soit elle-même innocente. Mais précisément parce qu'on
le voit, il devient plus facile à guérir. La plupart des institutions
créées pour le combattre sont dues au patronage des chefs d'indus-
trie et non à l'initiative des ouvriers. Ceux-ci, comme les enfans,
sont peu disposés a la prévoyance, ils ne voient d'amélioration pos
sible à leur sort que dans l'augmentation des salaires, et ce n'est
jamais en vue de l'épargne qu'ils la demandent. Ils n'oiit pas l'esprit
assez cultivé pour songer au lendemain, pour se mettre en mesure
de pareraux besoins delà vieillesse, pour se précautionner contre leg
chômages de la maladie et pour comprendre la puissance des petites
économies accumulées jour par jour. Ces diverses insliiuiions com-
prennent d'abord les salles d'asile et les écoles où les enfans pauvres
sont admis gratuitement; puis les cours d'adultes, les cercles et les
lllQ REVUE DES DEUX MONDES.
bibliothèques qu'un grand nombre d'industriels ont annexés à leurs
usines, qui permettent à ceux qui n'ont qu'une instruction insuffi-
sante de la compléter et qui font au cabaret une concurrence sou-
vent heureuse; enfin les sociétés de secours mutuels et les caisses
de retraite.
L'idée de l'association pour l'assistance mutuelle en cas de mala-
die s'est présentée de bonne heure ; elle a donné naissance à des
sociétés organisées soit par établissement, soit par corps de métier,
dont l'objet est d'assurer au participant les soins du médecin, les
remèdes et un secours en argent en cas de maladie; elles pour-
voient aux frais d'inhumation, viennent en aide aux femmes en
couches et parfois assurent aux membres des pensions de retraite.
Elles ont leurs règlemens spéciaux, leurs conseils d'administration,
leurs cotisations variables. Les unes sont facultatives, les autres
sont obligatoires pour tous les ouvriers d'une même fabrique, sur-
tout quand les patrons y contribuent, ce qui est le cas le plus ordi-
naire, car, abandonnés à leurs propres ressources, les ouvriers
réussissent rarement à faire œuvre durable.
On se rappelle le bruit qui s'est fait, il y a tantôt vingt ans,
autour de la question des banques populaires imaginées par Schultze-
Delitsch et des sociétés coopératives au moyen desquelles on vou-
lait transformer l'ouvrier en patron. L'Alsace n'a pas échappé à la
conta<yion de ces rêves humanitaires ; mais ces tentatives n'y ont
pas eu plus de succès qu'ailleurs. Presque partout elles ont pitoya-
blement échoué, parce que la conception repose sur une erreur
économique, la suppression des intermédiaires dans le commerce
et des entrepreneurs dans la production. Or, intermédiaires et
entrepreneurs ont leur raison d'être et ne sont pas des parasites,
comme on se plaît à le dire. Ils rendent des services qu'il faut bien
leur payer, si onéreux qu'ils paraissent, parce qu'on ne peut pas s'en
passer. Certaines sociétés de consommation, quand elles ont eu à
leur tête des hommes honnêtes et intelligens, ont pu prospérer,
mais c'est l'exception ; comme c'est l'exception aussi d'avoir vu
réussir les sociétés de production parce que l'industrie manufactu-
rière exige un outillage compliqué et des capacités supérieures à
celles des simples ouvriers. La coopération n'a de chances de suc-
cès que pour des professions exigeant peu de capitaux et pour des
groupes d'hommes peu nombreux se connaissant entre eux, ayant
les mêmes aptitudes et les mêmes intérêts. Dans tout autre cas, elle
ne peut donner que des déceptions.
Une autre panacée dont il est souvent question pour résoudre le
problème de la misère est la participation des ouvriers aux béné-
fices. En y regardant de près, on voit que c'est tout simplement un
LA SITUATION ECONOMIQUE DE L ALSACE. lAi
mode de rémunération du travail moins favorable que le salaire,
parce que l'ouvrier doit ainsi subir les oscillations des bonnes et des
mauvaises années et que, par conséquent, il ne peut être payé
quand l'établissement est en perte. Cette participation présente
cependant certains avantages parce qu'elle attache l'ouvrier à l'éta-
blissement et l'encourage à donner la plus grande somme de travail
possible, en vue des bénéfices qu'il espère en retirer; mais dans
aucun cas elle n'a pour effet d'augmenter la somme des salaires.
Pour un chiffre de production donné, il y a un chiffre déterminé
afférent au paiement de la main-d'œuvre. Que cette somme soit
distribuée d'une façon ou d'une autre, le résultat final est le même
et la population ouvrière prise dans son ensemble n'en est pas mieux
partagée. La meilleure manière de faire participer l'ouvrier aux
bénéfices des industries où il est employé, c'est de lui apprendre la
puissance de l'épargne et de l'engager à devenir actionnaire des
établissemens qui sont organisés en sociétés. Il n y a en effet que le
travail et l'économie qui puissent améliorer son sort; Franklin l'a dit
depuis longtemps et depuis lors on n'a encore rien trouvé de mieux.
Les institutions créées pour cet objet en Alsace sont une éclatante
confirmation de cette vérité.
Ce qu'étaient autrefois les logemens d'ouvriers, le rapport de
M. Yillermé, présenté en 1833 à l'Institut, peut en donner une idée.
Il dépeint ces bouges infects où plusieurs familles couchent dans la
même chambre sur de la paille, et sous des lambeaux de couver-
tures ; il nous montre ces enfans déguenillés, demi-nus, se rendant
à l'atelier pour y travailler tout le jour, sans que personne s'occupe
de leur éducation morale ; les femmes marchant pieds nus dans
la boue et dans la neige, sous la pluie, venant les jours de paie
attendre leurs maris pour arracher au gouffre du cabaret une par-
tie de leur salaire. Les choses en étaient là quand la Société indus-
trielle de Mulhouse, persuadée que les patrons avaient en quelque
sorte charge d'âmes, mit à l'étude en 1850 un projet d'association
pour la construction de maisons destinées à être vendues aux
ouvriers dans les meilleures conditions possibles. Cette société fut
constituée par M. Jean DoUfus, — dont le nom vénéré est attaché à
toutes les mesures humanitaires, à toutes les œuvres charitables de
l'Alsace, — au capital de 300,000 francs, auquel le gouvernement
d'alors ajouta une somme équivalente. Elle acheta des terrains sur
lesquels elle bâtit, d'après des plans arrêtés à l'avance, des maisons de
différens types dans lesquelles chaque ménage est isolé et jouit d'un
petit jardin, et vendit ces maisons aux ouvriers contre le paiement
d'un certain nombre d'annuités dont le chiffre ne s'élève pas au-des-
sus du prix payé pour la location d'un logement beaucoup moins
commode. Cette annuité comprend non -seulement l'intérêt des
142 REVUE DES DEDX MONDES.
capitaux déboursés, mais encore l'amorlissement, en sorte qu'avec
le même fonds de souscription, la Société a pu, au moyen d'em-
prunts, bâtir jusqu'ici 9/i8 maisons, dont 943 étaient vendues au
prix total de A,07/i,841 francs et presque complètement payées (1).
Annexés à ces cités sont des écoles, des lavoirs, des boulangeries,
des restaurans fournissant les denrées au prix de revient. Les
ouvi'iers obligés de s'acquitter pour devenir propriétaires avaient
pris l'habitude de l'épargne; ils avaient déserté les cabarets,
acquis l'amour du confort et de la propreté et senti se développer
en eux des sentimens jusqu'alors inconnus. Le succès de ces cités
ouvrières de Mulhouse en provoqua la création de nouvelles sur
d'autres points de l'Alsace, et il en existe aujourd'hui dans tous
les principaux centres. C'est en transformant les travailleurs en
propriétaires, en leur facilitant l'accès du capital au lieu de les lais-
ser s'insurger contre sa prétendue tyrannie, que les industriels
alsaciens ont cherché à résoudre la question sociale, et que, sans
bruit ni déclamations, ils ont amélioré la situation de leurs ouvriers.
Beaucoup d'entre eux l'ayant été eux-mêmes avant d'être chefs
de maison, ils sont mus par cet esprit de charité qui faisait dire à
M. Daniel Kœchlin à son lit de mort : « Je n'ai jamais pu trouver
le bonheur complet, parce que je n'ai jamais pu me consoler des
misères irrémédiables que j'ai vues autour de moi. »
Les succès obtenus à ce point de vue sont tels que M.Bœtticher,
ministre d'état et vice-chancelier de l'empire, a avoué à M. Grad
lui-même que, si les institutions de prévoyance étaient répandues
en xAllemagne, sous l'influence de l'initiative privée, comme elles le
sont en Alsace, le gouvernement allemand pourrait se dispenser d'in-
tervenir pour sauvegarder la paix sociale (2). Peut-être pourrait-on
on dire autant de la France, où malheureusement on parle toujours
beaucoup plus qu'on n'agit, où la question ouvrière n'est trop sou-
vent qu'un prétexte aux agitations, un thème aux déclamations de
vulgaires ambitieux.
IV.*
Nous venons d'esquisser, d'après M. Grad, les traits principaux
de la situation industrielle de l'Alsace avant la guerre. Il nous reste
à nous demander quelles ont été jusqu'ici et quelles seront dans
(1) Au 1" janvier 1880, il y avait 1,200 maisons construites, dont 1,000 payées.
(2) Dans une communication récente faite à la Société industrielle de Mulhouse,
M. Engel-Dolifus, chef de l'importante miison Dollfus-Wieg de Dornach, exprime la
crainte que les nouvelles lois en élaboration au parlement allemand ne portent un
coup morte! aux institutions philanthropiques dont l'Alsace s'honore et qui doivent
leur prospérité actuelle à la sollicitude des patrons pour leurs ouvriers.
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l' ALSACE. 143
l'avenir pour elle les conséquences économiques de l'annexion.
M. Grad n'a pu traiter cette question que d'une manière indirecte,
mais son livre fournit à cet égard les élémens suflisans pour qu'on
puisse se faire une opinion propre.
Au moment de la guerre de 1870, l'Alsace était en pleine prospé-
rité agricole et industrielle. Sous le rapport douanier, elle était sou-
mise au même régime que la France et avait organisé ses moyens
de production en conséquence. Elle avait eu un moment d'hésita-
tion en 18(50, lors de la conclusion des traités de commerce, mais
elle s'était bientôt remise et, giâce à l'intelligente activité de ses
fabricans, elle avait repris son assiette, amélioré ses procédés de
fabrication, et s'était mise en état de soutenir la concurrence étran-
gère. Ses débouchés prirent depuis lors, surtout pour les articles de
luxe, une grande extension, et le chilïre de ses affaires s'éleva, pour les
industries textiles seulement, à la somme énorme de 300,000,000 fr.
La situation a bien changé. Du jour au lendemain, — ou plutôt
d'une année à l'autre, puisqu'il y eut une année de tolérance pour
l'écoulement des marchandises en magasin, — l'Alsace devint pour
la France un pays étranger dont les produits durent être taxés à la
frontière, et perdit par ce fait son marché principal. Avoir l'empres-
sement que certains hommes d'état français mirent à exclure ses
produits, on est exposé à se méprendre sur les seniimens qui devaient
les animer en présence du fatal traité qui mutilait la patrie, et à se
demander si la douleur qu'ils en éprouvaient n'était pas mitigée par
la satisfaction de voir disparaître du marché intérieur une concur-
rence qui les gênait.
Quoiqu'il en soit, l'industrie alsacienne fut cruellement éprou-
vée; organisée en vue de la production des articles de luxe, ou
tout au moins de bonne qu:dité, elle dut se retourner vers l'Alle-
magne, dont les besoins sont tout autres et qui, ne voulant que des
articles à bas prix, se contente de seconds choix. Elle ne put pas,
par conséquent, y écouler les marchandises qu'elle fabriquait jus-
qu'alors, et lorsqu'elle tenta d'en fabriquer d'autres, elle trouva le
marché déjà encombré par les marchandises allemandes et anglaises
qui pourvoyaient à toutes les exigences de la consommation. La légis-
lation douanière, à laquelle elle fut soumise, lui lut également très
préjudiciaMe. Suffisamment protégée par les tarifs français, dont les
droits éiaient proportionnels à la valeur des produits, elle ne fut plus
en état de lutter quand elle se trouva en présence des tarifs alle-
mands, dont les droits sont spécifiques et plus favorables par consé-
quent aux produits communs qu'à ceux de qualité supérieure dont
elle avait la spécialité. La filature se trouva dans l'impossibilité abso-
lue de souteuir la concurrence anglaise pour la production des fils
144 RETUE DES DEUX MONDES.
fins, et les étoffes de luxe durent battre en retraite devant les tissus
communs de Crefeld et d'Elberfeld. En présence des conditions qui
leur étaient faites, un certain nombre d'établissemens se transfor-
mèrent pour répondre aux exigences de leurs nouveaux consom-
mateurs; d'autres ômigrèrent au-delà de la frontière pour conserver
leur ancienne clientèle, d'autres enfin, comme ceux de Bischwiller
et de Sainie-Marie-aux-Mines, ne trouvant à écouler leurs produits
ni en Allemagne, où ils ne sont pas demandés, ni en France, où
l'entrée leur est fermée par des droits trop élevés, périclitent de
jom* en jour et sont à la veille de disparaître.
Les industriels qui ont cherché un débouché vers l'Allemagne se
trouvent eux-mêmes, en raison des habitudes commerciales de ce
pays, dans une situation beaucoup moins favorable qu'autrefois.
Tandis qu'en France les marchés, une fois conclus, sont définitifs
et réglés à quatre-vingt-dix jours, en Allemagne ils ne sont jamais
fermes. Jusqu'au dernier moment, l'acheteur peut chercher à les
rompre et soulever, lors de la livraison, des difficultés qui se termi-
nent le plus souvent par une réduction du prix de la marchandise ;
de plus, les délais de crédit sont de six mois à un an et les rentrées
fort difficiles. Les transactions n'ont donc qu'une sécurité relative et
présentent des chances de pertes qui étaient anciennement incon-
nues.
Ce n'est pas tout. Les conditions de la fabrication se sont, à d'au-
tres égards encore, modifiées défavorablement. Jadis les établisse-
mens se transmettaient de père en fils et l'on peut en citer plusieurs
qui, depuis plus d'un siècle, sont restés dans la même famille et
portent encore le nom de leur fondateur. Aujourd'hui, les jeunes
gens qui ont émigré pour se soustraire au service militaire alle-
mand ne succèdent plus à leurs pères; ils mettent leurs établisse-
mens en actions, placent à leur tête des directeurs qui restent dans
le pays et cherchent au dehors un abri contre les tracasseries aux-
quelles ils seraient personnellement exposés. La même cause éloigne
aussi un grand nombre de fils d'ouvriers qui emportent avec eux le
tour de main et l'habileté traditionnelle. Ils sont remplacés par des
Allemands, qui non-seulement sont moins intelligens, mais qui ont,
en outre , des habitudes déplorables. Sous l'influence de ceux-ci,
l'esprit de la population ouvrière s'est modifié; les grèves, jus-
qu'alors inconnues, ont fait leur apparition, et l'alcoolisme a pris
un énorme développement. La consommation de l' eau-de-vie a plus
que dé&uplé depuis dix ans ; à Mulhouse, elle a passé de 250 hec-
tolitres à 3,000; les débits se sont multipliés à l'excès et sollicitent
sans cesse l'ouvrier, qui va y engloutir ses économies en s'y abrutis-
sant. Ce n'est pas qu'il fut autrefois à l'abri de l'ivresse, mais c'était
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'aLSACE. 145
à l'ivresse, beaucoup moins nuisible à la santé, du vin et de la bière
qu'il se laissait aller. L'eau-de-vie, alors grevée de droits élevés,
coûtait trop cher pour être abordable , tandis qu'aujourd'hui les
propriétaires de l'Allemagne du INord, pour trouver en Alsace un
débouché pour leurs alcools frelatés, en ont fait supprimer les taxes
et la livrent à raison de !iO centimes le litre. Il y a donc là un symp-
tôme inquiétant, qui, si l'on n'y met ordre, amènerait la dégrada-
tion morale et physique d'une partie de la population et ajouterait
de nouvelles ruines à celles que la conquête allemande a déjà accu-
mulées sur ce malheureux pays.
Y a-t-il pour l'Alsace quelque chance d'un avenir meilleur et le
compte ouvert à la fatalité par son annexion est-il sur le point de
se fermer? Au point de vue économique, il est certain que la situa-
tion se modifiera, comme elle n'a d'ailleurs cessé de se modifier
depuis deux siècles. L'industrie cotonnière, de beaucoup la plus
importante, s'est implantée sur ce point à l'abri de la protection,
et bien qu'éloiç,née de sa matière première et du combustible, elle
a, grâce à l'aptitude de ses habitans, réussi à se faire une place
dans le monde. Elle a dû cependant se déplacer plusieurs fois à
mesure que les progrès des machines et l'ouverture de nouvelles
voies de communications modifiaient les conditions économiques
du milieu où elle se trouvait. Il en sera de même dans l'avenir
lorsque le libre échange sera devenu un fait accompli.
Le principe de la liberté commerciale n'est pas un principe absolu
et immuable, et cette liberté est, comme toutes les autres, comme
toutes les institutions de ce monde, contingente aux circonstances
extérieures. A l'époque où les communications, non-seulement entre
les peuples, mais même entre les provinces voisines, étaient presque
impossibles, où l'état de guerre était permanent, où la sécurité
était nulle, où les institutions de crédit faisaient défaut, il fallait
bien que chaque pays fabriquât chez lui les objets nécessaires à ses
besoins, et, une fois les industries établies sur un point, il fallait
bien les protéger pour les empêcher de disparaître. Personne ne
réclamait la liberté des échanges, puisque, l'eût-on obtenue, elle
eût été à peu près illusoire. Mais il n'en est plus de même depuis
que, par les chemins de fer, les télégraphes, les étabfissemens de
crédit, les relations internationales sont devenues journalières. La
liberté commerciale s'impose malgré tout ce qu'on peut faire pour
s'y opposer, parce que les lois économiques sont plus fortes que
la volonté des hommes et que les intérêts finissent toujours par
dominer la politique. Si nous cherchons à vaincre les obstacles
matériels que la nature a semés sous nos pas, ce n'est pas pour
nous en créer à nous-mêmes d'artificiels ; si nous jetons des ponts
TOME LIV. — 1882. 10
1A6 REVUE DES DEUX MONDES.
pour franchir les vallées, si nous creusons des tunnels pour traver-
ser les montao;nes, si nous perçons des isthmes pour réunir des
mers, ce n'est pas pour nous laisser arrêter par la barrière factice
d'un tarif protecteur. Que l'Alsace en prenne son parti, elle sera,
dans un avenir plus ou moins prochain, comme la Fiance, comme
l'Angleterre, comme l'Allemagne, sous le régime du libre échange,
et comme ces nations, elle en sentira le contre-coup et les bienfaits.
Or nous avons vu que la décadence de son industrie était due beau-
coup moins à la concurrence étrangère qu'elle rencontre en Alle-
magne qu'à la perte du marché français. Si ce marché pouvait lui
être rendu par la suppression des tarifs qui l'en éloignent, elle ne
tarderait pas à reprendre son ancienne prospérité, et, quoi qu'on en
dise, elle n'aurait rien à redouter ni de l'Angleterre ni de l'Amé-
rique. En abaissant ses droits d'entrée, la France reconquerrait en
partie son ancienne province.
Il résulte de tout ce qui précède que l'annexion a été un malheur
pour l'Alsace; elle en a souffert et elle en souffre encore, dans ses
intérêts matériels comme dans ses sentimens moraux; elle subit
malgré elle la domination de l'étranger comme autrefois l'Italie
subissait celle de l'Autriche, la Grèce celle de la Turquie. A les
entendre cependant, les Allemands sont pour elle pleins de man-
suétude et ils ne s'expliquent pas son obstination à ne pas se réjouir
de son retour à l'ancienne patrie. Cette explication est bien simple :
si les Alsaciens se sentent opprimés, c'est parce qu'ils sont admi-
nistrés, non dans leur propre intérêt, mais dans celui de l'Alle-
magne. Ainsi que l'a dit M. Frary, dans son livre si patriotique (1) :
« une population à qui les hasards de la guerre enlèvent sa natio-
nalité est vouée à une persécution continue, systématique, moins
grossière et cent fois plus douloureuse qu'au temps oii l'administra-
tion était moins perfectionnée. On contraint tout un peuple à retour-
ner à l'école pour désapprendre tout ce qu'il savait et apprendre
tout ce qu'il ignorait. Ses souffrances se mesurent à ses vertus et
à ses lumières; chaque homme est incessamment atteint dans ses
sentimens les plus généreux, dans ses idées les plus hautes. La
relij^ion de la patrie, comme toute autre religion, coûte d'autant
plus à abjurer qu'on en comprenait mieux la beauté, qu'on en goû-
tait mieux les douceurs, et c'est aux plus nobles âmes que la per-
sécution inflige les plus cruelles tortures. »
J. CLAfi.
\A) Le Péril national, par M. Raoul Fiary, 1 vol. m-32; Didier.
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT
A PROPOS
DU BUDGET DE 1883
A la fin de l'année 1861, il s'est passé au point de vue financier
un fait qui n'est pas sans analogie avec ce que nous avons vu tout
récemment. On était ravi de l'élan de prospérité qui s'était mani-
festé subitement après le coup d'état de 1851 ; chaque année ame-
nait des plus-values considérables dans le produit des impôts,
le commerce se développait sensiblement, et ces progrès se trou-
vaient servis à souhait par la découverte des mines d'or et par
l'extension des chemins de fer. Aux esprits chagrins qui se plai-
gnaient, malgré tout, que les dépenses allaient trop vite et qu'on ne
se préoccupait pas assez, sinon de les réduire, tout au moins d'en
arrêter l'augmentation, on répondait que la plus-value incessante
des impôts n'aurait pas de peine à les couvrir. On vivait enfin dans
une grande quiétude, sans souci de l'avenir. Tout à coup parut un
mémoire rédigé par un homme qui avait déjà été ministre des
finances, l'honorable M. Fould. Dans ce mémoire, on jetait un cri
d'alarme, on disait que la situation était loin d'être ce qu'elle parais-
sait, qu'il y avait des embarras sérieux et que, si on continuait dans
la même voie, on s'exposait à de graves dangers ; on montrait notam-
ment qu'en huit années, de 1851 à 1858, il avait été absorbé pour
2 milliards hOO millions de crédits extraordinaires, et qu'il fallait y
ajouter encore ZiOO millions pour les trois derniers exercices ; on
avait de plus emprunté 2 milliards dans fintervalle, et la dette
flottante dépassait un milliard : il était temps de s'arrêter. La con-
clusion du mémoire était qu'il fallait surtout enrayer les crédits sup-
plémentaires et extraordinaires. Ce travail fit beaucmp de bruit
dans le temps ; l'empereur en fut ému, comme tout le monde, et
148 REVUE DES DEUX MONDES.
pour montrer sa bonne volonté, il nomma de nouveau M. Fould
ministre des finances. Avons-nous besoin d'ajouter que les choses
continuèrent, à peu près, comme par le passé? On fit bien un séna-
tus-consulte pour empêcher les vireraens d'un ministère à l'autre,
ce qui était en eflet la source de beaucoup d'abus. Ou limita aussi
la faculté d'ouvrir des crédits extraordinaires. Mais l'élan était
donné, on ne put pas arrêter l'augmentation des dépenses; seule-
ment, pour celles qui avaient un caractère extraordinaire, on en fit
l'objet d'un budget spécial, qu'on pourvut également de ressources
spéciales. Ces ressources n'en sortaient pas moins de la bourse du
contribuable, comme les autres : la régularité n'était qu'apparente,
et, au fond, la situation restait la même.
On peut en dire autant de l'état des choses actuel que nous a
révélé au commencement de l'année l'honorable M. Léon Say. Comme
en 1861, chacun était frappé du développement considérable de la
prospérité publique, de l'augmentation incessante du produit des
impôts qui se traduisait chaque année par une plus-value de 100
à 150 millions. Il semblait qu'avec de pareilles réserves on pouvait
tout se permettre, et dépenser beaucoup sans y regarder. On
dépensa en effet beaucoup et sous toutes les formes, et on trouva
encore moyen de proposer des dégrèvemens ; enfin on tenait la solu-
tion de ce fameux problème qui, à la satisfaction de tout le monde,
consiste à augmenter la dépense et à diminuer les recettes. La répu-
blique seuh pouvait arriver à un tel résultat : elle n'avait eu qu'à
toucher le sol de sa baguette magique et des flots de richesse en
avaient jailli. Aussi fit-on les rêves les plus brillans. On dota l'instruc-
tion publique de sommes considérables; on créa des caisses de sub-
vention ou de secours pour toute espèce de choses ou d'individus,
on ouvrit un crédit de 500 millions pour les chemins vicinaux, de
300 millions pour les écoles, on augmenta les traitemens, les rentes
viagères; enlin, pour couronner l'œuvre, on mit en avant un fameux
plan de travaux publics, dit plan Freycinet, et qui consistait à
dépenser 7 milliards en moins de dix ans. Voilà quels furent les
rêves qu'on fit sous l'influence d'une richesse qui paraissait n'avoir
pas de bornes. Heureux pays de France! il allait donc enfin satis-
faire tous les besoins, j'allais dire tous les appétits, et l'âge d'or n'était
plus en arrière dans le passé, il était en avant et dans un avenir pro-
chain, on y touchait. Mais voilà encore que, comme un rideau
qui s'abaisse sur un tableau enchanteur, la réalité nous apparaît
toute différente. iNos ressources sont épuisées, dit M. Léon Say,
et engagées pour plusieurs années, nous n'avons plus rien de
disponible, et si nous voulons continuer dans la voie où nous
sommes, il nous faudra recourir à l'emprunt. Or l'emprunt lui-
même n'est déjà plus aussi facile ; le dernier qui a été contracté, mal-
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. ih9
gré la souscription brillante qui l'a accueilli, n'est pas encore classé ;
il est toujours pour partie à l'élat flottant dans les mains des spécu-
lateurs, et ce qui est inquiétant surtout, c'est qu'en engageant
ainsi les ressources de l'avenir nous sommes tout près d'arriver
à une dette flottante de trois milliards. Nous avons fait flèche de
tout bois, nous avons pris les fonds des caisses d'épargne, ceux
des communes, les cautionnemens, le produit d'annuités créées
pour des besoins extraordinaires, et tout est absorbé, ou le sera
bientôt. Que faire dans une pareille situation? 11 semble que le plus
sage serait de liquider le passé et de s'arrêter pour les dépenses
nouvelles qui ne sont pas de la première nécessité. Mais cette poli-
tique de prudence ne peut convenir à la république. M. Rouvier l'a
déclaré dans la discussion générale du budget. S' adressant à la
commission qui pourtant s'était montrée assez large pour les
dépenses extraordinaires : « Vous avez fait, dit-il, un budget juste
milieu qui peut convenir à une monarchie censitaire, la république
ne peut pas s'en arranger. » Il faut, en efî'et, que la république
dépense sans compter, elle prendra l'argent où elle pourra, c'est
l'aiFaire de son ministre des finances de le lui procurer.
On doit certainement louer beaucoup M. Léon Say du courage
qu'il a mis à nous révéler la situation actuelle. Malheureusement les
combinaisons qu'il propose, comme l'a reconnu M. Ribot,le rappor-
teur de la commission, ne sont que des expédions ; elles ne suppri-
ment pas les difficultés, elles ne fontque les ajourner à deux ou trois
ans. Un nouvel emprunt à court terme était le danger qui nous mena-
çait et il pouvait en résulter un grave inconvénient pour le crédit
public. Qu'a fait M. Léon Say ? 11 laisse subsister toutes les dépenses,
mais, pendant un an ou deux, il les couvre par d'autres ressources
que celles à provenir d'un emprunt direct. 11 prend d'abord, jus-
qu'à concurrence de 270 millions, des crédits non employés des
exercices antérieurs ; il se fait rembourser d'avance par les compa-
gnies de chemins de fer 253 millions qui étaient à réaliser plus tard;
il majore enfin les recettes du budget de 1883 en adoptant pour
base non plus celles qui ont été réalisées dans l'exercice qui a pré-
cédé celui où le nouveau budget est établi, mais celles de l'exercice
même qui est en cours. Cette manière d'agir n'est p* ut-être pas
mauvaise : elle rend le budget plus exact. Quand on pouvait avoir
en prévision des augmentations de recettes considérables basées
sur la plus-value de deux années, on ne se faisait pas scrupule
d'ouvrir toute espèce de crédits supplémentaires avec la pen-
sée qu'ils seraient aisément couverts par les plus-values, et de
la sorte, on se laissait aller à des dépenses désordonnées. Avec
un budget en prévision plus exact, on ne peut plus se faire les
mêmes illusions, et si on veut avoir des crédits supplémentaires.
150 RITUE DES DEDX MONDES.
on sait immédiatement à quoi on est entraîné. Donc, grâce à ces
combinaisons, M. Léon Say trouve le moyen de faire à peu près le&
mêmes dépenses extraordinaires que son prédécesseur. Au fond, les
ressources réellemîuit disponibles sont toujours dépassées. Avec le
projet de M. Aliain-Targé, on s'en serait aperçu tout de suite, parce
que tout de suite il aurait fallu recourir à l'emprunt; avec celui de
M. Léon Say, on ne s'en apercevra que dans deux ans, car l'hono-
rable et ancien ministre ne peut promettre qu'on ira au-delà de
ce temps sans emprunter. M. Léon Say n'a pas osé trancher dans le
vif, arrêter les dépenses, et alors son budget a prêté à la critique;
on lui a reproché d'avoir poussé inutilement un cri d'alarme. Aussi
lui-même, dès le premier discours qu'il a prononcé dans la discus-
sion générale qui a eu lieu avant la séparation de la chambre, a-t-il
cru devoir déclarer qu'au fond « les finances de la république étaient
superbes et la situation admirable. » Cette déclai^tion n'était sans
doute qu'une préparation oratoire pour faire accepter les réformes
qu'il proposait; elle n'en est pas moins curieuse et mantre à quel
point la république, ce gouvernement de libre discussion et de
vérité absolue, est susce|)tible à l'endroit des choses qui le blessent.
On a pu dire autrefois, sous le gouvernement de Louis-Philippe,
que nos finances étaient compromises et que nous marchions à la
banqueroute , — on a vu depuis combien c'était faux ; — on l'a
répété sous le deuxième empire, c'était plus justifié. Cependant les
événemens de d870 et 1871 ont montré encore que la situation
financière n'était pas aussi mauvaise qu'on le supposait. Aujour-
d'hui, nous avons un budget ordinaire qui dépasse 3 milliards, uae
dette flottante qui est en train d'arriver au même cbifl're, et une
dette qui atteint 2â milliards, sans compter les obligations à court
terme. Nous dépensons chaque année de 600 à 700 millions que
nous n'avons pas, et on commet un crime de lèse-république si on
ose dire que nos finances sont en mauvais état. Lisez le rapport de
M. Varroy au sénat sur le budget de 1882 et vous y trouverez ceci :
« La prospérité de nos finances, depuis l'année épique où la consti-
tution a été votée, a continué à s'aflermir de plus en plus. » C'est
probablement parce que, depuis cette année-là, on a dépensé plus
que jamais et que le budget ordinaire s'est accru déplus de 300 mil-
lions en trois ans. C'est M. Ribot qui le déclare dans son excellent
rapport sur le budget de 1883. Du reste, les précautions oratoires
sont tellement nécessaires quand on parle des finances de la répu-
blique que M. Ribot lui-même a cru devoir en prendre, et, dans ses
critiques, le nec plus ultra de son audace a été de dire : « Oui, nos
finances sont puissantes, mais elles sont engagées. » On pourrait
répondre à l'honorable rapporteur de la commission que, si nos
finances sont engagées, elles ne sont plus puissantes, du moins
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. 151
quant à présent; il faudrait commencer par les dégager pour leur
rendre une action efficace, et on ne pourrait les dégager qu'en
s'arrèlaut dans les grandes dépenses. C'est ce qu'on ne veut pas et
ce que ne demande même pas M. Ribot.
Autrefois, sous Louis XIV, on n'osait pas parler de la mort devant
le grand roi. lin jour, un prédicateur de la cour, s'étant avisé de
dire que nous étions tous mortels, vit le mauvais effet que cela pro-
duisait sur la figure du souverain; il se reprit bien vite et ajouta :
« presque tous. » 11 paraît qu'on est tenu à la même prudence à
propos des finances de la république. Serait-ce parce qu'il ne faut
pas parler trop haut dans la chambre d'un malade? Ce qu'il y a de
certain pourtant, c'est que, malgré toutes les précautions oratoires,
nos finances ne sont pas dans une bonne situation. Un seul chiffre
en donnera l'idée. En 1869, dernière année de l'empire, les
dépenses se sont élevées à 1,621 millions et, en 1883, elles montent
à plus de 3 milliards. C'est une augmentation de 1,300 millions,
dont 600, toujours au dire du rapporteur de la commission, sont
imputables aux seuls services administratifs; le reste est absorbé
par l'accroissement de la dette publique après nos grands emprunts.
Nous ne voulons certes pas dire que, dans un pays riche comme le
nôtre, la dépense doive rester stationnaire. 11 y a sans cesse des
besoins nouveaux à satisfaire. Cependant on pourrait soutenir que
la principale de ces dépenses consistant en grands travaux publics,
plus une nation est riche et plus l'état peut s'en décharger sur l'ini-
tiative privée. C'est généralement ce qui a lieu dans It-s pays bien
ordonnés. La république ne l'entend pas ainsi. La richesse générale
doit lui servir pour intervenir davantage. Au moins devrait- on se
renfermer dans la limite de la plus-value des impôts : il paraît que
ce serait encore trop demander. La république n'admet pas de
limites. « Nous avons présenté le budget de 1883, disait M. Allain-
Targé, avec le parti-pris de donner à la politique démocratique et
progrt^ssive des bases solides, » et comme ce budget contenait pour
600 millions de dépenses extraordinaires qui ne pouvaient être
couvertes que par l'emprunt, cela voulait dire apparemment que la
poliiique démocratique et progressive consiste à dépenser au-delà
même de ce que l'on a. C'est du reste la même idée qu'avait expri-
mée M. Rouvier avec sa critique sur le budget juste milieu.
Nous croirions faire injure à nos Lecteurs eu cherchant à leur
montrer que cette politique démocratique et progressive est pleinede
danL:ers; que l'état, comme les particuUers, ne doit pus dépenser
au-delà de ce qu'il a. On ne s'enrichit jamais en s'endettant. Mais
c'est lin point sur lequel nous aurons occasion de revenir plus tard.
Qu'il nous soit permis seulement de constater en ce moment que,
dans la discussion générale du budget qui a déjà eu lieu, il n'a pas
152 REVUE DES DEUX MONDES.
été question le moins du monde de restreindre les dépenses. Si M. Léon
Say avait voulu être le ministre féroce que réclamait tant M. Thiers
sous le second empire, et qui serait aujourd'hui plus nécessaire que
jamais, il aurait tout simplement dit : Plus de dépenses extraor-
dinaires en dehors des ressources qui peuvent y être régulière-
ment affectées ; et c'eût été plus efficace que toute autre déclara-
tion ; il avait d'autant plus qualité pour le faire qu'avec sa haute
compétence en matière financière, il sait mieux que personne
les inconvéniens du système dans lequel on est engagé. Il a par-
faitement démontré qu'on pourrait exécuter la plupart des mêmes
travaux avec l'industrie privée, avec le concours, par exemple, en ce
qui concerne les chemins de fer, des grandes compagnies, et il a
ajouté, ce qui était fort juste, que ce serait une chose différente
pour le crédit public, si les sommes nécessaires à ces travaux étaient
empruntées par des compagnies particulières au lieu de l'être par
l'état. 11 est incontestable, en effet, que dans un pays comme la
France, qui économise chaque année peut-être 2 milliards 1/2,
il n'est pas difficile de trouver 6 ou 700 millions par an qui soient
disponibles pour les grands travaux publics et sans qu'il en résulte
d'embarras financiers. On l'a bien vu depuis un certain nombre
d'années, où, malgré les émissions d'obligations qui ont été faites
par les grandes compagnies jusqu'à concurrence de Zi à 500 mil-
lions par an, le taux de ces obligations n'a pas cessé de monter.
Il en eût été autrement si l'état lui-même avait exécuté les travaux
et emprunté ; son crédit en aurait souffert. Les 6 ou 700 millions par
an qu'il s'agit de trouver maintenant s'ajouteront ou à la dette con-
solidée qui dépasse 20 milliards, ou à une dette flottante de près
de 3 milliards et à d'autres obligations encore dont l'échéance est à
court terme. Alors ce n'est plus la richesse générale de la France
qu'il faut considérer, mais la situation particulière de l'emprunteur
ou du débiteur, et quand le débiteur est déjà chargé, comme nous
venons de le dire, d'une dette écrasante, il est d'une imprudence
extrême d'y ajouter la moindre chose. Il n'y a pas de pays, quelque
riche qu'il soit, qui puisse en tout état de cause fournir des garan-
ties suffisantes pour une pareille dette. Que deviendrait notre crédit
demain si nous avions la guerre ou une révolution? Voilà ce qu'i
faut se demander sans cesse et ce que nous aurions voulu entendre
dire par M. Léon Say avec l'autorité qui s'attache à ses paroles. Il
aurait fait un grand acte de patriotisme. Mais, ce n'est pas précisé-
ment pour discuter en détail le budget de 1883 que nous avons pris
la plume. Ce travail a été fait et très bien fait par notre ami et col-
laborateur M. Paul Leroy-Beaulieu (1), nous n'avons rien à y ajouter :
(1) Voyei la ^etrne du l" avril 1882.
DÉGRIÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. 153
nous voulons seulement appeler l'attention de nos lecteurs sur deux
points qui n'ont pas été suffisamment mis en lumière lors de la
dernière discussion générale et qui, à notre avis, ont une grande
importance. Il s'agit de la question du dégrèvement et de celle de
l'amortissement.
I.
Sur le premier point, M. le ministre des finances a dit, dans l'ex-
posé des motifs du budget de 1883, qu'il n'y avait pas de politique
de dégrèvement, qu'il n'y avait qu'une politique d'équilibre, qui
peut conduire au dégrèvement. Qu'est-ce d'abord qu'une politique
d'équilibre? Quand y a-t-il équilibre dans le budget? Est-ce quand
on a satisfait toutes les demandes, doté très largement les travaux
publics, et accordé des subventions sous toutes les formes? A ce
compte, la politique d'équilibre sera bien difficile à réaliser, et
nous doutons qu'on y arrive jamais. On a vu que, depuis 1850,
les seules dépenses administratives avaient augmenté de 600 mil-
lions, et cela ne suffit pas. Nous allons plus loin que M. le mi-
nistre et nous ne craignons pas de déclarer que si, par impos-
sible, on venait à satisfaire toutes les demandes et qu'il y eût
encore des excédens de recettes, il faudrait les employer à autre
chose qu'à des dégrèvemens. On dit bien qu'après la guerre,
750 millions d'impôts nouveaux ont été établis; qu'on en a déjà aboli
pour 300 millions, qu'il en reste encore pour UbO ; et, tant que
ceux-ci subsisteront, on pense que le premier devoir est de songer au
dégrèvement. — Ce n'est pas notre avis. On oublie que, par la suite
de la guerre aussi, une autre surcharge a été créée qui a son impor-
tance. Avant 1870, la dette publique, déjà lourde, était de 13 à là mil-
liards, elle monte aujourd'hui à 21 ou 22, sans parler de la dette flot-
tante ni du compte de liquidation. Le service en intérêts de cette dette,
sous ses diverses formes et en y comprenant les dotations, absorbe
1,350 millions, presque la moitié de notre budget; il nous semble
que c'est là une charge énorme qui appelle l'attention. Et quand
on pense que, dans cette situation, il s'est trouvé naguère au sein
de la chambre des députés, une majorité pour prendre en con-
sidération une mesure qui ne tendait à rien moins qu'à priver
le trésor de 300 millions de ressources, en abolissant en partie l'im-
pôt des boissons et celui des octrois, on est confondu de surprise, et
on se demande quelle idée a cette chambre des nécessités finan-
cières. En fait de dégrèvemens, on peut tout au plus se permettre
ceux qui ne font rien perdre au trésor et qui sont compensés bien
vite par une plus-value à peu près équivalente. Il y en a quel-
ques-uns de ce genre. Si on abaissait, par exemple, sensiblement
154 REVUE DES DEUX MONDES.
l'impôt de 23 pour 100 qui pèse sur les transports par chemins de
fer et celui de mutation de 6 1/2 pour 100 qui frappe les ventes
d'immeubles, le sacrifice imposé au trésor ne serait pas de longue
durée et on donnerait une plus grande activité aux aiïaires.
Oii a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, de dégrèvemens
au profit de l'agriculture, et M. Léon Say a été un de ceux qui
ont le plus contribué à mettre cette idée en avant, Ne voulant
pas et ne pouvant pas accorder de protection à l'agriculture, il
a pensé qu'on ferait quelque chose d'efficace pour elle en la dégrevant
de l'impôt foncier. 11 y a là, à notre avis, une grande illusion. Veut-on
l'exonérer de tout l'impôt en principal? 11 s'agirait d'une somme de
120 millions. Personne n'ose aller jusque là, et, cependant, l'aban-
don même de ces 120 millions, qui serait fort préjudiciable à l'état,
serait sans efficacité aucune pour l'agriculture. En efî'et, voyons les
choses dans l'application. La production agricole, envisagée sous
toutes les formes et dans son ensemble, représente bien de 8 à 10
milUards. Qu'est-ce qu'un dégrèvement de 120 millions appliqué
à 8 ou 10 milliards de valeurs? C'est une économie de 1 1/2 pour
100, c'est à-dire qu'en supposant cette économie bien employée et
ayant une action directe sur le prix des produits, toutes choses
restant égales d'ailleurs, l'agriculture réaliserait un bénéfice de
30 centimes par hectolitre de blé calculé sur le pied de 20 francs
et de 60 centimes sur l'hectolitre de vin calculé à hO francs. Est-
ce là un allégement sérieux qui puisse guérir les maux dont souffre
l'agricuhure? il est probable que la situation resterait la même et
le trésor aurait perdu d'un seul coup 120 millions. Mais, je le répète,
il ne s'agit pas de la suppression totale de l'impôt. M. Léon Say a
proposé de n'en abandonner que le tiers , soit liO millions. Or,
voit -on l'effet de ces ZiO millions sur une production agricole de
8 à 10 milliards? il serait tellement minime qu'il ne mérite pas
qu'on s'y arrête. On dépense bien aujourd'hui en moyenne 250
à 300 francs pour mettre un hectare de terre en culture. Or, un
dégrèvement de liO millions représente 1 fr. 50 par hectare, c'est-
à-dire 1/2 pour 100 à peu près des frais de culture, et si on sup-
pose une production de 20 hectolitres de blé à l'hectare, l'économie
serait de moins de 10 centimes par hectolitre, et, à cette mesure,
sans aucun elfet économique, l'état perdrait hO millions sans com-
pensation aucune. Si encore c'était un acte équitable et qu'il s'agît
de redresser un tort vis-à-vis de certains contribuables, mais l'équité
elle-même proteste ; le dégrèvement profiterait à des propriétaires
qui ont acheté leur terre en conséquence de l'impôt, qui ont fait
entrer celui-ci dans leurs frais d'acquisition et sur lesquels la taxe ne
pèse nullement. Et on viendrait les gratifier d'un cadeau auquel ils
n'ont aucun droit! Cependant, depuis qu'on a parlé d'abandonner
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. 155
ces bO millions sur le principal de l'impôt foncier, cela est devenu
le mot d'ordre des réclamations qui se produisent dans les comices
agricoles et au sein même des conseils-généraux. On a demandé
aussi la suppression de l'impôt des prestations. On réclame contre
cet impôt à cause du souvenir de l'ancienne corvée, bien qu'il n'y
ait pas d'assimilation sérieuse entre les deux choses; au fond il n'est
pas une charge pour l'agriculture, on peut d'ailleurs le convertir
en argent pour une somme minime de A à 5 francs au plus, et,
quand on veut l'acquitter en nature, on le fait au moment le plus
favorable de l'année, sans qu'il en résulte aucune souffrance, et on
l'applique à l'entretien des routes, c'est-à-dire h ce qui profite le plus
à l'agriculture. L'avantage qu'elle en retire compense et bien au-delà
le sacrifice qu elle s'impose. Si on le supprimait, il faudrait bien le
remplacer par d'autres taxes qui seraient probablement plus oné-
reuses. En vérité, quand on voit de pareilles réclamations servir de
thème dans les réunions agricoles et être le mot d'ordre des reven-
dications qu'on espère, on est étonné de la facilité avec laquelle les
populations se laissent abuser par des mots.
L'agriculture souffre, c'est incontestable et on se demande d'où
viendra le remède à ses souiïrances, — car il faut bien espérer
qu'elles finiront; il viendra d'abord de récoltes plus favorables, et
ensuite d'une meilleure direction donnée à ses travaux, d'un chan-
gement dans les cultures, de plus de capitaux mis à sa portée et de
quelques modifications dans la législation civile. L'agriculture
a surtout besoin du crédit dont jouissent les autres industries et
dont elle a été privée jusqu'à ce jour. Si elle arrive à l'obtenir,
on la verra utiliser aussi comme les autres industries les décou-
vertes scientifiques ; alors peut-être elle prendra son essor et n'aura
plus rien à craindre de la concurrence américaine ou de toute autre ;
mais lui promettre, à titre d'encouragement, pour compenser les
sacrifices qu'elle supporte, un dégrèvement de hO millions lorsqu'il
y a peut-être entre sa situation actuelle et celle qu'elle devrait avoir
pour être prospère une différence annuelle d'un milliard ou deux,
ce n'est pas sérieux. Ah! si on proposait encore une grande
diminution dans l'impôt de mutation, cela mériterait examen ; le
sacrifice ne serait que momentané, l'état ne tarderait pas à retrou-
ver l'argent qu'il aurait abandonné, par le plus grand nombre des
transactions, et ces transactions rendues plus faciles mettraient la
propriété territoriale dans les mains de ceux qui pourraient le mieux
la faire valoir. En un mot, au lieu d'un impôt très lourd qui immo-
bilise la terre et la tient en dehors du mouvement de la circulation,
on aurait un impôt léger, facile à percevoir et avec lequel il y aurait
moins de fraude.
Dans un livre que nous avons publié, il y a quelques années, sur
156 REVUE DES DEUX MONDES.
la Question des impôts^ nous avons dit qu'aujourd'hui plus que jamais
les impôts devaient être considérés au seul point de vue économique,
la question de la répartition étant secondaire, et disparaissant par
le fait de la répercussion. Un impôt est-il un obstacle sérieux au
progrès de la richesse, il faut le supprimer; ne l'entrave-t-il en
rien, il faut le conserver. Tous les impôts, assurément, sont une
charge; mais parmi eux il y en a qui De sont réellement pas un
obstacle au progrès de la richesse, qui s'y associent parfaitement
et qu'on paie sans s'en apercevoir; ce sont les meilleurs et les seuls
que dans un pays bien organisé économiquement on doive conser-
ver; il n'est pas difficile de les reconnaître. Il y en d'autres, au con-
traire, qui semblent avoir pour but de tuer la poule aux œufs d'or,
qui sont comme une barrière qu'on aurait élevée à dessein pour
arrêter le développement de la prospérité publique. Tels sont, entre
autres, nous l'avons déjàdit, l'impôt de mutation de 6 1/2 pour 100
qui exerce un effet désastreux sur le mouvement de la propriété, et
celui de 23 pour 100 qui frappe les transports à grande vitesse sur
les chemins de fer. Ce dernier impôt rapporte à l'état 80 et quelques
millions. Mais ce qu'il coûte à l'industrie des transports, la charge
particulière dont il grève les marchandises et qui se répercute de l'une
sur l'autre, sont choses incalculables ; nous ne serons certainement
pas au-dessous de la vérité en disant qu'il coûte bien cinq fois plus
qu'il ne rapporte. S'il était abaissé à 5 pour 100, l'état trouverait
bien vite sous d'autres formes la compensation de ce qu'il aurait
perdu. Voilà des impôts antiéconomiques qu'on peut supprimer en
tout état de choses, parce qu'ils nuisent au progrès de la richesse ;
mais en dehors d'eux, il n'y a pas et il n'y aura pas de longtemps
de dégrèvement à faire. Nous devons conserver surtout l'impôt
foncier qui, en réalité, n'est pas lourd et ne gêne pas les transac-
tions. Nous avons besoin" aussi de toutes les taxes de consomma-
tion, contre lesquelles on se récrie beaucoup, mais qu'on n'a jamais
démontré être un obstacle au progrès de la richesse. Ce à quoi il
faut songer aujourd'hui, c'est à l'amortissement.
II.
L'amortissement dans le budget de 1883, comme dans les bud-
gets précédons, consiste à rembourser les obligations qui ont été
émises pour le fonds de liquidation et qui arrivent à échéance. Il y en
avait pour 170 millions en 1883. Afin d'alléger la situation, M. Léon
Say proposait d'en éloigner le remboursement pour partie et de n'af-
fecter que 103 millions au remboursement de ces obligations. La com-
mission a été plus sévère et a cru devoir ajouter 32 millions, laissant
35 millions à couvrir par la plus-value des recettes. Ainsi l'amor-
DÉGRÈ7EMENS ET AMORTISSEMENT. j 57
tissemeiît consiste à rembourser les obligations qui arrivent à
échéance et il n'y a rien pour la réduction de la dette perpétuelle.
On a pensé que c'était suffisant et on aurait plutôt trouvé que c'était
trop. M. Léon Say, pour justifier la réduction qu'il proposait dans
les remboursemens à faire en 1883, a dit dans son premier discours
à la chambre des députés, que la guerre de 1870 et les dépenses
qui en ont été la suite avaient coûté à la France 11 milliards 1/2,
et que cependant notre dette publique ne s'était accrue que de
10 milliards, d'où la conséquence que nous aurions amorti 1 mil-
liard 1/2 en dix ans, et il semblait résulter de ces paroles que nous
avions fait sous ce rapport tout ce que nous devions faire. On peut
déjà répondre que, si nous avons amorti en dix ans 1 milliard 1/2,
nous sommes en train de perdre, et au-delà, le bénéfice de cet amor-
tissement, car il nous faudra emprunter de nouveau, pour conti-
nuer les grands travaux d'utilité publique qui font partie du pro-
gramme républicain, et nous aurons bien vite demandé au delà
de 1 milliard 1/2. La facilité qu'on a de recourir à l'emprunt, voilà
la plaie de notre situation financière ; quand on a des embarras,
au lieu de s'appliquer à les résoudre par des mesures d'ordre, soit
en réduisant les dépenses, soit en les couvrant par des annuités à
court terme, on préfère liquider tout en une fois au moyen d'un
grand emprunt, et c'est à recommencer quelques années après. Il
est si facile d'emprunter quand on jouit d'un certain crédit! il y a
tant de gens disposés à vous prêter! On trouve même des financiers
qui soutiennent que la théorie de l'épargne est surannée, bonne
tout au plus pour des particuliers, mais que les états ont mieux à
faire que d'épargner, qu'ils doivent dépenser toujours, seulement
en faisant des choses utiles, et qu'ils retrouvent bien vite dans la plus-
value de la richesse la compensation de leurs dépenses. Qu'importe
que le chiffre de la dette s'accroisse de 2 à 300 millions comme
intérêts si vous avez une augmentation de 5 à 600 millions dans les
revenus ? C'est une question de proportion. Il n'est pas nécessaire de
diminuer le fardeau, il faut seulement augmenter les forces de ceux
qui sont appelés à le supporter. Cette théorie n'est pas nouvelle et
elle a été souvent mise en pratique. La plupart des gouverne-
mens se sont appliqués en effet à couvrir leurs dépenses extraor-
dinaires au moyen d'emprunts. Et d'emprunts en emprunts, à
travers toutes les crises que nous avons subies, nous en sommes
arrivés à une dette de 2Î à 25 milliards, en y comprenant la dette
flottante et les annuités à terme. C'est la plus grosse qui existe dans
le monde. Elle dépasse de beaucoup celle de l'Angleterre et des États-
Unis et représente en capital le revenu brut de toute une année qu'on
évalue en France à 25 milliards. En présence d'une pareille charge,
doit-on dire que tout est bien lorsque le paiement des intérêts est
158 REVUE DES DEUX MONDES.
assuré et qu'on a pourvu aux dépenses administratives? Est-ce là ce
qu'on peut appeler l'équilibre du budget? On ne devrait pas oublier
que, dans un pays comme le nôtre, sujet aux révolutions et exposé à
la guerre, la prospérité est intermittente et qu'elle éprouve quelque-
fois des temps d'arrêt cruels; nous l'avons bien vu en 18/i8, où,
après un règne qui avait été pourtant très ménager des deniers
publics, le taux de la rente tomba tout à coup à des cours désas-
treux. Nous ne pûmes pas rembourser les bons du trésor, ni les
fonds des caisses d'épargne ; il fallut les consolider et le crédit
public se trouva ébranlé jusque dans ses racines. Pendant la guerre
de 1870 encore, notre crédit a été, non-seulement ébranlé, il nous
a fait défaut complètement, et on a dû aller chercher au dehors,
en Angleterre, de très maigres ressources à un taux d'intérêt exor-
bitant. Si à ce moment nous n'avions pas eu pour nous venir en
aide la Banque de France, notre désastre aurait été aussi grand
financièrement qu'il a été militairement; un an après la guerre
elle-même, lorsqu'il a fallu payer notre rançon aux Prussiens, on
a pu s'apercevoir toujours que notre crédit n'était plus ce qu'il
avait été aux jours prospères. Sans doute, il était encore bon, rela-
tivement, grâce à la confiance qu'a inspirée immédiatement le
gouvernement réparateur à la tête duquel se trouvait M. Thiers,
Cependant notre 3 pom* 100 était tombé du taux de 80 à celui
de 54 francs, et nous empruntâmes 5 milliards à 6 pour 100,
Notre crédit s'est beaucoup relevé depuis et il est aujourd'hui
au-dessus de A pour 100. Mais il ne faudrait pas abuser de
cette situation ; s'il arrivait des événemens graves, le danger serait
autrement sérieux avec une dette de 2/i milliards qu'avec une autre
de 7 milliards, comme en 1848, et même de 13 à lU milliards,
comme en 1870. iNous sommes, il est vrai, plus riches qu'à ces
deux époques, mais la richesse n'a pas quadruplé depuis 1848 et
doublé depuis 1870, ainsi que l'a fait la dette. Et puis, il ne
faut pas oublier que la plus grosse part de cette richesse repose
sur le crédit. Or, plus le crédit est étendu et plus il court de
risques. C'est comme une pyramide qu'on élève trop haut pour
sa base, la moindre secousse peut l'ébranler, et Dieu sait quelles
secousses nous éprouvons tous les quinze ou vingt ans; il faut des
assises bien solides pour y résister. Enfin, à ce jeu de la guerre et
de la révolution, trop fréquemment renouvelé, les nations s'épui-
sent et finissent, non-seulement par présenter moins de résistance,
mais par ne plus pouvoir même réagir. Tant va la cruche à l'eau, dit
le proverbe, qu'à la fin elle se casse. Nous n'avons pas l'air de nous
douter des dangers qui peuvent nous menacer, et nous marchons
toutes voiles dehors, comme si nous étions toujours assurés d'avoir
du beau temps et de ne jamais rencontrer de récifs.
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. 159
Je le répète, notre premier devoir est de songer à réduire la
dette, et si on veut juger de l'importance de cette question, on n'a
qu'à voir ce qui se passe autour de nous. — Nous sommes tous les
jours témoins des efforts prodigieux que font les Américains pour
éteindre leur dette. Après la guerre de sécession, elle montait à
15 ou 16 milliards et avait été contractée à des taux d'intérêt
variables, dont le moindre était de 6 à 7 pour 100; elle est déjà
réduite de près de moitié, et le taux d'intérêt n'est plus guère que
de 3 1/2 pour 100. Jamais on n'avait vu pareil effort couronné d'un
pareil succès. L'efïort a été de maintenir des impôts qui ont donné
chaque année 5 à 000 millions d'excédens et d'appliquer tous ces
excédens à la réduction de la dette. Maintenant le succès a dépassé
encore les espérances, car la dette a diminué, non-seulement de
toutes les sommes qui ont été consacrées à la racheter, mais,
plus encore, par suite des conversions successives que l'améliora-
tion du crédit a rendues faciles, et qui ont permis de substituer un
intérêt plus bas à un autre plus élevé. Les Américains n'avaient
pas commis la faute d'emprunter comme nous en renies perpé-
tuelles, ce qui rend le rachat onéreux et le remboursement difficile.
Ils avaient émis des bons à échéance rapprochée et à intérêt
variable. Aujourd'hui, à mesure que ces bons arrivent à échéance,
ou ils les remboursent avec les économies qu'ils ont de disponi-
bles ou ils les convertissent en d'autres bons portant un intérêt
moindre. Et la différence n'est pas seulement, comme dans nos
pays d'Europe, de 1/2 et au maximum de 1 pour 100, elle est quel-
quefois de 2 pour dOO. C'est ainsi qu'ils ont converti en h pour 100
des bons qui, primitivement, avaient été créés à 6, et en 3 1/2, les
bons à 5 pour 100 ; de sorte que l'intérêt de la dette qui reste encore
à. payer a baissé dans une proportion plus forte que le capital lui-
même. Mais capital et intérêts ne tarderont pas à disparaître. Chaque
année, les espérances qu'on a pu former à cet égard sont dépassées.
Il y a deux ans, le président Hayes évaluait à trente-sept ans le
délai après lequel il n'y aurait plus de dette fédérale aux États-Unis ;
aujourd'hui, en présence du résultat des deux dernières années,
qui donnent à elles seules un excédent de plus de 1,200 millions»
on déclare hautement que le siècle ne se passera pas avant que
toute la dette soit éteinte. Audaces fortuna juvot^ a-t-on dit des
gens qui ne craignent pas de courir des risques pour chercher un
grand profit. Les Américains ont été ces audaces en maintenant des
impôts qu'ils auraient pu abolir et dont ils n'avaient pas besoin
pour assurer l'équilibre de leur budget, entendu comme on l'en-
tend chez nous, et la fortune les a récompensés outre mesure. Le
taux de leur crédit s'est amélioré à ce point que tout leur est devenu
facile. Avant la guerre, ils empruntaient à 6 et 7 pour 100, et
160 REVUE DES DEUX MONDES.
c'était le taux minimum d'intérêt qui régnait entre particuliers. Ils
contraclcnt une dette de 15 milliards, font immédiatement les plus
grands sacrifices pour la rembourser et le taux de leur crédit monte
à 3 1/2 et A pour 100 en quelques années. Jamais on n'avait fourni
une démonstration plus éclatante de la vérité du proverbe qu'en
payant ses dettes on s'enrichit. Ce qu'ils ont économisé et appliqué
à payer leur dette n'est rien à côté des autres avantages que leur a
procurés l'amélioration de leur crédit.
Il y a des gens à courte vue qui ne voient dans l'amortissement
que la somme qu'on y consacre, et comme cette somme est géné-
ralement peu considérable et difficile à obtenir, on se demande si le
bénéfice qu'on retirera de cet amortissement vaut le sacrifice qu'on
s'impose. C'est le sentiment à peu près général dans notre pays, et
alors on se laisse aller à ne rien faire pour diminuer la dette. Telle
n'a pas été non plus la manière d'agir des Anglais. Ils n'ont pas
certainement fait les efforts des Américains, cela leur aurait été
d'ailleurs plus difficile qu'à ceux-ci, mais ils ne sont pas restés
inactifs, en face de la dette de 20 milliards qu'ils avaient contractée
pour lutter contre notre premier empire : ils l'ont déjà par divers
procédés diminuée de 3 milliards, et bien que ce qui en reste ne
soit plus très lourd en raison de la richesse, qui a plus que triplé
depuis 1815, ils se considèrent cependant toujours dans l'obliga-
tion de le réduire. Trois choses sont nécessaires, a dit M. Glad-
stone dans l'exposé de son dernier budget, pour avoir une bonne
situation financière : 1° ne pas engager de dépense sans avoir de
quoi y faire face et même davantage (c'est une maxime à méditer
par nos gouvernans); 2° en temps de paix, amortir la dette natio-
nale; 3° réduire les dépenses autant qu'on le peut; et l'honorable
ministre s'accusait de ne pas avoir fait assez pour l'amortissement;
c'était fort modeste de sa part et montrait tout l'intérêt qu'il attache
à la question, car on peut lui rendre cette justice que personne n'a
fait plus que lui dans son pays pour l'amortissement. 11 est notam-
ment l'inventeur de ce système qui consiste à convertir la rente
perpétuelle en rente à terme devant finir à une époque déterminée
et qu'on appelle terminable annuities. Pour cela, il faut savoir s'im-
poser des sacrifices momentanés et augmenter pendant quelque
temps l'intérêt de la dette afin de le voir diminuer tout à coup sensible-
ment. C'est ce qu'a déjà fait M. Gladstone par une loi de 1863; il a
converti certains fonds des caisses d'épargne en terminable annui-
ties, calculées 'de façon à reconstituer le capital en vingt et quel-
ques années. Cette mesure, jointe au parti-pris en Angleterre
de ne plus rouvrir le livre de la dette consolidée, d'émettre des
bons à terme et même d'augmenter les impôts pour toutes les
dépenses extraordinaires y compris celles de la guerre, a déjà eu
DÉGRÈVEMENS ET AMORTISSEMENT. 161
pour résultat qu'en 1885, sur 7,100,000 livres sterling d'annuities,
6 millions seront à expiration. On aura donc de ce chef une écono-
mie annuelle de 150 millions de francs. Que faire de cette somme?
Nous savons bien ce qu'on en ferait chez nous avec le laisser-aller
de nos ministres. On parlerait tout de suite de dégrèvemens eu de
dépenses extraordinaires. En Angleterre, on propose d'en faire la
base d'une nouvelle réduction de la dette sur une échelle plus con-
sidérable encore, et on n'attend même pas l'échéance de 1885. Dans
la crainte qu'il prenne fantaisie à un nouveau ministre d'en disposer
autrement, on voudrait engager dès à présent 2 millions de livres
sterling, sur les 6 qui seront disponibles en 1885, à amortir un
nouveau capital de 60 millions de livres ou 1 milliard 1/2 de francs
en 25 ans. Et quant aux h autres millions de livres, on leur don-
nera probablement plus tard la même affectation. De sorte que,
sans au.umenter l'mtérêt de la dette et, par le seul fait de le main-
tenir au même chiffre pendant un quart de siècle encore, l'Angle-
terre verrait au bout de ce temp> cette dette considérablement
réduite. Que l'on compare cette conduite avec la nôtre.
La dette, en France, s'accroît sans cesse; nous empruntons beau-
coup plus que nous n'amortissons. On nous a dit qu'on avait depuis
la guerre amorti 1,500 millions, soit; mais comme on a emprunté
2 milliards 1/2 sous toutes les formes, la balance est encore au
passif un accroissement de 1 milliard. Et voyez combien notre ma-
nière d'agir est différente de celle des Anglais! Ceux-ci ne craignent
pas de charger le présent pour dégrever l'avenir; en ce moment
même, ils ajoutent 1 penny 1/2 à leur income-tax pour payer les
frais de l'expédition d'Egypte. Quant à nous, nous escomptons les
ressources de l'avenir au profit du présent pour continuer les
dépenses extraordinaires. C'est ainsi que M. Léon Say se fait rem-
bourser d'avance une partie de ce qui nous sera dû par les chemins
de 1er. Et ce n'est qu'à cette condition qu'on parvient à mettre
péniblement le budget en équilibre. On s'étonne que notre 3 pour
100 reste à 82 et 83 francs et que la rente amortissable soit au-des-
sous du cours où elle a été émise, lorsque les consolidés anglais
touchent le pair et que les Américains sont tout près d'emprunter
à 3 pour 100. Il y a là, en effet, une comparaison qui appelle l'at-
tention. Sans doute, nous sommes plus qu'aucun autre peuple expo-
sés à la guerre et aux révolutions, et cela explique pourquoi notre
crédit n'a pas tout l'essor qu'il devrait avoir eu égard à notre richesse ;
mais on peut êire sûr pourtant que, s'il y a un écart aussi considé-
rable que celui que nous venons de signaler entre notre crédit et
celui des Anglais et des Américains, cela tient à ce que nos finances
sont trop engagées. On a le sentiment qu'au jour d'une crise nous
TOME uv. — 1882. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
serions livrés à de gravos embarras. Il en serait autrement si nos
finances étaient plus libres; nous serions mieux en état de braver
toutes les évenlualilés. Avoir de bonnes finances est aujourd'hui
une nécessité patriotique comme d'avoir de bonnes armées.
III.
Voyons maintenant, au point de vue économique, quel pourrait
être le résultat d'un amortissement sérieux. Supposons qu'il abaisse
létaux du crédit de 1/2 pour 100, qu'il le porte de Zià3 1/2, et cette
supposition n'a rien d'invraisemblable. Yoilà la rente qui monte aisé-
ment à 90 ou 92, au lieu de 82 ou 83, où elle reste stationnaire ;
voilà les grandes entreprises d'utilité publique qui peuvent emprunter
à 1/2 pour 100 au-dessous du taux actuel; voilà enfin toutes les
transactions industrielles et commerciales qui vivent du crédit et qui
trouvent de l'argent à meilleur compte. Le bénéfice serait considé-
rable : ce serait d'abord une facilité plus grande donnée à la conver-
sion du 5 pour 100, le 3 pour dOO aurait une plus-value d'environ
3 milliards, et quant aux entreprises de chemins de fer et autres qui
ont à emprunter âOO ou 500 raillions par an, on peut voir tout de
suite le profit qu'elles en retireraient. Enfin l'abaissement du taux
de l'intérêt dans les transactions commerciales réagirait sur l'en-
semble de la production et ferait que telle indïjstrie qui lutte péni-
blement contre la concurrence étrangère se défendrait plus aisé-
ment. L'agriculture elle-même ne serait pas la dernière à s'en
trouver bien, elle verrait arriver à elle des capitaux qui lui man-
quent aujourd'hui et cela lui vaudrait mieux que cet a'iégpment de
ho millions dans l'impôt foncier qu'on lui fait espérer. Mais pour
cela il faut organiser un amortissement sérieux. Tout doit céder à
cette nécessité; elle est la clé de voûte de notre édifice financier.
M. Thi'-rs le sentait bien lorsqu'il demandait, malgré les difficultés,
d'inscrire chaque année au budget 200 millions destinés à rembour-
ser la Banque de France de ses avances ; il n'admettait pas qu'on pût
discuter sur l'^tlUté de cette mesure.
Maintenant, comment oi-ganiser cet amortissement? Là est le
point délicat de la question. Toutes nos ressources sont engagées
dans le présent et un peu dans l'avenir; et c'est à grand'peine
si, avec les expédiens qu'on propose, on arrive à l'équilibre;
il ne reste donc rien pour la réduction de la dette. Faut-il faire
comme les Américains et demander à des impôts nouveaux les
fonds nécessaires pour combler cette lacune? Nous n'hésiterions
pas, quant à nous, si nous n'avions pas d'autres moyens. Mais,
grâce à Dieu, quelque embarrassée que soit aujourd'hui notre
situation financière, nous n'en sommes pas encore réduits à cette
DÉGRÈVEMENS El' AMORTISSEMENT. 1(53
extrémité. Il y a une mesure dont on paile sans cesse et qu'on ne
réalise jamais, bien qu'elle soit réalisable depuis bientôt trois ou
quatre ans : c'est celle de la conversion du 5 pour 100. Il faudra
bien qu'on l'accomplisse un jour ou l'autre, et quand on l'accom-
plira avec la prudence' et la sagesse nécessaires en pareil cas, on
trouvera là les élémens d'un amortissement sérieux. Dans un tra-
vail que nous avons publié ici même sur la question, il y a déjà
quelque temps, nous conseillions de faire la conversion du 5 pour
100 en obligations 3 pour 100 amortissables, et comme nous avions
sous les yeux le type d'un 3 pour 100 qui avait été émis pour les
grands travaux publics et qui devait être remboursé en soixante-
quinze ans, nous proposâmes d'adopter ce type et de convertir ainsi
les 7 milliards de notre rente 5 pour 100. 11 devait en résulter une
économie de 70 millions. A ce moment, le 3 pour 100 était à 86
ou 87,1e bénéfice aurait été plus gi and qu'aujourd'hui, où le 3 pour
100 n'est plus qu'à 83. C'est le malheur de notre gouvernement de
ne savoir jamais se décider à temps. Il ajourne toutes les mesures
dont l'exécution lui paraît difficile, sous prétexte qu'on trouvera plus
tard des circonstances plus favorables, et c'est souvent le contraire
qui arrive. Nous avons déjà signalé ici ce manque de prévoyance à
propos d'une autre question, celle de la monnaie. Si on avait
décidé que le métal d'argent ne serait plus qu'une monnaie division-
naire à l'époque où cela a été proposé très sérieusement en 1869, après
une enquête solennelle, il n'en aurait coûl;é que 15 ou 20 millions au
plus; il en coûterait maintenant 150, et on attend toujours, comme
s'il y pouvait avoir quelque atténuation à la perte qu'un re !oute. Il
est plus probable qu'elle ne fera que s'aggraver ; et il faudra pour-
tant bien un jour qu'on s'exécute coûte que coûte. On fait la même
chose pour la conversion. On nous disait, il y a trois ans, qu'elle
n'était pas opportune. Pourquoi ne l'était-elle point? Ce n'était pas
pour des raisons financières. Le 5 pour 100 était à ilQ et 117, le
3 pour 100 amortissable à 86 et la dette flottante n'était pas aussi
chargée qu'elle l'est en ce moment. Elle était inopportune, parce
que xM. Gambetta, qui paraissait alors le maître de nos destinées,
n'en voulait pas. Il craignait l'impopularité qui en résulterait, et
comme on éiaità la veille des élections, il ne se souciait point de jeter
cette question en travers de sa fortune. Aujourd'hui on dit qu'elle
est inopportune, parce que la situation financière n'est pas bonne.
Sera-t-eile meilleure dans un an? Cela est fort douteux et, dans
tous les cas, l'incertitude même qui règne sur la question est un
obstacle à l'amélioration de notre crédit. Aussi nous voulons espé-
rer, malgré tout, qu'à la première embellie qui aura lieu dans la
politique et les finances, le nouveau mh)istre, mieux avisé que ses
prédécesseurs, se hâtera de faire la conversion. Et alors, nous inspi-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
rant des exemples fournis par les autres peuples, nous devrons
consacrer à l'amortissement au moins tout le bénéfice qui en pro-
viendra. INous demanderions même quelque chose de plus; il nous
paraîtrait utile qu'à l'imitation des Anglais, on convertît successi-
vement une partie de la rente consolidée en rente viagère ou à terme
et on ne serait pas embarrassé pour trouver cette rente; la Caisse
des dépôts et consignations nous la fournirait en aussi grande quan-
tité que nous voudrions; on pourrait déjà commencer par conver-
tir les 1,200 millions de rente qu'on propose de créer, d'a{)rès le
système de M. Léon Say, pour alléger la dette flottante. Nous aurions
ainsi deux systèmes d'amortissement, le premier qui résulterait de
l'emploi du bénéfice annuel de la conversion et qui nous servirait à
rembourser le plus vite possible les nouvelles obligations, et le second
qui serait alimenté par les ressources disponibles, les excédons de
budget, et qui remplacerait la rente perpétuelle par des annuités.
Cela nous serait d'autant plus facile qu'en 1886, si nous n'en émet-
tons pas de nouvelles d'ici là, on verra la fin des obligations à court
terme, et nous pourrions avoir de ce chef 150 millions disponibles,
De cette façon, nous marcherions assez rapidement à la réduction de
la dette. Mais, pour cela, il faut de la résolution et savoir s'imposer
des sacrifices momentanés. Malheureusement, ce n'est pas le propre
des gouvernemens démocratiques; ils ont besoin d'él)louir les yeux
et, au lieu de sacrifier le présent à l'avenir, ils sont plutôt disposés
à faire le contraire. C'est ainsi que nos budgets s'accroissent d'an-
née en année et que les emprunts succèdent aux emprunts. Pour
peu que nous continuions dans cette voie, on pourra bientôt nous
appliquer ce qu'a dit M. de Laveleye des pays qui abusent du crédit :
« Le crédit que nous apprenons à bénir, a-t-il dit, comme une
fée bienfaisante qui multiplie les biens de l'humanité est devenu
pour les populations (celles de l'Orient et d'autres encore) un fléau
pire que la peste et la famine au moyen âge. Car celles-ci étaient pas-
sagères et l'autre est permanent. C'est l'abus du crédit qui a ruiné
la Turquie, l'Egypte, l'Italie, l'Autriche, la Russie, tous les pays
dont les moyens de production ne sont pas en rapport avec les
dépenses exagérées faites par ceux qui les gouvernent. » Chez nous,
il est vrai, les moyens de production sont beaucoup plus considé-
rables que dans les pays que nous venons de citer, mais les charges
sont aussi beaucoup plus étendues, et il arrive un moment où
la richesse a beau être grande, elle ne suffît plus. D'ailleurselie cesse
elle-même de progresser par l'effet des charges qui l'écrasent.
On croit qu'on fait merveille en appliquant une part des dépenses
extraordinaires aux travaux publics et qu'il n'en résultpra jamais
d'inconvéniens. On avait même sous le second empire poussé cette
théorie très loin. Lorsqu'on avait, par exemple, un excédent de
DÉGBÈVEMENS ET AMORTISSEiMENT. 165
recettes de 50 millions, soit dans le bndget de l'état, soit dans
celui de la ville de Paris, on proposait de faire immédiatement
des dispenses, non pour les 50 millions seulement, c'eût été trop
mesquin et trop bourgeois, mais pour le capital qu'ils repré-
sentaient à 5 pour 100 , soit pour 1 milliard. On supposait
qu'on aurait bien vite et au-delà l'équivalent de ce milliard dans
l'augmeulation de la richesse et qu'on ne serait pas embarrassé
pour en payer l'intérêt. Cette théorie est absolument fausse. Quel
est le premier effet de ces emprunts, même consacrés à des travaux
d'utilité publique, lorsqu'ils émanent d'un état trop chargé de
dettes? C'est d'ékver le taux de l'intérêt, et l'intérêt payé par l'état
sert généralement de régulateur dans les transactions privées. Or,
aujourd'hui la question du loyer du capital joue un grand rôle dans
les frais de pruduction. Les nations sont assez rapprochées les unes
des autres, comme habileté de main-d'œuvre et comme organisa-
tion industrielle; une seule chose les sépare encore sensi ilement,
c'est la puissance et le bon marché des capitaux. Celle qui a l'avan-
tage sous ce rapport distance immédiatement les autres sur les
marchés étrangers; c'est déjà et depuis longtemps !e fait des
Anglais, ce sera bientôt celui des Américains, et si par l'emploi de
ce milliard, ainsi emprunté, on augmente le taux de l'intérêt de
1/2 pour 100, toute la production s'en ressent et on ne tarde pas à
perdre plus que le bénéfice qu'on espérait. On avait cru marcher
en avant, on reste en arrière. Il y a un prover'je italien qui dit, —
et les proverbes sont la sagesse des nations : — CM va jjiano va
sano e va lontano. Oui, le progrès est illimité, mais à la condition
qu'on ira doucement et qu'à chaque pas fait en avant, on sera sûr
de ne pas être exposé à reculer. En voulant aller trop vite, on compro-
met souvent ce qu'on avait acquis. L'histoire est pleine d'enseigne-
mens de ce genre, et pour rester sur le terrain qui nous occupe, que
sont toutes les crises commerciales et financières que nous subis-
sons de temps à autre, sinon des réactions contre des spéculations
téméraires et contre de trop grandes avances faites par le crédit?
Pour s'eçgnger sûrement dans la voie du progrès, il faut commen-
cer par la débarrasser des obstacles qui l'entravent ; et un de ces
obstacles, le principal en ce moment, c'est l'énormité de la dette.
M. Jrdes Ferry, dans un discours excellent du reste, à la di tribu-
tion des récompenses de l'Association philotechnique, se félicitait
des progrès déjà accomplis au point de vue de l'enseignement et
disait que la république pourrait bientôt couf-acrer 600 ou 700 mil-
lions à la diffusion des lumières, soit 350 à AOO de plus par an
qu'aujourd'hui. C'est à merveille! mais où les prendra-t-elle si elle
veut en même temps continuer les travaux publics sur la plus
grande échelle? On ne les trouvera pas dans les ressources dispo-
Iî66 REVUE DES DEUX MONDES.
nibles, puisqu'elles sont épuisées; on les demandera donc encore à
l'emprunt. Alors il n'y a plus qu'à se voiler la face et attendre le
dernier mot d'une pareille politique, qui sera la banqueroute.
Un pape disait au moyen âge, en parlant des Français : « C'est
un peuple bien heureux, il fait des folies toute la journée, et la Pro-
vidence les réjare pendant la nuit. » Ilélas! la Providence nous a
un peu abandonnés sous ce rapport et ne répare plus guère nos folies;
c'est donc à nous de veiller à n'en pas faire ou à en faire le moins
possible. Or la première folie, et la plus grande, ce sont ces dépenses
extraordinaires qui, bien qu'utiles, compromettent nos finances et
notre crédit dans une mesure plus forte que le profit qu'on peut en
tirer. 11 serait d'autant plus facile à l'état de s'abstenir de ces dépenses
que la plupart d'entre elles pourraient être faites, je le répèle, par
l'industrie privée, et le seraient plus économiquement que pai
l'état. Déjà, sous le deuxième empire, on se plaignait que le gou-
vernement intervenait trop dans les affaires qui ne le regardaient
pas, et on accusait l'empereur d'être socialiste. Qu'était-ce à côté
de ce que nous voyons maintenant? On n'entend plus parler que de
l'intervention de l'état sous toutes les formes : il intervient pour
doter tt es largemeit l'instruction publique, au risque même de por-
ter atteinte à la liberté des citoyens; il accorde des subventions
énormes pour la construction des chemins vicinaux et des écoles,
il fait des chemins de fer, rachète même ceux qui sont faits, il éta-
blit des caisses de prévoyance en faveur de telle ou telle catégorie
de citoyens. Que ne fait-il pas? Si on écoutait tous les projets qui
surgissent, émanant soit du gouvernement, soit de l'initiative des
députés, nous serions en plein socialisme d'état; toutes les proposi-
tions y conduisent, et, à moins que nous ne réagissions avec vigueur
contre une pareille tendance, tout sera bientôt compromis.
Après nos désastres militaires de 1870, une seule chose était
restée debout et se montrait plus brillante que jamais, c'était
notre virtualité économique ; elle profitait de toutes les décou-
vertes de la science et en Taisait des applications utiles. Si nous
nous abaissions moralement, nous nous relevions au moins
matériellement. Eh bien 1 ce côté brillant de notre situation, nous
sommes en train de le perdre, d'abord par notre obstination à mar-
cher en arrière Fur le terrain de la liberté commerciale, et ensuite
par notre entraînement à dépenser l'argent que nous n'avons pas,
ce qui fait augmenter notre dette outre mesure, et c'est un gros
danger.
YiGTOR BONNEr.
LA
MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE
ET LA
PRÉVISION DU TEMPS
I. Annales du Bureau central météorolorjique de France, publiées par M. E. Mascart,
directeur du Bureau central. 7 vol. in-4°. — II. Cartes du temps et avertissemens de
tempêtes, par M. Robert H. Scott. Traduit par MM. Zurcher et Margollé. — III. La
Météorologie appliquée à la prévision du temps, pa.r M. E. ]\Iascart. Paris 1881; Gau-
thicr-Villars.
De même que les villes se transforment avec les années et devien-
nent plus commodes et plus sûres à la fois en faisant rayonner du
centre aux extrémités ces admirables services qu'un ingénieux écri-
vain a nommés les organes des cités; de même nous voyons le
globe, notre commune demeure, devenir peu à pen plus habitable,
à mesure que se nouent les vastes réseaux qui facilitent les trans-
ports, le commerce incessant des esprits et la transmission instanta-
née des volontés. La prédiction du temps, l'annonce des tempêtes,
constitue un service international de cet ordre : le télégraphe devance
l'orage qui traverse les mers et engage les navires à chercher un
abri. Gfite organisation ne date que d'hier et elle est encore trop
incomplète, parce que les hommes se décident difiicilement à faire
la dépense des semailles et du labour quand la moisson est à longue
échéance.
En effet, il s'agit ici d'une de ces grandes choses qui demandent
un long temps d'incubation et beaucoup de sacrifices avant de don-
ner les résultats dont elles sont capables. La météorologie est res-
tée pendant des siècles une science sans application pratique, parce
que le problème des mouvemens de l'atmosphère est un des plus
168 REYUE DES DEUX MONDES.
complexes qu'il y ail et l'un de ceux qui exigent le concours d'une
armée de collaborateurs. La persévérance des observateurs s'est
souvent lassée autrefois parce qu'elle n'était soutenue par l'espoir
d'aucune découverte. On avait d'abord cru qu'en accumulant les
observations journalières dans un même lieu, on finirait par y
démêler des périodes assez régulières pour qu'il devînt possible
de fixer le retour de tel phénouiène à une date éloignée. Mais en
constatant que ces entassemens de chiffres restaient stériles, que
les moyennes seules revenaient avec régularité, et que les perturba-
tions ne paraissaient obéir à aucune loi, on s'est découragé et le
travail a été arrêté. 11 y a seulement vingt-cinq ans que l'illustre
Biot, dans une mémorable séance de l'Académie des sciences, crut
pouvoir prononcer une condamnation formelle des établissemens
météorologiques, en affirmant que « par le manque d'un but spécial
et par la nature de leur organisation, ils ne pouvaient rien pro-
duire, sinon des masses de faits disjoints, matériellement accuuiU-
lés, sans aucune destination d'utilité prévue, soit pour la théorie,
soit pour les applications. » Or déjà le jour était proche oii la météo-
rologie, changeant tout à coup de méthode et de procédés, devait
prendre rang parmi les sciences appliquées auxquelles est réservée
la sollicitude des hommes d'état.
Cette évolution ne s'est pas toutefois accomplie sans quelque len-
teur ni sans lutte. C'est que, même après avoir entrevu la possibi-
lité de la prédiction du temps, on se rendait difficilement compte
de toute la portée d'une pareille innovation. On n'a pas toujours
présente à r esprit toute fétendue de l'action destructive des mé-
téores, et l'on ne se dit pas que la grandeur des pertes pourrait jus-
tifier de fortes dépenses pour les études qui nous fourniront le
moyen de lutter contre les fléaux. Quand les journaux annoncent
un désastre , — incendie , inondation , naufrage , — tout de suite
il y a un magnifique élan de la charité publique, l'argent afllue de
tous côtés. Mais, dans ces cas, l'imagination est frappée, elle vous
représente vivement les souffrances qu'il s'agit de soulager, et l'ur-
gence des secours ne laisse pas le temps à la réflexion de contre-
carrer le premier, le bon mouvement. Au contraire, lorsqu'il s'agit
de dangers lointains, l'appel ne s'adresse plus au sentiment, mais à
la froide raison; la lutte contre un péril abstrait n'a rien qui pas-
sionne, et l'incertitude du succès refroidit le zèle de ceux qui dispo-
sent des destinées de la science.
Pour la France seulement, les pertes causées chaque année à la
fortune publique par le feu, la grêle, la gelée, les orages et les
inondations, les épizooties, varient de 200 à ÙOO millions de francs.
Les pertes résultant de la mortalité du bétail et celles qui sont occa-
sionnées par les incendies se reproduisent avec une certaine régu-
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 169
larité; on les évalue, en moyenne, à environ 30 millions et hO mil-
lions par an. Au contraire, l'action destructive des météores se
manifeste d'une manière assez capricieuse : de 1873 à 1877, le chiffre
des pertes attribuées à la grêle varie de /|7 à 152 millions; la part
de la gelée varie de 15 à 2à7 niillious, celle des inondations de 6 à
150 millions. Ces chiffres donneront au moins une idée de l'impor-
tance relative des iléaux (1). Pour la même période, le chiffre moyen
des naufrages et accidens de mer est de 280 par an, et, une fois sur
deux, il s'agit de navires perdus; je pense qu'on ne sera pas loin
de la vérité en évaluant le dommage matériel à 20 ou 30 millions.
Pour l'ensemble de tout s les marines, le chiffre des pertes est envi-
ron dix fois plus fort, et l'on peut dire qu'en moyenne il se perd
chaque année 1 ou 2 navires sur 100. En méditant ces chiffres,
on comprendra sans peine que les avertissemens météorologiques
destinés aux ports et à l'agriculture, s'ils contribuent tant soit peu
à diminuer le nombre des sinistres, constituent assurément un ser-
vice des plus impjrtans.
I.
Les affaires humaines sont tellement subordonnées aux caprices
du temps que l'idée de demander à la science le moyen de les pré-
voir a dû se présenter de bonne heure aux esprits pratiques. VA, de
fait , les notes laissées par Lavoisier et qui ont été récemment
publiées, prouvent que ce grand esprit, aux vues lointaines, s'était
déjà sérieusement préoccupé de l'organisation d'un système d'ob-
servations simultanées qui devaient conduire à la solution ilu pro-
blème. Lavuisier commence par rappeler une tentative qui avait
été faite par Borda et qui constitue le premier essai de météorolo-
gie comparée : il avait fait observer pendant quinze jours, aux mêmes
heures, de* barom^Hres placés aux extrémités de la France, et la dis-
cussion des observations l'avait amené h soupçonner l'existence d'une
corrélation entre la force, la direction des vents et les variations du
baromètre notées dans un grand nombre d:^. lieux éloignés les uns
des autres. Frappé de l'importance des résultats qu'on pourrait obte-
nir en suivant le même plan, Borda proposa à quelques membres de
l'Acadéniie d'entreprendre en commun un travail plus éteuflu sur le
même objet. Le premier point était d'établir, en un grand nombre
de stations du globe, des baromètres exacts et comparables entre
eux; ily ent à ce sujet plusieurs conférences auxquelles assistèrent,
avec Lavoisier, le chevalier d'Arcy, Vandernionde, Laplace, Monti-
gny et d'autres académiciens. Un certain nombre de baromètres
(1) Annuaie statistique de la France, 1880.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
furont même distribués, et « quand on en a lu la description, dit
M. Dumas, rédiieur des OEiivrcs de Lavoisier, il n'est pas difficile
de s'assurer que ([uelques châteaux possédaient encore, il y a peu
d'années, des instrumens donnés par lui à cette occasion. »
En 1852, K^s fondateurs de la Société météorologique de France
disaient, dans la circulaire qu'ils adressaient aux physiciens : « Avant
peu, l'Europe entière sera sillonnée de fils métalliques qui feront
disparaître les distances et permettront de signaler, à mesure qu'ils
se pro('uiront, les phénomènes atmos^phériques et d'en prévoir les
conséquences les plus éloignées. » Cinq ans auparavant, dans un
Mémoire inséré au Journal américain des sciences et des arts,
Redlield avait proposé l'application du télégraphe électrique à
l'étude de la propagation des tempêtes : il paraît même qu'à partir
de 1850, fies essais pratiques ont été faits aux États-Unis dans cette
direction; lajïuerre de sécession, par malheur, arrêta ces tentatives.
On voit que l'idée de cette nouvelle application du télégraphe était
dans l'air; mais il fallut un gros événement pour qu'elle devînt une
réalité.
Cet événement, ce fut l'ouragan qui, le ih novembre 1854, assail-
lit les flottes alliées dans la Mer-INoire et causa la perte du vaisseau
le Henri IV. On constata que, le mêm^^jour, ou à un jour d'inter-
valle, des coups de vent avaient éclaté dans l'ouest de l' Europe, sur
l'Autriche, sur l'Algérie, et il parut évident que la tempête s'était
propagée de proche en proche sur une vaste étendue. Invité par le
maréchal Vaillant à faire une enquête sur les circonstances du phé-
nomène, M. Le Verrier adressa une circulaire aux météorologistes
de tous les pays, les priant de lui transmettre les renseignemens
qu'ils auraient pu recueillir sur l'état de l'atmosphère pendant les
joui'nées du 12 au 16 novembre. En réponse à cette circulaire, on
reçut plus de deux cent cinquante documens, dont la discussion
montra que la tempête avait traversé l'Europe du nord-ouest au
sud-est, et que, s'il y avait eu un télécrraphe entre Vienne et la
Crimée, nos flottes auraient pu être averties à temps de l'arrivée de
l'ouragan.
Le 16 février 1855, M. Le Verrier soumit à l'empereur le projet
d'un vaste réseau météorologique qui devait fournir les élémens
d'un service régulier d'avertissemens maritimes, et trois jours après,
le 49, il put déjà présenter à l'Académie des sciences une carte de
l'état atmosphérique de la France d'après les observations reçues
le même jour, à dix heures du matin (1). L'organisation du réseau
français était à peu près terminée en 1856 ; treize stations acires-
[\) Celte carte avait été dressi^e par M. E. Lia's, alors chef dîs travaux mctcorolo-
giques à lObservatoire de Paris.
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 171
saient chaque jour un lélt'gramme météorologique à l'Observatoire
de Paris, onze autres expédiaient leurs observations par la poste.
Bientôt aussi les pays voisins commencèrent à contribuer à ces
envois réguliers. Vers la fin de l'année 1857, on décida d'insérer
ces documens dans le Diilletin international, publication qui devint
quotidienne à partir du l»"- janvier 1858 et qui paraît régulièrement
depuis celte époque.
Ces trois années marqueront dans l'histoire de la météorologie.
Quelles qu'aient été les premières origines et la filiation des idées
qui ont pris corps à celte époque, il faut convenir ffue c'est Le
Verrier qui a vraiment fondé la météorologie télégraphique. 11 a
fallu sa rare énergie et l'indiscutable autorité de sa parole pour
vaincre les préjugés, l'indillérence, l'inertie, tous ces obstacles
sans nombre que toute innovation rencontre sur son chemin. 11 a
retracé lui-même l'histoire de ses efforts et de ses luttes dans un
écrit qui n'a reçu qu'une publicité très restreinte, mais dont nous
trouvons de nombreux extraits dans une intéressante élude de
M. Brault, intitulée : Le Verrier météorologiste (1). On l'y voit,
au milieu d'entraves et d'ennuis de toute sorte, avançant à pas
lents. « Je n'avais songé, dit-il, qu'aux difficultés inhérentes à la
question scientifique, sans prévoir les embarras de toute nature et
les obstacles qu'on nous a. sans cesse opposés et contre lesquels
aujourd'hui encore il nous faut lutter chaque jour. » Et il ajoute
« qu'en disant ces choses, son but est de l'aire comprendre, à ceux
qui ne s'en doutent guère et qui ne voient que les résultats d'une
organisation, de combien d'entraves les ennemis de tout progrès
ont toujours soin de l'entourer et à quel prix on peut espérer en
triompher. » Peut-être bien que l'humeur acariâtre et les façons
impérieuses de l'illustre astronome n'ont pas toujoursété étrangères
aux complications où il se débattait; cependant les résistances pas-
sives qui usent les forces des inventeurs sont un phénomène trop
ordinaire pour qu'il y ait lieu de s'étonner de ses plaintes.
Le Verrier aflirme que, dès l'année 1857, il avait proposé au
ministre de la marine de se servir du réseau météorologique établi
pour suivre les tempêtes à la surface de l'Europe et prévenir les
ports de l'approche du fléau; diveises causes, et surtout les hésita-
tions qu'il rencontra au sein d'une commission nommée pour s'oc-
cuper de cette affaire, retardèrent, nous dit-il, la mise à exécution
de son projet. Les premiers essais d'avertissement des ports eurent
lieu eu 18(50. En 1857, les stations étrangères qui envoyaient des
informations à l'Observatoire de Paris n'étaient encore qu'au nombre
de cinq (Bruxelles, Genève, Madrid, Rome, Turin); mais le réseau
(1) Annales du Bureau central météorologique de France, année 1879, toin& i.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
dont elles l'ormaient les premières mailles s'étendit rapidement et
rouvrit bientôt toute l' Europe. Les documens qui s'accumulaient
ainsi étaient sonniis à une discussion de plus en plus approfondie,
surtout depuis que le service météorologique avait été confié à
M. Marié-Davy, et dans le Bulletin du 23 novembre 1863 on trouva
pour la première fois une carte synoptique de l'état de l'atmosphère
à la surface de l'Europe. Les « cartes du temps » sont aujourd'hui
familières à tout le monde. Ce qui s'y voit de plus caractéristique,
ce sont les courbes appelées isobares ou lignes d'égale pression :
elles réunissent les points où le baromètre atteint le même niveau.
Des flèches empennées y indiquent la direction et la force des vents ;
on y inscrit aussi la température, et des signes de convention repré-
sentent l'état du ciel aux diverses stations. C'est par l'étude de ces
cartes qu'on arrive, ainsi que nous l'expliquerons, à prévoir les
perturbations qui menacent nos côtes.
En Angleterre, les premiers essais d'avertissement ont été fails
en 1861. Déjà, à la réunion de l'Association britannique pour l'avan-
cement des sciences à Aberdeen. en 1859, une résolution avait été
adoptée en faveur de l'organisation d'un service de cette nature,
lin mois plus tard, la perte du Royal Charter, sur la côte d'An-
glesey. vint fournir un puissant argument aux partisans du service
projeté. Au commencement de l'année 1862, le système des aver-
tissemens, tel qu'il avait été conçu par l'amiral Fitzroy, se trouvait
dérinitivement établi. Le succès ne répondit pas d'abord à l'attente
du public; c'est que les avis étaient formulés d'une manière trop
vague. L'amiral lorsqu'il signalait une tempête, entendait qu'elle
pouvait arriver pendant les soixante-douze heures suivantes; les
signaux arborés le matin, étaient amenés le soir, mais l'avertisse-
ment devait compter pour trois jours, et si, dans l'intervalle, la
situation s'améliorait, il n'y avait pas moyen d'annoncer ce revire-
ment aux marins qui avaient été inquiétés par une fausse alerte.
Après la m'^rt de l'amiral Fitz' oy, survenue en 1865, s n succes-
seur, M Robert H. Scott, a réosg^nisé le service météorologique
sur un plan plus rationnel. On n'annonce plus que les tempêtes
complètement déclarées, et les signaux ne sont amenés que lorsque
tout danger a disparu. Aussi le succès des avertissem.ns est-il
devenu plus satisfaisant.
Gomme les bourrasques se transportent en général de l'ouest à
l'est, il est clair que les pays qui forment la rive orientale de l'Atlan-
tique, — les iL'S-Britanniques, la France, le Potugal, — sont beau-
coup plus exposés que le reste de l'Europe à être surpris par les
gros temps. Une des conséquences de cette situation, c'est que les
avertisseraens que le M eteorologiral Office de Londres peut envoyer
à Hambourg, par exemple, sont en général plus sûrs que ceux qu'il
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. l73
expédie aux côtes anglaises. Au contraire, la côte atlantique des
États-ljilis est admirablement située pour être avertie à temps de
l'approche d'un danger qui vient de l'ouest, car les dépêches que
reçoit le Bureau central de Washington permettent souvent de
suivre un tourbillon, pour ainsi dire, d'étape en étape pendant sept
ou huit jours avant le moment où la côte peut être menacée. Aussi
n'a-t-on pas hésité, aux ttats-Unis, à donner à la télégraphie météo-
rologique un développement en rapport avec les services qu'elle est
appelée à rendre. La subvention que le gouvernement accorde au
Signal Serrice s'élève à 1,20: ',000 francs par an, tandis que les
fonds dont dispose le Meteorulogical Office de Londres ne dépas-
sent pas (ou du moins ne dépassaient pas il y a quelques années)
250,000 francs.
Le Signal Service, qui a été organisé par le général Albert Myer,
dépend d'i ministère de la guerre; il est confié au corps des offi-
ciers et soldats de la télégraphie militaire. Le nombre des stations
disséminées sur le vaste territoire de l'Union est de plus de cent,
auxquelles s'ajouteiit les dix-sept stations du Canada; les observa-
tions sont envoyées à Washington trois fois par jour. « Le réseau a
été i-i bien combiné, nous disent les auteurs d'une intéressante
monographie (1), qu'environ une heure après le moment où l'ob-
servation a été laite, une station quelconque connaît les données de
toutes les autres. L'ob>ervatoire central les résume au moyen de
courbes en une carte du temps qui est rapidement décalquée et
envoyée dans les ports et les centres de population où leur connais-
sance peut être utile. Les probabilités qui résultent de l'observation
de onze heures du soir arrivent à temps pour être publiées pour
tout le pays dans les journaux du matin et affichées dans les plus
petite^ villes avant dix heures du matin. » Les pronostics sont tou-
jours accompagnés d'un résumé des caractères principaux du temps
et de quelques indications propres à initier le pubiic à l'esprit de la
méthode par laquelle on arrive à ces résultats. C'est le meilleur
moyen d'intéresser la foule à ces travaux et de former des adeptes.
Chaque année, le Signal Service publie, en outre, un rapport d'en-
semble sur les phénomènes météoro'ogiques de l'année, où l'on
trouve notamment de précieux détails concernant les tromb^-s, tor-
nades et cyclones.
Pendant que la télégraphie météorologique se développait ainsi
en Angleterre, eu Amérique, en Hollande, où M. Buys-Ballot orga-
nisait à son tour un réseau ayant Utrcidit pour centre, elle ne res-
tait point stationnaire en France. Le Veriier avait compris de bonne
heure l'utilité des dépêches quotidiennes au double point de vue
(1) Tr.mjes et Ci'c'on:s, par MM. Zurcher e' Mtrgolléj Paris, HacheUe.
17Û REVUE DES DEUX. MONDES.
de la sécurité des marins et de l'étude suivie des phénoraènes. Peu
de temps après qu'il eut repris la direction de l'Observatoire, dont
il était resté éloiy:né pendant quelques années, il obtint même que
lu dépèche détaillée de midi fût complétée par une seconde dépêche
expéiliée vers sept heures du soir, qui devait être particulièrement
utile aux bateaux pêcheurs. — On sait que les sémaphores dont
nos côtes sont garnies ont des signaux qu'ils doivent hisser cà leurs
mâts suivant la teneur des dépêches. Un cylindre noir qui reste
en vue pendant vingt-quatre heures avertit les marins de l'approche
d'une tempête. Un temps douteux au large est indiqué par un pavil-
lon; le mauvais temps, la mer grosse et une baisse marquée du
baromètre, par un guidon ; une flamme annonce que le temps s'amé-
liore. En outie, on affiche dans les ports la carte synoptique du Bul-
letin international.
C'est en 1876 qu'une nouvelle extension fut donnée au service
météorologique en vue de son application aux besoins de l'agricul-
ture. On conçoit que les avertissemens destinés à nos campagnes
diffèrent beaucoup de ceux que réclament les populations maritimes.
Tandis que les marins ont surtout besoin de connaître la force et
la direciion du vent, les agriculteurs ont intérêt à être prévenus
de l'arrivée des orages et delà chute des pluies. « Le service agri-
cole, disait une circulaire de Le Verrier, ne peut pas consister en
des avis absolus envoyés par l'Observatoire de Paris; il est indis-
pensable que 1-s avertissemens généraux qui sont expédiés aux
chefs-lieux des départemens y soient commentés par les commis-
sions météorologiques, en tenant compte des circcmstances locales
et d'une étude attentive, particulière aux différentes contrées. »
Cette étude doit porter plus spécialement sur la marche des orages,
la fréquence des grêles, les gelées tardives de printemps, les inon-
dations, etc. Les premiers avertissemens agricoles furent transmis,
en 1876, à titre d'essai, dans trois départemens seulement : le Puy-
de-Dôme, l'fVUier et la Vienne. Les résultats obtenus dans cette
première campagne furent assez encourageaos pour qu'on s'empres-
sât de généraliser la mesure, et, à l'heure qu'il est, le service fonc-
tionne dans tous les départemens.
La centralisation, à l'Observatoire de Paris, du service qui pre-
nait peu à peu d'aussi vastes proportions avait cependant sesincon-
véniens qui <'rappaient tous les yeux, et se conciliait mal avec les
devoirs nmltiples imposés aux fonctionnaires de cet établissement,
C'est sans doute cette considération qui a motivé, en 1871,1a créa-
tion d'un observatoire météorologique indépendant à Montsouris,
dont la direction fut d'abord confiée à une commission présidée par
M. Char'es Sainte-Claire-Deville. Au mois de juin 1872, l'établisse-
ment de Montsouris fut rattaché à l'Observatoire de Paris et chargé,
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 175
pendant quelques mois, du service international des avis météoro-
logiques, qui ne tarda pas à faire retour à l'Observatoire national,
aussitôt que Le Verrier en eut repris la direction (février 1873).
Après sa mort (1877), la nécessité de détacher le service météoro-
logique de r Observatoire de Paris fut comprise par tous les hommes
au courant de ces questions, et le décret du li mai 1878 donna
satisfaction à un vœu souvent formulé, en créant le « Bureau cen-
tral météorologique. » Placé sous la direction d'un homme éminent
que de beaux travaux sur diverses questions d'optique et d'électri-
cité ont depuis longtemps mis au premier rang de nos physiciens, le
Bureau central n'a pas tardé à imprimer à la météorologie p'atique
une vigoureuse inipulsion. Il reçoit chaque jour leso'^ser\aiioiis de
cent vingt stations disséminées à la surface de l'Europe et de l'Afrique,
depuis Bodo, au nord de la Norvège, jusqu'à Laghouat, au sud
de l'Algérie, et depuis Moscou jus {u'à la Gorogne; le câ!)le qui
relie le Brésil à l'Europe a permis d'étendre le réseau jusqu'à l'île
Madère.
Les dépêches comprennent les observations faites le matin à sept
heures et la veille à six heures du soir, concernant la pression
atmosphérique, la température, l'humidité, la direction et la force
du vent, l'état du ciel, les températures minimum du matin et
maximum de la veille, ainsi que la quantité d'eau tombée et. pour
les stations maritimes, l'état de la mer. L'ensemble de ces observa-
tions est publié chaque jour dans le Bulletin i)ilernatioii(il du Bureau
central ■tnétéondogiquc de France sous forme de tableaux numéri-
ques et de cartes où sont figurées : 1** les iwbarea ou courbes d'égale
pression écheli^nnées de 5 millimètres eu 5 millimètres; 2" les courl)es
qui réunissent les points où la variation de pression depuis la veille
est la même; 3° IfS isothermes, ou courbes d'égale température,
tracées de 5 en 5 degrés. Des flèches pennées et d'autres sigttes
particuliers indi |uent sur ces cartes l'état du ciel, la direction et
la force du vent, l'état d'agitation de la mer, les pluies, les chutes
de neige, les orages. C'est par Tintei prétation de ces l)iérogIy|jhes
qu'on parvient à formuler les prévisions que le Bureau central
adresse chaque jour, à midi, à tous les ports français, au nombre
de qu<itre-vingt-ciuq. En même temps, d'autres averiissemens con-
cernant les probabilités de pluie, de neige, d'orages, de gelées
blanches, etc., sont expédiés aux co.-nrnunes iiui ont souscrit un
abonnement annuel, et pendant les six mois d'été à celles qui se
contentent d'un abonnement semi -annuel. La discussion d'une
seconde série de télégrammes que les stations françaises transmet-
tent au Bureau central à deux heures du soir et auxquels s'ajou-
tent deux dépêches d'Irlande, permet de vérifier et de rectifier au
besoin l'avertissement du malin expédié aux ports. Le Bulletin est
176 REVUE DES DEUX MONDES.
distribué le soir même aux abonnés de Paris et expédié dans les
départemens par les courriers du soir.
Depuis un certain nombre d'années, des journaux politiques {le
Temps entre autres) ont pris l'habitude de donner à leurs lecteurs
une réduction des cartes du Bulletin international, accompagnée
d'un commentaire où sont discutées les probabilités du lende-
main. Parmi les journaux de Londres, le Times, le Daily News,
le Daily Telegraph, publient également, soit une carte des iso-
bares, soit un diagramme des variations du baromètre. Ce sont
là de bonnes habitudes qui familiarisent le grand public avec le
mécanisme des prévisions méthodiques et le mettent à même de
se rendre compte des progrès réalisés lentement, mais sûrement.
Le Bureau central météorologique a dans ses attributions l'étude
des grands mouvemens de l'atmosphère, lesaverlissemensaux ports
et à l'agriculture, l'organisation des observatoires météorologiques
et des commissions régionales ou départementales, la publication
de leurs travaux et l'ensemble des recherches de climatologie. Il
est assisté d'un conseil composé de représentans des divers minis-
tères et de l'Académie des sciences et qui doit se réunir une fois
par trimestre pour donner son avis sur les dépenses projetées et
sur les études à poursuivre dans les divers établissemens qui res-
sortissent au Bureau central. Le concours empressé qu'il rencontre
auprès des hommes de bonne volonté, dont les commissions dépar-
tementales ont pour but de grouper les efforts, devient de jour en
jour plus précieux. Leurs travaux concernent la marche des orages,
de la grêle, la distribution des pluies; les cartes partielles d'orages
et de pluies qu'ils adressent au Bureau central sont utilisées pour la
construction des cartes générales. Une circulaire du ministre de
l'instruction publique recommande encore à leur attention diverses
questions qui touchent à l'agriculture et à l'hygiène : le régime des
cours d'eau, le développement des productions du sol, l'apparition
des feuilles et des fleurs et la maturation des fruits sur les arbres
des forêts et sur les espèces les plus communes, l'arrivée et le
déjiart des oiseaux de passage, le développement des insectes nui-
sibles, les gelées de printemps, les endémies, etc. M. Mascait s'est
ensuite attaché à réorganiser les observations dans les écoles nor-
males et à compléter leur matériel. Enfin le concours de la marine
a été assuré au Buieau central par un arrêté qui rend réglementaires
à bord des navires de l'état deux observations simultanées, c'est-à-
dire correspondant partout au même instant physique, dont la pre-
mière doit être faite à midi 53 miimtes du temps moyen de Paris,
et la seconde six heures plus tard. La plupart des compaguirs de
paquebots ont déjà recommandé les mêmes observations aux capi-
taines de leurs navires, et un grand nombre de stations continen-
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 177
taies font également au moins l'une de ces deux observations.
Les publications du Bureau central météorologique, en dehors
du Bulletin quotidien, forment déjà une imposante collection de
volumes qui renferment des mémoires, des tableaux numériques,
et de nombreuses planches. Elles continuent les belles publications
que l'Observatoire de Paris avait entreprises avec le concours de
l'Association scientifique de France. Désireux d'agrandir le champ
de ses informations , Le Verrier avait demandé que les registres
météorologiques tenus en mer, conformément aux conclusions de
la conférence internationale de Bruxelles, fussent envoyés à l'Obser-
vatoire de Paris pour servir de base à une étude plus approfondie
des tempêtes qui traversent l'Atlantique. Les documens afîluèrent,
et bientôt M. Marié-Davy put commencer, avec M. Sunrel, la con-
struction d'une série de cartes synoptiques allant des côtes de
l'Amérique à l'Europe et jusqu'aux monts Ourals. Ce grand travail,
continué pendant quelque temps par M. Baille, a fourni les élé-
mens de V Atlas des mouvemens généraux de V atmosphère, qui
comprend six mois de l'année 1864 et toute Tannée 1865. Aban-
donnée en France, cette publication a été d'abord reprise partiel-
lement par M. Mohn, à Christiania, puis, sur une échelle plus res-
treinte, par le capitaine Hoffmeyer, directeur de l'observatoire
météorologique de Copenhague. Les documens recueillis et discu-
tés par les administrations départementales ont permis de publier
ensuite V Atlas des orages de Vannée iS65, et une série d'Atlas
météorologiques, comprenant une période de dix années (1866-
1876). Les Annales du Bureau central rnétéorolonique de France,
qui forment la suite de ces pubUcaiions, renferment l'ensemble des
observations françaises, des rapports détaillés sur les orages de
chaque année , des revues climatologiques mensuelles et des
mémoires concernant diverses questions spéciales , dus aux chefs
de service (M\I. Fron, Angot, L. Teisserenc de Bort) et à d'autres
collaborateurs autorisés. En parcourant ces travaux, on peut se
convaincre que les bases sur lesquelles repose la prévision du
temps deviennent chaque jour plus larges et plus solides.
IT.
Si l'on songe à toutes les causes qui troublent sans cesse l'équi-
libre de l'atmosphère, on ne pourra s'étonner de Ti-iconstance de
ses mouvemens, et l'on sera tenté de se demander si ce n'est pas
poursuivre une chimère que de chercher à en découvrir les lois.
Et pourtant, au milieu de cette apparente complication, un certain
nombre de faits connus et bien constatés se présentent comme des
TOME uv. — iss^ii 12
178 BEVUE DES DEUX MONDES.
repères où pourront s'appuyer les recherches, et nous prouvent
que la règle n'est pas absente de ces luttes confuses des élémens.
Les vents alizés, ces vents d'est dont le souille persistant causa tant
d'elTfoi aux compagnons de Christophe Colomb, incpiiels de leur
retour, voUà déjà un de ces phénomènes où se trahit le jeu régulier
d'un enchaînement de causes et d'effets abordable au calcul.
Ajoutons-y les contre-alizés, qui soufflent en sens contraire dans les
hautes régions de l'atmosphère, comme le prouve le mouvement
des nuages et comme l'ont constaté directement les voyageurs qui
ont liait l'ascension du pic de Ténôriffe, — et nous ne pourrons plus
douter de l'existence d'une circulation des vents, assujettie à des
lois simples que nous finirons par connaître un jour complète-
ment.
Il y a deux siècles que Halley a indiqué les causes générales de
cette circulation almosphéi ique : d'une part, l'action de la chaleur
solaire qui, en dilatant l'air des tropiques, provoque un échange
continuel entre l'équateur et les pôles ; de l'autre, la rotation de la
terre, qui fait dériver vers l'ouest les courans qui vont des pôles à
l'équateur, et vers l'est les courans de retour. Cette déviation des
vents, que l'on peut considérer comme une preuve tangible delà
rotation de la terre, est la conséquence de l'inégalité des vitesses
absolues des différens parallèles : un point situé sous l'équateur est
emporté dans la direction de l'est avec une vitesse de 1,660 kilomè-
tres à l'heure, tandis qu'à la latitude de 60 degrés (latitude de Saint-
Pétersbourg) la vitesse de rotation n'est que de 83!' kilomètres, et
il en résulte que Tair qui arrive des hautes latitudes, animé d'une
vitesse de rotation relativement faible, reste en arrière et dérive
vers l'ouest, tandis que celui qui reflue de l'équateur vers les cercles
polaires est toujouis en avance sur les parallèles qu'il traverse et
dérive vers l'e.-t. C'est ainsi que naissent les alizés, vents du nord-
est pour notre hémisphère et vents de sud-est pour l'hémisphère
opposé, et souvent même vents d'est dans le voisinage de la zone
des calmes qui les sépare. C'est encore ainsi que s'expliquent les
contre-alizés, — vents de sud-ouest et de nord-ouest, — qui, des-
cendus des hautes régions de l'atmosphère, soufflent à la surface du
sol dans les laiitudes tempérées*
]\Iais comment se forment, sous l'influence du soleil tropical, ces
deux systèmes de courans superposés? La théorie qui a cours depuis
Halley veut que la zone équatoriale, chauffée par les rayons solaires,
joue le rôle d'un vaste foyer d'appel où s'élèvent incessamm-ni des
colonnes d'air raréfié qui se déverse ensuite au sud et au nord. C'est
ainsi que le tirage qui s'établit dans une cheminée entraîne de bas
en haut les masses d'air qui viennent s'y engouffrer. On sait aussi
qu'en ouvrant une porte qui sépare une chambre chaullée d'une
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 179
chambre froide, on détermine deux courans opposés, car, en bas,
la flamme d'une bougie est entraînée vers la pièce chaude et en
haut vers la pièce froide. On peut donc faire tous les jours une
expérience qui réalise en petit le phénomène des courans con-
traires, et les physiciens s'en sont tenus à cette démonstration, qui
semble sans réplique; mais pourquoi n'a-t-on jamais constaté sous
les tropiques ce mouvement ascensionnel de l'air dont on parle tou-
jours comme d'un fait avéré? Un météorologiste distingué, M. Tarry,
a proposé d'étudier les courans ascendai's à l'aide de girouettes
d'une forme spéciale, semblables aux banderoles qui sont placées
au haut des mâts; M. Faye a fait observer à ce propos que les
flammes d'ordre ou d'armement de nos navires auraient déjà fait
reconnaître cent fois de tels courans s'ils existaient.
Il y a là évidemment une difficulté à laquelle se heurte la théorie
du tirage équatorial, et, en attendant que l'existence des courans
ascendans soit démontrée par l'observation, il me paraît plus ration-
nel d'admettre avec M. Faye que les vents permanens «ont dus au.
soulèvement des couches supérieures, qui est la conséquence immé-
diate de la dilatation des couches voisines du sol, gonflées par la
chaleur. L'équilibre, troublé par cet exhaussement local des cou-
ches de niveau, tend à se rétablir par l'écoulement de l'air vers les
régioDs plus froides; mais, ces régions ayant reçu en surcharge la
masse d'air dont la région centrale se trouve allégée, leurs couches
inférieures tendront à prendre un mouvement inverse, et il en résul-
tera des courans dirigés vers l'équateur. C'est pour la même raison,
comme l'a fait remarquer M. L. Teisserenc de Bort, que souvent
le baromètre tombe en même temps que la température s'élève,
et alors le vent marche du lieu le plus froid vers le lieu le plus
chaud. Ce phénomène est très apparent dans le régime des vents
particulier à l'Espagne.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ces explications théoriques, les cou-
rans permanens qui forment les alizés et les contre-alizés existent.
Ils ne sont pas tout à fait aussi réguliers que le veut la théorie un
peu sommaire que nous venons de rappeler : leurs allures sont mo-
difiées par des'" circonstances locales, surtout dans le voisinage des
côtes, et la zone des calmes équatoriaux qui les sépare se déplace
et oscille avec les saisons. Enfm il est clair qu'on ne peut concevoir
un échange régulier d'air entre l'immense région intertropicale et
les parallèles de plus en plus rétrécis des hautes latitudes; les deux
circuits principaux doivent être renfermés dans une zone limitée
par des latitudes moyennes où les courans supérieurs, les contre-
alizés, se rapprochent du sol. 11 est diffîi'ile de se faire une idée nette
de la manière dont s'opère cette inversion, cette descente des cou-
rans supérieurs de retour, qui sont pour nous des vents de sud-
1?^0 REVUE DES DEUX MONDES.
ouest, et les traités de météorologie ne donnent à ce sujet que des
explications enribarrassées et confuses. Une complication nouvelle naît
du renversement pr^riodique des vents réguliers qui constiuie les
mojissons de l'Océan indien et de quelques autres régions du globe.
Ne serait-il pas possible de mieux coordonner tant de laits épars et
d'en tirer une théorie générale des grands mouvemens d^; l'atmo-
sphère qui, du même coup, fît entrevoir l'explication de ces acci-
dens que nous appelons tempêtes? C'est le problème qu'a tenté de
résoudre VI. de Tastes dans une remarquable élude sur la Théorie
de la ciradation at tiOfipkêriqiie, que l'on trouve dans le t. iv des
Aiviales du Bureau central météorologique {année 1879). Pour M. de
Tastes, les mouvemens verticaux qui ont lieu dans la mince enve-
loppe aérienne du globe peuvent être négligés, et il suffit de con-
sidérer les mouvemens tangentiels à la surface, qui n'ont d'autre
cause que l'inégale densité de l'air froid du pôle et de l'air chaud
des tropiques, d'où résulte une tendance au mélange. Si la surface
terrestre était homogène, il n'y aurait aucune raison pour que les
courans par lesquels s'accomplirait le mélange s'établissent suivant
des méridiens déterminés : ils s'entre-croiseraient dtns une extrême
confusion, comme nous voyons les fil-: ts ascendans et les filets des-
cendans se croiser dans un liquide chauffé pai- le bas. Mais la nature
particulière des surfaces que ces courans efTleuient détermine des
lignes d'élection que les courans directs et les courans de retour
sont forcés de suivre, et il se forme ainsi un certain nombre de
circuits fermés, analogues aux courans marins, avec lesquels ils
coïncident en partie. C'est la distribution des terres et des mers
qi]! règle cette circulation complexe des eaux et des vents.
Quelle que soit la cause qui, à l'origine, ait fait naître le gidf-
stream, ce fleuve aux rives liquides existe, et la configuration même
du bassin de l'Atlantique lui trace le lit où il coule aujourd'hui.
L'air qui repose sur ces eaux tièdes, échauffé parleur contact, forme
une longue traînée de gaz chauds et dilatés qui, pour ainsi dire,
sert d'amorce au mouvement de translation de l'air dilaté des tro-
piques vers les régions polaires, et constitue un véritable gulf-
stream aérien. « Or, celui-ci n'étant pas arrêté, dit M. de Tastes,
comme son congénère liquide, par îa barrière des continens, après
avoir abordé nos côtes occidentales, continue sa marche vers l'est
à travers le nord de l'Europe, où il condense sous forme de pluie ou
de neige les vapeurs dont il est saturé et qui sont comme son certi-
ficat d'origine, entretient l'abondance des eaux dans les innombra-
bles lacs de la Suède, de la Finlande etdela Russie septentrionale, et
amorce à son tour les courans de retour des régions polaires vers
l'équateur; il revient vers le sud, à travers l'Europe orientale, sous la
forme d'un vent sec et froid qui imprime à ces régions leurs caractères
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 181
niétéoi'ologifjups dominans. » A mesure qu'il se rapproche de l'équa-
teur, il se réchauffe, et devenu vent de nord-est dans l'Afrique tro-
picale, il contribue à la stérilité des déserts qu'il traverse. H repa-
raît enfui sur la côte occidentale de l'Afrique et complète ainsi un
vaste circuit, délimitant une aire centrale où règne un calme relatif
et qui n'est pas sans analogie avec la a mer de Sargasses» de l'Atlan-
tique. Cette conooplion d'un fleuve aérien presque circulaire qui
suit en partie le cours du gidf-strcam, s'accorde assez bien avec ce
que nous savons du régime des vents dans notre hémisphère. Elle
semble également propre à expliquer toutes les allures des bour-
rasques qui nous atteignent. En effet, sur la rive gauchie de ce
fleuve, qui est la rive concave, où le courant a le plus de vitesse, il
doit se produire des tourbillons analogues à ceux que nous obser-
vons dans les eaux courantes quand la nature des terrains les force
à décrire une courbe. Dans ces tourbillons, l'eau tourne avec rapi-
dité comme tournerait une roue horizontale assujettie à rouler sur
la rive dans la direction du courant ; pour la rive gauche de notre
fleuve aérien, le sens de cette rotation serait inverse de celui des
aiguilles d'une montre, et c'est là précisément le sens de la rotation
des tempêtes qui traversent l'Atlantique ou notre continent en suivant
des routes dirigées d'un point compris entre le sud-ouest et le nord-
ouest vers un point compris entre le nord-est et le sud-est. Le fleuve
circulaire de M. de Tastes, cet anneau formé par l'alizé et le contre-
alizé de l'hémisphère nord, peut donc aussi rendre compte de l'ori-
gine des bourrasques et des ouragans. Toutes les vicissitudes de nos
climats dépendent des oscillations qui déplacent le lit de ce fleuve,
et c'est par l'observation attentive de ces fluctuations que l'on par-
viendra sans doute à prévoir le caractère des saisons.
Le bassin du Pacifique nord renferme un circuit analogue, mais
plus vaste et moins bien dessiné que celui de l'Atlantique. Amorcé
par le kiœo-niivo (courant noir) des côtes du Japon, le fleuve aérien
suit la courbe formée par les Kouriles, les Aléoutiennes et la pres-
qu'île d'Aliaska, côtoie l'Orégon et la GaUfornie, alimente de ses
vapeurs condensées les grands lacs de l'Amériffue du Nord, redes-
cend à travers la vallée du Mississipi vers le golfe du Mexique, où
il produit ces norte si connus des marins, et reparaissant sur le
Pacifique sous le nom d'alizé, va rejoindre le courant équatorial qui
complète le circuit. En suivant ce tracé sur une carte, on remar-
quera que la branche descendante du circuit du Pacifique est assez
voisine de la branche montante du circuit atlantique ; elles sont
exposé«=^s, d.ms leurs fluctuations, à se mettre en contact et à réali-
ser les circonstances favorables à la for. nation des tornades et des
cyclones, si fréquens dans ces parages. Là évidemment est la source
des tempêtes qui désolent les régions tempérées.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans l'hôinisphère austral, M. de Tastes retrouve deux circuits
analo^'ues, qui sont comme les contre-parties des deux grands cir-
cuits de l'hémisphère boréal, mais dont les contours ont moins
d'ampleur. Remarquons maintenant que, dans les branches équato-
riales de tous ces circuits, le courant marche toujours de l'est à
l'ou'^st, pour se diriger ensuite vers les pôles ; il s'ensuit que la
circulation générale a lieu en sens inverse dans les deux hémisphères.
Ou s'explique ainsi pourquoi le sens du mouvement giratoire des
tourbillons qui parcourent ces fleuves aériens, invariable pour chaque
hémisphère, n'est pas le même au nord et au sud de l'équateur.
Sur l'hémisphère sud, les cyclones tournent toujours de gauche à
droite, comme les aiguilles d'une montre, et sur l'hémisphère nord
de droite h gauche. C'est bien le sens que la théorie assigne à la
rotation de tourbillons qui se forment dans les conditions indiquées.
Dans la partie sud de la mer des Indes, on constate encore des
traces de courans analogues ; mais la configuration de l'hémisphère
austral, où domine l'élément liquide, empêche les circuits de s'ac-
cuser aussi nettement que sur l'hémisphère boréal. Il semble que
des dérivations issues de ces circuits se confondent sur la mer libre
qui fait le tour du continent antarctique et y produisent un courant
continu dans le sens même de la rotation du globe. Pour compléter
cette esquisse, il nous reste à parler de l'Asie; cet immense conti-
nent est soumis à un régime tout spécial : au sud, les moussons ;
au nord, le type achevé du climat excessif, presque entièrement sous-
trait à l'action modératrice des vents marins. Enfin le pôle nord est
le centre d'une région à part où l'air n'est animé d'aucun mouve-
ment de sens constant, sorte de banquise aérienne, incessamment
entamée par les assauts que lui livrent les ondes des deux grands
circuits qui la côtoient. Les cartes du Bulletin international et
celles que publie le Signal Office montrent d'ailleurs que ces deux
courans se bifurquent assez fréquemment devant les promontoires
formés par les aires de hautes pressions de l'Asie et de l'Amérique
septentrionale, et que les branches dérivées qui atteignent les côtes
sibériennes et le Haut-Canada constituent un courant continu mar-
chant de l'ouest à l'est, comme celui des mers australes.
Cette nouvelle théorie de la circulation atmosphérique, que je
viens de résumer brièvement, semble s'adapter mieux qu'aucune
autre aux faits observés. Conmie le fait remarquer M. de Tastes
lui-même, elle laisse entièrement de côté les mouvemens secon-
daires dus à des circonstances locales, comme les brises de terre
et de mer qui régnent dans le. voisinage des côtes, des vents par-
ticuliers aux pays de montagnes, etc. Elle ne tient nul compte
non plus des courans ascendans ou descendans, qui jouent un si
grand rôle dans la théorie ordinaire fondée sur l'hypothèse des cen-
LA. MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE 183
très d'aspiration. Mais il ne serait probablement pas très difficile de
la compléter de manière à y faire rentrer ions les faits provisoire-
. ment laissés en dehors de son canevas. 11 importerait notamment,
— et je m'étonne que M. de Tastes ne l'ait point essajé, — de la
concilier avec l'existence indubitable des courans supéri<'urs, qui
ont, en général, plus de vitesse et de violence que les vents de sur-
face, comme le prouvent les observations faites au sommet du pic
de Teyde, dans l'île de Ténciifle, et celles qui se font journellement
au sommet du PJke's Peak, à une altitude de i,300 mètres. Il y a
là évidemment une lacune à combler. Paen n'empoche, au demeu-
rant, d'admettre, avec la plupart des météorologistes, que les vents
supérieurs se rapprochent souvent du sol : ils peuvent ainsi consti-
tuer régulièrement l'une des branches d'un courant circulaire de
surface, et de plus, lorsqu'ils s'almttent sur le domaine d'un cou-
rant polaire de direction opposée, faire naître ces troubles que nous
appelons tornades, cyclones ou bourrasques. C'est évidemment ce
qui arrive souvent dans la vallée du Mississipi.
En attendant que les courans des hautes régions nous soient
mieux connus, — et l'élude attentive du mouvement des nuages
finira par nous les faire connaître, — il est temps de coordonner
les riches matériaux qui ont été recueillis depuis vingt ans, pour
établir, par une discussion méthodique, le régime des courans infé-
rieurs. Ce sera un travail long et pénible ; mais, tant qu'il n'aura
pas été fait, la théorie des grands mouvemens de l'atmosphère ne
pourra s'appuyer que sur des bases plus ou moins hypothétiques.
Parmi ceux qui ont entrepris cette discussion préliminaire et hidis-
pensable des matériaux d'observation accumulés, il faut citer M. Elias
Looniis, en Amérique, qui a publié un grand nombre de mémoires
où les faits recueillis parle corps des signaux depuis 1872 sont exa-
minés, confrontés, pesés et classés avec une sagacité qui laisse
rarement prise à la critique (1). Il serait à souhaiter que la même
méthode lût appliquée aux observations fournies par les stations de
l'ancien continent, car on raisonne trop souvent sur des faits isolés,
que l'on se hâte de généraliser en laissant dans l'ombre tout ce qui
ne veut pas cadrer avec la thèse à soutenir.
AI. Loomis s'est appliqué à mettre en lumière toutes les circon-
stances qui accompagnent la formation et la marche des centres de
bupse pression, auiom- desquels soufflent les tempêtes, — tornades
ou cyclones, — et des a'res de haute pression que l'on dèt-igne
par le mot dî anticyclones^ parce que les isobares, tout en formant
(1) Mémoires de météorologie dynamiiiaii. Rtisultats de la discussion des cartes du
temps des États-Unis, par AL E. Loomis, traduits par M. IL Brocard. Paris, 1880;
Gautliier-Villirs.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
des courbes fermées comme dans le cas des cyclones, se succèdent
ici dans l'ordre inverse. Les anticyclones sont des montagnes d'air,
tandis que les cyclones sont des entonnoirs. Mais les isobares, autour
des anlicylones, sont plus espacées et les vents y sont plus faibles;
leur direction est l'inverse de celle qu'ils affecteraient dans un
cyclone. En Amérique, on a constaté que ces aires de haute pression
accompagnent souvent les cyclones dans leur marche à travers le
continent ; chez nous, au contraire, leur caractère principal est la sta-
bilité. En tout cas, l'étude de leurs propriétés sera peut-être d'un
grand secours pour la prévision du temps à long terme. Les anti-
cyclones accompagnent les périodes de beau temps; en hiver, ils
sont l'indice d'un froid persistant. M. Lespiault a fait remarquer
une coïncidence de ce genre à propos du caractère exceptionnel de
l'hiver de 1879-1880. On n'a pas oublié les traits généraux de l'hi-
ver en question : sécheresse à peu près absolue se prolongeant
pendant deux ou trois mois, ciel habituellement sans nuages,
brouillai ds fréquens, température excessivement basse (1), plusieurs
dégels sa'ns pluie suivis d'une reijrise de froid. Or, si Ion examine
les caries du temps publiées pendant cette période par le Bureau
météorologique, on constate que les isobares forment, pendant plus
de deux mois, sur l'Europe entière, un puissant anticyclone d'une
hauteur et d'une stabilité extraordinaires. Dèi le milieu du mois
de novembre, les hautes pressions tendent à s'établir sur l'ouest et
le centre de l'Europe; après quelques fluctuations, l'anticyclone
est complètement constitué le 9 décembre, et il se maintient presque
invariable jusqu'au 26 avec un maximum de pression de 785 mil-
limètres au sommet. Il s'allonge alors un peu vers le nord; le 28, il
est assailli par une forte bourrasque arrivant de l'ouest, et on dirait
qu'il va être coupé en deux; mais il résiste, il est seulement aplati
et refoulé vers le sud. C'est à ce moment qu'a lieu un premier dégel,
suivi bientôt d'une reprise du froid; l'anticyclone a repris sa posi-
tion et la garde jusqu'au 7 février, jour où une violente bourrasque
le rejette sur l'Abie. Pendant toute cette période, la carte des tem-
pératures est pour ainsi dire le décalque de la carte des pressions,
à cela près qu'il n'y a qu'un maximum dépression errant .^ur l'Eu-
rope centrale, tandis qu'on remarque souvent deux centres di-tincts
de froid. La température se relève sur le pourtour de l'anticyclone,
pendant que dans l'intérieur règne un froid très vi' (— 20 degrés à
Paris, + 11 degrés en Norvège). Enfin, au haut du Puy-de-Dôme,
le thermomètre marque 12 ou ià degrés de plus qu'à Gleraiont, et
(1) Le 11 décembre, à une heure du matin, le theimom'tre du parc de Saint-Maur
accusait 25"(i au-dessous de z to; c'est la température la plus basse qui ail été mesurée
à Paria. Daus les Ardennes, le froid a dépassé 30 degrés.
LA MÉTÉOROrOGIE NOUVELLE. 185
le vent soufile de l'ouest, tandis que le vent de plaine vient de l'est
ou du nord. Il y a là toute une série de phénomènes nettement
caractérisés, qui pourront être considérés comme des présages
certains d'une période de temps très beau et très sec.
Pour M. de Tastes,les aiiticyclonec ou aires de haute pression ne
sont autre chose que les espaces circonscrits par les courans géné-
raux : c'est ce qui nous explique leur stabilité. Mais le flot du cou-
rant général peut se frayer un chemin à travers le massif des hautes
pressions et en détacher des ilôts, tout comme les fleuves qui cou-
lent dans une vaste plaine se divisent en plusieurs bras et forment
des îles aux dépens de leurs rives. C'est par l'étude attentive de
ces îles et îlots de haute pression que la météorologie pratique peut
espérer d'étendre beaucoup son domaine. Pour nos climats, il
importe surtout de surveiller les fluctuations lentes des aires de
haute pression de l'Atlantique et de l'Asie, dont les bords sont tou-
jours visibles dans les Umites de la carte de l'Europe. En eifet, du
courant aérien qui circule entre ces deux régions semblent dépendre
les modifications du temps et les caractères des saisons.
IIÎ.
Jusqu'à présent, les efforts des météorologistes se sont portés de
. préférence vers l'étude de ces perturbations accidentelles que l'on
appelle bourrasques ou cyclones, de ces mouvemens tournans, par-
fois si dangereux, dont les propriétés, désormais suffisamment con-
nues, servent de base aux prédictions du temps à courte échéance.
D'après une récente communication de M. Ghevreul à la Société
nationale d'agricuUnre, ce serait Joseph Hubert, le continuateur
de l'œuvre de Pierre Poivre à l'île de la Réunion, qui aurait le pre-
mier, vers 17^8, reconnu et signalé le caractère giratoire des
cyclones. Ce n'est que beaucoup plus tard que les mêmes idées se
font jour en Anglet^^rre : on les trouve indiquées dans un écrit du
colonel Gdipper {Observations on winds and monsoons, Londres, 1801).
En 1818, Hubert était en possession delà formule complète du mou-
vement de rotation et de translation des cyclones. Dix ans plus tard,
Dove publie sa carte de la tempête du 25 décembre 1821, qui a tra-
versé le nord de l'Europe dans la direction du sud-ouest au nord-
est, et dont il signale le caractère cyclonique. Puis viennent les tra-
vaux de W.-C. Redfield (1831), de sir William Reid, d'Henri
Piddington, sur les ouragans des Antilles et de la mer des Indes.
Les lois des ouragans, telles qu'elles se dégagent de ces recher-
ches, sont d'une remarquable simplicité. Les ouragans (cyclones,
typhons, etc.) sont des tourbillons dans lesquels la violence du
vent augmente de la circonférence jusqu'à une certaine dislance du
186 REVUE DLS DEUX MONDES.
centre, où la liireur de la, tempête s'éteint subitement; sur les deux
bords du calme central soufllent des vents de directions diamétra-
lement opposées. Le sens de la rotation de ces tourbillons est con-
stant pour chaque hémisphère : sur l'hémisphère nord, le mouve-
ment de l'air a lieu de droite à gauche (en sens inverse de celui
des aiguilles d'une montre), et de gauche à droite (dans le sens des
aiguilles) sur l'hémisphère s ad. De là, pour notre hémisphère, la
règle de Buys-Ballot : o Tournez le dos au vent, étendez le bras
gauche, le centre est dans cette direction. » Ce serait le bras droit,
pour l'hémisphère opposé. Mais ces tourbillons ne tournent pas
sur place : ceux qui naissent dans les régions tropicales parcourent
des irajectoijes paraboliques qui s'infléchissent d'abord vers l'ouest,
puis montent vers les pôles pour revenir ensuite vers l'est. Ces
paraboles ne sont peut-être que des portions d'un circuit fermé,
légèrement elliptique, où les tourbillons flottent ainsi que des
bouées entraînées par un cours d'eau. Les tornades de l'Amérique
du Nord suivent d'autres routes; mais, pour chaque région du
globe, l'itinéraire de ces redoutables visiteurs varie assez peu. La
vitesse de leur mouvement de tianslation est en moyenne de 30 ou
ho kilomètres, mais elle peut être beaucoup plus grande. Une con-
séquence de ce déplacement rapide des tourbillons, c'est que les
vents sont plus forts dans le demi-cercle où la vitesse de rotation
s'ajoute à la vitesse de translation, que dans le demi-cercle opposé,
où les deux vitesses sont de sens contraires : le tourbillon a un
bord maniable et un bord dangereux (pour notre hémisphère, c'est
le demi-cercle situé à droite de la trajectoire). Les manœuvres
recommandées aux navires qui se trouvent sur la route d'un cyclone
ont pour but d'éviter le passage du centre et de fuir le bord dan-
gereux. Quant à la distance à laquelle on se trouve du centre, il
faut tâcher de la conclure de la marche du baromètre, qui baisse
d'une manière continue depuis la circonférence jusqu'au centre, où
s'observe le minimum. Dans certains cas, la dépression baromé-
trique a dépassé 50 millimètres.
« Il faudra connaître les runes de la tempête, dit la Vohunga-
Saga, si tu veux garder saufs, dans la baie, tes coursiers à voiles ;
il faut les graver sur la carène et le gouvernail, w L'homme de mer
les connaît désormais suffisamment pour ne plus se trouver dé.-armé
en face des redoutables météores qui le guettent sur sa route ;
avec un peu d'expérience, il est en état de juger la distance et la
direction de son ennemi et parvient à lui échapper. Le commandant
Bridet termine ainsi la préface de sa célèbre Élude sur les ouragans
de Ihéniisphlre austral, destinée aux marins : « Je n'ai plus qu'à
leur recommander vigilance et foi aveugle, ils se riront de la fureur
des vents qu'ils auront appris à maîtriser, et ils affronteront sans
LA IVrÉTÉOROLOGlE KOUVELlE. 187
crainte les tempêtes qui leur étaient si funestes auparavant. » Il
est certain que les cyclones sont déjà moins redoutés des marins;
quelques-uns se sont enhardis jusqu'à s'en jouer, à les « enfour-
cher» pour abréger certaines traversées. Cela sappelletakingaride
upoii a njdoue. Le 24 octobre 1862, le navire marchand Lady
Clifford, capitaine Miller, est ailé ainsi très vite de INagoreà Madras,
à la faveur d'un cyclone dont le centre passait sur Pondichéry. Au
mois de juillet 18/18, le capitaine Erskine a pu abréger de la même
façon la traversée du cap de Bonne-Espérance à Sidney; le cha-
pitre V du livre de M. Bridet a pour titre : Manière d'utiliser les
cyclones pour se rendre à sa destination.
Il faut convenir toutefois que les lois qui viennent d'être exposées
ne sont pas absolues. En traçant sur une carte les cercles concen-
triques qui représentent les circonvolutions d'un cyclone et en
figurant par des flèches la direction des vents observés en divers
points, on constate le plus souvent que ces flèches, loin d'être tan-
gentes aux circonférences, les coupent sous un angle aigu : preuve
évidente que l'air qui circule dans le tourbillon aiflue du dehors en
dedans. D'après Redfield, l'ohliquité des flèches est d'environ 5 ou
10 degrés pour les grands cyclones qu'il a étudiés, et il pense qu'elle
ne dépasse jamais 2 quarts (22° 1/2). Piddington admet qu'elle peut
atteindre 2 et même 3 quarts et produire une assez forte attrac-
tion vers le centre. Il cite à l'appui de cette opinion l'histoire du
Ckarles-IIeddle, qui, surpris par un cyclone dans la mer des Indes
le 22 février 18Ù5, et ayant perdu toutes ses voiles, fut forcé de tour-
noyer autour du centre « ainsi qu'une phalène autour d'une chan-
delle, » et de faire, du 22 au 27, cinq tours entiers, en décrivant
des spires de plus en plus resserrées. Pour les bourrasques ou tem-
pêtes ordinaires qui traversent nos continens, l'obliquité des vents
■par rapport aux isobares circulaires est parfois encore plus sen-
sible, car M. Loomis déduit d'un grand nombre d'observations une
inclinaison moyenne de hb degrés.
S'appuyant sur ces faits, des météorologistes distingués, comme
M. Mohn, M. Wilson, M. Meidrum, rejettent maintenant les dia-
grammes circulaires des tourbillons et les remplacent par des spi-
rales. M. Meidrum a développé ses idées dans un mémoire où l'on
trouve une critique assez vive des manœuvres faites par divers
navires aux prises avec le désastreux cyclone de février 18(30, et
qui ont eu le tort de se fier à la « loi des tempêtes (1). » M. Bri-
det a réfuté ces critiques dans la dernière édition de son livre ,
(1) M. le capitaine Ansart, l'un de ceux qui ont eu le bonheur d'échapper au
cyclone, se range au même avis dans sa Théorie rationnelle des ouragans. Paris, 1875;
Berger-Levrault.
ISS REVUE DES DEUX MONDES.
mais le mouvement centripète de l'air dans les tourbillons est un
fait trop manifeste pour être nié. « Tous les navigateurs qui ont
traversé des cyclones, dit l'amiral Mouchez (1), sont unanimes à
reconnaître qu'il faut lutter énergiquement quand on y pénètre
trop avant pour réussir à s'écarter du centre : c'est là une preuve
évidente d'abord que le vent tourne en se rapprochant du centre,
c'est-à-dire en spirale, et ensuite qu'au centre du cyclone le mouve-
ment de l'air a heu de bas en haut; car, s'il avait lieu en sens con-
traire, il produirait à la surface de la mer un vent centrifuge qui
écarterait les navires de la zone dangereuse, ce qui malheureuse-
ment ne s'est jamais vu. » M. Knipping, dans ses intéressantes
études sur les typhons du mois de septembre 1878 et 1879, arrive
à cette conclusion que l'obliquité des vents, variable selon les cir-
constances, peut dépasser 60 degrés ; les routes des molécules d'air
qui affluent vers le centre s'infléchissent d'abord en spirales et devien-
nent, plus piès du centre, presque circulaires. La trajectoire d'un
typhon, déterminée d'après ces principes, peut être très différente
de ce qu'elle serait si on l'établissait suivant l'ancienne méthode par
des relèvemens du centre perpendiculaires à la direction des vents.
Il est clair que la question reste ouverte et qu'il faudra sans
doute attendre encore bien des aînées avant que les météorologistes
s'accordent sur la véritable nature de ces mouveniens tournans. En
attendant, toutes ces discussions ont un peu ébranlé la confiance
des marins dans lesrèj;les pratiques qu'on leur recommande comme
infaillibles. M. Faye a pris à tâche de la raffermir en réfutant toutes
les objections dans un élo juent plaidoyer, qu'il a intitulé : Défense
de la loi des tempêtes (2j, et dans de nombreuses communications
à l'Académie des sciences. Il fait remarquer avec raison que l'in-
détermination des routes spirales que l'on assigne aux molécules
d'air entraînées dans le tourbillon ne permet pas d'établir des règles
de manœuvre simples et précises, de sorte que, privés de tout fil
conducteur, les marins n'auront plus qu'à se fier à leur inspiration.
L'histoire des navires tels que le Charles IJeddle ou VEarl of Dal-
housie, qui, enveloppés par un cyclone, en ont fait le tour malgré
eux quatre ou cinq fois dans l'espace de quelques jours, prouve
assez que l'erreur qui peut résulter de l'hypothèse circulaire n'est
pas aussi grande qu'on veut bien le dire ; et en attendant mieux on
fera sagement de ne pas y renoncer.
La discussion sur la vraie forme des tourbillons se complique
d'ailleurs d'une question de théorie que nous devons nous borner
à effleurer ici. Le fait de l'obliquité des vents est l'argument prin-
(1) Mission de Saint-Pard. (Hecueil de mémoire^ rapports et documens relatifs au
passage de Vénus.)
(2) Annuaire du Bureau des longitudes, 1875.
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 189
cipal des nombreux partisans de l'Iiypothèse de l'a^^piration, qui
cherchent l'origine de tous les mouvemens tourbilionnaires dans
des conrans ascendans causés par réchauffement du sol. Après les
travaux du météorologiste américain Espy, cette hypothèse a trouvé
d'hahiUs défenseurs dans M. Th. Reye et M. Peslin, qui ont fait
intervenir dans la question la théorie mécariique de la chaleur. On
suppose qu'une nappe d'air surchaufïée au contact du sol sous l'in-
fluence d'un soleil ardent finit par se trouver dans un état d'équi-
libre instable : il suffit dès lors d'un trouble accidentel pour rompre
le charme, et des courans d'air chaud qui affinent rie tous les côtés
s'engouffrent dans la trouée pour monter à des hauteurs vertigi-
neuses. L'ascension des colonnes d'air léger est singulièrement faci-
litée par la présence de la vapeur d'eau, qui, en se condensant dans
les régions supérieures plus froides, dégage de la chaleur qui
entretient, pour ainsi dire, la dilatation de l'air et la poussée ver-
ticale qui en résulte. Mais les différences de température qui peu-
vent exister dans l'atmosphère sont-elles comparables à celles que
produit un feu allumé dans un foyer, et la gaine d'air froid qui
entoure une colonne ascendante peut-elle jouer le rôle d'une che-
minée qui active le tirage? M. Reye a calculé la vitesse que doit
prendre, dans certaines conditions, un courant ascendant d'air
chaud saturé de vapeur d'eau, et il a trouvé ainsi des vitesses con-
sidérabKs; mais il a complètement ou1>lié de tenir compte, dans ses
calculs, de la résistance du milieu ambiant, qui est ici du même
ordre que la force impulsive.
Pour rendre compte du mouvement giratoire des vents d'aspira-
tion, on a recours à la rotation de la terre, qui fait dévier en sens
contraires les courans attirés du nord et du sud, et leur imprime
des obliquités analogues à celles des alizés et des contre-alizés ;
l'effet doit augmenter avec le diamètre du tourbillon, qui, parfois,
dépasse 2,000 et même 3,000 kilomètres. Quant au mouvement de
progression du centre, l'explication la plus acceptable était encore
celle qui avait été proposée par M. Mohn. D'après cet auteur, les
grandes pluies qui accompagnent un ryclone rjans sa marche se
produisent à l'avant; à l'arrière, le ciel est moins chargé de nuages,
il ne pleut pas; dès lors, le mouvement de translation du centre
pourrait avoir pour cause la différence de pression entre l'arrière
et l'avant, due à la condensation des vapeurs. Mais l'on voit des
dépressions barométriques, et même des tornades, marcher sans
qu'il tombe une goutte de pluie, et M. Loomis, après avoir discuté
un grand nombre de cas de ce genre, conclut que « la pluie n'est
point essentielle à la formation des aires de basse pression et n'est
pas la cause principale de leur mouvement de progression, d
Gomme s'ils sentaient eux-mêmes la faiblesse de leurs raisonne-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
mens théoriques, les partisans de l'aspiration cherchent à les étayer
d'analogies plus ou moins forcées. M. Reye (1) reproduit une quan-
tité de récils concernant des trombes de fumée observées au-des-
sus d'une forêt ou de vastes amas de broussailles auxquels on avait
mis le feu, au-dessus du volcan de Sanlorin, etc. Il ciie les témoi-
gnages que M. Espy a recueillis et qui se rapportent à des orages
de pluie provoqués par des incendies ; parmi les plus curieux, il
faut noter celui de M. G. Mackay, qui se vante d'avoir réussi plus
d'une fois à « faire la pluie » en allumant les hautes herbes d'une
prairie par un ciel parfaitement serein. Dobrizholfer rapporte aussi
que les Indiens mettent le feu aux prairies pour faire tomber la
pluie. 11 y aurait sans doute intérêt à instituer des expériences de ce
genre sur une grande échelle et dans des conditions neitement
déterminées. Jusqu'à ce jour, on a trop négligé les ressources que
l'expérimentation directe peut offrir toutes les fois qu'il s'agit de
vériiier les conséquences d'une théorie; il y a lieu de le regretter
d'autant plus que l'hydrodynamique, la science du mouvement des
fluides, est à peine née et se trouve impuissante à résoudre la plu-
part des problèmes que lui pose la pratique : elle se borne à les
« mettre en équation, » et ce n'est qu'à coups d'hypothèses et de
restrictions qu'on arrive parfois à établir un résultai qui ressemble
à une loi. On ne cite guère, pour appuyer la théorie de l'aspira-
tion, que des expériences sur le tirage des hautes cheminées, une
expérience de cabinet, due à M. E-py, qui consiste à produire une
trombe d'eau dans un tube de verre placé sous une machine souf-
flante, etc., et il est à peine besoin de faire remarquer combien,
par la nature des appareils cojpîoyés, on s'éloigne ici des condi-
tions dans lesquelles s'accompHssent les phénomènes météorologi-
ques. Lorsqu'il s'agit de la théorie des mouvemens giratoires des
venis, on se contente le plus souvent d'invoquer l'analogie des
tourbillons qui se forment dans les rivières, ou les résultats de
quelques expériences déj\ anciennes qui se rapportent à des tour-
billons provoqués artificiellement dans un liquide. Telles sont les
expériences de Saulmon, de l'ancienne Académie des sciences, ou
celle du comte X. de Alaistre, qui excite le tourbillon par la rota-
tion d'un volant à quatre ailes, placé au centre ; il trouve qu'une
couche d'huile, déposée sur l'eau dans l'entonnoir qui se forme,
est d'abord entraînée vers le bas, puis, arrivée au contact de l'ob-
stacle du fond, remonte en gouttelettes tout autour du tourbillon
qu'elle a quitté. Il y a donc ici un mouvement descendant suivant
les spires dune hélice conique, et un mouvement ascendant tumul-
(1) Die Wirbelstiirme, Tornados und Wettersàulen, von Th. Reyo, 2' édition.
Hanovre, 1880.
LA MÉTÉOROLOGTE NOUVELLE. ^91
lueux en deiiors du coue. C'est bien ce qui s'observe dans les
tourbillons des cours d'eau, qui eng'outissent les nageurs impru-
dens et même des barques légères, les entraînant jusqu'au fond et
les laissant remonter à la surface un peu plus loin. Gomme l'a dit le
général Morin, les bateliers des grands fleuves connaissent ce dan-
ger et savent que le seul moyen d'éciiapper à sa perte, quand on
est saisi par le tourbillon, est de se laisser couler vers le fond, oii
son action cesse à peu près de se faire sentir, puis de chercher à
regagner, le plus loin possible, la surface de l'eau, en nageant
horizontalement pour s'en écarter. D.-s expériences du même genre
ont été encore entreprises par OErsted et plus récemment par
M. Lalluyeajx d'Ormay, par M. Hirn, parle docteur Andries ; quel-
ques-uns de ces expérimentateurs ont constaté que, lorsque le
fluide était mis (.n giratioa par le haut, le courant dans le tourbillon
était asceodatit.
Jusqu'à ce jour, ni l'expérience ni l'observation directe n'ont pu
trancher la question de savoir si, à l'intérieur des trombes, tor-
nades, cyclones et autres tourbillons semblables, le courant va de
bas en haut ou de haut en bas. M. Faye soutient, contre les parti-
sans de l'aspiration, que le mouvement est toujours descendant,
même dans les trombes, et il attribue à une illusion d'optique,, à
un préjugé invétéré, l'opinion qui veut que les trombes marines
pompent l'eau. Il semble assez difficile de concilier l'hypothèse d'un
courant descendant avec les nombreuses relations qui prouvent que
les trombes terrestres soulèvent et transportent à de grandes dis-
tances des corps très lourds : partout, ce sont des arbres arrachés
avec leurs racines, des meules de foin emportées jusqu'aux nues,
des hommes et des animaux enlevés, des débris de toute sorte
semés à des distances de plusieurs lieues. La trombe de Hallsherg
(1875) jette une machine à battre le blé par-dessus les ruines d'une
grange; celle de Moncetz (1874) soulève plusieurs personnes à
2 mètres du sol; un scieur de long voit sa voiture à bras, laissée
à quelques pas de lui, disparaître dans l'air par une ascension
presque verticale. 11 serait fastidieux d'énumérer tous les faits du
même genre qu'on peut relever dans les ouvrages spéciaux.
Au reste, deux monvemens de sens contraire pourraient bien
coexister dans les tourbillons. « Dans le cratère de Saint-Paul, dit
l'amiral Mouchez, où ce remarquable phénomène se reproduisait si
fréquemment sous l'influence des rafales tombant du haut des mon.-
tagnes et réfléchies sur les parois opposées, on voyait toujours des
colonnes d'eau et de vapeur s'élever à JO ou 30 mètres de hauteur
et dessiner nettement l'axe de ces tourbillons, bien que la compo-
sante verticale eût évidemment une direction de haut en bas. »
Quelques météorologistes ont essayé de concilier les opinions con-
192 IIEVUE DES DEUX MONDES.
traiies, en admettant que l'air pénètre dans les cyclones à la fois
par la base et par le sommet et qu'il est expulsé latéralement; d'au-
tres soutiennent qu'il afllue en bas et déborde en haut, ce qui s'ac-
corde avec l'existence des aires de haute pression à côté des dépres-
sions qui marquent les centres des bourrasques. Cette opinion
trouve un appui dans les résultats auxquels M. Clément Ley,
M. Hildebrand llildebrandsson, M. Loomis, ont été conduits par
l'étude de longues séries d'observations des cirrhus recueillies en
Angleterre, en Suède, en Danemark et en d'autres parties de l'Eu-
rope ainsi qu'aux États-Unis. D'après ces deux météorologistes, les
mouvemens des nuages prouveraient que, dans les hautes régions
de l'atmosphère, l'air s'éloigne desminima de pression et afflue vers
les maxima, tandis que l'inverse a lieu près de la surface terrestre.
Dans l'état actuel de la science, la théorie mathématique de ces
phénomènes est à peine abordable, et peu de géomètres s'y sont
risqués. Il y a quelques pages consacrées aux tourbillons dans les
savans mémoires de M. Boussinesq ; on trouve aussi dans les traités
de mécanique la démonstration d'une loi déjà indiquée par Léonard
de Vinci, d'après laquelle la vitesse angulaire des molécules croît
en raison inverse du carré du rayon. Mais cette loi est en défaut
près du centre, où nous savons que la vitesse s'annule. M. A. Col-
ding est parvenu à établir des formules qui répondent mieux à la
réalité des choses, car elles font prévoir l'existence d'un calme cen-
tral (!). En les appliquant aux ouragans du 2 août 1837 et du
21 août 1871, observés l'un et l'autre à Saint-Thomas, M. Colding
fait voir qu'elles représentent très bien la marche du baromètre
telle que la donnent les observations. Il conclut de sa théorie que
des courans qui rasent le sol pénètrent dans les cyclones toutes
les fois qu'un obstacle ralentit la vitesse de rotation; ces courans s'y
élèvent et, parvenus au sommet, sont refoulés vers la circonférence.
Enfin M. Colding démontre que les bords des fleuves aériens qui cir-
culent côte à côte entre les pôles et l'équateur présentent les con-
ditions voulues pour la production des mouvemens tournans, mais
avec cette différence que, sur la rive gauche, il peut facilement naître
des tourbillons violons qui, tous, tournent contre le soleil, tandis que
les mouvemens tournans qui se produisent à droite et qui nécessai-
rement tournent avec le soleil, ne peuvent jamais devenir des oura-
gans ni même des bourrasques. Il s'agit ici de l'hémisphère nord;
sur l'hémisphère sud, c'est la rive droite qui fournit les tourbillons.
La théorie mécanique de la chaleur, à laquelle on n'a pas manqué
de faire appel en dernier ressort, a répondu, comme l'oracle, à
(1) Nogle Bemœrkninger om Luftens Slrœmingsforhold. Copenhague, 1871. — Om
Hvirvelstormsn paa Saint-Thomas. Copenhague, I81i.
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 103
chacun selon ses désirs. Au premier qui l'a consultée elle a répondu
que l'air, s'il était entraîné de haut en bas, s'échaufferait par com-
pression, que dès lors il ne pourrait y avoir de pluie dans un tour-
billon descendant. A l'autre elle a dit que la chaleur de compres-
sion serait absorbée par la vaporisation des lambeaux de nuages,
formés d'eau et d'aiguilles de glace, qu'entraînerait avec lui If
courant descendant, qui arriverait au sol, saturé de vapeur et très
froid. Il faut, on le voit, renoncer à cet argument à deux tranchans.
On s'est encore demandé si la thermodynamique pouvait indiquer
la source de l'énorme force vive que possède un ouragan, et qui
doit être incessamment renouvelée à mesure qu'elle s'use par le
frottement, par la résistance du milieu ambiant, et par les ravages
qu'elle exerce. Le terrible cyclone du 10 octobre 1780, qui s'éten-
dit sur toutes les Antilles et jusque dans le nord de l'Atlantique, fit
sombrer une centaine de navires, arracha des bancs de corail du
fond de la mer, renversa les plus solides édifices, et, sur quelques
îles, ne laissa rien debout, ni arbres ni demeures : à Sainte-Lucie,
six mille personnes furent ensevelies sous les décombres ; à la Mar-
tinique, le nombre des victimes dépassa neuf mille. L'ouragan de
1844, qu'on appelle « l'ouragan de Cuba, » fit sombrer ou démâta
soixante-dix navires, et produisit à la Havane seulement, dans l'es-
pace de quelques heures, des ravages estimés à plus de 20 millions
de francs. Or, ces effets destructeurs, qui frappent l'imagination,
sont bien peu de chose au prix du travail mécanique total accompli
par le vent qui alimente le cyclone, en ne tenant même pas compte
de la force incessamment dépensée à soulever les flots. D'après
Redfield, le cyclone de Cuba couvrait un esi^ace de 500 milles ; en
ne considérant qu'un cylindre de 320 kilomètres de diamètre et
d'une hauteur de 100 mètres, et en supposant que le vent s'écartait
d'environ 6 degrés de la direction tangenlielle lorsqu'il s'engouf-
frait dans le cyclone avec une vitesse de hO mètres par seconde
(1/iZi kilomètres par heure), M. Reye a calculé qu'au bout de cinq
heures la masse d'air contenue dans cet immense cylindre se trouvait
déjà complètement renouvelée. Les 500 millions de kilogrammes
d'air que les poumons de la tempête aspirent chaque seconde repré-
sentent ÙO milliards de kilogrammètres, soit au bas mot une force
de 500 millions de chevaux-vapeur, mise en œuvre durant trois
jours : c'est, dit l'auteur, au moins quinze fois ce que peuvent four-
nir, dans le même temps, tous les moulins à vent," roues hydrau-
liques, machines à vapeur, locomotives, hommes et animaux du
monde entier. Où faut-il chercher la source de ce prodigieux travail
moteur? M. Reye la trouve dans les pluies qui accompagnent les
cyclones. En prenant la moyenne des données qu'on possède pour
TOME LIV. — 1882. 13
19/i REVUE DES DEUX MONDES.
quelques-uns des ouragans les mieux étudiés, il admet que, dans
un rayon de 250 kilomètres, il tombe 200 millions de kilogrammes
d'eau par seconde. Avec une hauteur de chute de 300 mètres, cela
donnerait un travail moteur de 800 millions de chevaux, fourni par
la pesanteur ; mais la condensation de la vapeur d'eau qui produit
ces averses dégage 120 milliards de calories par seconde, dont l'é-
quivalent mécanique ne représente pas moins de 660 milliards de
chevaux ! C'est plus de mille fois la quantité de travail qu'exige la
respiration du cyclone. Le poids de la vapeur entraînée par l'air qui
entre dans le cyclone, et qui se refroidit en s' élevant, ne dépassera
pas 6 ou 7 millions de kilogrammes ; cependant sa chaleur de con-
densation représente encore au moins quarante fois le travail exigé.
On voit par ces chiffres que le réservoir de force vive capable
d'alimenter l'ouragan ne fait pas défaut : mais ce que la théorie de
l'aspiration laisse dans l'ombre, c'est la manière dont cette riche
provision de chaleur est convertie en travail mécanique et employée
à produire le mouvement de rotation et de translation.
Dans les tornades, notamment, la vitesse de rotation peut atteindre
100 mètres par seconde, et la vitesse de progression est parfois
celle d'un train express ; pour expliquer ces mouvemens violens,
il faut toujours revenir aux grands courans atmosphériques, dont
la vitesse, dans les régions supérieures, paraît être toujours con-
sidérable. Par l'observation des cirrhus, on a trouvé assez souvent
des vitesses de 150 kilomètres à l'heure, et parfois !!00 ou 250 kilo-
mètres. On sait aussi que M. Rollier, parti en ballon de Paris, le
24 novembre 1870, fut forcé de descendre, quatorze heures après,
dans les montagnes de la Norvège, et qu'à un certain moment, à
l'altitude de !i,000 mètres, la vitesse du ballon était de 30 lieues à
l'heure. Quand ces courans descendent à la surface et qu'ils y
rencontrent des courans dirigés en sens contraire, on conçoit sans
peine qu'ils donnent naissance à des tourbillons d'une violence
extraordinaire. C'est l'impulsion d'un irrésistible flot d'air concen-
trée subitement sur un seul point. « La trombe, dit à ce propos,
M. Faye, est un simple organe de transmission de la force ; c'est
un outil gigantesque qui recueille en haut la force vive dans son
vaste entonnoir et qui l'amène en bas en la concentrant sur un
petit espace pour la dépenser contre l'obstacle du sol. » Que les
courans à l'intérieur du tourbillon soient d'ailleurs ascendans ou
descendans, c'est une question qu'il sera permis de réserver. Il en
est de même du rôle qu'il convient d'attribuer à l'électricité dans la
production de ces phénomènes, et qui pourrait bien être, pour les
trombes en particulier, le rôle principal. Malheureusement l'origine
de l'électricité atmosphérique, dont la tension paraît augmenter avec
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. î^b
l'altitude, et la manière dont elle intervient dans la plupart des
grandes crises de la nature, sont encore mal connues (1).
Pour les orages, on sait au moins qu'ils marchent comme les
bourrasques ordinaires, ce qui permet d'en signaler l'approche aux
régions menacées. Longtemps on avait admis comme un axiome
que les orages se formaient sur place. Pour un simple spectateur,
un orage est un accident local, une sorte de drame isolé qui éclate
à l'improviste, au milieu du calme trompeur des élémens; un drame
avec l'unité de temps et de lieu. Et pourtant, à plusieurs reprises,
des enquêtes conduites avec un grand soin (comme celle de l'Aca-
démie des sciences sur le terrible orage à grêle du 13 juillet 1788)
avaient révélé que ces météores nous viennent de la mer et par-
courent nos pays dans la direction du sud-ouest au nord-est. En
dépit de ces constatations réitérées, il a fallu que la télégraphie mé-
téorologique fût née pour qu'on se décidât à renoncer à un vieux
préjugé.
IV.
La prévision du temps à courte échéance, dans l'état actuel de la
météorologie, est fondée sur l'interprétation des signes précurseurs
des bourrasques : c'est essentiellement une affaire d'expérience
personnelle, pour ne pas dire un art, car on n'a, pour se guider,
que des règles empiriques. C'est toujours le baromètre, — le
même instrument qui, en 1660, permit à Otto de Guericke d'an-
noncer à ses amis l'approche d'un ouragan, — c'est toujours le
baromètre qui est notre principale source d'information; seulement
le télégraphe en a centuplé la valeur. Nous sommes loin du temps,
pourtant si près de nous, où l'on se contentait de lire : beau fixe,
variable, pluie, tempête sur l'échelle de son baromètre, tout en
riant des déceptions qu'il vous causait. Aujourd'hui nous deman-
dons le secret du lendemain à la disposition des isobares, qui sont
comme un dossier d'enquête contenant les dépositions d'une cen-
taine de témoins. Lorsqu'elles s'arrondissent et se ferment autour
d'une dépression, c'est une bourrasque qui nous arrive de la mer
avec son cortège de pluie et de vents. Toutes choses égales d'ail-
leurs, nous savons que la menace est plus grave quand les isobares
se montrent serrées autour de la tempête qui approche que lors-
qu'elles s'écartent et se détendent alentour. En d'autres termes,
la violence des vents est en raison de la pente atmosphérique, du
gradient, comme on dit habituellement, car les isobares, qui sont
(1) Voir à ce sujet l'intéressante conférence do M. Spring publiée dans la Revue
5c?en<27igrMe du 12 août.
196 BEVUE DES DEUX MONDES.
des courbes de niveau, se rapprochent d'autant plus que cette pente
est plus prononcée. La forme et la disposition de ces courbes peut
donc faire reconnaître l'existence d'une perturbation, et sa marche
à travers l'Europe se devine d'après ses premiers pas. Quand la
bourrasque est sur nous, en un même point, le vent tourne assez
vite et, sous nos climats, le plus souvent avec le soleil (de l'est au
sud), comme le veut la loi de Dove. Cette loi n'est, au fond, qu'une
conséquence particulière de la loi des tempêtes : la rotation de la
girouette correspond au passage d'un tourbillon dont la trajectoire
passe au nord de la station considérée.
Aux indications des isobares il faut joindre celles que fournit la
marche du thermomètre; d'autres pronostics se tirent de Vctat du
ciel. Ces fins nuages, formés d'aiguille de glace, qu'on nomme des
cirrhus et qui flottent en longues bandes à des hauteurs prodi-
gieuses, sont les premiers avant-coureurs du mauvais temps; puis
apparaissent des nuages plus épais, plus lourds et plus foncés, dont
les aspects variés et caractéristiques sont des symptômes qu'il ne
faut, point négliger.
En somme, nous dit M. Mascart dans une conférence recueillie par
M. Th. Moureaux, d'après les vérifications que le Bureau central
demande régulièrement à ses correspondans les plus autorisés, les
averlissemens maritimes, portant principalement sur la probabilité
de la direction et de la force du vent, réussissent 83 fois sur 100 ; les
avertissemens agricoles, qui concernent les probabilités de pluie, de
beau temps, etc. se confirment seulement 78 fois sur 100. Mais la
valeur de ces résultats, déjà considérables, s'accroît chaque année,
et les services rendus ne peuvent être contestés.
Malgré les conditions, à beaucoup d'égards défavorables, oii se
trouve encore placé le Meteorological Office de Londres, le succès
des avertissemens qu'il expédie aux ports du Royaume-Uni est éga-
lement satisfaisant, comme le prouve le résumé des résultats de l'an-
née 187A présenté au parlement anglais. Sur un nombre total de
317 avis expédiés en 187Zi, ihk (soit hb pour 100) ont été justifiés
par des coups de vents forts ou des tempêtes, lOA (33 pour 100)
par des coups de vents modérés; 52 (16 pour 100) n'ont pas été
justifiés, et dans 17 cas seulement (5 fois sur 100) l'avis a été reçu
trop tard. Ce qui reste à faire se trouve nettement indiqué dans l'in-
téressant petit livre qu'a publié récemment le secrétaire du Bureau
météorologique et qui a été traduit en français par MM. Zurcher et
MargoUé. M.Scott se plaint de l'absence de stations convenablement
distribuées sur les côtes ouest de l'Irlande et de l'Ecosse , régions
d'où il importerait d'avoir de bonne heure l'annonce des change-
mens de temps. Mais, d'une part, les communications télégra-
phiques sont peu développées dans ces régions presque désertes,
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 197
et, de l'autre, les endroits habités se trouvent dans des baies abri-
tées où la vraie force du vent est difficilement connue, d'où l'on
ne peut, par conséquent, obtenir des renseignemens très exacts.
C'est ce qui arrive, par exemple, pour les stations de Valentia et
de Greencastle. 11 serait aussi fort utile d'avoir des postes avancés
à Saint- Kilda, la plus occidentale des Hébrides, et aux îles Féroë,
situées au nord de l'Ecosse, car un grand nombre de tempêtes, et
des plus désastreuses, arrivent de la partie nord de l'Atlantique en
passant sur ces îles; mais l'importance commerciale d'une commu-
nication télégraphique avec ces rochers étant à peu près nulle, il
n'est guère probable qu'on se décide à l'établir dans un intérêt
scientifique. Et pourtant les avis que pourraient envoyer ces sta-
tions avancées seraient plus précieux, à en croire M. Scott, que
ceux que procurerait une communication télégraphique avec les
Açores, plus précieux même que les télégrammes reçus des États-
Unis. Les avis que le Bureau météorologique de Londres a reçus,
pendant assez longtemps, de la station de Heart's-Content (Terre-
Neuve) n'ont pu être utilisés pour deux raisons : d'abord parce que
cette station est trop abritée des vents du large; ensuite, parce que
les tempêtes qui traversent quelquefois l'Atlantique d'une rive à
l'autre changent de caractère en route, se transforment et même se
perdent complètement. « Quand les tempêtes du continent améri-
cain passent sur l'Atlantique, dit M. Loomis, elles subissent géné-
ralement d'importans changemens dans l'espace de quelques jours
et sont souvent comme absorbées par d'autres tempêtes qui parais-
sent naître sur l'Océan, de sorte qu'on peut rarement les suivre
dans tout leur trajet. » M. Scott cite, à ce propos, le coup de vent
qui, le 30 novembre 187Zi, fit sombrer le bateau à vapeur la Plata
près des îles de la Manche ; cette tempête s'éteignit ensuite complè-
tement et disparut avant d'avoir traversé la mer du Nord.
Nous savons que le plus souvent les bourrasques suivent le fil
du grand courant que M. de Tastes appelle le gulf stream aérien,
courant dont le lit éprouve une lente oscillation qui tantôt le rap-
proche de nous en le ramenant au sud, tantôt le relève vers les
hautes latitudes; il semble aussi qu'une branche dérivée va rejoindre
un large courant circumpolaire. On a eu la pensée d'utiliser cette
disposition des courans aériens pour des prévisions à huit ou dix
jours d'intervalle. Depuis quelques années, l'administration du
New-York Herald expédie à Londres et à Paris des avis annonçant
l'arrivée de tempêtes. Ces avis ne se justifient qu'aux époques où le
régime des basses pressions est établi dans nos régions; quand ce
sont les hautes pressions qui dominent, les perturbations venues
d'Amérique sont refoulées vers le nord et n'atteignent pas nos côtes.
En étudiant X Atlas de l'Observatoire de Paris et les cartes plus
1^' REVUE DES DEUX MONDES.
récentes de M. Iloflmeyer, M. Loomis est arrivé à cette coirclusion,
que, lorsqu'une dépression quitte les États-L'nis, la probabilité
qu'elle atteindra l'Angleterre quelque part est seulement de 1 : 9;
la probaMlité pour qu'elle produise une tempête au voisinage d'une
côte anglaise est de 1 : 6, et la probabilité d'une fraîche brise est
de 1 : 2. Nous sommes loin, on le voit, de l'assertion, souvent citée,
de M.. Daniel Draper, qui veut avoir constaté que, sur quatre-vingt-
six tempêtes parties de New-York, et dont il a suivi la marche, trois
seulement ne sont pas arrivées, soit à Yalentia, soit à Falmouth.
M. Hoffmeyer a examiné, de son côté, la marche des perturbations
de l'Atlantique pour deux périodes comprenant ensemble vingt et
un mois; il a trouvé que 19 sur 3/i, c'est-à-dire 56 pour 100; ont
atteint l'Europe, et sur ce nombre, 10 seulement, soit en tout 29
pour 100, ont amené des tempêtes. Quant aux lieux menacés, la
probabilité qu'une dépression partie deS' États-Unis amènera la
tempête en Europe est de 1 : 3 pour la Norvège, 1 : h pour les
Iles-Britanniques, 1 : 7 pour la France, et 1 : 11 pour le Portugal.
Ajoutons que les tempêtes qui atteignent l'Europe occidentale ne
viennent pas toutes de l'Amérique : sur 100 dépressions qui abor-
dent nos côtes, 12 viennent des régions arctiques de l'Amérique,
li7 de l'Amérique du Nord et du Canada, 5 des régions tropicales;
33 sont des minima partiels ou secondaires formés en plein Océan
par segmentation des perturbations principales ; 3 naissent sponta-
nément sur r Océan. Il s'ensuit que les avertissemens venus de
l'Amérique seule ne se vérifient en moyenne qu'une fois sur deux,
et qu'en tous cas la moitié seulement des tempêtes d'Europe peut
être annoncée par cette voie. Mais M. HolTmeyer estime que les
prévisions deviendraient tout à fait sûres, si l'on avait en même
temps les renseignemens des îles Féroë, de l'Islande, du Groen-
land et des Açores. Le YeiTier espérait beaucoup d'une communi-
cation télégraphique avec les Açores. Pour l'Angleterre, M. Scott
est d'avis qu'elle n'est guère intéressée à l'établissement de cette
communication, car en rapprochant les observations simultanées
faites pendant deux ans et demi aux Açores et à Valentia (Irlande),
on n'a remarqué aucun rapport entre les phénomènes obser\TS aux
deux stations.
Ce qui manque pour compléter nos informations peut paraître, à
première vue, hors d'atteinte : ce serait un réseau de stations
semées 5. la surface même de l'Atlantique jusqu'à une distance d'en-
viron 1,000 kilomètres de nos côtes. Elles serviraient à signaler les
bâtimens en détresse ou retenus par des vents contraires, en même
temps qu'à nous renseigner sur les conditions météorologiques du
large. Mais le problème des stations télégraphiques flottantes n'a
pas encore été résolu d'une manière vraiment pratique. On a pro-
LA MÉTÉOROLOGIE NOUVELLE. 199
posé d'ancrer des navires par de grandes profondeurs et de les
mettre en relation avec la côte par un câble sous-marin ; mais en
supposant qu'on réussît à vaincre les difficultés du mouillage à la
profondeur de 1,000 ou 2,000 mètres, il serait encore malaisé de
maintenir le câble électrique en bon état. On a pu s'en convaincre
en 1869 : l'amirauté anglaise avait permis de mouiller le navire de
l'état le Brisk, à titre d'essai, vers l'entrée de la Manche ; l'expé-
rience dut être abandonnée au bout de six semaines, et elle coûta à
ses promoteurs, nous dit M. Scott, a autant de mille livres sterling
que le Brisk passa de jours à la mer. »
Pour diminuer les frais et les risques de ces entreprises, quel-
ques savans, comme M. Morse, ont proposé que ces stations flot-
tantes ne fussent pas pourvues d'équipages, mais seulement d'ap-
pareils enregistreurs en communication électrique avec une station
du littoral. Enfin, tout récemment, on a mis en avant un autre pro-
jet qui ne laisse pas d'être séduisant : c'est le système de a télé-
graphie superocéanique » imaginé par M. Ernest Menusier. L'inven-
teur propose de jeter un câble entre Saint-Nazaire, Bordeaux et
New-York, avec embranchement, au milieu de l'océan, sur Panama;
de 60 lieues en 60 lieues, il greffe sur ce câble principal un câble
vertical soutenu par une bouée et deux branches en croix de 10 à
20 lieues, terminées aussi par des câbles verticaux suspendus à
des bouées. Ces bouées, qui portent des numéros d'ordre, forment
ainsi trois lignes parallèles sur la route des paquebots transatlan-
tiques ; on peut admettre qu'en moyenne chaque navire en rencon-
trera une par jour. L'extrémité libre des câbles verticaux est dispo'-
sée de manière à pouvoir être facilement mise en communication
avec les fils de l'appareil télégraphique installé à bord des navires,
et l'on conçoit que, par ce moyen, un échange de dépêches puisse
s'établir entre les navires en route et les ports de départ ou d'arri-
vée. Des postes centi-aux échelonnés, en manière de relais, sur des
îles ou sur des navires solidement amarrés, faciliteraient l'organi-
sation de ce réseau télégraphique et postal à la surface de l'ocCan.
Les difficultés pratiques qui semblent, à première vue, s'o] poser
à l'exécution de cette conception hardie ne resteront pas toujours
invincibles au génie de nos savans. Entre temps, il faut souhaiter
qu'on se décide à poser entre l'île Maurice et la Réunion le câble
électrique que M. Bridet ne cesse de réclamer : il permettrait à l'ob-
servatoire de Port-Louis d'avenir notre coloriie, dix-huit ou vingt-
quatre heures d'avance, de l'arrivée d'un cyclone et de lui épargner
ainsi beaucoup do désastres.
Quand le réseau d'observations , dont les mailles se complètent
et se resserrent chaque jour, embrassera toute l'étendue de notre
hémisphère , on pourra sans doute aborder avec succès les prévi-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
sioDS à long terme, qui seraient si importantes pour l'agriculture,
et déterminer plusieurs mois d'avance le caractère dominant des
saisons. La possibilité d'une pareille entreprise résulte de la len-
teur des oscillations par lesquelles se déplace le lit des fleuves
aériens qui sont les grandes routes des météores. Il suffirait d'en
connaître les périodes ou d'en découvrir les signes précurseurs, qui
sans aucun doute existent. C'est en se fondant sur des considéra-
tions de cette nature que M. de Tastes a réussi à prévoir la séche-
resse du printemps de 1870, et l'hiver rigoureux que l'on sait.
11 ne semble pas que l'état moyen du globe ait sensiblement
changé depuis les temps historiques; les cycles se suivent, rame-
nant les mêmes vicissitudes, et le passé contient le secret de l'ave-
nir. Nous voyons pourtant se produire dans les climats des modifi-
cations locales; l'action de l'homme peut se faire sentir à la longue
et dans un sens qui n'est pas toujours heureux. On sait quelle
influence les déboisemens exercent sur le régime des pluies et des
inondations. Faut-il attribuer à des causes du même ordre la fré-
quence de plus en plus en plus inquiétante des tornades et des
trombes sur le territoires des États-Unis, qui fait que, dans le Far-
West, on choisit, pour bâtir les fermes, des sites abrités du côté du
sud et de l'ouest, et qu'à défaut d'un abri naturel on construit des
souterrains à l'épreuve des tourmentes? On a consulté les chroni-
ques pour savoir si ces phénomènes étaient moins fréquens autre-
fois; mais la rareté des récits peut s'expliquer, dans ces contrées,
par la rareté des témoins. Il existe d'ailleurs, dans les vieilles forêts de
laPensylvanie, des bandes d'arbres d'une venue plus récente et qui
semblent^avoir comblé des rues ouvertes par le passage de trombes.
Sauf les cas bien rares de changemens dus à des causes locales,
tout porte à croire que les années, les saisons, les jours, en se suc-
cédant, ne font que parcourir une série plus ou moins longue, mais
limitée, d'aspects caractéristiques, d'aspects bénins ou mauvais,
dont il sufiirait de fixer les images pour les reconnaître plus tard
de fort loin. Pour M. Robert Scott, en fait de signaux, l'idéal serait
un recueil de cartes typiques du temps que l'on distribuerait aux
marins : on se contenterait ensuite de hisser chaque fois le numéro
de la carte à laquelle ils auraient à se reporter. De même, les années
de sécheresse ou de pluie, les étés chauds et les étés tempérés, les
hivers doux et les hivers rigoureux, se dessinent probablement,
longtemps à l'avance, dans les méandres des isobares ; il nous fau-
dra l'expérience de quelques dizaines d'années pour en établir le
pronostic à coup sûr. Et quand nous serons parvenus à ce résultat,
quels qu'aient été les eflbrts dépensés, nous reconnaîtrons sans doute
que nous ne l'aurons pas payé trop cher.
R, Radau.
LE
DERNIER BAISER <*'
A M. H. DE CONFEVRON.
Puisque chacun, madame, a narré son histoire,
Dit Tristan, à mon tour !.. Au fond de ma mémoire
J'en garde une, et tandis qu'on prépare le thé,
Je vais vous la conter dans sa simplicité.
Le souvenir m'en est doux comme un tête-à-tête
Avec un vieil ami qu'on retrouve et qu'on fête.
Elle bat un rappel de jeunesse en mon cœur,
Comme on dit qu'un bon vin rappelle son buveur...
C'était pendant les jours gris d'une fin d'octobre.
Et je touchais à l'âge où l'homme devient sobre
Forcément, n'ayant plus pour suivre le plaisir
Que le souille trop court d'un impuissant désir.
(I) Ces vers fout partie d'un recueil qui paraîtra prochainement chez Alph. Lemerrc,
éditeur, et aura pour titre . le Livre de la payse.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Le froQt se dégarnit et la barbe grisonne,
On exhale une triste et rance odeur d'automne ;
C'est navrant... Bref, j'avais le spleen et m'étais mis
Au vert, loin du Paris viveur, chez des amis ;
Dans un village obscur, tout arrosé d'eau vive
Et couronné de bois, qu'on appelle Auberive.
Le pays est charmant, sauvage, intime et frais,
Plein de fleurs, embaumé du parfum des forêts.
Seul, un grand bâtiment à mine sépulcrale
Fait tache et l'assombrit : c'est la Maison centrale,
— Une prison bâtie au milieu des jardins
Abbatiaux d'un vieux couvent de bernardins. —
Des femmes que le vice ou le crime a damnées,
Comme au fond d'une tombe y vivent des années,
N'ayant que les chéneaux des toits pour horizons
Et ne sachant plus rien des jours ni des saisons.
Enfermée à vingt ans dans cet enfer de Dante,
Plus d'une en sort ridée et la tête branlante ;
Plus d'une, après des mois de silence absolu,
Quand sa grâce est signée et son temps révolu,
Arrive au clair soleil, épeurée et honteuse.
Gomme un oiseau de nuit qui d'une aile boiteuse,
Bat les airs et se cogne aux murs.
Or, le hasard
Fit justement qu'au jour marqué pour mon départ,
L'une d'elles sortait, sa peine étant finie.
« Cette nuit, vous aurez galante compagnie.
Me dit le conducteur sur son siège campé
Et d'un clin d'œil narquois me montrant le coupé,
La Centrale a lâché ce soir une hirondelle,
Et vous voyagerez tête à tête avec elle.
Ne vous en plaignez pas pourtant.. « Elle est, ma foi,
Jeunette et fort jolie... Un vrai morceau de roi! »
La libérée était déjà dans la voiture.
Très jolie, en effet : vingt-cinq ans, la figure
Mignonne, avec de beaux grands yeux d'un bleu rêveur;
Le teint avait la mate et morbide pâleur
D'une plante poussée à l'ombre d'une cave,
Mais les lignes étaient d'une grâce suave,
Et le buste moulait son exquise beauté
Sous le corsage étroit d'une robe d'été;
LE DERNIER BAISER. "20^
— Pauvre robe de toile en maint endroit crevée
Qu'elle portait jadis au jour de l'arrivée,
Et que, d'après la règle et malgré la Sîiison,
Elle avait dû remettre en quittant la prison. —
Sans relever les yeux et sans ouvrir la bouche,
Dans son coin déjà soml)re, elle restait farouche.
Et moi, me demandant quelle perversion
Précoce ou quel sauvage éclat de passion
L'avait, si jeune, avec sa mine virginale,
Jetée en ce bourbier de la Maiso^i centrale,
Je sentais s'amollir mon cœur de vieux garçon.
Le jour tombait. La pluie, avec un lent frisson,
Jonchait de débris morts la bo>ueuse traverse
Où nos chevaux trottaient lourdement sous l'averse.
Dans le coupé, dont les carreaux étaient cassés,
L'air pénétrait plus âpre, et les membres glacés
De l'enfant grelottaient sous la mince lustrine
De son corsage usé couvrant mal la poitrine.
Ses dents claquaient, son corps, sur lui-même plié.
Tremblait comme la feuille au^vent... C'était pitié !
Enlever lestement ma pelisse et l'étendre
Sur ce corps féminin si tremblant et si tendre,
Ce fut, vous le pensez, l'affaire d'un moment.
Elle balbutiait, et le saisissement
Paralysait les mots sur ses lèvres timides ;
Mais ses yeux expressifs aux prunelles humides
Dans l'ombre me criaient un éloquent merci...
Quand la bonne fourrure épaisse eut réussi
A réchauffer sa chair déjà tout engourdie ,
L'enfant posa son bras sous sa tête alourdie,
Puis s'endormit... Et moi... Mon Dieu , j'en fis autant
Et jusqu'au petit jour le courrier cahotant,
A travers les bois noirs et la plaine pierreuse,
Nous berça chastement dans sa caisse poudreuse.
Vers l'aube, dans mon coin m'éveillant en sursaut,
Je sentis sur mes doigts un souffle moite et chaud.
Et je vis à mes pieds la blonde pécheresse
Qui pressait sur mes mains sa bouche avec tendresse»
Et pleurait... Pour payer mon très léger bienfait.
Elle me prodiguait les seuls biens qu'elle avait :
204 REVUE DES DEUX MONDES.
Ses caresses,.. Ma foi, jamais, je vous le jure,
L'amour ne m'a donné jouissance plus pure
Que le baiser naïf et désintéressé
De cette pauvre enfant, honteuse du passé,
Et me remerciant d'avoir su voir en elle
La femme malheureuse et non la criminelle!..
Nous étions arrivés, et j'avais cru devoir,
lin la quittant, parler de courage et d'espoir :
« Elle était jeune encor, le travail purifie,
Elle pouvait par lui régénérer sa vie... »
Je lui serrai la main, puis, dans le jour mouillé
Qui filtrait, terne et froid, du fond d'un ciel brouillé.
Ayant vu lentement son fin profil de vierge
S'enfoncer sous le porche enfumé d'une auberge,
Je partis, mieux portant et meilleur, réchauffant
Mon cœur au souvenir de ce baiser d'enfant.
Le plus délicieux, — et le dernier, — madame.
Qui soit tombé pour moi les lèvres d'une femme.
Andbé Theuriet.
M. SAVOEGNAN DE BRAZZA
E T
M, STANLEY
M. Stanley s'était acquis la réputation d'un audacieux et d'un habile
homme. Cet ex-reporter d'un journal américain a pris place parmi les
plus remarquables voyageurs de ce temps, parmi les explorateurs les
plus résolus, les plus hardis, les plus aventureux du continent noir.
Avoir traversé l'Afrique de l'est à l'ouest et reconnu le cours du Congo
est une gloire qui ne lui est point contestée, que personne ne lui con-
testera jamais. Après avoir travaillé pour la science et pour la géogra-
phie, M. Stanley s'était mis au service d'un autre ordre d'intérêts. Il
avait conçu le projet d'exploiter les vastes régions qu'il venait de par-
courir. Il est devenu à la fois le mandataire d'une association scienti-
fique patronnée par le roi des Belges et le principal agent d'une grande
société commerciale qui se proposait d'attirer et de concentrer dans
ses mains tout le commerce du plateau du Congo. Après la gloire, c'était
la fortune, et cette fortune n'était pas sans gloire. Mais un fâcheux inci-
dent s'est produit, M. Stanley a eu de cuisantes déconvenues. Un Ita-
lien naturalisé Français, officier de notre mariae, est parvenu, à force
de courage, de patience et d'adresse, à prendre les devans, à assurer
à son pays adoptif une situation privilégiée sur les bords du Congo, à
mettre un atout dans les mains de la France, à lui faire dans le com-
merce futur de l'Afrique équatoriale une part qu'elle pe pourrait plus
perdre que par une défaillance de cœur ou par son incurie.
Que le voyageur américain en ait conçu quelque humeur, nous le
comprenons sans peine et il faut le lui pardonner; mais il est bon de
savoir maîtriser son humeur. Un jour que nous interrogions M. de
206 REVUE DES DEUX MONDES.
Brazza sur les moyens qu'il avait employés pour arriver à ses fins, il
nous répondit : « Avant tout, j'ai eu soin de ne jamais me fâcher. »
En Europe comme en Afrique, le dépit est un dangereux conseiller. Au
lieu de digérer son chagrin et d'aviser aux moyens de réparer son
échec, M. Stanley a quitté brusquement Le Congo; il est allé remplir
Bruxelles de ses doléances, conter ses disgrâces à quelqu'un qui les a
vivement ressenties. Puis il a pris une grande résolution; il s'est rendu
à Paris pour y porter, disait-il, un coup mortel à son adversaire. Un
banquet lui a été donné, auquel assistaient beaucoup d'Anglais et
d'Américains. 11 y a prononcé un très long discours qui, au témoignage
de tous ceux qui l'ont entendu, fait grand honneur à son audace. Ce
discours était écrit; les assertions un peu téméraires et fort éton-
nantes qu'on y peut relever ne doivent pas être mises sur le compte
de l'improvisation et de ses hasards.
Tout le monde sait que, dans son précédent voyage, lorsqu'il arriva,
en 1877, sur les bords du Congo, M. Stanley se lassa bien vite de par-
lementer avec les indigènes, qu'il trouva plus commode de répandre
partout la terreur de son nom. 11 était à la tête d'une véritable armée;
il se fraya un chemin de vive force, le revolver au poing, livra trente
et un combats. Les peuplades les plus puissantes tentèrent en vain
de lui résister, les plus faibles s'écartaient prudemment de son pas-
sage, peu à peu le vide se fit autour de lui, et il eut une peine infinie
à se procurer des vivres. Avant de pouvoir fonder la station française
du Congo, M. de Brazza dut s'assurer des bonnes dispositions des tri-
bus Oubandjis, qui sont les grands piroguiers du fleuve. Il eut une
conférence, un palabre avec leurs chefs, et il s'aperçut bien vite que
certains souvenirs terribles pesaient encore sur leur cœur et leur
avaient laissé des défiances dont il n'était pas facile de les guérir. L'un
d'eux, montrant du doigt un îlot voisin, lui dit : « Regarde cet îlot. Il
semble placé là pour nous mettre en garde contre les promesses des
blancs, car il nous rappellera toujours qu'ici le sang des Oubandjis a
été versé par le premier blanc que nous ayons vu. Un des siens, qui l'a
abandonné, te donnera à Ntamo le nombre de ses morts et de ses
blessés; mais je te dirai que nos ennemis ont pu échapper à notre
vengeance en descendant le fleuve comme le vent. Qu'ils n'essaient
pas ''e le remonter I » M. Stanley a complètement oublié ce qui s'est
passé dans cet îlot. 11 a déclaré l'autre jour « qu'il n'était ni Américain,
ni Belge, ni international, qu'il était Africain, l'ami de ces pauvres
noirs. )) Qu'en penseraient les Oubandjis? Qu'en a pensé son auditoire?
Mais ce ne fut pas là sa seule audace. En pleine capitale de la France,
il s'est permis de parler avec quelque ironie « de ce noble drapeau
tricolore, symbole, comme nous savons, de la civilisation en Europe
et ailleurs, et qui sert à couvrir des ambitions personnelles. » Décidé-
ment M. Stanley est un audacieux.
M. SAVORGNAN DE BRAZZA ET M. STANLEY. 207
Mais si son discours a fait honneur à son audace, il en a moins fait
à son habileté. M. Stanley n'a pas su dissimuler l'aigreur de ses res-
sentimens, et les méprisans brocards dont il a accablé son adversaire
ne pouvaient faire tort qu'à lui-même. — « Lorsque je l'ai vu pour la
première fois sur le Congo, en 1880, a-t-il dit, il se présenta à mes
yeux sous la figure d'un pauvre va-nu-pieds, qui n'avait de remar-
quable que son uniforme en loques et un grand chapeau déformé.
Une petite escorte le suivait avec 125 livres de bagages. Cela n'avait
rien d'imposant. 11 n'avait pas même l'air d'un personnage illustre
déguisé en vagabond, tant sa mise était piteuse, et j'étais loin de me
douter que j'avais devant moi le phénomène de l'année, le nouvel
apôtre de l'Afrique, un grand stratégiste, un grand diplomate et un
faiseur d'annexions. La Sorbonne le reçoit, la France l'applaudit. Que
dis-je? le monde, y compris l'Angleterre, l'admire. »
Quiconque a rencontré M. Savorgnan deBrazza accordera sans peine à
M, Stanley qu'il n'a pas l'air florissant, que ses joues sont creuses, que
son visage est ravagé, qu'on reconnaît facilement en lui l'un de ces
hommes qui ont abusé de leurs forces et beaucoup pâti. Quand on a eu
la dyssenterie en Afrique et qu'on a pensé en mourir, quand on n'a
ménagé ni ses jambes, ni ses poumons, ni sa vie pour mener à
bonne fin une entreprise à laquelle on s'est voué corps et âme, quand
on a l'inquiétude de l'inconnu et une idée qui vous tient, qui vous
possède, qui vous ronge, qui vous ravage, cela paraît quelquefois sur
votre figure et les passans disent de vous : Quel est ce grand maigre
à la taille voûtée? Nous sommes de l'avis de M. Stanley; la première
fois que nous avons eu le plaisir de voir M. de Brazza, nous avons
trouvé qu'il était aussi sec que don Quichotte, quoiqu'il prenne rare-
ment des moulins pour des géans. On nous donnerait toutes les
défenses d'éléphans, toutes les forêts de caoutchouc du Congo que
ne pourrions nous décider à classer M. de Brazza parmi les hommes
gras. Mais plus encore que sa maigreur, M. Stanley lui reproche avec
une araère et infatigable ironie le délabrement de son costume et sur-
tout l'état pitoyable de sa chaussure. Sans dot! s'écriait Harpagon.
Sans chaussures ! répète sur tous les tons M. Stanley. Vous l'entendez,
M. de Brazza s'est promené sans chaussures sur les bords du Congo, et
après une telle inconvenance, il vient se faire acclamer dans la grande
salle de la Sorbonne, il est admiré des Anglais, et ce va-nu-pieds se
flatte d'avoir signé un traité en bonne ferme avec le roi Makoko! Il
nous paraît, quant à nous, que si M. de Brazza a laissé ses souliers en
Afrique, M. Stanley y a laissé une bonne partie de son tact et de son
esprit. C'est une perte moins facile à réparer.
Dans la querelle engagée entre M. de Brazza et M. Stanley, ou, pour
mieux dire, entre le pavillon français et une société commerciale qui
a son siège à Bruxelles, des intérêts considérables sont en jeu. Des
208 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre fleuves principaux de l'Afrique, le Nil dans sa vallée inférieure
est aux mains des Anglais; ils s'appliquent à enlever le Zambèse aux
Portugais, et ils exercent une influence toujours croissante dans le
bassin du Bas-Niger. Reste le Congo, dont on ne saurait exagérer
l'importance. Gomme l'a dit M. de Brazza dans un de ses rapports, par
sa situation centrale et la disposition en éventail fie ses grands aflluens,
le Congo est une artère gigantesque, faite pour drainer tous les pro-
duits de contrées fort étendues, depuis le Soudan jusqu'aux bassins
du Nil, des grands lacs et du Zambèse, ou plutôt il forme comme une
vaste mer intérieure, avec une étendue de côtes d'au moins 20 000 kilo-
iUètres et une population évaluée à quatre-vingt mill.ons d'hommes.
Sur ce plateau équatorial le sol est partout fertile et d'une richesse
qui peut s'accroître indéfiniment. Dès aujourd'hui on y trouve des tré-
sors à exploiter. On en peut juger par ce que l'on voit sur les rives
de rOgooué et de ses aflluens, où presque partout la culture du café,
du cacao, de la canne à sucre, du coton, le commerce de l'huile de
palme, de la résine copal, des bois de teinturerie, de l'ébène sont
sacrifiés au trafic de l'ivoire et du caoutchouc, qui rapporte jusqu'au
1,000 pour 100.
Les populations fort denses qui sont établies sur ce riche plateau
offrent toutes les variétés de la race noire, toutes les nuances de ses
qualités et de ses vices, de ses aptitudes et de ses impuissances. Quel-
ques-unes de ces peuplades sont très laborieuses, cultivent bien le
sol, font prospérer leurs champs de maïs, de manioc, de tabac et d'ara-
chides. Quelques-unes connaissent certaines industries, exploitent leurs
mines de cuivre et de plomb ou fabriquent de fines ètofles. D'autres
s'adonnent de préférence à la navigation, se distinguent par la beauté
de leurs pirogues, par l'incomparable adresse de leurs pagayeurs. Il
en est qui ont des mœurs douces et le caractère hospitalier; il en est
aussi qui se sont fait une réputation peut-être exagér^^e de canniba-
lisme et dont les chefs mangent leur ennemi mort, d'abord parce qu'ils
trouvent sa chair appétissante, ensuite dans le dessein de faire passer
son courage dans leur sang. Quant aux femmes, elles ne se piquent
pas en général d'une grande sévérité de principes. M. de Brazza a
remarqué que leur moralité variait en raison inverse des dimensions
du pagne en fil de palmier ou d'ananas qui compose à peu près tout
leMr costume. « A mesure qu'on avance vers l'intérieur, le pagne dimi-
nue par en bas et par en haut, et lorsqu'il est réduit à un morceau
grand comme la main, la légèreté des mœurs n'est pas encore arrivée
à sa plus simple expression ; les pagnes, comme les voiles des femmes
turques, sont d'autant plus transparens qu'on occupe dans la hiérar-
chie sociale un rang plus élevé. » Par une convention bizarre qui n'est
qu'une convention, un grand chef est considéré comme le mari des
femmes des autres chefs. Mais elles ne sont point assujetties à toutes
M. SAVORGNAN DE BRAZZA £T M. STANLEY. 209
les obligations de leur état, elles ne sont tenues que de faire la cui-
sine de leur époux nominal, et c'est ainsi qu'en sa qualité de grand
chef blanc, M. de Brazza a eu de l'Ailantique au Congo des cuisinières
de tout âge et de tout pagne.
Si, aux yeux du moraliste et de l'humanitaire, ces populations ne sont
pas tout ce qu'on pourrait désirer, au point de vue du comraerç nt
elles ont ce grand avantage que l'islamisme n'a point pénétré chez
elles. On sait que Mahomet envahit de toutes parts l'Afrique, que
d'année en année il y étend ses conquêtes avec une étonnante rapi-
dité. Mais les missions musulmanes réussissent surtout dans l'Afrique
sèche, dans l'Afrique sablonneuse, dans l'Afrique du chameau; elles
se hasardent avec moins d'audace, elles ont plus de peine à prendre
pied dans les régions boisées et verdoyantes où prospère l'éléphant.
Les noirs du Congo n'ont qu'un vague rudiment de religion. Ils croient
à la survivance des morts, ils ont le culte des ancêtres et causent
quelquefois avec eux. Quand Makoko fait allumer son feu, il ordonne
qu'une sonnette soit agitée devant sa case pour réveiller ceux qui ne
sont plus et les inviter à venir se chauffer. Ses sujets reconnaissent
comme lui quelque chose qui dépasse la nature, des puissances mys-
térieuses dont il importe de se concilier les bonnes grâces ou de désar-
mer les méchans caprices par certains sortilèges. Chaque souverain
noir a son grand féticheur, chaque noir a son fétiche, et il faut conve-
nir que tel chrétien, catholique ou protestant, a aussi le sien. M. de
Brazza nous racontait qu'il demanda un Jour à un missionnaire anglais
quel Dieu il se proposait de prêcher au Congo. Le missionnaire lui
répondit en lui montrant sa Bible : « Mou Dieu est mon livre : My God
is my book. »
Sans contredit, un Arabe musulman est dans l'échelle des êtres et
des croyances fort au-dessus d'un noir fétichiste. Mais le mahomé-
tisme inspire à toutes les populations où il se répand un farouche
fanatisme qui en rend l'accès difficile au commerce. C'est pour cela
que, du Séi égal au Niger, les Français se voient obligés de ne s'avan-
cer qu'en force, et une colonne expéditionnaire n'y est pas de trop pour
assurer le transport d'une tonne de marchandises. Les noirs du Congo
n'ont pas d'antipathie violente contre le blanc, à moins qu'ils ne le
soupçonnent de vouloir les exploiter ou les dépouiller. Ils se souvien-
nent avec déplaisir de certains procédés de M. Stanley, de l'îlot que les
Oubandjis ont rougi de leur sang. Mais lorsqu'un chef blanc les ras-
sure sur ses desseins, leur donne de sensibles témoignages de son
humeur débonnaire, ils se lient facilement avec lui. Dans la région de
rOgooué, M. de Brazza a trouvé des milliers d'indigènes disposés à
concourir à ses entreprises et autant de terrassiers improvisés qu'il
en voulait pour construire une route de Franceville à l'Alima. Ces indi-
TeuB uv. — 1882. H
210 REVUE DES DEUX MONDES.
gènes sont d'autant plus portés à accueillir l'Européen qu'ils ont, en
général, l'esprit commercial, le goût du trafic et du négoce. Quoiqu'il
n'y ait pas beaucoup d'idées dans leurs têtes crépues, la notion du troc,
de l'échange, de l'achat et de la vente y est profondément enracinée.
Us savent ce que c'est qu'un contrat et qu'il faut offrir quelque chose
pour obtenir davantage. Ils tiennent même pour une vertu la fidélité
aux engagemens. Aussi convient-il de ne leur point manquer de parole,
d'avoir avec eux une conduite égale, unie, de ne pas les dérouter par
de brusques variations d'humeur, par de fâcheuses inconstances. Cer.
taines tribus voisines du Gabon s'étonnent de ce que les Français, qu'ils
appellent Fallâs, cherchent tour à tour à les y attirer, ou, se ravisant,
les refoulent dans leurs villages. Elles trouvent aussi que la colo-
nie change trop souvent de gouverneur. Elles disent : « Notre chef a
toujours la même tête, le chef des Fallâs du Gabon en change tous les
deux ans. ))Le malheur est qu'au Congo, la traite des esclaves est un des
trafics les plus goûtés. Le développement des relations commerciales
sera le meilleur moyen de combattre ce hideux négoce. Quand tel chef
batéké sera bien convaincu qu'il y a pour lui plus de profit à vendre du
caoutchouc que des hommes, il sera moins enclin à regarder ses sujets
comme une marchandise, comme un article d'exportation. En Afrique
aussi bien qu'eu Europe, on hésite à se défaire de son bœuf lorsque son
travail vous rapporte plus que sa nourriture ne vous coûte, et le noir
comme le blanc est gouverné par son intérêt.
Rien n'est parfait. Si le Congo était navigable jusqu'à son embou-
chure, il n'y aurait rien à chercher et peu de chose à faire pour mettre
l'Europe en communication avec l'Afrique équatoriale, ses richesses et-
ses trésors. Mais, en approchant de l'Atlantique, le grand fleuve traverse
un pays fort accidenté, un entassement de montagnes séparées par des
ravins profonds de 50 et quelquefois de 200 mf'tres. Avant de se pré-
cipiter, il forme un lac que les noirs appellent IScouna, que les blancs
ont baptisé du nom de Stanley-Pool, juste hommage rendu à l'intrépide
voyageur qui en a le premier reconnu les bords. De Stanley-Pool à Vivi,
trente-deux cataractes interrompent .la navigation. Il est permis de
croire avec M. de Brazza qu'un escalier de 300 kilomètres ne peut
être regardé comme une voie commerciale et ne saurait répondre aux
besoins d'un transit de premier ordre.
Ces considérations n'étaient point pour arrêter M. Stanley, qui ne
s'arrête pas facilement. L'illustre Américain est entreprenant jusqu'à
la témérité, tenace jusqu'à l'obstination; il croit à la toute- puis^-ance
de sa volonté, il aime à forcer les hommes et la nature. D'énormes
frais d'établissement ne firent point hésiter son courage. Il avait les
mains bien garnies et autant de paires de souliers qu'il en pouvait
désirer. Au surplus, compte-t-on avec les millions quand l'avenir pro-
met des milliards? 11 avait résolu d'ouvrir une route parallèle au Congo
M. SAVORGNAN DE BRAZZA ET M. STANLEY. 211
depuis son embouchure jusqu'au-dessus des rapides, sans se dire que
quand cette route eût offert autant d'avantages qu'elle offrait d'incon-
véniens, « les relations commeiciales ne pouvaient s'établir avec fruit
au milieu de populations considérables, mal disposées et frémissantes
enc( re au souvenir des blancs dont le passage avait été aussi rapide
que celui d'un ouragan. » 11 se mit incontinent à l'ouvrage, achetant
les terrains à sa convenance, y fondant des stations, franchissant mon-
tagnes et ravins, « hissant et affalant le long de ces interminables
montées et descentes des vapeurs démontables qui, lancés définitive-
ment en amont des rapides, devaient aller sillonner de gré ou de force
les 12,000 ou 15,000 kilomètres de voies fluviales fournies par le Congo
et ses alïluens et drainer vers Stanley-Pool les produits d'un bassin
aussi étendu que le tiers de l'Europe, j)
Tout marchait au gré de ses souhaits, il le prétend du moins, quand
une lâcheuse nouvelle parvint à ses oreilles. 11 apprit qu'un obstacle
inattendu venait de se dresser devant lui, que le passage lui était
barré; il laissa aussitôt derrière lui son matériel et son personnel, et,
le 27 juillet 1881, il arrivait à JNcouna, accompagné de quatre Euro-
péens, dont deux officiers belges, et de soixante-dix Zanzibars. Il s'avisa
que l'obstacle était « un morceau d'étoffe bleu, blanc et rouge, » et un
sergent, nommé IVÎalamine, qui avait deux hommes pour toute escorte.
Se voir arrêter par un sergent et un morceau d'étoffe, le cas lui parut
plaisant. Quoique le sergent se fût avancé à sa rencontre ^avec deux
moutons et une provision de vivres qui fut mise à sa disposition, il le
reçut brutalement, après quoi il tenta de le suborner; mais le sergent
avait la :ête dure et ne voulut entendre à rien. 11 découvrit aussi que
le morceau d'étoffe était pris fort au sérieux par les indigènes, qu'ils
s'en couvraient pour défendre leurs droits et qu'emportés par un
excès de zèle, ils s'étaient retranchés derrière une immense barricade
avec leurs fusils et leurs sagaies, ils lui assignèrent pour lieu de cam-
pement un vilain bas-fond de 20 mètres carrés, enfermé entre le
fleuve et l'épaisseur d'une forêt, à 2 kilomètres de tout village. Ils l'y
tinrent bloqué ; défense avait été intimée de lui fournir aucune nour-
riture. C'était pousser trop loin la rancune. Ce fut dans ce bas-fond que
M. Stanley reçut la visite d'un missionnaire français, le père Augouard,
qu'il accueillit fort bien, car dans les occasions il est fort aimable.
Grâce au sergent Malamine, le père Augouard avait été présenté la
veille au roi Makoko, qui lui avait offert le siège le plus riche qu'il eût
jamais eu de sa vie, une grande natte reposant sur vingt-cinq défenses
d'ivoire. Mais le roi lui déclara qu'il ne permettrait à personne de se
bâtir une case avant l'arrivée de M. de Brazza, qu'il attendait depuis
plus de six mois. Le candide missionnaire, qui n'était pas au fait, ne
comprit point la situation, Il se disait qu'un sergent n'était qu'un ser-
gent, que M. Stanley était M. Staiiley ; il eut le tort de faire trop peu
212 REVUE DES DEUX MONDES.
de cas de Malamine, trop d'avances au voyageur illustre, mais sus-
pect, ce qui l'obligea à déguerpir beaucoup plus vite qu'il ne l'avait
pensé. Puur M. Stanley, il fit d'abord boane mine à mauvais ]f-\i. Il
tâcha de se retourner, de se créer des intelligences, de persuader aux
chefs indigènes qu'un morceau d'étoffe tricolore est le plus sot, le plus
impuissant des fétiches. Il ne réussit pas à les convaincre. Pris par la
famine, il dut passer sur la rive gauche du Congo, et bientôt après il
partit, fort étonné, surtout très contrarié, et nous avouons qu'à sa place
nous l'aurions été comme lui.
Que s'était-il passé? D'oii sortaient Malamine et son morceau d'étoffe ?
Quoi qu'en dise M. Stanley, l'enseigne de vaisseau qui était parvenu
à installer sur les bords du Congo un sergent et un pavillon français
avait fait un coup de maître, dont il a le droit d'être fier. D^ 1875 à
1878, tandis qu'un audacieux Américain traversait glorieusement
l'Afrique, M. de Brazza avait quitté le Gabon pour s'acheminer vers
l'intérieur du mystérieux continent à la recherche d'une voie commer-
ciale. Il étiit revenu en Europe, puis retourné au Gabon, fermement
convaincu que si l'on n'avisait aux moyens de relier notre colonie au
Congo navigable, elle ne serait jamais qu'un moJeste comptoir perdu
sur la côte. Il était convaincu aussi qu'un escalier n'est pas une route,
qu'il fallait trouver autre chose. Il n'avait pas de souliers et point de
millions; il en était réduit à une subvention modique, mais il avait
une idée, beaucoup de courage et beaucoup d'adresse, Après avoir
remonté l'Ogooué, fondé Franceville et fait beaucoup de choses qui n'é-
taient pas faciles à faire, il se mit en route pour le Congo. Son dessein
était de nouer des relations paciûques avec les Oubandjis, « qui nais-
sent, vivent et meurent avec leurs familles dans les belles pirogues
sur lesquelles ils font seuls les transports d'ivoire et de marchandises
entre l'embouchure de l'Alima et Stanley-Pool. » Il fallut faire une
grande dépense de paroles; mais à force de palabres, la paix fut con-
clue, on enterra la guerre. On pratiqua un grand trou en face du mal-
encontreux îlot, où tant de sang avait coulé. Chaque chef y déposa qui
une balle, qui une pierre à feu, qui sa poire à poudre; M. de Brazza
et ses hommes y enfermèrent des cartouches, puis on y planta le
tronc d'un arbre qui repousse rapidement. Alors un des chefs prononça
ces mots: « Mous enterrons la guerre si profondément que ni nous ni
nos eafans ne pourrons la déterrer, et l'arbre qui poussera ici témoi-
gnera de l'alliance entre les blancs et les noirs. — Et nous aussi, répon-
dit M. de Brazza, nous enterrons la guerre. Puisse la paix durer aussi
longtemps que cet arbre ne produira ni balles, ni poudre, ni cartou-
ches! » Après cela, il leur remit son pavillon. Tous les chefs voulurent
en avoir un qu'ils frottèrent contre le premier, et bientôt toute la flot-
tille oubandji fut pavoisée des couleurs françaises.
M. de Brazza avait fait auparavant un acte de diplomatie plus impor-
M. SAVORGNAN DE BRAZZA ET M. STANLEY. 213
tant encore, il avait su se concilier les bonnes grâces et la confiance
du roi Makoko, dont jadis M. Stanley avait traversé les états sans s'en
douter, si curieux qu'il fût de le connaître. On assure que la dynastie
des Makoko est fort ancienne, que leur nom était connu à la côte dès
le XV" siècle, qu'alors déjà on les rangeait partui les potentats les plus
considérés de l'Afrique équatoriale de l'ouest. Les feudataires du roi
Makoko, parmi lesquels figurent les chefs de tribus qui occupent les
deux rives du lac Ncouna, reçoivent de lui leur investiture, dont le
signe distinctif est un collier en cuivre. Il a les bras longs; son influence
d'un caractère religieux s'étend jusqu'à l'embouchure de l'Alima. Il
accueillit avec empressement M. de Brazza. Éiendu sur sa peau de lion,
entouré de ses femmes et de ses enfans, assisté de son grand-féti-
cheur, il lui dit après un court entretien : « Makoko est heureux de
recevoir le fils du grand chef blanc de l'Occident, dont les actes sont
ceux d'un homme sage, et il veut que lorsqu'il quittera ses états il
puisse dire à ceux qui l'ont envoyé que Makoko saii bien recevoir les
blancs qui viennent chez lui non en guerriers, mais en hommes de
paix. » M. de Brazza passa vingt-cinq jours chez Makoko et n'y perdit
pas son temps. Leurs conférences aboutirent à la conclusion d'un traité
aux termes duquel le roi plaçait ses états sous la protection de la
France et accordait à M. de Brazza une concession de territoire à son
choix sur les rives du Congo. Ce traité fut ratifié par une assemblée
des chefs vassaux. Après l'échange des signatures, le grand-féticheur,
par l'ordre de son souverain, présenta à l'officier français un peu de
terre dans une petite boîte et lui dit: « Prends cette terre et porte-la
au grand chef des blancs; elle lui rappellera que nous lui appartenons. »
A quoi M, de Brazza répondit, en plantant son pavi Ion devant la case
royale : « Voici le signe d'amitié et de protection que je vous laisse.
La France est partout où flotte cet emblème de paix, et elle fait res-
pecter les droits de tous ceux qui s'en couvrent. »
M. de Brazza avait eu le bonheur de signer un traité avec Makoko et
d'obtenir son aide pour faire la paix avec les Oubandjis. Il ne fut pas
moins heureux dans le choix qu'il fit du coin de terre qu'il entendait
réserver à la France. 11 prit possession de Niamo, aujourd'hui Brazza-
ville, dern er village sur la rive droite en amont des rapides, ainsi
que du territoire adjacent jusqu'à Impila. Ntamo est situé à l'embou-
chure d'un petit affluent du Congo, le Djoué, lequel se trouve être le
prolongement presque en ligne droite du INiari, jolie rivière large de
80 à 90 mètres, qui se jette dans l'Atlantique sous le nom de Quilliou.
Tandis que le Congo traverse de chute en chute les énormes terrasses
parallèles à l'océan, le Niari, jusqu'à son confluent avec le Lalli, coule
sans un rapide sur un sol uniforme, fertile, dont la population est
plus compacte que celle de la France. Quiconque n'a pas le goût
des escaliers et se soucie peu qu'ils lui restent pour compte doit
2iA BEVUE DES BEUiX MONDES.
considérer le Djoué et le Niari comme le passage le plus propre à
l'établissement d'un chemin de fer, et Ntamo, qui occupe un des
points exlrêmcs du Congo navigable, se trouve commander aussi la
voie commerciale la plus sûre, la plus commode, la plus directe pour
relier ce fleuve à l'Atlantique. En prenant les devans sur M. Stanley
et en jetant son dévolu sur ce village et son territoire, M. de Brazza a
mis dans les mains de la France la clé du Congo. Cette histoire prouve
que ce n'est pas tout que d'avoir des souliers, que ceux qui n'en ont
pas arrivent quelquefois plus vite que ceux qui font gloire d'en avoir.
Elle prouve aussi que, dans certains cas, les petites subventions con-
duisent plus sûrement au but que les grandes. De toute manière, cette
morale nous plaît. Nous ne connaissons pas dans ce monde de spec-
tacle plus réjouissant et plus propre à honorer notre espèce que celui
d'un « va-nu-pieds » qui accomplit de grandes choses par de petits
moyens et gagne les parties avec des pions.
M. Stanley a prodigué dans son discours sa plus fine ironie pour
représenter M. de Brazza comme un prestidigitateur, expert en tours
de passe-passe. 11 l'a raillé sans miséricorde sur ses roueries diplo-
matiques, sur sa souplesse et son astuce florentines, sur la subiiliLé
de son esprit et de ses doigts. « Si M. de Brazza, a-t il dit, n'avait
pas de quoi s'acheter des chaussures, c'est qu'il avait consacré la moi-
tié au moins de ses subsides à l'achat des pavillons qu'il a répandus
sur tout le Congo. » Il a ajouté : « Le roi Makoko, saisi d'une vive
admiration pour l'esprit génial du grand voyageur, ébloui par ce
déploiement extraordinaire de drapeaux tricolores et sans doute séduit
par toute la gloire attachée à ce chiffon, n'a pu mieux faire que de se
dépouiller en sa faveur d'une partie de son territoire. »
M. Stanley oublie ou feint d'oublier qu'avant d'offrir ce chiffon au
roi noir, M. de Brazza s'était donné beaucoup de peine pour lui ap-
prendre à quoi ce chiffon peut servir. Il n'y a pas d'astuce floreintiae
qui tienne, il n'tût jamais réussi à convaincre i\lc.koko si ses œuvres
n'eussent parlé pour lui. Pendant les longs mois qu'il avait passés dans
le bassin de l'Ogooué, il n'était point resté oisif, les bras ballans. Ache-
tant un village et des plantations, il avait fondé au mois de juin 1880
une première station française, qui a pris le nom de Franceville. Il
avait racheté l)eaucoup d'esclaves ; qutilques-uns étaient retombés en
servitude, les autres étaient heureux de travailler librement pour lui.
Son crédit était tel que, du Gabon au Congo, ses courriers pouvaient
voyager sans crainte, et que ses convois de marchandises et de provi-
sions franchissaient des centaines de kilomètres sans aucune escorte.
Il s'était montré partout débonnaire et pacifique, n'emplojaut jamais
inutilement la force, recourant plus volontiers à la persuasion. Ce don
de persuader qu'il possède, il s'en était servi pour prêcher l'abolition
des monopoles qui rendaient tout commerce impossible. Chaque tribu
M. SAVORGNAN DE BRAZZA ET M. STANLEY. 2j 5
riveraine s'attribuait le droit d'accaparer à son profit la partie du fleuve
etde ses aflluens où elle s'était établie et d'en ex< lure toute antre piro-
gue que les siennes. Il parvint à leur démontrer le tort qu'elles se fai-
saient par l'abus de leurs privilèges, l'avantage qu'elles trouveraient à
ouvrir les fleuves à tout le monde, à communiquer librement les unes
avec les autres. 11 réussit si bien qu'il put organiser un service général
de transport confié aux A-iama et aux Okanda. « Les populations, a-t-il
dit lui-même, gagnées par nos bons procédés et unies à nous par leurs
intérêts dans un même sentiment de bienveillance, voyaient dans le
pavillon français un emblème de liberté commerciale et de paix, un
gage d'heureux avenir grâce aux relations qu'il leur ouvrait avec la
côte. »
M. de Brazza est un trop habile politique pour ne pas savoir qu'a-f
vant de récolter, il faut avoir semé. Ses semailles avaient été labo-
rieuses, mais son labeur fut récompensé. Instruit de ce qui se passait
dans rOgooué, ce fut Makoko lui même qui lui fit de flatteuses
avances, qui lui dépêcha un ambassadeur pour lui exprimer le désir
qu'il avait de le voir: « Makoko, lui faisait-il dire, connaît depuis long-
temps le chef blanc de l'Ogooué; il sait que ses terribles fusils n'ont
jamais servi à l'attaque et que la paix et l'abondance accompagnent
ses pas. » Le roi Makoko savait très bien ce que représentait le chiffon
tricolore qu'il a hissé sur sa case. Mais il faut convenir que M. de
Brazza serait un ingrat s'il méconnaissait les services essentiels que
lui a rendus M. Stanley. Il a exploité avec adresse et bonheur les sou-
venirs qu'avait laissés le grand voyageur américain. Il s'est appliqué
à lui ressembler le moins possible, il a pris soigneusement le contre-
pied de sa conduite et de ses procédés un peu sommaires, et les
siens ont plu par le contraste. Cette histoire ne prouve pas seulement
qu'on peut se passer quelquefois de souliers, elle démontre encore que,
même en Afrique, on arrive mieux à ses fins par la diplomatie que
par la violence, par les palabres que par les coups de main, et que
celui qui a prononcé le discours sur la montagne ne se trompait pas
absolument quand il a dit : « Heureux les doux, car ils posséderont la
terre! » Cela n'est pas toujours vrai, mais cela arrive quelquefois. Que
les violens s'en consolent, ils prendront quelque jour leur revanche.
Il y a deux Stanley, celui: qui rit et celui qui se fâche. Le premier
affirme que le traité avec Makoko n'est qu'un morceau de papier, que
le drapeau qui flotte à Ntamo n'est qu'un vil chiffon. S'il en est ainsi,
qui l'a empêché de pousser sa pointe? Pourquoi a-t-il battu en retraite?
Pourquoi est-il revenu en Europe et de quoi se plaint-il? Au surplus,
s'il est vrai, comme il l'avance, que tout traité avec les noirs soit
vain et caduc, sur quel droit fonde-t-il la possession des terrains qu'il
a achetés lui-même et des stations qu'il a établies le long de l'escalier
du Congo?
216 REVDE DES DEUX MONDES.
Le Stanley qui se fâche tient un langage très différent. Il reproche
avec véhémence à M. de Brazza d'avoir trop étudié Machiavel, quoique
M. de Brazza prétende ne l'avoir jamais lu. 11 lui reproche surtout
d'avoir trahi la sainte cause de l'humanité, représentée par une société
internationale qui ne fait acception ni des personnes ni des peuples,
pour se vouer tout entier au service des intérêts français tt conquérir
à la France un injuste monopole. Nous respectons infiniment l'asso-
ciation internationale dont le roi des Belges est le président. Mais il
n'est pas permis d'ignorer qu'il s'est fondé à Bruxelles un comité
d'études du haut Congo beaucoup moins soucieux d'approfondir la
géographie de l'Afrique équatoriale et d'y combattre le commerce des
esclaves que d'ouvrir de nouveaux débouchés aux marchandises belges.
Que la Belgique ait soin de ses intérêts, rien n'est plus légitime; mais
la France a les siens, et on ne saurait lui faire un crime de les
défendre. A pariir de Vivi, sur toute la route parcourue par M. Stan-
ley, les terrains achetés sont la propriété du comité d'études, et il est
interdit de s'y établir sans l'autorisation spéciale de son agent. En
s'installant à Brazzaville, la France n'a fait que suivre l'exemple qu'on
lui donnait; elle s'est procuré un gage, une garantie. Comme l'a dit
M. de Brazza dans l'un de ses rapports, a deux drapeaux flottent
actuellement sur le point le plus rapproché de l'Atlantique, où le
Congo intérieur commence à être navigable : sur la rive droite, à Braz-
zaville, le pavillon français, qui représente notre droit d'accès au
Congo intérieur, et, en face de nous, à Stanley-Pool, un pavillon
inconnu qui, à l'abri d'une idée internationale d'humanité, de science
et de civili>jation, tend à inaugurer le monopole commercial d'une
compagnie, laquelle espère devenir souveraine et dont le mandataire
agit déjà en souverain. » La France peut ratifier le traité avec le roi
Makoko sans se meitre en guerre avec personne; elle ne prétend pas
conquérir le Congo, elle prend ses précautions; elle dé-ire n'être pas
sacrifiée.
M. de Brazza a été le serviteur aussi attentif que résolu de son pays.
Il amis à son service un courage tranquille et une rare habileté. M. de
Lesseps a eu raison de dire « que dans ce fils d'une Romaine qui a
presque engagé sa fortune pour le soutenir dans ce périlleux voyage,
la France acclamait un représentant de ces qualités qui font les plus
grandes choses, la chaleur de l'âme, la persévérance de la volonté. »
La presse tout entière a rendu justice à son dévoûment, les journaux
de toute nuance sont tombés d'accord pour demander que le traité fût
ratifié. C'est aux chambres, c'est au gouvernement de faire le reste,
en ne marchandant pas leur concours à l'œuvre et à l'ouvrier.
G. Valbert.
REVUE DRAMATIQUE
Gymnase : Un Roman parisien, pièce en 5 actes, de M. Octave Feuillet.
Un premier acte, où le drame est exposé avec largeur, avec fran-
chise, avec force; un dernier, qui le dénoue et fait couler bien des
larmes; entre ce point de départ et cette fin, un troisième acte qui
renferme la substance psychologique de l'ouvrage, et celui-là encadré
de deux autres qui l'éclairent comme des réflecteurs : telle est, en
quelques lignes, la pièce nouvelle de M. Feuillet, un Roman parisien^
si vivement applaudie l'autre soir au Gymnase. Si le troisième acte
n'est pas le plus beau morceau de littérature draniatique, et propre-
ment dramatique, qu'ait écrit M. Feuillet, il ne s'en faut de guère.
C'est là que nous connaissons le caractère de l'héroioe, Marcelle de
Targy,une digne sœur de la Petite Comtesse et de Julia de Trécœur.
Elle a grandi, cette jeune femme, elle s'est mariée dans le luxe.
Sans dot, élevée par une tante riche, elle a épousé Henri de Targy.
C'est au milieu d'une fête donnée par ces gens heureux que nous
avons fait leur connaissance. Aux invités de cette fête, qui tient la
moitié du premier acte, nous avons jugé dans quel monde les jeunes
époux vivaient : dans « le monde » tout simplement, dans ce monde
qui n'est, à vrai dire, ni noble, ni militaire, ni littéraire, ni artistique,
ni politique, ni industriel , ni commercial, ni même financier; mais
qui est le monde à Paris, c'est-à-dire un assemblage d'individus sans
communauté d'origine ni de fin, d'idées ni de passions, de travaux
ni même d'intérêts, sans communauté d'aucune sorte, sinon de loi-
sirs, de plaisirs et surtout d'ennuis. Marcelle de Targy est une des
étoiles de ce monde; son mari l'admire et ne conçoit pas qu'elle puisse
briller dans un autre ciel, moins chargé de parfums riches. Et cepen-
dant, à peine la fête terminée, voici que la mère d'Henri, qui s'était
^nue à l'écart, la mère d'Henri, sombre et farouche depuis la mort
du père, prtssée de questions et même de soupçons, laisse échapper
218 REVUE DES DEUX MONDES.
son secret : et, comme Henri est homme d'honneur, ce secret révélé
les ruine, lui, sa mère et sa femme. La fortune dont ils jouissent, la
fortune qu'ils tiennent du père ne leur appartient pas, au moins selon
le jugement d'une probité scrupuleuse : M. de Targy avait dissipé par
imprudence une succession qui lui avait été confiée pour la remettre
après un certain délai à la femme du baron Chevrial, un des invités
de tout à l'heure, financier suspect, quinquagénaire sanguin, trop
animé à la chasse des femmes. C'est trois millions qu'il faut rendre,
et c'est toute la fortune des Targy.
Henri a rendu ces trois millions. Nous l'avons vu , au deuxième
acte, les apporter dans le cabinet du baron Chevrial, qui se vante,
après vingt années de travail et quinze millions gagnés, de n'avoir
jamais habité Mazas. Le baron, ce jour-là, n'a pas perdu sa matinée;
après la visite de son médecin, à qui, deux fois la semaine, il demande
le moyen de faire vivre ses vices, après la visite de Rosa Guérin, une
danseuse de l'Opéra qu'il s'efforce de ruiner par ses conseils pour
payer à la fin du mois ses différences de Bourse, le baron a reçu
Henri de Targy et ses millions; il a même accepté ceux-ci, malgré la
résistance de sa femme, Thérèse, une créature céleste qui repousse avec
horreur cet accroissement de fortune, cette succession clandestine
dont l'origine est le déshonneur de sa mère. « On a toujours besoin
de trois millions, » a prononcé le mari, qui ne partage pas la « sensi-
blerie » de sa femme. On a besoin aussi de cinq mille francs lorsqu'on
tombe de cent cinquante mille livres de rente à rien; et c'est pour-
quoi Henri a accepté une petite place dans les bureaux du baron. Que
si Ion demande par quelle raison le baron la lui a offerte, on oublie
apparemment que Marcelle de Targy est belle.
La voilà donc, la belle Marcelle, dans ce petit appartement dont
une seule pièce sert de salle à manger et de salon, une pauvre
pièce garnie de pauvres meubles d'acajou, et qu'une seule ser-
vante suffit à tenir propre. Elle a promis d'être brave, et, d'abord,
elle l'a été; elle s'est amusée de sa pauvreté comme d'un roman
qu'elle aurait lu, comme d'un jeu héroïque où l'orgueil trouvait son
compte. Mais, au jour le jour, son amusement décroît et son héroïsme
se déiend, ou, s'il se raidit, c'est en des crises plus dangereuses qu'un
relâchement de courage. Au jour le jour, le détail de sa vie chétive
la dégoûte et l'irrite. C'est le marché à faire le matin, avec le panier
aux provisions, le marché et le marchandage; c'est les courses à pied
dans la boue, les stations au bureau de l'omnibus; c'est les robes
élimées par le bas, les corsages luisans aux coutures, les chapeaux
d'été en hiver. On se passe de pain frais, à la rigueur; mais de gants
frais, c'est dur ! Toutes les menues ignominies, toutes les met^qui-
neries de la pauvreté blessent et agacent les nerfs de cette Pari-
sienne : n'est-elle pas accoutumée aux noblesses matérielles du luxe ?
REVUE DRAMATIQUE. 219
Ajoutez, — et c'est là que je reconnais rîmagination psychologique de
l'auteur, — ajoutez que, dans cette âme de jeune femme, les bonnes
passions conspirent avec les mauvaises, et que les bonnes plus que
les mauvaises encore la poussent à sa perte. C'est la fierté, c'est le
remords, c'est une généreuse colère' d'être inutile, pendant que le
mari peine au bureau et que la môre court le cachet. Marcelle a une
voiv de théâtre, un talent de théâtre; on le lui disait naguère encore,
dans cette fête où nous l'avons connue. Qui le lui disait? Juliani, le
ténor, qui daignait lui donner des hçons et chanter des duos dans le
monde avec elle, le ténor imprésario qui va exploiter les deux Améri-
ques. Et Henri ne veut pas qu'elle entre au théâtre ni qu'elle chante
dans les concerts, ni même qu'elle donne des leçons. Lorsqu'elle se
plaint d'èire inutile : « Toi inutile! mais tu es notre luxe, » s'écria-
t-il tenirement. 0 le pauvre luxe! Elle ne peut faire qu'elle ne s'ir-
rite contre celte oisiveté forcée, qui n'est qu'une misère stagnante ;
elle ne peut faire que peu à peu, dans son cœur qui s'aigrit, les
meilleurs sentimens ne soient le levain des pires. Quand, au milieu
de l'apr'^s-midi, ayant une course à faire dans le quartier, son mari
vient les embrasser, elle et sa mère, et dit la joi3 qu'il aura le soir,
lorsqu'en revenant au logis il apercevra du bout de la rue, der-
rière les minces rideaux de la fenêtre, la modeste lampe des veillées
de famille, Marcelle reste silencieuse, et comme Henri l'interroge :
« Oui, c'est charmant, dit-elle, nous devrions acheter un loto. Le soir,
après le dîner, nous jouerions au loto; ce serait complet! »
Puis elle s'excuse et s'explique; elle revient encore une fois à la
charge : pourquoi ne pas lui permettre de tirer parti de son talent?
« Jamais! répond Henri: c'est ce misérable Juliani qui te met ces idées
dans la tête. Que je le retrouve ici, je lui parlerai nettement! — Il est
homme à vous répondre, vou=; savez! » réplique Marcelle. Mais aussitôt
elle veut repreiîdre ses paroles, elle demande pardon, elle pleure.
Cependant Thérèse Chevrial vient lui offrir de faire un tour dans sa
voiture; elle refuse : « Je ne vous f rais pas honneur, madame, »
dit-ell« en montrant sa robe. M"« de Targ^', la mère, exempte de
fierté mauvaise, accepte, elle, plus simplement, d'être conduite par
Thîrèse jusqu'à la porte de son élève; Henri retourne à son bureau, et
la bonne sort pour acheter le dîner; Marcelle reste seule. Un coup
de sonnette : c'est Juliani. Il part tout à l'heure pour le Havre et de
là pour l'Amérique. Jusqu'au dernier momen', sur le quai de la gare,
il attendra son élève, sa future « étoile. » Qu'elle vienne, et dans un
an, triomphante, adorée des deux Amériques, elle rapportera tout
jcrste un million à son mari.
Marcelle secoue la tête et reconduit l'imprésario. Mais, sur le seuil,
qui croise-t-il, le ténor en partance, qui sera demain pleuré des dames?
M-"" de Luce et de Valmer^', deux amies de Marcelle, dont nous avons
220
REVUE DES DEUX MONDES.
admiré les toilettes au bal du premier acte, deux amies des jours
prospères, deux petites bêles de luxe, — de quel luxe et combien
bêtes! — de celles qu'il y a quinze ans l'auteur de M. de Camors appe-
lait négligemment « des animaux jolis qui suivent leur instinct. »
Elles arrivent du concours hippique, accompagnées par le baron Che-
vrial. Et leur caquetage, leur indiscrétion, leur curiosité, même le
froufrou de leur pitié, qui s'amuse complaisamment de tout le détail
de !a vie de Marcelle, jusqu'à leurs inflexions de voix larmoyantes qui
plaignent ses douleurs quotidiennes, jusqu'à leurs gestes caressans
qui viennent tâter sa misère, tout, de ces jolies perruches, irrite et
froisse la jeune femme, si bien que le baron Chevrial est bien venu à
les interrompre : « Eh ! mesdames, je ne trouve pas M"" de Targy
aussi à plaindre que vous le dites, puisqu'elle garde dans son mal-
heur de bonnes petites amies qui lui prodiguent des consolations
comme les vôtres. »
Les perruches s'envolent, et Marcelle reste avec le baron. Elle le
remercie d'abord de leur avoir parlé comme il a fait. Il la console :
« Votre situation ne peut manquer de s'améliorer. — Comment? Nous
n'attendons rien. — Il y a peut-être des gens qui s'intéressent à vous.
— Qui? — Moi, par exemple. » On voit la scène. Elle est menée
avec autant de sûreté que de délicatesse. Le baron, pied à pied,
gagne du terrain sans brusquer l'entreprise, sans choquer les conve-
nances. La jeune femme lui répond avec un tact, avec une prudence,
avec une dignité où le plus fin comme le plus sévère ne trouverait
rien à redire. « L'avenir de votre mari, dit le baron, dépend de lui et
un peu de vous. — Gomment? — Je suis enchanté de ses services,
mais je ne puis rendre l'amitié pour la haine ; or madame, vous avez
toujours été mon ennemie. — Votre ennemie, monsieur! je ne l'ai
jamais été, et je la suis moins que jamais depuis que nous vous devons
. de la reconnaissance. — Je ne veux pas de reconnaissance. — Que
voulez-vous? — De l'amitié. — Notre amitié répondra, n'en doutez
pas, à vos bons procédés. — Mais je parle de la vôtre en particulier.
— Je n'ai pas fait d'exception pour la mienne. » Le traité d'alliance
est signé : le baron baise la main de Marcelle et se retire. A peine
est-il parti qu'elle se redresse, comme secouant un cauchemar: « Et je
l'ai écouté jusqu'au bout! J'ai feint de ne pas comprendre! Misé-
rable! Mais, si je reste ici, je suis perdue! Dans une heure de défail-
lance comme celle-ci, je succomberai... Pourquoi m'ont-ils empêchée
de partir,.. de partir pour l'Amérique?.. C'était le salut!.. » Ainsi, par
une de ces réfractions de sentimens si fréquentes dans un cerveau
de femme et dans un cerveau saturé de l'air pestilentiel de Paris, —
mais ces phénomènes de réfraction, quel observateur exquis ne faut-il
pas pour les noter! — c'est un mouvement d'honneur qui jette Mar-
celle de Targy hors des voies de l'honneur : par la porte resté'*
REVUE DRAMATIQUE. 221
ouverte derrière le baron Ghevrial elle s'enfuit pour rejoindre l'im-
presario Juiiani.
Avais-je tort d'avancer que Marcelle était digne de venir, dans Tordre
des héroïnes de M. Feuillet, après la Petite Comtesse et Julia de Tré-
cœur? Mais elle a cet avantage sur la Petite Comtesse et Julia de
Trécœur d'être un personnage dramatique ; et tout cet acte, où son
caractère se révèle et se résout dans une crise, est distribué par
scènes, avec une simplicité, une fermeté qui prouvent un maître;
l'ordonnance des scènes et l'ordonnance intime de chaque scène est
logique et nécessaire, d'une logique et d'une nécessité morales; le dia-
logue est habilement déduit, et coupé, quand il faut, avec une vigueur
singulière. Pas de coup de théâtre plus pathétique que la rentrée d'Henri
après le malheur de Marcelle; le silence de sa mère, qui tire l'aiguille
d'un geste machinal, les yeux fixes , sans pouvoir regarder sur son
ouvrage, sans oser regarder son fils; la révélation qu'elle lui fait, en
chancelant, de son malheur; la fureur d'Henri, son élan vers la porte,
son retour vers sa mère évanouie, tous ces incidens pressés en l'eppace
de quelques secondes forment une fin d'acte des plus émouvantes que
nous ayons vues depuis longtemps.
J'ai dit que le quatrième acte servait, comme le second, à encadrer
le troisième, et que le cinquième dénouait le drame exposé dans le
premier; chacun, en sa place, prend sa valeur. Le quatrième n'est
qu'un tableau, mais dont je veux dire tout le prix. La scène se passe
chez Rosa Guérin, dans le somptueux hôtel que Ghevrial lui a donné
le jour même. On l'inaugure par un joyeux souper. Au Ghâteau-Yquem,
on nous apprend que le navire qui portait Juiiani et sa troupe a sombré
dans les flammes, entre New-York et la Nouvelle-Orléans : Marcelle
de ïargy, qui, après de médiocres succès au théâtre, était deve-
nue la maîtresse de Juiiani, a péri comme ses camarades. Au Châ-
teau-Laflite , un valet annonce qu'Henri de Targy, est dans le salon
voisin, qui apporte au baron des pièces à signer. Par un caprice de
Rosa, on décide de faire entrer dans la salle du souper ce héros de
l'histoire parisienne du jour, et cette face de galant homme paraît à
la flambée des candélabres de cette table impudente. Henri se retire.
La fête s'achève dans l'ivresse. Piqué au jeu par Tirandel, un échappé
de club, un ataxique de trente ans, qui se déclare idéaliste après
boire, Ghevrial porte un toast à la matière; il n'achève pas ce toast :
sa langue devient épaisse, ses joues molles, ses yeux vitreux. Ce n'est
rien : un malaise. La musique continue. Rosa Guérin, sa conquête,
Rosa, qui « sait le prendre, » entraîne Ghevrial jusqu'au balcon, où il
saffaisse sur un fauteuil. Soudain elle se penche sur lui, se redresse
et se rabat vers nous avec un grand cri. Le docteur, qui vient d'entrer,
se précipite vers le malade: a Faites taire la musique! » Le baron
Ghevrial est mort.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
Henri de Targy et Thérèse Chevrial sont libres. Tiiérèse, nous le savons,
enviait à Marcelle de Targy le bonheur d'être la femme d'un honnête
homme, et plus d'une fois la présence de cet ange dans la maison Che-
vrial a consolé Henri de la dure vie qu'il y menait. Aucun des deux n'a
deviné le secret de l'autre; mais nous lavons deviné, nous, et, sans
doute bien avant nous M""' de Targy, qui voit une vie nouvelle, une
vie de bonheur tranquille se rouvrir pour son fils. La voici à la cam-
pagne, dans le jardin de son vieil ami le docteur Chesnel; Thérèse
vient l'y trouver, et dans une scène d'une infinie délicatesse, par
quelques phrases détournées, par un serrement de main, par un
tremblement de voix, par un regard, les deux femmes s'avouent l'une
à l'autre leur commune espérance, — hélas! presque aussitôt brisée.
Tandis qu'Henri reconduit Thérèse par le ch min le plus long, — celai
qu'a indiqué sa mère, — le docteur Chesnel paraît, une Inttre à la main :
Marcelle est vivante ! « La misérable ! s'écrie la mère avec l'égoïsme
farouche de l'amour maternel déçu. — Si vous la repoussez, elle se
tuera. — Laissez donc! elle ferait bien de se tuer! mais elle ne le fera
pas, allez! — En tenterez -vous l'épreuve? — Hé! que voulez-vous que
je fasse? — Votre fils sera peut-être moins implacable que vous. —
Mon fils? Est-ce que je vais seulement lui parler de cela, à mon fils!
J'ai déjà fait une fois son malheur, par cette lâcheté que j'ai eue de lui
dire un secret qui m'étouffait! Cette fois, le secret restera mien ; je le
garde! Et s'il y a crime, eh bien! je prends le crime sur moi ! » Et
comme pour sonder ce cœur de mère devenu par un effet d'amour plus
dur que le diamant, le vieux docteur, à qui M"'« de Targy a reproché
devant nous son incrédulité religieuse, le vieux docteur à bout de res-
sources lui montre le ciel et lui demande : «Et Dieu? — Hé! qu'est-ce
que cela vous fait, à vous qui n'y croyez pas? — Est-ce le moyen de
m'y faire croire ? »
« Vous avez raison, a répondu M™^ de Targy au docteur; c'était la
mère qui criait; voici la chrétienne : je suis prête, allez chercher
Marcelle, » Elle est là, la pauvre enfant prodigue, elle attendait à la
grille; elle s'agenouille, elle s'humilie, — elle pleure, elle est pardon-
née; mais par qui? Pas encore par celui dont le pardon importe le plus.
Voici qu'on entend son pas : il faut qu'on le prépare à la revoir. Qu'elle
se cache dans ce pavillon; elle l'entendra sans qu'il la voie. Henri
reparaît, A cette nouvelle qui foudroie tant d'espérances naissantes,
il demeure comme atterré; cependant il fera son devoir. « Allez lui
dire que je la reverrai, mais comme une étrangère; me demander
plus, c'est m'outrager. — Alors, s'écrient le docteur et la mère, à
quoi bon la recevoir ? » Et ils se consultent, pendant que le jeune
homme médite. Soudain il éclate : « Eh bien ! non, je ne peux pas! Il
y a un spectre entre nous. Je ne suis pas un saint, je suis un homme I
Je ne peux pas ! je ne peux pas! » Sa voix, que la fureur étrangle, ne
REVUE DRAMATIQUE. "^23
couvre pas le bruit que fait un corps en tombant sur le plancher du
pavillon. « Marcelle!.. Malheureuse ! elle était là! » Il enfonce la porte
et revient hajard, tenant dans ses bras Marcelle déjà pâle, « de 1 a
mort qu'elle a bue. » 11 lui pardonne dans un baiser où il reçoit son
dernier souffle.
Ainsi finit le drame , par l'élimination des personnages mauvais
ou que la contagion du mal a gagnés, — de Chevrial et de Mar-
celle, — mais sans qu'un moment la bonté des bons ait tourné,
comme on dit, au type. C'est que les caractères des personnages
sont aussi naturels et rendus avec autant de finesse, autant de sin-
cérité qu'ils pourraient l'être dans le roman. Henri de Targy, cet
honnête homme , hésite un moment , au premier acte , avant de
ruiner sa mère et sa femme par un trait de rigoureuse probité, —
comme au dernier, M'"^ de Targy, cette croyante, se révolte d'abord
à l'idée de sacrifier le bouheur de son fils pour faire son devoir de
chrétienne. Thérèse Chevrial, au deuxième acte, r près avoir repoussé
cette succession qui déshonore la mémoire de sa mère, se soumet
en silence ai x décisions de son mari, chef légal de la communauté.
Ce Chevrial, par mille traits de caractère et de mœurs, est un des
financiers les plus vivans qu'ait produits la scène contemporaine; et,
s'il est le plus récent, il porte bien sa date. Enfin, il n'est pas jus-
qu'aux personnages accessoires et comme dessinés en silhouette, à
qui la justesse de coup d' œil et de coup de crayon de l'auteur ne donne
une phj sionomie spéciale. C'est le docteur Chesnel, médecin de l'Opéra;
c'est Rosa Guérin, la danseuse; c'est Tirandel, l'éclopé de la vie pari-
sienne, — qui n'a plus que des « velléités. » Tous et toutes, ils ont
leur certificat de vie psychologique et physiologique.
S'ils sont romanesques, en un certain sens du mot, c'est-à-dire dignes,
à l'occasion, de figurer dans un roman qui se pourrait écrire après et
d'après la pièce, — puisqu'il est de mode de croire qu'une psycholo-
gie un peu subtile n'appartient guère qu'au roman, — il est inutile,
je pense, de prouver maintenant qu'ils sont dramatiques. Pas un d'eux,
— je parle au moins des principaux, — qui n'aille de crise en crise,
pas un chez qui les passions contraires fassent trêve plus que ne
l'exige la conduite même de l'action, c'est-à-dire ailleurs qu'en ses
points de repère. Au premier acte^ crise de M'"^ de Targy : doit-elle
révéler son secret à son fils? Crise d'Henri : doit-il restituer la for-
tune? Crise de Thérèse au second : doit-elle l'accepter? Crise de Mar-
celle eusuite : nous avons assez insisté sur celle-là. Crise de la mère,
et crise du fils à la fin : doivent-ils pardonner? C'est là proprement le
drame, — dont le caractère, au gré de nos classiques, sinon de Pixé-
récourt et de M. Scribe, est moral et non matériel. Quant au style du
dialogue, par des citations faites à l'aventure de la mémoire, dans le
cours de cette rapide analyse, j'espère avoir fait juger qu'il est théâ-
224 ilLVLE DES DEUX MONDES.
irai. Naturel et spirituel, ingénieux et sinueux, il atteint dans les
grandes scènes à la haute éloquence des maîtres.
Que d'ailleurs les situations, qui sont, ainsi <',ue le veut la saine doc-
trine, autant d'expériences faites sur les caractères des personnages, se
trouvent en même temps être romanesques, au sens ordinaire du mot,
— comme ces caractères le sont en un sens spécial, — c'est, j'ima-
gine, ce qu'il est également inutile, après cette analyse, de prouver
et de contester. S'il se trouve à la fois que des situations soient des
occasions bien imaginées pour des caractères de se déclarer au public,
et que ces épreuves naturellement choisies aient l'attrait de la fiction
romanesque, c'est tant mieux pour l'auteur et pour nous ; je n'attends
pas que personne s'en plaigne. On remarquera d'ailleurs que rarement
M. Feuillet a mis dans un ouvrage plus de netteté, plus de vigueur, plus
de force vraiment dramatique. Mais peut-être, sans qu'on s'en prenne
à la matière romanesque de l'action, c'est-à-dire aux événemens eux-
mêmes qu'a suscités l'auteur, on s'avisera de critiquer la liberté roma-
nesque avec laquelle il les a distribués, et la marche de l'intrigue,
sinon l'intrigue elle-mêm?^. On dira, on a déjà dit que ces événemens
se ralentissent ou se pressent au gré d'une fantaisie qui sent bien son
romancier ; que la pièce enfin pèche contre les lois de la composition
dramatique!
Contre les lois, c'est bientôt dit : il s'agit de voir contre lesquelles.
Assurément j'aperçois qu'un Boman parisien n'est pas composé comme
une Cliaine ou comme le Demi-Monde, comme le Supplice d'une femme
ou comme Julie... Mais, au fait, de qui donc Julie? De M. Feuillet, si je
ne m'abuse. C'est l'exemplaire le plus parfait de drame rapide et serré
que le théâtre de cette époque ait produit : auprès de Julie, le Supplice
d'une femme est traînant et relâché. On m'accordera donc que, si
M. Feuillet a modifié cette fois le type de son ouvrage, s'il en a réglé
l'économie selon des lois différentes, c'est à bon escient. J'ai indiqué,
dès l'abord, comment il avait réparti son action ; j'ai dit que, si le pre-
mier acte et le cinquième contiennent, selon l'usage, l'expi sition et le
dénoûinent, le troisième était placé entre le second et le quatrième
comme entre deux réflecteurs; ne pourrai-je pas dire que, le troisième
étant le foyer lumineux du drame, le second et le quatrième en con-
stituent l'atmosphère? Cette distribution du drame est aussi raison-
nable, auFsi harmonieuse, aussi légitime selon les lois de l'art, — qu'il
ne faut pas confondre avec les recettes d'une école, — aussi littéraire
et pFut-être aussi dramatique que celle du Supplice d'une femme ou
de Julie. Quelqu'un objectera qu'on ne peut retrancher de Julie ou
du Supplice d'une f(mme aucune scène sans que le drame devienne
matériellement incomplet, tandis quon peut remplacer le second et le
quatrième acte d'un /îowanparmm par deux récits de cinquante lignes,
et que la matière du drame resterait la même. D'accord, mais si le
REVUE DRAMATIQUE. 225
drame, après cette mutilation, demeure peut-être intelligible, demeu-
rera-t-il aussi probable? Si les événemens restent les mêmes, seront-
ils aussi justifiés? Si les caractères ne s'évanouissent pas, seront-ils
éclairés du même jour? Non pas ; ce sera le même roman, mais sus-
pendu dans le vide, au lieu d'être enveloppé de son atmosphère. Et
encore sera-ce le même? ou plutôt n'est-il pas vrai que ce ne sera
qu'une construction chimérique auprès de celle-ci, — comme est le
phénomène de réfraction décrit par des lignes idéales sur le papier
blanc ou le tableau noir, en regard du phénomène réel qui fait rillu^
sion de nos yeux?
Pour disputer à M. Feuillet le droit de placer ce second et ce qua-
trième actes aux lianes de ce troisième, il faut avoir la vue bien
courte ou la tolérance bien étroite; il faut professer un goût singuliè-
rement exclusif pour une certaine formule de mélodrame et de vau-
deville. Que ne demande-t-on, du même coup, une édition réduite du
Roi Lear et à'Hamlet? Je me fais fort de retrancher de ces chefs-
d'œuvre un bon nombre de scènes, sans que la chaîne des événemens
y soit rompue en un seul point. Je ne ri-qiieraispas la même opération
sur le Sonneur de Saint-Paul de Bouchardy ou les Dominos roses de
M. Hennequin. M. Feuillet nous promet un Roman parisien, il nous le
donne; esi-ce même un roman, et ce qu'il nous met sous les yeux,
l'a-t-il imaginé ou n'en est-il que le témoin ? On pourrait hésiter là-des-
sus, tant l'histoire de ces gens qui tombent d'un capital de trois mil-
lions à un revenu de cinq mille semble un écho de ruines récentes;
que dis-je, récentes? quotidiennes! C'est le roman d'hier, c'est le
roman de demain. Il est vrai qu'à la ville on se ruine pluiôt par impru-
dence, et que le héros de M. Feuillet se ruine par probité : c'est qu'au
théâtre il faut que la question d'argent soit doublée, pour nous émou-
voir, d'une question de sentiment; il faut que la chute, pluiôt que
d'être un accident, soit l'effet d'un ressort moral, pour nous intéresser
davantage; mais c'est toujours la même chute, dont le bruit nous rem-
plit encore les oreilles. L'événeuient est paiisien, les héros le sont
aussi: nous avons, dans cette étude, assez marqué leurs caractères;
il est superflu, je pense, d'insister sur ce que Marcelle de Targy n'est
pas une provinciale ni une Viennoise. Nous avons vu qu'elle se perd
par une déviation de ses meilleurs sentimens: cette déviation ne pou-
vait se produire que dans un certain milieu; l'auteur même a pris soin
de le marquer légèrement: « Ah 1 s'écrie Marcelle au tioisièuie acte,
pourquoi n'avoir pas changé de ville? Ailleurs je serais moins froissée,
moins mortifiée qu'à Paris ! » Marcelle de Targy ne serait pas ce
qu'elle est, ne penserait pas ce qu'elle pense, ne sentirait pas ce
qu'elle sent, si elle ne respirait pas le même air que le baron Che-
vrial, que Rosa Guérin, que Tirandel. Isolez donc ce troisième acte,
TOMB uv. — 1882. 15
'226 REVUE DES DEDX MONDES.
OÙ elle se meut, du second et du quatrième : Marcelle de ïargy sera
un monstre, ou plutôt elle ne sera plus.
D'ailleurs, M. Feuillet n'est pas seulement un témoin, mais un juge.
Le second acte et le quatrième sont également d'un homme qui con-
naît son Paris; mais le second n'est que la déposition d'un observa-
teur, rédigée d'une façon scénique; le quatrième est la conception
théâtrale d'un moraliste servi par un poète. Hé oui ! sans doute ce
quatrième acte a sa poésie, sa morale, sa philosophie lyrique, si l'on
veut; nous convenons de ces singularités, et l'auteur ne s'en défend
pas. Mais cette poésie, cette morale, cette philosophie lyrique est-elle
théâtrale? Est-elle extraite de la pièce? ou, pour mieux dire, n'en
est-elle pas l'âme? Le malheur des personnages que voici est le crime
de la société où ils vivent; le poète qui nous les a montrés, connaît
cette société mieux que personne, il la dépeint, il la juge; — il la juge
avec l'autorité d'une métaphysique dont on pourrait disputer, mais
avec le prestige d'un lyrisme qui n'est pas pour nous déplaire. Quand
Chevrial s'affaisse, foudroyé d'apoplexie, après un toast au dieu million,
après un toast à la matière, ce n'est pas seulement un homme qui
meurt en scène, par un accident auquel l'auteur dramatique nous a
préparés, c'est le représentant d'une société coupable, ou plutôt cette
sociéié elle-même représentée par un homme qui suit enfm le conseil
du marquis d'Auberive ; « Crève donc, société ! »
Le public parisien ne s'est pas fâché de cette dure, hardie et magni-
fique leçon. Il a respectueusement applaudi ce quatrième acte, après
avoir acclamé le troisième, avant de pleurer au dernier. S'il est vrai que
« la grande règle de toutes les règles soit de plaire et qu'une pièce
de théâtre qui a attrapé son but ait suivi un bon chemin, » il fait
beau reprocher à ce drame de faire l'école buissorinière ! Au moins
n'a-t-il pas fait buisson creux : longtemps on applaudira sous les noms
de ces personnages M°'" Pasca, Jeanne Brindeau, Marie Magnier et
Volsy, MM. Marais, Saint-Germain, Landrol et Noblet.. Si je ne fais pas
en détail l'éloge de ces huit comédiens, c'est que la matière serait
trop longue à traiter : chacun,, dans son rôle, atteint presque à la per-
fection. Ajoutez que la mise en scène est d'une justesse et d'une
magnificence où messieurs de la Comédie-Française ne trouveraient
rien à reprendre. Pourquoi n'est-ce pas eux que nous en pouvons féli-
citer ?
ixmB Ganderax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre.
Imaginez une situation où des pouvoirs imprévoyans, assemblées et
ministères, soient perpétuellement occupés, — d'une part, à ouvrir la
carrière aux passions les plus violentes, à ménager les idées les plus
extrêmes, et, d'un autre côté, à se désarmer eux-mêmes, à détendre
tous les ressorts de l'organisation publique, à allaiblir les lois, les
institutions, tout ce qui représente une force protectrice dans les socié-
tés,— que peut-il, que duit-il en résulter? La conséquence, direz-vous,
est fatale, invincible. La logique des choses suit son cours. Oq arrive
bientôt à celte anarchie qui se manifeste par la décroissance de toutes
les forces, de toutes les garanties de gouvernement en face des exalta-
tions et des agressions révolutionnaires qui ne connaissent plus le
frein. C'est précisément la situation où semble se débattre aujourd'hui
la France, étrange situation, sur laquelle on a pu se méprendre tant
qu'il n'y a eu que des déclamations de clubs ou de journaux, mais dont
la gravité s'est dévoilée tout à coup par une série de violences, d'ex-
plosions, d'incidens sinistres devant lesquels l'opinion s'arrête confon-
due et troublée. Le fait est que, depuis quelques semaines, tout a pris
un caractère singulièrement aigu, que les agitateurs passent des paroles
aux actes, et que ces vacances qui ont commencé par des discours
finissent par une sorte de réapparition brutale du socialisme s'atta-
quant par tous les moyens, sous toutes les formf^s, à l'industrie et au
travail, aux églises comme à la vie des hommes. Que disait-on, que le
nihilisme ne pouvait se produire qu'en Russie, dans une société livrée
à un régime séculaire de silence et d'oppression, qu'il était impossible
dans une société libérale, dans un pays comme la France, avec le suf-
228 REVUE DES DEDX MONDES,
frage universel et la république? Le nihilisme russe semble bel et bien
depuis quelque temps envahir la France elle-même, se servant de
tout, exploitant la crédulité, la misère ou les passions des populations
ouvrières, cherchant sa force dans le mystère des organisations secrètes,
procédant par les menaces anonymes et par la dynamite. L'anarchie
avouée, érigée en système ou déguisée sous le voiie d*un communisme
grossier, « anarchisme » ou « collectivisme, » voilà l'étrange progrès
qu'on prétend maintenant acclimater en France par le fer et le feu!
Lorsqu'il y a quelques mois éclatait, dans un des centres industriels
de la Bourgogne, à Montceau-les-Mines, le mouvement qui commen-
çait par l'incendie d'une église, par des tentatives contre un presby-
tère, contre des maisons de religieuses, on pouvait se demander
encore si ce n'était pas là simpleaient un accident d'effervescence
locale dû à des circonstances particulières. L'explosion restait tou-
jours un fait grave assurément; elle ne laissait pas au premier abord
de paraître assez énigmalique par la manière dont elle s'est produite,
par le caractère qu'elle affectait. Tout s'est bientôt èclairci. On n'a
pas tardé à s'apercevoir que l'émeute nocturne de Montceau-les-Mines
n'avait en réalité rien de local et d'accidentel, qu'elle n'était qu'un
épisode préliminaire d'un mouvement plus vaste, plus étendu, qui a
éclaté presque aussitôt dans d'autres régions, qui devait se préparer
depuis quelque temps dans l'ombre des sociétés secrètes. C'est devenu
sensible surtout le jour où une instruction judiciaire, devant laquelle
on ne pouvait reculer, a été engagée sur ces premiers troubles et où
le procès des mineurs de Montceau a commencé à se dérou'er devant
la cour d'assises de Chalon-sur-Saône. Ce jour-là, il a été clair que
dans ces débats, peut-êire insuffisamment préparés, il y avait quelque
chose d'inconnu et d'inquiétant, que les accusés auxquels on avait
affaire n'étaient que des instrumens aveugles et d'obscurs séides. Il a
été manifeste qu'on se trouvait en face d'une sorte de puissance insai-
sissable interceptant la vérité, dominant les témoins par rintimida-
tion, cherchant à peser sur les juges, sur le jury par la menace, orga-
nisant autour du tribunal une véritable terreur. Bref, la situation a
paru assez sérieuse pour que le représentant du gouvernement, le
procureur-général, par une dérogation certes insolite, ait cru devoir
provoquer une suspension du cours de la justice et demander le ren-
voi du procès de Chalon à une autre session, sans doute aussi à une
autre cour d'assises. Elle devenait, en effet, assez grave, cette situa-
tion, puisque, depuis ce moment, l'agitation n'a fait que s'accroître et
prendre un caractère de plus en plus violent. Ce n'est plus seulement
dans la régioa de Montceau-les-Mines que des tentatives nouvelles de
destruction se sont produites; c'est en pleine ville de Lyon que la
dynamite a fait son œuvre sinistre, tuant et blessant des personnes
inoiïensiyes dans un café, s'attaquant aux bureaux du recrutement.
BEVUE. — CUnONIQDE. 229
Sur d'autres points de la France, il y a eu des attentats ou des essais
d'attentats du même genre qui semblent n'être que Texécution des
programmes d'une secte implacable , procédant tantôt par les mots
d'ordre ténébreux, tantôt par les excitations furieuses dans les réu-
nions publiques.
Ce n'est donc que trop évident. L'incident de Montceau-les-Mines
n'a été qu'un prélude, un premier symptôme. Tout démontre l'exis-
tence d'une organisation occulte ayant peut-être ses chefs à l'étranger,
essayant d'enlacer le pays de ses replis, poussant les populations indus-
trielles en avant dans une lutte funeste. Et qu'on remarque bien ce
qu'il y a de nouveau, de caractéristique dans ce mouvement qui prend
pour prétexte l'intérêt des ouvriers. Autrefois du moins, dans les pro-
grammes socialistes, dans les propagandes révolutionnaires et dans les
grèvi'S qui en étaient trop souvent la suite, il y avait des théories plus
ou moins philosophiques, des revendications raisonné s, des idées ou
des apparences d'idées. Il y avait dans tout cela, il est vrai, de grands
et dangereux sophismes; mais ces sophismes faisaient encore une cer-
taine figure. Aujourd'hui, on ne prend pas même la peine d'avoir une
idée, un système de rénovation sociale. Le seul programme avoué et
réel, c'est la destruction de tout ce qui existe, des institutions et des
lois, de la magistrature et de l'armée, de l'industrie dont on vit, du
capital qui est le ressort du travail — et au besoin de M. le président de
la république lui-même. Oui vraiment, dans des réunions prétendues
populaires, il se trouve des énergumènes prêchant ouvertement le
meurtre, se déclarant prêts à assassiner, si l'auditoire le veut bien,
M. le président de la république ou M. le commissaire de police pré-
sent à la séance. A ceux qui demandent comment on résoudra le
problème de rendre l'ouvrier l'égal du patron on répond sans façon
qu'il n'y a qu'un moyen bien simple : « le poignard et la dynamite. »
Voilà qui est clair et net! Avec la dynamite on fera sauter Notre-
Dame de Fourvières et le palais de justice de Lyon. On détruira les
juges, on détruira les patrons, on détruira le gouvernement, — après
quoi on s'arrangera comme on pourra, chacun fera ce qu'il voudra :
c'est pour le moment l'idéal suprême de « l'anarchisme. » Et tout cela
se dit, et, qui pis est, se pratique! Ces étranges propagandes, auxquelles
on laisse toute liberté, trouvent dans les masses obscures assez d'adhé-
rens, non pas pour créer un véritable danger le jour où l'on s;-rait bien
décidé à leur tenir tête, mais pour émouvoir et troubler une société par
des actes qui sont le déshonneur d'une civilisation.
La population ouvrière n'en est sîirement pas tout entière à accepter
ces tristes influences. Le malheur est que, sans s'en douter, elle subit
souvent la tyrannie des agitateurs qui se servent d'elle, que les instincts
de violence se glissent parfois dans ces disputes de salaires qui se mul-
tiplient, dans ces grèves qui se succèdent. On le voit encore aujour-
230 REVUE DES DEUX MONDES,
d'hui dans le grave conflit engagé entre les patrons et les ouvriers
d'une des plus grandes industries parisiennes, de l'ameublement. Au
lieu de s'en tenir ù l'examen calme, sérieux des rapports des uns et des
autres, de ce qui serait possible et équitable, on va tout de suite à une
guerre à outrance qui pourrait être suivie d'une suspension universelle
du travail. Les ouvriers croient défendre leurs intérêts et ils se trom-
pent; ils dépassent ouvertement leurs droits lorsqu'ils prétendent im-
poser aux patrons des conditions qui ne peuvent pas être acceptées, qui
aboliraient la liberté des transactions et seraient bientôt la ruine de tout
le monde. Ils ne s'aperçoivent pas que, s'ils réussissaient à imposer
leurs conditions, ils seraient, eux, les maîtres par droit de conquête,
les patrons seraient à leur merci, et le problème social des rapports du
capital et du travail n'en serait pas plus résolu, il n'aurait fait que se
déplacer. Les ouvriers parisiens qui croient avoir des griefs légitimes ne
sont pas de ceux qui veulent détruire : ils tiennent même à séparer leur
cause de la politique, de la révolution sociale, — ils le disent, il faut les
en croire. Ils agissent, ils parlent cependant comme s'ils ne craignaient
pas d'aller en ce moment au-devant d'une formidable crise industrielle
grosse de périls, et, par une coïncidence singulière, ils portent aujour-
d'hui le contingent de leurs agitations à un mouvement qui ne peut pas
plus servir les ouvriers que les patrons, dont les chefs n'ont d'autre but
que de ramener la société française à une sorte de barbarie.
Que les ennemis des institutions auxquelles la France est aujour-
d'hui soumise triomphent ironiquement de tout ce qui se passe, trou-
bles et grèves, qu'ils se plaisent sans cesse à représentera république
comme la cause première de tous les excès, ils sont peut-être un peu
imprudeus parce qu'en déûnitive ceci est l'affaire de tout le monde,
en dehors de3 questions de république ou de monarchie; ils oublient
que c'est la société tout entière, la société civilisée, libérale, labo-
rieuse qui est en jeu. II n'est pas moins vrai qu'ils sont un peu dans
leur droit et que, si la situation de la France en est arrivée au point
où elle n'est pas sans gravité et sans dangers, ce sont les républicains
qui l'ont voulu, qui y ont contribué par leurs connivences ou par leurs
imprévoyances. Il y a déjà quatre ou cinq années que les républicains
régnent, qu'ils disposent de toutes les forces et de toutes les préroga-
tives du pouvoir dans l'intérêt de la république, dont ils veulent être
les seuls interprètes et les gardiens privilégiés. Si les passions les
plus violentes se sont réveillées, si la démagogie la plus meurtrière a
pu se déployer et s'organiser, si les complots renaissent, à qui la faute?
Est-ce qu'il n'y a pas des lois parfaitement existantes contre les affilia-
tions secrètes et internationales dont on ?e plaint maintenant? Est-ce
qu'à défaut des moyens d'action singulièrement diminués dans les lois
sur la pressp, sur les réunions, il n'y a pas les lois de droit commun,
les ressources du code pénal ? Est-ce que dans une société civilisée on
REVUE. ==-» CHROT^IQÏJE, 231
ne peut pas atteindre les excitations à la guerre des classes, à l'as-
sassinat? Pourquoi ne l'a-t-on pas fait? Pendant que les agitateurs
renouaient leurs complots et disciplinaient les passions qui allaient
bientôt abattre les croix ou faire sauter les chapelles, que faisaient
les républicains qui ont la prétention de représenter et de gouverner
la république? Oh! ils étaient sûrement très absorbés. Ils étaient
occupés à voter l'amnistie, dont on s'est servi pour réhabiliter la
commune. Ils s'étudiaient à se ménager Talliance du radicalisme en
lui livrant la magistrature et l'armée. Ils passaient leur temps à faire
eux-mêmes ou à laisser faire la guerre aux emblèmes religieux, aux
crucifix, au risque d'inspirer à d'autres la tentation de les imiter. Ils
étaient occupés à sauver la république en chassant quelques moines
inoITensifs de leurs couvens, les sœurs de charité des hôpitaux, les
instituteurs et les institutrices congréganistes de leurs écoles. Il n'y
a que quelques semaines encore, ils trouvaient assez de loisirs pour
diriger une campagne de police contre une vieille maison religieuse
cachée dans une petite rue de Paris. Toutes les fois que les républi-
cains du gouvernement et de la majorité parlementaire se sont trou-
vés, dans ces dernières années, entre des modérés qui s'efforçaient
de les avertir, de leur montrer le danger de leurs condescendances,
et les radicaux, qui leur demandaient chaque jour de nouveaux gages,
de quel côté se sont-ils tournés? Ils ont cédé aussi peu que possible
quelquefois, — assez néanmoins pour ne pas décourager les violens
du parti. Et l'on s'étonne ensuite que les révolutionnaires de « l'anar-
chisme » ou du « collectivisme, » qui se disent, eux aussi, républi-
cains, retrouvent une certaine audace !
La vérité est que les politiques républicains qui ont eu le pouvoir ou
l'influence depuis quelques années ont singulièrement contribué à pré-
parer tout ce qui se passe par la complicité d'une imprévoyante tolé-
rance et qu'ils y ont aidé aussi d'une manière plus efficace encore
peut-être, par la désorganisation administrative, par le relâchement
de tous les ressorts de gouvernement. Une fois établis aux affaires, ils
ont cru qu'il n'y avait rien de plus simple que de remanier, de boule-
verser, de confondre ou de déplacer les services; ils n'ont réussi qu'à
mettre en péril la vieille et puissante organisation française. M. le pré-
sident du conseil vient de supprimer dans le ministère des affaires
étrangères une direction du personnel de récente création et de recon-
stituer dans sa force traditionnelle l'ancienne direction politique. Il a eu
assurément raison, puisqu'il est tout simple que le directeur politique
chargé de suivre les affaires de la diplomatie intervienne dans le choix
du personnel qu'il dirige, avec lequel il est sans cesse en communica-
tion confidentielle. Pourquoi cependant avait-on imaginé cette direction
indépendante et même supérieure qui vient de disparaître? Il n'y avait
évidemment d'autre motif que de se créer un instrument commode
232 REVDE DES DEUX MONDES.
pour agir sur le personnel dans des vues de domination ou de parti, et
ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'il n'est pas dit que ce qui a été tenté
une fois ne se renouvellera pas au prochain chf>ngeraent de cabinet. Le
service des cultes, depuis quelques années, a déjà changé trois ou quatre
fois de domicile, c'est-à-dire de minisière, et il ne sait jamais où les
hasards de la politique le conduiront. Au ministère des travaux pub ics
il ) a un service des chemins de fer qui, depuis l'ère républicaine, a passé
par quatre ou cinq métamorphoses. Il se composait d'abord de deux
divisions sous l'autorité supérieure d'un directeur-général. Bientôt,
comme le directeur-général du moment, qui était un homme de mérite,
gêoait, la direction elle-même était supprimée, — pour être à la vérité
réiablie, peu de mois après, avec quatre divisions. Le nouveau
ministre a voulu être, lui aussi, un réformateur, et, par un décret
qui date à peine de quelques jours, il vient à son tour de remanier
tout cela; il crée cette fois deux directions. C'est toujours un mo\en
d'avoir deux directeurs à nommer. Com.ment se reconnaître au milieu
de toutes ces révolutions qui bouleversent périodiquement les services
publics? Le friit est qu'on ne se reconnaît pas, qu'on finit par arriver à
une situation oij lout est confondu, et que les mœurs administratives,
livrées aux versatilités de la politique, deviennent ce qu'elles peuvent.
Elles sont quelquefois, il faut en convenir, pleines d'originalité et de
fantaisie : témoin ce qui vient de se passer à l'occasion de l'élection
de M. le préfet de la Seine comme député dans les Pyrénées-Orien-
tales.
Rien certes de plus imprévu et de plus caractéristique que cette
petite aventure d'un fonctionnaire candidat. Chose étrange! M. le pré-
fet de la Seine, représentant du gouvernement dans un des principaux
postes de l'administration, n'a trouvé rien de plus simple que d'ac-
cepter ou de se faire offrir à Perpignan une candidature avec un pro-
gramme de radicalisme complet : séparation de l'église et de l'état,
revision déuiocratique de la constitution, suppression du sénat, élec-
tion des juges, mairie centrale de Paris, etc. Tout y est vraiment!
Comment se fait-il cependant que M. le préfet de la Seine ait pu se
croire autorisé à se présenter à Perpignan avec un titre oflîciel qui sup-
pose la coijfiance du gouvernement et un programme qui ne paraît pas
être celui du ministère, surtout de M. le président du conseil? Com-
ment se fait-il, d'un autre côté, que le gouvernement, qui a besoin
sans doute d'avoir des agens pénétrés de sa pensée, interprètes fidèles
de sa politique, n'ait pas cru devoir prévenir plus tôt M. Floquet qu'il
avait des obligations particulières de réserve comme fonctionnaire,
qu'il couvrait de son pavillon préfectoral une médiocre marchandise.
Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que M. Floquet n'avait pas craint de
déclarer à ses électeurs que s'il était nommé, — toujours avec le pro-
gramme qui le mettait en contradiction avec le cabinet dont il était le
BETUE. •— CHRONIQUE. 233
délégué, — il resterait dans sa préfecture. Il paraît pourtant que tout n'a
pas pu s'arranger ainsi jusqu'au bout puisque M. le préfet de la Seine
a fini par donner sa démission qui a été acceptée, — et, comme pour
ajouter un trait de plus à cette comédie, c'est M. Floquet qui signifie
lestement, d'un ton railleur, une déclaration d'incompaiibiliié à M. le
ministre de 1 intérieur, c'est M. le ministre de l'intérieur qui remercie
très humblemenf. M. Floquet des services qu'il a rendus dans sa pré-
fecture. C'est assurément un des plus curieux spécimens des mœur.^
publiques du jour, de cette anarchie administraiive assez générale où
nul ne sait plus ce qu'il doit faire, où le sentiment des traditions et des
conditions du pouvoir s'émousse par degrés, où tout enfin s'amoindrit
et s'en va à la diable dons une désorganisation croissante. Qu'en
résulte-t-il? La chose est bien claire; la conséquence palpable, sai-
sissante est que le jour où tout semble s'assombrir, où le sol coil-
mence à trembler, le gouvernement se sent paralysé en face de dan-
gers qu'il a laissés grandir par ses tolérances, contre lesquels il s'est
désarmé par sa propre désorganisation.
C'est la situation de la France telle que les partis dominans l'ont
faite. Et quand on dit qu'il y a dans ces affaires du jour une certaine
exagération, que le bruit des polémiques et des discours dépasse de
beaucoup la réalité des dangers, que, malgré tout, le pays reste calme,
insensible aux agitations, oh ! sans doute, rien n'est plu.s vrai pour la
masse nationale, qui est l'éternelle patiente. Le pays, quant à lui, le
pays dans son ensemble, est pour la paix, pour l'ordre protecteur
qu'on lui doit et qu'on ne lui donne pas toujours. Il reste étranger aux
agitations et aux excitations dont on l'assourdit, — tout entier à ses
labeurs, à ses préoccupations de chaque jour, à ses intérêts, aux
nécessités d'une existence souvent difficile. Il vit encore pour ainsi dire
d'une impulsion continuée, de ce qui subsiste de sa vieille organisation,
de ses mœurs traditionnelles. Non assurément, le désordre n'est pas
dans la masse de la France elle-même. Il existe pourtant; il est dans ce
monde superficiel et artificiel qui ressemble à un tourbillon, où des partis
se livrent à des compétitions vulgaires, prennent leurs convoitises pour
des intérêts publics, désorganisent tout, tandis que des conspirateurs
implacables préparent dans l'ombre leurs complots et leurs attentats.
Entre ce monde turbulent et le pays lui-même, le contraste est certes
complet. La question est seulement de savoir jusqu'à quel point cette
situation pleine de contradictions et de périls peut se prolonger, com-
bien de temps encore la France laborieuse et paisible sera disposée
à supporter un régime qui ne lui assure ni ce qu'il a promis, ni même
ce qu'il pourrait lui donner avec un peu de bon sens. Il n'est point
douteux désormais qu'il y a un sentiment marqué de lassitude publique
et c'est peut-être môme ce qu'il y a de plus clair dans l'état moral du
pays. L'impatience est un peu partout, et puisque le parlement va se
23 A BEVUF DES DEUX fJONr>ES.
réunir, puisque le gouvernement prétend qu'il connaît le mal, qu'il a
les moyens d'y remédier, le moment est venu pour tous de se décider,
de savoir si l'on veut raffermir l'ordre ébranlé ou courir les hasards des
crises intérieures sans repos et sans fin.
Que deviennent, pendant ce temps, nos affaires extérieures, et la con-
sidération de la France dans le monde, et son influence, et le crédit de
sa diplomatie? Tout se ressent nécessairement de cette confusion inté-
rieure où rien de sérieux n'est possible, où il ne peut y avoir que des
résolutions sans suite et sans autorité. Les cabinets qui se succèdent
n'ont le plus souvent d'autre alternative que d'abdiquer ou de procéder
par de médiocres subterfuges, par une série d'actes équivoques pour
suivre une politique qu'ils n'osent même pas avouer. C'est ce qui arrive
dans ces affaires d'Egypte et de Tunis, qui avaient certainement de
l'importance et qui ont passé jusqu'ici, qui passent tous les jours
encore par de singulières phases.
Ce qu'il en sera de cette question égyptienne, ce que l'Angleterre se
propose décidément de faire dans une situation où elle s'est créé par
les armes une évidente prépondérance, tout cela reste provisoirement
assez obscur, assez difficile à préciser. Les nouveaux documens diplo-
matiques récemment publiés éclairent tout au plus le passé et mon-
trent la fermeté d'attitude de l'ambassadeur britannique, lord Dufferin,
dans la conférence de Constantinople, à la veille des événemens qui
se préparaient. Les explications échangées dans le parlement qui vient
de se réunir fournissent peu de lumières sur l'avenir. Vainement les
principaux ministres ont été interrogés dans la chambre des lords
comme dans la chambre des communes : lord Granville et M. Glad-
stone ont mis dans leurs réponses autant de discrétion qu'en mettaient,
il y a quelques semaines, les autres membres du gouvernement dans
leurs discours de vacances. C'est que l'Angleterre se sent manifeste-
ment sous le poids d'une responsabilité aggravée dans une affaire qui,
selon le mot un peu énigmatique de M. Gladstone, relève désormais plus
particulièrement du cabinet de Londres. Cela veut dire, si nous ne nous
trompons, que l'Angleterre se croit, à l'heure qu'il est, spécialement
chargée du sort de l'Egypte. Ce n'est pas qu'elle en soit absolument
embarrassée. Elle ne se plaint pas d'être maîtresse et souveraine au
Caire; mais enfin elle tient à procéder avec ordre. Elle a aujourd'hui à
liquider un passé violent par le jugement des chefs de la dernière
insurrection égyptienne, et elle a aussi à poursuivre des négociations
délicates avec les autres puissances pour arriver à la constitution d'un
ordre nouveau dans la vallée du Nil. Elle tient à ne pas perdre les
fruits de sa victoire et à ne rien faire qui puisse lui susciter trop de
difficultés en Europe. Tout cela ne laisse pas d'être un problème assez
compliqué sur lequel les ministres anglais ont jugé prudent de ne point
engager des dialogues toujours plus ou moins compromettans. Ce qu'il
REVUE. — CHRONIQUE. 236
y a de certain, c'est que la France, pour sa part, s'est mise dans une
position qui n'est ni flatteuse pour son orgueil, ni aisée pour sa diplo-
matie. Elle s'est placée dans des conditions d'impuissance presque
forcée le jour oîi, par une sorte d'effarement parlementaire, elle s'est
retirée de loutet a décliné jusqu'à ceite modeste coopération qni se bor-
nait à la protection de l'isthme de Suez. La France n'a point sans doute
perdu le droit d'avoir une opinion sur la réorganisation de l'Egypte et
de réclamer des garanties que l'Angleterre d'ailleurs ne lui refusera
pas. Elle ne sera pas, cela va sans dire, exclue des négociations et
elle trouvera même à Londres, jusqu'à un certain point, le désir de la
désintéresser. Elle ne subit pas moins les conséquences de ses contra-
dictions, de son inaction, et elle est d'autant plus liée que les affaires
égyptiennes ont une apparence deconnexité avec ces affaires de Tunis,
qui semblent entrer aujourd'hui dans une phase nouvelle par la mort
du bey, Mohamed-Sadok, aussi bien que par la divulgation d'un traité
mystérieux qui accentue le protectorat français dans la régence.
A vrai dire, cette question tunisienne, depuis qu'elle a été soule-
vée, n'a pas porté bonheur à nos gouvernans, et bien qu'elle semble
aujourd'hui plus qu'à demi résolue, elle n'a peut-être pas cessé d'être
une source de difTicultés, même avec l'avènement d'un nouveau bey
et le traité qui vient d'être divulgué. Elle ne pèse pas moins 8ur notre
politique de tout le poids des questions mal engagées et mal con-
duites. Que la France, justement soucieuse de ees intérêts dans la
Méditerranée et de la sûreté de sa domination dans le nord de l'Afrique,
pût être un jour ou l'autre dans l'obligation de s'occuper de Tunis, de
rattacher la régence à sa sphère d'action et que des circonstances par-
ticulières aient pu hâter l'heure où il y avait à prendre un parti, tout
cela est certes fort admissible. C'était, dans tous les cas, un très légi-
time objet de sollicitude pour des minisires français; mais ce qu'il y a
eu de malheureux, ce qui a certainement tout compromis en éveillant
les suspicions, c'est la manière subreptice, équivoque, dont cette entre-
prise a été introduite dans la politique de la France, et c'est d'autant
plus frappant qu'on sait mieux aujourd'hui quel a été le point de
départ de cette singulière affaire, comment tout s'est passé. Ainsi il
n'est plus douteux désormais, après la divulgation des secrets de la
diplomatie, que la question est née au congrès de Berlin, que M. de
Bismarck lui-même encourageait notre gouvernement à s'emparer de
la régence et que lord Salisbury, le négociateur de l'annexion de
Chypre pour l'Angleterre, laissait à la France toute liberté dans l'af-
faire de Tunis. Le gouvernement français, représenté à Berlin par
M. Waddington, déclinait ces offres séduisantes et préférait s'en tenir
à ce qu'il appelait la politique des « mains nettes. » 11 laissait l'Au-
triche aller en Bosnie, l'Angleterre aller à Chypre, gardant pour lui le
236 PEVUE DES DEUX MONDEP.
mérite du désintéressement. Rien de mieux; jusque-là la situation était
parfaitement claire et avouable. Ce n'est qu'un peu plus tard, après la
démission de M. le maréchal de Mac-Mahon et l'avènement à la prési-
dence de M. Grévy, qu'on se ravisait, qu'un nouveau ministre des
aftaires élraiigères, M. de Freycinet, essayait de relever la question,
comptant pouvoir se servir de bonnes dispositions témoignées par
l'Allemagne et par l'Angleterre. C'est malheureusement ici que les
déviations ont commencé pour les ministères qui se sont succédé et
qu'on s'est engagé dans une voie où il a fallu aller de subterfuge en
subterfuge, faute de pouvoir ou d'oser avouer ce qu'on voulait, il a
fallu recourir à la plus bizarre des tactiques, s'avancer par des che-
mins couverts, s'épuiser en réticences et en expédiens, tantôt pour
obtenir des crédits insuffîsans, ou pour former un corps d'expédi-
tion f^ans en avoir Fair, tantôt pour conquérir li sanction d'actes mal
définis dont on craignait de préciser le caractère et le but. Un des
plus singuliers spécimens de ceite politique a éié sûrement cet'e cam-
pagne qu'on organisait à grand fracas contre les problématiques Khrou-
mirs, contre ces Khroumirs devenus légendaires, — et dont le seul
résultat a été ce premier traité qu'un de nos généraux allait dicter
militairement au Bardo, qui, à vrai dire, en laissant voir les projets
de la France, ne décidait encore rien, ne créait qu'une situation incer-
taine. C'est ainsi qu'on a marché à travers une succession de péripé-
ties sans avoir l'avantage du désintéressement dont on s'était fait hon-
neur à Berlin, sans avoir, d'un autre côté, l'avantage d'une politique
franche avouant ouvertement l'intention d'aller établir le protectorat
nécessaire de la Fronce à Tunis. On a poursuivi une entreprise parfaite-
ment avouable en elle-même par des actes souvent équivoques : voilà
le malheur! Ce n'est pas de l'habileté autant qu'on le croit; c'est plu-
tôt de la faiblesse et de l'inexpéiience. Un des incunvéniens de ce
système a été de s'exposer à un certain soupçon de duplicité inutile,
de froisser des cabinets en leur laissant le temps de nous créer de
singulières difTicultés s'ils avaient trouvé un appui que les circon-
stances auraient pu rendre possible. Un autre inconvénient a été de
paraître tromper les chambres en les engageant par degrés dans une
affaire sur laquelle elles n'ont pu jamais se prononcer que lorsqu'il
n'était plus temps, et c'est là certainement ce qui a toujours contiibué
à rendre cette entreprise suspecte, à lui imprimer un sceau d'impo-
pularité devant le parlement comme devant l'opinion.
Aujourd'hui est-on au terme de cette étrange campagne? Le traité
récemment divulgué, qui avait été signé au mois de juiilet avec l'an-
cien bey et qui sera sans doute ratifié par le nouveau souverain, qui
n'a point été encore d'ailleurs soumis à notre parlement, — ce traité a
du moins le mérite de créer une situation plus précise et plus nette.
REVUE. — CHRONIQUE. 237
Il ne déguise pas la réalité des choses. Il laisse au bey l'autorité nomi-
nale, une liste civile, les prérogatives et les honneurs attachés à la
souveraineté; il donne à la France le pouvoir réel, le droit d'établir
des tribunaux français, de négocier la suppression des capitulations
dont les étrangers peuvent se prévaloir dans la régence, de réoigani-
ser l'administraiion publique et linancière. Une des conséquences du
nouveau traité est aussi que la France se charge de la dette tunisienne,
qui peut d'ailleurs être largement compensée, sous une admiiiistration
\igilante, par le produit des impôts. Ce n'est pas, si l'on veut, une
annexion complète et définitive; c'est du moins un protectorat assez
étendu et maintenant assez défini pour que la suprématie française
ne soit plus contestée. La seule difficulté était d'obtenir pour les nou-
veaux arrsngemens l'assentiment des principales puissances de l'Eu-
rope; ce n'était, à vrai dire, qu'une difficulté apparente ou peu sérieuse,
puisque ces puissances sont depuis longtemps préparées à la transfor-
mation accomplie dans la régence méditerranéenne, et que les plus
grands cabinets ont été d'ailleurs pressentis avant la signature du
nouveau traité. L'Allemagne, la Russie, l'Autriche n'ont élevé aucune
objection. L'adhésion britannique, dùt-ellecoùterausentiinentangiais,
ne peut plus guère être douteuse, et c'est ici précisément que la solu-
tion de celte question tunisienne se joint nécessairement aux affaires
égyi)tiennes. On dira tant qu'on voudra qu'entre l'intervention de l'An-
gleterre en Egypte et l'établissement du protectorat français à Tunis, il
n'y a aucune parité. C'est possible, il n'est pas moins vrai que si la
France, après avoir refusé un rôle dans les affaires d'Egypte, se montre
aujourd'hui facile dans les négociations, c'est qu'e.le a tout intérêt à
mettre hors de doute sa position dans la régence, et que si l'Angle-
terre à son tour évite de créer des difficultés pour Tunis, c'est qu'elle
a besoin qu'on ne lui en crée pas à elle-même en Egypte. Tout se tient.
L'essentiel est que la France sorte enfin d'une aflaire qui aura l'avan-
tage, s'il ne survient quelque traverse nouvelle, de se terminer mieux
qu'elle n'a commencé et qui a d'ailleurs coûté assez cher à notre poli-
tique.
Ch. de iMazade.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Une réaction importante s'est produite depuis le 15 octobre sur
toutes les valeurs mobilières et principalement sur celles dont les
cours dépendent moins du jeu de l'offre et de la demande au comptant
que des tendances et des manœuvres de la spéculation. Un sentiment
de lassitude et de découragement a pesé sur les transactions; la spé-
culation moyenne, qui avait toujours espéré que la haute banque don-
nerait le signal d'un large mouvement de reprise, s'est fatiguée de se
voir toujours abandonnée à ses propres forces aussitôt qu'elle se lan-
çait un peu en avant et paraît avoir aujourd'hui renoncé à toute nou-
velle tentative; l'épargne, dont les disponibilités vont cependant sans
cesse en grossissant, n'achète rien, et, symptôme plus grave encore,
les portefeuilles bien composés, ceux qui ne contenaient que de bonnes
valeurs, rentes, actions de chemins de fer et d'anciennes entreprises
industrielles, comm.encent à envoyer des titres sur le marché.
Le découragement que nous constatons s'était déjà manifesté dans
la seconde semaine d'octobre, et la situation même de la place l'aurait
accentué encore quand bien même les incidens de Montceau-les-Mines
et de Lyon n'auraient pas éveillé tout à coup des préoccupations d'un
ordre plus général. Il est certain cependant que les bombes chargées
de dynamite, les menaces de mort adressées aux magistrats et aux
dépositaires de l'autorité publique, l'audace croissante des révolution-
naires, l'impunité constamment assurée aux fauteurs de désordres,
l'imminence de grèves d'une importance exceptionnelle, ont été depuis
quinze jours autant de motifs qui ont déterminé certains capitalistes
à vendre les titres qu'ils possèdent, la petite spéculation à diminuer
le plus possible l'étendue de ses engagemens, et la haute banque à se
renfermer dans une abstention complète. On ne peut que se féliciter,
dans ces conditions, de voir que le mouvement de reprise n'a pas un
seul jour dégénéré en panique et que, jusqu'ici, la contre-partie n'a
pas fait défaut aux réalisations toutes les fois qu'elles ont été tentées
sans précipitation.
Ce résultat relativement heureux peut être attribué au fait que les
marchés étrangers ont accusé depuis le milieu d'octobre des disposi-
tions aussi favorables que celles de Paris l'étaient peu, et que toute
préoccupation relative à la question monétaire a disparu. Au Slock-
Exchange, toutes les valeurs ont conservé la plus ferme attitude ; les con-
REYDE. — CHRONIQCE. 239
solides, en Jiausse constante, ont dépassé le cours de 102; la Banque
d'Angleterre n'a pas eu à élever le taux de son escompte à 6 pour 100 ;
la détente dans le prix du loyer de l'argent a été assez sensible pour
qu'on ait même commencé à parler d'une diminution possible à
h pour 100. L'excellente attitude de la place de Londres a réagi natu-
rellement sur notre marché en banque, où s etraitent surtout les valeurs
internationales, et qui a pu ainsi opposer au mouvement de réaction
une résistance plus vigoureuse et plas efficace que le marché officiel.
La spéculation engagée sur une foule de fonds publics a vaillamment
défendu les cours du 5 pour 100, qui ne perd en effet d'un mois à
l'autre que 50 cent., et reste à 115.85 alors qu'il avait été compensé
le 2 octobre à 116.35. Les acheteurs ont pour eux le détachement du
coupon trimestriel jeudi prochain, et la probabilité de grandes facili-
tés de report. Quant aux deux rentes 3 pour 100, elles ont fléchi en
octobre plus que le 5 pour 100, parce que la spéculation à la haussa
a concentré tous ses efforts sur le fonds où elle avait ses principaux
engagemens, et aussi parce que l'opinion publique considère avec rai-
son que l'état de nos finances rendra nécessaire à bref délai l'émis-
sion d'un emprunt considérable. Malheureusement, on ne sait rien
des intentions du gouvernement actuel. On ignore à quelle politique
financière il se ralliera et tentera de rallier la chambre ; on ne sait
quelles propositions il va faire pour le budget de 1883. Tout ce que
l'on peu( présumer, c'est que, la dette flottante s'accroissant démesu-
rément, le jour où la nécessité d'un emprunt pour la consolidation de
cette dette s'imposera à un cabinet quelconque, cet emprunt devra
être émis, par suite du désarroi politique, à des conditions très peu
favorables pour le trésor. Il n'est donc pas étonnant que beaucoup de
rentiers se décident à vendre leurs inscriptions avec la conviction qu'ils
les pourront reprendre à des cours plus bas au moment de l'émission.
Un fait plus significatif encore que la baisse des deux rentes 3 pour
100 est la dépréciation déjà très importante qui frappe depuis quinze
jours les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer. Si nous
comparons les prix de la dernière bourse avec les cours de compensa-
tion du 3 octobre, nous constatons que le Lyon a perdu 75 francsà 1,590,
le Midi 60 francs à 1,175, le Nord 120 francs à 1,915, l'Orléans 75 à
l,2/;0. Ce n'est pas seulement la spéculation à la hausse qui aban-
donne ses dernières positions sur ce groupe de valeurs; c'est aussi le
portefeuille qui réalise. L'incertitude qui règne sur les desseins du
gouvernement à l'égard des grandes compagnies, et les menaces offi-
cielles de concurrence directe aux grands réseaux existans ont ébranlé
la confiance que ce placement avait toujours inspirée aux capitalistes à
travers toutes les vicissitudes, et même à travers les émotions du krach
de janvier.
2Û0 REVUE DES DEl]X_^ MONDES.
Les institutions de crédit ne pouvaient espérer voir leurs titres
échapper à la défaveur générale. Il n'est que trop certain que, pour la
plupart d'entre elles, sinon pour toutes, l'exercice 1882 aura été très
défavorable; les derniers mois n'apporteront vraisemblablement aucune
amélioration sérieuse à cette situation. Aussi les dividendes, là où des
dividendes pourront être distribués, seront-ils nécessairement inférieurs
à ceux de 1881. La Banque de France perd 300 francs sur les cours du
commencement du mois; nous constatons, pour la dernière quinzaine,
une baisse de /jO francs sur la Banque d'escompte, de 25 francs sur la
Banque hypothécaire, de 45 francs sur la Banque de Paris, de 90 francs
sur le Crédit foncier, de 22 francs sur le Crédit lyonnais, de 15 francs
sur le Comptoir d'escompte, de 37 francs sur la Société générale, de
30 francs sur la Banque franco-égyptienne, de 60 francs sur la Banque
des Pays autrichiens, de Z|2 francs sur la Banque des Pays hongrois,
de 15 francs sur la Banque ottomane, de 70 francs sur le Crédit mobi-
lier espagnol.
Les recettes de la Compagnie de Suez ne présentent plus d'augmen-
tation notable sur les chiffres de la période correspondante de 1881; il
se dit de plus que les livraisons de titres qui ont eu lieu le 15 octobre
pourraient bien se renouveler à la fin du mois. L'action a perdu
190 francs, la Délégation 115, et la Part civile 210 francs.
Les Chemins étrangers ont été entraînés dans le mouvement de
baisse générale : les Autrichiens restent en réaction de 7 freines à 725,
les Lombards de 11 francs à 290, le Nord de l'Espagne de 21 francs à
561, le Saragosse de 17 francs à 502.
Le Gaz a fléchi de 60 francs à l,5/i0 et l'Omnibus de 65 à 1,510.
Parmi les fonds étrangers, l'italien a perdu à peu près 1 franc, le
Turc a fléchi de 30 à 35 cent., l'Unifiée d'Egypte s'est maintenue à peu
près sans changement aux environs de 360 francs. Le paiement du
coupon du l*^"" novembre a été olTiciellement annoncé.
La Banque ottomane a résolu, dit-on, d'effectuer en novembre, avec
le concours des principaux établissemens de crédit de Paris, l'émission
d'une partie des obligations ottomanes privilégiées qu'elle a en porte-
feuille. Elle hésite sur la fixation de la date de cette opération, et
cette hésitation paraîtra bien naturelle si l'on réfléchit aux circon-
stances politiques et financières au milieu desquelles l'émission devrait
se produire, si l'on songe aussi que l'opération relative aux quatre
cent mille obligations du chemin de fer Transcaucasien a complète-
ment échoué, en France au moins. Il se pourrait donc que la Banque
Ottomane reculât au dernier moment devant le caractère peu favorable
de la situation actuelle et que l'émission fût encore ajournée.
Le directev.r-gérant : G. Buloz.
SOUVENIRS
D'ENFANCE ET DE JEUNESSE
VI'.
PREMIERS PAS HORS DE SAINT-SULPICE. — L'HOTEL DE MADEMOISELLE
CÉLESTE. — LA PENSION DU FAUBOURG SAINT-JACQUES.
I.
J'ai dit comment, le 6 octobre 18/15, je quittai définitivement le
séminaire Saint-Salpice et allai prendre une chambre à l'hôtel qui
occupait alors l'angle de la place, à l'endroit où finit maintenant la
station des voitures. Je ne sais pas quel était le nom de cet hôtel; on
l'appelait toujours l'hôtel de M"^ Céleste, du nom de la personne
recommandable qui en avait l'administration ou la propriété.
C'était sûrement un hôtel unique dans Paris que celui de
M"® Céleste; une espèce d'annexé du séminaire, où la règle du
séminaire se continuait presque. On n'y était reçu que sur une
recommandation de ces messieurs ou de quelque autorité pieuse.
C'était le lieu de séjour momentané des élèves, qui, en entrant au
séminaire ou en en sortant, avaient besoin de quelques jours libres ;
(1) Voir la Revue du 15 mars et du !«'' décembre 1876, du \" novembre 1880, du
i5 décembre 1881 et du 1<^' novembre 1882.
TOME LIV. — 15 NOVEMBRE 1882. 16
2/l2 REVUE DES DEUX MONDES.
les ecclésiastiques en voyage, les/snpérieures de couvent qui avaient
desaflaires à Paris, y trouvaient un asile commode et à bon marché.
La transition de l'habit ecclésiastique à l'habit laïque est comme le
changement d'élat d'une chrysalide ; il y faut un peu d'ombre.
Certes, si quelqu'un pouvait nous dire tous les romans silencieux
et discrets que couvrit ce vieil hôtel, maintenant disparu, nous
aurions d'intéressantes confidences. Il ne faudrait cependant pas
que les conjectures des romanciers fissent faute route. Je me rap-
pelle M"® Céleste; dans le souvenir reconnaissant que beaucoup
d'ecclésiastiques conservaient d'elle, il n'y avait rien qui, au point
de vue des canons les plus sévères, ne se pût avouer.
Pendant que j'attendais, chez M"'' Céleste, que ma métamorphose
fût achevée, la bonté de M. Carbon ne restait pas inactive. 11 avait
écrit pour moi à M. l'abbé Gratry, alors directeur du collège Sta-
nislas, et celui-ci me fit offrir un emploi de surveillant dans la divi-
sion supérieure. Je consultai M. Dupanloup, qui me dit d'accepter :
« Ne vous y trompez pas, me dit-il; M. Gratry est un jirètre dis-
tingué, tout ce qu'il y a de plus distingué. » J'acceptai; je n'eus
qu'à me louer de tout le monde; mais cela ne dura que quinze
jours. Je vis que ma situation nouvelle impliquait encore ce à quoi
j'avais voulu mettre fin en sortant du séminaire, je veux dire une
profession extérieure avouée de clcricature. Je n'eus ainsi avec
M. Gratry que des rapports tout à fait passagers. C'était un homme
de cœur, un écrivain assez habile ; mais le fond était nul. Le vague
de son esprit ne m'allait pas. M. Carbon et M. Dupanloup lui avaient
dit le motif de ma sortie de Saint-Sulpice. Nous eûmes ensemble
deux ou trois entretiens, où je lui exposai mes doutes positifs, fon-
dés sur l'examen des textes. Il n'y comprit rien, et son transcen-
dant dut trouver ma précision bien terre à terre. Il n'avait aucune
science ecclésiastique, ni exégèse, id théologie. Tout se bornait à
des phrases creuses , à des applications puériles des mathéma-
tiques à ce qui est a matière de fait. » L'immense supériorité de
la théologie de Saint-Sulpice sur ce pathos, se donnant pour scien-
tifique, me frappa bien vite. Saint-Sulpice sait ce qu'est le christia-
nisme; l'École polytechnique ne le sait pas. Mais, je le répète, l'hon-
nêteté de M. Gratry était parfaite, et c'était un homme très attachant,
un vrai galant homme.
Je me séparai de lui avec regret, mais je le devais. J'avais quitté
le premier séminaire du monde pour un autre qui ne le valait pas.
La jambe avait été mal remise; j'eus le courage de la casser de
nouveau. Le 2 ou 3 novembre 18^5, je franchis le dernier seuil
par lequel l'église avait voulu me retenir, et j'allai m'installer dans
une institution du quartier Saint-Jacques, relevant du lycée Henri IV,
SOUVENIRS d'eîNFANCE ET DE JZUiNE SE. 2Ûâ
comme répétiteur an pair, c'est-à-dire, selon le langage du quartier
latin d'alors, sans appointemens. J'avais une petite chambre, la table
avec les élèves, à peine deux heures par jour occupées, beaucoup
de temps par conséquent pour travailler. Cela me satisfaisait plei-
nement.
IL
Avec la faculté que j'ai de suffire à mon propre bonheur et d'ai-
mer, par conséquent, la solitude, la petite pension de la rue des
Deux-Églises (1) eût été, en effet, pour moi un paradis, sans la
crise terrible que traversait ma conscience et le changement d'assise
que je devais faire subir à ma vie. Les poissons du lac Baïkal ont mis,
dit-on, des milliers d'années à devenir poissons d'eau douce après
avoir été poissons d'eau de mer. Je dus faire ma transition en quel-
ques semaines. Gomme un cercle enchanté, le catholicisme embrasse
la vie entière avec tant de force que, quand on est privé de lui,
tout semble fade et triste. J'étais terriblement dépaysé. L'univers
me faisait l'eflet d'un désert sec et froid. Du moment que le chris-
tianisme n'était pas la vérité, le reste me parut indifférent, frivole,
à peine digne d'intérêt. L'écroulement de ma vie sur elle-même me
laissait un sentiment de vide, comme celui qui suit un accès de
fièvre ou un amour brisé. La lutte qui m'avait occupé tout entier
avait été si ardente que maintenant je trouvais tout étroit et mes-
quin. Le monde se montrait à moi médiocre, pauvre en vertu. Ce
que je voyais me semblait une chute, une décadence; je me crus
perdu dans une fourmilière de pygmées.
Ma tristesse était redoublée par la douleur que j'avais été obligé
de causer à ma mère. J'employai, pour lui arranger les choses de la
manière qui pouvait lui être le moins pénible, quelques artifices
auxquels j'eus peut-être tort de recourir. Ses lettres me déchiraient
le cœur. Elle se figurait ma position encore plus triste qu'elle ne
l'était, et, comme en me gâtant, malgré notre pauvreté, elle
m'avait rendu très délicat, elle croyait qu'une vie rude et com-
mune ne pourrait jamais m' aller, a Toi qu'une pauvre petite souris
empêchait de dormir, m'écrivait-elle, comment vas-tu faire?.. »
Elle passait ses journées à chanter les cantiques de Marseille, qui
étaient son livre de prédilection (2), surtout le cantique de Joseph :
(1) Maintenant rue de rAbbé-de-l'Épée.
(2) Recueil de cantiques du xvi* siècle, de la plus extrême naïveté. J'ai le vieux
volume de ma mère; peut-être le décrirai-je un jour.
2hll REVCE DES DEUX MONDES.
O Joseph, ô mon aimable
Fils affable,
Des bêtes t'ont dévoré ;
Je perds avec toi l'envie
D'être en vie ;
Le Seigneur soit adoré !
Quand elle m'écrivait cela, mon cœur était navré. Dans mon
enfance, j'avais l'habitude de lui demander dix fois par jour :
« Maman, êtes- vous contente de moi? » Le sentiment d'un
déchirement entre elle et moi m'était cruel. Je m'ingéniais alors
à inventer des moyens pour lui prouver que j'étais toujours le
même fils affable que par le passé. Peu à peu la blessure se cica-
trisa. Quand elle me vit rester pour elle aussi bon et aussi tendre
que je l'avais jamais été, elle admit volontiers qu'il y a plusieurs
manières d'être prêtre et que rien n'était changé en moi que le cos-
tume ; et c'était bien la vérité.
Mon ignorance du monde était complète. Tout ce qui n'est pas
dans les livres m'était inconnu. Comme, d'ailleurs, je n'ai jamais
bien su que ce que j'ai appris à Saint-Sulpice, la conséquence a
été qu'en affaires je suis toujours resté un enfant. Je ne fis donc
aucun effort pour rendre ma situation aussi bonne que possible.
Penser me paraissait l'objet unique de la vie. La carrière de l'in-
struction publique étant celle qui ressemble le plus à la cléricature,
je la choisis presque sans réflexion. Certes il était dur, après avoir
touché à la plus haute culture de l'esprit et avoir occupé une place
déjà honorée , de descendre au degré le plus humble. Je savais
mieux que personne en France, après M. Le Hir, la théorie com-
parée des langues sémitiques, et ma position était celle du dernier
maître d'étude; j'étais un savant et je n'étais pas bachelier. Mais
la satisfaction intime de ma conscience me suffisait. Je n'eus jamais,
au sujet de mes résolutions décisives du mois d'octobre 18Î5, une
ombre de regrets.
Une récompense, d'ailleurs, me fut réservée dès le lendemain
même de mon entrée dans la pension obscure où je devais occuper
durant trois ans et demi la situation la plus chétive. Parmi les élèves,
il y en avait un qui, à raison de ses succès et de son avancement,
occupait un rang à part dans la maison. Il avait dix-huit ans, et
déjà, l'esprit philosophique, l'ardeur concentrée, la passion du vrai,
la sagacité d'invention, qui, plus tard, devaient rendre son nom
célèbre, étaient visibles pour ceux qui le connaissaient; je veux
parler de M. Berthelot. Ma chambre était contiguë à la sienne, et
dès le jour où nous nous connûmes, nous fûmes pris d'une vive
amitié l'un pour l'autre. Notre ardeur d'apprendre était égale; nos
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. iZi5
cultures avaient été très diverses. Nous mîmes en commun tout ce
que nous savions; il en résulta une petite chaudière où cuisaient
ensemble des pièces assez disparates, mais où le bouillonnement
était fort intense. Berthelot m'apprit ce qu'on n'enseignait pas au
séminaire; de mon côté, je me mis en devoir de lui apprendre la
théologie et l'hébreu. Berthelot acheta une Bible hébraïque, qui
doit être encore non coupée dans sa bibliothèque. Je dois dire qu'il
n'alla pas beaucoup au-delà des shevas; le laboratoire me fit bien-
tôt une concurrence victorieuse. Notre honnêteté et notre droiture
s'embrassèrent. Berthelot me fit connaître son père, un de ces carac-
tères de médecins accomplis comme Paris sait les produire. M. Ber-
thelot père était chrétien gallican de l'ancienne école et d'opinions
politiques très libérales. C'était le premier républicain que j'eusse
vu; une telle apparition m'étonna; il était quelque chose de plus;
je veux dire homme admirable par la charité et le dévoûment. Il fit
la carrière scientifique de son fils en lui permettant de se livrer jus-
qu'à l'âge de plus de trente ans à ses recherches spéculatives, sans
fonction, ni concours, ni école, ni travail rémunérateur. En poli-
tique , Berthelot resta fidèle aux principes de son père. C'est là le
seul point où nous ne soyons pas toujours d'accord, car, pour moi,
je me résignerais volontiers, si l'occasion s'en présentait (je dois
dire qu'elle s'éloigne de jour en jour), à servir, pour le plus grand
bien de la pauvre humanité, à l'heure qu'il est si désemparée, un
tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral.
Nos discussions étaient sans fin, nos conversations toujours renais-
santes. Nous passions une partie des nuits à chercher, à travailler
ensemble. Au bout de quelque temps, M. Berthelot, ayant achevé
ses maihématiques spéciales au lycée Henri lY, retourna chez son
père, qui demeurait au pied de la tour Saint-Jacques de la Bouche-
rie. Quand il venait me voir, le soir, à la rue de l'Abbô-de-l'Épée,
nous causions pendant des heures; puis j'allais le reconduire à
la tour Saint-Jacques; mais, comme d'ordinaire la question était
loin d'être épuisée quand nous arrivions à sa porte, il me rame-
nait à Saint-Jacques du Haut-Pas ; puis je le reconduisais, et ce
mouvement de va-et-vient se continuait nombre de fois. Il faut
que les questions sociales et philosophiques soient bien difficiles à
résoudre pour que nous ne les ayons pas résolues dans cet effort
désespéré. La crise de iSliS nous émut profondément. Pas plus que
nous, cette année terrible ne devait résoudre les problèmes qu'elle
posait. Mais elle montra la caducité d'une foule de choses tenues
pour solides; elle fut pour les esprits jeunes et actifs comme la
chute d'un rideau de nuages qui dissimulait l'horizon.
Le lien de profonde affection qui s'établit ainsi entre M. Berthe-
2^6 REVUE DL-S DEUX MONDES,
lot et moi fut certainement du genre le plus rare et le plus singu-
lier. Le hasard rapprocha en nous deux natures essentiellement
objectives, je veux dire aussi dégagées qu'il est possible de l'étroit
tourbillon qui fait de la plupart des consciences un petit gouffre
égoïste comme le trou conique du formica-leo. Habitués à nous
regarder très peu nous-mêmes, nous nous regardions très peu l'un
l'autre. Notre amitié consista en ce que nous nous apprenions mu-
tuellement, en une sorte de commune fermentation qu'une remar-
quable conformité d'organisation intellectuelle produisait en nous
devant les mêmes objets. Ce que nous avions vu à deux nous parais-
sait certain. Quand nous entrâmes en rapports, il me restait un
attachement tendre pour le christianisme; Berthelot tenait aussi de
son père un reste de croyances chrétiennes. Quelques mois suffi-
rent pour reléguer pour nous ces vestiges de foi à l'état de souve-
nir. L'affirmation que tout est d'une même couleur dans le monde,
qu'il n'y a pas de surnaturel particulier ni de révélation momenta-
née, s'imposa d'une façon absolue à notre esprit. La claire vue
scientifique d'un univers où n'agit d'une façon appréciable aucune
volonté libre supérieure à celle de l'homme devint, depuis les pre-
miers mois de i 8^6, l'ancre inébranlable sur laquelle nous n'avons
jamais chassé. Nous n'y renoncerons que quand il nous sera donné
de constater dans la nature un fait spécialement intentionnel ayant
sa cause en dehors de la volonté libre de l'homme ou de l'action
spontanée des animaux.
Noire amitié fut ainsi quelque chose d'analogue à celle des deux
yeux quand ils fixent un même objet et que de deux images résulte
au cerveau une seule et même perception. Notre croissance intel-
lectuelle était comme ces phénomènes qui se produisent par une
sorte d'action de voisinage et de tacite complicité. M. Berlhelot
aimait autant que moi ce que je faisais; j'aimais son œuvre presque
autant qu'il l'aimait lui-même. Jamais il n'y eut entre nous, je ne
dirai pas une détente morale, mais une simple vulgarité. Nous
avons toujours été l'un avec l'autre commo on est avec une femme
qu'on respecte. Quand je cherche à me représenter l'unique paire
d'amis que nous avons été, je me figure deux prêtres en surplis
se donnant le bras. Ce costume ne les gêne pas pour causer des
choses supérieures; mais l'idée ne leur viendrait pas, en un tel
habillement, de fumer un cigare ensemble, ou de tenir d'humbles
propos, ou de reconnaître les plus légitimes exigences du corps. Ce
pauvre Flaubert ne put jamais comprendre ce que Sainte-Beuve
raconte, dans son Port-lloyal, de ces solitaires qui passaient leur
vie dans la même maison en s'appelant inousienr jusqu'à la mort.
C'est que Flaubert ne se faisait pas une idée de ce que sont des
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 2Û7
natures abstraites. Non-seulement M. Berthelot et moi, nous n'avons
jamais eu l'un avec l'autre la moindre familiarité ; mais nous rougi-
rions presque de nous demander un service, même un conseil. Nous
demander un service serait à nos yeux un acte de corruption, une
injustice à l'égard du reste du génie humain ; ce serait au moins
reconnaître que nous tenons .à quelque chose. Or nous savons si
bien que l'ordre temporel est vide, vain, creux et frivole, que nous
craignons de donner du corps même à l'amitié. Nous nous estimons
trop pour convenir l'un vis-à-vis de l'autre d'une faiblesse. Égale-
ment convaincus de l'insignifiance des choses passagères, épris du
même goût de l'éternel, nous ne pourrions nous résigner à l'aveu
d'une distraction consentie vers le fortuit et l'accidentel. Il est
certain, en effet, que l'amitié ordinaire suppose qu'on n'est pas
trop convaincu que tout est vain.
Dans la suite de la vie, une telle liaison a pu par momens cesser
de nous être nécessaire. Elle reprend toute sa vivacité chaque fois
que la figure de ce monde, qui change sans cesse, amène quelque
tournant nouveau sur lequel nous avons à nous interroger. Celui
d'entre nous qui mourra le premier laissi^ra à l'autre un grand vide.
Notre amitié me rappelle celle de François de Sales et du prébident
Favre : « Elles passent donc ces années temporelles, monsieur mon
frère ; leurs mois se réduisent en semaines, les semaines en jours,
les jours en heures et les heures en momens, qui sont ceux-là seuls
que nous possédons; mais nous ne les possédons qu'à mesure qu'ils
périssent... » La conviction de l'existence d'un objet éternel, em-
brassée quand on est jeune, donne à la vie une assiette particu-
lière de solidité. — Que tout cela, direz-vous, est peu humain,
peu naturel! Sans doute, mais on n'est fort qu'en contrariant la
nature. L'arbre naturel n'a pas de beaux fruits. L'arbre produit de
beaux fruits dès qu'il est en espalier, c'est-à-dire dès qu'il n'est plus
un arbre.
III.
L'amitié de M. Berthelot et l'approbation de ma sœur furent les
deux grandes consolations qui me soutinrent dans ce difficile moment
où le sentiment d'un devoir abstrait envers la vérité m'imposa de
changer à vingt-trois ans la direction d'une vie déjà si foitement
engagée. Ce ne fut, en réalité, qu'un changement de domicile et
d'extérieur. Le fond resta le même; la direction morale de ma vie
sortit de cette épreuve très peu infléchie; l'appétit de vérité, qui
2/iS REVUE DES DEUX MO:«DES.
était le mobile de mon existence , ne fut en rien diminué. Mes
habitudes et mes manières se trouvèrent très peu modifiées.
Saint-Sulpice, en effet, avait laissé en moi une si forte trace que,
pendant des années, je restai sulpicien, non par la foi, mais par
les mœurs. Cette éducation excellente, prolongée jusqu'à vingt-
trois ans, qui m'avait montré la perfection de la politesse en M. Gos-
selin, la perfection de la bonté eu M. Carbon, la perfection de la
vertu en M. Pinault, M. Le iïir, M. Gottofrey, avait donné à ma
nature docile un pli ineiïaçable. Mes études, vivement continuées
hors du séminaire, me confirmèrent si absolument dans mes pré-
somptions contre la théologie orthodoxe qu'au bout d'un an j'avais
peine à comprendre comment autrefois j'avais pu croire. Mais, la
foi disparue, la morale reste; pendant longtemps mon programme
fut de lâcher le moins possible du christianisme et d'en garder tout
ce qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel. Je fis en quelque
sorte le triage des vertus du sulpicien, laissant celles qui tiennent
à une croyance positive, retenant celles qu'un philosophe peut
approuver. Telle est la force de l'habitude. Le vide fait quelquefois
le même eflét que le plein. Est pro corde locus. La poule à qui l'on
a arraché le cerveau continue néanmoins, sous l'action de certains
excitans, à se gratter le nez.
Je m'efforçai donc, en quittant Saint-Sulpice, de rester aussi sul-
picien que possible. Les études que j'avais commencées au sémi-
naire m'avaient tellement passionné que je ne songeais qu'à les
reprendre. Une seule occupation me parut digne de remplir ma vie,
c'était de poursuivre mes recherches critiques sur le christianisme
par les moyens beaucoup plus larges que m'offrait la science laïque.
Je me figurais toujours en la compagnie de mes maîtres, discutant
avec eux les objections et leur prouvant que des pages entières de
l'enseignement ecclésiastique sont à réformer. Quelque temps, je
continuai de les voir, surtout M. Le Hir. Puis je sentis que les rap-
ports de l'homme de foi avec l'incrédule deviennent vite assez
pénibles, et je m'interdis des relations qui ne pouvaient plus avoir
d'agrément ni de fruit que pour moi seul.
Dans l'ordre des idées critiques, je cédai également le moins pos-
sible, et c'est ce qui fait que, tout en étant rationaliste sans réserve,
j'ai néanmoins plus d'une fois paru un conservateur dans les dis-
cussions relatives à l'âge et à l'authenticité des textes. La première
édition de mon Histoire générale des langues sémitiques contient
ainsi, en ce qui concerne l'Ecclésiaste et le Cantique des canti-
ques, des faiblesses pour les opinions traditionnelles que j'ai depuis
successivement éliminées. Dans mes Origines du christianisme, au
contraire, cette réserve m'a bien guidé ; car, dans ce travail, je
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 2A9
me suis trouvé en présence d'une école exagérée, celle des protes-
tans de Tubingue, esprits sans tact littéraire et sans mesure, aux-
quels, par la faute des catholiques, les études sur Jésus et l'âge
aposlo'ique se sont trouvées presque exclusivement abandonnées.
Quand la réaction viendra conire cette école, on trouvera peut-être
que ma critique, d'origine catholique et successivement émancipée
de la tradition, m'a fait bien voir certaines choses et m'a préservé
de plus d'une erreur.
Mais c'est surtout par le caractère que je suis resté essentielle-
ment l'élève de mes anciens maîtres. Ma vie, quand je la repasse,
n'a été qu'une application de leurs qualités et de leurs défauts.
Seulement, ces qualités et ces défauts, transportés dans le monde,
ont amené les dissonances les plus originales. Tout est bien qui
finit bien, et, le résultat de l'existence ayant été en somme pour
moi très agréable, je m'amuse souvent, comme Marc Aurèle sur
les bords du Gran, à supputer ce que je dois aux influences diverses
qui ont traversé ma vie et en ont fait le tissu. Eh bien! Saint-Sulpice
m'en apparaît toujours comme le facteur principal. Je parle de tout
cela fort à mon aise, car j'y ai peu de mérite. J'ai été bien élevé;
voilà tout. Ma douceur, qui vient souvent d'un fonds d'indifférence,
— mon indulgence, qui, elle, est très sincère et tient à ce que je
vois clairement combien les hommes sont injustes les uns pour les
autres, — mes habitudes consciencieuses, qui sont pour moi un plai-
sir, — la capacité indéfinie que j'ai de m'ennuyer, venant peut-être
d'une inoculation d'ennui tellement forte en ma jeunesse, que j'y suis
devenu réfiactaire pour le reste de ma vie, — tout cela s'explique par
le milieu où j'ai vécu et les impressions profondes que j'ai reçues.
Depuis ma sortie de Saint-Sulpice, je n'ai fait que baisser, et pour-
tant, avec le quart des vertus d'un sulpicien, j'ai encore été, je
crois, fort au-dessus de la moyenne. 11 me plairait d'expliquer par
le détail et de montrer comment la gageure paradoxale de garder
les vertus cléricales, sans la foi qui leur sert de base et dans un
monde pour lequel elles ne sont pas faites, produisit en ce qui me
concerne les rencontres les plus divertissantes. J'aimerais à raconter
toutes les aventures que mes vertus sulpiciennes m'amenèrent et
les tours singuliers qu'elles m'ont joués. Après soixante ans de vie
sérieuse, on a le droit de sourire; et où trouver une source de rire
plus abondante, plus à portée, plus inoffensive qu'en soi-même? Si
jamais un auteur comique voulait amuser le public de mes ridicules,
je ne lui demanderais qu'une seule chose, c'est de me prendre
pour collaborateur; je lui conterais des choses vingt fois plus amu-
santes que celles qu'il pourrait inventer. Mais je m'aperçois que je
manque outrageusement à la première règle que mes excellens
250 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtres m'avaient donnée, qui est de ne jamais parler de soi. Je ne
traiterai donc cette dei'nière partie di mon sujet que tout à fait
en raccourci.
IV.
Quatre vertus me semblaient résumer l'enseignement moral que
me donnèrent, surtout par leurs exemples, les pieux directeurs qui
m'entourèrent de leurs soins jusqu'à l'âge de vingt-trois ans : le
désintéressement ou la pauvreté, la modestie, la politesse et la règle
des mœurs. Je vais m'examiner sur c^s quatre point-;, non pour rele-
ver le moins du monde mes propres mérites, mais pour fournir à
ceux qui professent la philosophie du doute aimable l'occasion de
faire à mes dépens quelques-unes de leurs fines observations.
La pauvreté est celle des vertus de la cléricature que j'ai le mieux
gardée. M. Oli-r avait fait faire dans son église un tableau où saint
Sulpice établissait la règle fondamentale de ses clercs: Habentes
alimenta et qnihiis tegaynur, his contenti sumus. Voilà bien ma
règle Mon rêve serait d'être logé, nourri, vêtu, chauiïé, sans que
j'eusse à y penser, par quelqu'un qui me prendrait à l'entreprise
et me laisserait toute ma' liberté. Le régime qui s'établit pour moi
le jour où j'entrai à la petite pension du faubourg Saint-Jacques
« au pair » devait être la base économique de toute ma vie. Une
ou deux leçons particulières me permettaient de ne pas toucher aux
1,200 francs de ma sœur. C'était bien la règle que j'avais vue obser-
vée par mes maîtres de Tréguier et de Saint- Sulpice : Victmn et
vestifum, la table, le logement et de quoi s'acheter une soutane par
an. Je n'avais jamais désiré autre chose pour moi-même. La petite
aisance que j'ai maintenant ne m'est venue que tard et malgré moi.
J'envisage le monde comme m'appartenant , mais je n'en prends que
l'usufruit. Je quitterai la vie sans avoir possédé d'autres choses que
« celles qui se consomment par l'usage, » selon la règle franciscaine.
Toutes les fois que j'ai voulu acheter un coin de terre quelconque,
une voix intérieure m'en a empêché. Cela m'a semblé lourd, maté-
riel, contraire au principe : A'o?i habemus hic Dianentem civitalem.
Les valeurs sont choses plus légères, plus éthérées, plus fragiles;
elles attachent moins, et on risque plus de les perdre.
Au train que prend mainienant le monde, c'est là un amer contre-
sens, et, quoique la règle que j'ai choisie m'ait mené au bonheur,
je ne conseillerais à personne de la suivre. Je suis maintenant trop
vieux pour changer, et d'ailleurs je suis coûtent; mais je croirais
duper les jeunes gens en leur disant de faire de même. Tuer de soi
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 251
toute la mouture qu'on en peut tirer, voilà ce qui devient la rèo-le
du monde. L'idée que le noble est celui qui ne gagne pas d'ar'^ent
et que toute exploitation commerciale ou industrielle, quelque hon-
nête qu'el'e soit, ravale celui qui l'exerce et l'empêche d'être du
premier cercle huuiain, cette idée s'en va de jour en jour. Voilà
ce que produit une dilTérence de quarante ans dans les choses
humaines. Tout ce que j'ai fait autrefois paraîtrait maintenant acte
de folie, et parfois, en regardant autour de moi, je crois vivre dans
un monde que je ne reconnais plus.
L'homme voué aux travaux désintéressés est un mineur dans les
affaires du monde; il faut qu'il ait un tuteur. Or notre monde est
assez vaste pour que toute place à prendre soit prise ; tout emploi
crée en quelque sorte celui qui doit le remplir. Je n'avais jamais
pensé que le produit de ma pensée pût avoir une valeur vénale.
Toujours j'avais songé à écrire, mais je ne croyais pas que cela
pût rapporter un sou. Quel fut mon étonnement le jour où je
vis entrer dans ma mansarde un homme à la physionomie intelli-
gente et agréable, qui me fit compliment sur quelques articles que
j'avais publiés et m'offrit, de les réunir en volumes! Un papier
timbré qu'il avait apporté stipulait des conditions qui me parurent
étonnamment généreuses; si bien que, quand il me demanda si je
voulais que tous les écrits que je ferais à l'avenir fussent compris
dans le même contrat, je consentis. 11 me vint un moment l'idée de
faire quelques observations; mais la vue du timbre m'interdit ; l'idée
que cette belle feuille de papier serait perdue m'arrêta. Je fis bien
de m' arrêter. M. Michel Lévy avait dû être créé par un décret spé-
cial de la Providence pour être mon éditeur. Un littérateur qui se res-
pecte doit n'écrire que dans un seul journal, dans une seule revue
et n'avoir qu'un seul éditeur. M. Michel Lévy et moi n'eûmes ensemble
que les rapports les plus agréables. Plus tard, il me fit remarquer
que le contrat qu'il m'avait présenté n'était pas assez avantaf^eux
pour moi, et il en substitua un autre plus large encore. Après cela
on me dit que je ne lui ai pas fait faire de mauvaises alfaires. J'en suis
enchanté. En tout cas, je peux dire que, s'il y avait en moi quelque
capital de production littéraire, il était juste qu'il y eût sa large
part; c'est bien lui qui l'avait découvert, je ne m'en étais jamais
douté.
Il est très difficile de prouver qu'on est modeste, puisque du mo-
ment qu'on dit l'être, on ne l'est plus. Je le répète, nos vieux maî-
tres chrétiens avaient là-dessus une règle ex( ellente, qui est de ne
jamais parler de soi, ni en bien, ni en mal. Voilà le vrai • mais le
public est ici le grand corrupteur. 11 encourage au mai. Il induit
l'écrivain à des fautes pour lesquelles il se montre ensuite sévère
252 REVUE DES DEUX MONDES.
comme la bourgeoisie réglée d'autrefois applaudissait le comédien
et en même temps l'excluait de l'église. « Damne-toi, pourvu que tu
m'amuses, » voilà bien souvent le sentiment qu'il y a au fond des
invitations, en apparence les plus flatteuses, du public. On réussit
surtout par ses défauts. Quand je suis très content de moi, je suis
approuvé de dix personnes. Quand je me laisse aller à de périlleux
abandons, où ma conscience littéraire hésite et où ma main tremble,
des milliers me demandent de continuer.
Eh bien! malgré tout, et une fois l'indulgence obtenue pour les
péchés véniels, oui, j'ai été modeste, et ce n'est pas sur ce point
que j'ai manqué à mon programme de sulpicien obstiné. La vanité
de l'homme de lettres n'est pas mon fait. Je ne partage pas l'erreur
des jugemens littéraires de notre temps. Je sais que jamais un vrai
grand homme n'a pensé qu'il fût grand homme, et que, quand on
broute sa gloire en herbe de son vivant, on ne la récolte pas en épis
après sa mort. Je n'eus quelque temps d'estime pour la littérature
que pour complaire à. M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup
d'influence. Depuis qu'il est mort, je n'y tiens plus. Je vois très bien
que le talent n'a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si
le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vériié. Ce
qu'il aime, ce sont presque toujours des imperfections. Mes adver-
saires, pour me refuser d'autres qualités qui contrarient leur apolo-
gétique, m'accordent si libéralement du talent, que je puis bien accep-
ter un éloge qui dans leur bouche est une critique. Du moins n'ai-je
jamais cherché à tirer parti de cette qualité inférieure, qui m'a plus
nui comme savant qu'elle ne m'a servi par elle-même. Je n'y ai fait
aucun fond. Jamais je n'ai compté sur mon prétendu talent pour
vivre ; je ne l'ai nullement fait valoir. Ce pauvre Beulé , qui me
regardait avec une sorte de curiosité affectueuse mêlée d'éionne-
ment, ne revenait pas que j'en fisse si peu d'usage. J'ai toujours été
le moins littéraire des hommes. Aux momens qui ont décidé de ma
vie, je ne me doutais nullement que ma prose aurait jamais le moindre
succès.
Ce succès, je n'y ai point aidé. Qu'il me soit permis de le dire :
il eût été plus grand si j'avais voulu. Je n'ai nullement cultivé ma
veine; je me suis plutôt appliqué à la dériver. Le public aime qu'on
soit absolument ce que l'on est; il veut qu'on ait sa spécialité; il
n'accorde jamais à un homme des maîtrises opposées. Si j'avais voulu
faire un crescendo d'anticléricalisme après la Vie de Jésus, quelle
n'eût pas été ma popularité! La foule aime le style voyant. 11 m'eût
été loisible de ne pas me retrancher ces pendeloques et ces clin-
quans qui réussissent chez d'autres et provoquent l'enthousiasme
des médiocres connaisseurs, c'est-à-dire de la majorité. J'ai passé
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 253
un an à éteindre le style de la Vie de Jésus, pensant qu'un tel sujet
ne pouvait être traité que de la manière la plus sobre et la plus
simple. Or on sait combien la déclamation a d'attrait pour les
masses. Je n'ai jamais forcé mes opinions pour me faire écouter.
Ce n'est pas ma faute si le mauvais goût du temps a été cause qu'un
filet de voix claire a retenti au milieu de notre nuit, comme réper-
cuté par mille échos.
Sur le chapitre de la politesse, je trouverai moins d'objections
que sur celui de la modestie; car, à s'en tenir aux apparences,
j'ai été beaucoup plus poli que modeste. La civilité extrême de
mes vieux maîtres m'avait laissé une si vif souvenir que je n'ai
jamais pu m'en détacher. C'était la vraie civilité française, je veux
dire celle qui s'exerce, non-seulement envers des personnes que l'on
connaît, mais envers tout le monde sans exception (1). Une telle
politesse implique un parti général sans lequel je ne cou cois pas
pour la vie d'assiette commode : c'est que toute créature humaine,
jusqu'à preuve du contraire, doit être tenue pour bonne et traitée
avec bienveillance. Beaucoup de personnes, surtout en certains
pays, suivent la règle justement opposée; ce qui les mène à de
grandes injustices. Pour moi, il m'est impossible d'être dur pour
quelqu'un a priori. Je suppose que tout homme que je vois pour
la première fois doit être un homme de mérite et un homme de
bien, sauf à changer d'avis (ce qui m'arrive souvent) si les faits
m'y forcent. C'est ici la règle sulpicienne qui, dans le monde, m'a
mené aux situations les plus singulières et a fait le plus souvent
de moi un être démodé, d'ancien régime, étranger à notre temps.
La vieille politesse, en effet, n'est plus guère propre qu'à faire des
dupes. Vous donnez, on ne vous rend pas. La bonne règle à table,
quand le plat passe, est de se servir toujours très mal, pour éviter
la suprême impolitesse d'avoir l'air de laisser à ceux qui viennent
après vous ce qu'on a rebuié, — ou mieux peut-être de prendre la
part qui est la plus rapprochée de vous, sans la regarder. Celui qui,
de nos jours, porterait dans la bataille de la vie une telle délicatesse
serait victime sans profit; son attention ne serait même pas remar-
quée. « Au premier occupant » est l'aflreuse règle de l'égoïsme
moderne. Observer, dans un monde qui n'est plus fait pour la civi-
lité, les bonnes règles de f honnêteté d'autrefois, ce serait jouer le
rôle d'un véritable niais, et personne ne vous en saurait gré. Dès
qu'on se sent poussé par des personnes qui veulent prendre les
devans, le devoir est de se reculer, d'un air qui signiîie : Passez,
(1) .l'ajouterai même envers les animaux. Il me serait impossible de manquer d'égards
envers un chien, de le traiter rudement et avec un air d'autorité.
255 REVUE DES DEUX MONDES.
monsieur. Mais il est clair que celui qui tiendrait à cette prescrip-
tion en omnibus, par exemple, serait victime de sa déférence; je
crois même qu'il manquerait aux règlemens. En clienan de fer,
combien y en a-t-il qui sentent que se presser sur le quai pour
gagner les autres de vitesse et prendre la meilleure place est une
suprême grossièreté?
En d'autres termes, nos machines démocratiques excluent l'homme
poli. J'ai renoncé depuis longtemps à l'omnibus; les conducteurs
arrivaient à me prendre pour un voyageur sans sérieux. En che-
min de fer, à moins que je n'aie la protection d'un chef de gare,
j'ai toujours la dernière place. J'étais fait pour une société fon-
dée sur le respect, où l'on est salué, classé, placé d'après son
costume, où l'on n'a point à se protéger soi-même. Je ne suis à
l'aise qu'à T'ustitut et au Collège de France, parce que nos employés
sont tous des hommes très bien élevés et nous témoignent une
haute estime. L'habitude de l'Orient de ne marcher dans les rues
que précédé d'un kavas me convenait assez; car la modestie est
relevée par l'appareil de la force. Il est bien d'avoir sous ses ordres
un homme armé d'une courbache, qu'on empêche de s'en servir.
Je serais assez aise d'avoir le droit de vie et de mort, pour ne pas
en user, et j'aimerais fort à posséder des esclaves, pour être extrê-
mement doux avec eux et m'en faire adorer.
Mes idées cléricales m'ont encore bien plus dominé en tout ce qui
touche à la règle des mœurs. Il m'eût semblé qu'il y avait de ma
part un manque de bienséance à changer sur ce point mes habitudes
austères. Les gens du monde, dans leur ig norance des choses de
l'âme, croient en général qu'on ne quitte l'état ecclésiastique que
pour échapper à des devoirs trop pesans. Je ne me serais point par-
donné de donner raison à des jugemens aussi superficiels. Conscien-
cieux comme je le suis, je voulus être en règle avec moi-même, et
je continuai de vivre dans Paris ainsi que j'avais fait au séminaire.
Plus tard, je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les
autres; je reconnus, en particulier, que la nature ne tient pas du
tout à ce que l'homme soit chaste. Je n'en persistai pas moins, par
convenance, dans la vie que j'avais choisie, et je m'imposai les mœurs
d'un pasteur protestant. L'homme ne doit jamais se permettre deux
hardiesses à la fois. Le libre penseur doit être réglé en ses mœurs.
Je connais des ministres protestans, très larges d'idées, qui sau-
vent tout par leur cravate blanche irréprochable. J'ai de même fait
passer ce que la médiocrité humaine regarde comme des hardiesses
grâce à un st\le modéré et à des mœurs graves.
Les raisonneniens du monde en ce qui concerne les rapports des
deux sexes sont bizarres comme les volontés de la nature elle-même.
SOUVENIRS d'enfance EÏ DE JEUNESSE, 255
Le monde, dont les jngenniens sont rarement tout à fait faux, voit
une sorte de ridicule à êire vertueux quand on n'y est pas obligé
par un devoir professionnel. Le prêtre, ayant pour état d'être chaste,
comme le soldat d'être brave, est, d'après ces idées, presque le seul
qui puisse sans ridicule tenir à des principes sur lesquels la morale
et la mode se livrent les plus étranges combats. 11 est hors de doute
qu'en ce point, connue en beaucoup d'autres, mes principes cléri-
caux conservés dans le siècle m'ont nui aux yeux du monde. Ils ne
m'ont pas nui pour le bonheur. Les femmes ont, en général, compris
ce que ma réserve affectueuse renfermait de respect et de sympathie
pour elles. Kn somme, j'ai été aimé des quatre femmes dont il m'im-
portait le plus d'être aimé, ma mère, ma sœur, ma femme et ma
fille. Ma part a été bonne et ne me sera pas enlevée, car je m'ima-
gine souvent que les jugemens qui seront portés sur chacun de nous
dans la vallée de Josaphat ne seront autres que les jugemens des
femmes, contresignés par l'Éternel.
Ainsi, tout bien pesé, je n'ai manqué presque en rien à mes pro-
messes de cléricature. Je suis sorti de la spiritualité pour rentrer dans
l'idéalité. J ai observé mes engagemens mieux que beaucoup de prê-
tres en apparence très réguliers. En m'obstinant à conserver dans le
monde des vertus de désintéressement, de politesse, de modestie
qui n'y sont pas applicables, j'ai donné la mesure de ma naïveté. Je
n'ai jamais cherché le succès ; je dirai presque qu'il m'ennuie. Le
plaisir de vivre et de produire me suffit. Ce qu'il y a d'égoïste dans
cette façon de jouir du plaisir d'exister est corrigé par les sacrifices
que je crois avoir faits au bien public. J'ai toujours été aux ordres
de mon pays; sur un signe, en 1869, je me mis à sa disposition.
Peut-êire lui aurais-je rendu quelques services; il ne l'a pas cru;
je suis en règle. Je n'ai jamais flatté les erreurs de l'opinion ; je n'ai
jamais maoqué une occasion d'exposer ces erreurs jusqu'à paraître
aux superficiels un mauvais patriote. On n'est pas obligé au charla-
tanisme ni au mensonge pour obtenir un mandat dont la première
condition est l'indépendance et la sincérité. Dans les malheurs pu-
blics qui pourront venir, j'aurai donc ma conscience tout à fait en
repos.
Tout pesé, si j'avais à recommencer ma vie, avec le droit d'y
faire des ratures, je n'y changerais rien. Les défauts de ma nature
et de mon éducation, par suite d'une sorte de providence bienveil-
lante, ont été atténués et réduits à être de peu de conséquence. Un
certain manque de franchise dans le commerce de la vie m'est par-
donné par mes amis, qui mettent cela sur le compte de mon éduca-
tion cléricale. Je l'avoue, dans la première partie de ma vie, je
mentais assez souvent, non par intérêt, mais par bonté, par dédain,
256 REVUE DES DEUX MONDES,
par la fausse idée qui me porte toujours à présenter les chosea à
chaciiii comme il peut les comprendre. Ma sœur me montra très
fortement les inconvéniens de cette manière d'agir, et j'y renonçai.
Depuis 1851, je ne crois pas avoir fait un seul mensonge, excepté
naturellement les mensonges joyeux, de pure eutrapélie, les men-
songes officieux et de politesse, que tous les casuistes permettent, et
aussi les petits faux-fuyans littéraires exigés en vue d'une vérité
supérieure par les nécessités d'une phrase bien équilibrée ou bien
pour éviter un plus grand mal, qui est de poignarder un auteur.
Un poète, par exemple, vous présente ses vers. Il faut bien dire
qu'ils sont admirables, puisque sans cela ce serait dire qu'ils ne
valent rien et faire une sanglante injure à un homme qui a eu l'in-
tention de vous faire une politesse.
11 a fallu bien plus d'indulgence à mes amis pour me pardonner
un autre défaut : je veux parler d'une certaine froideur, non à les
aimer, mais à les servir. Une des choses les plus recommandées au
séminaire était d'éviter « les amitiés particulières. » De telles ami-
tiés étaient présentées comme un vol fait à la communauté. Cette
règle m'est restée très profondément gravée dans l'esprit. J'ai peu
encouragé l'amitié ; j'ai fait peu de chose pour mes amis, et ils ont
fait peu de chose pour moi. Une des idées que j'ai le plus souvent à
combattre, c'est que l'amitié, comme on l'entend d'ordinaire, est
une injustice, une erreur, qui ne vous permet de voir que les qua-
lités d'un seul et vous ferme les yeux sur les qualités d'autres per-
sonnes plus dignes peut-être de votre sympathie. Je me dis quel-
quefois, selon les idées de mes anciens maîtres, que l'amitié est un
larcin fait à la société humaine et que, dans un monde supérieur,
l'amitié disparaîtrait. Quelquefois même je suis blessé, au nom de
la bienveillance générale, de voir l'attachement particulier qui lie
deux personnes; je suis tenté de m' écarter d'elles comme de juges
faussés, qui n'ont plus leur impartialité ni leur liberté. Cette société
à deux me fait l'effet d'une coterie qui rétrécit l'esprit, nuit à la
largeur d'appréciation et constitue la plus lourde chaîne pour l'indé-
pendance. Beulé me plaisantait souvent sur ce travers. Il m'aimait
assez et essaya de me rendre service, quoique je n'eusse rien fait
pour lui. Dans une circonstance, je votai contre lui pour une per-
sonne qui s'était montrée malveillante à mon égard : « Renan, me
dit-il, je vais vous faire quelque mauvais trait ; par impartialité,
vous volerez pour moi. »
Tout en ayant beaucoup aimé mes amis, je leur ai donc très peu
donné. Le public m'a eu autant qu'eux. Voilà pourquoi je reçois
un si grand nombre de lettres d'inconnus et d'anonymes; voilà
pourquoi aussi je suis si mauvais correspoudant. Il m'est arrivé
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 257
fréquemment, en éciivant une lettre, de m'arrêter pour tourner en
propos général les idées qui me venaient.- Je n'ai existé pleinement
que pour le public, il a eu tout de moi ; il n'aura après ma mort
aucune surprise; je n'ai rien réservé pour personne.
Ayant ainsi préféré par instinct tous à quelques-uns. j'ai eu la
sympathie de mon siècle, même de mes adversaires, et cependant
peu d'amis. Dès qu'un nœud va se former, mon principe sulpicien :
« Pas d'amitiés particulières, » vient comme un glaçon empêcher
l'agglutination de se faire. A force d'être juste, j'ai été peu ser-
viable. Je vois trop bien que, rendre un bon service à quelqu'un,
c'est d'ordinaire en rendre un mauvais à un autre; que s'intéresser
à un compétiteur, c'est le plus souvent commettre un passe-droit
envers son rival. L'image de l'inconnu que je lèse vient ainsi m'ar-
rêter tout court dans mon zèle. Je n'ai obligé presque personne;
je n'ai pas su comment l'on réussit à faire donner un bureau de
tabac. Gela m'a rendu sans influence en ce monde. Mais cela m'a
été bon au point de vue littéraire. Mérimée eût été un homme de
premier ordre s'il n'eût pas eu d'amis. Ses anjis se l'approprièrent.
Gomment peut-on écrire des lettres quand on a la facilité de parler
à tous? La personne à qui vous écrivez vous rapetisse; vous êtes
obligé de prendre sa mesure. Le public a l'esprit plus large que
n'importe qui. « Tous » renferme beaucoup de sots; c'est vrai ; mais
« tous » renferme les quelques milliers d'hommes ou de femmes
d'esprit pour qui seuls le monde existe. Écrivez en vue de ceux-là.
V.
Je termine ici ces souvenirs, en demandant pardon au lecteur de
la faute insupportable qu'un tel genre fait commettre à chaque
ligne. L'amour-propre est si habile en ses calculs secrets que, tout
en faisant la critique de soi-même, on est suspect de ne pas y aller
de franc jeu. Le danger, en pareil cas, est, par une petite rouerie
inconsciente, d'avouer avec une humilité sans grand mérite des
défauts légers et tout extérieurs pour s'attribuer par ricochet de
grandes qualités. Ah! le subtil démon que celui de la vanité!
Aurais-je, par hasard, été sa dupe? Si les gens de goût me repro-
chent de m'être montré fils de mon siècle en prétendant ne pas
l'être, je les prie d'être bien persuadés au moins que cela ne m'ar-
rivera plus.
Claudite jam rivos, pueri ; sat prata biberunt.
Il me reste trop de choses à faire pour que je m'amuse désormais
à un jeu que plusieurs taxeront de frivole. Ma famille maternelle de
TOME UV. — 1^82. 17
258 BfiVUfi DiiS DEUX MONDES.
Lannion, du côté de laquelle vient mon tempérament, a offert beau-
coup de cas de lougéviu^ ; mais des troubles persislans me portent à
croiie que l'hérédiié sera déraugée en ce qui me concerne. Dieu soit
loué, si c'est pour m'éviter des années de décadence et d'amoindris-
sement, qui sont la seule chose dont j'aie horreur! Le temps qui peut
me rester à vivre, en tout cas, sera consacré à des recherches de
pure vérité objective. Si ces lignes étaient les dernières confidences
que j'échange avec le public, qu'il me permette de le remercier de
la façon intelhgente et sympathique dont il m'a soutenu. Autrefois
toute la faveur à laquelle pouvait aspirer l'homme qui m untenait
sa personnalité en dehors des routines établies était d'être toléré.
Mon siècle et mon pays ont eu pour moi bien plus d'indulgence.
Malgré de sensibles défauts, malgré l'humilité de son origine, ce
fils de paysans et de pauvres marins, couvert du triple ridicule
d'échappé de séminaire, de clerc défroqué, de cuistre endurci,
on l'a tout d' abord accueilli , écouté , choyé même, uniquement
parce q l'on trouvait dans sa voix des accens sincères. J'ai eu d'ar-
dens adversaires, je n'ai pas eu un ennemi personnel. Les deux seules
ambitions que j'aie avouées, l'Institut et le Collège de France, ont
été satisfaites. La France m'a fait bénéficier des faveurs qu'elle
réserve à tout ce qui est libéral, de sa langue admirable, de sa belle
tradition littéraire, de ses règles de tact, de l'audience dont elle
jouit dans le monde. L'étranger même m'a aidé dans mon œuvre
autant que mon pays; je mourrai ayant au cœur l'amour de l'Europe
autant que l'amour de la France; je voudrais parfois me mettre à
genoux pour la supplier de ne pas se diviser par des jalousies fra-
tricides, de ne pas oublier son devoir, son œuvre commune, qui est
la civilisation.
Presque tous les hommes avec lesquels j'ai été en rapport ont été
pour moi d'une bienveillance extrême. Au sortir du séminaire, je
traversai, ainsi que je l'ai dit, une période de solitude, où je n'eus
pour me soutenir, que les lettres de ma sœur et les entretiens de
M. Beithelot ; mais bientôt je trouvai de tous côtés des sourires
et des encouragemens. M. Egger, dès les premiers mois de 18A6,
devenait mon ami et mon guide dans l'œuvre diflicile de faire tar-
divement mes preuves dans l'ordre des études classiques. Eugène
Burnouf, sur la vue d'un essai bien imparfait que je présentai au
concours du prix Volney, en 18Û7, m'adopta comme son élève.
M. et M'"® Adolphe Garnier furent pour moi de la plus grande bonté.
C'était un couple charmant. M™^ Garnier, rayonnante de grâce et de
naturel, fut ma première admiration dans un genre de beauté dont
la théologie m'avait sevré. M. Victor Le Clerc faisait revivre devant
mes yeux toutes les quaUtés d'étude et de savante application de
SOUVENIRS D ENFANCE ET DE JEUNESSE. 25ô
mes anciens maîtres. Dès mon séjour à Saint-Sulpice, j'avais pppris
à l'apprécier : c'était le seul laïque dont ces messieurs fissent cas ;
ils lui enviaient snn extraordinaire érudition ecclésiastique. M. Cou-
sin, quoiqu'il m'ait plus d'une fois témoigné de l'amitié, était trop
entouré de disciples pour que j'essayasse de percer cette foule, un
peu liée à la parole du maître. M. Augustin Thierry, au contraire,
fut pour moi un vrai père spirituel. Ses conseils me sont tous pré-
sens à l'esprit, et c'est à lui que je dois d'avoir évité dans ma ma-
nière d'écrire quelques défauts tout à fait choquans, que de moi-
même je n'aurais peut-être pas découverts. C'est par lui que je
connus la famille Scheffer, à laquelle je dois une compagne qui
s'est toujours montrée si parfaitement assortie aux conditions assez
serrées de mon programme de vie, que parfois je suis tenté, en
réfléchissant à tant d'heureuses coïncidences, de croire à la prédes-
tination.
Ma philosophie, selon laquelle le monde dans son ensemble est
plein d'un souflle divin, n'admet pas les volontés particulières dans
le gouvernement de l'univers. La providence individuelle, comme
on l'entendait autrefois, n'a jamais été prouvée par un fait carac-
térisé. Sans cela, certainement, je m'inclinerais reconnaissant devant
des concours de circonstances où un esprit moins dominé que h
mien par les raisonnemens généraux verrait les traces d'une pro-
tection particulière de dieux bienveillans. Les hasards qu'il faut
pour amener un terne ou un quaterne ne sont rien auprès de ce
qu'il a fallu pour que la combinaison dont je touche les fruits ne
fût pas dérangée. Si mes origines eussent été moins disgraciées
selon le monde, je ne fusse point entré, je n'eusse point persévéré
dans cette royale voie de la vie selon l'esprit, à laquelle un vœu de
nazaréen m'attacha de bonne heure. Le déplacement d'un atome
rompait la chaîne de faits fortuits qui, au fond de la Bretagne, me
prépara pour une vie d'élite ; qui me fit venir de Bretagne à Paris;
qui, à Paris, me conduisit dans la maison de France où l'on pou-
vait recevoir l'éducation la plus sérieuse; qui, au sortir du sémi-
naire, me fit éviter deux ou trois fautes mortelles, lesquelles m'au-
raient perdu; qui, en voyage, me tira de certains dangers où,
selon les chances ordinaires, je devais succomber; qui fit, en parti-
culier, que le docteur Suquet put venir à Amschit me tirer des bras
de la mort, où j'étais déjà enserré. Je ne conclus rien de là, sinon
que l'effort inconscient vers le bien et le vrai qui est dans l'univers
joue son coup de dé par chacun de nous. Tout arrive, les quaternes
comme le reste. Nous pouvons déranger le dessein providentiel dont
nous sommes l'objet; nous ne sommes pour presque rien dans sa
réussite. Quid habis qiiod non acccjjisti? Le dogme de la grâ,ce est
le plus vrai des dogmes chrétiens.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Mon expérience de la vie a donc été fort douce, et je ne crois pas
qu'il y ait eu, dans la mesure de conscience que comporte maintenant
notre planète, beaucoup d'êtres plus heureux que moi. J'ai eu un goût
vif de l'univers. Le scepticisme subjectif a pu m'obséder par mo-
mens; il ne m'a jamais fait sérieusement douter de la réalité; ses
objections sont par moi tenues en séquestre dans une sorte de parc
d'oubli; je n'y pense jamais. Ma paix d'esprit est parfaite. D'un
autre côié, j'ai trouvé une bonté extrême dans la nature et la
société. Par suite de la chance particulière qui s'est étendue à toute
ma vie et qui a fait que je n'ai rencontré sur mon chemin que des
hommes excellens, je n'ai jamais eu à changer violemment les par-
tis-pris généraux que j'avais adoptés. Une bonne humeur, difficile-
ment altérable, résultat d'une bonne santé morale, résultat elle-
même d'une âme bien équilibrée et d'un corps supportable, malgré
ses défauts, m'a jusqu'ici maintenu dans une philosophie tranquille,
soit qu'elle se traduise en optimisme reconnaissant , soit qu'elle
aboutisse à une ironie gaie. Je n'ai jamais beaucoup soufiert. Il ne
dépendrait que de moi de croire que la nature a plus d'une fois mis
des coussins pour m'éviler les chocs trop rudes. Une fois, lors de la
mort de ma sœur, elle m'a à la lettre chloroformé pour que je ne
fusse pas témoin d'un spectacle qui eût peut-être fait une lésion
profonde dans mes sens et nui à la sérénité ultérieure de ma pensée.
Ainsi, sans savoir au juste qui je dois remercier, pourtant je remer-
cie. J'ai tant joui dans cette vie que je n'ai vraiment pas le droit
de réclamer une compensation d'outre-tombe; c'est à un autre point
de vue que je me fâche contre la mort; elle est égalitaire à un degré
qui m'irrite; c'est une démocrate, qui nous traite à coups de dyna-
mite; elle devrait au moins attendre, prendre notre heure, se mettre
à notre disposition. Je reçois plusieurs fois par an une lettre ano-
nyme, contenant ces mots, toujours de la même écriture : « Si pour-
tant il y avait un enfer? » Sûrement, la personne pieuse qui m'écrit
cela veut le salut de mon âme, et je la remercie. Mais l'enfer est une
hypothèse bien peu conforme à ce que nous savons par ailleurs de
la bonté divine. D'ailleurs, la main sur la conscience, s'il y en a un,
je ne crois pas l'avoir mérité. Un peu de purgatoire serait peut-être
juste; j'en accepterais la chance, puisqu'il y aurait le paradis ensuite,
et que de bonnes âmes me gagneraient, j'espère, des indulgences
pour m'en tirer. L'infinie bonté que j'ai rencontrée en ce monde
m'inspire la conviction que l'éternité est remplie par une bonté non
moindre, en qui j'ai une confiance absolue.
Et maintenant, je ne demande plus au bon génie qui m'a tant de
fois guidé, conseillé, consolé, qu'une mort douce et subite, pour
l'heure qui m'est fixée, proche ou lointaine. Les stoïciens soute-
naient qu'on a pu mener la vie bienheureuse dans le ventre du tau-
SOUVENIRS d'enfance ET DE JEUNESSE. 261
reau de Phalaris. C'est trop dire. La douleur abaisse, humilie,
porte à blasphémer. La seule mort acceptable est la mort noble,
qui est non un accident pathologique, mais une fin voulue et pré-
cieuse devant l'Éternel. La mort sur le champ de bataille est la
plus belle de toutes; il y en a d'autres illustres. Si parfois j'ai pu
désirer d'être sénateur, c'est que j'imagine que, sans tarder peut-
être, ce mandat fournira de belles occasions de se faire assom-
mer, fusiller, des formes de trépas, enfin, bien préférables à une
longue maladie qui vous tue lentement et par démolitions succes-
sives. La volonté de Dieu soit faite! Désormais, je n'apprendrai plus
grand'chose ; je vois bien à peu près ce que l'esprit humain , au moment
actuel de son développement, peut apercevoir de la vérité. Je serais
désolé de traverser une de ces périodes d'affaiblissement où l'homme
qui a eu de la force et de la vertu n'est plus que l'ombre et la ruine de
lui-même, et souvent, à la grande joie des sots, s'occupe à détruire
la vie qu'il avait laborieusement édifiée. Une telle vieillesse est le pire
don que les dieux puissent faire à l'homme. Si un tel sort m'était
réservé, je proteste d'avance contre les faiblesses qu'un cerveau
ramolli pourrait me faire dire ou signer. C'est Renan sain d'esprit
et de cœur, comme je le suis aujourd'hui, ce n'est pas Renan à moi-
tié détruit par la mort et n'étant plus lui-même, comme je le serai
si je me décompose lentement, que je veux qu'on croie et qu'on
écoute. Je renie les blasphèmes que les défaillances de la dernière
heure pourraient me faire prononcer contre l'Éternel. L'existence
qui m'a été donnée sans que je l'eusse demandée a été pour moi
un bienfait. Si elle m'était offerte, je l'accepterais de nouveau avec
reconnaissance. Le siècle où j'ai vécu n'aura probablement pas été
le plus grand ; mais il sera tenu sans doute pour le plus amusant
des siècles. A moins que mes dernières années ne me réservent
des peines bien cruelles, je n'aurai, en disant adieu à la vie, qu'à
remercier la cause de tout bien de la charmante promenade qu'il
m'a été donné d'accomplir à travers la réalité.
Ernest Renan.
A TEAYERS LES ÉTATS-UNIS
NOIES ET IMPRESSIONS
r.
UNE JOURNÉE CHEZ LES MORMONS. — LE NOUVEAU CHEMIN DE FER
DU PACIFIQUE.
DE NEW-YOilK A OGDEN.
10-14 novembre.
Il n'y a pas moins de trois compagnies de chemins de fer qui
se disputent à grand renfort de réclames l'honneur de conduire le
voyageur de New- York à Chicago, première étape sur la route de
San-Francisco. Ces trois compagnies étant en guerre pour le mo-
ment, et l'une d'elles s'étant avisée d'établir un train express qui
fait le trajet en vingt-sept heures au lieu de trente-six, les deux
autres se sont empressées de l'imiter, au grand profit du public.
Demain peut-être, elles seront en paix et, si elles ne suppriment
pas leurs trains express, elles s'entendront pour relever leurs tarifs,
qu'elles ont fixés au plus bas prix. Pour le moment, je profite de
la guerre et, ayant fait choix, je ne sais trop pourquoi, du Peim-
(1) Voyez la Mevue du 15 février, du 15 mars, du 15 avril et du 15 septembre.
A TRAVERS LES ÉTAÏS-OINIS. 263
syb^mna milroad, je jouis, moi sept ou huitième, d'un train qui
comprend un sleeping car pour la nuit, un parlor car pour le jour
et un liotflroach, c'est-à-dire un restaurant. C'est fort luxueux : aussi
le conducteur du train, auquel j'ai été régulièrement présenté, me
con(ie-t-il que, suivant lui, cela ne pourra pas durer, parce que
cela coûte trop cher aux compagnies. Ledit conducteur est origi-
naire d(', l'état de fîhode-lsland, et très préoccupé de savoir si j'ai
été satisfait de la réception qui nous a été faite à Newport, son pays
natal. Il a lu avec beaucoup de soin dans les journaux le récit de
cette réception et me communique en fort bons termes son opi-
nion sur les harangues qui nous ont été délntées. D'une façon
générale, j'ai remarqué plusieurs fois qu'aux Etats-Unis les indi-
vidus issus directement des classes populaires paraissent avoir
plus de culture que leurs pareils cht^z nous et aussi (je vais étonner
beaucoup de personnes) des façons lïioins communes, à condition
qu'on prenne son parti d'être traité absolument par eux d'égal à
égal; car il ne faut pas compter sur cette déférence que, même
dans notre pays si démocratique, l'homme sorti du peuple continue
de témoigner au bourgeois. Cela n'empêche pas le conducteur du
sleeping car aniéiicaia de recevoir parfaitement les deux dollars
que vous mettez dans sa main, et vous êtes plus embarrassé pour les
lui offrir qu'il ne l'est pour les prendre.
La région que je traverse d'abord n'est point nouvelle pour moi,
car j'ai déjà suivi ces jolies vallées des Alleghanies en me rendant
du Magara à Baltimore, mais à partir de Pitlsburg, j'entre en
pays inconnu. C'est le royaume de la houille et du fer. A la nuit
tombante, les gueules des hauts fourneaux apparaissent rouges et
menaçantes, dardant leurs flammes dans l'obscurité. Le train s'élève
lentement, par une rampe en fer à cheval, au-dessus de la vallée
constellée de feux, puis s'enfonce dans d'étroits passages de mon-
tagne. L'obscurité est complète et je n'ai d'autre ressource que de
gagner mon sleeping car, où je fais ma preinière expérience d'une
nuit en chemin de 1er, expérience tout à fait satisfaisante, car nous
ne sommes que deux dans l'immense wagon et je ne me doute pas
de la présence de mon compagnon, couché à l'autre bout. Je dors
d'un demi-sommeil, tenu en éveil par la curiosité. Être emporté la
nuit, d'une allure rapide, vers des contrées inconnues, sans savoir
quels aspects frapperont vos yeux le lendemain au réveil, est une
des sensations les plus douces que je connaisse, la seule qui rende
au sentiment de la vie en elle-même ce charme passager qoe lui
prête la première jeunesse. Dès qu'il fait jour, je m'empresse de
regarder par la fenêtre. 0 déception! d'abord il tombe par torrens
une pluie froide mélangée de neige qui barre la vue; puis le pays
que nous traversons est un pays de bruyères et d'arbres rabougris.
264 REVUE DES D£DX MONDES.
plat, mouillé, entrecoupé de fondrières. Je me crois en Sologne ou
plutôt dans cerlaines gâlines, limitrophes du iNivernais et de la Bour-
gogne, où j'ai beaucoup chassé jadis. Je m'attends à v(.ir passer un
cerf la tête basse, la langue pendante, poursuivi par une meute de
chiens haletans et une bande de chasseurs boueux. Ce n'est pas au
moins que je sois dédaigneux des gâlines et de leurs grands hori-
zons. Mais pour ce voir, point n'était besoin peut-être de venir aussi
loin. Cependant nous approchons rapidement de Chicago; j'aperçois
sur ma droiie une immense étendue d'eau grisâtre, agitée par le
vent, dont les vagues déferlent sur une rive boueuse et plate : c'est
le lac Michigan! Tout annonce le voisinage d'une ville importante,
entre autres le grand nomljre des voies ferrées. Nous dépassons un
train qui court parallèlement au nôtre. C'est la concurrence. Quel-
ques minutes après, il nous rejoint et nous dépasse à son tour. Puis
nous le dépassons de nouveau, et il ne tiendrait qu'à moi de dire
que j'ai assisté à une course de locomotives. Mais comme les deux
trains arrivent à Chicago à heure fixe et dans la même gare, la
course n'est pas bien sérieuse, et je soupçonne qu'il en est ainsi de
toutes celles que des touristes pleins d'imagination se sont plu à
raconter.
Enfin, nous débarquons dans la gare de Chicago, sorte de grande
halle en bois qui sert à plusieurs chemins de fer. Il pleut toujours à
torrens et l'eau tombe à travers les planches disjointes de la toiture.
Un omnibus me conduit à l'hôtel, où je reste quelques instans fort
perplexe. J'avais pensé, puisque j'ai pour mon rapide voyage qua-
rante-huit heures de marge,àm'arrêter une journée à Chicago. Mais
le premier aspect de la ville ne m'a pas intéressé, avec ses grandes
rues rectilignes et ses pâtés de maisons absolument semblables les
unes aux autres. Une courte promenade que je fais de l'hôtel à la
poste achève de me dégoûter. J'enfonce jusqu'à la cheville dans une
boue liquide et j'ai peine à me préserver contre les rafales de pluie
et de neige. Ce que j'ai vu du lac Michigan, sur les bords duquel je
me faisais un plaisir de me promener, ne m'a point séduit. Brusque-
ment je prends mon parti et je me fais reconduire à la gare du che-
min de fer. C'est toujours une journée de gagnée; et puis, s'il faut
tout dire, je ne tenais pas beaucoup à voir Chicago. Chicago est le
grand entrepôt du blé, du bétail, du cochon surtout. 11 n'y a, paraît-
il, ville au monde, pas même Cincinnati, si fière autrefois de son
surnom de Porcopolis,où l'on en tue, débite et sale une aussi grande
quantité par jour. Mais c'est précisément cela qui ne m'intéresse pas
du tout. Je fais en ce moment un voyage d'imagination et j'aimerais
presque mieux ne pas savoir que Chicago est la ville où le côté
industriel et spéculateur du caractère américain se développe avec
toute son âpreié. Ou y fait et défnit des fortunes aussi rapidement
A TRAVERS LES ETATS-UNIS. 205
que, lors du grand incendie de 1871, on a reconstruit les maisons
incendiées. La richesse des uns s'échafaude sur la ruine des autres,
elles manœuvres de guerre auxquelles se livrent vainqueurs et vain-
cus ne seraient pas des plus loyales, à en croire du moins le langage
sévère qu'a tenu certain juge en motivant sa sentence dans un
procès récent. Mais, comme je n'aurais pas le temps de contrôler cette
sentence que je serais peut-être d'ailleurs obligé de confirmer,
j'aime mieux continuer ma route en fermant les yeux.
Me voilà donc de nouveau en chemin de fer après une halte d'en-
viron trois heures. Le pays que nous traversons me paraît de moins
en moins intéressant. Ce sont de longues plaines ondulées, sans
arbres, sans verdure, coupées par des rivières plus ou moins larges
qui coulent au fond de vallées peu profondes. Des forêts rêvées, pas
question. La civilisation a tout détruit. Ces états d' Illinois et d'Iowa
sont les greniers à blé et les parcs à bétail de l'Amérique. Nous ne
sommes plus dans la Nouvelle-Angleterre, où villes et villages sont
comme serrés les uns contre les autres. Ici la rareté des endroits
habités témoigne d'une civilisation plus nouvelle. On sent que la terre
ne manque pas encore à l'homme, mais plutôt l'homme à la terre, et
que la difficulté doit être de mettre en culture ces vastes espaces.
Cependant toute trace de l'ancien état sauvage a disparu, et l'aspect
du pays est on ne peut plus prosaïque. Parfois on aperçoit, comme
dans la campagne romaine , de grands troupeaux de bœufs qui
paissent au loin. Mais ces bœufs n'élèvent pas vers le ciel des cornes
gigantesques et menaçantes ; ils ne sont pas gardés par des paysans
à cheval, fièrement campés sur leurs chétives montures. Ils ressem-
blent au contraire aux animaux les plus vulgaires, et paissent
dans d'immenses parcs fermés par des clôtures en bois probable-
ment mobiles. Je fais causer sur le commerce du bétail un de mes
compagnons de route qui a dans la tournure toute l'élégance d'un
marchand de bœufs normand. Grâce à la facilité avec laquelle on
les nourrit, chacun de ces bœufs vaut, sur le marché de Chicago, de
100 à 150 francs. C'est de là que, par la voie des lacs ou des che-
mins de fer, on en expédie un assez grand nombre en Europe. Mais
comme la traversée ne leur était guère favorable et qu'ils arrivaient
généralement en assez mauvais état, on a imaginé depuis peu de les
tuer à l'avance et de les dépecer, ce qui est beaucoup plus sain
pour eux, en conservant la viande au moyen d'appareils frigori-
fiques. Ma nouvelle connaissance compte beaucoup sur ce procédé,
qui pourrait bien en elTet contribuer à faire baisser le prix de la
viande sur nos marchés européens, ou, pour parler plus exacte-
ment, à empêcher que le prix de la viande ne monte à mesure que
la consommation s'étend, au grand et légitime regret des produc-
teurs et au non moins grand avantage des humbles consommateurs
266 REVUE DES DEUX MONDES.
auxquels il n'est pas indifiérent de payer la livre de viande quel-
ques sous de plus ou do n'en pas manger du tout.
Si relevée que soit cette conversation, la journée ne m'en paraît
pas moins longue, et je vois avec plaisir venir la nuit. Le lendemain
matin, sur les neuf heures, nous arrivons à Gouncils Bluif, sur les
bords du Missouri, et après avoir traversé le fleuve sur un pont en
fer très hardi, nous débarquons à Omaha. C'est la tête de ligne de
l'Union Pacific et le point de départ du voyage à travers les con-
trées récemment conquises à la civilisation. Je m'en aperçois tout
de suite à un petit détail. Je demande au bulTet un timbre-poste
de cinq cents. On me le fait payer sejjt^ et comme je demande
pourquoi : « Pour la peine de l'avoir apporté ici, » me répond-on.
Sous prétexte de cette peine qui, en réalité, est absolument nulle, le
voyageur est victime, depuis Omaha jusqu'à San-Francisco, d'une
exploitation en règle. Trois fois par jour on lui fait payer au prix
d'un dollar un maigre et exécrable repas, où figurent presque inva-
riablement de prétendus biftecks d'antilope que j'ai toujours soup-
çonnés d'être du vulgaire entrecôte de bœuf. Impossible de se pro-
curer dans aucune gare un fruit, un journal, un livre; mais à peine
le train enlre-t-il-en marche que vous êtes soumis aux incessantes
sollicitations d'un industriel qui vous offre tout cela pour le double
ou le triple de la valeur et ne vous laisse point en repos que vous ne
lui ayez acheté quelque chose.
Ces petites vexations ne sont rien pour le voyageur qui passe.
Mais ce qui est plus sérieux, c'est que les deux compagnies de
l'Union Pacific et du Central Pacific (1), qui sont en possession d'un
monopole de fait, s'entendent pour faire payer aux marchandises un
prix exorbitant, sans que le gouvernement fédéral, qui a pourtant
contribué par une subvention à la construction de cette grande ligne,
ait le moyen d'exercer quelque contrôle sur ces tarifs. Cette situa-
tion, qui fait l'objet de réclamations très violentes, durera aussi long-
temps que le monopole des deux compagnies, c'est-à-dire jusqu'au
moment oïi une nouvelle ligne parallèle qui passera plus au nord vien-
dra leur faire concurrence ; à moins toutefois, comme il arrive sou-
vent, que toutes ces compagnies ne s'entendent pour maintenir les
mêmes tarifs. Alors les réclamations continueront, et les compagnies
n'en auront cure. J'ai pu remarquer en effet en lisant les journaux
qu'en dépit du boa marché général des transports, fruit d'une con-
currence illimitée et souvent ruineuse pour les actionnaires, les
réclamations du public contre les compagnies de chemins de fer
n'étaient pas moins fréquentes en Amérique qu'eu France, et figu-
(1) L'Union Pacific va de Omaha à Ogden, et le Central Pacific d'Ogden à San Fran-
cisco. Ce sont deux compagnies distinctes, mais syndiquées.
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 267
raient comme chez nous dans certains programmes électoraux. Il
s'est même formé récemment dans l'état de New- York un parti sous
le nom d'antimonopolistes qui réclame... ra!)olilion du monopole
des chemins de fer. Ceci ne tendrait-il pas à prouver une seule
chose, c'est que par tous pays les transportés trouvent toujours
que les transporteurs leur font payer le transport trop cher?
Ces prosaïques questions de tarifs m'intéressent fort peu pour
l'instant , J'ai bien autre chose en tête. Je suis au moment de péné-
trer dans ces prairies dont j'ai rêvé si souvent, et je ressens ce
délicieux émoi que donne toujours à l'imagination la satisfaction
imminente d'une curiosité d'ancienne date. Hélas ! je ne tarde pas à
m'apercevoir que cette vive attente aura le sort commun, et se termi-
nera par une déception. La pluie glaciale que j'avais trouvée à Chi-
cago s'est transformée dans ces régions plus élevées en une tourmente
de nei^^e. Les prairies en sont couvertes et aussi loin que l'œil peut
s'étendre, il n'aperçoit qu'un blanc tapis, dont pas un accident de
terrain, pas un rucher, pas un arbre ne vient interrompre l'unifor-
mité. Comme je veux à toute force trouver aux prairies un aspect
particulier, je m'efforce de me persuader qu'elles doivent ressembler
aux steppes de la Russie. Je pense aux Récits d'un chasseur russe et
je cherche à y placer quelques scènes de Tourguénef. Mais où sont les
bouleaux qui jouent dans ces scènes un si grand rôle? Force m'est à
la fin de convenir intérieurement q^je le pays auquel les prairies du
Far-West ressemblent le plus, c'est... la Beauce par un temps de
neige. Toutefois le spectacle de cette immensité blanche à travers
laquelle nous roulons pendant des heures et des heures n'est pas sans
grandeur, et sa monotonie même donne l'idée de la largeur du conti-
nent que nous traversons. Point de villes, point de villages, rarement
quelques habitations isolées. Les stations ne sont qac de simples
dépôts d'eau et de charbon autour desquels se groupent quelques
magasins de denrées nécessaires à la vie quotidienne. Là viennent
évidemment s'approvisionner pour de longs jours les habitans de
ces vastes fermes qu'on aperçoit de loin en loin, race énergique et
inculte qui soutient solitairement la lutte de la civilisation contre la
nature. Il faut aller aussi loin pour trouver l'Américain légendaire
en chapeau mou, en bottes crottées, que l'on rencontrait autrefois
entre New-York et Chicago et sous les traits duquel beaucoup de
Parisiens sont disposés à se représenter la nation tout entière. Je
trouve même, soit dit en passant^ qu'on lui reproche bien sévère-
ment l'état de ses bottes. Comment ne seraient-elles pas crottées
quand tous les chemins sont des fondrières et quand aux abords
mêmes des stations, on enfonce dans la boue dès qu'on fait un pas
hors du trottoir en bois? Mais je me demande pourquoi beaucoup
de mes compagnons de route sont sans cravate, et pourquoi, tout en
268 REVUE DES DEUX MONDES.
tirant de temps à autre un mouchoir pour s'essuyer le front, ils se
mouchent souvent dans leurs doigts. Ils sont assez silencieux, comme
des gens qui auraient trop à penser pour avoir envie de causer, et si
généralement un revolver passé à leur ceinture montre qu'il ne doit
pas faire bon leur chercher querelle, il n'y a rien non plus dans
leur attitude qui soit grossier et provocant. Je n'en ai vu aucun
se rendre coupable de quelque impolitesse. A tout prendre, ils ne
sont pas très dilîérens d'aspects et de manières de nos fermiers
de Beauce et de Brie lorsqu'ils se rendent à Paris le jour de mar-
ché aux grains, et c'est aux voyageurs de cette catégorie, ce n'est
pas à ceux qui se rendent en première classe à Trouville et à Nice
qu'il faut les comparer, si l'on veut rapprocher la manière d'être des
habitans des deux pays.
C'est par ces observations sur ce milieu nouveau auquel je me
trouve mêlé, que je m'efforce de rompre l'uniformité de celte route
monotone à travers ces steppes blanches. Je soupire cependant après
l'arrivée de la nuit, qui du moins passe vite, tout en proclamant
qu'il est absolument désagréable de coucher dans le même com-
partiment que vingt-huit autres personnes, avec un compagnon
superposé au-dessus de votre tête, et d'assister chaque soir à des
exhibitions de linge d'une propreté douteuse, et chaque matin à
un lavage général dans un cabinet de toilette commun. Je compte
beaucoup, pour la journée du lendemain, sur la traversée des mon-
tagnes Rocheuses, au pied desquelles nous arrivons vers dix heures
du matin. Tout en déjeunant à Gheyenne, ancien lieu de campe-
ment situé au pied des montagnes qui prend déjà des airs de ville,
nous apprenons que le train venant de San-Francisco a été arrêté
vingt-quatre heures par la neige. Mais il a déblayé la voie pour
nous et on nous assure que nous passerons sans difficultés, si la
neige n'est pas tombée de nouveau. Nous commençons par une rampe
assez rapide l'ascension de la chaîne, et bientôt nous nous enfon-
çons dans les gorges. Avec la franchise qui est ou tout au moins
devrait être la loi du voyageur, j'avouerai que cette traversée des
montagnes Rocheuses a été pour moi une nouvelle déception. Ro-
cheuses elles sont, sans doute, et même d'une assez belle teinte rou-
geâtre, mais absolument dénudées, sans arbres, sans verdure, sans
eau et sans grands aspects. Rien qui vaille les Alpes ou les Pyré-
nées. Ce qui achève de rendre cette traversée assez maussade, c'est
la quantité des tunnels en bois ou snoivshcds qui ont été élevés pour
préserver la voie des amoncellemens de neige. A peine est-on sorti
d'un de ces tunnels qu'on entre dans un autre et la vue est inter-
ceptée à chaque instant. Cependant l'étroitesse même des gorges à
travers lesquelles passe le chemin de fer à voie unique rend parfois
le défilé intéressant. A certains endroits on pourrait presque tou-
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 269
cher avec la main la paroi du rocher. A d'autres, la gorge s'évase un
peu pour se resserrer bientôt. On pourrait se croire enfermé dans
un cercle infranchissable, et il est impossible d'apercevoir de loin
la fente imperceptible par laquelle le chemin de fer va passer et
celle par laquelle il est sorti. C'est ce qu'on appelle les gatea. Mais,
à la longue, la monotonie de ces défilés égale presque celle des prai-
ries, bien que la largeur même de cette chaîne de montagnes (le
passage ne dure pas moins d'une journée) finisse par produire aussi
une certaine impression de grandeur. Le lendemain matin, lorsque
je me réveille de nouveau dans un pays absolument plat, je me
prends à regretter les montagnes, et je commencerais à me sentir
envahi par l'ennui si je ne nouais une relation qui change le cours
de mes idées et même celui de mes projets.
Parmi mes compagnons de route j'avais remarqué, pour son air
doux, tranquille, et ses bonnes manières, unj^une homme qui parais-
sait âgé d'une vingtaine d'années. Les cheveux et la barbe d'un
blond très clair, les yeux gris et doux, l'air un peu timide, la mise
convenable et plutôt soignée, il avait assez l'air d'un jeune Anglais
faisant son tour du monde. Je n'avais point eu l'occasion d'entrer
en relations directes avec lui, et je connaissais à peine le son de sa
voix très douce, lorsque mon attention fut attirée, le second jour de
notre départ d'Omaha, par une discussion assez vive qui s'était éle-
vés à l'extrémité du wagon et dont il paraissait être le centre. Je
m'approchai, je prêtai l'oreille, et je reconnus qu'il discutait avec
un chapelain de l'armée fédérale (mon voisin de lit par paren-
thèse) la question de savoir si la polygamie était interdite par l'évan-
gile. Le chapelain soutenait l'affirmative, naturellement. Mais son
jeune contradicteur tenait bon, et je fus frappé de l'ardeur qu'il
apportait dans son argumentation, tout en remarquant qu'il ne s'y
mêlait aucune ironie ni même aucune intention irrespectueuse. Je
me demandais avec curiosité à quel interlocuteur le chapelain pou-
vait bien avoir affaire, lorsque quelques paroles et quelques argu-
mens échangés de part et d'autre me firent deviner l'énigme : ce
jeune homme, à l'air si poli, à la mise si soignée, à la voix si douce,
était un mormon, et c'était à cause de cela que la question de la
polygamie lui tenait si fort à cœur. Peu à peu le bruit de la pré-
sence d'un mormon se répandit dans le train. Un cercle se forma
autour de lui, et la discussion devint générale, chacun voulant pla-
cer son mot, jusques et y compris le conducteur du deeping car,
qui se mit, tout comme le chapelain, à argumenter contre le mor-
mon, à grand renfort de textes. Je ne m'imagine pas chez nous, —
peut-être à tort, — un chef de train citant des versets de l'évangile.
Mais bientôt la discussion dégénéra en personnalités.
270 REVUE DES DEUX MONDES.
— Combien avez-vous de femmes? lui demanda assez brutale-
ment un voyageur.
— Je ne suis pas encore marié, répondit-il.
— Alors vous n'êtes pas un bon mormon.
— Sans doute, je ne suis pas aussi bon mormon que je le devrais,
répliqua-t-il avec douceur, mais je m'efiorce de le devenir.
Je me rappelai la réponse de Saint-Preux à Wolmar : u Étes-vous
chrétien? — Je m'efforce de l'être, » et cette humilité me disposa en
faveur du mormon. Il devait quelques minutes après en donner une
preuve plus frappante encore : une jeune femme ayant fait à demi-
voix une observation, il la pria fort poUment de la répéter.
— Ce n'est pas à vous que je parle, monsieur, dit-elle avec une
hauteur insultante.
Le mormon rougit sous l'affront, mais il se contint et répondit
avec beaucoup de politesse :
— Je vous demande pardon, madame; je croyais que vous
m'aviez parlé.
Je fus choqué de cette rudesse peu chrétienne, et lui adressant la
parole à mon tour, j'eus soin de le faire avec beaucoup d'égards.
Mais cet incident pénible avait refroidi un peu la discussion, qui
en resta là.
Ma politesse ne devait cependant pas être perdue. Vers la fin
de la journée, le jeune mormon vint s'asseoir auprès de moi et
engagea de nouveau la conversation. Il me raconta son histoire. Son
père avait cinq femnes et trente-cinq enfans. Il était lui-même le
quatrième ou cinquième fils (je ne me rappelle plus exactement son
numéro ) et il avait été désigné à l'âge de vingt ans par le conseil
suprême des mormons pour faire partie d'une de ces bandes déjeunes
missionnaires que le conseil envoie presque annuellement eu Europe
pour recruter, en particulier parmi les femmes, des adhérens à la
foi. Il a passé quelque temps à Paris, mais sans succès, et bien
qu'il y ait en France, m'a-t-il affu'mé, quelques agens secrets du
mormonisme, il se plaint amèrement de notre législation restric-
tive qui ne lui a pas permis de faire des conférences publiques.
C'est en Angleterre surtout qu'il a exercé son apostolat, non sans
que les meetings tenus par lui aient été souvent troublés par des
manifestations hostiles de la populace, mais aussi, du moins il
l'espère, non sans que la semence jetée par lui ait germé dans
quelques cœurs. Malheureusement, il s'est fatigué le cerveau à étu-
dier jour et nuit les Écritures et la théologie pour être en état de
tenir tête aux révérends qui venaient argumenter avec lui dans les
meetings, et il en est arrivé à un tel état d'épuisement intellectuel
qu'il a dû prendre son parti de renoncer, temporairement du moins,
A TRAVEES LES ÉTATS-UNIS. 271
à son métier de missionnaire, et de venir prendre quelque repos au
foyer paternel, foyer qu'il n'a pas laissé d(^sert an rtste, car, à l'ex-
ception d'une de ses sa urs mariée et de deux autres frères, mis-
sionnaires également, tous les autres enfans de son père, soit à bien
compter trente et un, sont demeures auprès de lui.
Peu à peu ma nouvelle connaissance revient à la conversation du
matin et s'exalte un peu en parlant : « Vous avez vu comme cette
dame m'a répondu, me dit-il, et cependant je lui avais parlé très
poliment. Voilà comme on nous traite, nous autres mormons, fu Amé-
rique. On cruit faire œuvre pie en nous injuriant. On nous calomnie
sans nous connaître ; et cependant nous ne demandons qu'à être
connus, car il n'y a rien à cacher dans nos vies. Aussi suis-je con-
tent d'avoir obtenu du chapelain avec lequel je discutais tout à l'heure
et qui est correspondant de ÏEvening Star de Washington, qu'il
s'arrêterait une journée à Salt-Lake City et qu'il rendrait compte
impartialement dans son journal de tout ce qu'il aurait vu. »
L'idée me vient aussitôt que je pourrais peut-être mettre à profit
l'honneur d'une collaboration trop fréquente à la Revue des Deux
Mondes pour partager avec le chapelain-journaliste cette occasion
inespérée. Je dis à mon nouvel ami que, sans être correspondant d'un
journal, je ne suis pas moi-même sans quelques relations littéraires
en France, et que je serais disposé à rendre compte, avec une impar-
tialité au moins égale à celle du chapelain, de tout ce que j'aurais
vu, s'il m'était permis de m'associer à lui. 11 saute avec joie sur
cette idée. « Vous descendrez tous les deux chez mon père, s'écrie-
t-il. Il demeure à Ogden, où nous arriverons ce soir. Vous couche-
rez chez lui et demain je vous mènerai à Salt-Lake-City, où je vous
procurerai la connaissance de quelques personnes. JNous revien-
drons le soir à Ogden et vous pourrez prendre le train du Central-
Pacific pour San-Francisco. » J'hésite un peu d'abord à accepter
cette invhation, trouvant qu'il y aurait de ma part quelque indis-
crétion à me mêler aux joies de celte réunion de famille. Puis je me
ravise. « Après tout, me dis-je, ce père de trente-cinq enfans ne
saurait avoir pour chacun d'eux une tendresse bien vive, et la
rentrée de l'un d'eux au bercail, même après une absence de trois
années, ne produira vraisemblablement pas grand émoi. Je finis
par accepter cette offre, ne voulant pas perdre cette occasion unique
de coucher sous le toit d'un mormon, et je vais m'entendre avec
le chapelain, dont je trouve la curiosité tout aussi éveillée que la
mienne. Peu à peu le bruit se répand dans le wagon qu'un cor-
respondant de l'/ivening Star et un French count vont s'arrêter à
Ogden pour coucher chez un mormon, et nous devenons l'objet d'une
certaine curiosité, d'autant plus, nous dit-on, que ce qui nous a été
offert est fort rare et que les mormons, généralement très jaloux,
272 REVUE DES DEUX MONDES.
comme tous les peuples polygames, n'admettent pas volontiers des
étrangers en présence de leurs femmes. Un peu avant notre arrivée
à Ogden, le conducteur du sleeping car me prend à part et me
demande s'il est bien vrai que je ferai paraître un récit de ma visite
chez les mormons dans un recueil français, ou si je me suis servi
tout simplement de ce prétexte pour accompagner le chapelain.
Je lui réponds que, sans m'engager à rien, il serait fort possible que
je publiasse quelques notes sur ce que j'aurais vu. 11 me prie alors
de ne pas manquer de lui envoyer mon récit : il ne sait pas le fran-
çais, mais il se le fera traduire, et, pour plus de sécurité, il me
donne sa carte. Il se nomme James Inglish et demeure à Omah,
état de Nébraska.
OGDEN ET SALT LAKE CITY.
14-15 novembre.
Nous arrivons à Ogden à la nuit close et nous descendons, le
chapelain, le mormon et moi, dans une complète obscurité, sur le
trottoir en bois de la gare. « Je pense qu'on sera venu à ma ren-
contre, » nous dit notre ami, et à peine a-t-il prononcé ces mots,
qu'il tombe dans les bras de quatre grands jeunes gens qui l'en-
tourent et lui serrent les mains avec force exclamations de joie. Un
peu en arrière se tient un vieillard auquel le jeune mormon va ser-
rer la main à son tour avec une certaine déférence. Nous supposons,
le chapelain et moi, que c'est son père, et nous nous tenons à l'écart.
Mais, au bout de quelques minutes, il revient vers nous : « Mon père
n'est pas ici, nous dit-il; la veille du jour où est arrivée la dépèche
annonçant mon retour, il est parti pour amener ses deux femmes à
mon frère qui est missionnaire dans l'état d'Arizona. Mais ce n'est pas
une raison pour que vous ne veniez pas chez nous. Ma mère sera très
heureuse de vous recevoir, et mon oncle que voiltà viendra passer la
soirée avec nous. » Nous nous consultons un moment. En effet, le cas
devient embarrassant. Admettant que la mère de notre ami nous fasse,
sur sa recommandation, bon visage, quel accueil recevrons-nous des
quatre autres femmes du maître de la maison absent? Cependant,
embarqués dans l'aventure, nous voulons aller jusqu'au bout, et
nous lui déclarons que nous sommes prêts à le suivre. Nous mon-
tons alors avec lui dans un petit boggy conduit par un de ses frères
et traîné par deux bons chevaux qui nous font traverser rapide-
ment la petite ville d'Ogden. Par momens, une vive clarté se pro-
jette sur la route obscure. Ce sont des magasins éclaires par la
lumière électrique. Nous sortons de la ville et notre voiture fuiit par
s'arrêter à la porte d'un petit jardin précédant une maison de modeste
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 273
apparence. Notre ami saute k terre et traverse rapidement le jardin.
Nous le suivons. Il ouvre la porte et s'élance dans la pièce d'entrée
en s'écriant : There 1 ami Aussitôt une femme d'un certain âge se
lève précipitamment : — My hoy ! s'écrie-t-elle, et, se jetant à son cou,
elle le tient longten-^ps embrassé. Cependant quatre ou cinq jeunes
filles de tout âge poussent des cris de joie et sautent en battant des
mains autour d'eux. Le jeune homme embrasse chacune d'elles à son
tour, pendant que sa mère s'essuie les yeux, riant et pleurant tout à
la fois. Je me sens ému par cette scène à laquelle je ne m'attendais
pas et, par une conséquence naturelle, un peu embarrassé de mon
personnage. J'avais oublié que, si le père de notre ami avait trente-
cinq enfans, sa mère n'en avait que sept, et j'avais eu bien tort de
supposer, en me faisant ainsi de fête, que les liens de famille étaient
moins forts chez les mormons que chez les chrétiens. Cependant,
nous ne sommes pas oubliés; après quelques mots d'explication
de son fils, la mère vient à nous fort simplement et, nous souhai-
tant la bienvenue, nous invite à nous asseoir. Nous prenons place,
et pendant que le chapelain (derrière lequel je ne suis pas fâché de
m'elTacer un peu) soutient la conversation, je regarde autour de
moi.
La pièce où nous sommes, éclairée par une grosse lampe à
pétrole et chauffée par un poêle, est assez petite, très propre et gar-
nie d'un mobilier très simple. Contre la muraille, un canapé en
velours rouge, autour d'une grande table ronde quelques chaises
en paille, dans un coin un harmonium. Sur les murailles je lis
quelques inscriptions pieuses : God bless our hoyne! — Pray ivithout
ceasing. Sur la table, je reconnais la grosse bible, reliée en noir,
qui est le livre de famille de tant de maisons protestantes. A l'as-
pect de tout ce qui nous environne, je pourrais croire que nous
sommes tombés dans un de ces intérieurs puritains de la Nouvelle-
Angleterre si bien décrits par M°^^ Beecher Stowe dans la Fiancée du
ministre. Mais je trouve la pièce bien petite pour toutes les femmes
et tous les enfans du chef de famille, et je me demande quelle est
l'organisation de leur vie domestique. Poussé sans doute par la
même curiosité, le chapelain adresse à notre ami quelques ques-
tions discrètes auxquelles celui-ci répond sans le moindre embar-
ras : « Toutes les femmes de mon père, nous dit-il, ne demeurent
pas dans la même maison. Chacune d'elles en a une dont elle est
chargée. Vous êtes ici chez ma propre mère. Deux de mes demi-
mères [half-mothers) demeurent de l'autre côté du chemin. La qua-
trième a une maison à Ogden et la cinquième demeure dans un
autre village, à 2 ou 3 milles. Quant à tous ces garçons et à toutes
ces filles que vous voyez ici (la chambre s'était en effet rempli
TOME LIV. — 1882. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
peu à peu), ce sont mes frères ou mes demi-frères^ mes sœurs ou
mes demi-sœurs. Mais je les aime tous également, » et il les
embrassa tous en effet dans un regard affectueux auquel chacun
et chacune répondit par un sourire d'assentiment.
Satisfait de cette explication, je me pris à regarder les physio-
nomies qui m'environnaient. Les garçons étaient des gaillards délu-
rés, à l'air intelligent et résolu. La mère avait une physionomie
distinguée, douce, expressive, mais l'air un peu triste et harassé.
Elle était, nous dit-elle, Norvégienne de naissance. Je me deman-
dais intérieurement par quels chemins mystérieux, par quelles
aventures de cœur et d'imagination cette femme avait pu passer
pour venir des rivages de la mer du Nord jusqu'au versant des
montagnes Rocheuses être la cinquième femme d'un mormon, et
quels regrets de la terre natale, des fiords et des sapins de la Nor-
vège se cachaient derrière cette physionomie placide et résignée.
Parmi les sœurs du jeune mormon se trouvait une petite fille d'en-
viron dix ans. Je la pris sur mes genoux (j'ai un certain faible
pour les petites filles) et je lui demandai comment elle employait
son temps. Elle me répondit qu'elle allait à l'école et que dans les
intervalles elle apprenait, sous la direction d'une de ses sœurs, la
couture et un peu de musique. Tout en écoutant son gentil babil,
je ne pouvais penser sans tristesse à la destinée qui l'attendait pro-
bablement, à cette existence de harem sous les aspects de laquelle
il m'était encore impossible de ne pas considérer la vie des mor-
monnes. Et cependant j'étais bien obligé de convenir à part moi qu'il
était impossible aussi d'imaginer un intérieur plus décent, plus res-
pectable, plus uni, au moins d'apparence, que celui où je me trouvais.
La conversation languissait cependant : « Faites-nous donc un peu de
musique, Suzie, » dit notre ami à l'une de ses sœurs. Sans se faire
prier, la jeune fille se dirigea vers l'harmonium. Je prêtai l'oreille
avec attention, m' attendant à entendre quelque mélopée extraordi-
naire. Mais elle nous joua tout simplement la valse de la Traviata.
Cette pauvre i)«we aux camélias ! ]& savais bien que, sous une forme
ou sous une autre, elle est en train de faire le tour du monde, mais je
ne m'attendais pas à la rencontrer aussi loin.
Nous passons dans la salle à manger. J'allais m' asseoir sans façon,
quand je vois que tout le monde est encore debout. « Voulez-vous
avoir la bonté de dire les grâces ? » dit le jeune mormon en s'adres-
sant au chapelain. Celui-ci, sans témoigner aucune surprise, récita
à haute voix, tout le monde l'écoutant dévotement, cette courte et
belle prière, commune aux protestans et aux catholiques, dont on
fait précéder les repas dans les intérieurs pieux des deux commu-
nions. Puis nous nous mettons à table, la mère et une des sœurs, la
cuisinière probablement, servant et s' asseyant tour à tour comme
A TRAVERS I.ES ÉTATS-UNIS. 275
dans l'intérieur de nos riches fermiers ; le repas fini, nous repassons
dans la première pièce. A ce moment entre ronde de notre ami,
celui que nous avions rencontré à la gare. « Je vais vous laisser
avec mon oncle, nous dit-il alors ; si vous avez quelques questions
à poser sur notre foi et sur nos mœurs, il sera mieux que moi en
état de vous répondre. Pour moi, je vais, si vous le permettez, pas-
ser dans la chambre à côté pour causer avec ma mère et mes sœurs,
car nous avon<5 bien des choses à nous dire. » Ainsi fut fait, et nous
demeurâmes, le chapelain et moi, en tête-à-tête avec le vieillard.
Notre nouvel interlocuteur était un homme d'assez grand âge,
mais droit, sec, vert, aux traits plutôt ascétiques. 11 était entré
dans la chambre un grand bâton et une lanterne à la main, la tête
couverte d'un chapeau de feutre noir à larges bords et enveloppé
jusqu'aux pieds dans un épais manteau de drap retenu è son cou
par une chaînette en cuivre. Ainsi mon imagination se serait assez
volontiers représenté le vieux Silas Deans de la Prison d'Edimbourg,
le père de Jeanie et de la malheureuse Eiïie. Nous étions un peu
embarrassés, car, même lorsqu'on y est invité, il est toujours déli-
cat d'interroger un homme sur sa foi et surtout sur ses mœurs.
Notre chapelain, auquel je laissais naturellement le dé de la conver-
sation, finit cependant par lui demander : « Y a-t-il longtemps que
vous demeurez dans le pays? » Cette question banale suffit pour
rompre la glace. « Oh! oui, répondit le vieillard; je suis un des
rares survivans de ceux ,qui sont arrivés ici avec Brigham Young.
Vous savez qu'après l'indigne massacre du chef de notre religion,
Joseph Smith, dans la prison de Garthage, Brigham Young rassem-
bla tous ses disciplps, pour lesquels il n'y avait plus de sécurité
dans l'état d'IUiaois, où ce crime affreux s'était passé, et qu'il entre-
prit, conformément aux ordres qu'il avait reçus de Dieu en songe,
•de les conduire à travers le désert vers une nouvelle terre promise.
Ah! le chemin fut rude. Il n'y avait pas de chemin de fer alors ; il
n'y avait même pas de route tracée dans les prairies, et à l'excep-
tion peut-être de quelques chercheurs d'aventures, personne n'avait
traversé la chaîne des montagnes Rocheuses. Hommes, femmes,
enfans, nous voyagions tous à pied ou dans des chariots, et nous
étions obligés à la fois de trouver à nous nourrir et de veiller à
nous défendre contre les animaux sauvages et contre les Indiens.
Les Indiens étaient ceux que nous redoutions le moins. Nous allions
à eux. « Nous sommes, leur disions-nous, des victime? comme vous,
des proscrits comme vous. Laissez-nous passer. » Et ils ne nous
faisaient point de mal. Mais ce n'en fut pas moins un dur exode,
et la seule chose qui soutenait nos courages, c'était la pensée que
nous ressemblions aux Israélites dans le désert et la confiance
276 REVUE DES DEUX MONDES,
que, comme eux, Dieu ne nous abandonnerait pas. Brigham Young
ne nous disait, pas où il nous conduisait. Peut-être ne le savait- il
pas lui-même. Il se bornait à nous dire que Dieu, dans une vision,
lui avait fait voir l'endroit où nous devions nous arrêter. Enfin lors-
qu'à trois ou quatre journées démarche des montagnes Rocheuses,
nous sommes arrivés sur les bords du lac Salé que vous verrez
demain, et qui ne portait alors aucun nom, Brigham Young s'écria :
« C'est ici le lieu que Dieu m'a fait voir en songe, où nous allons
construire une nouvelle Sion. » Et c'est en effet sur l'emplacement de
notre dernier campement que nous avons construit la ville que vous
appelez Sait Lake City, mais que nous, nous nommons Sion. Nous
n'étions pas cependant au bout de nos peines, car il fallait vivre et
la contrée était absolument inculte. Nous nous sommes adonnés aus-
sitôt à l'agriculture et nous sommes toujours restés depuis un peuple
agricole. Mais il s'est écoulé bien du temps avant que les produits
de nos travaux fussent suffisans pour satisfaire à nos besoins. Bien
souvent je me rappelle m'être promené, mourant presque de faim,
dans le petit jardin que je cultivais et avoir regardé avec angoisse
si les légumes que j'avais plantés poussaient assez rapidement pour
subvenir à mes repas des jours suivans. Mais, grâce au Tout-Puis-
sant, ces épreuves ont pris fin. Sa bénédiction s'est étendue sur
moi comme sur les autres enfans de son peuple et je suis aujour-
d'hui, sinon riche, du moins dans l'aisance, comme le sont devenus
au reste tous ceux que vous appelez les mormons, grâce à leur foi,
à leur persévérance dans le travail et à la pureté de leurs mœurs. »
Tout ce long récit avait été débité avec une gravité et une émo-
tion concentrée qui produisirent sur moi une certaine impression.
Je ne sais s'il en fut de même du chapelain; mais en tout cas ce fut
avec beaucoup de sérieux qu'il lui demanda : « Ainsi vous croyez
que votre peuple est l'objet d'une protection particulière de Dieu
comme l'était autrefois le peup'e d'Israël et que c'est sa main
qui vous a conduits ici. — C'est notre conviction, reprit notre
interlocuteur; nous sommes un peuple biblique [a Bible people)\
aussi, tandis que vous nous appelez mormons, sans doute à cause
du livre de Mormon, qui est en effet un de nos ouvrages sacrés, le
nom que nous nous donnons à nous-mêmes est celui d'église de
Jésus-Christ des saints des derniers jours [church of Jésus Christ
oflatter days saints)^ en souvenir de l'église des saints des premiers
jours, auxquels nous nous efforçons de ressembler, et nous appelons
comme eux gentils tous ceux qui n'appartiennent pas à notre foi.
Nous avons conservé, en effet, autant que possible l'organisation de
la primitive église, dont nous nous croyons plus près qu'aucune
communion chrétienne, et nous avons la ferme croyance que nous
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 277
sommes appelés par Dieu à prêcher et à répandre par tout l'univers
la révélation de Joseph Smith, qui n'est que le complément delà
révélation chrétienne. »
A ces mots, notre figure, au chapelain et à moi, exprima proba-
blement une certaine surprise, car il reprit avec vivacité : « Je
vous étonne, n'est-ce pas? voilà bien comme vous êtes, vous autres
gentils. Vous nous jugez sans nous connaître et vous nous calom-
niez. Vous ne savez qu'une chose des mormons, c'est qu'ils prati-
quent la polygamie, et vous en concluez que nous sommes un
peuple débauché, païen, adorant peut-être des idoles. Vous ne
savêz pas que nous croyons tout ce que vous croyez et qu'il n'y a
pas un article de foi de la religion chrétienne qui ne soit adopté
par nous. Seulement, nous croyons autre chose encore, et nous
avons complété la révélation chrétienne par la révélation de Joseph
Sîiiith, que nous considérons comme le plus grand bienfaiteur de
l'humanité après le Christ.
— Ainsi vous croyez tout ce que nous autres chrétiens nous
croyons? dit le chapelain, non moins étonné que moi.
— Parfaitement.
— Voulez- vous me permettre de m'en assurer mieux encore ? Je
vais vous réciter le symbole des apôtres, et vous aurez la bonté
de m'interrompre s'il y a quelque article que vous n'acceptez
point. »
Ainsi fut fait, et le chapelain récita lentement, d'une voix grave,
le symbole des apôtres, le mormon faisant de la tête un signe d'as-
sentiment à chaque article. Quand le chapelain eut fini : « Il y a
un article, dit le mormon, que nous acceptons, mais que nous
n'interprétons pas tout à fait comme vous. C'est celui de la des-
cente aux enfers. Nous croyons que pendant ce temps le Christ est
venu en Amérique apporter la bonne nouvelle à ceux des enfans
d'Israël qui étaient venus à travers les mers peupler ce continent.
C'est l'histoire de ces peuplades dispersées du peuple de Dieu qui
est racontée dans le livre de Mormon, dont l'existence et la décou-
verte furent une des premières révélations de Dieu à Joseph Smith.
Nous mettons ce hvre au même rang que la Bible et les Évangiles,
que nous acceptons dans leur entier. Nous avons les mêmes sacre-
mens que vous, le baptême et la communion dont nous faisons un
usage très fréquent. Seulement nous avons conservé le baptême
par immersion, tel qu'il était pratiqué dans la primitive église, et
nous croyons que c'est une impiété d'en avoir changé la forme.
— Mais al()rs, dit le chapelain, prenant son courage, si vous
acceptez les dogmes du christianisme, vous devez aussi ac'cepter sa
morale. Comment pratiquez-vous donc la polygamie?
— Je vous attendais là, reprit le vieux mormon avec feu. La poly-
278 BEVrE DES DEUX MONDES.
garnie, c'est toujours ce qui préoccupe les gentils quand ils parlent
de nous. Ils croient que c'est la pierre angulaire de notre foi, et ils ne
savent pas que ce n'est qu'un accessoire dans nos croyances. Mais je
vous répondrai sur ce point. La polygamie est, vous n'en discon-
viendrez point, formellement autorisée par la Bible, et nous ne
voyons nulle part dans l'Évangile qu'elle soit formellement défen-
due. Ea ayant chacun plusieurs femmes, nous croyons d'abord
mettre en pratique le précepte que Dieu a donné aux hommes au
commencement du monde : « Croissez et multipliez-vous. » La
polygamie favorise le rapide développement de l'espèce. Comme il
y a toujours un certain nombre d'hommes qui ne peuvent pas ou
ne veulent pas se marier, on voit chez les gentils un grand nombre
de vieilles filles qui consument inutilement leur vie dans la stéri-
lité et aans l'aigreur. Rien de semblable chez nous. Toutes les
filles trouvent un mari. Ensuite nous croyons que la polygamie favo-
rise la pureté des mœurs. Oh ! je sais bien ce que vous dites à ce
sujet. Vous croyez que nous sommes des hommes comme les pachas
d'Orient, adonnés à la volupté et à la luxure, que nous vivons dans
une sorte de harem peuplé non d'épouses légitimes, mais d'esclaves
favorites, choisies au gré de nos caprices, et que dans nos rapports
avec elles nous ne cherchons que la satisfaction de nos fantaisies
et de nos passions. C'est une erreur profonde. Le lien conjugal
n'est pas moins en honneur chez nous que chez vous. Chacune de
nos épjuses a, sauf de très rares exceptions, sa maison et son
foyer; chacune a droit aux mêmes égards, à la même tendresse, et
un mormon ne pourrait pas commettre un plus grand péché que de
favoriser l'une aux dépens des autres. Si même cette faveur se "tra-
duisait ouvertement, s'il vivait toujours avec l'une et néj;ligeait les
autres, l'autorité civile, qui se confond chez nous avec l'autorité
religieuse, ne tarderait pas à intervenir et il serait l'objet d'une
réprimande publique. Il doit, au contraire, demeurer successive-
ment avec chacune d'elles un temps à peu près égal et autant que
possible aller voir chaque jour celles avec lesquelles il ne demeure
pas pour le moment. Ainsi fais-je avec mes deux femmes ; ainsi fait
mon frère avec les siennes. Chacune d'elles est aussi respectée,
aussi chérie par nous que pourrait l'être une épouse unique, et
parce que nous avons le cœur assez large pour partager ainsi notre
amour entre plusieurs, nous ne nous croyons pas inférieurs à ceux
qui prétendent n'aimer qu'une seule femme (1). »
(1) A en croire un livre publié il y a trois ans par une mormonne revenue de son
erreur, SOUS" ce titre ■.Women''s Life in [/<a/i, la condition des femmes ne serait pas aussi
douce et elles auraient au contraire beaucoup à souflrir de l'indillérence et des infidé-
lités de leurs maris. Je ne préteuds rien affirmer dans un sens ni dans l'autre. Je me
borne à rappprter ces deux témoignages également intéressés.
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 279
Je crus remarquer que les yeux de notre interlocuteur commen-
çaient à briller d'un éclat qui ne sentait pas seulement l'ardeur
religieuse, et je me demandais si l'oreille du satyre ne commençait
pas à percer sous le masque du fanatique. Le chapelain était évi-
demment résolu à n'engager aucune controverse. Aussi se borna-t-il
à demander : « Est-ce qu'il n'arrive pas qu'il s'élève entre vos
femmes des querelles suscitées par la jalousie qui troublent la paix
de vos intérieurs?
— Sans doute, reprit le mormon, cela peut arriver quelquefois,
Suzie peut se plaindre qu'on témoigne trop de tendresse à Bessie,
ou Bessie qu'on témoigne trop de tendresse à Suzie, mais ce sont
de ces légers nuages qu'un bon mari sait bien vite dissiper. Est-ce
qu'il n'y a pas aussi des querelles dans vos intérieurs monogames?
Tenez, voulez-vous me permettre de vous parler franchement?
(Et ici le vieillard s'anima et commença à parler avec une cer-
taine éloquence.) Vous autres peuples qui pratiquez la monogamie,
vons prétendez à des vertus que vous êtes incapables de pratiquer.
\ous n'avez et vous n'aimez, dites-vous, qu'une seule femme. C'est
à merveille. Mais combien y a-t-il de maris qui prennent des maî-
tresses, et combien y a-t-il de femmes qui prennent des amans?
Chez nous l'adultère est inconnu, et si une femme commettait un
adultère, je ne sais si nous ne la lapiderions pas selon l'ancienne
loi, tant le crime serait grand à nos yeux. Demain, en vous pro-
menant dans les rues de Sait Lake City, vous ne verrez pas un seul
enfant abandonné ou mendiant. Combien y a-t-il sur le pavé de
vos grandes villes d'enfans qui ne connaissent pas leurs pères ?
Chez nous les naissances illégitimes sont inconnues. Nous prenons
soin de nos enfans et nous les faisons instruire. Si vous rencontrez
un ivrogne, ce sera un gentil, ce ne sera pas un mormon. Ce n'est
pas que l'usage du vin nous soit formellement interdit, mais il
nous suffit d'avoir lu dans l'I^criture les péchés que l'ivresse a fait
commettre aux enfans d'Israël pour que nous nous tenions en garde
contre elle. La principale différence qu'il y a entre vous et nous,
c'est que nous observons notre loi, tandis que vous n'observez pas
la vôtre. Aussi sommes-nous convaincus qu'un jour ou l'autre le
monde nous rendra justice et que c'est par nous qu'il sera régé-
néré. »
Pendant que le mormon débitait avec une âpreté singulière cette
diatribe contre les sociétés chrétiennes, dans laquelle j'étais obligé
de reconnaître qu'il entrait bien un peu de vérité, j'entendais dans
la pièce à côté un bruit incessant de voix juvéniles, de portes qui
s'ouvraient et se refermaient, d'exclamations joyeuses et d'em-
brassades sonores : c'étaient évidemment les frères et sœurs de
notre jeune ami qui venaient lui souhaiter la bienvenue. Parfois
2S0 REVUE DES DEUX MONDES.
la porte de notre petit salon s'ouvrait, et une des jeunes filles, pro-
baMement chargée du soin de la maison, venait mettre une bûche
au poêle qui ronflait doucement, ou bien elle s'occupait de préparer
nos chambres et traversait la pièce portant à la main des brocs ou des
serviettes. Blonde, fraîche, avec une jolie taille et de grands cheveux
flottans sur son dos, elle ne manquait pas d'un certain charme.
Pour moi, qui m'imaginais assez sottement (j'en demande pardon
à mes lecteurs, mais peut-être quelques-uns partageaient-ils mon
erreur) que mormons et mormonnes avaient des mœurs et des toi-
lettes à eux particulières, je me demandais, en regardant ce qui
m'environnait, ce petit salon si décent d'aspect, ces inscriptions
pieuses sur les murailles, cette grosse bible sur la table ronde, si
je n'étais pas le jouet d'une mystification et si tout à l'heure on
n'allait pas m'apprendre avec force éclats de rire que je me trou-
vais tout simplement dans fintérieur d'une famille protestante. Je
fus cependant convaincu de la réalité de mon séjour au pays des
mormons, lorsque, rentrant dans la chambre avec sa mère et ses
sœurs, mon jeune ami me présenta à une de ses demi-mères, qui
était venue également l'embrasser.
Il était temps d'aller nous coucher. On me donna le choix entre
partager le large lit du chapelain dans la plus belle chambre de la
maison (la chambre du mari sans doute) ou bien avoir à moi seul,
dans une petite pièce, la jouissance solitaire d'une couchette assez
étroite. Trouvant que la première proposition avait quelque chose
de par trop patriarcal j'optai pour la couchette, où je m'endormis
avec peine d'un sommeil un peu agité. Je rêvais que je m'étais fait
mormon, que j'étais devenu le mari de plusieurs femmes et que,
faute î-ans doute de savoir aussi bien m'y prendre que le vieux
mormon, je ne pouvais arriver à faire vivre en paix Suzie, Bessie
et plusieurs autres encore.
Le lendemain matin, réveillé un des premiers, je sortis de la
maison et je cherchai à faire connaissance avec l'endroit où nous
avions passé la nuit. Il faisait un temps froid, mais clair, et, à
quelques lieues de nous, la ligne sombre des montagnes Bûcheuses
se dessinait nettement sur un ciel d'un bleu pâle. La maison
de notre ^hôte était située un peu en dehors de la petite ville
d'Ogden, au centre d'un grand verger. Dans ce même verger
étaient semées d'autres maisons plus petites, dont les unes sem-
blaient également des maisons d'habitation, les autres de sim-
ples dépendances. De l'autre côté d'un cheuiin assez large, je
remarquai une maison basse et longue, environnée de bâtimens
agricoles d'une certaine importance. Comme je regardais tout cela,
en me demandant par qui toutes ces habitations pouvaient bien être
occupées, je vis sortir de la maison une des jeunes filles avec les-
A TRAVERS LES ETATS-UNIS. 281
quelles nous avions dîné la veille. Elle portait une robe de mérinos
bleu et une large capeline blanche, sans doute pour préserver du
soleil son teint des plus roses. Gomme elle me souhaitait le bon-
jour au passage, je lui demandai, pour engager la conversation, où
elle allait si matin : u Je rentre chez moi, me répondit-elle; je ne
demeure jias ici, mais dans cette grande maison de l'autre côté du
chemin : c'est la maison de ma mère. Je suis venue passer la soirée
hier chez ma demi-mère parce que j'avds envie de voir mon frère
et aussi parce que j'avais de l'ouvrage à faire. C'est moi, ajoutâ-
t-elle, qui suis chargée de tenir en état le linge et les robes de toate
la famille. Comme nous sommes dix- sept, vous pensez qu'il y a de
la besogne. Mes sœurs m'ont laissé cette tâche sur ma demande
parce que je trouvais le house work trop dur et que cela me fati-
guait. » Tout cela dit avec beaucoup de gaîté et de l'air le plus
satisfait du monde. J'aurais eu assez envie de poursuivre la conver-
sation et de lui demander comment elle envisageait la perspective
d'être un jour la troisième ou quatrième femme de quelque mor-
mon; mais nous fûmes interrompus par l'arrivée du chapelain
et de notre jeune ami, qui, en quelques mots, me mit au cou-
rant de leur vie de famille : « Dans cette grande maison longue
que vous voyez de l'autre côté du chemin demeurent deux des
femmes de mon père. La maison est divisée entre elles deux. Celle-ci,
plus petite, comme vous voyez, a été construite récemment pour
un de mes frères, qui vient de se marier. U n'a encore qu'une seule
femme. Quand il sera devenu plus riche, il en épousera une autre
et bâtira probablement une seconde maison pour elle. Quant à tous
ces bâtimens, ils servent à l'exploitation agricole de mon père, qui
est très considérable. C'est exclusivement avec l'aide de mes frères
et de mes sœurs que mon père fait valoir son exploitation. Mes
frères lui servent de laboureurs ou de moissonneurs, suivant les
saisons; mes sœurs se partagent le reste de la besogne. L'une fait
le beurre et le pain, une autre* s'occupe de la volaille et du pou-
lailler, une autre du jardin et des fruits, celle avec laquelle vous
causiez tout à l'heure de l'entretien du linge. Tel est le secret de la
richesse croissante des mormons. Ils travaillent en famille et ne sont
pas obligés, comme les gentils, de payer des frais écrasans de main-
d'œuvre. C'est mon père qui administre tout et qui pourvoit aux
besoins de ses enfans. »
Voilà, pensai-je en moi-même, la famille-souche idéale tant pré-
conisée par l'école de la réforme sociale et son illustre fondateur,
M. Le Play. Quel malheur qu'il faille venir si loin pour la rencon-
trer! Il est vrai que la polygamie gâte peut-être un peu la chose;
mais, bast! quand il s'agit de sauver la société, faut-il donc y regar-
der de si près?
282 REVUE DES DEUX MONDES.
Après avoir visité les bâtimens de l'exploitation agricole, nous
rentrcâmes pour déjeuner. Cette fois, ce fut le jeune mormon lui-
même qui dit les grâces sans laisser ce soin au chapelain. Le pain
et le beurre me parurent de la qualité la plus remarquable, et je
ne manquai pas de le proclamer à la grande satisfaction de la jeune
fille chargée de ce département. Après le repas, nous prîmes congé
avec force remercîmens, très simplement acceptés, pour l'hospitaliié
si cordiale que nous avions reçue, et nous nous dirigeâmes vers la
gare.
Malgré toutes les instances que nous avions faites pour qu'il
demeurât avec sa mère, notre jeune ami voulait absolument nous
accompagner à Sait Lake City. Il tenait à nous présenter lui-même
au président John Taylor, qui a remplacé Brigham Youiig à la tète
de l'église des saints des derniers jours. Sait Lake City est située à
une heure environ d'Ogden sur un embranchement de chemin de
fer, qui est en partie l'œuvre des mormons. En attendant le départ
du train, le chef de gare nous ouvrit son bureau, et la conversation
s'engagea bientôt entre lui, le chapelain et un troisième interlocu-
teur à l'air intelligent, mais fort grossièrement vêtu, les cheveux
ébouriffés, la figure et les mains noires. Au cours de la conversa-
tion, le chapelain demanda si les mormons croyaient avoir à se
plaindre de quelques-uns des actes du congrès de Washington. A
cette question, l'interlocuteur inconnu prit vivement la parole:
« Nous n'aurions rien à dire si le congrès ne s'était avisé d'édicter
un bill contre la polygamie. Pourquoi vouloir nous empêcher de
pratiquer la polvgamiesi nous estimons qu'elle est encore conforme
à la loi chrétienne comme elle était autrefois conforme à la loi
biblique? C'est une question de conscience individuelle que chacun
a le droit de résoudre comme il lui plaît, et le congrès n'avait pas
à légiférer sur cette matière. » Le chapelain n'ayant pas voulu
soutenir la controverse, la conversation tomba sur ce sujet. Alors
l'inconnu se tournant vers moi : « \'ous êtes Français, monsieur, me
dit-il. Je ne sais pas le français malheureusement, mais je possède
quelques livres français traduits que j'admire beaucoup. Coinais-
sez-voiis les Conférences sur le chiistianisme de M^" Frayssinous? »
]Ne voulant pas avoir à rougir de mon ignorance devant ce mor-
mon, je lui réponds intrépidement que je les connais. Ce n'est qu'à
moitié vrai, car je ne les ai jamais lues, u C'est, me dit-il, la plus belle
et la plus solide apologie du christianisme que je connaisse et éciite
à un point de vue excessivement large. Catholi.|ues, protestans et
mormons peuvent s'en prévaloir également contre les incrédules.
J'ai lu aussi quelques ouvrages plus modernes, entre autres la Vie
de Jésus de M. Renan. Mais ceux-ci mu plaisent moins, je l'avoue. »
Je m'épuisais en conjectures pour deviner quel pouvait bien être ce
A. TRAVERS LES ETATS-UNIS. 283
personnage si iuculte d'aspect, si cultivé d'esprit, lorsqu'un coup
de cloche s'étant fait entendre, nous nous empressâmes de rassem-
bler nos alFaires. « N'ayez pas peur, nous dit-il en riant, le train ne
partira pas sans moi. C'est moi qui suis le cocher. » En effet, c'était
noire mécanicien, et, quelques minutes après, nous le vîmes sur
sa machine, du haut de laquelle il nous fit un signe d'amitié.
Le trajet d'Ogden à Sait Lake City dure environ une heure. Pen-
dant ce trajet, nous fîmes connaissance avec un juge du pays,
appointé par le gouvernement fédéral, étranger par conséquent aux
mormons et pouvant en parler avec indépendance. Je lui demande
comment, la polygamie ayant été interdite par un bill du congrès
(ce que je venais d'apprendre), les mormons pouvaient cependant
continuer à la mettre en pratique. Il m'explique que l'application
de cette loi a été jusqu'à présent tenue en échec par l'impossibilité
de trouver dans le territoire d'Utah des femmes pour porter plainte,
des témoins pour déposer, et des jurés pour condamner. Notre nou-
velle connaissance est au reste très sévère pour les mormons. « Ce
sont , nous dit -il , des gens licencieux et débauchés qui vivent
dans la luxure. La polygamie ne sert qu'à cacher le désordre de
leurs mœurs, et la promiscuité des femmes qui règne parmi eux. »
Ceci est quelque peu contraire à ce que le vieux mormen nous a dit
la veille. Aussi j'insiste. « Est-ce que, lui demandai-je, indépen-
damment de la polygamie, qui est assurément un grand désordre,
les mœurs des mormons sont très mauvaises? Hier nous nous sommes
laissé dire que l'adultère et les naissances naturelles étaient incon-
nues parmi eux. — Pour être juste, repartit le juge, on ne peut
pas dire qu'ils aient précisément de mauvaises mœurs. Hommes et
femmes se marient de très bonne heure, et les mormons ont su
très habilement persuader à leurs femmes que leur bonheur dans
l'autre vie dépendait de celui qu'elles auraient su procurer à leurs
maris ici-bas. Aussi leurs maris sont-ils des demi-dieux pour
elles, les instrumens de leur bonheur à venir, sans l'aide desquels
elles ne sauraient parvenir à leurs destinées bienheureuses. C'est à
cause de cela qu'elles leur sont scrupuleusement fidèles, et comme
juge je n'ai jamais eu à connaître d'un seul cas d' adultère. — C'est
déjà quelque chose, ne puis-je rti'empêcher de lui dire, d'autant
plus que cette fidélité si peu payée de retour n'est pas sans quelque
mérite. Mais eî-t-il vrai également, comme ils le prétendent, qu'ils
soient très supérieurs aux gentils sous tous les autres rapports et
que les crimes soient très rares parmi eux? — La population des gen-
tils qui habile le territoire d'Utah, reprit le juge avec un certain
embarra^î, laisse quelque peu à désirer sous le rapport de la moralité.
Ce sont très souvent des aventuriers qui viennent ici, comme ils
venaient autrefois en Californie, attirés par les richesses minières
284 REVUE DES DEUX MONDES.
du sol. Cette race de mineurs est toujours une race turbulente et
cupifle. L'ivressG, les vols, les rixes suivies de meurtres sont fré-
quens chez eux, et je suis obligé de convenir que sur dix crimes
il y en a neuf commis par des gentils. Mais je vous répète que
c'est une population tout à fait exceptionnelle et qu'il ne serait pas
équitable de prendre comme terme de comparaison. »
Je ne voulus pas faire remarquer au juge que la sévérité de son
jugement sur les mormons ne me paraissait pas, d'après son piopre
témoignage, être tout à fait justifiée par les iaits, et notre arrivée à
Sait Lake City mit un terme à la conversation. Pour peu que mes
lecteurs entretinssent des idées aussi erronées que moi sur les us
et coutumes des mormons, ils seront peut-être désappointés d'ap-
prendre que Sait Lake City, pour être leur entière création, n'en
présente pas moins le même aspect que toutes les nouvelles villes
américaines : des grandes rues droites sillonnées de tramways, des
trottoirs très larges, des magasins plus ou moins vastes, quelques
hôtels et beaucoup de petites maisons particulières. En été cependant
l'aspect de la ville doit être assez agréable ; car les rues sont presque
toutes plantées d'arbres et arrosées par des ruisseaux d'eau cou-
rante. Mais au mois de novembre, lorsque les montagnes sont cou-
vertes de neige, ce genre dagrément n'est pas de ceux qu'on
recherche le plus, et je ne puis dire que l'aspect de la ville m'ait par-
ticulièrement séduit. Ce qui continue à nous préoccuper, le chape-
lain et moi, c'est de recueillir encore quelques détails sur les croyances
et les mœurs des mormons. Mais le hasard ne nous favorise pas sous
ce rapport. Le président John Taylor est absent pour quelques jours,
ainsi que deux ou trois des plus importans personnages de la com-
munauté. La seule connaissance inu'ressante que nous ayons faite
a été celle du délégué du territoire d'Utah au congrès de Washing-
ton, qui est en même temps, à Sait Lake City, membre du conseil
des douze apôtres, et mari de trois femmes. Il nous reçoit dans un
cabinet d'affaires fort bien installé : dans un coin un appareil lélé-
phoni(jue; sur les murailles des cartes indiquant la conformation
géologique du territoire d'Utah et ses ressources minérales. 11 se
plaint à nous de l'ennui qu'il éprouve à passer seul, tous les ans,
de longs mois à Washington, où il a peu de chose à faire. « L'an-
née prochaine, nous dit -il, j'amènerai ma femme. » Laquelle?
me demandé-je. Sans doute il compte alterner. J'avouerai que ce
personnage n'a pas produit chez moi l'impression favorable qiie
m'avait laissée somme toute notre connaissance de la veille, le vieux
mormon. Je lui ai trouvé l'air d un franc hypocrite, et c'est tout à
fait sous ses traits que je me représente le Pecksniff de Dickens. J'ai
acheté dans la journée un journal où par hasard il était question de
lui (il y a deux journaux à Sait Lake City, l'un qui est l'organe des
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 285
mormons, l'autre qui est l'organe des gentils, et qui naturellement
rivalisent d'injures), et dans ce journal il était tout simplement accusé
d'avoir fait, il y a quelques années, assassiner un de ses rivaux.
Mais peut-être est-ce pure méchanceté, car dans leurs polémiques
les Américains n'y regardent pas de si près.
L'intérêt de notre visite à Sait Lake City s'est donc borné à la
visite que tout le monde peut faire : celle du grand temple des mor-
mons; mais comme tout le moiide n'a pas été à Sait Lake City, j'en
dirai cependant quelques mois. Dans leur ardeur à imiter le peuple
juif, la première préoccupation des mormons arrivés au terme de
leur exode lut de construire un temple à l'instar du temple de
Salomon. Ce lemple est un bâtiment long et bas, construit en forme
d'ellipse, et revêtu d'une calotte en maçonnerie qui lui donne un
aspect aussi disgracieux que possible. L'intérieur en est sombre et
triste. La nudité des murailles n'est interrompue que par un magni-
fique orgue à tuyaux dorés, le plus beau, m'ii-t-on assuré, qui existe
aux Éiats-Lnis et qui est l'œuvre patiente et solitaire d'un organiste
mormon. L'acoustique de ce temple est parfaite. 11 peut contenir
plusieurs milliers de personnes et, à quelque point qu'on se place, on
entend distinctement les paroles prononcées, même à demi-voix,
sur l'estrade réservée aux dignitaires de l'église. Cette perfection
de l'acoustique tient probablement à la forme elliptique de la salle
et à sa voûte surbaissée. Mais le portier qui nous faisait les hon-
neurs du temple (qu'on ne le prenne point pour un vulgaire con-
cierge ; il remplit, comme dans la primitive église, un office pieux)
ne paraissait pas éloigné d'expliquer cette perfection de l'acoustique
par quelque, opération miraculeuse.
La seule portion du temple dans laquelle nous n'ayons point
pénétré a été celle où l'on administre le baptême aux néophytes.
Cette portion interdite contient, paraît-il, une grande piscine, et
comme, d'après le rite mormon, le baptême doit avoir lieu non par
aspersion, mais par immersion, le prêtre plongeant lui-même dans
l'eau la tête du fidèle, l'un et l'autre sont obligés d'y descendre, ils
se revêtent pour cela d'un costume tout d'une pièce qui ressemble
beaucoup à un costume de bain. Mais, pour éviter sans doute les
commentaires malicieux, l'accès de cette piscine est interdit aux
profanes et c'est chemin faisant, entre Ogden et Sait Lake City,
que j'ai appris ces détails en même temps qu'on me montrait un
de ces costumes séchant prosaïquement au soleil sur une haie en
compagnie de vulgaires chemises.
Les matériaux avec lesquels a été édifié le temple construit par
Brigham Young sont de la qualité la plus simple. Aussi les mormons
se proposent-ils d'en construire un autre beaucoup plus magni-
fique. Mais ce nouveau temple sort à peine de terre et il ne s'é-
286 KEVUE DES DEUX MONDES.
lève que fort lentement, car ii y a longtemps qu'il est commencé.
Tout bon mormon doit contribuer par sa souscription à l'érection
du nouveau temple, et s'il ne peut verser une contribution en
argent, il doit la verser en nature, en fournissant une certaine quan-
tité de moutons, de poulets ou de canards qui sont vendus pour le
compte de la caisse des travaux. De même, il doit mettre gtatuite-
ment la main à l'œuvre lorsqu'il en est requis pour les ouvrages de
maçonnerie et pour les charrois. C'est, en un mot, le système de
la dîme et de la corvée que les mormons ont ressuscité ; aussi le
caractère de tyrannie sacerdotale dont toute leur constituiiun sociale
et religieuse est marquée n'est-il pas le moindre des griefs que
nourrissent contre eux les Américains.
Le temple des mormons n'a pas seulement l'inconvénieut d'être
trop simple aux yeux des fidèles qui s'y rassemblent tous les diman-
ches, ou plutôt tous les lundis, qui est leur jour iérié, il a de
plus celui d'être excessivement froid en hiver. Or, pour s'être t'ait
mormon, on n'a pas renoncé à ce goùi ei à cette recherche du
confortable qui sont poussés si loin en Amérique. Aussi les mor-
mons ont-ils construit provisoirement un temple d'hiver chauffé à
la \apeur d'eau. Des peivs en bois, très convenablement installés,
reçoivent les fidèles, et sous les bancs courent des tuyaux sur les-
quels ils peuvent poser leurs pieds pour les réchauffer pendant la
durée des offices. Les murailles sont ornées de fresques peintes en
grisailles. D'un côté, Moïse et Enoch pour représenter la révélation
ancienne; de l'autre, le Christ et Joseph Smith pour représenter la
révélation nouvelle. Au-dessus de festrade réservée aux autorités
ecclésiastiques, une ruche environnée d'abeilles, symbole de l'acti-
vité industrieuse des mormons, surmontée d'un immense œil, qui
est celui de la Providence. En face, la première apparition des anges
à Joseph Smith. Ces raffmeinens de confortable qui sentent leur
XIX* siècle, ces peintures bibliques et chrétiennes, avec cet hom-
mage simultanément rendu au Christ, à Moïse et à Joseph Smith,
tout cela présente aux yeux du visiteur le plus singulier mélange
qui se puisse imaginer : c'est le mormonisme lui-même.
Au sortir de l'enceinte sacrée, nous prenons prosaïquement le
tramway et nous retournons à la gare. Wous y retrouvons notre
ami le mécanicien qui nous apporte quelques documens que nous
avons demandés, entre autres une longue dissertation juridique sur
la question de savoir si le congrès avait constitutionnellement le droit
d'interdire par une loi la polygamie. iNous remontons dans le che-
min de fer qui doit nous ramener à Ogden. Chemin faisant, un peu
fatigué de cette longue course, je m'abstrais de la conversation
de mes compagnons de route et je regarde par la fenêtre le pays,
auquel je n'avais uonné le matin qu'une médiocre attention. Déjà
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 287
•cependant j'avais remarqué la singulière ressemblance des bords du
Lac-Salé avec ceux de la Mer-Morie. Celte réflexion, que j'avais faite
à haute voix, avait amené sur la figure de notre guide un sourire de
salisfaclion. « C'est, avait-il répondu, ce qu'a dit Brigham Young
lorsqu'il est arrivé sur les bords de ce lac, et cependant il n'avait
jamais été à Jérusalem. » Cette ressemblance, au retour, me frappe
encore davantage. Ma pensée se reporte en arrière, à une course que
j'ai faite il y a quelque vingt ans, non point en chemin de fer, mais
à cheval, du monastère de Saint-Saba, dont Chateaubriand a si bien
décril l'unique palmier dessinant sur les rochers arides sa verte sil-
houette, jusqu'aux ruines de l'antique Jéricho. Toute l'après-midi
nous avions longé Ja rive iiiferlile du lac Asphallite, dont l'eau mate
et huileuse semblait dormir d'un lourd sommeil. Vers la fm de la
journée, après avoir mené nos chevaux se désaltérer aux eaux du
Jourdain, dous avions planté notre tente aux fontaines d'Elisée; je
me rappelle encore m'être promené longtemps, le soir, au cou-
cher du soleil, regardant la ligne violette que dessinaient au loin
sur la pâleur du ciel ces montagnes du pays de Moab dont il est
parlé dans l'histoire de Ruih, et me répétant à moi-même cette
plainte mélancolique de Noënii, la pauvre exilée, que je n'ai jamais
pu lire sans émotion : a INe m'appelez plus iNoëmi, appelez-moi
Mara, car le Seigneur m'a remplie d'amertume. Je m'en allai
pleine de biens, et l'Éternel me ramène vide. Pourquoi m'appelle-
riez-vous Noëmi, c'est-à-dire bienheureuse, puisque l'Éternel m'a
abattue et que le Tout-Puissant m'a affligée? » £h bien ! tous ces
souvenirs, et les rives de la Mer-Morte, et les montagnes du pays
de Moab et la plainte de iNoëmieile-même reviennent a ma mémoire
avec une vivacité singulièie, étonne que je suis de trouver aux
rives du Lac-Salé le même aspect désolé, à ses eaux la même
teinte d'un bleu mat et la même lourdeur, aux contreforts loin-
tains des montagnes Kocheuses la même teinte violette qui avait
autrefois frappé mes regards. Et peu à peu, par une pente natu-
relle, je me prends à penser à l'extraordinaire destinée de ce petit
peuple juif qui n'a jamais possédé qu'un coin sur la surface du
globe, qui n'a jamais constitué qu'une peuplade dans la foule des
humains, et qui cependant ajuué un si grand rôle dans l'histoire
morale du monde, rôle qui ne parait même pas près de linir. Il a
vu passer en des mains étrangères le sol qui l'avait engendré ; il a
été dispeisé comme la poussière aux ()uau'e vents du ciel ; il a tra-
versé des siècles de persécuuons inouïes; mais il est cependant
demeuré un peuple a part parce qu'il a su conserver ce qui fait la
force des nations : l'uniié de sa foi, l'orgueil de son passé, la con-
fiance dans son avenir. Peu à peu, sans bruit, il est même en train
de prendre 'sa revanche et l'on dirait parfois qu'il est à la veille
288 REVDE DES DEUX MONDES.
d'asservir sous la puissance de l'argent ce monde chrétien qui avait
cru le détruire. Même il ne s'en faut guère que dans certains pays
l'âpreté de sa vengeance ne provoque le réveil des persécutions sous
lesquels il a failli succomber autrefois et que le nom seul de juif ne
devienne de nouveau en Europe un terme de réprobation. Mais
voici qu'à plus de 4,000 lieues de la Judée, en plein xix* siècle, en
pleine civilisation chrétienne, croît et se développe une secte qui
met, au contraire, son honneur à renouveler les traditions des Juifs.
Une nouvelle Sion s'élève, un nouveau temple, et dans ce conti-
nent, dont leurs pères ne soupçonnaient même pas l'existence,
les noms et les souvenirs qui leur furent chers sont remis en hon-
neur. Singulier retour de fortune dont notre âge est témoin et qui
doit dépasser leurs plus hautaines espérances!
Cependant nous arrivons à Ogden. Le train du Central Pacific va
partir. Il nous faut prendi-e congé de notre jeune ami et du méca-
nicien, venu une dernière fois nous serrer la main. A ce moment,
le chapelain sent que son caractère lui impose cependant l'obliga-
tion de faire quelques réserves, et il s'en tire à merveille, u Nous ne
voyons pas les choses sous le même point de vue, dit-il ; mais nous
nous retrouverons au dernier jour, et chacun de nous sera jugé sui-
vant ses œuvres. — C'est une bonne parole cela, monsieur, s'écrie le
mécanicien en lui serrant chaleureusement la main, et nous l'ac-
ceptons. Oui, nous serons jugés suivant nos œuvres, et il sera tenu
compte à chacun de sa bonne foi. » Pour moi, je me contente plus
modestement de remercier notre hôte de la peine qu'il s'est don-
née pour nous. Je suis bien au moment de lui dire que si j'ai été tou-
ché du spectacle d'affection mutuelle que semble présenter la famille
de son père et de la cordialité avec laquelle j'y ai été accueilli,
j'espère cependant pour lui qu'un jour la sienne sera moins nom-
breuse et qu'il arrivera à une conception plus élevée et plus pure
de la vie conjugale. Puis je m'arrête. A l'âge de vingt ans, ce
jeune homme a quitté courageusement son pays pour aller prê-
cher au loin ce qu'il croit être la vérité ; il a vécu trois ans loin d'une
famille qui lui était chère ; il s'est épuisé en travaux et en veilles,
et il revient tout prêt à repartir si on lui en donne l'ordre. Il a
donc fait preuve d'une abnégation dont je me sens incapable, et
ce n'est certainement pas à moi qu'il appartient de prendre sur lui
des airs de supériorité morale.
D'OGDEN A SAN FRANCISCO.
10-17 novembre.
Le pays qui sépare Ogden des premiers contreforts de la Sierra
Nevada est aussi désolé qu'il est possible d'imaginer. C'est ce qu'on
A TRAVERS LES ETATS-UNIS. 289
appelle le grand désert américain, mais un désert gris sans cou-
leur et sans grandeur. Le sol est comme saupoudré d'une sorte de
substance alcaline qui le rend infertile ; on dirait des plaines de
cendre, et j'en suis à regretter les prairies. Aussi, pour employer
mon temps, je me mets à feuilleter quelques livres de théologie
mormonne que j'ai achetés à Sait Lake City : la Perle de grand
prix, le Livre des doctrines et covemms, le Catéchisme pour les
enfanSj tout à fait semblable de reliure et d'apparence à ces petits
catéchismes qui sont ou étaient du moins naguère en usage dans
nos écoles primaires, et j'ai trouvé dans cette lecture un certain
intérêt.
_ Qu'était-ce à tout prendre que ce Joseph Smith, le prophète, le
voyant [the seer), comme ils l'appellent? Un illuminé ou un impos-
teur? Probablement un mélange de l'un et de l'autre, comme il
arrive souvent chez les fondateurs de religion. Je ne puis m'empê-
cher cependant de trouver un certain accent de sincérité dans le récit
qu'il a laissé des perplexités cruelles où la diversité des croyances
et les luttes ardentes des sectes religieuses avaient plongé ses pre-
mières années :
« J'avais à peine quinze ans, dit-il dans ce récit, et déjà le spec-
tacle de toutes ces controverses théologiques avait tourné mon
esprit vers des méditations sérieuses et qui me causaient parfois un
grand malaise. Mais, si profondes que fussent mes réflexions et par-
fois mes angoisses, cependant je me tenais soigneusement à part de
toutes les sectes religieuses, tout en assistant à leurs réunions aussi
souvent que cela m'était possible. Je me sentais plutôt une certaine
inclination vers les méthodistes et un certain désir de me joindre à
eux. Mais si grande était la confusion entre les différentes sectes,
et si âpres leurs contestations qu'il était impossible à quelqu'un
d'aussi jeune que moi. possédant aussi peu d'expérience des hommes
et des choses, d'en arriver à aucune conclusion précise et de dis-
cerner le vrai du faux. Les presbytériens étaient acharnés contre les
baptistes et les méthodistes et s'efforçaient de démontrer, en appe-
lant à leur aide tous les argumens de la raison et aussi ceux de la
sophistique, que ceux-ci étaient dans le faux. Mais, d'un autre côté, les
méthodistes n'étaient pas moins prononcés contre les presbytériens
et les baptistes, et ils ne mettaient pas moins d'ardeur à proclamer
qu'eux seuls étaient dans le vrai et que les autres se trompaient. Au
milieu de cette guerre de mots et de ce désordre d'idées, je, me disais
souvent à moi-même : Que faut-il faire? de quel côté est la vérité?
de quel côté est l'erreur? Et si la vérité est quelque part, de quel
côté est-elle et comment ferai-je pour la reconnaître? »
Joseph Smith en était arrivé à ce douloureux état d'esprit qu'a
TOME LIV. — 1882. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
connu de notre temps plus d'une jeune intelligence, lorsqu'il eut ses
premières visions et ses premières apparitions des anges de Dieu.
Ici encore je ne serais pas étonné qu'il ne crût sincèrement à ces
apparitions dont il n'a cessé d'affirmer la réalité en dépit des persé-
cutions que ces alïirmalions lui attirèrent dès le début. Il ne serait
pas le premier visionnaire qui aurait été ainsi dupe de lui-mèoie.
Quant à la prétendue découverte qu'il aurait faite, sur l'indicaiion
d'un ange, de livres ou plutôt de tables de pierre couvertes de
caractères mystérieux qu'il aurait reçus le don de traduire à l'aide
de deux verres magiques , urim et ihiirim , je ne pousse pas la
crédulité jusqu'à croire encore à sa bonne foi. Cependant je hasar-
derai ici une explication. Au lieu de livres écrits en caractères mys-
térieux, serait-il impossible que Joseph Smith eût trouvé en effet des
tables de pierre couvertes de caractères indiens qu'il aurait traduits,
commentés et dont les livres soi-disant sacrés publiés par lui ne
seraient qu'une amplification? Pour cela il faudrait, il est vrai,
admettre que, dans ces vieilles légendes indiennes oubliées des
Indiens eux-mêmes, certains personnages de l'Ancien- Testament,
Abraham, Moïse, Enoch aient pu jouer un grand rôle, ce qui suppo-
serait que l'Amérique a été autrefois peuplée par une immigration
tardive de peuplades venues de l'Asie. J'ignore si l'état actuel de la
science ethnographique interdit absolument cette hypothèse, et je me
suis laissé dire aux États-Unis que plus ladit?, science étudiait la
question de l'origine des Américains primitifs, moins elle était eu état
de la résoudre. Si l'on traite celte hypothèse de tout à fait enfantine
(et je n'y insiste nullement), il faut alors convenir que ce lils d'un
humble artisan de l'état de Vermont avait une singulière fertilité
d'invention et a apporté beaucoup d'art dans le pastiche du style
biblique. Il faut même aller plus loin et lui reconnaître un certain
don d'imagination et de poésie. Je n'en donnerai pour preuve que
ce dialogue entre Dieu et Enoch, que je traduis liitéralen)ent de la
Perle de grand prix^ en lui conservant sa forme un peu étrange, et
auquel, je l'avoue, je ne suis pas sans trouver quelque grandeur:
« Or il arriva que le Dieu du ciel abaissa ses regards sur la terre et
il pleura. Et Enoch s'en étonna, disant : — Comment est-il possible
que les cieux pleurent et que leurs larmes tombent comme la pluie
sur les montagnes?
« Et Enoch dit à Dieu : Gomment est-il possible que tu pleures, toi
qui es saint, depuis l'éternité jusque dans l'éternité? Quand bien
même l'homme pourrait compter le nombre des atomes doni se
compose la terre, et même des millions de terres comme la nôtre,
ce ne serait rien auprès du nombre de tes créations ; et les rideaux
derrière lesquels lu te caches ne soni pas encore tirés, mais lu es
derrière ces rideaux et ton sein est là.
A TRAVERS LES ETATS-UNIS. 291
a Et aussi tu es juste, et lu es miséricordieux pour toujours, et tu
as attiré Siou sur ton seiu de toute éternité, et la paix, la justice et
la vérité habitent seules autour de ton trône. Ta miséricorde ira
devant ta face et n'aura point de fin. Gomment est-il possible que tu
pleures?
« Et r Interne! dit à Enoch : « Regarde tes frères, ils sont l'œuvre de
mes mains, et je leur ai donné l'intelligence au jour où je les ai
créés, et dans le jai-din de l'Éden, j'ai donné aussi à l'homme sa
liberté. Et j'ai dit aussi à tes frères et je leur ai donné pour com-
mandement de s'aimer les uns les autres et d'être fidèles à moi,
leur père.
« Mais regarde : ils sont saus amour et ils haïssent leur propre
sang. C'est pourquoi le feu de ma colère est allumé contre eux et dans
la chaleur de ma colère je répandrai sur eux le torrent des eaux,
car mon ressentiment est endaminé contre eux.
« Regarde, je suis Dieu. La sainteté est mon nom. L'éternité est
aussi mon nom. C'est pourquoi je puis étendre ma main sur tout ce
que j'ai créé, et mon œil peut en percer la profondeur. Et parmi
tout ce qui est l'œuvre de mes mains, nulle part je n'ai trouvé autant
de méchanceté que parmi tes frères.
(( Mais regarde, leurs pèches retomberont sur la tète de leurs
enfans. Satan sera leur père et la misère bera leur lot. Et les cieux
pleureront sur eux, sur l'ouvrage de mes mains; et pourquoi est-ce
que les cieux ne pleureraient pas en voyant ce qu'ils vont souffrir? »
Quant a la doctrine même de J(;seph Smith, telle qu'elle est exposée
dans le catéchisme pour les enfans, où il n'est nullement question de
la polygamie, j'étonnerai probablement bien des gens en leur disant
qu'elle n'a rien absolument qui soit choquant. Leur profession de
foi primitive ne diilère que par des nuances de celles de beaucoup
de communautés prolestantes, sauf que la doctrine de la plénitude
de lu dispensatioii des temps implique la croyance en une série
constante et ininterrompue en quelque sorte de révélations dont les
ministres de l'église des saints des derniers jours seraient, depuis
Joseph Smith, les intermédiaires. Aussi l'organisation de cette église
tient -elle une grande place dans les révélations de Joseph Smith
et dans l'existence des mormons. Dans cette organisation, ils se sont
efforcés de reproduire celle de la primitive église. A leur tête est le
conseil des douze apôtres dont le président est le chef suprême de
l'église. Puis viennent les patriarches, les grands -prêtres, les
anciens, les prêtres, les diacres, les évêques et d'autres fonction-
naires. Le pouvoir religieux se confond avec le pouvoir civil, et ce
n'est pas un de leurs moindres crimes aux yeux des Américains,
qui font de la séparation de l église et de l'état une sorte de dogme.
Mais, à nos yeux européens, il n'y a rien dans tout ceci qui ne soit
•292 REVUE DES DEUX MONDES.
parfailement légitime, et je ne vois pas pourquoi dans ce pays de
liberté religieuse absolue» les mormons n'auraient pas le droit de
vivre aussi bien qu'une foule d'autres sectes inconnues chez nous.
Quant à la polygamie, elle n'a été introduite chez les mormons
que par une révélation tardive de Joseph Smith qui a précédé sa
mort de peu de mois. Je me demande môme si cette révélation
qu'on lui prête est bien authentique et s'il ne porte pas là une
responsabihté qui en bonne justice doit incomber à Brigham Young.
En tout cas, c'est par l'autorité et l'exemple de Brigham Young (il
en usait largement pour sa part, comme chacun sait) que la poly-
gamie s'est introduite chez les mormons à l'état d'institution.
Puisque je suis en train de paradoxes, je n'hésiterai pas à dire
qu'au point de vue de leur recrutement, l'institution de la polyga-
mie a fait aux mormons plus de mal que de bien. On croit géné-
ralement que c'est à cause de la polygamie qu'ils font des pro-
sélytes. Je suis convaincu que sans la polygamie ils en feraient
davantage encore. L'homme a une telle horreur de la négation, il
a un tel besoin de surnaturel que toute aflirmation résolue de l'in-
tervention divine trouve immédiatement des fidèles. C'est en se fai-
sant uniquement le prophète de cette intervention et sans avoir
recours à l'appât de la polygamie que Joseph Smith a réuni en moins
de Ireiice ans autour de lui des milliers de disciples et que Bri-
gham Young les a entraînés à travers le désert. En introduisant chez
les mormons peut-être le principe, certainement la pratique tle la
polygamie, Brigham Young a défiguré le inormonisiiie qui, sans lui,
serait une secte comme les wesleyens, les baptisies et tant d'au-
tres. Beaucoup de personnes ne connaissent rien d'autre des mor-
mons (avant une visite à Sait Lake City, j'avoue que j'étais du
nombre), sinon qu'ils ont plusieurs femmes, et elles croient que ce
sont des Turcs moins Mahomet. Très peu savent que les mormons
sont tout simplement une secte chrétienne qui croit pouvoir sans
scrupule user d'une tolérance de l'ancienne loi, mais qui vivent
dans un état de grande ferveur et d'exaltation religii^use. Pour quel-
ques prosélytes que la polygamie leur a attirés, elle en a éloigné
beaucoup, en jetant sur eux un juste discrédit moral. Ce discrédit est
même si grand en Amérique que leur apostolat y est presque sans
fruit. C'est la vieille Europe qui envoie la grande majorité des néo-
phytes. La Norvège, l'Ecosse, l'Allemagne fournissent la presque tota-
lité du contingent. Les pays catholiques, l'Italie, l'Espagne, la France
ne donnent presque rien. Chose singulière! ce sont, en majorité, des
femmes que les missionnaires ramènent. Qu'est-ce qui les attire ?
Ce n'est pas la polygamie, assurément. C'est donc, au milieu de
rébraiilement des croyances du vieux monde, l'espérance de trou-
ver quelque part un édifice solide à l'ombre duquel elles pourront "
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 293
s'abriter. Que beaucoup, une fois arrivées, trouvent la demeure
moins agréable qu'elles ne s'y attendaient, cela est probable. Mais
elles y restent cependant, parce qu'on leur a persuadé que Dieu y
parlait. Et ceux qui, comme notre jeune hôte, quittent à l'âge de
vingt ans patrie et famille pour aller prêcher à travers le monde ce
qu'ils appellent la parole de sagesse [the word of wisdom), ceux-là
auraient, à coup sûr, plus d'autorité s'ils appelaient les hommes à
un idéal de vie plus austère en les invitant à éiancher leur soif
à une source de foi plus pure. A ne prendre les choses qu'au
point de vue du succès, l'introduction de la polygamie a donc été,
suivant moi, une erreur intéressée de Brigham Young, et cette erreur
pourrait bien finir par coûter cher aux mormons. Le congrès se
sent bravé par leur résistance à la loi par laquelle il a voulu abohr
la polygamie, et il est non-seulement soutenu, mais poussé dans
cette lutie par le sentiment public, qui se prononce de plus en plus
fortement contre les mormons. Depuis mon départ, de nouvelles
mesures ont été mises à exécution contre eux. Mais leur résistance
s'accentue, et une crise semble imminente dans le territoire d'Utah.
Je ne serais pas étonné d'apprendre d'ici à quelques années qu'une
exécution fédérale a été ordonnée contre cette population paisible.
Lorsque la nouvelle de cette exécution arrivera en Europe, beau-
coup s'en réjouiront sans doute au nom de la morale vengée. Mais
moi je ne pourrai me dire sans tristesse que cette brave famille sous
le toit de laquelle j'ai dormi voit son foyer dispersé ; que ce jeune
homme si sincère dans sa foi, que ces jeunes filles rieuses, que cette
enfant tenue sur mes genoux ont pris le rude chemin de l'exil ; et
je ne pourrai m'empêcher de me demander si, parmi ces vengeurs
de la morale, bea icoup vaudront mieux que quelques-unes de leurs
victimes.
Ces lectures me conduisent jusqu'à la tombée de la nuit. Nous
sommes à Reno, au pied de la Sierra-Nevada et j'apprends que la
marche du train est réglée de telle sorte que la traversée des monta-
gnes doit s'elfeciuer tout entière pendant la nuit. C'est pour moi un
vif désappointement, car j'avais compté sur cette traversée pour me
dédommager de l'ennui des prairies et de la déception des monta-
gnes Rocheuses. Jv. pense un instant à m'arrèter, à passer la nuit
dans une petite auberge voisine de la station où je me trouve et à
repartir le lendemain matin pour traverser les montagnes de jour.
Mais il tombe un peu de neige, et si par malheur la voie se trou-
vait obstruée, cela pourrait amener dans la marche des trains un
retard qui dérangerait tous mes projets. Je me résous donc de fort
mauvaise humeur à continuer ma route. A peine avons-nous quitté
Reno que la neige cesse de tomber et que le temps tourne au
froid. Je passe la plus grande partie d'une nuit, heureusement
29li BEVUE DES DEUX MOJNDES.
pour moi fort claire, à regarder par la fenêtre qui est à côté de mon
lit, cherchant à deviner quel peut bien être l'aspect de la région nou-
velle que nous traversons. Ce que j'entrevois augmente mes regrets.
Ces gorges de la Sierra-Nevada me paraissent bien autrement pitto-
resques (|ue celles des montagnes Rocheuses; je vois passer comme
des ombres des sapins qui détachent leur silhouette noire sur le ciel
étoile, et il me semble aussi que, de temps à autre, j'aperçois l'écume
blanchâtre de quelque cascade s'argentant sous les rayons de la lune.
Je forme le projet de me tenir ainsi éveillé jusqu'à la pointe du jour,
dans l'espérance qu'au moment du lever du soleil, nous arriverons à
ce point culniin mt de la chaîne qu'on appelle Cape-Horn, d'où l'on
voit se dérouler toute la plaine de Californie. Mais peu à peu la fatigue
me gagne et je finis parm'endormir d'un profond son^meil. Lorsque
je me réveille, il fait grand jour. Vite je regarde parla fenêtre. Hélas !
il y a longtemps que nous sommes sortis de la Sierra-Nevada et
nous roulons d'une allure rapide à travers une plaine cultivée- Nous
sommes retombés dans toute îa platitude de l'agriculture. Cepen-
dant ce n'est pas sans plaisir que je retrouve des arbres et des
cours d'eau. Autant que j'en puis juger, le pays doit être d'une
fertilité extrême et apte à toute sorte de culture. Bientôt nous arri-
vons à Sacramento, grande ç-are tumultueuse avec un buffet, des
marchands de journaux, des blarking boys qui vous offrent de cirer
vos souliers, en un mot tous les rafTmemens de la civilisation.
Encore quelques-heures et nous arrivons au bord d'une vaste
rivière ou plutôt d'un petit bras de mer qui est un des recoins delà
baie de San-Francisco. On coupe notre ttaiu en deux. On le charge
sur un immense bac à vapeur, qui le transporte de laulre côté du
bras de mer. Puis on le reforme et nous commençons à longer les
bords de la baie. Enlin nous arrivons à Oakland, où le chemin de fer
nous dépose au bord d'un autre bras, celui-là beaucoup plus large,
de la baie. Nous nous embarquons à bord d'un grand bateau à
vapeur. Nous contournons une petite île et le panorama de Saii-
Francisco s'étale devant nos yeux.
SAN-FRANCISCO.
18-19 novembre.
Vue ainsi à distance, la ville de San-Francisco est très pittoresque.
Elle s'élève en étages sur plusieurs collines de hauteur inégale, et
comme elle est située sur une sorte de cap sablonneux, et que les
eaux de la baie la contournent, elle est environnée d'une ceinture
de mâts. Au loin des vaisseaux sont également à l'ancre, dessinant
leur silhoueite sur un ciel parfaitement pur, et une ceinture de
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 295
moniagaes dénudées courouce l'horizon d'une ligne nette et arrêtée.
La lumière est plus vive, plus intense que dans la baie de New-
York, et sans que le détail ait beaucoup de charme, l'impression
qui domine est celle de l'éclat et de la grandeur. Après une courte
traversée de dix minutes, nous débarquons àOakland Ferry au miUeu
d'une confusion inexprimable de tramways et d'omnibus parmi les-
quels je finis cependant par distinguer celui du Palace-Hoiel, où je
me fais conduire.
Le Palace-Holel a eii autrefois une grande réputation en Amérique.
Aujourd'hui sa gloire est un peu éclipsée pour avoir trop souvent
servi de modèle. D'ailleurs tout le monde connaît l'Holel Continen-
tal, n'est-ce pas? Eh bien! comme il a été bâti sur le plan du Palace-
Hotel, cela me dispense de toute description. Pour mon compte, je
suis blasé sur ces splendeurs d'auberge qui, après m'avoir amusé
au début, me laissent aujourd'hui tout à fait indidérent. Et puis j'ai
une idée fixe: voir l'Océan-Pacifique, et si je m^écoutais, je partirais
immédiatement à la découverte. Mais une étude approfondie de
l'Appleion-Guid-' a rectifié mes idée? tout à fait erronées sur la posi-
tion de la ville de San-Francisco, que je croyais (l'instruction n'étant
pas obligatoire au temps de mon enfance) assise à l'entrée de la
baie et en vue de la mer. Elle est au contraire séparée de l'Océan par
une chaîne de coUines sablonneuses qui en masque entièrement la
vue, et il faut près d'une heure pour gagner le bord de la mer. Or,
comme il est plus de quatre heures et que nous sommes au mois
de noveniure, je n'arriverais qu'à la nuit tombante. Je contiens donc
mon impatience et je me contente de parcourir la ville un peu au
hasard. Je suis très frappé de l'aspect de ses grandes rues, plus
larges et non moins animées que celles de New-York er d'une certaine
apparence à la fois grandiose et inachevée. Des trottoirs en bois vous
conduisent à des magasins éclairés à la lumière électrique. De
grandes voies bordées de magnifiques miisons aboutissent brusque-
ment à une colline en sable; on n'a pas eu le temps de percer la
colline et on a commencé une rue ailleurs. Mais ce qui donne à la
ville de San-Francisco un aspect unique entre toutes It-s villes amé-
ricaines, c'est le grand nomi)re des Chinois. On en rencontre à chaque
pas, marchant généralement deux par deux, leur longue tresse de
cheveux roulée deux ou trois fois autour de leur cou, probablement
pour éviter qu'on ne la tire par malice, silencieux, impassibles, et,
on le sent tout de suite, imperméables à cette civilisation qu'ils ont
cependant contribué à créer. Une promenade que je fais le soir
même dans le quartier chinois trompe un peu ma curio-ité; je me
figurais des peiiies rues obscures éclairées avec des lan ternes en
papier. Point : ce sont de larges rues bordées de trottoirs et éclairées
au gaz. La seule dillérence d'avec les rues européennes, c'esi quesur
296 REVUE DES DEUX MONDES.
les trottoirs on ne rencontre que des Chinois, et que les boutiques
ne sont tenues que par des Chinois. Sur trois de ces boutiques, il y
en a généralement une où l'on vend de l'opium; et une autre qui
est occupée par un barbier. Je descends dans le sous-sol d'une de
ces maisons. C'est là que logent les ouvriers chinois, entassés dans
des caves sordides, couchant dans des lits superposés les uns au-des-
sus des autres, dans une atmosphère fétide, dans une saleté inima-
ginable, mais se consolant avec de l'opium. J'entre un instant au
théâtre. Un nombreux public assiste impassible à une pièce mili-
taire où des armées composées de part et d'autre d'une demi-dou-
zaine de soldats se poursuivent et se culbutent. Je me crois à la
représentation de quelque Grande-Duchesse chinoise. Je me trompe.
C'est un long drame historique racontant les exploits de je ne
sais quel Napoléon chinois. Tous les soirs, on joue un certain nombre
d'actes et la pièce doit durer un mois. Wagner est dépassé. Enfin je
rentre à l'hôtel et après sept jours de voyage, je prends un repos
bien gagné.
Le lendemain, en route pour le Pacifique. Je me suis informé à
l'hôtel des moyens d'y parvenir. On m'a expliqué qu'il fallait prendre
d'abord le tramway, puis l'omnibus. C'est on ne peut plusprosaïjue.
Cependant le trajet en tramway m'intéresse vivement, le procédé de
traction étant pour moi tout nouveau. Déjà, la veille au soir, en me
promenant dans les rues de San-Francisco, je m'étais demandé si je
n'étais pas le jouet d'une hallucination causée par la fatigue du voyage,
en voyant passer devant moi deux lourds cars chargés de monde qui
marchaient sans bruit et d'une allure assez rapide, sans être traînés ni
par des chevaux ni par un locomotive. Mais j'étais trop fatigué pour
tenter d'approfondir le mystère, dont j'ai eu l'explication le lendemain.
Ces cars qui circulent sur des voies parallèles sont remorqués par un
câble sans fin, en fil de fer tressé, qui passe dans une rainure creu-
sée entre les deux rails et qui est mis en mouvement par une ma-
chine à vapeur située à moitié chemin d'un trajet de 3 kilomètres
environ. Un levier placé dans la main du conducteur fait mouvoir
une sorte de griffe qui agrippe solidement au câble la voiture ou
plutôt les deux voitures, car la force de traction du câble est suffi-
sante pour entraîner deux véhicules à la fois. Pour les arrêter pres-
que instantanément il suffit de lâcher la griffe et de serrer les freins.
Ainsi remorquées, ces voitures remontent ou descendent d'une allure
toujours égale les pentes les plus raides, s'arrêtent et repartent à
volonté pour laisser ou pour prendre des voyageurs, et ne font ni
bruit ni fumée, comme les tramways à vapeur. Impossible d'ima-
giner une manière de cheminer plus agréable, plus rapide et moins
dispendieuse, les frais de premier établissement étant infiniment
moins élevés que ceux d'un tramway à vapeur ou à chevaux.
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 297
Je quitte le tramway et je monte dans l'omnibus qui m'a été indi-
qué. C'est une sorte de break conduit, non par un Américain, mais
par un Anglais (je m'en aperçois tout de suite à l'accent), très fier
de sa nationalité. Nous cheminons à travers des dunes, sur les-
quelles sont éparpillées quelques rares maisons. C'est de ce côté
que San Francisco est destiné à se développer en s'étendant vers la
mer; mais, pour le moment, ce sont des collines incultes. Tout à
coup les dunes se resserrent en un défilé assez étroit qui aboutit à
un hôtel devant lequel l'omnibus s'arrête. C'est le Cliffhouse, où
l'on m'invite à entrer. Mais je suis parfaitement résolu à ne pas avoir
d'un balcon d'hôtel ma première vue du Pacifique. Aussi je grimpe
sur une petite colline qui s'élève derrière la maison. Arrivé au som-
met, je me retourne, et, pour la première fois depuis mon départ
deNew-Yoïk, l'impression que j'éprouve n'est pas une déception.
Devant moi s'étend un horizon de mer immense. A gauche, la côte
s'allonge sablonneuse et basse, aussi loin que l'œil peut la suivre.
A droite, elle se relève en rochers brûlés par le soleil, d'une belle
couleur rouge, au pied desquels la mer brise ses flots bleus. C'est
ce qu'on appelle la Porte d'Or {the Golden G::te), l'entrée de la mer
dans la baie San-Francisco. Ce premier plan de rochers est surmonté
d'une chaîne de montagnes violettes qui se continue et se perd dans
un lointain vaporeux. Ce bleu dur de la mer, ce rouge foncé des
rochers, ce violet pâle des montagnes forment par leur contraste le
plus bel effet de couleur que j'aie vue de ma vie. C'est la grâce de
Cannes et la grandeur de Biarritz, le charme de la Méditerranée et
la majesté de l'Océan. Jamais non plus je n'ai contemplé un horizon
aussi étendu et qui vous donne à un pareil degré l'impression de l'im-
mensité. De quelque côté qu'on tourne ses regards, pas une terre en
vue. Je ne sais quoi vous fait sentir que vous êtes en présence de la
plus vaste mer du globe, sur laquelle vous pourriez naviguer dans
tous les sens, des jours et des jours, sans rencontrer autre chose
que des îles qui sont à peine des points sur sa surface, et jamais je
n'ai éprouvé à un degré semblable le sentiment de la grandeur du
monde. Je sais bien ce que pourront dire contre cette impression
les personnes à esprit positif : c'est que de la plage de Biarritz ou
de Nice, voire même de celle de Trouville, on n'aperçoit non plus
aucune terre, et que, par conséquent, la vue du Pacifique ne sau-
rait rien avoir de plus imposant que celle de l'Océan ou de la
Manche; en un mot, que c'est là pure affaire d'imagination. Ima-
gination, soit, je le veux bien; mais défendre à l'homme les jouis-
sances de l'imagination , ne serait-ce pas lui retrancher du même
coup la part la plus solide de son bonheur?
Heureusement pour moi, il fait un temps magnifique, la seule vrai-
ment belle journée que j'aie eue depuis mon départ de New-York.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
Bien que nous soyons au 17 novembre, l'ardeur du soleil est telle
que je suis obligé de m'en défendre. Je reste assis près d'une heure
au pied d'un gros buisson de mauves sauvages en pleines fleurs,
anéanti dans ce bien-être et ce repos que procurent pour un instant
l'attente remplie et la curiosité satisfaite. Le lieu est solitaire, le
temps parfaitement calme et le Pacifique justifie son nom. Sa lame ne
ressemble point à celle de l'Océan, qui, même par un temps calme,
déferle sur la plage avec fracas. Elle vient, au contraire, mourir
avec douceur sur le sable fm ou se briser contre les rochers avec
un léger clapotement. Par-delà cppendant cette mer charmante,
c'est la vieille Asie, berceau du genre humain, c'est la Chine avec
sa civilisation décrépite et son peuple pullulant, c'est llnde avec
ses vallées profondes et ses religions mystérieuses, contrées que je
ne verrai jamais et qu'avant ce jour je n'avais jamais eu la tenta-
tion de visiter. Cependant je ne puis voir sans un léger sentiment
d'envie un grand bâtiment à voiles qui sort de la Porte d'Or et se
dispose à partir sans doute pour ces régions lointaines. Si faible est
le vent que c'est à peine s'il peut cheminer et que, de loin, je vois
les toiles blanches retomber presque inertes le long des mâts. On
dirait qu'incertain de la course qu'il doit suivre, il hésite et recule
comme effrayé. Mais il ne fait que sortir du port; la mer, l'espace,
l'avenir, s'ouvrent librement devant lui et, se décidant à la fm, il
prend sa route en infléchissant légèrement vers le sud. Pour moi,
il est temps que je reprenne aussi la mienne; mais comme j'ai
quitté le port depuis bien plus longtemps, c'est pour revenir en
arrière.
Le soir, je dîne chez un habitant de San-Francisco, pour lequel
j'avais une lettre de recommandation. Il demeure dais une jolie
maison en bois, toute blanche, au milieu d'un petit jardin rempli
de plantes vertes et de fleurs. Ainsi sont construites nombre de
maisons à San-Francisco. Mon hôte habite la ville depuis vingt ans,
et il a été témoin de toutes ses transformations. Autrefois, c'était
une ville d'aventuriers et de bandits où les personnes et les proprié-
tés étaient continuellement menacées. Aujourd'hui la sécnrité y est
à peu près aussi grande que dans les autres villes d'Amérique. A la
seconde génération, il s'est même formé une espèce de société aux
origines de laquelle, comme fortune, il ne faudrait pas regarder de
trop près, mais qui a conquis la respectabilité. En revanche, ce carac-
tère fait absolument défaut aux autorités publiques et en particulier
à la municipalité de San-Francisco, ce qui ne la distingue pas, au
reste, de bien des municipalités américaines. Pendant mon séjour, il
y a eu au conseil municipal une séance des plus violentes, où certains
conseillers se sont traités réciproquement et en propres termes de
voleurs. L'incident a été rapporté le lendemain dans tous les jour-
A TRAVEîtS LtS ÉTATS-UNIS. 299
naux, mais il ne m'a pas paru faire grand efiet. Chacun sait que
l'imputation est vraie, ce qui n'empêchera pas ces conseillers d'être
renommés, eux ou leurs pareils.
Mon hôte est plein d'une confiance qui me paraît tout à fait jus-
tifiée dans l'avenir de la Californie, (-e qui a fait autrefois la célé-
brité de la Californie, ce sont ses mines d'or. Aujourd'hui, ce qui
fait sa richesse, ce sont ses grandes exploitations agricoles. Mon
hôte me cite le nom d'un propriétaire qui a envoyé en Europe par
le cap Horn dix vaisseaux chargf^s de sa récolte de blé. Cela ne
veut pas dire, au reste, que lexploitation des mines ait été aban-
donnée. Seulement' la recherche un peu illusoire de l'or a été rem-
placée par celle beauco.ip plus profitable du cuivre et du mer-
cure. Ce merveilleux pays, au reste, produit tout; la culture de la
vigne, celle des arbres frnitiers y a pris un grand développement,
et c'est la Californie qui approvisionne de vin, de fruits, d'oranges
tous les États-Unis. Lorsque les trois chemins de fer qui doivent
relier San-Francisco à la côte de l'Atlantique seront achevés, lorsque
l'isthme de Panama sera percé, lorsque (ce qui ne saurait manquer
d'arriver tôt ou tard) l'empire de la Chine sera librement ouvert au
commerce, San-Francisco deviendra la quatrième ville du monde,
à supposer que New-York, Londres et Paris soient les trois pre-
mières, et peut-être, avec sa baie, où toutes les flottes connues
pourraient tenir à l'aise, le plus grand entrepôt commercial du
globe. 11 ne manque à la CaUibrnie qu'une chose, c'est la popula-
tion, et ceci nous amène tout naturellement à la fameuse question
des Chinois.
Mon hôte est fort opposé aux Chinois. Cela me paraît contradic-
toire, et je me permets d'ab ird de l'en plaisanter un peu. « C'est, lui
dis-je, une conséquence du libre échange dont, sous d'autres rap-
ports, vous profitez. Nous supportons votre blé; supportez vos Chi-
noii^. » Une conversation plus approfondie avec lui m'a fait, je ne
dirai pas changer d'avis, mais du moins comprendre que la ques-
tion était assez complexe. La raison que les hommes sérieux don-
nent pour restreindre ou prohiber l'importation des Chinois, ce n'est
pas tant que ceux-ci, travaillant à vil prix, font baisser le prix de
la main-d'œuvre, car ce bon marché qui nuit aux uns profite aux
autres; c'est que, tout le travail étant accaparé par eux, rien n'attire
en Californie l'élément des émigrans allemands ou irlandais qui
redoutent une concurrence insoutenable. Or, tandis que ces émi-
grans allemands ou irlandais s'établiraient dans le pays, y dépen-
seraient l'argent qu'ils auraient gagné et deviendraient des citoyens
californiens, les Chinois, au contraire, amassent, thésaurisent, mais
c'est pour tout envoyer en Chine, où ils comptent retourner eux-
300 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes. En un mot, ce sont des manœuvres, ce ne sont pas des
colons, et c'est de colons que la Californie a besoin. Conséquence
fatale, sa population est loin d'augmenter aussi rapidement que
celle des autres états de l'Union; elle demeure presque stationnaire
avec sept cent mille habit ans pour un territoire grand comme la
France, et c'est là un symptôme très grave aux yeux des Améri-
cains, d'après l'estimation desquels un état dont la population ne
croît pas serait semblable à un enfant en nourrice qui n'augmen-
terait pas de poids. Mon hôte en arrive donc à conclure que la pré-
sence des Chinois est une entrave à la prospérité de la Californie et
il appelle de tous ses vœux un bill du congrès qui restreindrait ou
prohiberait leur importation.
Depuis mon départ, satisfaction a été donnée à ce vœu, je dois
le dire, unanime des Californiens. Mais, sans me mêler de prophé-
tiser sur des matières que je connais à peine, je crains qu'ils ne
finissent par s'en trouver mal. C'est grâce au concours des Chinois
que, dans un petit nombre d'années, des travaux indispensables au
développement et à la prospérité de la Californie ont pu être menés
à bonne fin et que d'autres sont en voie de construction. Si l'on
enlève à ces grandes entreprises de travaux publics ces ouvriers
patiens, laborieux, infatigables, leur achèvement sera retardé d'au-
tant, peut être indéfiniment ajourné, et la Californie en souf-
frira toute la première. Bien plus, si, non content de restreindre
l'importation des Chinois, on va jusqu'à la supprimer, il se produira
en Californie une hausse de la main-d'œuvre qui prendra peut-être
les proportions d'une véritable crise. Il faudra, en effet, un temps
assez long avant que le courant d'émigration allemand ou irlandais
se porte de ce côté, et jusqu'à ce que ce courant soit régulière-
ment étabh, la vie ne sera pas facile en Californie. Elle deviendrait
même impossible si, par représailles, les Chinois déjà établis dans
le pays abandonnaient cette terre ingrate, et il n'y aurait plus moyen
de se faire blanchir une chemise à San-Francisco. Je crois donc qu'à
tout prendre, la Californie ferait bien de conserver ses Chinois, sans
méconnaître la difficulté que constitue pour elle, au sein d'une
population qui ne vaut déjà pas grand' chose par elle-même, l'exis-
tence d'une nation à part, conservant sa langue , ses mœurs et
absolument réfractaire, malgré tous les efforts qui ont été faits pour
l'y convertir, à la civilisation chrétienne. Mais je ne puis amener
mon hôte à ce point de vue et nous nous quittons, affermis chacun
dans notre sentiment. A quoi serviraient sans cela les discussions?
Je passe la journée du lendemain à me promener un peu au
hasard dans la ville. Je monte au sommet d'une de ces collines
sablonneuses sur lesquelles la ville est étagée, pour embrasser encore
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 301
la vue de cette baie couronnée de montagnes dont je ne puis me
lasser. Je redescends pour me promener sur le port. Des vaisseaux
de toute provenance et à toute destination sont accostés le long
des quais, déchargeant ou embarquant des cargaisons de toute
nature. Les plus grands sont à l'ancre à quelque distance, car au
long des quais l'eau n'est pas assez profonde pour leur tirant d'eau.
Il y aurait là de grands travaux à faire, et le plus important de tous
serait de restaurer ces estacades en planches pourries où l'on risque
à chaque instant de se briser les jambes en tombant dans quelque
trou. Mais la municipalité de San-Francisco a probablement d'au-
tres soucis. Je rentre dans la ville et je me promène dans California-
street, la rue des miaisons de banque. Les larges trottoirs sont
encombrés d'hommes à mine plus ou moins douteuse qui, for-
més par petits groupes, discutent avec animation. Ce sont des
courtiers, des gens d'affaires qui font des transactions de toute
nature, et c'est ainsi que s'établissent les cours de l'or, du blé,
d'autres denrées encore. En un mot, c'est la petite bourse de San-
Frandsco. J'entre dans une maison de banque, et pour la première
fois depuis mon arrivée aux États-Unis, où le papier-monnaie est
d'un usage général, je vois de l'or. Les employés de la caisse ne
sont point, comme en France, protégés par un grillage; ils sont
debout entre deux comptoirs qui ressemblent à des comptoirs de
mode et, pour leurs paiemens, prennent à pleines mains dans les
piles d'or qui sont entassées derrière eux. Jamais, à San-Francisco,
on n'a voulu accepter le papier-monnaie, même pendant la guerre
de sécession. C'est tout ce qui reste de la fièvre de l'or.Frappé du
gi-and nombre d'églises , je pénétre dans l'une d'elles. C'est une
église catholique des plus simples. Pendant que j'en fais le tour, une
femme, entrée quelques instans après moi, s'agenouille en passant
devant l'autel et baise le pavé. C'est un reste des usages espa-
gnols, et comme l'imagination va vite, je me crois un instant trans-
porté bien loin d'ici, dans la vieille patrie de la dévotion catho-
lique. Mais en sortant de l'église, je retombe dans tout le brouhaha
d'une rue américaine où les tramways s'entre-croisent, où les pas-
sans se bousculent et où je suis le seul à flâner. Je vais rendre
visite au général Mac-Dowell, commandant en chef de toute la
région militaire du Pacifique, pour lequel j'ai une lettre de recom-
mandation. Le général s'est arrangé, un peu au dehors de San-Fran-
cisco, sur une pointe déserte, une véritable villa anglaise qu'il a
préservée par une palissade de dix pieds de haut contre les tour-
billons de sable. En dedans de cette palissade, on trouve un gazon
verdoyant, des géraniums qui sont des arbustes, et des magnolias
à travers les branches desquels on aperçoit les eaux bleues de la
s 02 REVUE DES DF.UX MONDES.
baie. Le général est absent, mais, grâce à l'obligeance deM'^Dowell,
je suis admis à bord d'un petit cutter à vapeur qui dessert tous les
soirs les deux ou trois postes militaires situés à l'entrée de la baie.
Je revois au soleil couchant cette splendide Porte d'or, ces rochers
rouges, ces eaux bleues, ces montagnes violettes, avec leur incom-
parable éclat de couleurs, et cette fête des yeux est le dernier sou-
venir que j'aie gardé de San-Francisco.
LE NOUVEAU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE.
20-28 novembre.
Le lendeinain matin, il faut que je parte et sans rémission. Nous
sommes au 19, et si je veux m'embarquer le 30 après m'être arrêté
un jour à Saint-Louis en reven; nt, je n'ai pas de temps à perdre,
d'autant plus que le retour sera pour moi plus long que l'aller. Au
lieu de reprendre la voie par laquelle je suis venu, j'ai fait choix
d'une nouvelle route, celledu Southern Pacifie, qui n'est ouverte que
depuis quelques mois, du moins comme ihrough Une, c'est-à-dire
comme ligne de grand parcours. Ce chemin de fer dessert tout le
sud de la Californie jusqu'à la frontière du Mexique qu'il suit jus-
qu'à Deming. De ce point parlent deux lignes : l'une qui par Le
Texas ira prochainement rejoindre le port de Galveston sur le golfe
du Mexique (peut-être est-elle ouverte a»>jourd'hui) et fera une rude
concurrence à l'ancien chemin du Pacifique en conduisant plus rapi-
dement à la mer les produits de la Californie; l'autre, qu'on appelle
l'Atchison Topeka and Santa Fe Piailroad, rejoint à Kansas-Ciiy une'
hgne déjà ancienne, au moins lelalivement, qui par Saint-Louis se
raccorde elle-même avec les grandes lignes du nord de l'Amé-
rique. 11 n'y a pas plus de quelques mois que la soudure est faite
entre le Southern Pacific et l'Atchison Topeka and Santa Fe Rail-
road; je crois donc être un des premiers Européens qui y ait
passé. Je ne sais si c'est à cause de cela, mais j'ai trouvé le voyage
par cette ligne beaucoup plus intéressant que celui par l'Union et
le Gentral-Pacific. Je dois avouer que tant qu'on est en Californie,
c'est-à-dire pendant les vingt-quatre premières heures, la route
est assez monotone, sauf un passage de montagnes que j'ai fait
malheureusement la nuit. Mais, à partir de Los Angeles, le pays
change d'aspect. Ta vil'e de Los Angeles, qui est le point le plus
méridional de la Californie, est elle-même très pittoresque. C'est
le centre de la culture des oranges, et tout alentour s'étendent
de vastes jardins qui m'ont rappelé les environs de Palerme. Pour
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 303
deux batz, vingt-quatre sous (c'est-à-dire probablement le double
de sa valeur), j'en achète un gros sac qui me fournit pour ma route
une ample provision. Les impressions qu'on éprouve sont de plus
en plus méridionales, et il faut un effort de mémoire pour se rappeler
qu'on est encore aux États-Unis. Il n'est pas une station qui ne porte
un nom espagnol. L'architecture des maisons est celle qu'on adopte
dans les pays où la grande préoccupation est de se préserver du
soleil : des toits plats, des fenêtres étroites et de grandes veran-
dahs au rez-de-chaussée. Parfois on aperçoit de vieux couvens, de
vieilles églises délabrées avec leurs clochers à jour dont on a enlevé
les cloches. Les habitans qu'on voit aux alentours des stations ont
même conservé quelque chose des costumes espagnols, les hommes
le grand chapeau noir à larges bords, les femmes la coiffm'e en
cheveux et les ajusteinens noirs et rouges. Mais, sauf cela, tout sou-
venir de l'Espagne, l'antique reine de ces contrées, a disparu.
Quelques heures après avoir quitté Los Angeles, le chemin de fer
pénètre dans une région toute dilTérente, et il est impossible d'ima-
giner un changement plus brusque. Le golfe de Californie, dont on
connaît l'étroitesse et la profondeur, pénétrait, il y a je ne sais com-
bien de milliers d'années, encore plus avant dans les terres. Peu à
peu il s'est retiré, laissant à sec son ancien lit, qui est aujourd'hui
à 300 pieds au-dessous du niveau de la mer. C'est dans ce lit que
le chemin de fer descend par une pente insensible et il finit par
courir sur le sable fin qui dormait autrefois au fond de l'océan. Des
traverses sont posées sur le sable; des rails sur ces traverses ; point
de talus ; point de clôtures. A droite et à gauche, s'élèvent des mon-
tagnes qui formaient autrefois les rives du golfe. Après tant de siècles
écoulés, l'œil discerne parfaitement la ligne où affleuraient autre-
fois les eaux. Au-dessous de celte ligne les rochers ont conservé
la couleur verdâtre des récifs qu'à marée basse la mer laisse à
découvert. Au-dessus ils ont pris, sous l'action continue des rayons
du soleil, une teinte rougeâire et comme brûlée. La ligne de démar-
cation est droite et nette à l'œil comme si elle avait été tirée au
cordeau. Il en est de même sur les pics isolés qui s'élèvent au milieu
du sable et qui devaient former autrefois des îles. Mais peu à peu
les montagnes s'éloignent et s'abaissent; le chemin de fer roule
en plein désert de sable, soulevant par sa marche des tourbillons
d'une poussière fine qui pénètre dans les wagons malgré les doubles
fenêtres hermétiquement fermées. Aucun être vivant ; aucune trace
de végétation ; rien que le ciel et le sable. C'est le désert dans toute
sa grandeur, son éclat et sa beauté. Toutes les deux heures environ,
le train s'arrête à une station, c'est-à-dire à une cahute située
auprès d'un dépôt de charbon et d'un réservoir d'eau alimenté par
soi REVUE DES DEUX MONDES.
un puits. Dans cette cahute vit un homme parfois seul, parfois avec
sa femme et ses enfans. A quel degré de détresse faut-il qu'un être
humain en soit arrivé pour accepter une vie pareille! Sans doute,
ce sont des mineurs attirés par la fièvre de l'or dans^ce nouvel état
d'Arizona que nous traversons, et auxquels la fortune n'aura pas souri;
ou bien encore ce sont des individus qui ont quelque chose à cacher
dans leur passé et qui sont venus chercher dans ces régions déso-
lées la sécurité et l'oubli. Pendant que la machine se remplit, ils
échangent quelques mots avec le mécanicien et lui demandent pro-
bablement des nouvelles du monde civilisé ; puis le train se remet
en marche, et en voilà pour eux jusqu'au lendemain.
Si jamais on fait le fameux chemin de fer trans-saharien, ce
sera quelque chose de semblable. Aussi je retrouve avec joie toutes
ces vives impressions que j'avais éprouvées autrefois en Orient. Ce
sont ces mêmes couleurs tranchées du désert, ce sable d'un jaune
brillant, ce ciel d'un bleu dur, se perdant à l'horizon dans un
mirage vaporeux. C'est le même aspect de grandeur et de solitude
qui m'avait tant frappé , il y a dix-neuf ans, lorsque je contem-
plais, du haut des collines qui baignent leur pied dans le Nil, ces
plaines de sable qui se déroulent sans ondulation et sans limite
jusque vers les régions mystérieuses de l'Afrique centrale. Je me
souviens encore d'avoir quitté un soir ma dahabieh pour monter
jusqu'au sommet d'une de ces collines que surmontaient les ruines
d'un temple, et d'être resté assis sur ces ruines jusqu'à la tom-
bée de la nuit, regardant tour à tour le soleil qui disparaissait
dans le ciel enflammé, le Nil qui déroulait à mes pieds le ruban
argenté de ses eaux, le désert qui s'étendait à perte de vue, et
me demandant avec quel sentiment les antiques habitans de cette
vieille terre contemplaient autrefois ce même spectacle. Eh bien !
je ne sais pas si ce désert américain , sans passé , sans nom , n'a
pas plus de grandeur encore, et si la pensée de ces siècles
de solitude qui ont précédé la récente conquête de l'homme
ne parle pas davantage encore à l'imagination que le souvenir de
ces siècles d'histoire. Aussi, malgré la poussière et la chaleur, je
ne puis m'arracher de la petite plate-forme qui termine notre
wagon ; je m'enivre de ce soleil, de ces couleurs que je ne verrai
plus, et la tombée de la nuit peut seule m'en chasser. Enfin nous
franchissons le Rio Colorado , qui marque la limite du désert, et
vers les huit heures du soir nous arrivons à Fort Yuma. Nous
sommes à la frontière du Mexique. La chaleur est encore si forte
qu'après le diiier je peux me promener longtemps sans manteau
sous la vérandah qui fait le tour du buffet de la gare comme dans
une locanda espagnole. Le ciel est d'une pureté admirable, et je ne
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 305
sais si c'est encore un effet de cette imagination crédule qui m'a
fait trouver plus de grandeur à la vue du Pacifique qu'à celle de
la Manche, mais je ne crois pas avoir jamais vu autant ni de plus
brillantes étoiles.
C'en est fini de la partie pittoresque de mon voyage. Nous rou-
lons le lendemain dans un pays ondulé, inculte, sans caractère,
et le surlendemain, après avoir franchi durant la nuit un dernier
contrefort des montagnes Rocheuses , nous traversons les intermi-
nables prairies du Kansas. Ces prairies sont encore absolument sau-
vages. Parfois on y voit galoper au loin des troupeaux d'an-
tilopes effrayés par le bruit du chemin de fer. Dans le voisinage
d'une des stations le train court pendant un quart d'heure au milieu
des flammes. C'est un commencement de mise en culture et le feu
a été mis volontairement à la prairie pour la débarrasser des herbes
sèches. Il y a dix ans, les Indiens erraient encore en maîtres dans
ces prairies, vivant de rapines et attaquant les caravanes qui se
rendaient au Mexique. C'est là qu'ont vécu les derniers trappeurs
américains et que les derniers OEil-de-Faucon ont suivi l'Indien à
la piste. Tel rocher qui donne aujourd'hui son nom à une prosaïque
station de chemin de fer a été rendu célèbre dans cette légende des
prairies parles massacres qui ont eu lieu aux alentours, et celui qui
conduira un jour la charrue dans ce sol encore inculte s'étonnera,
comme le laboureur de Virgile, de heurter avec son soc des cada-
vres et des armes :
Exesa inveniet scabra rubigine pila
Grandiaque effossis mirabiiur ossa sepulcris.
Nous sortons des prairies à Kansas City et nous traversons le
Missouri, qui charrie des glaçons. Nous sommes, en effet, remontés
vers le nord, et, en deux jours, j'ai passé de la température de
l'Orient à celle de nos climats. Nous traversons de grands bois où,
comme dans nos forêts, des branches mortes sont prisonnières
dans des flaques d'eau gelées. Les troncs d'arbre se détachent en
noir sur un ciel neigeux. Impossible d'imaginer une transition plus
brusque. Enfin, après une dernière journée à travers un pays qui
ressemble à tous les pays du monde , nous arrivons assez tard à
Saint-Louis.
J'ai tenu à m'arrêter un jour à Saint-Louis et à voir le Mississipi.
Pourquoi? Je le dirai sans crainte, quand je devrais m'exposera un
peu de ridicule. J'ai eu dans mon enfance la passion et j'ai encore
le goût de Chateaubriand. Je sais bien qu'il est fort passé de mode
aujourd'hui, mais je sens en moi le goût de tant de choses démo-
TOUB Liv. — 1882. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
dées que je ne rougis pas plus de celui-là que d'un autre. J'irai
jusqu'à convenir que j'aime Atala et que je trouve un charme infini
à la chanson que, dans leur fuite à travers la forêt, elle chante à
Chactas : « Si le geai bleu du Meschacebé disait à la non pareille des
Florides : Pourquoi vous plaignez-vous si tristement? N'avez-vous
pas ici de belles eaux et de beaux ombrages et toutes sortes de
pâture comme dans vos forêts? — Oui, répondrait la non pareille
fugitive, mais mon nid est dans le jasmin, qui me l'apportera? et
le soleil de ma savane, l'avez-vous? »
C'est en souvenir d' Atala que je tenais à voir le Meschacebé.
Aussi, le soir même de mon arrivée, j'essaie de gagner le bord
du fleuve. Le Mississipi, par une belle nuit, pensais-je, cela doit
être superbe. Aucun moyen d'y arriver. Il n'y a pas de quai à
Saint-Louis; je me perds dans des ruelles, j'enfonce dans des fon-
drières, et je suis obligé de regagner mon hôtel fort désappointé.
Le lendemain matin, de bonne heure, je me fais indiquer le che-
min de l'unique et gigantesque pont qui met en communication
les deux rives. Les abords en sont malpropres; à l'entrée, un
immense parapet barre la vue à droite et à gauche, et ce n'est que
vers le milieu qu'on commence à avoir la vue du fleuve. Hélas! le
geai bleu du Meschacebé, où est-il? et qu'il a bien fait de s'envo-
ler! Je ne vois couler sous mes pieds que des eaux jaunes et sales
entre deux rives boueuses bordées de fabriques. Un épais nuage
de fumée s'appesantit sur le fleuve et rapproche l'hoiizon. La
Tamise, aux environs de Greenwich, par un jour de brouillard,
voilà ce que j'ai sous les yeux. Impossible d'imaginer une décep-
tion plus complète. Involontairement, je m'en prends à Chateau-
briand et je commence à croire ce que disent ses ennemis, qu'il
n'a jamais vu le Mississipi, Par acquit de conscience, je traverse le
pont; l'autre rive est encore plus boueuse et plus sale. Je reviens
furieux à l'hôtel, non sans avoir remarqué cependant que la tra-
versée du pont m'a pris dix-sept minutes montre en main, mais ne
sachant que faire du reste de ma journée. Fort heureusement une
inspiration me vient ; c'est que le Mississipi gagnerait peut-être à
être vu en dehors de la ville, car, de bonne foi, il n'est pas juste de
lui reprocher les nombreuses fabriques qui ont été élevées sur ses
bords. Je prends au hasard un des nombreux cars qui courent dans
les rues parallèles au flt^uve, et ce car me conduit, en effet, en dehors
de la ville. J'essaie alors à travers champs de gagner le fleuve lui-
même. Je m'embourbe dans des marais; je suis arrêté par des bar-
rières de joncs et de roseaux que je ne puis franchir, et je suis
obligé de revenir sur mes pas. Cette poursuite à la recherche du
Mississipi prend quelque chose de comique, et je finis par rire de
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 307
mon dépit. Fort heureusement pour moi, une gigantesque affiche
m'apprend que, sur une petite colline voisine, on peut acheter à
très bon compte des terrains d'où l'on jouit d'une vue magnifique.
« Yoilà mon affaire, me dis-je, » non que je veuille acheter un ter-
rain, mais je voudrais bien jouir de la vue. Après tant de décep-
tions, j'éprouve cependant encore un peu de méfiance, et ce n'est
pas sans appréhension que j'arrive au sommet de la colline. Enfin
je suis à demi récompensé, car j'aperçois le Mississipi se déroulant
au loin dans toute sa largeur. Un peu avant d'arriver à Saint-Louis,
il fait un coude, et son lit est si large, son cours si lent qu'on dirait
un lac à l'eau dormante. Ses bords marécageux et les îles couvertes
de jonc, qui, par endroits, divisent son lit en plusieurs bras, en
gâtent bien un peu l'aspect. Mais ses eaux, d'un bleu pâle, ne sont
point encore souillées par toutes les impuretés qu'y déversent les
fabriques de Saint-Louis, et leur allure paisible n'est point sans
grandeur et sans grâce. Quand on songe qu'à pareille distance
de son embouchure, il a cette largeur et qu'il a déjà traversé plu-
sieurs centaines de lieues de pays, on comprend cette légende que
les Indiens attachaient à son nom. C'est bien le père des eauXj le
maître fleuve de ce grand continent, auprès duquel tout, dans notre
vieille Europe, plus vraiment pittoresque peut-être, paraît cepen-
dant taillé petitement. Aussi, suis-je singulièrement captivé par ce
dernier aspect de la nature américaine à laquelle j'aurai trouvé jus-
qu'au bout plus de grandeur que de charme, et ce n'est pas sans
peine que je m'arrache à cette contemplation pour rentrer à Saint-
Lonis. Le soir, je m'embarque en chemin de fer, et, après quarante
heures déroute, je débarque à New- York, a la gare du Pennsylvania
Railroad, dont je suis parti, ayant accompli mon programme de
point en point et fait en dix-huit jours (dont quatorze en chemin de
fer) un voyage circulaire de plus de deux mille cinq cents lieues.
A peine arrivé, je me précipite au bureau de la compagnie trans-
atlantique et là j'apprends que le bateau par lequel je devais reve-
nir, retardé par une tempête, n'est pas encore arrivé. Fort heureu-
sement, il n'en est pas de même du paquebot de la compagnie
anglaise des Gunard, qui devait partir le même jour et sur lequel
je retiens immédiatement mon passage. Le surlendemain, je quitte
New-York, accompagné jusque sur le quai du départ par l'expres-
sion d'un amical regret, et lorsque je vois rapidement disparaître
ces figures amies, je suis étonné de surprendre en moi-même,
mêlée à l'immense joie du retour, la tristesse du sentiment de
l'adieu.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
A BORD DU GALLIA.
30 novembre-9 décembre.
Ballotté pendant dix jours entre le ciel et leau sur une mer grise
par un temps maussade, à bord d'un bâtiment où je ne connais per-
sonne, sauf un charmant jeune ménage américain malheureusement
marié de la veille, je me sentirais envahi par un profond ennui si je
n'employais ces dix jours à mettre un peu d'ordre dans mes sou-
venirs qui s'entre-choquent dans ma tête, au milieu d'une confusion
inexprimable et si je ne cherchais du sein de cette confusion à
dégager mon impression d'ensemble. C'est cette impression que je
voudrais résumer ici en cherchant à recouvrer la liberté de mon
jugement, jusqu'ici un peu enchaînée peut-être par la cordialité de
l'accueil que nous avons reçu.
Il me paraît impossible d'avoir visité les États-Unis, et surtout de
les avoir traversés, sans éprouver le sentiment qu'on se trouve en
présence d'un peuple singulièrement vigoureux, valide, exubérant
de jeunesse et d'activité. Ceux qui parlent de la décadence des États-
Unis, ceux-là n'y ont jamais mis les pieds, ou y ont été avec un
parti-pris, ce qui est absolument la même chose. L'avenir agricole et
industriel qui s'ouvre devant eux est indéfini. C'est à peine s'ils ont
commencé à exploiter la moitié de leurs richesses de toute nature,
et ils ne paraissent pas disposés à laisser ces richesses dormir dans
le sol. Quand un peuple est laborieux, actif, industrieux, voire même
un peu âpre au gain, quand à son activité, à son industrie, à son
amour du gain, la nature offre des élémens qui semblent inépuisa-
bles; quand, chaque année, un sang nouveau vient s'infuser dans ses
veines et que la seule difficulté qui retarde son développement est
la disproportion de son territoire à sa population, on peut pousser
la logique de doctrines respectables jusqu'à prédire sa fin prochaine,
mais on s'expose à se voir donner par les faits de cruels démentis.
Est-ce à dire qu'il faille chercher chez les Américains le modèle
politique que si longtemps les théoriciens de la république ont
offert à notre admiration, et regarder de l'autre côté de l'Atlantique
pour y trouver le spectacle d'une démocratie sage, pure et bien
réglée? Celui qui répondrait affu*mativement à cette question ferait
sourire les Américains eux-mêmes. Il suffit, en effet, d'ouvrir un
de leurs journaux et de lire la véhémence des accusations por-
tées par les partis les uns contre les autres (accusations dont il faut
même, si l'on veut se former un jugement équitable, rabattre tou-
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. 309
jours un peu) pour se convaincre que les États-Unis n'ont échappé
à aucun des vices qui semblent inhérens à la démocratie pure (1).
Ce que depuis quelques années nous commençons à voir en germe
chez nous, fleurit au grand soleil chez eux. La tyrannie des coteries
politiques, la mobilité perpétuelle dans le personnel administratif,
la médiocrité, et pire encore que la médiocrité dans la composi-
tion des conseils électifs, la mise à l'écart de toute l'aristocratie
morale et intellectuelle du pays, — enfm la corruption, toutes ces
plaies s'étalent à la surface du corps poHiique. Il est assez probable
que, d'ici à quelques années, nous n'aurons rien à envier aux Amé-
ricains sous ce rapport, mais eux-mêmes ne nous conseilleraient
pas de les prendre pour modèles.
La seule question qui puisse , suivant moi , être sérieusement
débattue entre esprits de sang-froid, étrangers aux dénigremens et
aux enthousiasmes de parti-pris, est celle-ci : depuis l'ouverture de
la nouvelle période que marque dans l'histoire des Étals-Unis la fin
de la guerre de sécession, l'abohtion de l'esclavage et le rétablisse-
ment de l'Union, c'est-à-dire depuis bientôt vingi ans, l'éiat poli-
tique et social des États-Unis va-t-il en se détériorant en dépit de
leur prospérité matérielle, ou bien, au contraire, y a-l-il, à l' en-
contre des travers et des vices dont eux-mêmes se sentent atteints,
un mouvement de réaction? Aucune forme politique n'étant, en
effet, sans inconvéniens , aucune société sans vices, toute la ques-
tion, quand on veut prévoir l'avenir d'un peuple, est de savoir s'il
se laisse aller sur la pente de ses défauts ou s'il fait effort, au con-
traire, pour la remonter. Je dirai en toute franchise quelle est, à
mes yeux du moins, la réponse équitable à cette question.
Les premières années qui ont suivi la fin de la guerre de séces-
sion ont été tout simplement déplorables et marquent parmi les
plus tristes dans l'histoire des États-Unis. Lorsqu'on a vu, d'un
côté, les états du Sud livrés sans défense, après la défaite, à tous les
excès d'une coterie de vainqueurs brutaux et à toutes les représailles
d'une poignée de vaincus exaspérés; de l'autre, les états du Nord,
dominés par un général de capacité, somme toute, assez médiocre,
se maintenant au pouvoir pendant huit ans par les plus détestables
moyens, s'entourant d'hommes tarés et couvrant à tout le moins de
sa complicité tacite leurs détestables rapines ; lorsque, ce scandale
ayant pris fin par son excès même, on a vu une élection présiden-
tielle, disputée à quelques voix près, se partager en deux parties
égales l'Union à peine reconstituée, et lorsqu'une enquête a révélé
(1) Uu petit roman intitulé : Democracy, qui a paru aux États-Unis depuis mon
voyage, contient une satire de la société et des mœurs politiques qui a fait quelque
tapage à Washington.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
que les deux partis, démocrate et républicain, avaient fait égale-
ment usage de moyens violens et frauduleux, il était naturel que,
sans aucun parti-pris de malveillance, les pronostics les plus noirs
fussent portés sur l'avenir des États-Unis, et il n'est pas étonnant
que les écrits publiés à cette date et sous l'impression de ces évé-
nemens, les deux volumes de M. Claudio Jannet sur les États-Unis
contemporains, les études si profondes et si ingénieuses de M. le
duc d Ayen sur la constitution politique des États-Unis, se soient
ressentis du déplorable spectacle donné durant les huit années de
présidence du général Grant. Il s'est passé cependant alors un fait
remarquable. Lorsque la commission arbitiale chaigée de pronon-
cer sur la validité des suffrages conférés aux deux candidats pré-
sidentiels Hayes et Tilden se fut prononcée, à tort ou à raison, en
faveur de Hayes, on pouvait légitimement croire qu'une nouvelle
sécession allait éclater aux États-Unis et que ce grand pays allait
s'abîmer définitivement dans les dissensions intestines. Il n'en fut
rien et le peuple américain donna, dans cette circonstance, une
grande preuve de ce respect de la légalité, de cet esprit de mesure
qui tait la force de la race anglo-saxonne et sa supériorité politique sur
la nôtre. Le parti vaincu se soumit sans mot dire à une décision dont
le bien fondé aurait parfaitement pu être contesté et ne se promit
d'autres représailles qu'une revanche légale. En même temps se
manifestait dans le public indépendant un sentiment d'énergique
répiobation contre le système de corruption politique qui, à la
vérité, ne datait pas du général Grant, mais qui, sous son admi-
nistration, en était arrivé à s'étaler avec impudeur. C'est ce senti-
ment qui, après avoir, lors de la dernière élection, fait arriver Gar-
field à la présidence , malgré la fraction de son propre parti encore
inféodée au général Grant, donne encore aujourd'hui à son succes-
seur, le président Arthur, la force nécessaire pour se dégager d'amis
compromettans et (comme il vient de le faire tout récemment) pour
se mettre en travers du congrès lorsque celui-ci ne craint pas de
gaspiller les deniers de l'état en vue de donner satisfaction à des
intérêts électoraux. On ne saurait donc contester l'existence et la
force chaque jour croissante aux États-Unis d'une opinion publique
dont la moralité est plus saine, plus sévère que celle du personnel
politique et avec laquelle ce personnel est obligé de compter.
L'existence de cette opinion indépendante des partis, dont quel-
ques grands journaux, tels par exemple que le ISew-York Herald^
ont la prétention d'être l'expression, est d'autant moins étonnante
qu'une portion Considérable de la nation ne se mêle que de fort
loin à toutes ces luttes. Ce serait, en effet, une grande erreur que
déjuger du peuple américain lui-même par ceux qui ofliciellement
le représentent. Il existe là-bas à la fois une population laborieuse,
A TRAVERS LES ÉTATS-UNIS. Ml-
toute à ses affaires, qui se soucie au fond assez peu de ces grandes
querelles de républicains à démocrates, et au-dessus d'elle une
société, beaucoup plus relevée de manières et de sentiraens que le
monde des politiciens, qui dédaigne de renoncer à ses élégances ou
à ses occupations intellectuelles pour solliciter les suffrages popu-
laires, bien qu'elle commence cependant (et c'est là aussi un heureux
sym()tôine) à sortir un peu de son abstention. Je sais également de
par le monde une nation et une société qui seraient singulièrement
méconnues, voire même un peu calomniées, si elles étaient jugées
d'après leurs représentaus et leurs maîtres. Il y a là, en quelque
sone, un phénomène de double vie qui est le propre des pays
démocratiques et qu'il faut savoir observer si l'on se mêle déjuger
l'Amérique ou la France.
Il est en outre (je parle de l'Amérique) deux grandes qualités
qui sont communes à toute la nation et qui compensent bien des
défauts. La première, c'est le respect de la liberté. A quelques vio-
lences de polémique que les partis se portent les uns contre les
autres, jamais celui qui est au pouvoir n'a la pensée d'abuser de
sa suprématie législative pour confisquer ou restreindre les droits
de la minorité. Pour tous les citoyens, à quelque parti, à quelque
couleur, à quelque secte qu'ils appartiennent, le droit de parler,
d'écrire, de se réunir, de s'associer est absolu, et il en est fait
largement usage. A l'exercice de ces droits la violence populaire
peut parfois apporter obstacle, comme elle intervient parfois bru-
talement dans l'exercice de la justice par le lynchage. Mais le droit
subsiste et reparaît aussitôt. La liberté est le patrimoine de chacun
et ce patrimoine est à l'abri des atteintes durables, tout comme
celui de la propriété privée.
A côté de cette grande vertu politique, les Américains ont con-
servé une grande vertu sociale : le respect des convictions reli-
gieuses. Sans doute, pas plus qu'en tout autre pays, les croyances
chrétiennes n'ont complètement échappé à l'ébranlement du siècle,
et si l'on comparait l'Amérique d'aujourd'hui à celle d'il y a cin-
quante ans, peut-être y trouverait -on, à côté des progrès de la
tolérance par laquelle ne brillaient pas les descendans des anciens
puritains, un certain relâchement dans la ferveur religieuse. Mais
l'influence des croyances chrétiennes n'en est pas moins demeurée
très grande. Cette influence se traduit dans la vie sociale par la
multiplicité des sectes, ce qui est l'indice d'un esprit d'ardente
recherche, et (ceci vaut peut-être mieux) par une grande activité de
la charité. Dans la vie publique, le respect de ces croyances s'im-
pose également aux politiciens, et bien que la religion soit peut-
être le moindre souci de beaucoup d'entre eux, ils ne s'aventure-
312 REVUE DES DEUX MONDES.
raient pas à le témoigner ouvertement. Dans ce pays où la séparation
de l'église et de l'état est un principe absolu, la conception de ce
qu'on appelle chez nous l'état laïque, c'est-à-dire d'un pouvoir indif-
fèrent en théorie, en pratique hostile à toute influence religieuse,
n'entre dans l'esprit de personne. J'en puis donner une preuve.
A la fin de la guerre de sécession, le président Lincoln avait établi
un jour de fête nationale : the Thanks giving day, le jour d'actions de
grâces, où tous les citoyens étaient invités à se rendre dans l'église
de leur culte respectif pour y remercier Dieu des bénédictions répan-
dues par lui sur l'Union et pour lui demander la continuation de ses
faveurs. Ce pieux usage a été maintenu par les successeurs de Lin-
coln, et j'étais en Amérique lorsque le président Arthur, dans un lan-
gage très élevé, a adressé à ses concitoyens une proclamation pour
les engager à célébrer avec pompe le Thanks giving day. L'appel a
été entendu, et il n'y a pas un édifice religieux depuis les splendides
cathédrales catholiques, qui sont l'ornement des grandes villes, jus-
qu'aux plus modestes chapelles indépendantes, où les citoyens de
l'Union ne se soient assemblés, obéissant à une même pensée reli-
gieuse. Au point de vue de la moralité sociale, il y a là une garantie
qui vaut peut-être celle de l'instruction civique. Je résumerai donc
mon impression en disant que, s'il y aurait de notre part trop de
modestie à nous humilier devant les Américains, il pourrait bien se
faire cependant qu'ils fussent en train de revenir des excès où nous
allons et de remonter la pente que nous descendons.
Il est une autre impression, celle-là très vive, presque poignante,
que j'ai éprouvée là-bas, et que je ne tairai pas, si douloureuse qu'il
soit de l'exprimer. Il est impossible, je ne dis pas seulement de tra-
verser l'Amérique, mais encore de jeter les yeux sur la carte de ce
vaste continent sans être frappé de la place qu'y ont tenue autre-
fois l'influence et le nom de la France. Sans même parler du Canada
et de la Louisiane, qu'elle a possédés si longtemps, ce sont des
explorateurs français, comme Lasalle, ou des jésuites, comme le
père Marquette, qui ont découvert ses principaux lacs, reconnu
le cours de ses plus grands fleuves et fondé les premières stations
destinées à devenir dans ces contrées encore sauvages les avant-
postes de la civilisation. La Nouvelle-Orléans, Saint-Louis, Sainte-
Croix, Sainte-Geneviève, Vincennes, Versailles, ces noms français
qu'on lit à chaque instant sur la carte de l'Amérique sont là pour
rappeler ces glorieux souvenirs. Maintes fois, en entendant ainsi à
l'improviste retentir un de ces noms, je me suis rappelé ces deux vers
d'une vieille romance un peu démodée, comme toutes les romances,
qui a charmé la génération de 1830, au temps heureux où l'on rêvait
de reconquérir la frontière du Rhin :
A TRAVERS LES ETATS-UNIS. 313
Triste et rêveur, moi, je pense à nos pères ;
Le fer en main, ils ravageaient ces bords.
Ces bords du Mississipi et des grands lacs américains, nos pères
ne les ont point ravagés, ils les ont ouverts à la civilisation, et si l'on
est quelque peu enclin à l'oublier en France, on s'en souvient en
Amérique, où un écrivain de talent, Paiktnan, s'est fait en plusieurs
volumes très iotéressans l'historien di^s découvertes et de l'influence
françaises. Qa' est-il resté de cette influence? Hélas ! des noms; rien
que des noms : Stat magni nominis umbra. Sur cet immense terri-
toire au nord et au midi duquel notre puissance semblait autrefois
si fortement assise, et que nos hardis pionniers ont sillonné dans
tous les sens, nous ne possédons plus aujourd'hui un pouce de terre.
Notre langue s'oublie; notre influence est nulle. L'Anglais qui dé-
barque aux États-Unis entend résonner du moins l'idiome de sa
patrie; l'Allemand trouve précieusement conservés à plus d'un foyer
les souvenirs et les mœurs de l'Allemagne, mais la France, où est-
elle?
J'exagère cependant en disant que l'influence française est nulle
aux États-Unis; mais on aimerait presque mieux ne pas l'y retrou-
ver, car elle ne s'exerce que par ses côtés les plus frivoles. L'Amé-
rique nous envoie son blé, son bétail, bientôt peut-être ses mine-
rais. Nous lui envoyons nos modes et notre littérature légère. Les
Américaines qui se piquent d'élégance font venir leurs robes de
Paris ; on joue la Fille de M"° Aiigotk New-^ork, et on trouve chez
quelques libraires la traduction de Nuiia. 0 France, chère patrie si
douloureusement aimée, es-tu donc définitivement vaincue dans la
grande lutte des nations, et, comme la Grèce antique, en es-tu
réduiie à te venger du monde en lui donnant tes vices !
Ah ! puisse-i-il ne pas en être ainsi et puissions-nous revoir bien-
tôt ces jours où ton pavillon, promené par les mers, allait com-
mander au loin le respect de ton nom! Mais, pendant cette éclipse
momenianée de ton astre, au moins demeure fidèle à ton génie en
n'essayant pas de devenir un peuple positif, calculateur et pra-
tique I Conserve ce qui a fait dans le passé ton charme et ta gran-
deur, Cftte flamme dont tu n'as cessé de brûler pour toutes les
idées généreuses, cet amour de l'idéal auquel tu as fait tant d'im-
prudens sacrifices, ce sens du beau que tu sais parfois préiérer à
l'utilri, et ne cesse jamais de mériter cet hommage qu'en des vers
inspirés par la reconnaissance t'adressait un auteur américain : « 0
France! je t'aime, car tu es le poète des nations! »
OruENiN d'Haussonville.
LE
¥ATICAN ET LE QUIEINAL
DEPUIS 1878
I.
LE PAPE LÉON XIII ET L'EUROPE.
Aux mois de janvier et de février 1878, lors de la mort presque
égalemeut inattendue de "Victor- Emmanuel et de Pie IX, je faisais à
Rome ma quinzième ou seizième visite. Le premier roi moderne de
l'Italie une et le dernier pape-roi, frappés à quelques semaines de
distance, attiraient Italiens et étrangers, pèlerins du patriotisme ou
de la foi, autour de leurs dépouilles rivales, l'un au Panthéon, l'autre
à Saint-Pierre, comme si la mort, qui d'ordinaire apaise tout,
s'était plu à dresser tombe contre tombe. Les cardinaux, bannis
du Quirinal, où, depuis la mort de Pie VFI, avaient eu heu toutes
les éle( lions pontificales, s'étaient, après quelques hésitations, réu-
nis en conclave au Vatican. De la place Saint-Pierre on distinguait
par-dessus la colonnade du Bernin les fenêtres grillées à la hâte
du conclave improvisé, et du pied de l'obélisque les amateurs des
vieux usages pouvaient guetter la sfumata traditionnelle. Romains
et furtsticri étaient curit ux de savoir quelles mains recueilleraient
la louide succession de Pie IX. Dans le monde et dans la presse, on
discutait les titres des cardinaux « papal)les. » Les marchands du
Corso exposaient leurs photographies, et les promeneurs suppu-
taient les chances de chacun. Sur la place de la xVIiuerve, à (juel-
quespas du Panthéon, où Victor-Emmanuel attend encore un inonu-
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 315
ment, je me rappelle avoir vu un homme du peuple mettre le doigt
sur le portrait du cardinal Pecci et s'écrier : « Eccolo il loapa (1) ! »
D'ordinaire rien de plus imprévu que le choix des conclaves : « Qui
y entre pape en sort cardinal. » Cette fois, on aurait pu dire en
renversant l'antique adage : Vox Dei vox populi. Bien que cette
rapide élection ait été assurée par les cardinaux étrangers, le pape
eût, selon l'ancienne coutume, été nommé par le clergé et le peuple
de Rome, que le successeur de Pie IX eût sans doute encore été
le cardinal camerlingue. Rarement élection fut aussi bien accueillie.
En dehors de quelques zela?iti, qui rêvaient une sorte de Jules II
de l'uliramontanisme, on se félicitait presque unanimement de voir
l'anneau du pêcheur au doigt d'un pontife qu'un ancien ministre
de Victor-Emmanuel avait salué d'avance comme l'un des esprits
les plus élevés du sacré collège, « comme un caractère des mieux
équi ibrés et des plus vigoureux, » comme un homme enfui ayant
réalisé l'idéal du cardinal tel que le traçait saint Bernard (2).
Les applaudissemens donnés au choix du conclave me frappaient
d'autant plus que personne, parmi les adversaires ni parmi les admi-
rateurs de Pie IX, ne savait quelle conduite tiendrait le nouveau
pape. Les rumeurs les plus différentes couraient à ce sujet. Parmi
les libéraux italiens, beaucoup inclinaient à voir en Léon Xlll le
pontife de leurs rêves, le pape de la conciliation. Dans le camp
opposé, tout le monde, à cet é.<ard, n'était pas rassuré. Plus d'un
prélat craignait qu'après quelques semaines de réserve Léon XIII
ne rompîi avec les vues ou les traditions de Pie IX. On redoutait par-
dessus tout de le voir renoncer au rôle de prisonnier volontaire. On
le savait actif, aimant l'exercice et la niarcMe, habitué aux longues
courses de montagne ; on se demandait s'il aurait longtemps la
patience de rester confiné dans l'enceinte du palais et de l'étroit
jardin qui forment les derniers états du saint-siège. Le bruit cir-
culait a Rome qu'un des premiers actes de Léon XIII, encore camer-
lingue, avait été de faire repeindre les voitures du Vatican, oubliées
depuis 1870. Aux yeux des partisans de la réclusion pontificale,
c'était mauvais signe, cela faisait appréhender l'abandon de la
tradition du pape capùf, inaugurée par Pie IX depuis la chute de
la royauté pontificale.
L'avenir allait bien vite montrer ce qu'il y avait d'erreur dans
ces espérances des uns et dans ces alarmes des autres. Les esprits
les plus clairvoyans ne s'y étaient pas trompés. Longtemps avant
l'ouverture du conclave de 1878, le premier écrivain politique de
(1) Le même jour, une feuille illustrée représentait le cardinal Pecci avec la tiare
accompagné de cette légende : « Voici le nouveau pape ; s'il ae vous plaît pas, il est
encore temps de le changer. »
(2) R. BoDghi, Pio IX e il Papa futuro, 18 .,\ p. 155.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Italie (et l'un des premiers de l'Europe), M. R. Bonc^hi, mettant
ses compatriotes en garde contre leurs illusions, leur rappelait
que, sur l'église et sur la société, le futur Léon XIII n'avait au fond
pas d'autres idées que ses collègues du cardinalat et que le suc-
cesseur de Grégoire XVI (1). A regarder les hommes, à comparer
les caractères, tout est contraste entre Pie IX et Léon XIII, mais de
cette dissemblance des natures et des tempéramens on avait tort
de conclure à l'opposition des vues ou à la contradiction des
actes.
I.
Dans la longue série des papes dont les médaillons de mosaïque
se déroulent sur la frise de Saint-Paul hors les murs, l'histoire
trouvera peu de figures aussi tranchées que celles de Pie IX et de
Léon XIII. Le contraste entre eux frappe à première vue; il éclate
dans les traits du visage, dans la démarche, dans la physionomie,
dans l'extérieur tout entier, et chez eux, ces différences du dehors
ne font que révéler l'opposition des esprits et des caractères.
Les traits réguliers, le visage empreint d'une no'>lesse aisée, la
face pleine, l'œil grand et ouvert, Pie IX, avec sa belle prestance,
semblait, malgré toutes ses vicis>itudes et ses chagrins, respirer la
force, la confiance, la ne. Il y avait en lui un curieux mélange de
bonhomie et de souveraine dignité, de maUce spirituelle et de ron-
deur bienveillante. Grand, maigre, sec, la face longue, pâle et ridée,
Léon XIII semble frêle, délicat, nerveux; on ne s'étonne pas de le
savoir prompt aux évanouissemens. Jusque dans ses dernières
années. Pie IX avait, à travers tous ses déboires, gardé un fond de
belle humeur qui survivait à toutes les épreuves; sous la majesté du
pontife, toujours plein de son rôle sacré, on devinait la chaleur
d'une nature expansive, et l'extrême vieillesse avait à peine amorti
sa vivacité, sa sensibilité, sa fougue natives (2). Léon XIII, avec
son corps d'ascète et sa physionomie d'homme du monde, a dans
toute sa personne quelque chose d'austère, de froid, de contenu et
en même temps de noble, d'élevé, de grave. Chez lui aussi, dans la
bouche aux coins relevés et dans les yeux au vif regard, percent à
la fois la finesse et la bonté, mais une finesse plus apte à pénétrer
les hommes, à démêler leurs pensées et leurs intérêts qu'à saisir et
à railler leurs travers, mais une bonté tenant moins de l'instinct ou
du tempérament que de la vertu et de la hauteur de l'âme, une
bonté plus réservée, à la fois moins débonnaire et plus soucieuse
(1) Pio IX e il Papa futuro, p. 156.
(2) Sur le caractère et le poutificat de Pie IX, voyez dans la Revue notre étude du
15 juin 1878 et le livre intitulé" : un Empereur, un Pape, un Roi; Paris, Charpentier.
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 3l7
de ne rien froisser, incapable de faiblesse, de prodigalité , d'en-
goûment, aussi bien que de colère, de ressentiment ou de mor-
dantes saillies.
Ces diilérences entre les deux pontifes se font jour dans leur lan-
gage et leurs réceptions, dans leur administration de l'église et du
palais apostolique non moins que dans leurs rapports avec les gou-
vernemens et les états. Pie IX, simple en sa personne, comme tous
les papes modernes, aimait à entourer le saint-siége d'éclat et de
magnificence. Il avait le goût royal de la pompe et du luxe des arts ;
jaloux d'illustrer en tout son pontificat, il se plaisait à construire, à
restaurer les monumens et les églises. Je connais peu de basiliques
romaines, brillantes ou sombres, qui, dans les caissons dorés de leurs
plafonds ou 'lans les marbres polis de leur pavage, ne montrent le
lion dressé des Mastaï, et l'on sait que, non content d'achever les
loges de Raphaël, Pie IX a osé ajouter une « chambre » aux stanze
du peinire d'Urbin.
Élevé à la papauté à une heure de difficulté et de pénurie, privé
d'une partie des revenus assurés à son prédécesseur par l'admira-
tion des fidèles, Léon XIII a cherché dès le début à diminuer les
charges du saint-siège, à régler ses finances sur les modestes res-
sources que lui fournissent le detiier de Saint-Pierre et un budget
d'aumônes. Admmistrateur vigilant et économe, il a supprimé les
abus introduits sous l'indulgente vieillesse de son prédécesseur,
réformant l'intérieur du Vatican, devenu tout son royaume, avec
autant de soin qu'en mettait Sixte-Quint à gouverner l'état pontifi-
cal, introduisant partout l'ordre, la régularité, l'épargne, et, de
cette tâche ingrate, recueillant de la part même des serviteurs du
saint-siège moins de reconnaissance que de mécontentement. Il a
réduit ou aboli les fonctions inutiles, diminué le nombre des siné-
cures, réformé le personnel du palais, rogné le traitement des pré-
lats mis en disponibilité par la suppression du pouvoir temporel.
Déjà, à son avènement, il avait relusé de donner aux gardes du
Vatican la gratification d'usage, alléguant que, depuis qu'il vit de
quêtes et d'offrandes, le saint-siège est tenu d'être parcimonieux. Il y
a un potager au Vatican; on assure que Léon XI II en a fait vendre
les légumes au marche au lieu d'en laisser profiter les prélats du
palais. Mettant de côté la plupart des dépenses de luxe, il a employé
les minces revenus du sami-siege aux œuvres essentielles, à la lutte
contre ses ennemis du dedans et du dehors, à la londation d'écoles,
à l'entretien des missions, à la presse qu'il ne dédaigne pas d'éclai-
rer de ses communications et même parfois, dit-on, de morceaux
de sa plume.
Pie IX, jusque dans son extrême vieillesse, aimait les audiences
publiques; il aimait à haranguer la foule des pèlerins qu il animait
318 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa parole ardente et des écl;i,ts d'une voix dont l'âge ne pou-
vait altérer le timbre. A ces bruyantes et fatigantes réceptions,
Léon XIII, par politique comme par besoin de recueillement, pré-
fère le silence du cabinet et le travail solitaire. Par système ainsi
que par tempérament, il aime moins à parler qu'à écrire. Pie IX
était orateur, plein d'une naturelle et impétueuse éloquence, doué
d'une voix d'une admirable sonorité, habile à l'improvisation, n'en
redoutant ni les entraînemens ni les perfides interprétations.
Léon Xill est un écrivain qui aime à médiier ses pensées, à pon-
dérer son langage. Avant tout, épris de la mesure, il ne livre
rien au hasard de l'inspiration. Est-il obligé de parler aux pèlerins
dont il doit parfois satisfaire l'indiscrète piété et auxquels il ne peut
toujours refuser le spectacle d'une audience solennelle, il le fait
brièvement, souvent en latin, non par goût de docteur ou d'huma-
niste, mais parce qu'une langue morte tempère la chaleur du lan-
gage, en amortit les aspériies, donne à toutes les revendications
quelque chose de plus calme et comme d'hiératique. Depuis le
xvin siècle, depuis Benoît XIV el Clément XIV, Rome n'avait pas
vu un pape aussi cultivé, aussi versé, non-seulement dans les
sciences ecclésiastiques, mais dans les lettres classiques et les litté-
ratures vivantes. Théologien et philosophe, fort épris de la sco-
lastique et de saint Thomas, il n'est ni dédaigneux de la poésie et
du beau langage, ni étranger aux études profanes ou aux sciences
modernes, heion la tradition du dernier siècle qui s'est survécu en
Italie, il a été poète à ses heures, poète latin et italien; mais, en
même temps, il lit nos publicistes, il les a suivis dans le champ
ingrat de l'économie politi jue, et, en ses mandemens d'évêque, il
ne craignait pas de citer les revues françaises (1). Ou loue le lan-
gage toscan et la plume latine de Léon Xlil. A l'inverse de la plu-
part de ses prédécesseurs, de Pie IX notamment, qui n'écrivait
point et ne lisait guère, Léon Xlil aime à rédiger lui-même ses
eiicycli |ues. Aussi croit-on, à travers la banalité des formules tra-
ditionnelles, y sentir un accent plus personnel que dans la plupart
des écrits scelles des balles romaines.
Esprit, goûts, habitudes, qualités spontanées ou acquises, il serait
malaise de trouver deux hom nés plus dilférens que ces deux pon-
tifes, dout chez tant de fidèles les portraits se font pendant. Chez
l'un, tout semblait de premier mouvement; chez l'autre, tout est
réflexion ; le premier était tout expansion, le second paraît toute
réserve; celui-là était pour ainsi dire tout eu dehors, celui-ci est
tout eu dddctns. Oa dirait qu'eu les appelant à se succéder, la Provi-
(1) La Herue des Deux Mondes particulièrement. Voyez, par exemple, le raandemeat
du carême de 1877.
LE VATICAN ET LE QLIRINAL DEPUIS 1878. 319
dence a voulu les corriger et redresser l'un par l'autre. Après un
pontife peu lettré, peu travailleur, tenant en médiocre estime la
science et l'étude, excellant surtout dans le personnage extérieur
du pape et dans les fonctions de représentation, est venu un homme
érudit et studieux, ami de la retraite, fuyant le bruit et les ova-
tions. A une sorte de tribun religieux, bouillant, enthousiaste, pas-
sionné, d'une verve qui ne s'interdisait rien, d'une ferveur allant
parfois jusqu'au mysticisme et touchant à l'illurninisme; à un pape
vénéré de son vivant comme un saint et sûr d'être un jour cano-
nisé, qui, chez les fidèles, passait pour avoir le don des miracles et
chez ses ennemis pour avoir le mauvais œil; à un prince ennemi
des compromis, attendant tout de l'intervention divine, faisant
peu de cas de la politique et des moyens humains, a succédé un
diplomate circonspect, calculateur et temporisateur, d'une piété
froide, exempte de tuuie exaltation, d'un sens rassis, d'une pru-
dence exercée, décidé à ne rien abandonner à la fortune de ce qu'il
peut lui dérober. Cette opposition entre les caractères et les hommes
a pu, au début, faire illusion sur les idées et les vues. Pareille
erreur ne pouvait durer, i.es principes et les visées sont au fond
identiques. Et C' la est naturel de la part de deux pap^-s nourris
des mêmes traditions et, à travers toutes leurs dissemblances, pleins
d'une égale foi dans la haute mission de l'église et de la chaire
apostolique Bien plus, il n'en saurait guère être autrement dans
ceue sé( ulaire dynastie spirituelle qui se transmet les vues, les
projets, les prétentions avec plus d'esprit de suite qu'aucune lignée
de princes du même sang, qui reste liée par ses décisions anté-
rieures et ^on histoire, par les attaques de ses ennemis aussi bien
que par les adorations de ses fidèles.
Pour Lé(»n XIU, le but est le même que pour Pie IX, les voies
seules dilTèrent; mais cette dilïérence de formes et de procédés
n'est pas sans importance. Dans les choses humaines, dans tout ce
qui touche au gouvernement ou à la direction des sociétés, la forme
importe presque autant que le fond.
II.
L'objectif de la papauté reste la glorification, ou, comme on aime
à dire parmi les lidèles, le triomph.^ de l'église. (]e triomphe, dont
Pie fV semble jusqu'au dernier jour avoir espéré être le témoin
on ne paraît plus au Vaàcan en escompter aussi vite l'échéance.
On oublie rauins aujourd'hui l'épitnète de mihtauie , donnée à
l'église sur la terre. Cette victoire qui, d'après ses propres doc-
trines, ne saurait être complète ici-i>as, le saint-siège la poursuit
depuis dix -huit cents ans à travers des luttes sans îrêve contre « le
320 BEVUE DES DEUX MONDES.
prince de ce monde, » ennemi qui change de forme et de nom
avec les siècles. Le grand adversaire aujourd'hui n'est plus lecésa-
risme païen de l'antiquité, ni le néo-césarisme chrétien des rois ou
des empereurs du moyen âge ; ce n'est plus le schisme, ni l'hérésie,
c'est la révolution, monstre nouveau qui, aux yeux de l'église,
réunit en soi toutes les erreurs, toutes les usurpations et les vio-
lences. Pour Léon XIII, de même que pour Pie IX et Grégoire XVI,
c'est là forcément l'ennemi ; n'a-t-il pas le premier lancé à l'église
une déclaration de guerre qu'il renouvelle chaque jour? Mais tan-
dis que, dans l'ardeur de la lutte, Pie IX semblait enclin à confondre
avec la révolution toute la civilisation et l'esprit modernes, Léon XIII
s'attache à l'isoler. Il a soin de distinguer entre l'adversaire, qui
se proclame lui-même irréconciliable, et la civilisation ou le pro-
grès, les idées ou les aspirations contemporaines. En cela même
il n'innove point, il reste fidèle à la tradition, qui a toujours repré-
senté la foi chrétienne comme capable de s'adapter à toutes les
modifications survenues dans la société civile. Il ne fait que débar-
rasser l'église des exagérations qui la déconsidèrent ou des alliances
qui la compromettent.
Quelle est l'idée dominante de Léon XIII, la pensée qui a inspiré
de préférence ses mandemens d'évêqueet ses encycliques de pape?
C'est l'harmonie de la raison et de la foi, l'accord de la religion et
de la civilisation, « issue comme une fleur et un fruit de la racine
du christianisme (1). » En cela se résume toute la philosophie
sociale de Léon XIII ; chez lui l'harmonisme, si l'on peut ainsi par-
ler, est une sorte de système. Sa doctrine est, en plus grand et
appliquée au catholicisme, la thèse optimiste de Bastiat dans ses
Harmonies économiques, et, de fait, l'ouvrage de Bastiat, qu'il cite
dans ses mandemens, semble avoir vivement frappé l'ancien évêque
de Pérouse. Cette théorie des harmonies, opposée aux antinomies
de Proudhon et des révolutionnaires et déjà chère à plusieurs de
nos écrivains ecclésiastiques, au père Gratry, par exemple, Léon XIII
l'a étendue à tout le monde, moral et intellectuel, social et poli-
tique; il ne se lasse pas de la proclamer, elle inspire tous ses actes
comme ses écrits.
Ce principe des harmonies divines et humaines, spirituelles et
temporelles, a-t-il quelque chi)se de nouveau? est-il personnel au
successeur de Pie IX? Nullement, ce n'est au fond qu'un des lieux-
communs les plus rebattus de l'apologétique chrétienne, des pre-
miers pères de l'église aux modernes conférenciers de Motre-Dame.
Léon XIll, avant tout homme de tradition, le sait mieux que per-
(1) Voyez, par exemple, le mandement du carême de 1877 et l'encyclique du
21 avril la78.
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 321
sonne : c'est la thèse que Jules II et Léon X ont magnifiquement
symbolisée en transparentes allégories dans la plus belle des cham-
bres de Raphaël (1) ; c'est celle qui a inspiré tout le moyen âge et
les grands scolastiques, à commencer par « l'ange de l'école, » le
philosophe favori de Léon XIll, saint Thomas d'Aquin.
Ce qui fait l'originalité de Léon XIII, c'est que, pour lui, cette
harmonie de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel, de la société
civile et de la société religieuse, n'est pas seulement une thèse
d'école, un thème à développemens oratoires, mais une conviction
profonde, vivante, qui l'anime tout entier; — c'est surtout que, en
rompant avec les écoles catholiques qui semblent mettre leur idéal
en ^arrière, le saint-père, d'accord avec l'esprit du siècle, a fait
dans sa philosophie sociale une large place à la notion du progrès
qui est la notion moderne par excellence. Malgré sa prédilection
pour la vieille scolastique, en dépit de son penchant, à nos yeux
singulier et en effet peut-être peu pratique, à faire élever les clercs
de l'église avec les méthodes du xiif siècle, Léon XIII, sur ce point
d'accord avec son temps, s'est plu à proclamer le caractère pro-
gressif de notre civilisation ; il en a célébré les conquêtes dans la
sphère sociale et la sphère politique aussi bien que daos la sphère
matérielle (2). Et cela, il semble l'avoir fait avec une sincérité, avec
une chaleur que nous étions peu habitués à rencontrer chez les ecclé-
siastiques, en dehors de ce brillant et vaillant groupe des catho-
liques dits libéraux, tenus sous Pie IX en si grande suspicion à
Rome.
Ce progrès même, ce développement continu et indéfini de la
civihsation est aux yeux de Léon XIII intimement lié au maintien
et au respect du christianisme. En dehors de lui, il n'y a pour
l'humanité que « fausse civilisation, » que progrès extérieur et
menteur; et c'est seulement ce faux progrès qu'avait en vue Pie IX
lorsque, dans son Syllabus, il déclarait que l'église ne pouvait se
réconcilier avec le progrès et la civilisation moderne : cwn pro-
gressu et cum recenti cimlitate (3).
Cette fausse civilisation qui, en sapant le christianisme, mine la
base du vrai progrès, Léon XIII ne la repousse pas moins sévère-
ment que Pie IX. La liberté absolue de penser et d'écrire, « la
liberté du mal, » ne trouve pas davantage grâce devant lui. A. cet
égard, rien ne le sépare du pape du Syllabus, bien que, par carac-
tère, par modération naturelle, par politique aussi, il soit moins
(1) La chambre de ula signature,» où la Philosophie païenne avec l'École d'Athènes
fait pendant à la Théologie avec la Dispute du saint sacrement.
(2) Voyez le mandement du carême de Itill.
(3) Mandement du carême de 1877.
TOUS uv. — 1882. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
prompt aux anathèines. Tandis que Pie IX, en cela d'accord avec
les pires ennemis du catholicisme, ne cessait d'accentuer et au
besoin d'outrer les disseniimens de l'église et des idées modernes,
Léon XllI incline plutôt à les pallier ou à les adoucir, à réduire le
champ des oppositions et des dissidences pour diminuer le nombre
des adversaires.
Avec les hautes ambitions des jours de sacre, il aspirait, en
ceignant la tiare, à pacifier les sociétés et les intelligences. Sans
avoir jamais gitûté l'enivrant breuvage de la popularité, il a rtiait
d'une autre manière le rêve de Pie IX lui-même à ses débuts, le
rêve de concilier l'église et les aspirations modernes ; et quoique, lui
aussi, il ait bien vite eu d'araères déceptions, quoique les deux ou
trois premières années de son pontificat fussent peu faites pour l'en-
courager, il semble ne point désespérer. Il reste soutenu par sa foi
dans l'harmonie providentielle de la religion et du progrès normal,
et cette foi, il s'efforce de l'inculquer aux peuples et aux gouver-
nemens. Là est la clé de sa politique.
En homme d'autoiité et de tradition, c'est aux chefs d'états, aux
princes, aux ministres, c'est aux pasteurs des peuples que s'adresse
de préférence le pasteur de l'église, leur offrant son aide pour la
garde de leur troupeau. Il les exhorte à res(»ecier la religion, à n'en
dédaigner ni l'appui, ni les leçons, leur montrant la connexité des
intérêts religieux et des intérêts sociaux, la solidarité de l'autorité
spirituelle et des pouvoirs temporels.
Rien de moins neuf assurément que ce point de vue ou cette tac-
tique, rien, si l'on veut, de plus usé, de plus démodé. C'est au fond
la vieille thèse de l'union du trône et de l'autel; c'est le vieux
dogme de l'alliance des deux pouvoirs symbolisé au moyen âge
dans le célèbre emblème des deux lumières qui éclairent d'accord
la route de l'homme :
Solea Roma che'l buon mondo feo
Due soli aver, che Tuna e l'altra strada
Facean vedere, e del mondo e di Deo (1).
Pour banale et surannée que semble cette théorie d'un autre
âge, les appétits menaçans de la démocratie, les visées peu dissi-
mulées de la révolution cosmopolite, les attentats multipliés des
régicides en Allemai^ne, en Espagne, en Russie, en Italie même,
lui rendaient, auprès des détenteurs héréditaires du pouvoir, une
force et une actualité qu'elle n'avait plus depuis longtemps. Le fusil
(1) Dante, Purgat,., ch. xvi. Le poète néo-gibelin, l'auteur du de Monarchia, défen-
seur de l'indépendance des deux pouvoirs, di. deux soleils, landis que la pliipari, des
ecclésiastiques reprèsem aient l'autorité spirituelle par le aoleil et l'autorilé temporelle
par la lune, qui n'a qu'une lumière d'emprunt.
LE YATlCAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 323
de Nobiliiig OU le pistolet de Moncasi, le poignard de Passanante, les
Dombes de Sophie Perovski et de Kibalichich, n' apportaient-ils pas
coup sur coup un argument à la thèse du pontife? Léon XIII, du
reste, ne semblait pas vouloir vendre trop cher l'appui de l'église.
11 se gardait d'afficher aucune des prétentions capables d'effarou-
cher le pouvoir civil: il ne réclamait, avec la hbertéde l'église, que
le droit d'enseigner aux peuples la soumission aux puissances. Ces
offres de concours, Léon XllI les adressait à tous les gonvernemens,
aux républiques conmie aux monarchies, aux maîtres hérétiques
de la fidèle Irlande, au tsar autocrate qui personnifie le schisme,
et au kaiser allemand, à la fois héritier de Barberousse et de Luther,
aussi bien qu'à sa majesté catholique et à sa majesté apostolique.
Le moyen âge se représentait la société, la cité chrétienne sous
la forme d'une ville aux remparts crénelés, assiégée par des loups
et des bêtes féroces symbolisant l'hérésie et les doctrines perverses,
dépendue sous la conduite du pape, de l'empereur et des rois, trô-
nant sous un dais, par la double milice ecclésiastique et séculière
des chevaliers, des princes et des moines de l'église. C'est toujours
sous cette forme qu'on pourrait figurer la cité humaine, telle qu'on
se la représente autour de Léon Xlll, mais les murailles s'en sont
élargies. Les fils dévoués de l'église et les princes caihoîiques n'y
ont plus seuls accès; il y a place à côté d'eux pour le protestant et
le schismatique. L'enneuii que tous doivent combattre d'accord, les
loups croissans qu'il s'agit de repousser, c'est l'athéisme, le socia-
lisme, la révolution, qui menacent de dévorer la vieille civilisation
occidentale.
Dans cette lutte contre l'ennemi commun, que vaut le concours
de l'église? Son pouvoir paraît bien déchu; l'appui que, par la
bouche de son chef, elle offre à ses anciens alliés et rivaux, paraît
ou précaire ou compromettant. Dépouillée de sa couronne tempo-
relle, spoliée dans la plupart des états de ses biens et de ses anti-
ques privilèges, assaillie de tous côiés, il semble que désormais elle
puisse reprendre comme armoiries les symboles des catacombes,
Daniel dans la fosse aux lions. Jouas dans le ventre de la baleine ou
Noé dans l'arche ûottaut sur les eaux du déluge. N'esi-ce point de
la présomption de sa part que d'offiir ainsi son aide à des gonver-
nemens appuyés sur des millions de baïonnettes?
Si désarmée que soit l'église, si diminué que paraisse son empire
sur les âmes et sur les sociétés, elle possède encore une force propre
sans égale ni analogue dans le monde, en dehors des sourdes puis-
sances qui fermentent dans l'Islam. En face du fractionnement des
partis et des opinions, au milieu de la pulvérisation des influences
sociales, l'église reste encore la plus grande force morale vivante.
Quand on envisage le rôle de la religion dans notre âge de sceptique
324 REVUE pES DEUX MONDES.
positivisme, on reconnaît que ce qu'elle perd d'un côté, elle le regagne
souvent en partie d'un autre, que tout ce qui en rétrécit la sphère
d'action en accroît l'ascendant dans le domaine qui lui reste. La révo-
lution et la démocratie semblent devoir restreindre de plus en plus
l'influence de l'église et des doctrines religieuses en général, cela est
difficile à nier; mais, par contre, plus la démocratie devient envahis-
sante,plus provocante se montre la révolution et plus elles inclinent
aux doctrines religieuses, plus elles rapprochent de l'église les
esprits, les classes, les pouvoirs qu'effraie le débordement des
principes démocratiques.
On voit parfois, dans le ciel du printemps ou d'automne, deux
courans atmosphériques superposés emporter en sens différent,
voire en sens presque inverse, les nuées d'en haut et les nuages
d'en bas. Pareil spectacle n'est pas rare dans le monde moral, aux
époques troublées surtout ; les couches inférieures de la société
semblent poussées vers un pôle, tandis que les couches supérieures
paraissent entraînées vers l'autre. Le xix*" siècle nous a plus d'une
fois offert ce tiiste phénomène. C'est ainsi que l'Occident de l'Eu-
rope a vu simultanément les classes populaires perdre peu à peu
le sentiment religieux, et les classes riches ou aisées en retrou-
ver le besoin ou le respect. Dans les sociétés, comme dans l'air ou
dans l'océan, il faut tenir compte de ces contre-courans, souvent
parallèles, qui se répondent en sens contraire et qui, dans leur
opposition même, ne sont fréquemment que la conséquence et le
produit l'un de l'autre, tout excès, toute poussée dans un sens, déter-
minant infailliblement un mouvement dans la direction opposée.
Janjais dans l'histoire la religion n'a excité à la fois autant de
haines et autant de dévoùmens qu'aujourd'hui. La raison en est
simple. Pour les uns, la religion est un joug haïssable; pour les
autres, un frein nécessaire ; les premiers y voient un obstacle à
l'émancipation de l'humanité ; les seconds, le rempart de la
société. A travers leurs excès ou leur fanatisme en sens inverse, ces
haines et ces amours sont au fond d'accord pour considérer le
christianisme comme la pierre am^ulaire de notre vieille civilisa-
tion. L'église ne saurait manquer de tirer parti de cette involon-
taire entente de ses plus acharnés ennemis et de ses plus chauds
défenseurs. Près des pouvoirs menacés par la révolution, près des
esprits inquiets des revendications du socialisme, la guerre décla-
rée à la religion est, heureusement pour elle, la meilleure des recom-
mandations. Les attaques mêmes de ses adversaires indiquaient à
l'église une tactique que Léon XHI est loin d'avoir découverte, qui
a été maintes fois employée par ses deux prédécesseurs, mais qu'il
a pratiquée, sinon avec plus de bonheur, du moins avec plus
d' à-propos, d'esprit de suite et de clairvoyance.
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 325
III.
Le premier acte de Léon XIII (on pourrait dire son manifeste
d'avènement), a été une encyclique contre le socialisme. « Aux peu-
ples et aux princes ballottés par la tempête il a montré le port de
l'église, les suppliant, au nom de leur propre salut, de se persua-
der que les intérêts de la religion et de l'état sont si étroitement
unis que tout affaiblissement de la religion entraîne l'affaiblissement
du respect des sujets et de la majesté de l'autorité. » Dans cette
encyclique, le saint-père n'avait pas de peine à démontrer la filia-
tion du socialisme et de l'irréligion , car « la notion de Dieu , de
l'âme, de la vie future, une fois mise de côté, le désir du bonheur
a été renfermé dans l'espace du temps présent ; » les déshérités de
ce monde, ayant perdu la foi dans la Jérusalem céleste, ont pré-
tendu la faire descendre des cieux sur la terre, et réaliser ici-bas,
à leur manière, le royaume de Dieu.
Cette encyclique contre le socialisme, alors le principal adver-
saire du chancelier germanique, était une avance au gouvernement
contre lequel le dernier pape-roi avait le plus fulminé d'anathèmes.
Pie IX avait laissé le saint-siège en guerre plus ou moins ouverte
avec la plupart des éiats du continent. Léon XIII n'avait rien de
plus à cœur que de nouer des négociations avec les adversaires
de la curie. S'il n'a pu encore signer aucun traité de paix, s'il a
même vu de nouvelles puissances entrer à leur tour en lutte avec
la chaire apostolique, ce n'est pas lui qui a rouvert les hostilités,
qui a adressé aux neutres un ultimatum ni imaginé des casiis belli.
Là où il n'a pu conclure la paix, il s'est efforcé d'obtenir une trêve
ou d'adoucir les rigueurs de la guerre; là où il n'a pu éviter un
conflit, il n'a rien épargné pour le prévenir ou le retarder.
Il y a, dans les Évangiles, et chez le même évangèliste, deux
maximes contraires qui peuvent servir de devises à deux politiques
opposées. Dans saint Luc (xi, 23), le Christ dit : « Qui n'est pas avec
moi est contre moi ; » dans le même saint Luc (ix, 59) et dans saint
Marc (ix, 39) il dit : « Qui n'est pas contre vous est avec vous. »
La première de ces paroles eût pu servir de mot d'ordre a Pie IX,
la seconde à Léon Xlil. Au lieu de déclarer la guerre, il offre à tous
la paix. Rejetant le glaive de la parole si hai diment manié durant
trente ans par son prédécesseur, il s'est présenté à la société
moderne avec une branche d'olivier ou une palme à la main. Il a
renoncé à tancer les princes et les gouvernemens dans ses ency-
cliques, ou à les gourmander durement dans ses discours aux pèle-
rins. Il est descendu du Sinaï de Pie IX et a déposé les foudres de
son prédécesseur. Ce n'est pas lui qui traiterait un empereur ou un
326 REVUE DES DEUX MONDES.
chancelier d'Achab ou d'Attila. Il appelle sans scrupule « empe-
reur magnanime » celui que, la veille encore, son prédécesseur slig-
maiisait du nom de fléau de Dieu (1). II n'insiste pas pour qu'on
aille faire amende honorable à Canossa, et il ne laisserait pas un
souverain attendre l'absolution, les pieds nus dans la neige. Aux
violentes remontrances de l'apôtre, aux provocantes apostrophes
des prophètes, il préfère la courtoise politesse de la langue diplo-
matique. Si, dans ses bulles et ses brefs il recourt parfois aux éner-
giques métaphores d'Israël, c'est pour se conformer aux traditions
ecclésiastiques. Chez lui on retrouve l'ancien ambassadeur sous le
pape, et le nonce derrière le théologien.
Avec Léon XIII, le Vatican est redevenu politique, il a retrouvé
la finesse et l'habileté qui ont si longtemps fait la réputation de la
curie. Le pape, qui est lui-même son premier ministre, préside per-
sonnellement à toutes les négociations; à eu croire les indiscrets, il
a même parfois sa diplomatie en partie double, il sait, au besoin,
passer par-dessus ou par-dessous ses représentans attitrés. Toujours
est-il qu'il a pris pour secrétaires d'état des hommes bien supérieurs
par 1 intelligence de leur temps, sinon par la dextérité, au mondain
Antonelli, dont le grand art a été de se maintenir auprès d'un pape
aussi diiiérent de lui que Pie IX. Après la mort prématurée du car-
dinal Franchi, que la largeur de ses vues et sa connaissance du monde
moderne appelaient à égaler les plus célèbres ministres du saint-
siège, après la retraite du cardinal Nina, Léon XIII a rencontré dans
le cardinal Jacobini un collaborateur du plus fm discernement,
d'une expérience consommée, d'une instruction politique rare dans
toutes les chancelleries. L'homme le plus capable de représenter la
politique de modération du saint-siège et d'en diriger sous Léon XIII
les délicates négociations, était assurément l'ancien non 'O de Vienne,
qui, durant l'administration des constitut onnels allemands, avait su
empêcher l'Autnclie de rompre avec le Vatican pour ces délicates
questions d'école, partout la pierre d'achoDpement des relations du
cierge et de l'état, et qui, depuis l'avènement de la droite avec le
ministère Taalîe, avait su modérer l'ardeur des cathoUques et le zèle
intolérant du pieux Tyrol.
Rarement politique a été mieux dirigée ou mieux servie, et pour-
tant elle n'a eu, en somme, que des résultats médiocres, mêlés de
bien des déboires. S'il a remporté quelques succès, Léon XIII a dû
subir de sensibles échecs. Après plus <)e quatre ans de pontificat, on
ne saurait dire que la situation de l'église en Europe soit beaucoup
meilleure qu'au jour oii le cardinal Pecci avait, comme camerlingue,
frappé de son marteau d'ivoire le front refroidi de Pie IX en lui
(1) Lettre de Léon XIII au cardinal Nina, août 187S,
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 327
disant : Dormis ne? Les adversairesde tout compromis, les contemp-
teurs des habiletés diplomatiques ne se font pas faute de mur-
murer autour de Léon XIIl que sa politique de conciliation n'a pas
été plus heureuse que la prétendue intransigeance de son prédéces-
seur. La faute en est avant tout aux circonstances, au vent qui soulfle
dans l'air, à l'ardeur des luttes engagées, aux passions excitées de
part et d'autre. Les laits ont prouvé que les défiances, les ressenti-
mens, les préjugés mutuels sont parfois plus puis^ans que les hommes,
quelesgouvi rneraens, que les iiitérêts les plus manifestes. La modé-
ration, l'esprit de conciliation qu'il apportait lui-même, il ne dépen-
dait pas toujours de Léon XI II de le communiquer aux cabinets avec
lesquels le saint-siège traitait; si bizarre que cela semble, il n'était
même pas au pouvoir du nouveau pape de toujours les inspirer
aux catholiques, de faire partout prévaloir ses vues parmi le clergé
et les fidèles qui font profession de suivre docilement l'impulsion
du Vatican.
L'habile coopération qu'il a rencontrée dans ses secrétaires d'état
et ses nonces, Léon XIII est loin de l'avoir trouvée partout autour de
lui. Beaucoup des obstacles qui l'ont arrêté viennent des hommes ou
des partis dont il semblait devoir commander le concours. De là plu-
sieurs des mécomptes de sa politiqne, de là aussi les hésitations, les
apparentes contradictions, les équivoques ou les incohérences qu'on
lui a reprochées comme une inconséquence ou comme un manque
d'énergie.
Le [>ape, proclamé infaillible et vénéré comme un Christ vivant,
est obligé de con.pter avec les préventions de ses ouailles, avec les
rancunes, les passions ou les intérêts des partis qui se convient
du nom de catholiques. En dépit d'un mot fameux, l'immense milice
ecclésiastique n'est point une armée qui obéit mécaniquement aux
ordres de son général. Le clergé, et encore moins les catholiques des
difiéreuspavs, ne sauraient brusquement faire volte-fai esur un signe
de Rome. La trace d'un pontificat d'un tiers de siècle ne s'eiface pas
en une année, et l'esprit belliqueux de Pie iX anime toujours nombre
des plus zélés champions de l'église.
Dans le sacré-collège, dans l'épiscopat et le clergé, parmi les laïques,
dont, avec la prese, rinfluence s'est singulièrement accrue dans
l'église, on a, dès le début, manifesté avec plus ou moins de rete-
nue des défiances, des regrets pour ce qu'on appelait la pohtique
de concession et de compromis du nouveau pontife. A Rome, beau-
coup d'^ prélats ne cachaient pas qu'à leurs yeux, il n'y avait rien à
espérer de la part des gouvernemens modernes, que toute transac-
tion avec eux ne serait pour l'église qu'une duperie et une inu-
tile abdication. Au dehors, dans les divers états de l'Europe, les
'catholiques se trouvaient le plus souvent liés par des luttes et des
328 REVUli DES DEUX MONDES.
souffrances communes à des partis politiques dont il leur coûtait de
renier la compromettante solidarité. Ces répugnances, plus ou moins
naturelles, cette sourde opposition, devaient fatalement influer sur
l'attitude et les plans du saint-père, modifier sa conduite, parfois
même le mettre plus ou moins en désaccord avec ses idées ou
ses vues, le contraindre à des tergiversations et à des irrésolutions
qui tiennent aux conjonctures extérieures plutôt qu'à un défaut de
volonté, à un manque d'esprit de suite ou à un secret découra-
gement.
Par caractère comme par principe, en effet, Léon XIII est l'homme
le moins enclin à briser toutes les résistances, à imposer ses vues
de haute lutte. Les qualités de prudence et de patience, la modéra-
tion et l'esprit d'apaisement qu'il voulait apporter dans les relations
du saint-siège avec les étals, il les a naturellement déployés dane
le gouvernement intéiieur de l'église, cherchant à y étouffer les divi-
sions intestines, à y maintenir la concorde, sans prendre ouverte-
ment fait et cause pour aucun parti ou aucune tendance. D'un autre
côté, comme homme de tradition et d'autorité, il est désireux de
restaurer l'ascendant du sacré-collége et de l'épiscopat, parfois com-
promis par l'intrusion d'un laïcisme turbulent ou par les excès de
la centralisation romaine. Par là même il était plus qu'aucun pon-
tife disposé à écouter la voix des évêques, dont il cherchait à relever
les prérogatives, plus qu'aucun autre porté à ménager les suscep-
tibilités ou les préventions de son entourage.
Cette double détérence du pape et de l'homme envers l'épiscopat
ou le sacré-collège devait accroître ou, pour mieux dire, exagérer sa
circonspection naturelle, fortitier son penchant pour les tempéra-
mens et par suite pour la temp trisation. On prétend parfois décou-
vrir un contraste, un changement d'attitude, entre les premiers
mois et les dernières années de sou pontificat encore si court; si le
fait est fondé, c'en est là, je crois, l'explication.
En tout cas, Léon XIII a déjà éprouvé plusieurs fois que, si dévoués
que fussent les fils de l'église, il n'était pas toujours facile de les
diriger du fond de la cour de Saint-Damas. Cela s'est vu suriout dans
les pays où les catholiques forment des partis, politiques ou natio-
naux, régulièrement constitués. Laissant de côté l'Espagne et l'Ir-
lande, où le saint-père s'est parfois heurté à des difficultés du même
genre, la petite Belgique et la puissante Allemagne ont chacune à
leur manière montré que, pour le règlement des affaires ecclésias-
tiques, la papauté dans ses négociations avec le pouvoir civil n était
pas omnipotente. Dans l'église la plus unifiée du monde, les préju-
gés et les intérêts, locaux ou nationaux, sont encore un facteur que
l'on ne saurait négliger. Les partis, qui avec un zèle plus ou moins
désintéressé militent sous la bannière des clés de saint Pierre, sont
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 329
souvent plus exigeans, plus belliqueux ou opiniâtres que leur chef
nominal; ils ne se résignent pas toujours à déposer les arnies ou à
rester sur la défensive pour servir les conabinaisons du Fabius Cunc-
tator du Vatican.
La Belgique, un des pays que l'on se plaisait à regarder comme
un fief du saint-siège, a infligé au successeur de Pie IX une défaite
pénible. Les conseils de Léon XIII, en cela d'accord avec les plus
sages des parlementaires catholiques, n'ont pu triompher des répu-
gnances de l'archevêque de Malines et de ses suffragans. Tous les
efforts du pape pour atténuer, aux yeux du cabinet de Bruxelles, les
exigences d'un épiscopat qu'il ne pouvait désavouer, n'ont réussi
qu'à le faire accuser d'intrigue et de duplicité. Une partie des hbé-
raux a fait un crime au vicaire du Christ de recourir, comme un
prince de ce monde, aux artifices de la diplomatie, tandis que ses
naturels auxiliaires, les évêques, les professeurs de Louvain, le
clergé, s'employaient plus ou moins sciemment à déjouer sa poli-
tique. Jusqu'au Vatican, dans l'entourage même du souverain [)on-
tife, nombre des habitans du jialais apostolique se sont presque
ouvertement réjouis de l'échec de Léon XIII et du cardinal Nina
comme d'une démonstration de l'inanité de la poUtique de transac-
tion.
La rupture diplomatique du saint- siège et du noble petit royaume
qui semblait destiné à montrer que le catholicisme et la liberté poli-
tique n'ont rien d'incompatible, a peut-être été le plus grand
déboire de Léon XIII. La suppression de l'ambassade de Belgique
lui a été d'autant plus pénible qu'elle a été déterminée par les
témérités de l'épiscopat et qu'il avait lui-même occupé jadis la
nonciature de Bruxelles. C'est même dans ce pays parlementaire
par excellence, à l'école du roi Léopold, que Léon XIII semble avoir
fait son apprentissage politique.
Ce qui, pour le pape, rendait cette mésaventure de sa diplomatie
encore plus sensible, c'est qu'elle portait un coup à tous ses plans
et à tous ses calculs, à ce qu'on pourrait appeler son système.
Léon Xfll, depuis son avènement, n'a jamais caché son désir de
renouer avec les gouvernemens des rapports officiels ou officieux.
Faute de ministres attitrés de l'hérétique Angleterre ou de la Rus-
sie schismatique, il a été heureux de voir gravir les hauts escaliers
du Vatican aux envoyés plus ou moins avoués du tsar ou de M. Glad-
stone. Dans ses négociations avec les différens états, il ne paraît
pas avoir eu seulement en vue les intérêts de l'église en tel ou tel
pays, mais d'abord et avant tout l'intérêt du chef de la catholicité,
de la curie romaine. Léon XIII semble avoir eu pour premier objec-
tif de faire sortir le saint-siége de l'espèce d'isolement où l'avait
fait tomber la politique à outrance de Pie IX. Ce souci perce dans
330 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les démarches du souverain pontife en Allemagne, en Bel-
gique, en France même. Qu'il traite avec M. de Bismarck, avec
M. Frère-Orban, avec M. de Freycinet, Léon XIII s'est avant tout
motiiré jaloux de maintenir ou de rétablir des rapports diplomati-
ques entre le Vatican et les divers cabinets. Si peu amicale que
puisse être l'attitude des gouverneraens à l'égard de l'église, il
tient à ne pas rompre avec eux; s'il se produit un jour avec la
France une rupture analogue à celle que la cour romaine n'a pu
éviter avec la Belgique, l'initiative n'en viendra probablement pas
du sud des Alpes. Et cela n'est point uniquement esprit de modé-
ration ou longanimité chrétienne, désir de laisser retomber tous les
torts sur les adversaires de l'église, c'est avant tout prévoyance poli-
tique. Une pareille préoccupation se comprend sans peine dans la
position faite au saint -siège depuis l'incorporation de Rome au
royaume d'Italie.
Les ambassadeurs accrédités auprès du Vatican sont les derniers
témoins de l'ancienne royauté pontificale. Leur présence à Rome est
en quelque sorte une sanction internationale doimée par les gou-
vernemens étrangers à la souveraineté extiaterritoriale que recon-
naît encore au pape la loi italienne des garanties. Au fond même
c'est là, et non dans les lois votées au Monte-Citorio et au palais
Madame, qu'est la garantie la plus efTicace de l'indépendance du saint-
siége.
Or, le nombre des représentans des puissances auprès du Vatican
a plusieurs fois été sensiblement réduit, et il peut chaque jour l'être
davantage par le triomphe au-delà des monts des ennemis de l'église.
Il y avait à la mort de Pie IX plus d'un vide dans les rangs de ces
ambassadeurs qui, à certaines solennités, défilaient jadis en grand
uniforme sous les voûtes de Saint- Pierre pour aller recevoir, de la
main du pape, une palme ou un cierge. Ces vides, Léon XIII avait
à cœur de les combler; il craignait de voir toute la représentation
diplomatique auprès du saiut-siege réduite un jour à l'Autriche et à
l'Espagne, peut-être même à quelques républiques hispano-améri-
caines.
La Belgique est un état avec lequel le saint siège peut sans pré-
somption se flatter de renouer tôt ou tard ses ancif-nnes relations
diplomatiques. En attend mt, le départ du représentant du roi des
Belges a été plus que compensé par le retour d'un envoyé prus-
sien. Jusqu'à présent, c'est là le plus grand succès de la politique
de Léon Xlll. Il est inutile d'en signaler l'importance. Pour le Vati-
can, devenu une enclave du royaume d'Italie et en apparence à la
merci du Quirinal, ce n'était pas un mince avantage que d'avoir
ramené auprès du pape décourou-né un représentant officiel du plus
grand souverain prolestant du continent et de la première puissance
LE VATICAN ET lE QUIRINAL DEPUIS 1878, 331
militaire de l'Europe. On y voyait une sauvegarde pour le présent
et un gage pour l'avenir, si bien que, durant quelques mois, 1 Alle-
magne et l'Attila de Pie IX apparurent au palais apostolique comme
les championsprovidentielsclu saint-si^ge, comme les futurs restau-
rateurs de son indépendance temporelle.
ÏV.
On a eu beau s'en exagérer la portée, le rétablissement de la léga-
tion dont M. d'Arnim avait été le dernier titulaire, était par lui-
même une victoire de Rome; mais ce premier avantage, précaire de
sa nature, n'a pas eu tous les résultats qu'on paraissait en pouvoir
attendre. Les négociations officielles entre la curie et Berlin n'ont
pas marché plus vite que les négociations officieuses. Tour à tour
suspendues et reprises, changeant de face à chaque saison et plu-
sieurs fois sur le point d'être rompues, elles offrent depuis trois ans
Les plus singulières alternatives, et peuvent, avant d'aboutir, passer
par bien des phases encore. Quoique secondé par les sentimens per-
sonnels du vieil empereur Guillaume et par les embarras intérieurs
de M. de Bismarck, Léon XI II n'a pu signer la paix avec le restaura-
teur de l'empire germanique; il n'a obtenu qu'une trêve, et malgré
les penchans pacifiques des négociateurs, les hostilités peuvent un
jour ou l'autre reprendre ouvertement. L'accord de Rome et de Ber-
lin reste à la merci des brusques combinaisons du ministre le moins
scrupuleux sur les moyens et le moins jaloux de se montrer d'ac-
cord avec lui-même.
On paraît au Vatican ne pas s'être toujours fait une idée fort juste
du caractère et des vues du redoutable ermite de Yarzin. Jugeant
d'autrui par eux-mêmes, Léon XIII et ses conseillers semblent avoir
prêté à ce politique réaliste par excellence de grands rêves d'ave-
nir, de vastes conceptions idéales. On cherchait à se persuader qu'en
face des périls dont la révolution menace les trônes et les dynasties,
le grand chancelier emploierait ses dernières années à raffermir la
société ébranlée et à consolider les influences traditionnelles, que
voyant dans la religion la principale digue contre les débordemens
du flot démocratique, il travaillerait de ses mains à relever l'église
en Alleniagne et en Europe. De ce dominateur autoritaire, qui s'était
tant de fois compromis avec la révolution, on espérait une politique
de réparation et de restauration, systématiquement conservatrice
dans le grand sens du mot. C'était là une illusion analogue au songe
opposé des patriotes de l'Allemagne du Nord qui, liant le germa-
nisme et le protestantisme, voulaient, en 1872, voir dans le Riche-
lieu prussien un champion delà réforme, un continuateur de Luther
destiné à émanciper à la fois l'Allemagne du joug de la Rome papale
332 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la prépondérance française. Aucun homme d'état peut-être n'a,
ni dans un sens ni dans l'autre, moins sacrifié à l'idéalisme, aux
rêves désintéressés, aux utopies de l'avenir ou du passé. Pour lui,
alors même qu'il semble épris de chimères, ainsi que dans sa con-
version au socialisme d'état, tout au fond se réduit en expédiens.Si
chrétien, si monarchiste qu'il fasse profession de l'être, qu'il le soit
même sincèrement, la religion et la révolution sont à ses yeux des
forces dont il entend se servir pour ses fins sans jamais s'asservir aux
leurs. Pour lui, l'église et le socialisme peuvent être tour à tour des
adversaires ou des amis ; mais, pour lui, les alliés ne sont que des
instrumens qu'on change suivant les conjonctures. Dans sa prodi-
gieuse carrière il n'a eu qu'un but, la création, puis la consolidation
de l'empire de la Prusse en Allemagne. A cet égard, on pourrait le
rapprocher de notre indomptable compatriote, M. de Lesseps;
comme ce dernier, il n'a jamais en vue que son œuvre et le rêve
réalisé de sa vie, avec cette différence qu'on peut se flatter de per-
cer plusieurs isthmes, tandis qu'à moins de folie, on ne saurait pré-
tendre fonder plusieurs empires.
M. de Bismarck en a agi avec le pontife de Rome un peu comme
avec le calife de Gonstantinople, ne se faisant pas plus de scrupule
d'encourager les visions du panislamisme que les illusions de l'ul-
tramontanisme, laissant à l'occasion flotter au-dessus du Vatican,
comme devant Yldiz-Kiosk, le mirage de son tout-puissant appui.
Plus vastes étaient les espérances suscitées à la cour papale par ses
premières avances, et plus il en attendait de concessions pour ce
qui seul lui tenait à cœur, pour les affaires particulières de l'Alle-
magne. S'il n'en a pas obtenu davantage, c'est qu'après une courte
période d'enchantement, la curie a découvert l'inanité des grands
rêves fondés sur l'alliance prussienne.
Un des caractères des interminables négociations du saint-siège
et du chancelier, c'est que la pacification religieuse de l'Allemagne,
qui en semblait le seul objet, n'en était pour aucune des deux par-
ties ni l'unique ni peut-être le principal but. Si à cœur que le sou-
verain pontife eût la fin des souffrances de l'église en Prusse, ce
que le Vatican escomptait avant tout dans une réconciliation avec
Berlin, c'était l'amélioration de sa situation interQationale, c'était le
concours du nouvel empire vis-à-vis du jeune royaume dont le saint-
siège se dit le captif. Pour M. de Bismarck, la paix religieuse n'était
manifestement qu'un objet secondaire. L'essentiel, c'était d'amener
par la fin du Culturkampf un nouveau groupement des partis,
c'était, grâce au centre ultramontain, de faire passer ses projets par-
lementaires favoris. Si, après avoir paru tout près de signer un com-
promis, le Vatican et Varzin n'ont encore pu s'entendre, c'est en
partie que, des deux côtés, on s'est aperçu qu'on avait peu de chances
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 333
d'obtenir d'un traité de paix les avantages indirects qu'on s'en était
promis.
L'Europe connaît les procédés diplomatiques de M. de Bismarck;
ils se résument dans le Do ut des ou mieux dans le Da ut dem. Pour
lui, la politique est un véritable trafic et la diplomatie un marchan-
dage; avec lui des négociations sont une sorte de négoce. Outre
que ces habitudes mercantiles et ce principe de donnant donnant
sont d'une application difficile dans les affaires rehgieuses, avec une
église souvent liée par ses traditions, le Vatican n'était pas maître
de conclure avec « l'honnête courtier » de Berlin tous les marchés
qu'en attendait ce dernier.
Si le prince de Bismarck se résignait à rapporter plus ou moins
complètement les lois de mai, c'était moins pour mettre fin au
Culturkampf que dans l'intérêt de ses projets économiques et de sa
nouvelle politique protectionniste, que pour gagner les voix catholi-
ques à son récent socialisme d'état et aux nouveaux impôts, destinés
à rendre les finances du jeune empire indépendantes des subven-
tions de ses divers membres et des « contributions matricul^ires. »
Dans un des plateaux de la balance qui sert à son trafic politique, il
avait mis sa réforme favorite, le monopole du tabac; dans l'autre
les libertés de l'église catholique, et, après les avoir bien pesés, il
prétendait troquer l'un contre l'autre l'émancipation des lois de mai
et l'odieux monopole. La curie romaine n'a aucune raison spéciale
de s'intéresser aux fumeurs d'outre- Rhin ; elle eût été maîtresse que
le marché eût pu être conclu ; mais pour qu'il fût valable, il avait
besoin d'être ratifié par les catholiques allemands, et ces derniers
avaient contre cette ingénieuse convention des objections dont l'au-
torité de la cour romaine ne pouvait guère triompher.
Contradiction des choses humaines! le grand grief du gouverne-
ment prussien , le gtand grief de M. de Bismarck comme de M. Glad-
stone et de beaucoup d'hommes d'état contre la papauté et l'infail-
libilité papale, c'est qu'après le dogme proclamé en 1870, le pontife
romain est plus que jamais l'arbitre suprême des consciences catho-
liques, ainsi asservies à un souverain étranger. Or, par une volte-face
bien caractéristique de l'homme et de la politique, le grand-chan-
celier s'est tout d'un coup imaginé d'utiliser à son profit cette auto-
cratie spirituelle dont il avait si longtemps dénoncé les dangers (1).
Le jour où il a cru ne pouvoir mener à bonne fin ses projets sans
une réconciliation avec le centre catholique, M. de Bismarck a été
frapper directement à la porte du Vatican, se flattant d'en obtenir
(1) Il est à noter que M. Gladstone, oubliant son livre du Vaticanisme, a lui aussi
essayé sous main de s'assurer l'influence pontificale dans les affaires d'Irlande où le
bas clei'gé et une notable partie de l'épiscopat encourageaient les revendications de la
Landleague. Tel a été le but de la mission Errington.
33 Û REVUE DES DEUX MONDES.
de meilleures conditions que du cf ntre parlementaire, espérant en
finir plus vite et payer moins cher à Rome qu'à Berlin. C'est pour
cela qu'il a commencé par rétablir l'ambassade auprès du saint-
siège. Avec son aversion pour les chambres et son dédain des pré-
rogatives parlementaires, au lieu de régler la question des lois de
mai comme une affaire d'ordre intérieur dans l'enceinte législative
ou de négocier avec ses adversaires politiques, il a préféré passer
par-dessus leur tête et par-dessus le Landtag pour traiter de cabi-
net à cabinet, entre l'empereur-roi et le pape, ou mieux entre la
Wilhemsti-asse et la cour de Saint-Damas.
De cette façon, après s'être tant de fois plaint des empiétemens
de la curie, après avoir lutté durant des années pour soustraire
l'Allemagne à l'ingérence pontificale, il a lui-même fait appel à
Rome et convié indirectement le saint-.'iège à s'immiscer dans les
affaires intérieures de l'Allemagne en agissant sur le centre, en
pesant au besoin 3ur les catholiques, pour les amener à se soumettre
aux vœux du cabinet de Berlin. Lorsqu'il a recouru à ce procédé
inattendu, le chancelier ne s'est pas demandé s'il n'allait point s'in-
fliger un démenti, s'il ne risquait pas de donner un pernicieux
exemple, si c'était à lui d'enseigner aux catholiques allemands à
prendre leur mot d'ordre à Rome. Selon son habitude, il n'a envi-
sagé que le profit immédiat et le gain du jour, comptant bien, une
fois l'alïaire conclue, empêcher les sujets des Hohenzoilern de trop
souvent s'adresser à une autorité dont il a voulu lui-môme leur
imposer le joug.
Pourquoi cette combinaison, en a])parence si simple, n'a-t-elle
pas réut^si et semblt-t-elle ne devoir jamais donner au chancelier
tout ce qu'il en avait d'abord espéré? Cela tient avant tout à ce que
nous disions plus haut, à ce que, si omnipotent qu'il paraisse, le
saint-siège ne peut toujours disposer à son gré des voix catholiques
des divers pays, ni faire manœuvrer au commandement les partis
nationaux rangés sous les bannières de l'église. Comme on le f;ré-
voyait ici même, dès le début de ces longues négociations, M. de Bis-
marck se trompait en se figurant qu'il suffisait que le saint-père
ordonnât à M. Windthorstde devenir ministériel pour que M. Windt-
horst s'exécutât (1). Le centre ultramontain, de même que tout parti
constitué, a ses vues et ses intérêts propres, ses engagemeus et ses
alliances, et, si désireux qu'il soit de la paix religieuse, si respec-
tueux qu'il se muutre de la chaire apostolique, il ne peut tout leur
sacrifier ; il ne peut surtout leur immoler ce qui, sur le sol natal, fait
sa force et sa popularité.
De même_^que la droite catholique en Belgique, le a centre » est
(1) Voyez Tarticle de G. Valbert dans la Revue du 1" février 1870.
LE VATICAN ET LE QUIRTNAL DEPUIS 1878. 335
autant un parti politique que religieux : pour obtenir l'abrogation
des lois de mai, il n'entend ni s'annihiler ni se dissoudre. Or, l'en-
tière soumission aux projt-ts économiques du chancelier et le vote
du monopole du tabac risqueraient d'être pour lui plus qu'une abdi-
cation, un suicide. Les précaires avanta^^es que le prince de Bis-
marck prétend leur vendre aussi cher, les amis de M. Windthorst
se flattent de les conquérir sur le champ de bataille parlemen-
taire. En attendant, loin de licencier leurs troupes, ils refusent de
désarmer, et imitant la tactique même de leur grand adversaire, ils
se portent tantôt à droite, tantôt à gauche, selon l'intérêt du moment.
Ils nouent et dénouent leurs alliances sans plus de scrupules que le
chancelier, se flattant de l'user peu à peu, et par leurs rapides évo-
lutions continuant à lui rendre impossible la formation d'une majo-
rité gouvernementale. Confia ns dans leur force e^ sûrs de leur ter-
rain, ils prétendent mieux juger des chances de la liute des bords
de la Sprée que de ceux du Tibre.
Tandis que M. de Bismarck semble enclin à rendre le Vatican
responsable de l'opiniâtreté et des manœuvres du centre, le centre
encourage le Vatican à la résistance ; il lui recommande de ne céder
ni pour les sièges épiscopaux vacans ni pour la déclaration des
nominations ecclésiastiques. M. de Bismarck a eu beau faire mine
de s'engager sur la voie de Canossa, c'est M. Windthorst et non
le pape Léon XIII ou le cardinal Jacobini, qui reste le leader des
« ultramontains » allemands.
Dans ces interminables négociations, la curie ne se heurte pas
seulement aux intérêts politiques de ses défenseurs laïques, mais
pariois aussi aux prétentions, aux rancunes, à l'ardeur belliqueuse de
sa milice ecclésiastique. Bien qu'il ait une autorité plus directe sur
l'épiscopat et le clergé, le samt-siège ne peut toujours faire taire
leur zèle ou leurs su>cepiibilités; il ne peut leur faire oublier leurs
souffrances ni sacrifier sans compensation au désir de la paix les
plus illustres athlètes de ce long combat. Il faudrait de bien grandes
concessions de la part de l'Allemagne pour justifier aux yeux de
leurs ouailles l'abandon des archevêques de Cologne et de Posen.
Puis, quand on trouverait moyen de pourvoir d'un commun accord
tous les sièges vacans en droit ou en fait, les nouveaux titulaires
pourraient encore parfois se laisser entraîner à des provocations ou
des imprudences. Ou l'a vu récemment par l'exemple du prince-
évêque de Breslau; l'ancien curé de Sainte-Hedwige de Berlin, dont
le passé semblait garantir l'avenir, M^-- Herzog, n'avait sans doute
pas consulté Bome avant de publier son mandement sur les mariages
mixtes. Après une guerre aussi longue et ardente que celle déchaî-
née par le Cidturkampf, le Vatican ne saurait inspirer à tous les
combattans d'hier un esprit de paix et de soumission. Quand on a
336 REVUE DES DEUX MONDES,
soulevé d'aussi violentes tempêtes, aucun Quos ego ne peut subite-
ment calmer Irs flots. Aussi, malgré les intentions conciliantes du
saint-père et la lassitude du gouvernement allemand, la situation
religieuse de l'Allemagne reste-t-elle toujours précaire, à la discré-
tion d'un ministre prompt à tous les reviremens, à la merci des pas-
sions ou des calculs des partis extrêmes.
V.
De l'autre côté des Vosges, chez le peuple qui, du vue siècle au
XIX®, s'était montré le soldat de l'église, chez les vaincus de 1870,
Léon XIII, à son avènement, ne rencontrait pas de moindres difficul-
tés que dans le nouvel empire germanique. Si la France et le saint-
siège étaient officiellement en paix, si entre eux restait toujours en
vigueur le grand traité de 1801, les hommes au pouvoir ne dissi-
mulaient pas leur hostilité contre l'église. Le gouvernement, glis-
sant de main en main, semblait près d' échoir aux partis dont toute
la politique se résume dans la haine du catholicisme et qui, pour
la république à peine affermie, ne paraissent concevoir d'autre mis-
sion que de déraciner le christianisme. Cette campagne de paroles
blessantes et de mesures de défiance, tout ce système de taquine-
ries et de vexations contre le clergé , Léon XIII , malgré certains
conseils, s'est efforcé d'en adoucir les rigueurs et de l'empêcher de
dégénérer en guerre ouverte entre l'état et le saint- siège. C'est
peut-être en France, en face des gouvernemens ou des partis qui
lui étaient le plus foncièrement hostiles, que Léon XIII s'est mon-
tré le plus modéré et le plus prudent. Aux actes les moins amicaux
des gouvernans, aux menaces bruyantes, aux injures, aux cris de
guerre du radicalisme, Léon XIII, en dehors des solennelles objur-
gations et des virulentes métaphores qui constituent les lieux-com-
muns des bulles papales , n'a guère répondu que par des préve-
nances et de bons procédés, évitant de donner aucune prise au
mauvais vouloir du gouvernement français, acceptant sans résis-
tance ses choix épiscopaux, et, alors que tant d'ennemis harcelaient
chez nous Je clergé, maintenant au dehors, en Orient, la vieille
solidarité de la France et du saint-siège, nous donnant même, au
besoin, à Tunis un concours qui n'est point à dédaigner.
Dans cette politique d'apaisement, Léon XIII s'était associé un
nonce fait pour en personnifier l'esprit. Homme d'église, jeté au
milieu de politiciens libres penseurs qu'effarouchait le costume
ecclésiastique; homme du monde aux manières élégantes, aux tra-
ditions aristocratiques, perdu dans les salons démocratisés de nos
ministères; sans préjugés vis-à-vis des partis comme sans pré-
vention contre les personnes; unissant à la souplesse slave la finesse
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 337
italienne, le représentant du pape, sans craindre le scandale des
bonnes âmes ou la mauvaise humeur des mondains, avait su nouer
d'excelinnles relations personnelles avec l'Elysée et le quai d'Orsay,
avec des ministre^! hérélicjues ou positivistes. Malgré le parii-pris
auquel il se heu riait, en dépit des obstacles inconsidérément jetés
sur sa route par quelques-uns de ceux qui eussent dû la lui apla-
nir, M. Czicki eût remporté des succès s'il avait été en face de
véritables hommes d'état, si les all'aires se décidaient encore de
cabinet à cabinet, et non dans l'ombre des couloirs des chambres
ou dans les conciliabules d'anonymes comités électoraux. iN a-t-il
pu gagner des adversaires qui ne se sentaient pas toujours la liberté
d'agir à leur guise ou l'énergie de céder à leurs secrètes convic-
tions, le dernier nonce n'en a pas moins bien mérité du saint-siège
en modérant le zèle imprudent de ses amis et en enlevant des
armes à l'hostilité de ses ennemis. JN'a-t-il su épargner à l'église
certaines épreuves, il a parfois pu contribuer à en tempérer les
rigueurs et à éloigner des extrémités auxquelles on semblait pous-
ser des deux bords opposés. Il a, en tout cas, montré à tous ceux
qui ne ferment pas volontairement les yeux que, pour le maintien de
la paix religieuse, la France républicaine avait tout prolit à rester
en relations diplomatiques avec le saint-siège et à ne point dénon-
cer le traité bientôt séculaire du concordat. N'eût-il rien fait d'autre,
le cardinal Czacki n'aurait pas en vain usé ses forces et compromis
sa santé.
De toutes les négociations entamées sous Léon XIU, les plus
curieuses et les plus caractéristiques de sa politique, celles qui,
dans leur insuccès même, font peut-être le plus d'honcenr à son sens
pratique, sont les secrètes négociations engagées entre M. (Czacki et
M. de Freycinet h propos des congrégations, avant l'exécution des
décrets de mars. tJien qu'on lui ait attribué peu de goût pour l'es-
prit de la compagnie de Jésus, Léon XllI n'était assurément pas
hom.ne à renouveler envers elle le procédé radical de Clément XIV.
La papauté ne pouvait se résigner à pareille amputatiou que sous
la pression unanime des cabinets, alors qu'en cédant à leurs désirs,
elle semb!ait en droit d'espérer le concours actif des gouveri-ie-
mens. S'il ne lui était pas permis de sacrifier un ordre religieux
pour en préserver un autre, Léon Xlll s'est gardé d'adopter la poli-
tique intransigeante du tout ou rien. Au lieu de se borner à d'im-
puissantes récriminations ou de brandir l'épée surannée de l'ex-
communication, il a recouru à la diplomatie. Il ne s'est pas fait
scrupule de traiter avec les auteurs des lois sacrilèges ni de paraître
leur faire des concessions. Au lieu de venger les jésuites, irrépara-
blement frappés, il a cherché les moyens de sauver les autres con-
TOME LIV. — 1882. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
gréf?ations en leur faisant donner satisraction au ^ouvernennent de la
réput>li(iiïe, sans allaiblir les droits juridiques et la sitiiatioi» légale
des associations en cause. Ce moyeif), on s'était flatté de le trouver
dans une déclaration qui, de la part des ordres monastiques, n'était
guère moins qu'une reconnaissance formelle de la république,, un
acte de loyalisme non sans analogie avec le serment imposé en cer-
tains états au clergé. Aussi pareil engagement excitaii-il l'indigna-
tion des plus ardens 7élaieurs de l'uliramontanisme et soulevait-il
là répulsion des politiques qui voulaient faire du catholicisme le
patrimoine et l'instrument d'un parti. Si cette solution a échoué,
c'est que, derrière le ministère responsable, se cachaient des
influences ennemies de toute conciliation, systématiquement déci-
dées cà jeter la France dans un CuUurkumpf afin d'occuper l'humeur
inquiète du pays, de donner aux appétits de la démocratie un os
à ronger, de distraire les masses des grands problèmes politiques
et économiques; c'est qu'en réalité, le pouvoir efïectit était aux
mains d'hommes qui, par un spécieux calcul, professent que, dans
un pays libre , il doit toujours y avoir une question , pour ne pas
dire une plaie, ouverte, et que la question religieuse est encore la
moins périlleuse de toutes, la plus facile à faire traîner en lon-
gueur et la moins aisée à envenimer, la plus avantageuse pour le
charlatanisme des empiriques en même temps que b moins grave
pour la santé de l'état.
Les avances consenties par le représentant du pape ont beau
avoir été repoussées et le saint-siège avoir ainsi inutilement froissé
nombre de ses entans; les décrets de mars, qui ne semblaient
d'abord qu'un épouvantail , ont beau avoir été appliqués au tran-
quille trappiste et au libéral dominicain, aussi bien qu'au remuant
jésuite; l'église enfin, menacée dans ses écoles, dans le recrute-
ment de ses prêtres, dans ses moyens matériels d'existence, a eu
beau ?e trouver en face de nouveaux périls, les zelanti de l'ultramon-
tanisme, les fougueux preneurs des anathèmes ont eu la douleur de
ne pas voir les foudres romaines s'abattre sur la tête des « persé-
cuteurs. » Le saint-père ne leur a même pas donné la consolation
de retirer de Paris son représentant. Taudis que l'Italie laissait son
ambassade en France vacante, le vicaire du Christ est demeuré en
relations oITicielles avec la république française. Le nonce pontifical
a, comme leur doyen, continué à offrir chaque année au président
de la république les vœux des représentans des puissances, et,
durant le court ministère du lA novembre, on a vu l'envoyé du pape,
assis en face du ministre des afl^xires étrangères, présider de bonne
grâce les dîners diplomatiques de l'auteur de la formule: « Le clé-
ricalisme, voilà l'ennemi! »
C'est qu'à l'inverse de certains conseillers, Léon Xlll tient à ne
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 339
pas rompre avec la fille aînée de l'église, alors même qu'elle semble
mettre sa jiloire à n'être plus que la fille aînée de la révolution. En
dépit des efforts déployés autour de lui par les partis intéressés à
enrôler le saint-siège dans leurs rangs, le Vatican n'enlend pas épou-
ser leurs querelles; lise refuse obstinément à s'inléoder aux ennemis
déclarés de la république. La papauté se garde de faire cause com-
mune avec ceux qui proclament que hors la monarchie pas de salut;
c'est là un dogme que Rome ne veut pas inscrire dans son caté-
chisme. Léon XIII a beau n'avoir guère à se féliciter des républi-
cains, s'il déplore dans ses discours ou ses bulles certains de leurs
actes, il ne néglige aucune occasion de répéter que l'église est
indifférente aux formes de gouvernement, qu'elle peut aussi bien
frayer avec les républiques qu'avec les monarchies. Il prend soin
de l'écrire lui-même à l'archevêque de Paris au lendemain des
décrets contre les congrégations. Au Vatican , du reste , on est
assez loin et assez haut pour apercevoir le tort presque irréparable
que s'est pour longtemps fait le clergé français en se laissant
bruyamment associer par le 16 mai 1877, comme par le 2A mai
1873, aux revendications des partis monarchiques. On sent que,
dans un pays comme la France, où les révolutions ont coupé les
racines souterraines de la monarchie, toute alliance de l'église avec
les partisans des dynasties déchues tourne inévitablement contre
elle, car, après la défaite, c'est toujours au clergé de payer les frais
de la guerre. S'il ne tenait qu'à Rome, toute compromission de ce
genre aurait depuis longtemps cessé : le Vatican ne se soucie point
de voir le clergé s'infliger volontairement le supplice de Mézence;
iïïais, ici encore, bien que dans la majorité de l'épiscopat, Rome
ait rencontré plus de prudente docihté qu'en Belgique, si ses efforts
ont été déjoués, cela tient en partie à ce que, dans le clergé et
parmi les laïques surtout, les cathohques ont été moins sages ou
moins clairvoyans que leur chef.
Cette patience, cette longanimité du Vatican vis-à-vis de la France
républicaine n'est point uniquement, comme on l'imagine parfois
chez nous, une tactique hypocrite, inspirée par les nécessités du
moment. Devant la marée niontante de la démocratie, la papauté
ne veut pas lier indissolublement sa cause à celle des monarchies.
Depuis 1870, en tout cas, le saint-siège est personnellement
beaucoup moins intéressé au maintien des trônes. S'il a des griefs
contre les républiques, il n'a pas eu toujours à se louer des dynas-
ties : laquelle n'a une fois chassé des moines et réprimé le clergé?
Depuis la {)erte du pouvoir temporel, depuis que le pape n'a plus
sa place parmi les souverains, le Vatican redoute peut-être moins
l'avènement de la république, au nord ou au sud des Alpes, que
340 REVDE DES DEUX MONDES.
ne se le figurent d'ordinaire catholiques et libres penseurs. Devant
les perspectives qui épouvantent la plupart des conservateurs politi-
ques, il [)eut entrevoir des chances d'un rôle nouveau, des occasions
de revanche pour l'église. Certes, par dèlérence pour les monar-
chies dont il peut encore espérer le concours, non moins que par
méfiance pour la démocratie qui, en Europe, n'a rien épargné pour
s'aliéner l'église; par respect de l'esprit traditionnel et du principe
d'autorité, dont la papauté se donne comme la plus haute person-
nification, auiantqie par antagonisme avec la rév(,luiion, qui n'en
veut pas moins à l'église qu'aux rois, le saint-siège n'est nullement
enclin à précipiter le cours des destinées de l'Eui'ope, à aplanir les
voies des transformations possibles, à ébranler de ses mains ce que
d'autres minent sourdement ; mais la catastrophe, si elle devait jamais
venir, ne le prendrait probablement pas au dépourvu, et, avec l'ad-
mirable souplesse dont il a donné tant de preuves, elle le trouverait
peut-être prêt à tirer parti du bouleversement intérieur des états.
En attendant l'heure de ces hypothétiques révolutions, le Vatican
continue à montrer aux souverains et aux états la religion comme
la seule base de l'ordre social et de la fidélité des peuples. Une des
raisons pour lesquelles le saint-siège est aujourd'hui loin de faire
des vœux pour la chute des trônes, c'est que la papauté n'a point
désespéré de reprendre sa place parmi les rois de ce monde. Elle
compte encore sur eux pour l'aiier tôt ou tnrd dans cette restaura-
tion. Le jour où elle viendrait à perdre toute foi dans l'appui des
couronnes, la papauté ne serait pas loin de s'en détacher et de
tenter d'autres voies, dussent-elles être périlleuses. Si Rome arrivait
àse persuader que la monarchie ne peut être relevée pour le succes-
seur de saint Pierre, elle se résignerait aisément à la voir s'écrouler
partout autour d'elle, dans son voi-inage immédiat particulière-
ment. Un jour viendra peut-être où l'on entendra dire : Si le vicaire
du Christ ne doit plus être roi, plus de roi!
Avec la monarchie italienne la papauté a déjà une attitude toute
spéciale, radicalement différente de celle qu'elle affiche vis-à-vis
de tous les gouvernemens. Tandis qu'à tous les états, à tous les
régimes, catholiques ou non, le saint-siège fait des avances significa-
tiyes, Léon XIII est demeuré en face du gouvernement italien, dans
une réserve absolue, ne tentant rien, n'offrant rien, se montrant,
avec un peu plus de retenue dans la forme, non moins inflexible que
son prédécesseur. Et cela vis-à-vis du gouvernement qui semblait
le plus en droit de compter sur la modération du souverain pontife,
dans l'état où le clergé et les catholiques étaient le plus désireux de
voir une réconciliation, le plus disposés à lui faire des sacrifices.
C'est là, où les idées de transaction eussent été le mieux accueillies
LE VATICAN ET LE QUIRINAL DEPUIS 1878. 3^1
des pouvoirs civils et de la masse des fidèles, que Léon XITI s'en
est le plus délibérément écarté ou qu'il a manifesté le plus d'exi-
gences. D'où vient ce contraste entre la condescendance du pape en
dehors de la péninsule et sa raideur à Rome? Pourquoi faut-il dire:
Vérité au-delà des Alpes, erreur en-deçà? C'est qu'en Italie la
monarchie unitaire s'est faite aux dépens des états de l'église, et le
pape, qui vit en paix avec les républiques les nioins cléricales, ne
veut puint d'accommodement avec la dynastie installée dans son
palais du Quirinal.
Le plan de Léon XIII, en ceignant la tiare, semble avoir été de
signer la paix avec les autres gouvernemens, de s'en faire si pos-
sible des amis ou des alliés, pour concentrer tous ses efïorts sur
l'Italie et peser de tout le poids de la chrétienté sur elle. Dans la
liquidation de la succession de Pie IX, Léon XIII aurait voulu s'ar-
ranger à l'amiable avec les débiteurs étrangers, pour être mieux à
même de faire valoir ses droits sur l'antique héritage du saint-sièt^e
et revendiquer la propriété de la maison où il habite. Au milieu de
toutes les difficultés où se trouve engagée l'église sur tant de points
du globe, la question capitale pour le Vatican, celle qui toujours
prime les autres, c'est la question romaine, c'est celle de sa demeure,
de sa vie domesti |ue. Et l'on ne saurait s'en étonner; ce qui est en
jeu au delà des Alpes, en Allemagne, en France, en Suisse, en Bel-
gique, en Irlande, en Pologne, c'est bien l'église catholique, mais
ce n'est qu'une partie, qu'un membre de l'église. A Rome, au con-
traire, ce qui est en jeu, c'est la papauté même, c'est-à-dire la tête
et le cœur du catholicisme. Une seule chose peut surprendre, c'est
la décision et l'insistance avec laquelle un homme qui pèse ses
paroles comme Léon XIII se plaît à proclamer et à répéter solen-
nellement que la situation actuelle du saint-siège est intolérable.
C'est là un grand mot qui semble devoir engager à de grandes
résolutions. Le sort du saint-siège, depuis 1870, depuis la mort de
Pie IX surtout, est-il aussi pénible et précaire que persiste à l'affir-
mer le saint-père? Quels sont les motil's de ses doléances, quels
sont ses espérances et ses calculs, quels sont les sentimeus de ses
amis et de ses adversaires? de qiielle manière peut se dénouer ce
problème que le Vatican se refuse à considérer connue résolu? Ce
sont là des questions qu'on ne peut trancher sans jeter un coup d'œil
sur les conditions de l'Italie actuelle et de la monarchie de Savoie,
sans voir ce que la papauLé et la royauté peuvent craindre ou espé-
rer l'une de l'autre.
Anatole Leroy-Beauiieu.
DANS LE MONDE
DBRNIERB PARTI HT (1)
XII.
Les deux hautes portes cochères peintes en vert sombre de
l'hôtel Riva étaient closes, au contraire de ce qui avait lieu d'habi-
tude le vendredi, jour de réception de la princesse, où, larges
ouvertes pour l'entrée et la sortie des voitures, elles laissaient voir
aux passans la grande cour sablée, pleine d'équipages, et le vaste
perron dont les marches de pierre étaient sans cesse gravies et des-
cendues par des pieds féminins, quelquefois un peu longs, mais
presque toujours minces et de forme patricienne. — Le suisse,
interrogé par Trémont, apprit au visiteur que la princesse avait
tenu, la semaine précédente, ses dernières assises du vendredi,
mais que, néanmoins, elle était chez elle, venant de rentrer.
L'hôtel Riva est célèbre dans toutes les capitales du monde civi-
lisé; il n'est guère de souverain en rupture de trône, ou de prince
héritier voyageant pour son instruction ou son plaisir, qui n'y ait été
reçu au milieu d'invités choisis; on y mange, on y danse, on s'y
décolleté en noble compagnie, quoique, là comme ailleurs, les infil-
trations de l'argent dans la société s'accusent parfois en taches déplai-
santes sur le fond aristocratique des réunions triées. C'est là que
(t) Voyez la Bévue du 15 octobre et du l""" novembre.
DANS LE MONDE. 3 A3
se trouvent les colonnes d'Hercule du luxe contemporain; plus
loin, il n'y a rien que la féerie, le rêve et l'absurde. Di-puis le ves-
tibule, où se tient en permanence une escouade de laquais pou-
drés et molletés à ravir, jusqu'à la salle de bains, où se voient des
robinets d'argent ciselé ayant authentiquement pleuré sur le corps
quasi royal de la Ponif)adour, tout est riche, éblouis^^ant, splendide,
— trop riche, trop éblouissant, trop sp'endide pour une femme
dont le mari rattache sa lilialion à une illustre gnis de la république
romaine et qui a Tair de prendre au sérieux celte facétie généalo-
gique.
Roger fut reçu dans un petit salon Louis XV. La princesse, ainsi
que la plupai-t des femmes aimant les joyeusetés de la vie parmi
les recherches et les conventions du monde, est particulièrement
éprise de cettç époque, entre toutes aimable par ses élégances dé-
braillées, de môme qu'une infinité de mondaines plus cha^tes ou
plus réservées se montrent entichées du Louis XVI, plus pur
comme goût et comme reflet de mœurs, plus poétique surtout, grâce
au souvenir de celle qui est restée la Reine, connue saint Paul,
rApôtre,comme Aristote, le Philosophe. La décoration, tout autant
que l'ameublement de l'hôteU se ressent forcément de celte prédi-
lection marquée, et les guirlandes, les volutes, les médaillons, tout
le fouillis rococo de l'ornemematron surchargée de ce style courti-
sanesque du règne du La France de Du Bari7 déshonore les murailles,
les corniches, les plafonds d'un grand nombre de pièces de cette
demeure princière, qui, pourtant, par ses dimensions, est plutôt un
palais de souveraine qu'une bonbonnière à favorile. Donc, la prin-
cesse aime le Louis XV, et une de ses prétentions est d'être, elle
aussi, du temps. Elle y met tout son art, qui est grand, tout son
aplomb, qui est immense, toute sa grâce, qui est réelle, et toute son
inconduile,quiest prodigieuse; s'il manque quelque chose a la res-
titution du type, la faute n'en est point à elle, mais au travail
destructeur des années et des révolutions, qui a brisé le cadre social
où pouvaient sans discordance s'épanouir les attraits légers d'une
trop légère société. D'ailleurs, toutes les tentatives de pastiche
s'exerçant sur les mœurs sont d'avance condamnées, ce qui explique
que les grandes dames de la cour impériale, qui, de 1865 à 1870,
ont joué au xviii* siècle comme on joue aucorbillon, soient restées., ,
Napoléon III.
— Eh bien! plus trace de cette chute affreuse? dit la princesse
avec son sourire des jours de branle-bas.
Et, tout de suite, elle se mit à être aimable comme lorsqu'elle
tenait à plaire, avec cet entrain de coquetterie, cet élan de provoca-
tion, cet en-avant du geste et de la tenue, qui disaient son insou-
ciance et son mépris du licite, du convenable, de la pudeur. —
3Â4 BEVUE DES DEUX MONDES.
Pour la première fois, elle tenait Roger sous son regard librement
expn^ssiC, en un vrai tête-à-tête, et cette femme mince, un peu
longue, élégante, gracieuse, mais non jolie, quoique séduisante en
somme, dont le peiit œil de couleur hrune, atjrandi et ombré au
crayon noir, ne se baissait et ne se dérobait jamais que par tac-
tique, troublait profondément le jeune homme. Mais il la voyait
d'autant moins dé-irnble qu'elle s'oflVait davantage, et un vague
état de malaise ne tarda pas à devenir son impression dominante.
Il liouvait, d'ailleurs, aux manèges de l'entrepretiante princesse
comme un manque de grâce, — la gaucherie qui accompagne toutes
les dérogea.^ces. Aussi cherchait-il en vain des mois et des atti-
tudes qui fussent en situation.
— Oui, disait la princesse, attribuant à la timidité le maintien
désespérément décent de son interlocuteur, il y a des hommr's qui
se croient tout permis avec une femme moralement divorcée, et le
personnage d'Ariane est souvent bien difficile à tenir dans le monde.
Les hommes d'un certain âgn surtout sont incroyables d'aplomb et
d'impertinence. Comme si l'on avait, en général, la tentation de
courir les petits sentiers en compagnie d'un barbon! Pour être à
l'abri des attaques de ces vieux voltigeurs et des atteintes de la
méchanceté qui leur sert souvent à venger leurs défaites, il faudrait
avoir le courage de se cloîtrer, et on ne l'a pas toujours.
— Heureusement! dit Roger avec un sourire aimable, quoique
dépourvu de conviction,
— Rah' cela vous est bien égal; à votre âge, on ne tourne guère
autour de femmes comme moi... comme nous, pourrais-je dire, car
nous sommes pas mal d'esseulées, pas mal de victimes d'un mau-
vais appareillement, mariées de loin, trop ou pas assez... Et même,
tenez, c'est ce qui me plaît de la jeunesse actuelle; elle est bien plus
tranquille, bien moins... comment dirai-je? bien moins chercheuse
d'aventures que l'ex-jeunesse...
tt, tout en dét-itant ses petites phrases provocatrices, où elle
mettait un soupçon d'ironie avec un rien d'apparente franchise, de
manière à pousser aussi loin que possible sans avoir l'air de se cou-
per par trop délibérément la retraite, elle avait dés clins d'œil qui
avivaient et modéraient tour à tour la flamme de sa prunelle, jon-
glant avec ses regards comme un acrobate japonais avec des cou-
teaux. Sa svelte et serpentine personne semblait, par instans, se
dresser avec le mouvement de tête d'une couleuvre qui s'oriente,
puis, dans un repliement soudain, se pelotonnait au fond du petit
fauteuil de salin brodé où elle était assise, comme si, ayant flairé,
dans une réplique ou dans une interrogation de Roger, un vestige
de tendresse ou une velléité d'attaque, elle fût retombée sur elle-
même, rassurée ou déconfite. — A ce jeu, un homme finit toujours
DANS LE MONDE, 345
par être pris, et la femme qui a le front de recourir à de pareils
procédés Ci^t d'avance assurée de vaincre.
11 n'y eut plus bientôt pour Roger à se demonder quelle femme
était cette piincesse, ni juscju'où elle pouvait descendre : elle était
toute-puissanie avec ses appétits de vice, son habitude de la con-
quête et son inébranlable aplomb qu'étayaient encore sa fortune et
son rang; et la preuve, c'est que lui, tout à l'heure rebelle à l'en-
sorcellement, le voilà niaintenant presque aux pieds de la sorcière,
penché vers le petit fauteuil, résolument aimable, sur le puint de
devenir entreprenant.
Les choses en étaient là, — c'est-à-dire un peu plus loin qu'il n'est
utile de les mener dans un salon, — quand des pas se firent en-
tendre derrière la porte. Roger n'eut que le temps de reprendre une
posture de visiteur honnête, et un valet introduisit le baron de
Rochegarde.
C'était un homme d'extérieur charmant que le frère de Made-
leine, quoiqu'il fût visiblement ("aiigué par le jeu. — Les femmes
dessèchent et le jeu brûle, comme disait le marquis du Gasc, qui
n'était ni desséché ni brûlé. — La taille était haute et fine; l'allure,
de distinction bien française, ni raide ni ondulante ; la tête imper-
tinente, d'une impertinence renforcée, grâce au monocle de l'œil
droit, mais cependant agréable, par suite de l'hanrionie des traits.
La princesse et Roger avaient repris leurs places et leur dignité
respectives avant l'entrée du baron, juste à temps pour qu'on ne
vît rien de leur façon de comprendre les visites. Mais il régnait un
froid qui ne pouvait manquer de faire entendre au nouveau-venu
qu'il était arrivé mal à propos. Après les trois secondes de silence
qui avaient suivi les premières paroles échangées et que Ruchegarde
avait eiuployées à une courte inspection, ainsi qu'à un sourire
presque intérieur, tant l'ironie en avait été discrète, la princesse mit
sur le tapis la fin prochaine de ce que les Londoniens appellent la
saison, et le baron, avec son aisance habituelle, cau-a, non sans
esprit et tout à fait comme s'il n'eût rien remarqué. Il avait seule-
ment un regard un peu vague, — un regard d'homme gênant qui
est gêné, tout en ayant trop d'usage pour le laisser voir.
Roger pestait à part lui contre l'intru-^, et ce, d'autant plus sin-
cèrement qu'il ne l'aimait guère. Il se souvenait de ce (fu'avait été
le personnage en sa première jeufiesse, alors que, possédant encore
un maigre patrimoine qui eût pu faire une dot pour iVladeleine, il
était \eim à Paris dissiper ces chétives ressources, sans même savoir
discerner nettement de ce qui lui appartenait en |)ropre ce qui
revenait à sa sœur. Puis, venait le souvenir des bruits fâcheux
ajant couru sur ce geinilhomme un instant dépenaillé, à qui la
fréquentation des cercles borgnes n'avait pas tardé à faire d'agréa
346 REVDE DES DEUX MONDES.
bles revenus. Et c'étaient encore certains racontars, chuchotes plus
bas. où il était qnestioii d'argent einirrunté sur pamle et non rendu ;
c'était aussi l'interprétaiioi) donnée à la vie très large que menait
ouvertement Rochegaide depuis le mariage de sa SfBur, sans avoir
même essayé de demander au travail l'aisance dont il avait si grand
besoin. — Tout cela n'était pas de nature à lendre sympathique l'é-
légant baron, et s'il eût « u le coup d'où! et le poignet moins sûrs à
de certains jeux plus sérieux que le baccarat et l'écarté, on le lui
eût l)ien montré. Mais ce n'était pas un grec, après tout, un homme
à qui l'on pût refuser toute espèce de partie, et il avait soin d'être
toujours assez arrogant pour qu'on fijt en demeure de l'insulter en
face ou de lui faire bon visage; aussi lui souriait-on, sauf à se dé-
dommager derrière son dos par de lâches clabauderies ; plus pru-
dens que des roquets, les hommes de son monde ne lui aboyaient
point aux jambes, attendant qu'il eût fermé la porte en s'en allant
pour donner de la voix sur sa trace. Héritier du caractère de sa
race, moins l'honneur, on avait retrouvé en lui, dès le début de sa
carrière d'aventurier, avec la gueuserie de ses ancêtres, l'humeur
batailleuse d'une ascendance où les capitaines de reîtres et d'estra-
diots avaient précédé les lieutenans de mousquetaires et les mestres
de camp. A vingt-deux ans, il avait mis en terre deux honnêtes
grincheux mal inspirés, qui étaient venus frotter leur mépris à soh
altière rancune, puis il s'était engagé et avait acheté de quelques
pintes de son sang, versées à Gravelotte et sous Metz, deux bouts
de ruban, l'un jaune liséré de vert et l'autre rouge, qui, transfor-
més à sa boutonnière en atirape-nigauds, lui avaient longtemps
servi à se faire respecter sans tlamberge.
Mais Roger songeait surtout à ce qui avait été dit des relations
probables du baron avec la })rincesse. On prétendait (ju'ami intime
du prince Riva, — lequel ne lui cédait guère en déshonneur, — il
exploitait la femme de compte à demi avec le mari, — ce qui eût été
un peu bien Régence.
Dès qu'il crut pouvoir le faire sans avoir l'air de battre en retraite
devant le nouvel arrivé, Roger prit congé de la princesse.
— Il paraît, dit-elle, qu'on vient d'organiser une seconde réu-
nion à la Marche pour renouveler la petite fêie du printemps, trou-
vée charmante; c'est pour mardi. On vous verra?
— Certes; j'y manquerai d'autant moins que j'étais dans mon lit,
emmailloté de bandages, lors de la première.
— Alors, à mardi!
Les deux hommes échangèrent une de ces poignées de main qui
n'engagent à rien, mais brûlent les doigts aux gens de nature
franctie, connue l'était Roger. C'était pour lui une véritable souf-
france, toutes les fois qu'il en fallait venir à cette démonstration
DAJNS LE MONDE. S&7
banale, et, si le baron n'eût été le frère de Madeleine, s'ils ne se
fussent connus, pour ainsi dire, de naissance, nul doute que le jeune
bomme ne se fût soustrait à cette obligation, qui était depuis long-
temps onéreuse à ses seiitimens de délicatesse et d'honneur.
Restés en présence l'un de l'autre, Rochegarde et la princesse
se regardèrent, ayant l'air de ne savoir par quel bout prendre la
conversation.
— Vous connaissez beaucoup M. de Trémont? dit enfin le baron.
— Il m'a été présenté, au commencement de l'hiver, par votre
sœur. Il est charmant.
- — C'est mon avis, et nous ne sommes pas seuls à le penser.
— Cela ne m'étonne pas. Mais est-ce que cela vous chagrine?
— Quoi?
— Qu'il soit généralement apprécié ?
— Cela ne pourrait chagriner qu'une femme.
— Moi, par exemple?... Oh! ne vous gênez pas.
— Rien ne m'autorise à supposer que ses succès puissent vous
empêcher de doriâiir.
— Au fait, puisque vous êtes bien informé, faites-moi votre
petite chronique. Il a donc de nombreux succès?
— De nombreux, je l'ignore, mais de flatteurs, assurément.
— Allons! citez, pendant que vous y êtes.
— Ses succès dans le monde n'appartiennent pas à machronique,
comme vous dites; je ne nomme jamais les femmes, en pareil cas.
— Pas même celles dont vous mettez à mal la vertu?
— Celles-là, bien entendu, moins que les autres.
— Allons, tant mieux! Mais, quand la chose se passe ailleurs
que dans le monde, vous nommez?
— Oh! volontiers.
— Eh bien ! dites.
— On raconte que le jeune Trémont est infiniment lié avec Jara«
Spring, ce qui fait sensation, vu que la personne en question est
moins abordable que beaucoup de mondaines.
— Merci pour nous!.. 11 est inliniment lié, dites-vous, avec cette...
demi-dame, mais infiniment n'est pas indéfiniment, si je ne me
trompe; il n'y a donc là de quoi désoler personne. Après?
— Le reste se passe dans le mondes cela ne me regarde pas.
— Peste! quelle discrétion!
— Tout ce que je puis vous dire, c'est que son cœur est plein
comme un œuf.
— Vous avez des comparaisons,., décourageantes, dit la princesse
em se levant avec un sourire. 11 faut que je m habille. Vous me par-
donnez de vous mettre dehors?
Le baron n'avait pas l'air content; il s'en alla avec une bouche si
3i8 REVUE DES DEDX MONDES.
pincée qu'on ne voyait plus ses lèvres, qu'il avait fort minces, et
c'était un symptôme non équivoque de grande contrariété.
XIII.
On était à la veille du grand prix. Roger passa sa soirée au cluh. —
Malgré son très jeune âge, il avait été admis dans le cénacle, au
commencement de l'hiver. Son aïeul avait été un des fondateurs et
son père une des illustrations sportiques de la maison; aussi le nom
de Tréniont était-il un merveilleux talisman pour ouvrir une porte
moins complaisante et moins hospiialière que beaucoup d'autres
d'aspect plus grave et plus imposant. On n'entre pas là comme
dans un moulin; Rohannet en savait quelque chose, lui qu'on avait
dû dissuader de se présenter pour lui épargner un échec. Et cepen-
dant, le vicomte était très aimé; on appréciait sa gentillesse, son
élégance, ses formes restées polies en dépit du flot envahissant des
vulgarités mondaines. Mais les hommes d'âge dont la voix est pré-
pondérante dans les discussions préparatoires qui précèdent tout
scrutin lui reprochaient, sinon d'avoir vécu joyeusement, du moins
d'avoir eu la joie bruyante : on estime, au club, que le suprême
bon goût, pour un homme comme pour une femme, consiste à ne
pas trop faire parler de soi. — Roger, lui, semblable aux peuples
et aux gens heureux, n'avait pas d'histoire.
Le club était animé. Indépendamment des fidèles, beaucoup d'in-
termiitens, puis des ruraux de passage, enfin des membres étran-
gers venus pour la solennité du lendemain. Les conversations n'é-
taient pas aussi chevalines que l'on pourrait être tenté de le croire.
On causait, comme toujours, par groupes, et, sauf parmi les vieiix
convaincus, de plus en plus rares, et parmi les jeunes parieurs,
assez nofiibreux depuis trois ou quatre ans (car on avait jugé oppor-
tun d'infuser pas mal de sang nouveau dans l'association vieillis-
sante), il était question d'une foule de choses parfaitement étran-
gères aux grands intéiêis de l'élevage et de l'entraînement du
pur-sang. C'était à peine si, de loin en loin, on pouvait saisir
quelque bribe de doléances sur la dégénérescence si réelleme^nt
aflligeante d'une race qui menace de ne plus même donner deux
ou trois produits, chaque an, capables de faire 2,000 mètres au
galop deux fois de suite au même train. — Tandis que, dans un
coin, l'incertitude et l'irrégulariié des récentes performances
défrayaient la causerie, dans un autre coin, le comte de La Tour
d'AuLUF, gros garçon robuste qu'écrasait pourtant son nom, racon-
tait lourdement une histoire leste, vulgaire par le fond, mais
piquante par les détails, et qui eût pu, «tans la bouche d'un homme
d'esprit, sembler une vraie friandise. Lin nom de lémme fut pro-
DANS LE MONDE. 3^9
nonce. Le duc de Saveuse, qui était investi des fonctions de cen-
seur et sommeillait doucement, ainsi que devraient toujours le faire
les censeurs, se réveilla :
— Voyons, voyons, mon cher, pas de noms propres... Et puis,
gazez, qiie diable ! ces choses-là, ça n'est drôle que dans la demi-
teinte.
Sur quoi le duc se rendormit.
Il était tard. Roger qni s'ennuyait, ayant sur les bras, depuis
deux heures, un vieux beau qui lui parlait de son père sans ren-
contrer la note affectueuse grâce à laquelle on subit de bon cœur
des radotages séniles où revit la jeunesse de ceux qu'on a perdus,
Roger allait se retirer, quand le marquis du Gasc entra. — Le mar-
quis vint se mêler au groupe près duquel le jeune homme endurait
son supplice.
— Je sors du petit club, dit-il tout de suite, coupant presque la
parole au comte de la Tour d'Aunis ; il vient de s'y passer quelque
ch(»se de fort sale. Le baron de Rochegarde était assis au jeu, à côté
de Rutliièrcs, l'ancien agent de change. Ruthières, qui gagnait, eu
avait devant lui pour pas mnl d'argent. Le baron perdait. A un cer-
tain moment, pendant que Ruthières était occupé à un règlement
de compte ou à une ronversation intéressante, je ne sais lequel,
Rochegarde s'est penché vrrs lui; il lui a dit quelques mots que
je n'ai pas saisis et que Ruthières n'a pas saisis davantage, vu que,
tout en feignant d'entendre très bien, selon l'usage, il est sourd des
deux oreilles, sourd à prendre le bruit d'une poudrière qui saute
pour un murmure de brise. Rochegarde a alors emprunté à la masse
une giosse somme. Un peu plus tard, quand il s'est agi de régler,
Ruthières, après avoir fait son compte, a dit à Rochegarde qu'il lui
était dû trois mille louis; là-dessus, Rochegarde s'est récrié, pré-
tendant n'en devoir que cinq cents. Ruthières n'a pas entendu ce
que lui a dit Rochegarde et personne ne l'a entendu, mais on a vu
le baron faire un emprunt à Ruthières et certaiiiement de plus de
cinq cents louis. C'est là qu'on en est. L'affaire fait un bruit du
diable là-has; on est très monté contre Rochegarde. Que croire?
— Parbleu! dit Trémont, qui avait écouté et ne fut pas maître
de sa parole, il faut croire que M. de Ruthières est volé.
A cette affirmation catégorique de l'infamie du baron, tout le
monde se regarda, puis regarda Trémont. Celui-ci venait de traduire,
en un élan de franchise, l'impression générale.
— Au fait, monsieur de Trémont, dit du Gasc, vous connaissez
le baron mieux que qni que ce soit ici. Vous le croyez vraiment
capable d'une action aussi carrément... malpropre?
— Oui, dit Roger en se levant.
El il s'en alla, regrettant à cause de Madeleine, mais seulement
350 REVUt DES DEUX MONDES.
à cause d'rlle, les mots sévères qui avaient inopinément sauté de
son cœur sur sa langue.
— Dites donc, s'il y a des patineurs ici, coula M. de Ta Tour
d'Aunis dans l'orei'le du naarquis du Gasc, le petit Trérnont a eu
la langue un peu longue; ça pourra lui faire raccourcir les oreilles
par le baion, f|uand cette affaire d'emprunt sera arrangée. Car ça
s'arrangera, vous savez ?Rochegarde paieraavec l'argentde sa sœur,
et tout s'ex[)liquera officiellement par un malentendu, sauf la liberté
pour chacun de garder sur l'incident son appréciation personnelle.
— N'importe! dit le marquis, c'est ignob'e. Ignoble et stupide,
car, dès l'instant qu'il considère sa sœur comme étant née, ou plu-
tôt comme s'étant mariée pour lui faire des rentes, le baron pour-
rait s'en tenir à ce genre d'exploitation; au moins, ça ne sortirait
pas de la famille.
— Que voulez-vous? la seconde nature, la force de l'habitude...
D'ailleurs, il est en plein dans la déveine, ce pauvre Rochegarde;
on dit qu'il a perdu trois cent mille francs depuis le mois de janvier.
C'est égal! c'est désolant pour une femme comme la duchesse d'Al-
tenay d'être si mal apparentée... Quant à payer, il paiera; n'a-t-il
pas deux coffres-forts à sa dispositioti : celui de sa sœur et celui...
d'une autre femme, d'une princesse?
— Dieu! que vous avez une langue intempérante, mon pauvre
La Tour!
-^ Mais non, mais non... Tenez, je viens de parler de la duchesse
d'Altenay ; vous ai-je dit ce qu'on m'a raconté?
— Bon! je suis sûr que vous allez me faire dresser les cheveux
sur la tête, et mes cheveux ne sont plus en nom'u-e pour faire figure
dans cette attitude verticale. Je vous fuis... Adieu...
L'aventure du petit club était en train de faire le tour du grand;
tout le monde en parlait, et il y avait dans les appréciations moins
de réserve qu'on n'en avait jusque-là montré à légard des laits et
ge&tes du baron. Toutefois, personne n'avait été aussi carré que
Roger, si ce n'est peut-être dans ces conversations à deux où l'on
a moins à craindre les indiscrétions formelles, chacun étant sûr que
son partenaire ne le pourra trahir sans signer sa trahison.
Le lendemain dimanche, trois journaux du matin, — de ceux
pour lesquels les histoires de ce genre, inq)rimées toutes fraîches,
sont une vraie botme fortune, parce qu'elles embaument 1 information
mon'laine,rii)lormation qui n'émane pasd'un reporter a la tâche, —
trois journaux racontaient le scawdale du petit club, avec initiales à
l'appui.
A dix heures, Madeleine étant à peine levée, la comtesse Reuvrard
faisait irrupiiou dans sa chambre et la mettait charitahlement au
courant, avec force bonnes paroles, de ce qui allait se colporter
DANS LE MONDE. 351
partout sur le compte du baron. Elle ajoutait même à ses bien-
veillaiitos révélaiions ce déiail inédit, que M. de IVéinont avait pro-
clamé très haut, au club, qu'il croyait lermement à une tentative
d'escroquerie pure et simple. — Elle avait rencontré, à la messe de
neuf heures, le œmte et la comtesse de La Tour d'Aunis, ei c'était
du comte qu'elle tenait le récit.
Avant oaze koures, Rochegarde, à son tour, ai'rivait chez sa sœur.
XIV.
Madeleine entra dans le boudoir gris de lin du |>t'emier étage. Son
frère l'y attendait près de la fenêtre, nerveux et impatient, regar-
dant avec des y<^ux vides les quelques arbres de la cour, dont les
feuilles mélancoliques Irissonnaient doucen)ent au souille l'urtif et
passager d'une petite brise d'été. — La duchesse était à sa toilette,
lorsqu'on était venu lui annoncer la visite du banm; elle arrivait
en hâte, vêtue d'un peignoir de batiste écru, garni de valenciennes.
Ses cheveux défaits, qui s'arrêtaient, dans leur chute torrentueuse,
plus près de Urre que des épaules, lui faisaient une toison d'un
fauve atténué, presque flou, et la lumière singulièrement moelleuse
de ce réduit tendu d'une étoffe pâle mettait au point les grâces de
sa beauté vénitienne, assez puissante pour se détacher en relief sur
les ciels de tableaux les plus timides, et trop douce à la fois pour
user avec fruit des contrastes violens.
Elle s'avança vers la fenêtre. Son frère, malgré les préoccupations
évidentes qui l'absorbaient, fut frappé de la tristesse de son adorable
visage. Mais il passa outre, non sans s'être demandé touteiois si
Madeleine était déjà informée de l'histoire de la nuit, et si c'était à
cela qu'il fallait attribuer les ombi^es flottant sur ce front lisse, d'or-
dinaire eijq)reint d'une séréuité presque lumineuse.
Il etîleura des lèvres les ondulations soyeuses des beaux cheveux
noisette.
— Qu'y a-t-il donc, dit Madeleine, pour que je te voie de si bonne
heure?
— : Tu n'as pas lu de journaux ce matin? demanda le baix>n en
promenant son regard autour de lui.
— l'as plus ce matin qu'hier, ni que les jours précédens.
— Ah!.. Je pensais... Le jour du « grand prix !.. »
— Je n'y vais pas; je pars décidémetjl den)ain soir. Mais tu n'es
pas venu à onze heures du matin pour lire les journaux chez moi
©u pour me deniander si je lésai lus. Voyons, (iaston, qu'y a-t-il?
Si tu as besoin d'argent, dis-le tout de suite; tu es trop habitué à
m'en demaudcr pour que l'enliée en matière te semble embarras-
sante.
352 REVUE DES DEDX MONDES.
La bouche de Madeleine eut un sourire triste, qui s'acheva en
une moue indétinissal)le.
— Il inVst arrivé hier soir, au club, quelque chose de très désa-
gréable, dit le baron en regardant sa sœur en face, mais en faisant
tomber sou nmnocle d'un petit coup de doigt beaucoup plus élé-
gant que l'écarquillemenl subit des yeux, procédé plus répandu et
infinime'Ut plus vulgaire. — Je jouais, natuiellement, et je perdais,
natui elletnent aussi, car, depuis six mois, un guignon du diable me
poursuit. M. de Ruthières, un ex-agent de change que ,e croyais de
mes amis et qui s'est souvent monué fier de soii intimité avec moi,
gagnait énormément. Je lui empruntai cinq cents louis. A la (in de
la partie, il m'en réclamait trois mille. J'ai contesté et protesté. Je
ne suis pas aimé, ne m'étant jamais soucié que de me faire craindre.
Il y avait là un tas de petits jeunes gens, fils de banquiers, fleur de
gomme qui sent encore le terreau bourgeois qui l'a nourrie : tout
cela a dû clabauder, piailler, commérer, sur place d'abord, puis
dans ces olVicines à scandales où l'on brasse de nuit des cancans
méchans en une méchante prose. Bref, ce matin, trois journaux, ni
plus ni moins, racontent que le baron de R.., profilant de la sur-
dité bien connue d'un de ses amis, ancien agent de change, a essayé
de lui emprunter trois mille louis et de ne lui en rendre que cinq
cents. On ajoute que le club, théâtre du scandale, est en émoi;
que personne, malheureusement, ne pouvant douter des intentions
du baron de R... et mettre la chose sur le compte d'un malentendu,
il faut enregistrer le fait comme une des plus tristes aventures que
l'on doive jamais avoir à relever dans la chronique des cercles bien
fréquentés.
— Eh bien? dit Madeleine sans beaucoup s'émouvoir, mais avec
une grimace de dégoût qu'elle n'essaya même pas de dissimuler.
— Hé bien ! je suis victime d'une erreur, mais il est évident qu'il
faut payer.
— Puisf^ue vous êtes certain que je paierai , pourquoi ne pas
toujours songer à moi d'abord, pourquoi emprunter à d'autres?
Avec moi, vos erreurs de calcul seraient sans importance.
— Ah! çà, est-ce que vous allez crone?.. Mais c'eût été stnpide
de ma part... Quant à m'être trompé, non! J'étais au jeu, troublé,
il est vrai, par une peite sérieuse qui venait se grell'er sur d'autres,
mais n'ayant nullement la berlue et incapable, par conséquent,
d'emprunter et de perdre trois mille louis au lieu de cmq cents.
— Enlin... l'un des deux, l'emprunteur ou le préteur, s'est
trompé, et comme l'emprunteur ne doit pas être soupçonné... long-
temps, vous paierez!.. Mais, pour avoir commis... pour vous être
exposé à coMiinetire une pareille erreur, mon cher Gaston, il 'aut
que vous vous soyez eilrayé d'avance d'avoir recours à moi une fois
DANS LE MONDE. 358
de plus, il faut, par consôqnent, que vous eussiez déjà, avant cet
emi)runt malheureux, un gros délicit à combler, un gros... décou-
vert... Je crois que c'est ainsi que vous dites?
— C'est vrai, .le devais cinquante mille francs; en comptant
comme dû l'argent qu'on me réclame, j'en dois à présent cent dix
mille.
— Vous les aurez demain, si c'est possible, au plus tard après-
demnin. Mais, cette fois, vous me permettrez, pour le prix, de vous
imposer une condition. Vous partirez, vous irez vivre en Angleterre,
en Amérique, en Italie, où vous voudrez; une pension vous sera
servie par moi, pension dont vous fixerez le chilfre vous-même.
Dépaysé, ne me sentant plus à votre portée, vous serez moins...
léger, peut-être; en tous cas, si le déshonneur public arrive, le
nom que mon mari m'a donné, et que j'ai la tâche de porter sera
toujours moins éclaboussé de loin que de près.
Rochegarde avait écouté railleur, donnant à peine quelques signes
de dédain, d'impatience ou de colère. Un sourire méchant, qui errait
sur sa bouche, s'y fixa tout à coup en un plissement de lèvres hau-
tain et dur.
— Madame ma sœur, dit-il en regardant Madeleine dans les yeux,
après avoir remis en place son monocle d'un geste insolent, vous
êtes bien en veine de morale ce matin. Je vous admire et je vous
aime quand vous parlez du nom que vous a laissé votre mari et de
la tâche qni vous incombe de le porter dignement. Cela, c'est sim-
plement délicieux, voyez-vous!.. El votre amant? Et Trémont?
Cette énorraité fut dite sur un ton calme, un peu sifflant, mais
discret ; le baron n'était vil qu'en dedans ; extérieurement, il res-
tait toujours parfait, et, jusque dans ses plus vives colères, il répu-
gnait à élever la voix. — Madeleine, qui avait eu un mouvement
d'indignation, plutôt que de confusion, en entendant prononcer
le mot amant, baissa la tête au nom de Roger, qui sonnait à son
oreille comme l'écho de sa tristesse encore vibrante. Elle dédaigna
de répondre, se contentant d'un regard si lourd de mépris que tout
autre que le baron en fût demeuré anéanti, puis elle marcha vers la
porte.
Rochegarde fit un pas.
— Oh! dit Madeleine, n'ayez pas de crainte... Vous aurez l'ar-
gent. Il paraît qu'il y a des mendians insolens. C'est bien à vous
qu'il apparienait de me l'apprendre. Mais vous êtes mon frère, je
ne l'oulilie pas... Je retire les conditions; aussi bien, au point où
vous en êtes, il n'y a plus grand'chu.se à mônai^er. Restez à Paris
et continuez votre vie de jeu et de dépenses; je continuerai de payer,
tant que je croirai pouvoir le fiiire, c'est-à-dire tant que je ne ferai
TOMB U7. — 1882. 23
35/i REVUE DES DEUX MONDES.
de tort qu'à moi-même. Car, sachez-Je, je ne me considère que
comme usufruitière des biens que m'a légués moQ mari, et, n'ayant
pas l'intention de me remarier, je tiens à les trarismeltre intacts
aux héritiers légilimes qu'a frustrés sa générosité à mon endroit.
— Je sais ce que je vous dois, ma chère... Et, tenez, ne pou-
vant, quant à présent, m'acquitier en espèces, souffrez qne je vous
témoigne ma reconnaissance par un bon avis. Je place quelquefois
mal mon amitié : Ruthières m'en a donné la preuve; vous placez,
vous, fort mal votre amour : M. de Trémont en fait foi. Il s'est
presque affiché avec M^'" Jane Spring, et je crois savoir qu'il est pré-
sentement du dernier bien avec la princesse Riva.
Madeleine, qui, tout d'abord, n'avait guère écouté son frère, ^ut
un sursaut. — Roger l'amant de la princesse Riva! L'humiliation
et la colère s'étaient emparées d'elle.
— La Riva, maintenant! pensait-elle. Une femme éliontée, dont
les faveurs n'enorgueillissent plus que les parvenus!
Elle se sentait plus douloureusement atteinte, plus cruellement
jDlessée par ce nouvel afïront que par son premier chagrin, car, bien
que la princesse Riva, — la Riva, comme elle disait et comme on
disait assez couramment dans l'intimité, — ne fût plus, depuis long-
temps, par la considération et par la tenue, l'égale de ses propres
amies ni même de ses inférieures, ce n'en était pas moins une mon-
daine, une femme de rang vivant dans la même sphère et respi-
rant le mêmeair qu'elle. Il n'en fallait pas davantage pour doubler la
cuisson du mal et envenimer la plaie. Très vite, les sentimens amers
que lui avait laissés au ceur la double trahison de son amant, et
qui avaient des'endu degré par degré jusqu'au niveau du îiiéipris,
remontèrent à celui de la haine. Justement, Rochegarde reprenait :
— Quant au déshonneur dont vous me menaciez tout à l'heure,
et dont vous paraissiez redouter les éclaboussures pour vous-nvême,
rassurez-vous. Si quelqu'un s'avisait de me calomnier to^Jt haut, il
n'aurait pas d'imitateurs. D'ailleurs, cette fois, j'aurai l'oreille au
guet, et la moindre appréciation risquée de ma conduite ou de
mon caractère dont l'écho me parviendra coûtera cher à sou auteur.
S'il faut tuer, je tuerai.
— Eh! mon cher, dit fiévreusement Madeleine, vous ferez
bien! Étant admis qu'un homme ne peut laver les taches faites à
son honneur qu'avec du sang, celui des autres ou le sien, il est
assez naturel que vous songiez à employer celui des autres.'
— Le fliable, répondit Rochegarde, c'est que les hommes qui font
des commérages sont des lâches qui ont peur de se compromettre;
ils s'arrangent bien pour vous faire savoir qu'on a parlé de vous
quelque part en termes injurieux, mais ils n'auraient garde de vous
livrer un nom.
DANS LE MOi\û£. 3<'&5
— Bah ! il y en a qiïi n'y regardent pas de si près.
— Madeleine! s'écria le baron, vous venez de dire cela avec
intention.
— Moi! fit Madeleine troublée.
— Voyons, parlez! Je vous ai nommé tout à l'heure votre rivale
actuelle; vous pouvez bien me nommer celui ou ceux qui m'ont
traité de voleur si vous les connaissez.
— Mais vous êtes fou!.. Est-ce que je les connais? est-ce que je
puis les connaître?
— Vous savez quelque chose, vous dis-je. J'ai vu cela dans vos
yeux mieux que dans votre phrase. Allons! parlez donc. C'est laii
service, après tout, que je vous ai rendu là en vous prévenant que
vous étiez en train de vous donner le ridicule de disputer le
cœur d'un jeune imbécile à une femme comme la princesse Riva.
A ce nom, la colère de Madeleine, attisée par sa honte, parut
l'emporter sur son hésitation, sur ses scrupules, sur sa conscience,
sur tout ce qui n'était pas sa rancune.
— Eh bien! dit-elle en détournant la tête, j'ai appris ce matin
d'un obligeant colporteur de mauvais bruits qu'on s'est permis de
vous traiter cette nuit plus que cavalièrement dans un endroit
presque public, dans im cercle...
— Et le nom, le nom ou les noms?
— Le nom?..
Elle s'arrêta. Un peu plus, elle nommait Roger.
— Le nom? répéta-t-elle. Vous n'attendez pas que je vous le
dise... Cherchez, si bon vous semble.
— C'est bien, dit Rochegarde, je chercherai.
Il se retira, ayant aux lèvres son plus mauvais sourire, et Made-
leine s'enierma dans sa chambre, où, toute la journée, -elle resta en
tête-à-tête avec celte pensée désolante que, n'ayant eu ju-qu'alors
dans sa vie que deux êtres à chérir, son frère et son ornant, elle les
méprisait tous les deux.
XT.
Un champ de courses, mais un champ de courses verdoyant,
coquet, poétique. Des pelouses moelleuses et proprettes comme
d'épais tapis qu'on vient de battre, des arbres toulïus qui vivent de
la vraie vie agreste, dt-s ohst/acles qui auraient l'air d'être naturels
s'ils n'étaient si gentiment et si habilement disposés, des gazouille-
mens d'oiseaux, des frémiî^semens de feuilles, des tribunes qui
semblent un édifice champêtre; bref, un coin de campagne appi G-
prié à une réunion sportiqn^. « Réunion privée » d'ailleurs, -et cela
se voit. Privée de femmes équivoques d'abord, puis privée du public
36 REYUE DES DEUX MONDES.
dominical, c'est-à-rlire de celte foule odieuse d'hommes malpropres
et braillards qui trouve dans les émotions du turf une ample com-
ponsaîion aux fièvres, maintenant interdites, qu'alimentaient jadis
les maisons de jeu.
Les « réu' lions privées » de La Marche ont lieu dans la semaine;
les invitations ne sont nécessaires que pour les femmes , les
hommes étant tous admis moyennant vingt francs. Mnis, bien qu'une
pareille somme ne soit pas laite pour arrêter un parieur, eût-il une
chpmise à poignets frangés, une redingote blanchie et un chapeau
gras, il y a peu d'assi?itans qui ne soient pas du monde, et cela
pour deux raisons : la première, c'est que ce n'est pas dimanche;
la seconde, c'est que les gentlemen seuls sont admis à monter, et
que la monte de ces messieurs bouleverse les calculs, vicie les
résultats et défie les pronostics, — ce qui écarte les joueurs.
Avec cet aspect particulier de meeting mondain, 1< s courses
deviennent presque aimables. Il y a bien encore, derrière les tri-
bunes, quelques vociférations de parieurs, quelques vilaines figures
de boakmakerSj quelques bousculades de gens insulTisamment bien
élevés, mais le mal est circonscrit, tout n'est pas envahi : il y a autre
chose à voir. C'est d'abord un charmant paysage, avec toute la
gamme des verts; ce sont ensuite des mnil-eonches^ rangés sur
trois ou quatre files, partis le matin tous ensemble de derrière le
Palais de l'Industrie, lieu de rendez-vous des four-in-hand^et dont
les banquettes sont ornées de jolies femmes (du moins à ce que
diront galamment, le lendemain, les chroniqueurs spéciaux); puis,
des tribunes garnies sans être pleines et tout émaillées des teintes
vives qtte plaquent sur un fond de verdures, où jouent des clartés
estivales, les ombrelles et les chapeaux; puis encore des couples
élégans se promenant sur le sable fin de l'enceinte du pesage; enfin
des jeunes gens vêius en jockeys, dont les casaques neuves de
satin miroitant apportent à ce joli tableau de genre le riche appoint
de leurs couleurs éclatantes.
Pendafit les enti-'actes,on se promène. Les drogs se dégarnissent,
tout le monde circule autour du kiosque où sont exposés les bibe-
lots donnés en prix et les trompettes qui seront distribuées, pour le
retour, aux jeunes gens chargés de faire du bruit sur le haut des
mnil-ioorhes. Au bull'et, se restaura nt tous ceux qui ne sont pas
venus traînés à quatre chevaux; quant aux hôtes des massives voi-
tures menées à grandes guides, ils vont luncher tout à l'heure sur
les banquettes de leurs disgracieux et itnposans véhicules. — La
princesse Hiva, en costume caroubier, est au bras du marquis du
Gasc; la comtesse Beuvrard, en toilette de barège à fleurs de
soie, s'appuie sur le général de Torné ; Geneviève de Rhéges, tou-
jours en compagnie de son père, montre sa jolie taille, exactement
Dans le monde. 357
moulée dans une petite jaquette d'alpaga gris poussière. Partout des
visages et des noms connus. Tout ce monde échange, au passage,
des .^aluts et des poignées de main, et l'on paraît plus surpris de se
trouver nez à nez avec une persotme qui n'a rien à vous dire que de
rencontrer roup sur coup dix amis. — Madeleine seule manque à la
fêle, et s(ui absence est remarquée, surtout par le général de Torné.
— Je ne vois pas la duchesse d'Altenay.
— Partie hier pour la Touraine.
— Moi qui comptais aller demain lui dice adieu!
— Trop tard, général. Mais, heureusement pour l'honneur de
l'armée, tous les militaires ne sont pas comme vous; il y en a qui
s'y prennent à temps.
Le général laissa tomber de travers, par-dessus ses moustaches,
un regard un peu étonné qui semblait chercher les yeux de la com-
tesse; mais celle-ci affectait d'être tout acquise à la contemplation
de deux ou trois toilettes remarquables ou, du moins, faites pour
être remarquées. — Le brave homme de guerrier avait bien com-
pris qu'il s'agissait d'une allusion méchante, la comtesse Beuvrard
représentant au naturel ce type éternel de comédie : la femme plus
ou moins disgraciée ou mécontente qui se venge d'elle-même sur
les autres. Mais il ne trouvait pas la clé, le mot de la devinette
insidieuse qu'on venait de lui lancer dans l'oreille. La liaison de
Madeleine avec Roger était, en effet, restée à peu près ignorée. A
part le marquis du Gasc, qui n'était pas homme à en soulfler mot,
et Kochegarde, qui, espion de sa sœur par intérêt, ne pouvait uti-
lement la déshonorer, la comtesse Beuvrard et M. de La Tour d'Au-
nis, celui-ci confident et associé de celle-là pour la médisance,
étaient seuls à connaître la chose. Ils avaient bien risqué, par-ci
par-là, quelques allusions venirneu-es, mais sans oser appuyer sur
la chahteielle, rien n'étant plus difficile que de porter le premier
coup de pioche à la réputation d'une femme sans se salir soi-même.
Quand i'teuvre de démolition est conimencée, cela va tout seul : il
n'y a plus qu'à souffler de loin pour faire écrouler des pans de
mur; mais, au début, tout tient, tout résiste; il faut y mettre la
main, on se souille et, bien souvent, on se meurtrit les doigts. —
M""*^ de Trèmont et Geneviève étaient un peu aussi, sans doute, au
courant des faiblesses de Madeleine, mais celles-là n'étaient vrai-
ment pas à compter parmi les vulgarisatrices de scandales. —
Donc il n'était pas surprenant que le général n'eût pas compris ce
qu'on avait voulu lui donner a entendre. Au reste, lu comtesse ne
lui laissa pas le temps de creuser la question. Elle partit a fond de
train, avec l'éloquence nerveuse des lemmes maigres, dans une dis-
seruiion sur Ks modes, où elle parvint, à force de volonté, à mettre
quelque chose qui ressemblait a de la bienveillance.
358 R£VUË D£S DEUX MOINOE6.
Elle fut interrompue par M. de La Tour d'Aunis ;
— M'"" (le l.a Tour d'Aunis est là?
— A dioiie de la tribune.
— 11 faut absolument que vous me conduisiez près d'elle. Vou&
pardonnez, général?
Le général pardonnait de grand cœur. La tirade sur les modes
lui avait paru singulièrement indigeste. Et puis, il avait horreur
des femmes maigres, à nioins qu'elles ne fussent blondes, et celle-là
était, peau comprise, d'un brun tirant sur le noir. En regardant la
comtesse s'éloigner au bras de M. de La Tour d'Aunis, il se dit :
— Pas fâché de la lui avoir repassée, la sécote, au gros Latoiir.
Il y est habitué, lui : il est toujours fourré chez elle. Mais quelle
drôle d'intimité! Que peut bien faire un homme gras avec une
femme maigre, si ce n'est?.. Bonjour! Trémont. Eh bien ! mon gail-
lard, pas moyen de monter à cheval encore? C'est dommage : il va
y avoir une jolie course où ma brigade sera bien représentée,.,
moins bien qu'elle ne l'aurait été par vous, car je vous tiens pour
le mieux à cheval de mes jeunes oiïiciers.
Et le général, se redressant dans sa redingote serrée à craquer,
pour arriver au niveau de l'épaule du jeune et svelte sons-lieu(e-
nant, à qui la jaquette noire allait aussi bien que l'uniforme, entoura
paternellement de son bras le cou de Roger, — au risque d'endom-
mager grièvement une épaule encore peu solide.
— Venez- vous faire un tour du côté des drags?
— Volontiers, mon général.
La pelouse est à peu près déserte , la plupart des voitures res-
tant au dehors. Mais, à droite des tribunes, les mails, groupés sur
un petit espace, au nombre de douze à quinze, meul)lenl un coi»
du champ de courses. — Trémont, après invitation spéciale de la prin-
cesse, est venu sur le drag du prince Riva (c'est une des rares occa-
sions où le prince se montre en public avec sa femme et une des
occasions plus rares où il la mhie).
Le steeple va se courir; on commence à regravir les échelles des
maU-coarhes. La cloche sonne pour la seconde fois; les chevaux
entrent sur la piste. Le général est invité à prendre place sur une
des banquettes et à luncher avec les invités de la princesse Riva.
Six ou sept chevaux assez connus, montés par des cavaliers plus
connus encore, du moins des assistans, vont se disputer le prix-
Les militaires, comme les civils, ont la casaque*
— C'est pour Rosita; elle connaît le terrain.
— Penh ! elle .«^aute mieux que Saiot-Patrick, mais Saint-Patrick
la battra sur le plat.
— Bah! c'est pour le cheval que monte La Flotte; dans ces
courses-là, il Jaut regarder le cavalier.
DANS LE JWONDE. 369
Après le défilé, le galop d'essai et un faux départ, les chevaux
partent d'un bon train. La rivière est franchie sans encouibre; les
chevaux galop-^iit eniremble, paraissant régler eux-mêmes leur
allure; ou a beau être bon cavalier, quand on n'est pas du métier,
on ne fait pas ce qu'on veut dans une course. Le tiers du parcours
est accompli et il n'y a qu'une culbute, mais trois chevaux sont
déjà hors de la course. A la montée, dans les arbres, tobs trébu-
chent, et les deux premieis, qui ont moins butté que les autres,
prennent une avance de vingt longueurs.
— Rosita!
-r- Saint-Patrick tout seul !
Et cœiera.
Eu fin de compte, c'est Saint-Patrick qui gagne d'une longueur,
roulé et cravaché de main de maître par son cavalier, le vicomte
de Moutsuzain, lieutenant au 35" dragons, — le régiment de Roger.
Cris de joie : les militaires, n)ême déguisés en jockeys, sont sym-
pathiques à toute foule dont les membres n'ont jamais fait face à
des envers de barricades. Peu de mécontentemens : on a parié
pour avoir un intérêt dans la, course, mais on ne s'est pas lancé.
— Malmenant, on lunche sur les drags, en attendant la course
plate. Celle-ci a lieu sans autre incident qu'une bousculade à un
tournant, laquelle amène deux ou trois chutes sans gravité, — juste
cequ'ilfaut pour intéresser le public et démontrer, — preuve super-
flue, — que les gentlemen sont de mauvais jockeys.
La princesse a pris le bras de Roger pour aller aux tribunes. Elle est
toujours en coquetterie réglée, et même déréglée, avec le jeune
honmie. Mais ses affaires n'avancent guère. Tiémont avait, en effet,
retrouvé toutes les répugr)auces que devaient nécessairement causer
à sa candeur ou, pour mieux dire, à son bon goût, des procédés du
genre de ceux qu'on avait employés à son endroit. Puis, il ajuste-
ment rencontré tout à l'heure Geneviève, en qui il se plaît à voir la
petite fée de l'avenir, la divinité gracieuse et chaste qui sauraguérir,
il le pense du moins, des infirmités qu'elle ignore. En la saluant, il a
nettement pei'çu le reflet rosé d'une émotion facile à classer sur le
teint uni et mat de la timide séductrice. Et le minois impertineotde
la princesse Riva ne lui dit plus rien du tout, malgré l'attrait morbide
de ses gjâces fatiguées, malgré lesenchantemens calculés de ses sou-
rires à double sens, que renforcent des regards vertigineux. Si bien
que, prolitant du moment où la grande et peu honneste dame qui
a bien voulu requérir son bras vient de s'asseoir auprès d'une
amie, dans le bas de la tribune, il va, deux gradins plus haut, se
mêler à nu |)eiit groupe au centre duquel M. de Rhègt^s pérore avec
la mesure et fimportance seyant a un ministre plénipotentiaire
appartenant à cette école diplomatique que l'Europe n'a pas eu
360 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent l'occasion de nous envier depuis l'époque des Lionne et des
Servien.
Bientôt, en vertu d'un genre de sélection dont la réalité n'est pas
contestée, les deux jeunes gens s'isolent en lête-tà-tête et causent
ensemble ])resqiie aussi librement, parmi cette foule, que dans un
coin de salon. Geneviève, tout au ravissement que lui apportent la
présence et le regard aimable de Roger, oublie d'être timide, —
au rebours de certnines jouvencelles qui arl-orent un front d'airain
tant que les choses se passent en œillades, mais se t roient obligées
de perdre la tramontane dès qu'elles ont à dialoguer avec l'élu de leur
cœur. C'était la première lois qu'elle se sentait sur un terrain solide en
face de Roger: jusque-là, elle n'avait eu que des occasion-- douteuses
dont son instinct l'avait détournée de profiter. A cetie heure, elle se
rendait compte qu'il fallait plaire et que, pour cela, il lui suffisait
d'être elle-même, de se montrer ce que la nature et l'éducation mater-
nelle l'avaient faite : une jeune fille sans manège, mais sans sottise.
— De quoi causaient-ils? De tout ce qui peut être dit de jeune
homme à jeune fille, quand de nombreuses paires d'oreilles béantes
sont là, pour happer, avec ou sans préméditation, les secrets et les
confidences qui s'attardent en route. Mais les sujets de conversa-
tion sont de peu d'importance, quand on a dans le cœur et dans
les yeux ce qu'il faut pour les enrichir et les parer. L'essentiel,
en pareille occurrence, ce n'est pas ce qu'on dit, c'est ce qu'on laisse
comprendre; ce n'est pas ce qu'on entend, c'est ce qu'on devine.
La Geneviève que connut Roger, en ces courts instans, n'était pas
l'amie de sa sœur, la petite tartine qu'il avait bêtement cru con-
naître pour l'avoir souvent vue passer, rieuse ou ennuyée, sur le
fond terne de la vie de famille : c'était une petite femme, jolie,
spirituelle, franche, bonne, bienveillante, n'ayant, en ("ait de préjugés
et d'idées étroites, que ce qu'elle avait sucé avec le lait, que ce qui
faisait également partie de ses rémoras intellectuels, à lui, Roger.
Un coup de cloche. C'est la dernière course. Trémont se hâte vers
la princesse, pour lui offrir de la reconduire au drag. Il est arrêté
sur l'escalier de la tribune par Rochegarde, qui porte la main à son
chapeau avec une politesse d'une froideur affectée.
— Pardon, monsieur de Trémont, je désirerais vous dire deux
mots. Je vous ai cherché assez longtemps sans vous rencomrer, et,
depuis cinq minutes, j'attendais l'occasion de vous parler sans vous
déranger.
— Je vous écoute, monsieur, dit Roger, à qui cette entrée en
matière paraissait suffisamment claire pour qu'il n'y eût pus heu de
marquer de l'étonnement.
— Nous sommes assez mal ici, fit remarquer Rochegarde. Si
vous voulez bien venir derrière les tribunes?..
DANS LE AlONDE. 361
Ils gagnèrent le paddock, où quelques chevaux se promenaient
encore. Une flen)i-douzaine de lads, vulgo garçons d'écurie, accom-
pagnaient leur promenade à longs pas tranquilles; un jockey se
mettait ou plniôt, était mis en selle; deux parieurs contrôlaient réci-
proquement leurs carnets.
— Je commence par vous dire, monsieur, articula Rochegarde,
que si vous n'aviez été victime récemment d'un grave accident de
cheval...
— C'est de l'histoire ancienne, interrompit Trémont.
— Je commence par vous dire, reprit Rochegarde, qie, sans cet
accident, je vous eusse demandé publiquement, dès aujourd'hui, ce
que je me suis décidé, par un sentiment de délicatesse que vous
apprécierez, à vous demander d'abord Sius témoins.
— Eh bien! monsieur, répliqua Trémont, j'attends votre ques-
tion.
— Est-il vrai, dit le baron avec beaucoup de morgue et de hau-
teur, que vous vous soyez permis...
— Oh ! fit Trémont, que voilà un mot que je n'aime pas!
— ... Que vous vous soyez permis, l'autre jour, de révoquer en
doute ma loyauté et même ma probité?
— Puisque l'on a pris soin de vous répéter le propos, épargnez-
moi l'ennui de le rééditer.
— C'est là \o \ ce que vous avez à me répondre?
— Absolument tout.
— Je vous ierai observer que non-seulement ma conduite a
démenti vos soupçons injurieux, puisque la prétendue dette dont il
s'agissait a été payée dès avant-hier, mais que deux ou trois jour-
naux qui s'étaient empressés de me calomnier, à l'ombre d'une ini-
tiale, se sont rétractés. Vous refusez d'en faire autant pubUquement?
— Publiquement et même secrètement.
— Alois, vous voudrez bien me faire savoir l'époque de votre
complet rétablissement.
— Je suis, dès à présent, fort bien portant et tout à votre dispo-
sition.
Ce n'était vrai qu'à moitié, car le jeune homme était loin de se
sentir le bras as^cz libre poi^r manier l'épée sans désavantage.
— Non; vous avez été blessé grièvement, reprit le baron. J'at-
tendrai.
— Vous y tenez? Soit, dit Roger avec une indifférence mépri-
sante. Plus tard ou tout de suite, bien peu m'importe.
— Donc, au mois d'octobre, j'aurai le plaisir de vous rappeler
cet entretien.
— Ce sera inutile. J'attendrai, à l'époque que vous me fixez, la
visite de vos amis.
362 REVUE DES DEUX MONDES.
Us se saluèrent, et Rochegarde s'éloigna, très satisfait d'avoir con-
servé son sang-lroid et de s'être ménagé un rôle ma^'nanime : ses
dettes [)ayées, le jeune inconsidéré qui avaii parlé de lui en termes
])lessans châtié avec sévérité, niais après un sursis qui était, de sa
part, une preuve de délicate longanimité, il y aurait encore de
beaux jours pour lui.
L-i-bas, près d'un bouquet d'arbres, sur le velours vert de la
piste au frais gazon, le peloton des chevaux paraît. C'est la dernière
course qui finit. Une casaque marron, que surmonte une loque
rouge, se détache; en vain, les autres casaques s'agirent, se démè-
nent, se secouent, ayant l'air de flotter comme de voyans oripeaux
au gré d'une brise folle sur les corps maigres des jockeys, au-des-
sus des chevaux qui galopent lourdement avec un bruit de râle;
c'est fini, c'est gagné. A peine le poteau d'arrivée est-il franchi par
le gagnant que le premier rnail-coach s'ébranle, ayant à la tête des
chevaux de volée deux grooms qui dirigent et contiennent l'attelage
dans le chemin aboutissant à la porte du champ de courses. C'est le
prince Trémanof qui mène, et il s'en acquitte bien ; un peu avant la
porte, il fait signe aux grooms de lâcher les chevaux, et, tandis
que les petits hommes bottés regagnent les marchepieds, le prince
prend savamment son tournant, à la grande adîiiiration et pour la
plus grande joie des cochers de liacres et de locatis, qui attendent
sur la route et qui ont quitté leurs voitures pour assister au défilé.
— Chouettement mené, ça !
— Bah! avec une volée entreprenante ; ça va tout seul.
Vient ensuite le drag du blond Hirmenheim, comptant Rohannet
parmi ses hôtes, Rohannet qui souflle dans la trompette, assis à l'ar-
rière et plaisantant avec les jeunes gens du clrng suivant, lequel
est celui du prince Riva. Roger cause avec la princesse sans s'occu-
per de Rohaimet; il y a du froid entre les deux amis, un petit froid
intime, mais réel,
A droite et à gauche des attelages à quatre, les piétons, gagnant
la route pour rejoindre leurs voilures, se hâtent, saluant de temps
à autre un ami qui passe. Au-dessus du mur de clôture, la pous-
sière du grand chemin monte en nuées grises, charriant des pail-
lettes de soleil, et avec elle s'envolent, dans les tourbillons qui
s'ébranlent, des carillons de grelots, des crépitemens de fouet sil-
lonnant l'air, des cris d'appel et des rires s'égrenant en chapelets
brisés le long des trottoirs de verdure poudreuse, où des mendians
à l'affût recueillent plus d'éclats de gaîté que de gros sous. Chevaux,
cochers et s/?or/w2f'n sentent Paris là-bas: ils y retournent, pressés,
bruyans, joyeux, comme à leur écurie commune, avides, non de
paille fraîche, mais de leur vieux fumier. Bientôt, les voilures se
séparent; les unes prennent à droite par les chemins faciles, les
BANS LE MON HE. 363
autres, préférant la descente à pic qu'un coude brusque, fertile
en accidens, jette à Saiiit-Cloud, comme une coulée grise, sur la
place d'Armes, continuent de suivre la route. Les mails tirent tous
à droite, sauf celui du [)rince Riva, qui, sur la demande de la prin-
cesse, tente la dégringo'ade de la rampe.
11 est six heures et demie. Le soleil des longs jours d'été plane
encore bien au-dessusde la crête des collines de l'ouest. Du chemin
raide qui semble s'abattre sur la Seine, puis, contrarié dans sa chute,
se rejette, brisé à angle droit, sur le village qui fut cher à trois
souverains, dont un grand homme, l'immense vallée où se vautre
la ciié-mère apparaît tout entière comme une ville d'un seul tenant,
semée vers ses bor-ds de vastes jardins et de clairières où vient finir
sa vie débordante et expirer sa sève de maçonnerie, génératricede
moellons. Parmi les verdures souffrantes et les carrières de ban-
lieue, les maisons isolées semblent des escarres détachées de cette
grande croiite de toits, sous laquelle, là-bas, se cachent, creusant
et élargissant leur siège, tous les ulcères qui rongent la chair pour-
rie et, par suite, féconde de celle que les Prudhommes ont sacrée
tour à tour reine et prostituée. De ces hauteurs et à cette distance,
on ne distingue guère l'enceinte fortifiée, limite dérisoire et violée
qui a pu soutenir un assaut du dehors, mais ne saurait résister à
la poussée du dedans; toutes ces végétations de pierre, qui s'éten-
dent jusqu'au pied des coteaux formant l'enceinte naturelle de la
cité, et qui aspirent déjà à les escalader, paraissent les aspérités
d'un même massif, et Paris agrandi semble appuyer ses dernières
maisons au flanc des remparts boisés qui ferment son horizon.
La haute voiture, avec son chargenent de gommeux et d'élé-
gantes, descendait lentement, les roues enrayées, menée d'une
main sûre par le prince Riva. On se taisait sur le dnig^ naguère
bruyant; tous ces Parisiens de Paris contemplaient avec une émo-
tion secrète et un plaisir silencieux leur ville aimée, répandue à
leurs pieds dans la lunière, et qui les rappelait, ouvrant ses bras,
montrant son sein,darjs un étahige impudique de ses splendeurs et
de ses diilormiiés, où ses laideurs mêmes, fondues avec ses grâces
dans le bleu rosé du ciel, sous les rayons obliques d'un soleil
caressant, promettaient le plaisir à ses amans fidèles ou repentans.
XVI.
Une délicieuse vieille que la maréchale Arnaud de Saint Rémy.
Née avec le siècle, mais plus jeune que lui, elle aime la vie, et,
logique, elle aime aussi la jeunesse; et, trop logique, elle aime
einore le mariage, ou plutôt les mariages. De là ces bals, dits
hais blancs, dont elle a fait une des spécialités de sa maison, en les
3t)4 REVUE DES DEUX MONDES.
accommodant à son objectif secret et préféré : la conjonction des
cœurs. Te n'est pas, d'ailleurs, une marieuse vulgaire que la ma-
réchale : elle ne tient pas registre des noms, des âges et des for-
tunes des jeunes filles à prendre (comme dit une expression, char-
mante auiant que brutale, de son pays, l'île Bourbon); toute son
intervention se borne à prêier sou rez-de-chaussée du cours La
Reine, avec les jardins y attenans, aux évolutions iniéressanies des
cœurs qui se cherchent. Elle facilite les exhibitions de vierges et la
pose des traquenards matrimoniaux, mais ne donne ni indications
ni conseils, avide seulement de humer de près la jeunesse, rete-
nant pour elle les joies du spectacle et rejetant sur d'auires l'ennui
des responsabilités. Souriante et sans remords, elle assiste ain^i,
depuis trente-cinq ans, du fond de son grand salon jaune et or,
meublé dans le goût empire, inusable, à la perpétration des unions
les plus discordantes, s'usant vite.
Deux ou trois bals par saison, pas davantage, le dernier aussi
tard que possible, pour ne pas manquer les jeunes gens qui, sur le
point de quitter Paris, se chagrinent à la pensée des longues soi-
rées d'automne sans tendresse ni tendresses. Les mères de famille
avisées se montrent très jalouses de produire leurs 11 lies chez la
maréchale, qui passe pour oublier volontiers les laiderons. Et puis,
là, pas de réclame à faire : tout est à marier, au choix. Aussi, mal-
gré les scrupules qui président à la confection des listes, qu'il faut
refaire chaque année, par suite des virginités qui vont rejoindre « la
feuille de rose » et « la feuille de laurier » de l'élégie, il y a tou-
jours foule. — Tristes martyrologes que ces listes anciennes, sans
doute enlouies dans quelque coin d'un horrible meuble en acajou à
applications de bronze doré 1
Onze heures. Deux salons déjà pleins de danseurs et un jardin
sobrement éclairé qui se remplit d'haltils noirs. De vieux meubles
de bois doré, dont la soie résistante a survécu à bien des régimes et
à bien des sociétés, aujourd'hui plus démodés qu'elle; des lustres
antiques, dont les pendeloques, un peu rayées et ternies, scintil-
lent avec un éclat vieillot au-dessus de couples jeunes qui tournent
comme ils peuvent, dans un espace trop étroit, aux sons d'un pvtit
orchestre que dissimule à moitié, entre les deux pories-fenétres
entr'onvertes, un paravent de feuillages et de fleurs, l'rès de la baie
qui fait communiquer entre eux les deux salons, la bonne maré-
chale est assise, écoutant souriante les bavardages des jeunes cour-
tisans qni l'entourent et s'occupant très peu des quelques mères de
famille qui ont cru devoir apporter leurs chaises dans le voisinage
de son fauteuil. Les portières de soie un peu fripées, avec leurs
crépines d'or flétries, relevées haut par de massives cordelières
fanées, semblent lui faire un dais en harmonie avec son âge, mais
DANS LE MONDE. 365
non avec l'expression de son exquis minois ratatiné, qui rit tou-
jours entre les tire-bouchons neigeux de sa coilTure à étages. De
ces expressions de visage aimables ft railleuses, sceptiques et bien-
veillantes, il n'y en aura plus, quand sera morte la dernière des
douairières actuelles qui, a\ant fleuri sous la restauration, peuvent
se rappeler leur âge, à deux ou trois ans près, en datant leurs let-
tres. Et la dernière qui mourra, ce sera celle qui est là, comme un
radieux portrait de vieille au pastel, épanoui dans son cadre antique
où viennent voleter les jeunes papillons que sa grâce appelle et que
retient son sourire.
— Bonsoir, mon petit marquis! Êtes- vous en état de danser? Vous
savez que je n'aime pas les invalides.
— Hélas! madame la maréchale, encore un peu manchot.
— Bah ! bah ! vous serez un peu raide au début ; mais, en vous
échauffant, cela se fera.
Et, tandis que Roger s'éloigne :
— J'ai dansé avec l'aïeul et j'ai donné à danser au père, qui s'est
un peu marié chez moi. Ils sont tous beaux dans la famille, mais
celui-ci n'a pas l'air conquérant qu'avaient les autres.., Les tradi-
tions se perdent... Pourtant, il ?alue bien et marche mieux que ses
contemporains... Enfin, c'est déjà beau d'être comme cela par le
temps qu'il fait.
Roger regarde autour de lui, pendant que l'orchestre attaque
une valse vieille de quatre anss, mais inscrite d'office au programme
par la maréchale, qui la goûte étrangement : Dis-moi tu, de la
Tsigane, de Strauss. Rythme un peu trivial peut-êire, mais qui
vous oblige à remuer les [)ieds et la tête en mesure, qui, bon gré
mal gré, vous allume d'un beau feu pour la valse et, — triomphe de
la musique de danse, — vous fait bourdonner l'amour aux oreilles.
Car, si les mères oublieuses s'y trompent, les jeunes filles ne s'y
trompent gtière. La danse, pour elles, c'est de l'amour petmis, de
l'amour en l'air, vague et tournoyant, fugitif comme un rêve, quand
elles n'aiment personne; tangible, audacieux, chercheur de contacts,
quand eUes aiment quelqu'un. — là-bas, voilà Geneviève qui s'en-
vole dans les bras d'un beau valseur. Roger la suit de l'œil. Il constate
avec jalousie qu'elle s abandonne, livrant sa taille à l'étrtinie de son
danseur. Est-ce seulement pour bien danser? Non; l'œil est rêveur,
noyé, l'attitude assouplie, presque imprégnante. Est-ce donc qu'elle
est heureuse de se sentir enveloppée dans cet embrassement vigou-
reux, si singulièrement indécent, même pour l'observateur désin-
téressé? Pas davantage. Mais cette chaste entre les chastes est
amoureuse, et, pendant que sa pensée voyage, perdue dans l'espace,
à la poursuite de la figure aimée, son corps tournoie, dirigé par une
pression qui le guide et à laquelle mollement il obéit. Elle en est
366 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivée vite à s'imaginor que c'est le bras de Roger qui l'enserre,
et noo celui d'un indiff'rent. C'est si bien là l'explication de son
abandon, que, au moment précis où son regard rencontre, par
hasard, celui du jeune homme qui jalousement la considère, elle
paraît sentir to.ut à coup le plancher sous ses pieds, comme si,
jusqu'alors, elle avait vraiment tourbillonné dans les nuages. Brus-
quement alors, elle oblige son danseur à ralentir; puis, elle s'éloigne
imperceptiblement de lui, son visage s'éclaire, et finalement, elle
s'arrête et cause, en regardant par-dessus son éventail celui dont
la vue l'a soudain désabusée.
Roger, en cherchant Geneviève, a inspecté tous, les visages et
toutes les tailles. Quoique, chez la maréchale, il y ait peu déjeunes
filles privées même de ce pauvre luxe de la beauté du diable, il a
été contraint de se dire que l'on a débité bien des fadeurs sur les
enchantemens d'une réunion de jeunes filles» Toute cette fleur d'o-
ranger accumulée porte au cœur plus qu'elle ne grise. Et puis, une
partie est forcément en train de se flétrir, faute d'avoir p.u trouver
tin placement en temps utile. Et quoi de plus triste que ces vierges
mûrissantes, encore jolies, mais dont le teint se plombe et dont la
peau se sillonne, dont le charme lentement s'évapore comme le
bouquet d'un vin qu'on oublie I
La musique s'est tue ; les couples, lancés comme des toupies
hollandaises qui s'en vont, heurtant les arceaux et bousculant les
quilles, s'arrêtent brusquement et, pour la plupart, gauchement,
un pied en l'air, l'autre incertain. Il y a des ébauches desaluls titu-
bans de la part des danseurs; de la part des danseuses, de petits
rires, niais, très courts, mourant sans cause comme ils sont nés,
pareils à des bulles de savon qui ratent. Chacun reconduit à son
siège la jeune personne qu'il vient d'étourdir, la salue d'un de ces
gestes de guillotiné qui vous abattent la tête en vous laissant le corps
droit, reprend son claque et s'en va tout en sueur, s'éventant et
s' épongeant, confier à quelque ami une réflexion drôle ou polis-
sonne, taudis que l'Agnès essoufflée se trémousse sur sa chaise,
pépiant comme une moinelle, riant avec ses voisines, dont les têtes
frôlent la sienne. — C'est le moment que choisit Roger pour s'ap-
procher de Geneviève. Celle-ci, très entourée, lève ostensiblement la
tête, en dirigeant son regard, parmi les ondulations d'habits noirs,
yers le privilégié qu'elle a vu de loin mieux qu'elle ne voit de près
les autres et à qui elle veut parler. Son mouvement oblige le cercle
qui l'enferme à s'ouvrir pour laisser passer l'heureux mortel, objet
d'une distinction si flatteuse. Elle se penche vivement, pendant qu'il
s'incline, — caç^il ne ciaint pas, lui, de faire décrire une courbe à
son échine, — et elle lui glisse ces mots :
— Invitez-moi vite pour le cotillon ; sauvez-moi de M. de Cartevaut.
DANS LE MONDE. 367
— Je venais vous rappeler, marlemoiselle, dit Roger, que vous
avez bien voulu me promettre le cotillon de ce soir.
Un petit jeune homme, tout élri((ué, très élégant, mais fort gro-
tesque dans son habit trop court, s'en va, l'air vexé, rageant comme
un terrier (jui, jappant la gueule ouverte, donnant de la voix pour
se faire remarquer, vient d'avaler un coup de louet.
L'atmosphère s'alourdit. Le bal, au mois de juin, est un étrange
divertissement; n)ême dans une réunion aussi se lerted q\iH celles
delà maréchale, les transpirations abondantes et visibles ne laissent
pas d'être déplaisantes. — Roger, qui ne danse pas, faift paisible-
ment sa cour à M'"*^ de Rhèges.
Profitant d'un quadrille et d'une polka, — danses méprisables
et méprisées, — M""^ de Rhèges, après s'être assurée que le dos
de sa fille ne marquait plus qu'un nombre raisonnable de degrés de
chaleur, demanda à Roger son bras et emmena Geneviève respirer
au jardin, non sans avoir fait au vestiaire une station pendant
laquelle elle avait emmitouflée la jeune fille jusqu'aux yeux.
— Enfin ! voilà de l'air! Si tu étais raisonnable, Geneviève, nous
nous en irions tout à l'heure...
— Impossible, madame, interrompit Roger : W^^ Geneviève et
moi, nous dansons ensemble le cotillon.
— Ah ! çà, vous danserez donc ce soir ?
— Je lâcherai.
— Pourquoi n'avez-vous pas dansé encore?
— Parce que je me réservais.
— Ah!
Et M"»® de Rhèges eut dans l'ombre un sourire tout pareil à celui
qu'avait eu un jour M"'" de Trémont, un sourire de mère de famille
satisfaite.
— Vous savez, dit tout à coup Geneviève, votre mère et votre
sœur viennent à Rhèges passer septembre ?
— Et, si vous étiez aimable, ajouta M'"'^ de Rhèges, vous vien-
driez nous voir à ce moment-là.
La phrase de la fille n'ayant été évidemment dite que pour pro-
voquer l'invitation de la mère, Trémont accepta avec empressement,
après avoir cherché dans la nuit un regard qui se dérobait.
L'air était vif, car il n'y a presque plus de nuits chaudes :*ous notre
latitude. D'ailleurs, la brise s'humectait en passant la Seine et jetait
sur les arbres du cours un voile humide, une brume subtile faite
de poussière d'eau. On rentra. — Le buffet, dressé dans la salle à
manger et plus riche en boissons qu'en victuailles, ainsi qu'il con-
vient à un buffet d'été, était investi. Trois rangs d'assoilfés en défen-
daient l'approche. Roger perça le flot des assiégeans pour aller con-
quérir un sorbet à l'usage de Geneviève qui mourait de soif. Et il
3'j8 REVUli DES DEUX MONDES,
se init à regarder ces jolis doigts minces, eflilés, adroits, maniant
la cuiller de vermeil avec une grâce naturelle, sans aucune de ces
rech^^rches, de ces alléleries des doigts de bourgeoise qui veulent
se donner des airs dégagés. 11 regarda aussi le bras gentiment
courbé, qui faisait un pli agaçant comme une fossette, et puis les
dents toutes blanchf^s riant dans le rose fondant du sorbet, et puis
encore les cheveux châtains, qui semblaient avoir retenu dans leurs
tornades des rayons de soleil paresseux s'étant laissé rouler avec le
reste, comme des paquets de fil d'or parmi des écheveaux bruns.
Tant et si bien qu'au moment où son regard hésilait entre un joli
signe, situé près du coude gauche, et une petite lentille noire, per-
chée sur l'épaule droite, il surprit en lui un élan de désir dont il
fut tout près de se garder rancune.
Quand ils furent assis côte à côte sur deux de ces chaises de
louage si bêtement alignéespour le plus interminable des divertisse-
mens chorégraphiques, ils furent frappés en même temps de la vul-
garité d'ensenib'e de cette pépinière de mondains et de mondaines.
— Mon Dieu ! dit Geneviève, c'est donc vraiment la fin du monde!
— Oui; la fin de notre monde. Mais qui est-ce qui y croit encore,
au monde? Ceux qui n'en sont pas et voudraient bien en être, et
surtout faire croire qu'ils en sont. Ceux-là gardent la foi, parce
qu'ils ne pourraient la perdre sans renoncer à la plus chère de
leurs prétentions... Tenez, moi qui,d'insiirict, n'aime pas la finance,
je trouve que les gens du monde ont raison, au point où nous
en sommes, de tripoter ferme à la Bourse. Si nous ne devenons
pas tous archimillionnaires d'ici à quelques années, nous ne serons
plus rien du tout.
— Cela vous ferait de la peine de n'être plus rien du tout? dit
Geneviève en souriant.
— Moi, je serai toujours au moins sous -lieutenant...
Le minuscule Cartevaut vint gracieusement enlever Geneviève
pour une figure, ravi de la déranger. — Trémont, tout en regar-
dant Genevii^'ve val>er avec le petit Cartevaut, inscrivait sur ses
tableites mentales cette maxime aussi rigoriste qu'inapplicable :
L'autorité maritale a été imaginée pour fournir aux hommes le
moyeu d'empêcher leurs femmes de danser.
— Je n'ai jamais beaucoup apprécié la danse, dit-il, quand Gene-
viève fut venue se rasseoir auprès de lui; — mais, avons voir dan-
ser ainsi, je la prends en horreur.
— Ho! fit Geneviève, dansé-je donc si mal?.. Mais, ajouta-t-elle
avec un regard où pétillait une malice de femme, ce n'est pas la
première fois que vous me voyez danser?
— C'est vrai, mais c'est la première fois que la chose me déplaît.
Le fâcheux Cartevaut vint encore à Geneviève, lui tendant une de
DANS LE MONDE. 369
ses mains ; il tenait de l'autre une jeune fille longue et unie comme
un mât de cocagne, sans rien de tentant au bout, et conviait M"^ de
Rhèges à faire le pendant.
— Pardon de vous refuser, dit Geneviève; un désastre à ma jupe.
Monsieur de Trémont, mon royaume pour une épingle 1
Et, comme Roger faisait mine de prendre l'épingle de sa cravate :
— Tenez-vous-en au simulacre, dit-elle. Personne ne nous regarde.
— Pourquoi avez-vous refusé? demanda Roger.
— j'en ai assez.
— Mais cela ne fait que de commencer.
— C'est fini pour moi.
— Mais, si nous ne dansons ni l'un ni l'autre, nous allons nous
faire remaïquer.
— C'est vrai. Eh bien! dansez, vous. Moi, je dirai que je suis
fatiguée.
— Vous savez bien que je ne peux pas ; sans cela, j'aurais déjà
dansé avec vous.
— Votre épaule vous fait encore mal?
— C'est-à-dire que je ne la sens pas encore solide, car elle ne
m'a jamais fait grand mal.
— Mais, au moment de votre chute? dit Geneviève, en pâlissant
un peu au souvenir de l'accident.
— A ce moment-là moins que jamais ; j'ai eu le mauvais goût de
m' évanouir.
— Vous n'êtes pas le seul à vous être évanoui.
— Bah! il y a eu des femmes sensibles qui?..
— Mais oui, dit Geneviève, dont la pâleur disparut soudain sous
une notable couche de vermillon naturel.
— Jeunes? fit Roger.
— Voyons, on a dû vous le dire.
— Non, je vous jure. Nommez... Quoi! vous?
— Hélas ! on s'est assez moqué de moi quand on a su que votre
chute n'aurait pas de suites graves. Je ne pouvais pourtant pas le
deviner, et, quand j'ai vu votre cheval, la croupe en l'air, s'abattre
lourdement sur vous, je me suis laissée défaillir sans me demander
le moins du monde ce qu'on en penserait.
Roger avait ignoré jusque-là l'évanouissement de Geneviève. Une
émotion profonde passa dans ses yeux.
— Écoutez, dit-il, vous allez partir pour la Champagne. Après
ce qu'a bien voulu me dire ce soir M'"® de Rhèges, je me crois
autorisé à aller, vers septembre, passer quelques jours chez vous.
Pourtant, je ne le ferai que si vous m'y encouragez.
— Étes-vous si timide?
•^OMH Liv. — 1882. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne suis pas timide, mais je suis timoré. Il y a une foule de
choses que je voudrais vous dire, et que je ne peux pas vous dire...
que je ne peux pas encore vous dire.
— Ah! fit Geneviève, pensant tout de suite à la duchesse et à
Jane Spring. — Enfin, ajouta-t-elle après un silence, si vous désirez
que je joigne mes instances à celles de ma raère, je le fais de grand
cœur. Je serai heureuse, très heureuse de vous voir à Rhèges,cetété.
Elle se leva, chercha un instant sa mère du regard et, l'ayant
aperçue :
— Je vais abréger la corvée de ma mère, dit-elle. Au revoir!
Elle lui donna une poignée de main, et, sans lui laisser le temps
d'offrir son bras, elle rejoignit M""^ de Rhèges.
Roger resta debout un instant, au milieu de ce salon où les tours
de valse du cotillon se succédaient à courts intervalles. Évidemment,
sa pensée était ailleurs. Il ne voyait pas ce qu'il paraissait regarder.
Les accessoires épars dans un coin, les mères groupées dans un
autre, bâillant à pleine bouche, les couples suans et fatigués qu'ai-
guillonnait l'entrain factice d'une fin de bal, les musiciens dont la
tenue se relâchait et qui se bourraient de sandwichs, au sein de
leur bosquet depuis longtemps défraîchi, jouant de plus en plus à
la diable, courant après la mesure sans faire de grands efforts pour
la rattraper, tous ces élémens connus d'un tableau vulgaire que
l'on retrouve partout le même, à quelques détails près, lui frap-
paient la vue sans s'y refléter. Ce n'était pas là ce que contemplait
le regard de son âme. La vision qui lui hantait l'esprit, depuis quel-
ques instans, c'était un bois dont le feuillage jauni tamisait les doux
rayons d'un soleil d'automne mettant des lueurs pâles le long de
deux épées croisées; c'était la figure hautaine et froide du baron
de Rochegarde, dans l'ironie tranquille de laquelle il lisait son arrêt.
Il se secoua et eut un sourire fier en se rappelant la devise de sa
maison figurant au-dessous des trois collines de sinople des Tré-
mont : Non tremunt. Puis, à son tour, il se retira.
XVII.
Sur les rails d'une de ces lignes de chemins de fer à une seule
voie, dites d'intérêt local, construites pour faire circuler la vie dans
des contrées qui souvent n'ont pas de vie et n'aiment pas la circu-
lation, un train glisse lentement. Midi bientôt. On approche d'Ar-
cis, la station où Roger doit descendre pour, de là, se rendre à
Rhèges, but de son voyage. Il ne dort pas, mais il est sans cesse
sur le point de convertir en sieste la méditation commencée, car la
chaleur méridienne qui s'abat lourdement, avec les rayons pei-pen-
diculaires du soleil, sur les nudités déplaisantes de la campagne
DANS LE MONDE. 371
champenoise, n'épargne guère le voyageur enferaié dans sa boîte
capitonnée et poussiéreuse. Tout s'endort dans un bain de lumière;
les mouches et les papillons, qui flânent le long da remblai, venant
par instans voleter aux portières des wagons, sont seuls à mettre
un bourdonnement de vie dans ce sommeil lumineux des choses.
Il rêve. Les deux mois qui viennent de s'écouler lui ont paru
longs. La reprise de ses occupations militaires, un court séjour aux
Ailettes, pendant lequel sa mère lui a parlé de Geneviève, lui révé-
lant ou croyant lui révéler l'épisode de l'évanouissement, deux ou
trois rally-papcrs^ quinze jours de grandes manœuvres, voilà ce
qui l'a aidé à tuer le temps sans remplir sa vie. Et maintenant, il
est tout près de celle qui résumerait ses espérances, s'il se croyait
encore le droit d'en avoir. Mais peut- on escompter les joies de son
avenir, quand on s'apprête à le jouer sur une mauvaise carte?..
Bah! qui sait si le destin ne va pas lui rendre un grand service en
mettant le point final à son existence, avant que la vingt-quatrième
année de son âge soit révolue? A vrai dire, il n'a vécu que quelques
mois; mais, en ces quelques mois, n'a-t-il pas tout essayé et tout
connu : l'amour indépendant avec Madeleine, le plaisir avouable
avec Jane, l'ivresse correcte des amours à marier avec Geneviève?.,
Oui. Seulement, il reste encore à expérimenter le mariage, le ma-
riage, qui, de l'aveu général, promet beaucoup plus qu'il ne peut
tenir, mais avec lequel on n'est jamais quitte qu'après y avoir
sacrifié : épreuve suprême et dernière hors de laquelle serait bien
souvent le salut, mais dont l'absence laisse forcément en suspens
la fameuse question du bonheur... Le train ralentit encoi^ sa
marche; on arrive. Roger se penche à la portière. — Une plaine
vaste comme un océan, et dont la perspective inflexible n'est cou-
pée que par des lignes d'arbres grêles bordant de longues routes
droites au sol poudreux et blanc. Les teintes blanchâtres des ter-
rains crayeux, rebelles à la culture, s'étalent çà et là par plaques
sur le sol stérile, comme des dartres sur une face glabre, et l'azur
du ciel, au-dessus de ces champs déserts, prend de durs reflets
d'acier qui ne permettent pas d'y chercher un repos pour les yeux
fatigués. Au loin, un lourd clocher d'église dresse sa silhouette
massive, dominant un groupe de maisons blanches. C'est la ville.
Et voici la station, derrière la balustrade de laquelle on aperçoit un
break où se tiennent debout, les yeux sur le train qui s'arrête,
deux jeunes filles dont les robes de toile à rayures claires et les
ombrelles rouges mettent dans ce morne paysage le sourire que le
soleil lui-même lui refuse, car il se contente de lui envoyer bruta-
lement la chaleur et la lumière de ses rayons d'or sans rien lui
communiquer de son charme ni de sa gaîté.
En voyant Roger paraître à la portière de son wagon, les deux
372 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunes filles se hâtent de descendre du break et se précipitent vers
le quai, où le comte de Rhèges se promène depuis cinq minutes.
— Geneviève a eu raison contre moi, crie Marie-Antoinette en
embrassant son frère. Elle était sure que tu arriverais par ce train-ci ;
moi, je tenais pour celui du soir. Car tu as tout bonnement oublié
d'écrire lequel tu prendrais.
— Je ne vous savais pas si riches en trains; j'étais convaincu
qu'il n'y en avait qu'un, celui-ci, et j'ai négligé d'approfondir
l'Indicateur.
— Vous allez voir un vilain pays, dit M. de Rhèges.
— N'écoutez pas trop papa, interrompt Geneviève; chez lui, le
dénigrement de son pays est purement affaire de coquetterie. Il va
vous faire remarquer, tout le long du chemin, la laideur plate et
bête de ces landes sans fin ; puis il guettera votre étonnement à
notre entrée dans le parc, et, comme vous serez naturellement ravi
de nos futaies, ne fût-ce que par politesse, il s'imaginera votre
admiration d'autant plus grande qu'il aura su rendre votre première
impression plus désagréable.
Roger fit comprendre à Geneviève d'un regard que le pays, les
landes, le parc et les futaies lui importaient très peu. — Le break
fila sur une grande diablesse de route se déroulant à perte de vue
dans un développement à peu près rectiligne, qui courbaturait les
yeux. Roger était assis entre sa sœur et Geneviève, qui l'associaient
à. leur babil par ces brusques inclinations de tête, par ces gestes
vifs et ces poses confidentielles dont les jeunes filles ont le secrets —
Marie-Antoinette, élevée à la campagne, avait certaines exubérances
naïves des nourrissonnes du grand air, tempérées par une grâce natu-
relle et par l'influence de sa mère, femme entre toutes distinguée.
Après avoir parcouru cinq kilomètres de pays plat et de terrain
nu, la voiture tourna brusquement au coin d'une rangée d'arbres,
la première qu'on eût rencontrée, et s'engagea dans une avenue
imposante et fraîche comme une nef de cathédrale. Au bout, on
voyait une haute grille de fer, de chaque côté de laquelle courait,
en bordure d'un saut-de-loup, une barrière peinte en blanc. Puis,
au-delà, s'étendait une pelouse immense qu'enlaçait une allée
sablée, et, plus loin, se dressait une masse compacte de vtrdure,
que trouaient de larges percées arrondies en voûtes, à la manière
des allées de Versailles. — La transition est si brusque que rare-
ment l'effet attendu par le comte manque de se produire.
— Mais ce n'est plus le même pays ! dit Roger.
— Hein? fit le comte. Qu'est-ce que vous dites de cela? Made-
moiselle ma fille aura beau railler mes vanités de propriétaire, elle
ne fera pas qu'avoir, en pleine Champagne pouilleuse, un parc nor-
mand ou tourangeau ne soit extrêmement honorable et flatteur.
DANS LE MONDE. 373
— Et dessiné par Le iNo^tre, le parc! dit Geneviève en riant.
Gomme tous les vieux parcs qui se respectent. On est libre de ne
pas le croire, mais il faudrait y aller voir, c'est-à-dire essayer de
déchiflVer les plans, ce qui serait bien ennuyeux. Croyez-moi, mon-
sieur Roger, faites acte de foi; ces plans sont un affreux grimoire
que mon père seul peut épeler et où, seul, il peut reconnaître l'au-
guste main de Le ïNostre, parce qu'il les interprète avec la seconde
vue du cœur.
A droite de la grande pelouse, s'élève le château, assez vasie,
mais assez piètre construction du commencement du siècle : jolie
caserne, mais vilain château. L'ancien manoir a été détruit en 1814,
lors de l'invasion.
— Puisque Le Nostre a dessiné le parc, dit encore Geneviève pour
taquiner son père, il est fâcheux qu'il ne se soit pas trouvé un des-
cendant de Hardouin Mansart pour réédifier le château.
Sur le perron, M""^ de Rhèges et M™® de Trémorit paraissent. On
cause cinq minutes, puis on déjeune. \ six heures, lorsque la cha-
leur est tombée, on fait le tour du parc. — Et, de ce jour, com-
mence pour le nouvel hôte du château de Rhèges une existence qui
serait délicieuse, n'était la présence de Marie-Antoinette, qui sanc-
tifie les entretiens. Elle est pourtant bien charmante, Marie-Antoi-
nette, et elle a l'intuition de ce qui se passe dans les cœurs auxquels
elle sert à la fois de trait d'union et de barrière séparative, car elle
engage les amoureux à ne plus s'appeler M. Roger Qi M^^^ Geneviève,
ce qui est vraiment gauche, non plus que, monsieur et mademoi-
selle, ce qui est vraiment froid, si bien que durant ces longues
heures passées en liberté sous les charmilles, on s'appelle simple-
ment par son nom, sauf à reprendre les appellations d'étiquette aux
heures de repas et de contrainte. On monte à cheval, mais dans
le parc, où l'on fait du manège en plein air; il n'y a, d'ailleurs, que
deux chevaux de selle au château. On pêche à la ligne et l'on canote,
mais toujours dans le parc, que traverse une johe rivière, laquelle
n'est pas étrangère à la large tache de verdure que fait la propriété
du comte sur les steppes désolées. Au reste, ce parc est une merveil-
leuse oasis dans le Sahara champenois. Clos de murs sur trois côtés,
il n'a qu'une échappée de vue sur la campagne, juste ce qu'il faut
pour établir le contraste. Trop vaste pour être partout bien entre-
tenu, il a des recoins mal peignés où les tailHs se font broussailles,
où des lianes parasites s'enroulent en festons vivans au flanc de
vieux arbres, où des herbes géantes se dressent comme des mois-
sons sur pied sous les feuillées épaisses. — Il y a surtout, au fin
fond de la propriété, tout contre le mur d'enctinte, à l'endroit nù
ce mur s'abaisse pour laisser sortir du parc la rivière qu'il semble
y avoir tenue captive, un bosquet ombreux et sauvage, vrai boudoir
37/i BEVUE DES DEUX MONDES.
naturel de verdure, où il fait bon s'a?seoir, quand on ne craint
pas les bêles. Car, indépendamment des fourmis et autres insectes
qui y abondent, ce ne sont que papillons et libellules, grenouilles
et crapauds, bourdons et scarabées : une de ces débauches de vie
animale que seuiblent provoquer les exubérances d'une végétation
encouragée et développée par le voisinage de l'eau.
La petite rivière coule doucement, déroulant, parmi les saules,
les trembles, les joncs, les nymphéas et toute la flore aquatique et
aquaiile de ces parages humides, le cours endormi de ses eaux gris
bleu. Une barque blanche, négligemment amarrée à une touffe de
roseaux qu'entoure sa chaîne rouillée, s'est mise en travers du cou-
rant tranquille, le nez dans les herbes, comme un cygne qui bec-
queté la rive ; au long de ses côtes, les avirons flottent comme des
ailes qui trempent. A moitié enfouis sous les herbages riverains,
Roger, Geneviève et Marie-Antoinette, dédaigneux de leurs lignes et
des tanches ou des barbeaux qui pourraient s'y accrocher d'aventure,
goûtent, mollement étendus, la fraîcheur du lieu, par une matinée
chaude de septembre. Les toilettes bariolées des jeunes filles et le
veston blanc du jeune homme tranchent en notes éclatantes sur la
masse sombre des verdures, dont la rouille d'automne commence
à grignoter les cimes ; le soleil ne pénètre à travers l'enchevêtre-
ment des branches et le voile dense des feuillages qu'en rayons divi-
sés, en filets de lumière plutôt taquins qu'hostiles. — Rien ne révèle
la grande orgie de clarté à laquelle le ciel convie la terre, ni l'on-
dée brûlante que verse là-bas sur la mélancolie des plaines l'astre
flambant des jours d'été.
— Eh bien! dit Geneviève, vous ne péchez plus, monsieur Roger...
Roger, veux-je dire?
Presque toutes les fois, elle se reprenait ainsi, regardant de côté
Marie-Antoinette et ayant l'air de lui faire une concession.
— Ma foi, non; j'ai pris ce matin deux gardons: je suis las de
détruire. Je me sens d'humeur parfaitement débonnaire, et M. de
Rhèges me montrerait à bonne portée une canepetière, cet unique
gibier de vos plaines, qu'on voit rarement et qu'on n'approche jamais,
je crois qu'aujourd'hui je ne la tirerais pas.
— Et tu aurais raison, dit Marie-Antoinette, car, outre que tu
n'aurais plus ^de mérite à ne pas la manquer, ce serait une mau-
vaise action que d'attenter à une vie quelconque par un si beau
temps. C'est si bon de vivre !
En disant cela, Ja belle fille brune semblait aspirer la vie par tous
les pores.
— Bah ! fit Roger, c'est la paresse qui me fait parler, car on peut
détruire sans scrupules quand on sent partout la vie.
11 eut un geste qui désignait la terre, le ciel et l'eau.
DANS LE MONDE. 375
— Qu'est-ce qu'une bête morte? reprit-il. Qu'est-ce même qu'un
homme qui meurt? Tant d'autres naissent.
— Oh ! oh ! voilà qui est bien shakspearien, dit Geneviève.
Elle riait; elle jeta pourtant sur Roger un regard un peu surpris,
car elle avait saisi dans l'intonation de la phrase quelque chose de
grave et d'attristé. D'ailleurs, plusieurs fois déjà, depuis l'arrivée
du jeune homme, elle avait pu relever soit dans sa voix, soit dans
son langage, soit dans le tour de ses pensées, une tendance poé-
tique, un penchant à la tristesse.
— 0 l'énorme phalène ! s'écria Marie-An toi nette, qui, debout
depuis un instant, jouait avec les branches flexibles des arbustes
en^dronnans.
C'était, en effet, un monstrueux papillon de nuit, qui, alourdi et
comme stupéfié, dormait sur une feuille, étalant ses larges ailes
brunes marquées vers les bords de taches blanches cerclées de
noir, en forme d'œil, — Roger se leva, prit le papillon entre ses
doigts, que macula la poussière noirâtre des ailes, puis, ayant
ramassé une pierre, qu'il dut chercher longtemps, il appliqua la
bête sur un tronc d'arbre, et, froidement, méthodiquement, l'écrasa.
Il y eut deux exclamations indignées.
— Comment ! dit Marie-Antoinette, toi qui te prétendais tout à
l'heure si bien enclin à la débonoaireté !
— Peuh ! une vilaine bête, un gros ver avec des ailes. Ça doit
manger toute sorte d'insectes et de plantes. Le monde est plein de ces
monstres hypocrites, plus ou moins déguisés, dont la mission incom-
préhensible est de détruire ce qui est plasbeau ou plus utile qu'eux.
— Alors, c'est un symbole que tu viens d'anéantir? dit Marie-
Antoinette plaisantant son frère. Je ne te savais pas si philosophe,
ni surtout à ce point entaché de don-quichottisme atrabilaire. Redres-
seur des torts du bon Dieu ! un bel emploi, mais qui doit demander
bien du discernement!
Geneviève ne s'associa point aux railleries de son amie. Elle tra-
vaillait à relier entre elles dans son esprit certaines phrases de
Roger, qui l'avaient frappée, s'efforçant' d'y trouver une significa-
tion commune, une interprétation générale qui la satisfît.
C'était l'heure du déjeuner; le premier appel d'une cloche loin-
taine vint en faire souvenir les promeneurs. On remonta dans la
barque, et Geneviève, eu prenant la main de Roger qui, un pied sur
la berge touffue, l'autre sur le rebord du bateau, aidait les jeunes
filles à embarquer, Geneviève eut un long regard pour le fiancé de
son cœur, un regard plein d'inquiétudes et de questions.
Roger prit les rames, qu'il maniait en homme à qui tous les
sports sont familiers, et l'on rentra, le bateau remontant lentement
la petite rivière aux doux méandres ombragés. Les yeux du rameur
376 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient rivés à un bout de bas rouge qui se montrait sous un des
bancs, entre un soulier de cuir fauve et la guipure d'un jupon ; la
voix fraîche et sonore de Marie-Antoinette faisait, avec le plongeon
mélodique et régulier des avirons, dont le dos rasait savamment le
gris bleuté de l'onde, la seule musique qu'on entendît : les ardeurs
de midi endormaient les bavardages d'oiseaux dans les arbres, et les
deux amoureux se taisaient. On arriva ainsi à un embarcadère rus-
tique, tout voisin du château et surmonté d'une construction légère
dont de simple bois en grume avait fait tous les frais. Chacun alla
vaquer à sa toilette.
Un quart d'heure plus tard, on déjeunait. Dans la salle à manger,
grande pièce un peu nue qu'ornaient seuls de vieux dressoirs sculp-
tés, deux domestiques en petite tenue de coutil faisaient silencieu-
sement le service autour de la table silencieuse. On n'était pas en
train. Le comte de Rhèges, empesé comme son col, qui sciait ses
favoris encore blonds, — des favoris superbes aux poils desquels
étaient attachés son air grave et sa beauté de diplomate à succès
par les femmes, — semblait étudier son blason sur le fond de son
assiette. La comtesse faisait, de temps à autre, un effort pour réveil-
ler son monde.
— Enfin, la Bourse monte toujours, dil-elle, ne sachant que dire.
— Oui, à mesure que la France baisse, fit le comte.
— Bah! dit la marquise de Trémont, c'est M. Bonneteau et son
Alliance universelle qui mènent le mouvement : la revanche des
élections. La finance catholique, une invention nouvelle ! Ce qui me
chagrine, par exemple, c'est qu'il va falloir renoncer à jeter la
pierre aux juifs, à raison de leur âpreté au gain : voilà que nous
leur faisons concurrence.
— Moi, ce qui m'afflige, répondit M"^ de Rhèges, c'est que, si tout
cela tourne mal, nous laisserons dans l'affaire, avec pas mal de plumes
de nos ailes, ce qui peut nous rester de prestige... honoraire.
— Personnellement, ma chère, nous n'y laisserons rien, dit M. de
Rhèges d'un air satisfait. Bonneteau m'a fait gagner quelques cen-
taines de mille francs. J'ai sauvé ma mise et mon gain, car la supé-
riorité des jeux de Bourse sur les autres jeux, c'est qu'on y peut
faire charlemagne sans vergogne, et dame! je ne m'en suis pas
privé. Ça m'aura toujours servi à payer mon élection manquée.
— Et rien ne coûte cher comme une élection manquée! reprit
gaîment M"""^ de Rhèges. Le suffrage universel devient incorruptible :
c'est ruineux.
— Oui, il devient incorruptible, dit le comte avec un sourire plein
d'amertume, et il absorbe toujours. 11 ne me rendra pas ce qu'il
m'a coûté. Sans parler de l'argent dépensé, que de pas, que de
démarches dans lesquelles je ne rentrerai jamais! Tenez, cette
DANS LE MONDE. 377
canaille de père Bouviot, mon fermier, qui est en même temps maire
de notre chef-lieu de canton et, par-dessus le marché, électeur des
plus itiflLiens,ne m'avait-il pas mis en demeure de faire avoir à son
fils, conscrit sans enthousiasme, un congé indélini, sous un pré-
texte quelconque? J'ai dû, pour cpla, courtiser des personnages que
je n'estime pas, m'humilier, me ridiculiser presque. Et, pendant ce
temps-là, mons Bouviot me faisait de l'opposition partout. Rien de
plus fréquent ni de plus naturel, d'ailleurs, et c'est plus vieux que
le suffrai^e universel, puisque cela s'appelle l'ingratitude humaine.
Mais le plaisant de la chose consiste en ceci, que j'ai appris seule-
ment ce malin, c'est-à-dire un mois après mon échec, dont l'hon-
neur lui revient en partie, la réalisation de ses vœux et l'heureuse
issue de mes plates sollicitations. Du diable, par exemple, si je l'en
informe! Il apprendra son bonheur toujours trop tôt à mon gré.
— Oh ! mon ami, fit M™® de Rhèges avec son bon sourire de
femme charitable et douce.
C'était une charmante quadragénaire, qui n'avait jamais été belle.
Très supérieure à son mari, comme tant de femmes de son milieu,
elle avait plus d'un point commun avec la marquise de Trémont,
son amie d'enfance, mais elle avait de plus que celle-ci une exquise
et inaltérable aménité; il est vrai qu'elle avait de moins l'auréole de
beauté qui ceignait la tête royale de la marquise. C'était une de ces
femmes rayonnantes de vertu, empreintes de dignité, parfumées de
bienveillance et rehaussées d'esprit qui, toutes rares qu'elles sont,
ont à elles seules plus ajouté au bon renom des femmes françaises
que n'ont pu y retrancher les autres, lionnes, cocodettes et gom-
meuses. Mariée au comte de Rhèges, diplomate suffisant, grâce à
l'invention des journaux et à celle du télégraphe, mais mari détes-
table et nullité parfaite, elle avait porté noblemen?. son fardeau,
ainsi que le nom de son époux. Née de ces dissemblances associées
par les lois du monde, Geneviève avait eu l'esprit de ne rien prendre
à son père, et de s'approprier l'intelligence et le cœur de sa mère,
dont elle n'avait d'ailleurs, au physique, que les cheveux châtains
et la peau un peu dorée.
— On ne nous laissera bientôt, reprit M'"^ de Rhèges, que le droit
d'être généreux. Abusons-en. Et tenez, mes enfans, vous devriez
aller tantôt porter à la mère Bouviot la nouvelle du prochain retour
de son fils. Je ne m'intéresse pas autrement à M. Bouviot, grand
électeur du canton, mais je serais bien aise que sa femme, qui est
mère, fût informée sans retard du bonheur qui lui échoit.
— Comme cela, tant que vous voudrez! fit M. de Rhèges.
— C'est entendu, dit Geneviève. N'est-ce pas, Toinon?
— Certes, répondit Marie-Antoinette. Comment irons-nous ?
378 REVUE DES DEUX MONDES.
— Il n'y a que deux chevaux de selle; nous ne pouvons pas y
aller à cheval. Nous prendrons le panier.
Marie-Anioinette, qui regardait son frère, s'aperçut qu'il avait la
mine mélancolique et songeuse.
— Eh bien? dit-elle au bout d'un instant, je vous laisserai aller à
cheval. J'ai l'éventail de Geneviève à finir, et nous partons dans
huit jours. Des chrysanthèmes superbes, que M. de Rhèges a pris
pour des œillets ! Est-ce sa botanique^qui est en faute ou mon talent?
La postérité décidera. En attendant, il faut que j'achève mon œuvre.
On ne put la faire revenir sur sa résolution.
— Bah ! conclut M. de Rhèges. M. de Trémont et Geneviève iront
seuls. Honni soit qui mal y pense ! A l'anglaise !
Tout le monde était décidément du complot. Rien n'avait encore
été dit quanta la possibilité d'un mariage, et tout était arrangé : des
parens complices, une sœur complaisante, des circonstances favo-
rables : il n'y manquait que la faculté d'arrêter officiellement les
choses, et Roger se désolait à la pensée qu'il ne pouvait rien dire,
ni rien faire de définitif.
A cinq heures, les jeunes gens montèrent à cheval. La grande
chaleur du joiir était à peine tombée. La plaine, noyée dans un
rayonnement d'or, rejoignait le ciel à l'horizon sous le voile lumineux
d'un brouillard irisé. Les guérets fauchés, alternant avec des landes
et des prairies ladres, hérissées çà et là de maigres bouquets verts
etmamelonnéesd'éminences pelées simulant des vagues, mêlaient à
la teinte crue du paysage la couleur grise de leur chaume desséché.
Les deux chevaux allaient un pas paisible sur la route déserte. Ce
n'est pas seulement dans les romans que les amoureux qui ont trop
de choses à se dire s'en remettent à l'éloquence d'un mutisme
opportun du soin de traduire la surabondance de leurs impressions
intimes. Roger et Geneviève eussent été, au départ, fort embarras-
sés de converser ensemble ; ils sentaient l'un et l'autre qu'il y avait
nécessité de parler, mais ils étaient pénétrés de la difficulté de la
tâche, autant que de son caractère inévitable. Après le premier
temps de trot, ils échangèrent des monosyllabes d'avant-garde;
puis, ayant rejoint la rivière, l'Âubette, le long de laquelle serpente
un assez joli chemin, ils se livrèrent à une conversation plus nour-
rie, dont le charme relatif du nouveau paysage leur fournissait les
élémens, et, sans doute, ils eussent fini par aborder le grand point,
si les premières maisons du bourg qui était fier d'être administré
par Bouviot ne les eussent avertis qu'ils touchaient au but de leur
excursion. Prenant alors à droite, ils traversèrent une mare où se
jouaient pêle-mêle des canards au plumage hérissé et des marmots
sales dont les pans de chemise trempaient dans l'eau, et ils firent
DANS LE MONDE. 379
dans le village, où reteiuissait de tous côtés le bruit des méîiers
(car cette partie de la Champagne est un vaste atelier de bonnete-
rie), une entrée que la curiosité des habitans fut tout près de rendre
triomphale. Les bonnetiers collaient aux carreaux leurs faces semi-
paysannesqnes, semi-bourgeoises, — de ces figures dont la vie
sédentaire efface petit à petit le coloris campagnard; les femmes
laissaient en plan leur linge ou leurs casseroles pour se mettre sur
le seuil des maisons ; la marmaille ébaubie faisait cortège aux arri-
vans. Geneviève regardait en souriant les commères aux bras nus et
aux jupes troussées, dont les types carrés s'encadraient dans les
portes basses à seuils disjoints. La plupart, en la reconnaissant, la
saluaient de la tête.
La demeure de la famille Bouviot, dont le chef, personnage inclyte
et multiple, à la fois cultivateur, bonnetier et officier municipal,
avait réalisé le pis-aller idéal de César en se faisant reconnaître le
premier rang dans son village, était située à l'extrémité du bourg.
C'était une vaste habitation villageoise, peu confortable, à peine
meublée, mais très peuplée de bêtes et d'enfans. Dans la grande
cour, pleine de fumier, qu'entouraient trois corps de bâtiment,
dont deux en simple torchis, grouillaient les animaux domestiques
les plus variés, depuis des volailles étiques jusqu'à des cochons nota-
bles, en passant par des mioches grassouillets; L'écurie, l'étable et la
porcherie envoyaient au nez des visiteurs, par leurs portes ouvertes,
leurs parfums coavergens, qui, joints aux émanations du dehors,
vous offraient, dès le seuil, un résumé très complet de toutes les
puanteurs rustiques célébrées par les amateurs de saine poésie.
Un gars, qui, la fourche en mains, remuait des choses peu
propres qu'il rejetait dans un coin, vint, à l'appel de Roger, prendre
les chevaux. Geneviève se laissa glisser de sa selle en appuyant
légèrement sa main sur l'épaule de son compagnon, lequel avait
sauté à terre en enjambant l'encolure de son cheval, sans prendre
la peine de l'arrêter ; puis, relevant sur son bras sa robe d'ama-
zone, elle se dirigea vers le bâtiment du milieu, spécialement affecté
au logement de la famille Bouviot.
Les jeunes gens pénétrèrent dans une salle assez vaste où se
voyaient quelques meubles bourgeois, dépaysés parmi les rusticités
du lieu, entre autres un vieux secrétaire en acajou et un fauteuil
voltaire recouvert en damas de laine. Sous la haute cheminée, entre
deux landiers de fer noircis, cuisait le dîner dans une marmite en
fonte. Aux murs, des ustensiles de cuisine pendaient parmi des en-
luminures patriotiques. Une grande armoire assez curieusement
incrustée était le seul meuble qu'il y eût plaisir à regarder. Au fond
de la pièce, un lit d'enfant, en noyer, montrait, à travers les bar-
reaux de son cadre à claire- voie, le damier bleu et blanc d'un mate-
3^0 REVUE DES DEUX MONDES.
las; dans ce lit, un enfant de cinq ou six ans, robuste, mais pâli
par la lièvre, sonnaeillait sur un oreiller grisâtre, tandis qu'auprès
de lui une petite femme boulotte et rougeaude tournait avec une
cuiller de bois, dans une casserole de fer blanc, une espèce de
bouillie jaune qui sentait fort.
— Mademoiselle de Rhèges ! fit M*"® Bouviot, dont la figure ronde
et enflammée prit un ton de soleil couchant.
— Ëh bien ! vous avez un malade ?
— Ne m'en parlez pas, mademoiselle; en fait d'enfans, les tard
venussont toujours des malvenus. Celui-ci a les fièvres depuis des se-
maines. Les six autres se portent comme moi, et ça n'est pas peu dire.
— Alors, c'est décidément une bonne idée que j'ai eue de venir
vous voir aujourd hui avec M. de Trémont, le frère de mon amie
que vous aimez tant.
— Ah! dame! une belle personne, monsieur, soit dit sans vous
complimenter, et aussi gaie qu'elle se porte bien.
— Je vous apporte une nouvelle qui vous fera plaisir, reprit
Geneviève; mon père a été assez heureux pour obtenir à votre fils
aîné un congé qui pourra durer longtemps.
— Vrai?.. Ah bien ! cet imbécile de Bouviot qui disait!.. Je vais
le chercher pour qu'il vous remercie.
— Ne le dérangez pas... C'est un hommeTort occupé que M. Bou-
viot, nous savons cela, ajouta Geneviève avec un sourire. Et puis,
c'est mon père qu'il faut remercier. Moi, je ne suis que la messagère.
— Une bien gentille messagère, en ce cas... N'importe, n'importe,
il faut qu'il vous remercie.
Et M'"® Bouviot s'apprêta à sortir, après avoir posé sa casserole
devant le feu.
— Qu'est-ce qu'il y a là dedans? fit Geneviève en désignant du
doigt la casserole abandonnée.
— Un remède de bonne femme contre les fièvres. Il faut tourner
ça pendant vingt minutes. Mais je reprendrai aussi bien la besogne
en revenant.
— Eh bien ! puisque vous tenez à aller chercher M. Bouviot, je
tournerai à votre place. Il n'y a qu'à tourner?
— Mais, mademoiselle Geneviève, vous plaisantez?
— Allons, allons, dépêchez-vous; nous n'avons qu'un quart
d'heure à vous donner.
Et Geneviève, après avoir laissé retomber sa jupe et ôté ses gants,
se mit à tourner la bouillie.
— Si nous goûtions? dit-elle.
— Que vous êtes charmante avec simplicité ! dit Roger.
— Une manière bien habile de me faire entendre que vous ne
tenez pas à la bouillie !
DANS LE MONDE. 381
— C'est vrai, je n'y tiens pas absolument... Cependant, si vous
goûtez, je goûterai. Je vous en défie!
Geneviève allongea sa langue avec précaution sur le bord de la
cuiller, de façon à goûter le bois plutôt que la mixture, et aussitôt
Roger, s'emparant de l'ustensile vulgaire que son génie transformait
en coupe d'amour, baisa la place exacte qu'avait caressée la langue
de Geneviève, plus appétissante, à coup sûr, que la bouillie fébri-
fuge.
— C'est toujours cela de pris, soupira-t-il avec onction.
— Mais vous n'avez rien pris du tout ! dit Geneviève, à qui l'acte
amoureux du jeune homme venait de faire retrouver une de ces
subites colorations de teint qui lui étaient familières aux premiers
temps de son amour.
— Vous croyez? riposta Roger, qui, aya it sans doute trouvé bon
goût à la cuiller, regardait la bouche de iiOneviève avec dos yeux
pleins d'appétit... Voyons, dit-il en se rapprochant, cela ne vous
contrarie pas que je vous aime?
— Non, répondit Geneviève sans trop d'embarras et en regardant
Roger avec un sourire doux... Mais croyez-vous que ce soit l'instant
de vous déclarer, quand je suis aussi prosaïquement occupée? Je
perds tous mes avantages.
— Vous savez bien que non. Et c'est précisément parce que vous
êtes ainsi plus séduisante que jamais que je me laisse aller à vous
faire entendre un mot que je voulais sous-entendre encore.
— Sous-entendre? dit Geneviève surprise. Pourquoi?
— Parce que...
M""® Rouviot rentrait, suivie de son mari, un homme long, sec
et brun, en manches de chemise et en bretelles, qui faisait un sin-
gulier contraste avec sa rubiconde moitié.
Rouviot salua, comme un bélier qui donne un coup de tête, et,
après avoir entendu Geneviève lui redire ce que sa femme lui avait
appris en chemin, il balbutia quelque chose qui voulait être aimable.
Au fond, il ne paraissait nullement charmé d'avoir à se produire en
posture reconnaissante. Il trouva cependant une espèce de phrase
de remerciement, où le nom du comte de Rhèges avait l'air de
n'être prononcé que pour mémoire, mais où ceux de la comtesse et
de Geneviève faisaient meilleure figure. Roger en conclut que le
comte n'était pas aimé, ce qui ne lui causa, du reste, qu'une médiocre
surprise, M. de Rhèg-^s n'ayant guère, en dehors de cette amabilité
de salon qui est de tradition dans les chancelleries, qu'une condes-
cendance trop visiblement étudiée à l'endroit de ses inférieurs.
C'était un gentilhomme qui, à travers ses cent cinquante ans de
noblesse, sentait encore le traitant, — car il descendait d'un certain
Nicolas Grandchamp, ayant eu, vers 1665, avant l'acquisition de la
382 REVUE DES DEUX MONDES.
teiTe de Rhèges, qui devait être érigée cinquante ans plus tard en
comté, d'assez graves démêlés avec la Chambre de Justice.
Allons, au revoir ! dit Geneviève en se tournant vers le petit lit
où l'enfant dormait toujours. Si vous voulez m'en croire, madame
Bouviot, vous ne vous fierez pas trop à votre remède : j'y ai goûté,
il ne me dit rien. Ce n'est pas que je méprise les remèdes de bonne
femme, j'en ai plein ma pharmacie, à Rhèges, sans, compter des
recettes innombrables de baumes miraculeux à fabriquer avec des>
simples; mais, en cas de fièvre, quelques pincées de sulfate de
quinine font bien mieux l'allaire. Au surplus, si vous voulez, je
vous enverrai le docteur Trident, de Ghâlons... Une célébrité du
cru, dit-elle en s' adressant à Roger.
Et, comme Bouviot ébauchait une grimace :
— jNous sommes très liés avec lui, s'empressa-t-elle d'ajouter; il
me sufilra de lui dire un mot : il viendra vous voir tout à fait en
ami, et, bien entendu, vous en serez quitte avec un grand merci..
— Vous êtes bonne, mademoiselle Geneviève, dit tout bas M™® Bou-
viot en reconduisant la jeune fille, et fine aussi... Enfin, on vous
aime bien, quoi !
Roger remit Geneviève à cheval, profitant de l'occasion pour
étreindre le petit pied auquel ses mains servaient d'étrier, et, ayant
salué les époux Bouviot d'un geste et d'une phrase dont le comte
de Rhèges, s'il eût été présent et capable de comprendre, eût pu
tirer un parti sérieux en vue des élections à venir, il sauta en selle
à son tour. — En retraversant le village, il ne dit rien; il voyait
toujours Geneviève tournant la bouillie dans la casserole de fer-
blanc, au milieu de cette grande pièce rustique où, seul avec elle, il
avait eu comme une vision de bonheur champêtre, obscur et pauvre.
— Je n'ai jamais mieux senti que tout, à l'heure, dit- il au
moment où ils dépassaient la dernière maison du bourg, à quel
point je vous aime. J'aurais voulu être là chez moi... chez nous
plutôt, avoir le droit de vous retenir dans ce cadre qui me plaisait,
d'y fixer la scène et d'en rester l'éternel spectateur.
— Un accès bucolique à présent 1 s'écria Geneviève. Ah ! çà, qu'a.vez-
vous?
— Vous vous étonnez que je soupire après la chaumière en même
temps qu'après le cœur? Mais vous avez beau rire, je suis sûr que
vous pensez, comme moi, que plus le cadre est simple, mieux l'amour
s'y épanouit.
— Vous vous trompez, je n'ai pas la superstition des cadres. Je
suis d'avis que, riches ou pauvres, ils ne peuvent rien sur le mérite
d'un tableau qui plaît.
— Eh bien 1 moi, je persiste à dire que l'on est plus heureux,
quand on aime, dans un milieu où il n'y a ni bruit, ni dangers, ni
DANS LE MONDE. 883
trouble-fête. Et j'ai pour moi les auteurs de tous les pays et de
tous les temps... Mais il me suffît de mes yeux. Ne vous ai-je pas
vue tout à l'heure paysanne? Jamais vous ne m'êtes apparue plus
ravissante.
— Une paysanne en amazone n'est pas une paysanne. Groyejs-
moi, la poésie des cho.^es simples est en nous, quand elle n'est pas
dans quelque circonstance accidentelle qui les orne et les déguise.
Nous les voyons belles, quand nous avons dans l'âme ce qu'il faut
pour les embellir, ou qu'un reflet passager les décore. On aspire
parfois à une condition modeste : c'est quand on se sent, quand on
se croit assez riche de sentimens pour se passer de luxe et de bien-
être; mais on serait, en général, fort attrapé, si l'on se trouvait pris
au mot. Une ouvrière ou un commis qui va à son travail dans la
lumière et la gaîté d'une matinée de printemps, une cour de ferme
qu'éclaire un beau soleil, une chaumière qu'illumine la présence
d'une personne aimée, autant de visions trompeuses qui donnent la
tentation de la pauvreté. Suivez l'ouvrière ou le commis, prenez en
imagination votre part de leur besogne ingrate, rebutante et mal
payée ; restez à la ferme après le coucher du soleil, après la dispari-
tion de l'être cher : l'illusion s'évanouit; il n'y a plus alors que les
laideureetles misères de lavie difficile, monotone et triviale. Pour les
gens comme vous, comme nous, la pauvreté, même la pauvreté riche
des Bouviot,est une épreuve qu'il faut savoir subir, le cas échéant,
avec dignité, avec courage : ce n'est jamais un idéal à souhaiter.
— Savez-vous que vous êtes désespérément raisonnable?
— Savez-vous que vous êtes étrangement poétique?
— Soit! c'est une infirmité d'amoureux. Je vous aime, Geneviève.
Ils suivaient au pas la berge de la petite rivière, dont l'eau trouble
et somnolente coulait sans bruit d'un cours insensible entre des rives
déchiquetées. Une bande pourpre, posée au bas du ciel, faisait à la
terre une ceinture flamboyante qui mettait le feu à l'horizon, der-
rière les peupliers du chemin; au-dessus de cette zone incendiée,
les tons roses, orangés, vert pâle et bleu turquoise des beaux cou-
chers de soleil s'étageaienl comme des gradins de couleur autour
d'un amphiihéâtre bariolé, et, sur ce fond de lumière colorée, la sil-
houette noire de (Geneviève s'enlevait avec un relief frappant. —
Roger regardait ce joli profil méditatif d'amazone absorbée, — car
la jeune lille réfléchissait. Il écoutait aussi la musique délicieuse que
faisaient dans son oreille les vibrations lentes à s'éteindre de cette
voix aimée, qui parlait si bien de toutes choses.
— Ecoutez, dit tout à coup la jeune fille en continuant de cares-
ser du bout de son stick la crinière de son cheval, je vais vous con-
fier tout bêtement une réflexion que j'étais en train de faire, ou plu-
tôt de refaire... Je trouve que, depuis votre arrivée à Rhèges, vous
384 REVUE DES DEUX MONDES.
n'êtes pas le même qu'autrefois. Vous avez... comment dirai-je?..
des boutades mélancoliques, et puis des... des réticences...
— Des réticences?
— Oui. Ainsi, tout à l'heure... mon Dieu, si vous ne m'aidez pas,
je n'en viendrai jamais à bout... ainsi, tout à l'heure, vous m'avez
dit que vous m'aimiez , et puis vous avez ajouté que vous auriez
voulu que la chose restât sous-entendue entre nous... Eh bien! je
n'ai pas compris...
La figure de Roger se revêtit d'une gravité bizarre qui émut Gene-
viève. Se sentant regardé, le jeune homme effaça vite d'un sourire
la teinte sérieuse et sombre qui avait, malgré lui, voilé ses traits et
son regard. Puis, il posa sa main sur celle delà jeune fille, de façon
à ralentir le pas de la monture de Geneviève, et, alors, retenant aussi
son cheval, les deux bêtes presque arrêtées et mâchant leurs mors
nez à nez, il se leva un peu sur ses étriers et, se penchant, baisa
chastement la joue qu'il avait à sa portée, mettant son baiser à peine
plus près de la bouche que de l'oreille de sa voisine.
— M'aimez-vous assez pour me faire crédit, Geneviève?
— Crédit?
— Oui, crédit. Je vous demande si vous m'aimez assez pour croire
à la sincérité de mon affection, sans qu'elle ait à prendre ouverte-
ment, dès à présent, une apparence de candidature matrimoniale.
— Si je comprends bien, c'est un délai que vous me demandez?
dit Geneviève d'un ton légèrement contraint. (Elle en était toujours
à Madeleine et à Jane.)
— Quelque chose comme cela.
— Un sursis enfin ?
— Un sursis, si vous voulez, un sursis à mon bonheur.
— Hum ! deux mots qui n'ont pas été faits pour être attelés
ensemble.
— Encore une fois, il s'agit de me faire crédit pendant un mois,
pendant quinze jours peut-être...
— Quinze jours, c'est peu... Tenez, j'ai peur que vous ne vous
apprêtiez des regrets en faisant œuvre de précipitation, et, comme
je suis un peu fière, trop fîère pour attendre votre heure, il serait
mieux peut-être de ne plus parler de tout cela.
— Ce n'est pas bien, Geneviève, de prendre la chose ainsi. Si
vous m'aimiez...
— Oh! pardon! j'ai fait mes preuves, ayant été la première à
aimer, — ce dont je ne me défends pas, du reste.
— Soit! mais vous avez peur d'aimer la dernière.
— J'ai dit que j'ai trop de fierté pour attendre votre bon plaisir;
je n'ai pas dit que je cesserai de vous aimer s'il me faut renoncer à
vous. On peut aimer de loin.
DANS ! E MONDE.
3S5
— Aimez-moi donc de loin, pendant ces quelques semaines, ces
quelques jours peut-être. Bientôt, vous serez mise au fait, et vous
m'aimerez de près. Avant la fin d'octobre, je serai votre fiancé, à
moins...
— A moins? répéta Geneviève.
— Dame! à moins que... le ciel ou votre caprice n'en décide
autrement.
— Donnez-moi votre parole d'honneur que vous n'aimez que moi
et que vous ne me sacrifiez personne.
— Je vous la donne.
— Bien, dit Geneviève avec simplicité. Ma fierté maintenant peut
attendre : ma confiance en vous le lui permet, et mon afTection
sera seule à soufi'rir du délai. J'attendrai des semaines et des mois,
s'il le faut, sans inquiétude ni révolte.
— Pas si longtemps. Le mois prochain ne s'achèvera pas, je l'es-
père, sans que je sois votre soupirant officiel.
— Alors, c'est aux Ailettes que nous célébrerons nos fiançailles,
car, vous savez. M™*" de Trémont m'emmène avec Toinon, qui pré-
tend qu'un bon procédé en vaut un autre et que les visites se paient
avec des visites.
— Aux Ailettes donc avant un mois, dit Roger d'une voix un peu
sourde. Et maintenant, au galop ! Nous sommes en retard.
XVIII.
Le 12 octobre, dans la matinée, M""^ de Trémont, sa fille et
Geneviève, de passage à Paris, attendaient, dans le petit salon de
l'hôtel de la rue de Lille, le moment de se mettre à table. Marie-
Anioineite causant avec sa mère d'affaires d'intérieur, Geneviève
avait machinalement ouvert un journal du matin, que M"*' de Tré-
mont avait fait acheter et n'avait pas encore lu. — La jeune fille
pâlit tout à coup, puis relut déplus près cet entrefilet qui venait de
lui griffer le cœur :
On parle d'une rencontre à râpée, pour demain ou après-demain,
dans un lieu quil reste à déterminer, entre le baron de /?... et le
marquis de T.., jeune officier de cavalerie, membre d'un des cer-
cles les plus aristocratiques de Paris. Motif de la rencontre :
appréciation désobligeante de la part du marquis de T.., au sujet
d'une partie mouvementée remontant au printemps dernier et où
le baron de R... perdit une grosse somme. Uaff'aire eât été vidée
beaucoup plus tôt sans la courtoisie parfaite du baron de R.., qui
a tenu à attendre, malgré les instan'-es de son adversaire, le com-
plet rétablissement de celui-ci, lequel fut^ lors du dernier concours
TOMB uv. — 1882.
,'^86 REVUE DE? DEUX MONDES.
hippique, victime d'une terrible chute de cheval que Von lia sans
doute pas oubliée.
C'était aussi clair que si les noms eussent été mis en toutes let-
tres, d'autant plus clair qu'on avait beaucoup parlé, dans le monde,
de l'aventure du baron, et que les miettes de ce scandale s'étaient
répandues un peu partout. 11 n'était donc nullement nécessaire de
savoir, — et presque personne ne le savait, — qu'une explication
avait eu lieu, au mois de juin, entre Rochegarde et Trémont, à la
suite d'un propos de club, pour comprendre en son entier cette
très simple aiïaire. — Geneviève, qui trouvait ainsi subitement la
clé des mélancolies et des réticences de Roger, restait abasourdie,
hébétée par la soudaineté du coup, la main étendue sur le journal à
l'endroit néfaste où elle avait Iule manè, thécel, phares de sa douce
et légitime ivresse ; on eût pu croire qu'elle voulait dérober à ses pro-
pres yeux les lignes odieuses qui exprimaient, avec accompagnement
de formules clichées, entre une drôlerie boulevardière et l'annonce
d'un voyage princier, la condamnation de son bonheur et î anéan-
tissement de son avenir. Car elle se souvenait bien d'avoir entendu
dire à son père que, depuis longtemps, tout le monde eût tourné
les talons au baron de Rochegarde, s'il n'avait eu au service de ses
détracteurs des argumens ad hominem pour les convaincre, bon
gré mal gré, de sa parfaite honorabilité. Une phrase de M. de Rhèges
lui revenait même tout entière à l'esprit.
— C'est un diable d'homme que Rochegarde, avait dit le comte
le jour où toutes les gazettes qui avaient narré l'histoire en termes
assez cavaliers s'étaient rétractées ; il patauge dans des flaques de
boue, on le croit à jamais sali, on s'apprête à le condamner sans
appel, et puis, crac! le voilà qui s'en tire, se brosse, se nettoie
si bien qu'on n'oserait plus jurer qu'on l'a vu sale... d'autant qu'il
vous a des airs d'un imposant... et un poignet... et un coup d'œil!
Elle demeurait là sur sa chaise, devant la table, la main toujours
étendue sur le journal, immobile, absorbée, revoyant en pensée
mille scènes insignifiantes où elle se reprochait de n'avoir pas su,
d'après un mot, d'après une intonation, d'après une attitude, d'après
un geste, deviner la vérité tout entière, si simple pourtant, à ce qu'il
lui semblait à présent.
— Comme il est contrariant que Roo;er ne puisse justement venir
à Paris ni aujourd'hui ni demain! dit la marquise. Enfin, il faut
espérer que nous le verrons après-demain et qu'il pourra nous dire,
avant notre départ, à quelle date précise il compte l'aire sa fugue de
deux ou trois jours en Touraine.
Le nom de Roger rappela Geneviève à elle-même. Avec cet instinct
d'abnégation qui fait le fond de toutes les natures de femme vrai-
ment féminines, la jeune fille songea tout de suite à la mère et à
DANS LE MONDE. 387
la sœur de Roger, oubliant presque ses angoisses personnelles à
l'idée de celles qu'il lui appartenait peut-être d'épargner à d'autres.
Elle se leva, alla à la fenêtre, tenant le journal à la main, dit un
mot sur le temps, qu'elle prétendit lourd et propice aux migraines,
puis trouva moyen de glisser sous un album la feuille révélatrice,
qu'elle avait repliée. A table, elle eut une gaîtô nerveuse, qui lui
mit du rouge aux pommettes des joues sans colorer le fond de
son teint; elle poussa beaucoup M™^ de Tréniont et Marie-Antoi-
nette à faire deux ou trois courses dont il avait été question dans
la matinée, disant qu'elle se ferait accompagner par la femme de
chambre de la marquise pour aller au couvent de Marie lîêpara-
trice, où elle était sûre de trouver son confesseur, qu'elle tenait
beaucoup à voir pendant son court séjour à Paris. Son idée fixe
était d'amener la marquise et sa fille à sortir tout de suite et à cou-
rir les magasins le jour durant, ce qui supprimerait, pour jusqu'au
soir, le danger de la lecture du journal. En outre, elle sentait la
nécessité d'être seule, sachant bien que ses nerfs ne resteraient
pas montés au diapason voulu pendant toute une journée de dissi-
mulation, de contrainte et de torture. Ses vœux, en cela, furent
exaucés. Aussitôt après le déjeuner, on la laissa, mais la marquise,
avant de sortir, lui dit qu'elle venait de recevoir un mot de la
duchesse d'Altenay, qui, heureuse que son passage à Paris coïn-
cidât avec celui de M™® de Trémont, annonçait sa visite pour le soir.
Madeleine! c'était la sœur du baron. Peut-être ne savait-elle rien
encore et peut-être pouvait-elle tout empêcher, car qui eût osé
affirmer que le motif officiel de la rencontre annoncée n'était pas
un prétexte dont on abritait une cause plus délicate? Geneviève avait
bien cru deviner une intimité suspecte entre la duchesse et Roger,
et une femme, fût-ce une jeune fille, ne se trompe guère à ces
choses-là. Enfin, s'il y avait une chance de prévenir la catastrophe
prochaine qui menaçait son amour, cette chance, Madeleine la per-
sonnifiait. Il fallait aller trouver Madeleine, lui porter le journal et
s'inspirer des circonstances. Mais que lui dire? En tous cas, il fal-
lait y aller, ne fût-ce que pour partager avec une autre le fardeau
d'une pareille inquiétude. Elle y alla.
La duchesse était sortie, mais devait rentrer à trois heures. Gene-
viève attendit. Quand, vers quatre heures seulement, Madeleine
rentra, les gants de la jeune fille, sans cesse ôtés et remis par suite
de ce besoin machinal et fébrile de faire œuvre de ses doigts, alors
qu'on ne sait comment distraire sa pensée, étaient suffisamment
fripés et déchirés pour témoigner à eus seuls du trouble où elle
avait vécu durant ces deux heures d'attente.
— Geneviève!.. Toute seule?
— Ah! madame!..
38S REVUE DES DEUX MONDES.
Elle s'arrêta, ne sachant vraiment plus que dire.
— Mais vous avez la mine à l'envers, ma chère petite! Voyons,
vite! Qu'avez-vous? Que vous est-il arrivé?
— Vous ne savez rien?
— Moi? Rien du tout. Je suis ici depuis hier au soir. Sortie dans
la matii)êe pour des aflaires d'argent, je rentre seulement à présent,
sans avoir vu personne, si ce n'est un notaire, un avoué, un avo-
cat... enfin, personne. J'ai déjeuné chez le pâtissier... Mais, voyons,
Geneviève, qu'y a-t-il?
— Tenez, dit simplement Geneviève, en tendant à la duchesse le
journal qu'elle avait apporté et en désignant du doigt le passage à lire.
Madeleine lut, puis pâlit.
— Chute de cheval que l'on n'a sans doute pas oubhée, partie
mouvementée, baron de R.., marquis de T.., murmura-t-elle, —
les yeux toujours sur le journal. Mais il s'agit là de Roger de Tré-
mont et de mon frère! Je ne savais rien; maintenant je sais, mais
que faire pour empêcher cela ?
Son trouble était égal à celui de Geneviève, et celle-ci, le consta-
tant, l'attribuait tout entier à une tendresse alarmée, tandis qu'une
bonne part en revenait au remords ; car Madeleine avait beau se
dire qu'elle n'avait nommé personne et que son frère aurait toujours
fini par savoir à quoi s'en tenir, elle ne pouvait songer sans un ter-
rible émoi que c'était elle qui, la première, l'avait mis sur la voie,
l'avait lancé sur la piste oii il devait finir par rencontrer la trace
qu'il cherchait.
— Oui, que faire? répéta Geneviève. Oh ! je vous en prie, trou-
vez quelque chose. C'est de votre frère qu'il s'agit.
Madeleine, sur ce mot, releva vivemeni la tête.
— De mon frère et... d'un autre qui vous tient au cœur, n'est-ce
pas? dit-elle en regardant la jeune fille comme elle l'avait regardée,
dans le salon de M'"^ de Trémont, huit ou dix mois auparavant,
avec un regard presque dur, presque méchant. Ah ! çà, dites-moi,
ajouia-t elle, y aurait-il du nouveau? Seriez- vous sur le point
d'épouser M. de Trémont?
Le ton de Madeleine était âpre. En un instant, le souvenir brus-
quement ravivé d'une déception d'amour, très iiTiparlaitement
oubliée, transformait cette nature douce, quoique fière et vivace,
faite bien plutôt pour les ardeurs aimantes que pour les fougues
de la haine et la ténacité des rancunes, en un caractère insurgé,
plein de violences mal contenues, peut-être susceptible d'une vraie
cruauté. Geneviève eut d'autant moins de peine à le comprendre,
qu'elle était venue avec l'idée d'affronter la présence d'une rivale.
— H est possible, dit-elle avec un grand battement de cœur et
une pâleur mortelle, qu'il soit question d'un mariage entre M. de
DANS LE MONDE. 389
Trémont et moi, mais qu'importe cela ? Ma démarche m'a été dictée
par la croyance où j'étais que vous ignoriez tout et que vous pou-
viez tout empêcher.
— J'ignorais tout, en effet, répondit Madeleine, qui s'efforçait
de se reconquérir sur l'emportement d'une révolte soudaine. Mais
que voulez-vous que j'empêche ? Vous savez bien qu'une femme,
en pareil cas, est impuissante à toute autre chose qu'à retarder
l'événement, et qu'elle risque fort, en se mêlant de ces sortes d'af-
faires, dont les hommes n'aiment guère qu'on se mêle, de gêner,
d'humilier même les intéressés ou l'un d'eux par son intervention,
sans aucune chance de sauvegarder l'avenir.
— Alors, reprit Geneviève après un silence et avec une évidente
intention, vous êtes certaine qu'un mot de vous serait impuissant?
Elle avait les larmes aux yeux,
— Un mot de moi? fit Madeleine avec étonnement. Supposez-vous
donc que je sois pour quelque chose dans la querelle? Mais, quand
cela serait, et je crois pouvoir vous affirmer que cela n'est pas, les
choses étant engagées, je serais encore impuissante.
— Pardonnez-moi, dit Geneviève en se rapprochant de la du-
chesse ; de même que vous avez deviné mon secret, je croyais avoir
deviné le vôtre.
— Bah! vous avez cru!.. Quelle idée!.. Vous aimez beaucoup
M. de Trémont? Oh ! ne répondez pas : cela se voit. Mais lui, vous
aime-t-il autant que vous l'aimez ?
— Je ne sais. Mais, s'il ne fallait, pour protéger sa vie, que renon-
cer à son affection, dût mon sacrilice profiter à une... rivale, j'at-
teste que, sans hésiter, je m'effacerais.
De nouveau, Madeleine eut un de ces froncemens de sourcil qui
ne lui allaient pas, et une lueur sombre dénatura son regard
charmant. Mais ce fut vite dissipé, sans laisser plus de traces
qu'un de ces éclairs sans tonnerre de certains soirs d'été. Émue
par l'attitude de Geneviève, par les accens si simples de cet amour
de jeune fille, par le son de cette voix tendre qu'assourdissait un
voile de larmes, elle redevint elle-même, retrouva sa grâce câline
aussi vite qu'elle l'avait perdue, et, attirant à elle la jeune fille :
— Je vous jure, dit-elle en l'embrassant sur le front, de faire
l'impossible pour ramener la joie dans vos jolis yeux que voilà tout
mouillés. J'ai une idée. Elle est peut-être mauvaise; en tout cas,
il faut en essayer, et je vais me mettre sur l'heure en campagne.
Mais, ajouta-t-elle en se dirigeant vers un bouton de sonnette, que
je réussisse ou que j'échoue, vous ne soufflerez mot à qui que ce
soit, surtout à M. de Trémont, de votre démarche ni de mes efforts?
Vous me le jurez? Sur sa vie? De tous les sermens que vous pou-
vez me faire, c'est encore celui qui m'inspirera le plus de confiance.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
— Sur m vie, je vous le jure, et, par la reconnaissance infinie, par
la tendresse que j'ai pour vous, je vous l'atteste, murmura Gene-
viève en mettant sa tête sur l'épanle de Madeleine.
— Prenez garde!., on vient. Un fiacre tout de suite, dit-elle au
valet de pied qui ouvrait la porte.
Un quart d'heure plus tard, la duchesse descendait rue de Marignan
devant la maison qu'habitait son frère. Le baron était sorti depuis
une heure. Madeleine, en l'apprenant, sentit une terrible angoisse,
surtout quand on lui dit que le domestique était absent également,
et qu'on ignorait à quelle heure rentreraient le maître et le valet.
Elle ne songea qu'au bout d'un instant à demander si le baron avait
emporté une valise, un sac de voyage, quelque chose qui pût faire
croire à une courte absence. Le concierge prit un air discret et grave :
— Madame peut se rassurer quant'à présent, dit-il. Je vois ce qui
l'inquiète. Mais ce n'est pas pour aujourd'hui. M. le baron ne part
quQ demain matin.
La duchesse respira, mais elle réfléchit vite qu'elle pouvait ne
pas réussir à joindre le baron avant le soir. Avant tout, il fallait
gagner du temps. Elle fut sur le point de se faire conduire à la pré-
fecture de police, mais, par suite de cette répugnance presque invin-
cible qu'ont toutes les femmes et bon nombre d'hommes pour les
fonctionnaires policiers, elle donnala préférence au Palais de justice.
« Je suis à peu près sûre de réussir auprès de monsieur mon
frère, pensait-elle, si je parviens à le joindre en temps utile. Mais,
si la rencontre est pour demain, et si je le manque aujourd'hui, il
faut absolument qu'on les gène, qu'on les retarde...
« Pauvre petite Geneviève! se disait-elle encore... Comme elle
l'aime! Moi, décidément, je ne l'aime plus... Et pourtant... En tout
cas, si je lui sauve son Roger, à celte innocente, j'aurai sans doute
travaillé à son malheur. Etre ce que nous sommes en général, et se
donner à un homme... quelle monstrueuse folie!.. Allons! il est
bien heureux qu'il ne se soit pas soucié de m' épouser. Lne liaison
décevante, passe encore ! Mais le mariage, le mariage avec un homme
qu'on aime et qui vous trompe, c'est-à-dire le désespoir ou le dégoût,
s ..ns rémission, jusqu'à la mort... Ah! non... Il faut attendre le
rétablissement du divorce pour faire de ces mariages-là... Alhuis,
allons, ce n'est pas sur moi qu'il faut m'attendrir, c'est sur Geneviève
et sur tant d'autres... les enchaînées du mariage, les prisonnières
de la vertu. Moi, je suis libre. Les habiles ne se donneut pas, elles
se prêtent... 11 est vrai que je m'étais donnée, mais on ne m'a pas
gardée. Tant mieux!.. Oui, ce serait tant mieux, si je savais que
faire de moi... En attendant, il faut que je le sauve, sous peine de
croire toute ma vie que j'ai été de moitié dans sa mort. »
Après avoir parcouru d'immenses galeries nues et froides, oii
DANS LE MONDE. 39l
erraient encore attardés cfiielques-uns de ces fantoches noirs dont
les grands gestes à draperies meublent presque, aux heures mili-
tantes, le vide et la soletmiié des couloirs, la duchesse parvint au
cabinet du procureur de la république, où elle put entrer sans avoir
à faire antichambre, grâce peut-être au prestige que conservent
toujoui's, en pays français, les litres nobiliaires bien sonnans.
Madeleine se trouva en présence d'un substitut encore à la fleur
de i'àge et de mine rosée, joufllu, rond, court, d'air naturellement
jovial, mais de tenue laborieusement compassée. Ce petit bourgeois
bien portant, qui eût été parfaitement vulgaire s'il n'eût eu la chance
d'être magistrat, — car la fonction déteint toujours plus ou moins
sur l'homme, et, dans une mesure quelconque, l'ennoblit, quand
elle est ntible, — ce fonctionnaire sans angles intimida la duchesse
tout autant qu'eût pu le taire un magistrat selon la formule, c'est-
à-dire long, étique, lugubre : les femmes ont rarement le culte de
la justice, mais tout ce qui s'y rattache leur inspire une sorte de
superstitieuse terreur. Néanmoins, la grande dame ne tarda pas à
reparaître sous la femme, -et Madeleine, en deux mots, dit le but de
sa visite, lequel était d'empêcher, ou tout au moins de retard( rune
rencontre entre le baron de Rochegarde, son frère, et le marquis de
Trémont.
— Le parquet est informé, madame, dit le substitut.
— Je m'en doutais, monsieur, répondit Madeleine, qui eut vague-
ment envie de sourire à la pensée que le parquet devait puiser les
trois quarts de ses intorman'ons dans les journaux. Mais, ajoutâ-
t-elle,— on prétend, — et les duels nombreux qui ont eu lieu depuis
quelques mois aux environs de Paris, après avoir été plus ou moins
pompeusement annoncés, semblent donner crédit à cette insinua-
tion, on prétend que vous fermez volontiers les yeux sur ce genre
de méfaits. Or, comme il y a, dans le cas f)résent, un grand intérêt à
empêcher une rencontre imtnédiate, comme ce duel est du petit
nombre de ceux qui sont appelés à finir tragiquement et que, très
probablement, il suffirait de quelques jours de répit pour qu'une
tierce [)ersonne parvînt à tout arranger, j'ai pensé qu'une démarche
de moi serait, utile, qu'en tous cas elle n'aurait rien d'étrange ni de
déplacé.
— Votre démarche, madame, dit le substitut, est toute simple,
puisque vous êtes la pro[)re so'ur de l'un des futurs combatians.
\euillez être assurée que le nécessaire sera fait pour entraver la ren-
contre. Au besoin, il sera télégraphié à la frontière.
Madeleine retourna rue de Mariguan. Le baron venait de rentrer.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
XIX.
Madeleine dut sonner trois fois à la porte de son frère. Ce fut
lui-même qui vint ouvrir.
— Comment! vous, Madeleine? — (Ils ne se tutoyaient plus
depuis quelques mois. ) — Vos visites sont des événemens : vous ne
m'avez pas gâté sous ce rapport... Vous voyez, je fais moi-même le
service; j'ai donné campos à mon domestique pour être tranquille
ce soir, car je pars demain matin et j'ai pas mal de lettres à écrire...
Un voyage...
— Vous prononcez mal, dit Madeleine en s' asseyant dans le cabi-
net du baron, près d'un bureau si joli qu'il eût été dommage de
mettre dessus des livres et des papiers, de n'est pas voyage, c'est
duel qu'il faut dire.
— Tiens! vous savez?.. Au fait, suis-je bête!.. Comme si, avec
les journaux, il y avait moyen de faire un pas sans avoir une dou-
zaine de reporters à ses trousses ! C'est étonnant qu'on n'en écrase
pas plus souvent, des reporters : il y en a paitout.
— Justement! fit Madeleine, les journaux... Enfin, ayant appris
que vous devez vous battre avec M. de Trémont, je viens vous dire
qu'il ne faut plus qu'il soit question de cette rencontre; je vous ai
manqué tantôt et, à tout hasard, dans la crainte de vous manquer
encore ce soir, j'ai été au Palais de justice demander qu'on voulût
bien vous ennuyer le plus possible pour donner le temps à une
intervention que je savais devoir être efficace, la mienne, de faire
son œuvre. Donc, à l'heure présente, indépendamment des repor-
ters, qui ne sont qu'indiscrets, vous avez à vos trousses toute la
police parisienne, qui est gênante; de sorte que vous ne pourriez,
de toute façon, vous battre avant quelques jours. Cela nous d-^n-
nera le temps d'avoir ensemble plusieurs entretiens, si besoin Oot,
mais je n'imagine pas que nous devions recourir à plus d'une con-
férence pour tomber d'accord. Causons donc, voulez-vous?
— 11 est probable que vous ne parlez pas sérieusement, ma chère
Madeleine, car vous savez fort bien qu'on n'empêche pas un duel.
On le retarde quelquefois, au prix du ridicule que l'on jette sur les
ferrailleurs persécutés, mais on ne l'empêche pas.
— Mon intention formelle est cependant de l'empêcher, dit tran-
quillement Madeleine, qui, depuis qu'elle se trouvait en présence
de son frère, n'avait plus ni émotion ni angoisse.
— Bah!.. Mais, dites-moi, ma chère, me serais-je trompé?
Quand, il y a quatre mois, vous trouviez tout simple que je son-
geasse à faire un exemple sur le premier homme qui s'aviserait de
parler de moi légèrement, et que vous preniez la peine de m' informer
DANS LE MONDE. 398
que quelqu'un venait de se le permettre, il semblait bien que vous
eussiez une arrière-pensée et que le soin de ma réputation, d'après
vous fort compromise déjà , ne fût pas seul à vous souffler vos
phrases. Il ne me parut pas alors trop téméraire de supposer que
vous associiez une vengeance personnelle au légitime souci que
vous manifestiez de l'honneur de votre frère, et, je l'avoue ingénu-
ment, lorsque j'appris le nom de l'imprudent, que vous vous étiez
refusée à me faire connaître, ma croyance se fit certitude.
— Vous me prêtez là, Gaston, une pensée odieuse que je n'ai
jamais eue, répondit Madeleine avec un évident malaise.
— Si fait ! ma douce Madeleine, vous l'avez eue, au moins pen-
dant quelques minutes. Seulement, vous n'avez pas un tempérament
qui vous permette de soutenir longtemps les grands rôles... Mais
vous en aviez trop dit ou pas assez ; il fallait savoir le reste, et
je le sus bien aisément, en m'informant des visiteurs qui m'a-
vaient précédé chez vous. M'"^ Beuvrard avait été seule à venir :
c'était donc elle évidemment qui pouvait m'éclairer, et vous savez
que ce n'est pas le tombeau des secrets que M™® Beuvrard, ou que,
du moins, ce n'est point une sépulture inviolable. Maintenant, dame!
si vous vous ravisez, il est un peu tard. Je regrette, d'ailleurs, de
n'avoir pu aller plus vite en besogne : cela vous eût épargné l'ennui
et les défaillances de la réflexion. Mais, décemment, je ne le pouvais
pas. Au surplus, croyez-moi, l'adage a raison : la vengeance est un
plat qui se mange froid.
— Encore une fois, dit Madeleine, ce que vous m'imputez est
odieux!.. Mais cela ne m'atteint pas ; je viens donc au fait. Je désire
que vous ne vous battiez pas... Je ne veux pas que vous vous
battiez.
— Admirable ! Et comment vous y prendrez-vous pour m'en
empêcher ?
— Si vous ne devinez pas, vous valez encore mieux que je ne
pensais... Étes-vous heureux au jeu en ce moment?
Madeleine fit sa question d'un air qu'elle s'eff'orçait de rendre
indifi'érent, mais sa voix ne laissa pas de trembler un peu.
— Hélas! mon étoile est bien pâle.
Madeleine respira.
— Eh bien ! dit-elle, je vais vous proposer un marché plus sérieux
que celui dont vous vous attendez, depuis un instant, à m'entendre
formuler les clauses. Votre étoile est bien pâle, dites-vous ; je puis
la raviver et la faire briller fixement pour longtemps. Vous n'avez
rien, je suis très riche. Je puis mourir, et vous savez que toute la
fortune du duc retournera, de par ma volonté expressément énon-
cée en un testament fort correct, à ses héritiers naturels. En outre,
votre crédit est bien près d'être usé ; en tous cas, ce qui vous en
39/1 REVUE DES DEUX MONDES.
reste dépend de moi. Quant à votre réputation, malade depuis long-
temps, elle agonise, et ce n'est pas un coup d'épée dans la poitrine
d'un enfant qui la remettra sur pied. A votre place, je voyagerais...
Tenez, dans je ne sais quelle pièce dÉrnile Augier, un personnage,
qui vous est très inférieur, puisqu'il manque de distinction, prend
le parti de s'établir gentilhomme étranger, autrement dit de s'expa-
trier, ayant remarqué à quel point il est avantageux d'être hors de
chez soi pour briller. Et notez que lui est un être commun, à peu de
chose près ridicule, une sorte déjeune bourgeois-gentilhomme mal
savonné de sa roture originelle, presque on balourd. Vous qui n'avez
aucune tare physique, vous qui ne péchez que pai* des imperfections
secrètes, par des défauts invisibles, jugez de quel prestige vous seriez
environné dans un pays lointain, étant tout à la fois Français, noble,
beau... et riche! Car il est bien entendu qu'il faut être riche pour con-
server à l'emploi son charme et ses douceurs. En Amérique, par
exemple, où l'on aime beaucoup les Français, du moins à l'état isolé,
vous auriez, j'en suis sûre, une existence triomphale. Et qui sait? la
fantaisie d'une jeune miss et les conséquences d'une flirtalion bien
conduite vous feraient peut-être l'heureux époux de quelque mine
d'argent inépuisable. Au contraire, si vous restez à Paris, la source
de vos revenus se trouvant tarie, par suite de mes résolutions nou-
velles, absolument inébranlables, vous êtes à la merci du plus vul-
gaire accident de jeu; quelques heures de mauvaise chance et vous
verrez poindre l'affichage, l'exclusion, la mise à l'index, la qua-
rantaine, puis, un peu plus loin, la gêne, la vraie gêne, avec des
habits râpés, des repas incertains, un taudis précaire, jamais de bien-
être, à peine du pain aux jours heureux, la gêne enfin sans relève-
ment possible, sans revanche à attendre : en deux mots, la honte
et la misère. La honte, vous êt^s peut-être assez fort pour la porter,
mais la misère, croyez-moi, vous auriez vite fait de succomber sous
elle.
— Peste ! ma chère, vous savez l'art de tenter les gens et de les
terrifier. Quel soin du contraste! D'un côté, une miss farcie d'or;
de l'autre, un galetas où vous laissez du pain par charité pure. Il
n'y aurait pas à hésiter, s'il n'y avait qu'à choisir.
— Tout ne dépend-il pas de vous, puisqu'il s'agit seulement
d'écrire une lettre et, après, de disparaître?
— Voyons, je ne peux cependant pas faire des excuses au jeune
Trémont, sous prétexte qu'il a bien voulu m'insulter et qu'il a éner-
giquement refusé ensuite de se rétracter.
— Ne faites pas d'excuses; écrivez simplement que vous partez.
— C'est la même chose... on pis. Mon honneur...
— Combien estimez-vous cela?
— Demandez-moi quelque chose de raisonnable, comme, par
DANS LE MONDE. 395
exemple, de blesser votre protég<^, de le piquer dans un endroit où
cela ne lui fasse pas de mal. Mais me sauver ainsi... impossible!..
AUon^^, tenez, je me sens tout à fait fami'Ie : je ménagerai mon
ex-beau-frère comme la prunelle de mes yeux. 11 s'en tirera pour
rien.
— Non, non, répondit Madeleine, ce n'est pas cela que je veux.
On ne ménags que les poltrons; les hommes braves savent bien vous
obliger à compter avec eux ; je vous l'ai entendu dire à vous-même,
à propos de votre second duel, où vous avez blessé mortellement
votre adversaire, après avoir voulu le ménager.
— Enfin, que voulez-vous que je fasse?
— Que vous vous mettiez là, à cette table, et que vous écriviez
à M. de Trémont ce que je vais vous dicter, cinq ou six h'gnes pour
contramander la rencontre et la rendre impossible dans l'avenir.
Tenez, quelque chose comme ceci : J'apprends que la police, infor-
mée de nos projets, est décidée aies contrarier de son mieux. Or,
je m'apprêtais à quitter l'Europe aussitôt après notre rencontre, et
de grands intérêts me commandent de ne pas différer mon départ.
Je renonce à vous demander raison d'un propos que vous n'avez pas
été seul à tenir et auquel les circonstances semblaient malheureu-
sement..*
— C'est une plaisanterie, interrompit sèchement Rochegarde, et
voilà longtemps que nous plaisantons. Restons-en là.
— Prenez garde. Si vous ne faites pas ce que je vous demande,
ce que ma conscience m'ordonne de vous demander depuis que
vous m'avez appris cette sorte de complicité involontaire dont vos
instincts méchans m'ont imposé le fardeau, je vous jure sur le nom
que je porte que je ne ferai plus rien pour vous, rien, jamais...
vous entendez? Si vous cédez, au contraii-e, et que perdez-vous à
céder? pas même le vernis passablement écaillé de vos fiertés d'at-
titude, puisque vous disparaissez de la scène française pour aller
en représentations à l'étranger, si vous cédez, je vous fais riche :
deux millions, deux millions seront mis par moi à votre disposi-
tion, payables à New- York ou dans telle autre ville que vous dési-
gnerez.
Madeleine avait prononcé le chiffre de deux millions lentement,
habilement, musicalement, faisant appel aux sonorités harmonieuses
de sa voix, mettant dans le mot million^ par lui-même si doux aux
oreilles modernes et si puissant sur les esprits et ks consciences de
ce temps, toutes les séductions de la richesse, tout le poème de la
vie facile, toutes les joies de rindé[)endance et tous les attraits de
la sécurité. Et ce mot avait sonné dans sa bouche, non pas tant
encore comme le bruit d'un lingot qu'on frappe ou d'un tas d'or
3V6 Ri:VUE DES DliL'X MONDES.
qu'on remue, que comme celui d'une chaîne qu'on brise et dont on
laisse retomber les tronçons.
Le baron se leva, les joues un peu rouges, et se mit à marcher
dans son cabinet. Il pesait mentalement, d'un côté, ce qu'il persis-
tait, par une espèce d'habitude machinale, à appeler son honneur,
et, de l'autre, la somme de ses tracas, des vilenies commise><, des
avanies endurées, des longs ennuis et des terribles angoisses de sa
mendicité, des rancœurs d'une existence tout entière asservie aux
besoins d'argent. Après trois minutes de promenade et de réflexion,
il écrivait.
Madeleine prit la lettre, et, après avoir lu :
■ Je m'en charge, dit-elle; quant à l'argent, vous me donnerez
vos instructions...
— Bah! pensait-elle en s'en allant, il fallait à tout prix empêcher
un meurtre dont je me serais toujours crue la complice... Et puis,
je suis débarrassée de mon frère.
XX.
— Eii bien! duchesse, c'est ainsi que vous vous souvenez de vos
amis et que vous tenez vos promesses ? Nous sommes à la fin d'oc-
tobre et j'attends toujours ce message dont vous m'avez parlé il y
a quatre mois, et qui devait m'appeler auprès de vous, pendant
votre séjour à Paris. Et ces chasses à organiser, ces chasses au sujet
desquelles mes avis, je crois même que vous avez dit mes lumières,
vous devaient être d'un si précieux secours?
Le marquis du Gasc venait d'entrer chez la duchesse. Celle-ci,
assise près de la fenêtre de son boudoir du premier étage, tenait à
la main une broderie délaissée. Le jour baissait, un jour gris d'au-
tomne ; les arbres, presque entièrement défeuillés déjà, étaient en
train de reprendre leur piteuse mine d'hiver; et le regard de Made-
leine, tout voilé d'ennui, errait en désespéré sur le sable de la
cour, où s'amassaient les ombres. Elle avait négligemment aban-
donné sa main au baiser galant du marquis. — Celui-ci avait tou-
jours procédé envers la duchesse avec le tact d'un manœuvrier con-
sommé, ayant l'air, quelquefois, d'étouffer un peu sous la peau
d'ami dont il s'était aifublé, mais se gardant bien de la rejeter. II
y avait quatre mois qu'il n'avait vu Madeleine.
— Quelle tristesse ! dit-il.
— Oui, je me sens lugubre.
— Eh bien! parlons de ces chasses ; cela vous distraira.
— Non; il n'est plus question pour moi d'organiser des chasses.
— Tant pis! fit le marquis avec un accent de regret sincère, car
DA^S LE MONDE. 397
il aimait les laisser-courre, à la manière de Louis XIV, comme un
prétexte à causer sous bois avec les femmes.
— Et non-seulement, reprit la duchesse, je n'organiserai rien,
mais je vais, pour ne pas avoir à réduire mon train, aller passer
un hiver économique dans ma terre d'Italie... Oui, je viens de
perdre une assez grosse somme, ceci entre nous, et j'ai besoin de
trois ou quatre années d'une économie sévère pour combler le défi-
cit. Ainsi donc, la duchesse d'Ussel peut dormir tranquille : je ne
lui ferai point concurrence, et elle restera la seule châtelaine veuve
remplissant les chroniques de sport de l'écho de ses fanfares.
— Tant pis ! répéta le marquis. Mais enfin, ce n'est pas là ce qui
vous rend sombre comme une nuit sans étoiles ?
— Peut-être des chagrins de famille.
— Ah! oui... ce brusque départ du baron, dans des circonstances
si étrang s? Gela cachait encore quelque chose, n'est-ce pas?.. Vous
me pardonnez de vous parler de votre frère ? C'est la première fois
que je me le permets... J'ai pour vous tant d'affection vraie! Tout
ce qui vous émeut me trouble, tout ce qui vous touche m'atteint.
Si vous saviez que de fois, ayant deviné quelqu'un de vos soucis, il
m'a paru dur de n'oser vous plaindre que tout bas!
Plein de science et de goût, fort au courant du ton qui convenait
à son âge et à sa voix, comme de l'expression qui seyait à ses
traits, le marquis parlait lentement, l'air triste et convaincu, sans
aucune mimique ridicule, les muscles de la face presque immo-
biles.
Madeleine, qui avait les nerfs malades et des larmes non loin des
yeux, fut à ce point remuée par cette voix grave, triste, aimante,
que venait de prendre le marquis en s'approchant par derrière de
son fauteuil, de manière à ne la point gêner en la regardant, à ne
la point inquiéter par ce voisinage immédiat, qu'elle fut obligée de
se cacher un instant le visage dans ses mains pour ne pas laisser
voir qu'elle était tout près de pleurer.
Après deux minutes de silence, elle se leva et alla à la cheminée,
comme pour se regarder dans la glace.
— Voyons, dit-elle, contez-moi les nouvelles.
Sa main, en se posant sur le velours de la cheminée, venait de
rencontrer un billet de part ouvert et froissé.
— Tiens ! fit-elle, à propos de nouvelles, un mariage I
Et elle tendit la lettre au marquis.
Il lut.
— M. de Trémont, dit-il. Je savais.
Et, cette fois, il la regarda bien en face.
Elle eut un mouvement nerveux, une de ces contractions fami-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
lières aux gens impressionnables ou impressionnés qui veulent se
dominer, une de ces petites grimaces involontaires qui trahissent
si bien ce qu'elles voudraient cacher. Puis, elle alla s'asseoir au
fond de la pièce, mordant"sa lèvre, qu'elle comprimait du revers de
son doigt.
— Gela fera un joli couple, reprit le marquis. Il faut des époux
assortis. Ils sont très bien tous deux.
Trop ferré sur le féminin pour donner dans la balourdise qui
consiste à dauber un rival, il s'était étudié à ne jamais parler de
Trémont qu'en des termes élogieux ou du moins assez bienveillans
pour donner à son appréciation une couleur d'impartialité.
— M. de Trémont, dit-il encore, me paraît être un fort charmant
garçon. Quant à M'^" de Rhèges, c'est, je crois, la plus séduisante
jeune fille qui fût.,, à prendre, comme dit la mai'échale de Saint-
Rémy.
— N'est-ce pas? fit Madeleine,
Il y eut encore un silence^ que vint rompre bientôt un petit bruit
de sanglots discrets.
Alors, le marquis prit place sur le canapé, à côté de la duchesse.
— Allons, vous pleurez, dit-il, hélas 1
... Tous ces jeunes oiseaux
A l'aile vive et peinte, au langoureux ramage,
Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.
Madeleine ne répondit rien. Mais, bientôt, retrouvant un sou-
rire :
— Eh bien] dit-elle, raillant sous ses lai'mes, pourquoi vous être
arrêté?
Les vieux, dont l'âge éteint la voix et les couleurs,
Ont l'aile plus fidèle et, moins beaux, sont meilleurs.
Nous aimons bien. Nos pas sont lourds? Nos yeux arides?
Nos fronts ridés? Au cœur, on n'a jamais de rides.
Est-ce cela? Vous voyez, on sait ses romantiques, si l'on a un
peu oublié ses classiques.
Cette fin de citation ne parut pas être absolument du goût du
marquis, lequel nourrissait la prétention, assez fondée, d'avoir,
tout au contraire, plus de rides au cœur que sur le front.
— Je suis méchante, reprit Madeleine. Il ne faut pas m'en vou-
loir; je suis si nerveuse aujourd'hui ! Et, au fond, je vous jure que
je n'ai pas envie de décourager l'affection qui, tout à l'heure, m'a
DANS LE MONDE. 399
fait entendre des paroles de sympathie avec un accent que je n'ou-
blierai pas.
Elle lui tendit la main.
— Ah! vous pouvez railler» dit-il. Vous avez tous les droits. Je
n'ai pour vous désarmer que la sincérité de mon attachement et la
discrétion de mon amour.
— Et c'est assez, dit Madeleine.
— Vous me permettez donc de vous dire que je vous aime ?
— Je vous permets d'essayer de me le faire croire. Mais, je vous
en préviens, maintenant, je suis sceptique.
— Moi, je suis persévérant, riposta le marquis.
Et il prit congé très respectueusement.
Madeleine retourna à la fenêtre, et, là, soulevant le rideau, elle
suivit du regard M. du Gasc, qui traversait la cour, à une allure
souple, élastique, la taille droite, la démarche aisée et noble, sans
rien de trop manifestement conquérant.
— Le second pas, murmura-t-elle, celui qui coûte le plus, n'en
déplaise à la sagesse des nations, qui pourrait bien n'être que la
bêtise humaine codifiée. Le premier, on le fait généralement d'in-
stinct, d'enthousiasme, tandis que le second... le second, on le fait,
parce qu'on a fait le premier, et souvent à son corps défendant.
Mais peut-on demeurer en chemin? Et comment rétrograder, quand
on n'a derrière soi qu'un asile écroulé ?
XXL
L'autre jour, — 16 novembre 1881, — on a. marié, à Sainte-
Clotilde, le marquis de Trémont et M^^*^ Geneviève de Bhèges. Ils
n'ont pas voulu se marier k Rhèges, où il eût fallu faire des prépa-
ratifs à n'en plus finir : ils étaient pressés. — Bien qu'il n'y ait
encore personne à Paris, l'église était pleine. Ce qu'étaient la céré-
monie, l'aspect de l'assistance, etc., tout le monde le sait ou peut
le savoir demain en franchissant le porche d'une église bien hantée,
pendant qu'on y célèbre ce que le suisse, le bedeau, le curé et les
journaux appellent un g?^and mariage. Aucun détail particulier à
relever; le marié étant militaire et se mariant en uniforme, on n'a
même pas eu la ressource d'agiter, au sujet de sa tenue, la ques-
tion palpitante du mariage eu redingote. Mais, s'il n'y avait rien de
saillant à regarder, il y avait, comme toujours, des bouts de dia-
logue à noter au vol. — Au moment du lent défilé vers la sacristie,
on peut, en changeant souvent de voisins, recueillir des réflexions,
des bavardages, des aphorismes, des méchancetés,, des révélations
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
qui achèvent de vous éclairer sur le mariage en général et sur l'u-
nion qui vient d'être consacrée en particulier.
— 11 est bien.
— Trop bien, ma chère ; il faut qu'une femme garde sur son
mari l'avantage de la beauté; sans cela, avec quoi se défendra-t-elle ?
— Bah ! elle est aussi bien que lui. Et, entre nous, je la crois
intellectuellement très supérieure. Un militaire, vous savez, c'est
assez souvent comme un bâton de sucre de pomme : quelque chose
d'insipide et de brillamment enveloppé.
Un peu plus loin :
— Combien dites-vous?
— Huit cent mille. Plus tard, elle aura trois millions.
— Lui en aura deux. Elle sera plus riche que je ne pensais. Avec
ça, on peut marcher.
Deux femmes de quarante ans :
— Mariage d'amour!
— C'est gentil.
— Oui ; ça ne finit pas mieux que les autres, mais ça commence
toujours plus proprement.
Deux jeunes :\
— Faut-il être bête pour se marier à vingt-quatre ans!
— Mais non, mais non! Puisqu'il faut le faire, autant s'en débar-
rasser tout de suite.
Deux vieux :
— J'aime bien les mariages : ça fait souvenir ; les enterremens,
ça fait penser.
— Pourtant, ce sont bien les mêmes frais d'imagination, allez !
Yoyez-vous, mon pauvre ami, ce qu'on regrette, ce qu'on redoute
et ce qu'on espère, c'est toujours ce qu'on a rêvé ou ce qu'on rêve.
Deux vieilles :
— Quel cœur, quel sentiment, quelle onction dans ce petit dis-
cours de M'-^Mélilot!
— Oui, et comme il a bien dit au marié : Mon cher enfant, il n'y
a pas de source terrestre qui ne tarisse !
Ailleurs :
— Savez-vous qu'il est d'une distinction parfaite, ce petit soldat-
là ! Mon Dieu ! si je pouvais donc savoir à quelle école il a été élevé
pour y envoyer mes fils I Voyez-vous, ma chère, ça me désole; j'ai
beau vouloir m' aveugler sur le compte de mes deux garnemens : je
les trouve assez bien tournés, mais un genre ! un genre ! Je ne peux
pas m'y faire.
— Écoutez, si j'en crois l'ange du potin, madame Beuvrard,
l'école, ce fut... approchez- vous...
DANS LE MONDE.
kOÏ
— La duchesse!
— Il paraît.
— C'est donc pour cela qu'elle passe l'hiver en Italie?.. Eh bien!
ma chère, c'est alTreux à dire, mais, pour un peu, voyez-vous, Oîi
souhaiterait à ses enfans...
— Oh ! oh ! dans une église !
— Aussi je vous ai dit ça comme au confessionnal. Mais, après
tout, voyons, puisque c'est inévitable, autant que ça leur profite.
Et, vous savez, il n'y a pas à dire, un homme porte toute sa vie
l'empreinte de sa première... intime ; l'empreinte de la mère, l'autre
l'efface, quand elle ne la confirme pas... Ah! çà, fltalie, c'est donc
une rage, cette année? Ma tante de Lerminy vient de partir pour
San-Remo, mon cousin du Gasc passe l'hiver à Florence...
Dans la sacristie :
— On voit bien qu'on ne la marie pas de forcé.
— Ma foi ! il a l'air tout aussi content qu'elle.
— Il est certain qu'ils étaient émus tous les deux. Dites-moi,
est-ce que f émotion peut ne pas être sincère chez un homme, ce
jour-là?
— Dame! ça dépend de l'homme évidemment. Chez la femme,
l'émotion est toujours sincère, parce que, vous comprenez, quand
ce n'est pas la joie, c'est la peur.
— 11 y a des hommes qui auraient le droit d'avoir peur.
— Ma belle, vous êtes toile... Et puis, une femme demande tant
de choses à Dieu, pendant la messe ! Elle trouve rarement la céré-
monie trop longue, tandis que le marié, lui, ne demande qu'à s'en
aller.
— Vous êtes drôle! ce n'est pas la même chose.
Puis, pour finir, la note populaire, la plus philosophique, comme
toujours. Sur le trottoir de la place, après la sortie, au moment où
claque la portière du coupé des mariés, un jeune garçon boucher,
jouant avec son panier vide au milieu d'un groupe de petites
bonnes, plus curieuses encore que goguenardes, qui lâchent de
distinguer la mariée derrière la glace de la voiture et sous le voile
ramené, s'écrie :
— Allons! n'y a pas d'erreur? En route, alors.
Et il ajoute, pour la plus grande joie de son auditoire :
— Mais, vous savez, mon officier, ca ne sera pas tous les jour?,
fête!
Henry Rabusson.
TOME LW. — 1882.
LES
MARINES DE GUERRE
ni'.
LES COTES ET LES ARSENAUX.
h
Ainsi formée, la flotte est prête, non-seulement à l'offensive,
mais à la défensive. Quel moyen plus sûr de protéger son territoire
que d'attaquer le territoire étranger et quelle meilleure manière
d'immobiliser les escadres ennemies que de les reteair autour de
leurs villes et de leurs arsenaux menacés? Et si la forlune, interdi-
sant à un peuple ces opérations à grand rayon, le réduit à garder
ses rivages, l'instrument capable de porter au loin l'agression n'est-il
pas le mieux fait pour garantir la sécurité de parages plus proches?
Si, avec une marine maîtresse de sa marche, l'attaque des côtes peut
être prévue, préparée, accomplie par mer, leur défense ne peut-elle
être assurée par les mêmes moyens, et la puissance attaquée n'a-t-elle
pas contre des escadres ses escadres? La flotte, en s'étendant sur
les mers, prolonge la patrie; en se repliant, elle la couvre. Dans
cette guerre, comme dans l'autre, les mêmes bâtimens ont un rôle et
leur place. Dès la pleine mer, l'assaillant se heurte contre les navires
légers ; leur nombre les destine à former la chaîne la plus étendue,
(1) Voyez la Revue du 15 septembre et du io octobre.
LES MARINES DE GUERRE.
ieur vitesse à pousser au loin les reconnaissances, leurs arme? à résis-
ter aux tentatives faiblement soutenues. Ne sont-ils pas de force contre
le danger, ils le signalent aux navires de course plus puissans, qui
forment en arrière la ligne de bataille. Enfin, s'il faut plus encore
pour briser l'elfort de l'attaque, les bâtimens cuirassés sont une
réserve concentrée près de terre sur quelques points, les plus
importans ou les plus faibles, car de grandes forces ne tenteront
sur les côtes que de grandes opérations, et la défense connaît mieux
encore que l'attaque les théâtres où elles ont chance de s'accomplir.
Comme les communications font connaître partout ce qui est visible
aux avant-postes, les navires, en s'avançant de la place qu'ils occu-
pent vers l'ennemi signalé, se rapprochent les uns des autres, et
tout mouvement de défense est un mouvement de concentration.
Les cuirassés qui touchent le littoral apprennent la marche et la
nature des forces qui naviguent à 25 ou 30 lieues au large; cela leur
donne le temps, eussent-ils une longue route à parcourir, de couper
le chemin à l'adversaire, et, malgré leur petit nombre, de coumr une
grande étendue de côtes. C'est peut-être dans cette guerre qu'ap-
paraît le mieux la supériorité des grands navires. Chacun d'eux est
un fort, mais un fort qui, au lieu d'attendre l'attaque, est capable
de la porter, d'achever en pleine mer une action heureuse et qui
multiplie sa puissance par sa mobilité.
Mais s'il n'y a pas de meilleur instrument de guerre contre le
vaisseau que le vaisseau, toutes les nations ne peuvent consacrer à
leurs flottes des ressources égales. Les peuples maritimes forment
trois groupes principaux : l'Angleterre et la France, avec un bud-
get qui dépasse 200 miUions , les États-Unis et la Russie, qui en
dépensent 100, l'Italie et l'Allemagne, qui en emploient 50 à 60,
sont les grandes puissances. L'Autriche, l'Espagne, la Hollande, le
Brésil et la Turquie consacrent annuellement 15 à 25 millions à
entretenir des forces moyennes. Les autres ne pouvant disposer
que de 9 millions, comme le Portugal, 3 millions comme la Nor-
vège, 2 millions et demi comme la Grèce, constituent les petites
marines. Avec une pareille disproportion de moyens, elles ne sau-
raient avoir le même objectif, et les plus faibles n'en peuvent con-
cevoir d'autre que de repousser les entreprises de l'ennemi sur
leur littoral. Pour cette guerre strictement défensive, est-il néces-
saire de posséder des navires de haute mer? A ceux qui ne doivent
pas s'éloigner du rivage les formes et les dimensions nécessaires
pour braver la tempête et fournir de longues campagnes semblent
superflues ; il s'agit de faire flotter autour des côtes une artillerie
dont ces navires ne sont que les alTûts. De là une autre disposition de
défense, et la dispersion de l'armement sur des bâtimens spéciaux,
pontons à l'ancre, assez nombreux pour que chacun d'eux protège
AOâ REVDE DES DEUX MONDES.
une petite partie du littoral. L'idée s'est réalisée dans une construc-
tion où les qualités nautiques sont volontairement sacrifiées et l'art
réduit à ces termes : faire flotter la plus grosse pièce sur la plus
petite coque. Tels sont les types de canonnières qui forment la
force principale de certaines marines.
Quand le littoral d'un pays offre peu d'étendue, quand la vio-
lence des courans ou les hauteurs des fonds en interdisent l'approche
et ne permettent aux grands navires que l'accès de quelques fleuves
ou de quelques baies, la protection locale est économique et effi-
cace. Le front d'attaque est assez étroit ou les routes d'invasion
assez rares pour que les bâtimens de défense puissent attendre
immobiles l'ennemi sur son passage nécessaire ; et dans les rades
et dans les rivières sa marche présente assez d'obstacles d'ordi-
naire pour que des navires, même faibles, sufllsent à l'arrêter.
Mais pour peu que les côtes soient étendues et leur accès facile,
tout change. Que l'on calcule la somme nécessaire à produire une
flotte normale et la somme qu'il faudrait pour placer le même arme-
ment sur des bâtimens de flottille, si exigus soient-ils, la seconde
l'emporte sur la première. Concentré sur des escadres, l'armement
agit tout entier partout où elles le portent et protège tous les points
où elles peuvent devancer l'ennemi. Partagé sur un grand espace de
côtes, il n'applique partout qu'une faible partie de sa puissance et
devient incapable de la réunir. Comme on ne peut prévoir quelles
attaques il devra repousser, plus il est immobile, plus il lui faut être
fort sur chaque point. Et quand cette protection locale aurait atteint
son maximum, quand tout ennemi pénétrant dans la mer territoriale
serait sous le feu d'un canon de gros calibre, ce canon suffjra-t-il
contre les canons plus nombreux d'un navire, d'une division, d'une
escadre? Si un secours est nécessaire, d'où viendra-il? La surveil-
lance de la haute mer faisant défaut, les embarcations que couvre
l'ombre du rivage apercevront-elles l'ennemi? Dépourvues de vitesse,
obligées, tandis que l'assaillant fond en ligne droite du large, de
suivre une route qu'allongent toutes les sinuosités du littoral, arri-
veront-elles à temps dans les eaux les plus voisines? Quel secours
d'ailleurs leur présence apporterait-elle contre des bâtimens cui-
rassés? Un seul suffira à mettre l'un après l'autre hors de combat les
défenseurs isolés du rivage.
Pour leur épargner ce sort, il faut les doter, outre l'armement,
de vitesse et d'invulnérabilité. Les en doter, c'est les rendre aptes
à la navigation de haute mer. N'est-il pas sage alors de mettre à
profit leurs qualités pour diminuer leur nombre, et de satisfaire à
tous les besoins en dotant les uns de vitesse, les autres d'une
protection supérieure ? Et la logique ne conduit-elle pas pour la
défense à la constitution de la même flotte qui assure l'offensive?
LES MARINES DE GUERRE. i05
Ce despotisme de la raison a laissé un témoignage remarquable dans
le programme naval que l'Italie a accepté en 1873 et que l'on con-
sidère trop volontiers comme un excès d'orgueil national. Le but
avait été ainsi nettement défini : « défendre la frontière maritime du
royaume. » Les deux moyens furent étudiés : « Ou défense locali-
sée sur les points les plus faibles, les plus accessibles et à des titres
divers les plus imporlans de nos côtes, au moyen d'une marine de
construction spéciale et de dimensions moindres que celle destinée
à naviguer et à combattre en haute mer, renonçant ainsi par avance
à la possibilité de porter la lutte au large et se contentant d'assu-
rer strictement la défense dans la mer territoriale; ou défense mobile
au large et en haute mer avec des navires de guerre proprement
dits et aptes à former des escadres et des armées navales. » La con-
clusion n'était pas moins nette: la défense locale était déclarée
« absolument insuffisante sous le rapport militaire et sous le rap-
port financier, » et la défense générale « seule raisonnable, écono-
mique et efficace (1). » C'est ainsi qu'un pays résolu à trouver le
meilleur instrument pour protéger sa frontière a été conduit à con-
struire les plus grands navires qui, à l'heure présente, naviguent
en haute mer.
Si le sacrifice qu'exige l'entretien d'une flotte est trop lourd à
une nation, qu'elle n'essaie pas de se tromper elle-même. La marine
ne vit pas à demi. D'efforts incomplets il ne peut sortir qu'un simu-
lacre où tout sera mensonge, sauf la dépense et la faiblesse. Chaque
peuple a devant lui le dilemme que Portai posa unjour à la France :
ou sacrifier largement ses ressources pour garder sa puissance
navale, ou sacrifier sa puissance pour garder ses ressources. Renon-
cer à défendre par mer l'intégrité de son territoire n'est d'ailleurs
pas abdiquer l'indépendance. Contre les attaques navales la protec-
tion du sol peut être assurée sur le sol lui-même et des sommes y
suffisent qui, partagées entre la mer et la terre, auraient préparé
sur un double élément un double théâtre aux revers. Unique rem-
part des peuples sans marine, la défense terrestre s'impose même à
ceux qui possèdent des flottes comme l'achèvement de leur œuvre;
elle est aux forces navales ce qu'est le corps de place aux ouvrages
avancés.
II.
Ce serait une grande ignorance que de réduire à des formules
mathématiques sur la portée des projectiles et la résistance des for-
tifications le problème de l'attaque et de la protection des places. La
(i) Projet de loi organique sur le matériel de la marine royale, présenté par les
ministres de la marine Bon et des finances Depretis, 2 février 1877.
/i06 REViUE IJES DEUX MONDE/S i.
guerre n'est pi*s une équation que le calcul seul résolve : la valeur
des hommes et la faveur des événemens y suppléent parfois à tout le
reste, et il n'est gu<'^re de règle que ne puisse convaincre de men-
songe 1g génie d'un grand capitaine. Le plus illustre l'indiquait quand'
il a dit : « Achille était fils d'une déesse et d'un mortel, c'est l'image
du génie de la guerre; la partie divine, c'est tout ce qui dérive
des considérations morales, du caractère, du talent, de l'intérêt de
votre adversaire, de l'opinion, de l'esprit du soldat, qui est fort et
vainqueur, faible et battu, selon qu'il croit l'être : la partie terrestre,
ce sont les armesy les retranchemens, les positions, les ordres de ba^
taille, enfin tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles. »
Mais, sans méconnaître ce que les positions militaires gagnent ou
perdent à la valeur de ceux qui les attaquent ou les gardent, il ne
faut pas négliger cette « combinaison des choses matérielles; » il
importe de les organiser de manière qu'elles suffisent avec une habi-
leté moyenne. C'est rendre la tâche du génie, s'il se rencontre, plus
facile que de commencer par ne compter pas trop sur lui.
Il est d'évidence que, pour soutenir des luttes d'artillerie, un ou-
vrage a besoin d'un armement efficace, et efficace à, la même portée
oii l'adversaire devient dangereux. Toute position ayant vue sur le:
large peut être battue par les canons de 100 tonnes de navires cui-
rassés à 0^,75; elle n'est pas en état de défense si elle ne possède
pas des pièces égales aux plus puissantes en usage sur les flottes.
A l'égalité dans l'armement doit se joindre l'égalité dans la protec-
tion. En France, où naquit l'artillerie rayée, on eut le sentiment'
immédiat qu'elle enlevait aux anciens moyens de protection leur
efficacité. Des expériences faites en ISô/i, contre un fort à la Vau-
ban, dans l'île d'Aix, prouvèrent l'insuffisance des maçonneries : sous
le choc des nouveaux projectiles, la maçonnerie, volant en éclats,
devenait, au lieu d'un couvert, une mitraille dangereuse pour lesi
défenseurs. Dès ce moment apparut la nécessité de ne laisser aucun
revêtement de pierre exposé à l'artillerie et, puisque la dureté du
roc était vaincue, pour former les fortifications on choisit la matière-
la moins résistante, la terre et le sable, où le boulet ne déplaçât que
de la poussière et où s'ensevelît son effort. L'épaisseur de ces masses
couvrantes dut croître en même temps que croissait la portée des •■
pièces. Dans les sièges de 1870, il fut établi que fi mètres de terre
n'étaient pas capables de résister aux pièces de position. Aujour-
d'hui l'artillerie même de campagne traverse des parapets de h mè-
tres, et contre les pièces de siège lés couverts ont jusqu'à 8 mètres";
cette épaisseur est loin d'être suffisante contre la grosse artillerie
de marine, qui a un calibre double des plus fortes pièces de siège.
Le canon de 100 tonnes fabriqué à Turin et essayé à la Spezzia, en
1880, enfonçait son projectile de 10 à 12 mètres, dans le sable»
LES MARINES DE GUERRE^ A 07
Or l'artillerie, qui garde à grande distance sa force' contre des
ouvrages de terre, perd sa lorce, même à faible distance, contre les
défenses métalliques, et ce fait est constant. Depuis le canon fran-
çais de 0"\l(î, construit pour percer les 0"',12 de la première plaque
en fer, jusqu'au dernier canon coi'Struit pour percer les plaques en
acier de 0'",60 et de O'^jyô, aucune pièce ne traverse à plus de
2,000 mètres le blindage qu'elle est destinée à détruire. Si un com-
bat s'engage, avec une artillerie égale, entre un cuirassé et le fort
le plus impénétrable à l'artillerie de siège, le fort sera vaincu. Il
suffira au cuirassé de se tenir à plus de 2,000 mètres au large: à
cette distance, le canon du cuirassé bouleversera les abris du fort
et le canon du iort n'entamera pas la muraille du cuirassé. Bans
les guerres navales des dernières années, partout où les bâtimens
blindés se sont trouvés en présence de fortifications, le même fait
s'est produit, partout les bâtimens ont cherché la distance où, deve-
nant eux-mêmes invulnérables, ils demeuraient efficaces contre l'en-
nemi. "Variable selon les ouvrages et les navires, cette distance a,
toujours été trouvée, et la supériorité des défenses métalliques confir-
mée. AKinburn, c'est à 1,200 mètres des forts que nos batteries les
ruinent; dans la guerre d'Amérique les monitors se placent d'ordi-
naire à 900 mètres des ouvrages pour éteindre leurs feux; à Lissa,
quelques heures suffisent aux cuirassés italiens pour réduire au
silence deux forts de l'île, et il faut que le Formidabile, dépas-
sant la zone protectrice, s'approche à 300 mètres pour être atteint.
Dans des conditions analogues, tout ouvrage attaqué est un ouvrage
détruit. Or, pour lui donner une protection comparable à celle des
navires et obliger ceux-ci k s'approcher à moins de 2,000 mètres,
il faudrait aujourd'hui porter les épaisseurs de terre à 12 et 15 mè-
:;tres. Outre les difficultés de tout genre qu'offre derrière ces masses
couvrantes le service de l'artillerie, des fortifications semblables
ne sont possibles que sur des points élevés de la côte. Les défenses
baignées par la mer ou que peut atteindre la colère des vagues
verraient leurs terrassemens délayés par les eaux et emportés par
les tempêtes. Pour ces ouvrages et surtout ceux établis sur des
îlots ou élevés de main d'homme du fond des eaux, pour les « forts
de mer » qu'on a justement comparés à des vaisseaux à l'ancre,
une seule protection est efficace, une protection métallique comme
celle qui protège les vaisseaux. Elle convient même davantage aux
forteresses qu'aux navires. Sur mer, son poids la rend d'autant plus
incommode qu'elle est plus protectrice, et limite ses développemens
à venir. Sur terre, le poids de la fortification importe peu, l'épaisseur
pourra être indéfiniment augmentée. Enfin le blindage acquiert seul
sa valeur quand les plaques s'appuient contre une matière qui
cède et où elles s'impriment sans contre-coup; le sable et la teiTe
/lOS REVUE DES DEUX MONDES.
des ouvrages forment le meilleur des matelas. Aussi n'y a-t-il pas
de danger que ce système de fortifications soit d'une utilité éphé-
mère. Indispensable tant qu'une cuirasse couvrira les navires, il
restera, même s'ils abandonnaient ce moyen de défense. La supé-
riorité de protection donnée au fort ne serait pas excessive pour
compenser le désavantage qu'a toujours un ouvrage fixe, dont la
position est facile à déterminer et l'étendue considérable, sur un
navire que protègent à la fois sa petitesse relative, sa mobilité et
l'obscurité des nuits.
S'il fallait remplacer sur toute l'étendue du littoral les batteries
d'autrefois par des ouvrages de cette importance, et renouveler
l'armement et la défense à chaque progrès de la balistique, l'entre-
prise dépasserait les ressources des plus riches nations. Mais, en
même temps que le progrès de la guerre ruinait la force des anciens
ouvrages, il les rendait pour la plupart inutiles. Si l'adversaire dérobe
sa marche et parvient sans obstacle au littoral, quels périls y apporte-
t-il? Partout, hors des villes, le bombardement serait sans objet; le
danger à redouter est un débarquement soit pour un ravage passager,
soit pour un établissement durable. Quels obstacles opposeraient à
ces desseins des ouvrages fixes sur le littoral ? Si rapprochés qu'on
les suppose, ils ne commanderont pas toutes les plages accessibles,
et il suffira à l'ennemi de choisir parmi celles qui ne seront pas
protégées. Tenterait-on de les protéger toutes, plus les défenses
seront nombreuses, moins elles seront redoutables. Il est un monu-
ment fameux de ce qu'a d'illusoire le système de la fortification
continue, c'est la muraille de la Chine. Son rempart et ses tours de
garde ceignent l'empire; mais, trop étendue pour n'être pas par-
tout faible, elle a cédé au premier choc et l'invasion barbare a fait
brèche partout. Contre des nations capables de concentrer où elles
le veulent des moyens considérables, est-ce se défendre que de divi-
ser à l'excès son armement, ses troupes, et sous prétexte d'être
présent partout de n'être vraiment fort nulle part? Quand l'agres-
seur se présenterait devant une position puissamment défendue,
croit-on qu'il jettera ses soldats sur une plage intenable? 11 con-
centrera sur elle le feu de ses navires aussi nombreux qu'il le fau-
dra pour s'assurer la supériorité d'artilleiie contre un fort isolé. La
condition est facile à obtenir; obtenue, elle assure la chute de l'ou-
vrage si rien ne trouble le bombardement, et rien ne le peut inter-
rompre qu'une attaque par mer contre les vaisseaux. Ou la flotte
de la nation attaquée est capable de tenter ce combat, et c'est elle
qui protège le littoral, ou elle n'agit pas, et le fort succombe sans
avoir fait autre chose que retarder le débarquement. Certes, retar-
der est souvent un résultat capital à la guerre, et les fortifications
n'ont pas d'autre objet. Mais quel intérêt la défense a-t-elle ici
LES MARINES DE GUERRE. Il09
d'ajourner la seule action militaire où lui appartienne un incontes-
table avantage ? Dès qu'il abandonne les navires pour gagner la
terre, l'assaillant, entassé dans les chaloupes, devient une masse
inerte, sans force et sans protection. Le tir de ses vaisseaux, qui le
soutient d'abord, a peu d'.elTet contre les lignes de tirailleurs à peine
visibles sur le rivage et contre l'artillerie de campagne, que d'ordi-
naire protègent les plis du terrain ; quand le corps assaillant approche
de terre , les vaisseaux cessent leur feu par peur d'atteindre leurs
propres soldats, et c'est réduites à leurs propres moyens que les deux
iroupes se heurtent, mais entre elles quelle différence ! L'une, si
disciplinée soit-elle, condamnée à abandonner tout ordre tactique
tandis qu'elle sort de ses embarcations et qu'elle les vide de son
matériel, à combattre avec le désavantage des pentes et du tir,
enfin, si elle ne réussit pas, à tenter une luite qui est toujours un
désastre ; l'autre, n'ayant qu'à manœuvrer sur un terrain connu,
préparé par ses travaux de campagne, maîtresse de ses communi-
cations et sûre, quoi qu'il advienne, de sa retraite. Que faut-il pour
assurer la victoire à ceux qui possèdent une telle supériorité? Le
nombre et des concentrations rapides.
Ces conditions révèlent le caractère véritable de la guerre sur le
littoral. Défendre les côtes n'est pas soutenir un siège, c'est faire
campagne. Il s'agit moins de fortifications que de troupes, et le
dispositif qui convient à celles-ci est aisé à déterminer. Le bénéfice
du nombre est perdu pour les défenseurs si, dispersés sur l'éten-
due du littoral , ils ne forment le long des côtes qu'une ligne
immense et sans profondeur. Plus ils touchent le rivage, moins ils
sont capables de se prêter un appui et de se grouper en masse égale
aux masses ennemies. Sur les côtes, comme sur tous les champs
de bataille, le seul moyen de porter des troupes où il le faut, c'est
de les tenir réunies hors de la zone de l'action, en des lieux stra-
tégiques d'où elles puissent, comme d'un centre, rayonner vers la
circonférence. Gela est vrai surtout quand la zone d'action est le
littoral; comme c'est là que l'ennemi peut le moins dissimuler sa
maixhe, là qu'on découvre de plus loin son approche, comme enfin
cette présence et ces mouvemens, dès qu'ils sont visibles des côtes
ou signalés du large, sont connus, grâce à l'électricité, sur tout le
territoire, ce ne sont pas seulement les réserves, c'est toute la force
destinée à défendre les positions maritimes qui doit être placée en
arrière : il n'est besoin sur le rivage que de vigies. Le nombre et la
position des postes stratégiques où ces troupes doivent attendre
seront déterminés parle nombre et la position des voies de commu-
nication. 11 suffit que les défenseurs aient le temps d'arriver au
rivage avant l'ennemi. Plus les moyens d'accès seroiUcomplets, plus
les lieux de concentration pourront être distans les uns des autres et
AlO REVUE DES' DEUX MONDES.
dislans du littoral. Ainsi se dégage la règle de la défense des côtes:
taudis que naguère celte défense, installée sur le rivage ,. ceignait
touie son étendue, aujourd'hui elle doit être portée aussi loin que
possible, en avant par les navires, en arrière par les troupes, afin
que des forces moins divisées et plu3 puissantes gardent un plus
grand secteur de côtes.
iri:
Les seuls points du littoral qu'une défende mobile ne suffise pas
à protéger sont les villes et les arsenaux. Pour en écarter une occu-
pation, un siège ou uni bombardement, il n'est d'autre moyen que
de les couvrir par des ouvrages fixes, et non-seulement ils doivent
être armés et construits d'une façon nouvelle, mais ils ne peuvent
plus occuper les positions qui naguère suffisaient à. tenir l'ennemi
hors de portée.
En effet, qu'on transforme par les moyens offensifs et défensifs
les plus parfaits un ouvrage situé, comme ils étaient autrefois, de
1,800 à 2,000 mètres en avant de la place à préserver, il tien-
dra par son feu les cuirassés les plus lorts à 2,000 mètres au large
et, à cette distance, n'a rien à craindre de leur tir. Mais si le fort
et le navire sont également invulnérables, leur rôle est fort iné-^
gai. Dès que le navire s'éloigne à plus de 2,000 mètres, le fort est
réduit à l'inaction. Au contraire, tant que le navire se trouve à moins
de 11,000 mètres de la place ennemie, ilpeut l'atteindre. C'est dire
qu'une place n'est pas en sûreté contre le bombardement si elle
n'est pas à 9,000 mètres- en arrière des ouvrages qui la couvrent;
Encore ceite distance, aujourd'hui suffisante, deviendra-t-elle trop
faible pour, peu que la portée des pièces augmente, et si l'on veut
des délenses d'une efficacité durable, c'est à^ plus de 9,000 mètres
qu'il les faut établir. Cette condiiion rigoureuse rend dès aujour-
d'hui impossible la défense de la plupart des villes de commerce.
En'eflet,par une contradiction qui semble un caprice et qui n'est'que'
l'intelligence d'un intérêt qui varie selon le temps, les ])orts mar-
chands, étab'is d'abord le plus loin possible dans les terres, s'éten-
dent aujourd'hui le plus près possible du littoral. Autretôi&v comme
le transport des marchandises par terre était aussi lent et beaucoup
plus cuiueux que leur transport par eau, il y avait un avantage éco-
nomique de premier ordre à employer par préférence > les voies
navigables. Les navires, pour pénétrer pins avant dans l'intérieur,
remontaient les fleuves aussi haut qu'ils pouvaient sans rompre
charge. Où ils étaient forcés de s'arrêter, ils prenaient et' vidaient
leurs cargaisons et là s'élevaient les ports; les plusgrarids, Londres,
Anvers, Brème, Hambourg, Rouen, Nantes, Bordeaux étaient « ports
LES MARINES DE (iUERRii. 411
en rivière, » et de leurs quais, où s'arrêtait la navigation maritime,
partait une navigation fluviale qui faisait pénétrer les marchandises
dans le reste du pays. Ils se ti'ouvaient ainsi défendus par la dis-
tance contre le bombardement du large, et par la difficulté de la
navigation à voiles dans les fleuves contre les surprises et les
assauts. Qu'on ouvre d'anciennes cartes : dans tous les pays à
fleuves navigables, c'est-à-dire dans les pays froids ou tempérés, les
ports occupent une situation analogue, et c'est seulement dans les
contrées pauvres en cours d'eau (notamment dans les régions mé-
diterranéennes) que les ports s'élèvent sur \e littoral.
Mais la vapeur, devenue en même temps le principal moteur sur
la terre et sm* l'eau, a modifié la proportion entre le coût de l'unet
de l'autre mode de transport. Elle en a abaissé le prix sur les voies
ferrées. Sur mer, elle a substitué les grands navires aux petits et
.réduit ainsi les dépenses de construction; mais, tandis que 7 mètres
.de fond suffisaient à la .mai'ine marchande d'autrefois, il en faut 10
aux paquebots actuels. Peu de fleuves d'Europe, sauf à leur embou-
chure, ont cette profondeur. Les travaux accomplis pour creuser des
chenals non-seulement devaient élever dans des proportions énormes
les frais des voies navigables, mais, tantôt ajournés pour ce motif,
tantôt entrepris après des observations incomplètes sur les mouve-
mens des fonds et des courans, ils an'ont pas rendu les vieux ports
accessibles aux navires modernes. D'ailleurs l'activité croissante de
la navigation maritime étoufferait dans leur lit trop étroit. Quel-
ques-uns, dotéis magnifiquement par la nature, comme Londres,
Anvers, ou Hambourg, sont demeurés sur leurs rives larges et pro-
fondes. Mais cette fortune est rare. En France, Saint-Nazaire, Le Havre
ont .détrôné les anciennes cités de Nantes et de Rouen, et Bordeaux
a vu se multiplier les escales entre ses quais et l'embouchure de la
Gironde. Les ports ont descendu les fleuves que les navires ne remon-
taient plus, ils se sont établis à l'embouchure et même développés
sur les côtes, où ils trouvaient l'espace et la profondeur.
Or l'intérêt du commerce rapprochait les ports du littoral à mesure
que leur sûreté eût commandé de les reculer dans les terres. Aujour-
d'hui que l'artillerie porte à 12,000 mètres, ils ont atteint le rivage.
Ils peuvent être détruits de la haute mer. Heureusement, si les
besoins de la paix ont rendu la défense des ports impossible, les
.usages de la guerre tendent à la rendre superflue. Les Jaavres de
commerce s'ouvrent aux navires de toute nationalité, et le pavil-
lon étranger y domine d'ordinaire. Au moment d'une .guerre, le
manque de fret retient dans les ports où ils mouillent nombre de
■vaisseaux, même étrangers : brûler certaines cités maritimes serait
faire moins de mal à l'ennemi qu'aux neutres, s'exposer aux légi-
times griefs de ceux-ci, et se donner l'odieux d'une cruauté dont il
412 REVUE DES DEUX MONDES.
faudrait payer les frais. Dans la seconde moitié du siècle, toutes les
grandes nations de l'Europe ont été en lutte. Aucun port ouvert n'a
été bombardé. Un jour, cette pratique humaine passera des faits
dans les règles écrites du droit international. Qu'on se garde, en
attendant, de compromettre les places de commerce par un décor
de défense qui, sans leur donner plus de sécurité, fournirait à
l'ennemi un prétexte pour les traiter comme places de guerre. Les
fortifications d'Alexandrie viennent de causer sa ruine. Si l'on veut
accroître dans les jours de lutte la sécurité des ports marchands,
qu'on y augmente l'importance des affaires, qu'on y attire un
vaste mouvement de navires. La perfection de l'outillage mari-
time sera le principal élément de cette prospérité. La suppression
des formalités inutiles et des inégalités qui défendaient naguère
la marine marchande d'un pays contre le commerce de marines
étrangères sont aussi commandées par l'intérêt militaire non moins
que par l'intérêt économique. Les défenses véritables d'une cité mari-
time, ce ne sont pas les remparts où flottent les couleurs nationales,
ce sont les pavillons des neutres dans un port.
Toutes les ressources d'une protection permanente doivent être
réservées pour les ports militaires. Même au temps de la marine à
voiles, leur attaque était un des principaux objectifs de la guerre
navale. Brûler les arsenaux de l'ennemi, n'est-ce pas priver ses
navires de refuge, et ruiner jusque dans l'avenir sa puissance? Sur-
prendre ses flottes dans leurs rades, n'est-ce pas s'assurer la vic-
toire presque sans les hasards du combat, gagner d'un même coup
la sûreté de ses côtes, la domination du littoral ennemi, et l'empire
de la mer? La destruction veille infatigable autour des ports mili-
taires et, loin que leur importance les sauvegarde, la grandeur de
la prise qu'ils offrent attire sur eux le danger. Or combien ces atta-
ques sont redoutables avec la guerre actuelle, qui à peine déclarée
commence et, commencée, ne s'arrête plus, que les élémens eux-
mêmes ne savent ni détourner ni suspendre, et qui, toujours sou-
daine et partout menaçante, est devenue l'esclave de l'homme et
frappe où il veut! Si l'ennemi peut, en se tenant au large, envoyer de
plus loin ses feux sur le littoral, il lui est aussi plus facile de forcer
les rades. Le cuirassé s'élance de la haute mer avec une vitesse
de ÛOO à 500 mètres par minute. L'instant d'avant, il était hors de
portée, un instaiit encore, il sera hors d'atteinte. C'est dans ce court
délai qu'il faut le toucher; encore l'atteindre n'est-il pas l'arrêter si
l'on ne blesse quelqu'un de ses organes essentiels, et cette précision
est d'autant plus difficile qu'il marche entouré de fumée. Or, à
mesure que le navire a des moyens plus puissans de défense, l'ar-
tillerie a des moyens plus lents d'attaque. Les grosses pièces ne
tirent guère plus d'un coup par cinq minutes. Il y a peu de chances
LES MARINES DE GUERRE. AlJ
pour qu'elles atteignent leur but par leur premier projectile, et le
temps leur manque pour en tirer un second. Quand on garnirait de
batteries la passe que doit suivre un navire, si la passe est large,
chacune d'elles serait dans les mêmes conditions de tir. Pour sup-
pléer à l'insulTisance des forts et protéger des entrées considérées
autrefois comme infranchissables, on a semé ces espaces de torpilles.
Mais ces instruraens destructeurs ne peuvent pas être employés
partout; au-delà de 15 mètres de profondeur, la colonne d'eau à
soulever est trop considérable pour que les torpilles de fond aient
un effet sérieux. Il faut immerger des torpilles flottantes; or celles
qui éclatent au choc rendent la route également dangereuse aux
amis et aux ennemis; celles qui éclatent à volonté donnent des
résultats sans précision, pour peu que l'observatoire soit éloigné,
le temps brumeux, la nuit noire, ou l'engin déplacé par la force des
courans. Enfin, le séjour dans la mer soumet les récipiens métalli-
ques et les fils à des causes multiples de détérioration. Sans doute,
durant la guerre turco-russe, les torpilles ont détruit des bâtimens
cuirassés, mais dans le Danube profond de quelques mètres et large
de 200 à peine, elles trouvaient les conditions les plus favorables.
Même dans les embouchures peu profondes des fleuves américains,
les torpilles, qui firent sauter un si grand nombre de navires, n'ont
pas arrêté le passage des escadres fédérales. Et de grandes expé-
riences accomplies au mois d'août 1880 dans la rade de Portsraouth
ont paru établir la possibilité pour une flotte de forcer des passes
de 1,500 à 2,000 mètres, même protégées par de l'artillerie et des
torpilles. Si aucun de ces moyens n'a d'efficacité certaine contre les
bâtimens de combat, ils sont bien moins puissans encore contre les
navires que protège non leur masse, mais leur petitesse. Quel obstacle
offrent les issues des anciennes rades aux torpilleurs longs de 20 à
30 mètres, larges de 2 à û, profonds de 1 mètre et dépassant
20 nœuds de vitesse? Toute route leur est bonne; les hauts-fonds
qui arrêtent les autres navires leur sont le chemin le plus sûr parce
qu'il est le moins défendu ; ils passent sans les toucher sur les
engins que doit faire éclater le choc de coques plus profondes:
tandis qu'ils s'avancent à toute vitesse, la hauteur ordinaire des
vagues suffit presque à les dérober aux regards; ils n'offrent pas de
prise à l'artillerie, ils ne se révèlent pas par le bruit de leurs ma-
chines et la nuit les rend presque invulnérables. Et dès que sont
franchies les défenses, dans la rade ouverte, plus d'obstacles et
presque plus de périls pour l'agresseur. Est-il un de ces coureurs
nocturnes assez invisible pour dérober jusque-là sa marche, — il se
glisse sans les éveiller jusqu'aux victimes choisies et leur porte la
mort dans le silence. Est-il un de ces navires dont la puissance
garde mal son secret, que servira aux bâtimens mouillés de con-
hlll REVDE DES DEUX MONDES.
naître son approche et de le voir? Occupés à réparer des ava-
ries, à démonler leurs machines, à achever leur armement, ils ont
peut-être leurs feux éteints; môme sous vapeur et prêts à com-
battre, ils sont immobiles, et tandis qu'ils s'ébranlent lentement,
le temps leur manque pour acquérir de la vitesse ; l'ennemi avec
toute la sienne les atteint déjà. Dans cette flotte incapable même
de fuir, un seul cuirassé peut faire en un instant plus de ravages
qu'une grande bataille en pleine mer. Que l'on compare les chances
de l'attaque et de la défense : l'une, protégée par l'immensité de
la mer où elle se cache, y préparant à loisir son action et ajou-
tant à sa force la force de la surprise; l'autre ne sachant rien,
sinon que ses asiles" sont connus, leur ruine concertée, et que
chaque heure la peut consommer. Une semblable attente du danger
devient le danger le plus grand de tous. Dans un arsenal qui, au
milieu de ses travaux, prête l'oreille au danger toujours menaçant,
dans une escadre qui le prévoit sans pouvoir s'en défendre, rien
ne s'accomplit d'actif ni d'ordonné, tout est atteint, surtout la
valeur des hommes. L'anxiété continue énerve les courages, la fièvre
s'allume dans la pensée, la vigilance se tourne en hallucinations, la
mer se peuple de fantômes, puis à l'égarement de ce zèle succédant
un mal plus terrible, tout s'abat en une stupeur sans énergie et sans
regard.
Un des chefs les plus éminens de la marine, l'amiral de Gueydon,
prévoyait il y a plus de vingt ans la transformation que les nouveaux
moyens d'attaque imposeraient à la défense, et il annonçait la néces-
sité d'établir en avant des ports « des camps retranchés. » Tant
qu'une voie restera ouverte à l'audace, même à la témérité, on doit
tenir que les rades ne sont pas sûres, et, pour leur donner la sûreté,
il ne suffit pas d'en rendre l'accès difficile, il faut les fermer. C'est
seulement derrière des enceintes continues que les navires pourront
saus crainte jeter l'ancre. Cette nécessité s'imposera plus encore
lorsque la navigation sous-marine aura rendu plus faciles les sur-
prises. Nulle flotte ne pourra alors s'armer ni se refaire si, pour la
protéger contre des agressions possibles à toute profondeur, ne
s'élève du fond de la mer un rempart sans autre ouverture que la
passe d'accès.
L'intérêt de la navigation n'oblige pas à faire cette ouverture large,
tant est précis le mouvement de la marine à vapeur; l'intérêt de la
défense commande de la faire assez étroite pour qu'elle devienne
vraiment infranchissable en temps de guen-e. Yeut-on la fermer
par des obstructions matérielles? Une estacade n'a pas de solidité
si les points fixes auxquels elle s'appuie sont distans de plus de
/iOO mètres. Veut-on l'interdire seulement par des lignes de torpilles
et de l'artillerie, il faut que l'ennemi soit obligé de passer, non
LES MARINES DE GUERRE.
à la portée, mais selon l'ancienne expression, à la « miséricorde »
des canons, c'est-à-dire à la distance où nul coup n'est tiré sans
atteindre et oià nul n'atteint sans pénétrer. Cette condition est réa-
lisée quand la route s'ouvre entre des pièces puissantes qui croi-
sent à 200 mètres leur feu sur les navires. La largeur des passes est
ainsi fixée à AOO mètres. La nature a donné cette dimension à quel-
ques-unes, mais, d'ordinaire, celles qui ouvrent accès dans de
grandes rades sont plus étendues, et pour les rétrécir il faut des
digues. Les profondeurs, les courans, et surtout le danger de chan-
ger les fonds, rendent ce travail fort difficile sans le rendre moins
nécessaire. Quand la disposition des côtes permet de fermer ainsi
l'entrée des rades à plus de 9,000 mètres en avant des ports, l&s
établissemens et les navires sont à couvert contre les attaques de
près et de loin : le maximum de sécurité est obtenu. Quand il n'est
pas possible de l'assurer à cette distance, elle doit être cherchée su^
quelque point en arrière; en ce cas, toute crainte de bom.bardement
n'est pas écartée, mais, du moins, les escadres n'ont pas à craindre
les irruptions subites de l'adversaire.
Le refuge interdit à l'ennemi doit toujours être ouvert aux navires
de la nation. Ils arrivent du large iuyant soit la tempête, soit un
vainqueur, ou se tiennent prêts derrière les défenses à prendre
l'offensive. S'il leur faut attendre, pour entrer et sortir, l'heure et le
jour de la marée propice, la valeur militaire de la rade disparaît.
Le libre passage en tout temps de la rade au port n'est guère de
moindre importance. Le bâtiment revient parfois de la mer avec
des avaries qui exigent les soins immédiats de l'arsenal : le bâti-
ment, encore amarré dans le port, mais prêt pour la mer, peut être
appelé à un rôle soudain. Ici l'emploi de l'instrument de guerre,
là sa conservation, sont attachés à la continuité des communications
entre la rade et le port. Cette condition nécessaire manque aux
rades et aux ports s'ils ne présentent des passes toujours pratica-
bles à une profondeur de 10 mètres au moment des plus basses mers.
L'accès du port n'est utile que si le port est organisé, c'est-à-dire
capable au moins d'entretenir l'instrument de guerre, et l'entretien
compiend à la fois l'armement et la réparation. Le port est orga-
nisé, non s'il accomplit ce double service, mais s'il l'accomplit sans
retards. Depuis que la guerre maritime a emprunté à la guerre
terrestre ses procédés, sa précision, elle est une lutte de vitesse.
Comme le moteur est mécanique, ni la vigueur ni l'entrain du per-
sonnel ne peuvent détruire l'égalité de marche qui s'établit entre
les flottes rivales dès qu'elles prennent la mer. L'avance ne peut
résulter que de la promptitude supérieure mise par un des belli-
gérans à passer du pied de paix au pied de guerre. H y a donc
plus d'intérêt encore dans une guerre maritime que dans une
;^\Q REVUE DES DEUX MONDES.
o-uerre terrestre à gagner du temps sur la mobilisation, et il faut
entendre par ce mot soit les travaux nécessaires pour armer, soit
ceux nécessaires pour ravitailler.
L'obstacle le plus considérable que la nature apporte à la rapi-
dité de l'action dans les ports est le mouvement des marées. Gomme
il établit entre le navire et la terre des diflérences de niveau sans
cesse variables, il rend entre l'une et l'autre les relations irrégu-
lières. Le moment de la pleine mer, où le navire s'élève à peu près
à la hauteur des quais, est le plus favorable, mais il dure peu, et
la difficulté grandit à mesure qu'augmente la différence de plan.
Pour que le navire monte et descende avec le flot le long des
berges sans se heurter contre leurs parois, il ne doit pas être
amarré trop près et ne communiquer avec le sol que par un ou
deux ponts mobiles. Le mal s'aggrave quand la rive, au lieu de
plonger verticalement dans l'eau, y descend en talus, comme il
arrive d'ordinaire aux berges naturelles. Plus la pente est douce,
plus le navire, pour ne pas toucher à marée basse, doit se tenir
éloigné du bord. Les ponts, dont la fragilité augmente avec la lon-
gueur deviennent alors impropres au transport du matériel lourd;
il faut l'opérer par eau à grand renfort d'embarcations, de bras et
de transbordemens. Si les rives ainsi disposées sont celles d'un port
en rivière, si la profondeur nécessaire ne se trouve qu'au milieu
du lit si les coques mouillées dans cet étroit chenal obstruent
la seule voie navigable, la lenteur et l'embarras atteignent leur
comble.
Pour que les communications entre la flotte et le port soient en
laut temps faciles, il faut d'abord que le navire reste à la hauteur
des terre-pleins et, pour cela, que le flux ni le reflux ne se fassent
.^entir. Il faut ensuite que le navire soit en contact immédiat par
^es bords avec l'arête des quais et, pour cela, que les quais tom-
bent d'aplomb, c'est-à-dire soient faits de main d'homme. Les ports
à niveau d'eau constant et à bassins sont donc les seuls où dispa-
raissent les deux plus grands obstacles que les forces de la nature
opposent aux forces humaines. Il ne faut pas moins pour que l'ef-
fort humain puisse se déployer constamment : il faut davantage pour
qu'il produise son plus grand effet. Armer est une œuvre, réparer
une autre : celle-ci exige surtout des bassins de radoub et des
ateliers, celle-là des magasins et des moyens de transport. Cha-
cune d'ailleurs s'accomplit par des'opérations multiples et par le con-
cours d'un personnel et d'un matériel fort divers. Le groupement
de ces forces n'importe pas moins que leur existence. Dès le siècle
dernier, un illustre ingénieur, Forfait, recommandait dans « leur
répartition respective une attention particulière, » et proclamait
que les mauvaises mesures prises à cet égard « peuvent dans bien
LES MARINES DE GUERRE. 417
des cas causer des désordres encore plus fâcheux que le retarde-
ment du travail. » Encore, à son époque, dans les ariripmens et
les réparations, le navire i estait-il immobile; tous les objets à son
usage facilement transportables lui étaient amenés; une vicieuse
distribution de matériel n'augmentait que les parcours sur l( s voies
de l'arsenal, et on suppléait à tout par un renfort de travailleurs.
Aujourd'hui, les principaux objets de matériel naval sont de telles
dimensions et de tels poids qu'ils ne se meuvent pas sans l'aide de
puissans appareils, et ces appareils s'élèvent près des ateliers oh
chaque espèce de matériel est réparée ou entretenue. Aussi est-ce le
navire qui se déplace pour recevoir ou rendre ce chargement dans les
différentes parties du port. Dans les jours d'activité et dans les
arsenaux qui abritent de nouibreux navires, on comprend quel
désordre entraînent ces mouvemens, soit que les services soient
enchevêtrés, soit que les mêmes soient dispersés sur pi usieurs points,
soit qu'ils n'occupent pas les uns par rapport aux autres un ordre
rationnel.
Cet ordre rationnel est facile à déterminer entre les services de
réparation et ceux d'armement. Les réparations, longues pour peu
qu'elles soient importantes, exigent que le navire soit mis au bas-
sin, dépouillé de son artillerie, de sa machine. Les armeraens, les
ravitaillemens sont plus fréquens et plus rapides. Il ne faut pas que
les navires hors de service obstruent les mouvemens des bâtimens
actifs. La partie destinée aux réparations doit être le fond du port.
A plus forte raison, les constructions doivent-elles être établies loin
des centres d'armement et près des bassins de radoub : disposition
d'autant plus nécessaire que les travaux neufs et les réparations
emploient le même personnel et le même outillage.
Aux armemens appartiennent les parties antérieures du port. Quand
le navire construit ou réparé descend vers la mer, il faut qu'il trouve
sur son passage son matéiiel dans l'ordre où il le doit embarquer.
Près des ateliers de réparation, les machines et l'artillerie, puis les
chaînes et les ancres, les mâtures et gréemens, les objets de rechange,
enfin, à l'entrée, les vivres, le charbon. Ce groupement rapproche ou
éloigne le matériel de l'entrée du port à proportion qu'il est plus ou
moins fragile et consommable. Un navire, pour changer quelque chose
à son artillerie ou à ses moteurs, sera obligé de remonter jusqu'à l'ar-
rière-garde : mais il est rare que les canons et les machines ne durent
pas autant que l'armement. Au contraire , le charbon et les vivres
sont l'approvisionnement qui disparaît le plus vite et se renouvelle
!e plus souvent dans une campagne; d'ordinaire ils manquent seuls
au navire qui vient les chercher, et tous les bâtimens en ont besoin.
Voilà pourquoi il convient que le charbon et les vivres s'offrent
TOME LIV. — 1882. 27
/il 8 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord à eux. Ce plan n'est pas moins normal quand le navire,
aprôs campagne, regagne le fond du port ; il trouve les dépôts de
matériel dans l'ordre où il doit, le rendre, et il parvient, sans un
mouvement inutile, de la rade au terme de sa route, la forme de
radoub. Seuls les projectiles et les poudres ne sont pas à leur place
logique dans cette organisation; mais pour mettre l'établissement à
l'abri d'une explosion toujours à craindre, il importe de les isoler sur
un point éloigné de la rade. On paie cette sécurité par la lenteur des
chargemens et déchargemens qu'il faut faire, exposé aux mouver-
mens de la mer. Mais les lenteurs n'ont pas ici grande importance,
même en guerre ; les munitions sont les approvisionnemens que les
navires, sauf les bâtimens-écoles, consomment le moins.
Tel est le plan général à exécuter dans les ports. Indépendant des
modifications que subit l'architecture navale, il est fait pour offrir
aux flottes les plus diverses une utilité permanente.
Ce que ces changemens rendent moins durable, c'est l'outillage
de chaque service. Il varie avec le matériel qu'il est destiné à pro-
duire et à manier. Par suite, il n'est pas possible de donner, comme
pour le tracé des ports, des indications fixes. Il suffit de dire que,
dans le mouvement ascensionnel des forces industrielles, J'ctat ne
doit se laisser dépasser par personne et que les moyens les plus
puissans et les plus rapides ont leur place dans les aiseuaux.
IV.
Si l'on considère combien sont rares sur le littoral les positions
oii soient réunis les élémens d'un port militaire, combien sont bor-
nés les efforts de l'homme pour suppléer à la nature, et l'énorme
coût dont il paie toute lutte avec elle, on est conduit à celle con-
clusion que les arsenaux ne peuvent être nombreux. Si l'on inter-
roge l'intérêt stratégique, on est conduit à cette conclusion que des
arsenaux nombreux seraient nuisibles.
Les navires ont cessé d'être les vagabonds de la mer, et le port n'est
plus un asile qu'ils mendient partout où les peut jeter le hasard.
Maîtresses de leur direction et de leur marche, les flottes ont éliminé
de la guerre maritime le hasard par le calcul. 11 déierinine sur le
littoral les points où il convient qu'elles se préparent, se relassent
et, si elles échouent, se retirent : les ports sont des l'«ses d'opéra-
tion. Dans les opérations, on l'a vu, l'une des plus grandes causes
de succès est la promptitude, et la promptitude est puitoui due cà la
bonne organisation des ports. Mais de deux flottes, ég.ileujeni mari-
times et sortant de ports aussi parfaits, laquelle aura liiNamage?
Celle qui aura le moins de distance à parcourir du lieu où elle s'est
formée au lieu où elle doit agir. C'est un axiome de l'art militaire
LES MARINES DE GUERRE. '419
que les bases d'opération les meilleures sont les plus rapprochées du
théâtre de la guerre.
Quel ej-t le théâtre de la guerre maritime? Toutes les mers pour
les navires que les hostilités surprendront en cours de campagne
ou qui se lanceront à la poursuite des bâtimens de commerce. Mais,
au commencement d'une lutte, chacun des belligérans, avec la plus
gi'ande partie de ses 'forces, se disposera soit à défendre son litto-
ral, soit à attaquer le littoral ennemi, et quand un peuple se pro-
poserait pour but principal de détruire par une baiaille navale la
marine adverse, l'intérêt majeur est de ne pas se préparer à la hittQ
trop loin du point où on la veut soutenir. Le nombre d'arsenaux
dans lesquels il convient de concenti'er la flotte est donc déterminé
pour chaque nation par sa situation géographique et la puissance
de ses voisins. Pour des marines égales, il peut être fort diifé-
rent. Deux nations auxquelles la distribution la plus différente de
leurs forces est commandée par la nature sont l'Angleterre et la
Russie. S'il est une puissance qui pourrait se contenter d'un seul
arsenal, c'est l'Angleterre. Placée au nord de l'Europe, elle ne com-
munique avec le monde que par sa frontière sud. C'est de là qu'elle
doit s'élancer où qu'elle veuille porter la guerre. D'un point quel-
conque de cette frontière elle peut protéger tous les autres. Que
l'ennemi sorte de New-York, de Cherbourg, de la Jade ou de Grons-
tadt, les forces anglaises mouillées à Portsmouth peuvent barrer la
route de l'Angleterre, porter la lutte loin de ses côtes, faire face sur
l'Océan, la Manche ou la mer du Nord, et, s'il leur plaît, disputer
avec chances égales l'offensive à une escadre sortie de Cherbourg.
Si un tel peuple a plusieurs établissemens, c'est que la grandeur
de sa flotte serait à l'étroit dans un seul port, c'est que la con-
centralion extrême de services si nombreux serait préjudiciable à
l'ordre, et que leur direction dépasserait la mesure d'autorité con-
venable entre les mains d'un homme. En bordant par ses forte-
resses navales sa frontière sud, l'Angleterre a poussé jusqu'au luxe
le déploiement de sa force ; elle n'a pas obéi à des nécessités stra-
tégiques. Au contraire, plusieurs arsenaux sont indispensables à la
Russie. Ce grand empire est vulnérable par mer au midi et au nord.
S'il n'avait qu'un établissement naval et qu'il fût attaqué dans la
Mer-Noire, ou un établissement au sud et qu'il fût menacé dans la
Baltique, il faudrait à sa flotte, pour se porter au secours de son
•territoire, côtoyer toute l'Europe ; elle arriverait en Tue de son lit-
toral après toutes les nations auxquelles il aurait plu de l'attaquer.
A l'Allemagne un port aurait suffi si le canal projeté entre la mer
du Nord et la Baltique permettait à ses flottes de se porter sans
délai dans les deux mers. Mais la longue pointe du Jutland qui isole
les deux parties de son littoral et qu'on ne peut tourn-er en moins
420 REVUE DES DEUX MONDES.
de trois jours oblige l'Allemagne à avoir deux arsenaux. Celui de
la Baltique est trop éloigné pour protéger à temps contre une attaque
française ou anglaise les embouchures de l'Ems, de l'Elbe ou du
Wesèr. Celui de la mer du Nord est trop éloigné pour défendre les
côtes de la Poméranie et de la Prusse contre les insultes de la Rus-
sie. Même continues, les côtes d'un pays doivent être couvertes par
plusieurs arsenaux, si le long développement de ces côtes et leur
disposition les exposent sur plusieurs points aux entreprises de plu-
sieurs puissances. L'Italie par exemple n'est pas en sûreté si elle
n'est protégée par deux centres de force maritime, l'un à l'est, l'autre
à l'ouest, contre des tentatives dirigées de Pola et de Toulon.
De la diversité de ces conditions se dégage l'unité de la règle. Un
port n'est pas propre à la défensive, si ses vaisseaux ne peuvent
être présens avant les vaisseaux ennemis sur tout le littoral dont il
a la garde : il doit donc y avoir moins de distance entre lui et tous
les points de la frontière qu'entre ces points et aucun arsenal étran-
ger. Un port n'est pas propre à l'offensive si ses vaisseaux ne peu-
vent paraître sur le rivage ennemi aussitôt que les forces adverses :
quand la négligence des nations voisines souffre une pareille supé-
riorité, il doit s'établir plus près de leur frontière que les ports
étrangers ne sont de la sienne, mais du moins n'est-il pas admis-
sible qu'il s'établisse plus loin.
Quels ports réunissent ces deux avantages? Ceux qui s'élèvent
à proximité des côtes étrangères. Alors les flottes couvrent comme
une avant-garde le littoral qu'on ne saurait menacer sans les ren-
contrer d'abord, elles arrêtent à son début l'effort de l'agression, et
il leur devient facile de la prévenir en portant elle-même la guerre
chez l'ennemi. L'avantage d'une semblable situation est tel que,
même au temps de la marine à voiles, on considérait comme capital
de l'obtenir. C'est menacé par les flottes de l'Angleterre et de la
Hollande que Louis XIV fit un port de guerre à Dunkerque, sur le
point de la France le plus rapproché de ses deux adversaires, et
la ténacité du roi à le maintenir, comme l'obstination de l'Angle-
terre à le supprimer, sont un exemple de l'importance qu'a dans la
guerre maritime le choix des arsenaux.
Chercher sur son littoral de telles positions est le premier intérêt
d'un peuple; le second, quand il les a trouvées, est de n'en pas
chercher d'autres. Ajouter à ces sièges nécessaires de la puissance
navale des arsenaux moins bien situés et diviser entre eux la flotte,
c'est éloigner des navires du théâtre probable de leur action, c'est
frapper sa propre force d'une infériorité relative. La flotte arme
alors par fractions qu'il faut assembler avant de s'en servir, et la
concentration a pour théâtre la rade la mieux située. Les navires
armés là et prêts les premiers sont contraints d'attendre que les
LES MARINES DE GUERRF, 421
autres arrivent des ports plus éloignés et le bénéfice des positions
heureuses est ainsi perdu. Celle dispersion rend même inutile la
supériorité des forces. Pendant qu'elles sont encore immobiles dans
leurs arsenaux ou naviguent isolément pour se joindre, elles n'of-
frent pas de résistance à un ennemi prompt à se concentrer. Plus
les arsenaux sont nombreux, moins est importante la fraction de la
puissance navale qu'ils préparent; moins cette fraction est impor-
tante, plus il est facile à un adversaire, même misérable, d'égaler
les forces sorties de chaque port, de les surprendre isolées, de les
battre Tune après l'autre, et la plus grande marine peut être tenue
en échec sur chaque point par des marines secondaires.
La clarté de ces périls laisse dans l'ombre des inconvéniens
moindres, que pourtant les hommes du métier ne tiendront pas pour
médiocres. La perfection des arsenaux, de leur outillage, diminue
à mesure que leur nombre s'élève, et c'est par leur nombre que les
dépenses se multiplient : chacun d'eux a des traditions locales, d'où
naissent des dilTerences dans les armemens, chacun d'eux est sous
les ordres de chefs indépendans et qui poursuivent d'une façon
dissemblable une œuvre d'ensemble ; tout conspire contre l'ordre
sans lequel il n'est pas de succès militaire. L'ordre grandit à me-
sure que la force navale se concentre. Non-seulement la prépara-
tion de la guerre devient plus méthodique, plus prompte, mais le jour
où l'armement s'achève, la flotte se trouve assemblée déjà sur les
théâtres d'action. L'on dit que, pour immobiliser et détruire cette
force, il suffira à l'ennemi de bloquer ou de brûler un ou deux
ports, et l'on tire cette conséquence que mieux vaut en multipliant
les arsenaux le contraindre à diviser son effort et se garantir contre
une chance mauvaise. La conséquence est fausse. Quel est le moyen
d'échapper au bombardement ou aux attaques de vive force? Placer
ses arsenaux hors de la portée des pièces et fermer leur accès. On
ne contestera pas qu'il soit difficile de renouveler sur beaucoup de
points les efforts nécessaires pour obtenir ce résultat et l'on accor-
dera qu'une flotte massée dans un seul port y est mieux, s'il est
impénétrable, que dispersée dans plusieurs, s'ils sont mal défen-
dus. Quel est le moyen d'échapper au blocus? Avoir dans le port
une force suffisante pour le forcer. On ne niera pas que réduire
le nombre des ports ne soit assigner à chacun une portion plus
grande de la flotte, et comme pour maintenir un investissement
il faut une force supérieure à la force investie, plus la flotte sera
importante dans un port, moins sera tenté le blocus. Quelque éven-
tualité qu'on suppose, le succès reste attaché à la même cause : la con-
centration des forces. Et autant qu'une loi de guerre, c'est une loi
d'humanité. Ne hasardant nulle part des forces in>ufiisantes, déga-
geant la guerre des actions partielles où les vies humaines sont
422 REVUE DES DEUX MOi^DES.
sacrifiées sans résultat, elle désarme par avance les adversaires
faibles, auxquels elle enlève jusqu'aux hasards heureux; elle fixe
dès l'abord le sort des armes par des coups décisifs.
L'argent épargné par la suppression de tout arsenal superflu sur
le territoire métropolitain doit servir sur d'autres points du monde
à la puissance nationale. Les colonies que possèdent la plupart des
peuples maritimes sont aussi des théâtres de guerre et les lois stra-
tégiques ne varient pas avec les latitudes. L'attaque et la défense
ofl"riront des chances à ceux qui auront su se ménager au plus près
les moyens de préparer les hostilités et de se refaire. Les navh'es
qui devront parcourir la moitié du globe pour tenter une surprise
ou pour réparer leurs avaries, réduits à des efforts peu efficaces,
se trouveraient en guerre dans la situation la plus dangereuse.
Même en temps de paix, leur service devient difficile et fort coûteuji.
De là pour les nations maritimes le besoin d'établir dans quelques
contrées lointaines des ports de ravitaillement et de réparation. Elles
ont à choisir d'après la géographie de leurs intérêts la situation con-
venable pour ces établissemens et, après les avoh' établis, à ne les
pas développer avec excès. Ils ne sont destinés qu'à parer à l'im-
prévu et à mettre le navire en état d'attendre sans quitter le service
les soins plus parfaits des arsenaux métropolitains. Ils ne sont pas
faits pour contenir à la fois beaucoup de matériel naval, les {Condi-
tions de sécurité indispensables aux ai'senaux sont ici moins néces-
saires. Le mieux ici sera de mettre à profit, comme dans l'ancienne
marine, un port marchand. Le rôle de l'état pourra se borner à
approfondir les passes et parfois à créer des bassins de radoub et
des appareils élévatoires : le commerce fournira le reste.
Sur le territoire métropolitain même, les ports de commerce peu-
vent être appelés, dans des conditions exceptionnelles, à un service
de même nature. La vitesse dont sont animés les navires et le métal
dont ils sont construits rendent très dangereux les collisions et tout
désordre qui détermine une voie d'eau. Après tous les accidens
sérieux de combat ou de navigation, on a vu les navires de guerre
couler à pic ou gagner à grand' peine un refuge quand il était voi-
sin. C'est cette chance suprême qu'il faut ouvrir aux navires en
perdition. Aussi partout où cela est possible doit-on donner aux
passes, aux bassins .des ports de commerce les dimensions suffi-
santes. Mais on ne saurait leur demander aucune part régulière
dans l'entretien de la flotte. Ni leurs plages sans défenses, ni leurs
installations intérieures n'offrent les conditions requises : moins
encore pourrait-on compter sur le personnel qui y répare et arme
les bâiimens. Libre de faire ses conditions et de refuser son aide,
parfois lié par des travaux antérieurs ou désorganisé par les mou-
vemens des travailleurs nomades, ce personnel apporterait un
LES MARINES DE GUERRE. 523
concours trop irrégulier et trop indépendant pour satisfaire à un
service national. Des particuliers voulussent-ils s'engager à four-
nir à tous les besoins, comme ils n'en peuvent prévoir l'étendue,
ils joueraient un jeu dont l'état paierait les mauvaises chances,
car leur ruine et la rupture du contrat ne lui rendraient pas le
temps perdu. S'il voulait s'assurer contre de telles lenteurs, il serait
obligé de solder l'entretien permanent d'un personnel occupé seu-
lement à attendre l'inconnu. Ce ne serait plus s'adresser aux
ressources naturelles du commerce, mais peupler de la manière la
plus dispendieuse les ports marchands de travailleurs payés par
l'état. Encore les paierait-il sans les diriger; or il n'y a d'action
rapide que l'action disciplinée. Ici, pour être servi, il faut être
maître. Voilà pourquoi, dans tous les pays maritimes, si nombreux
et si pourvus que soient les ports de commerce, si nombreux et
exercés que soient les bras, l'état s'est créé, pour l'entretien comme
pour la sûreté de ses flottes, des ports militaires choisis par lui
seul et peuplés d'un personnel qu'il s'attache par les liens delà dis-
cipline et de l'intérêt. L'intérêt public commande même de ne pas
borner ce personnel à ce qui est nécessaire pour les armemens et
les réparations des temps ordinaires. Un service qui est soumis aux
deux forces les plus mobiles de ce monde, la mer et la politique,
doit garder des ressources toujours prêtes contre l'inconnu. Sage
prodigalité et conforme à la conception la plus élevée de l'ordre,
car tout coûte, la victoire comme la défaite, et il est moins cher
encore de payer sa force que sa faiblesse.
V.
Si l'entretien d'une flotte est une tâche trop vaste, trop variable,
trop faite d'imprévu, pour qu'une puissance, hors la puissance
nationale, la supporte, autre chose est l'entreprise de construire des
vaisseaux. Leurs formes, le délai dans lequel ils doivent être exé-
cutés, les quantités de matériaux et d'hommes nécessaires, le prix,
peuvent être réglés d'avance sans nulle incertitude. Le travail
s'exécute par des moyens constans et des elTorts réguliers , il a le
caraflère des opérations habituelles à l'industrie. Cependant la
production de la flotte a longtemps été confiée comme l'entretien
au pouvoir public; non que l'industrie fût suspecte, elle manquait.
Isolées et restreintes, les forces des particuliers étaient inégales à
de gran-ls travaux comme leurs ressources à de grandes dépenses.
Or quel travail exigeait d^îs efforts comparables à la construction
des navires? Quelle fortune privée aurait suffi même aux approvi-
sionnemens qu'il fallait n»ainlenir toujours complets et garder durant
de longues années? Si la main de l'état semblait nécessaire par-
Zi2Zi REVDE DES DEUX MONDES.
tout où l'œuvre exigpait des capitaux et du temps, pour créer sa
marine, il n'avait à compter que sur lui-même, et loin qu'il attendît
un secours des paniculiers, c'est lui qui stimulait leur zèle par ses
encouragemens et leur prêtait sa propre force. C'es^ l'époque où la
république faisait porter dans l'arsenal de Venise le chanvre récolté
par les sujets, le transformait en cordages et, après avoir prélevé sa
part, livrait le reste au commerce. C'est l'époque où Colbert achetait
des bois de construction pour les besoins de la marine marchande.
Mais, peu à peu, l'esprit d'initiative, fécondé par l'esprit d'associa-
tion, a créé une industrie dont les ressources sont immenses et qui
grandit chaque jour. A mesure qu'elle s'étendait, l'état s'est reposé
des efforts qu'il avait jusque-là soutenus pour la suppléer. Non-
seulement il ne travaille plus pour les particuliers, mais ce sont les
particuliers qui travaillent pour lui, et venant même en partage des
attributs les plus importans de la puissance publique, ils élèvent ses
forteresses, équipent ses troupes, lui fournissent ses munitions et
jusqu'à ses armes. Dans la marine, la qualité des matériaux, que
d'immen-es réserves permettaient seuls d'obtenir, les secrets du coup
de hache qui faisaient de la construction une sorte d'art tradition-
nel et mystérieux conservé dans les arsenaux, tout ce qui soutenait
le monopole a pris fin le jour où à la marine de « bois et de chanvre»
a succédé la marine de « charbon et de fer. » De ce jour la con-
struction des navires, dépouillant son caractère spécial, est devenue
un travail de métaux et de machines, c'est-à-dire celui où l'industrie
avait accompli le plus de progrès. A dater de ce moment, en face
des arsenaux où jusque-là s'était concentrée la production du ma-
tériel naval, des établissemens ont surgi dont plusieurs aujourd'hui
luttent d'importance avec ceux de l'état.
Or, pour créer leur flotte de guerre, les nations maritimes em-
ploient dans des proportions fort inégales le concours qui leur est
oflert et montrent par leurs actes leur préférence, les unes pour le
travail de l'état, les autres pour le travail de l'industrie. Lesquelles
servent mieux l'intérêt public? Pour porter un jugement sur l'orga-
nisation, l'outillage, le personnel qui conviennent aux arsenaux
militaires, il faut savoir s'ils doivent seuls construire la flotte ou si
l'industrie privée doit concourir à l'œuvre et dans quelle mesure,
et pour assigner à l'industrie sa part, il faut comparer ses produits
à ceux de Téiat.
Quand il s'agit de matériel naval, la valeur des travaux se mesure
à leur promptitude, à leur perfection et à leur prix. Les construc-
tions de l'industrie coûtent- elles moins ou plus que celles des
arsenaux ?
Les élémens d'un prix de revient sont : la main-d'œuvre, la
matière et les frais généraux. La modicité des salaires payés par
LES MARINES DE GUERRE. h'2b
l'état a constitué durant de longues années l'avantage le ])lus
apparent de ses travaux. Un personnel, instruit dès l'eufance dans
l'arsenal, sobre de désirs et qui d'ailleurs n'aurait pas trouvé hors
des chantiers maritimes l'emploi de ses connaissances spéciales, se
contentait d'une vie médiocre et sûre sous le patronage du gouver-
nement. Mais l'invasion de besoins nouveaux, d'idées nouvelles,
l'analogie chaque jour plus complète entre le rôle des arsenaux et
celui d'usines nombreuses ont donné aux ouvriers des construc-
tions nava'es le goût et le moyen de trouver des salaires plus
élevés. Les hommes actifs, habiles, capables de donner beaucoup
en travail pour recevoir beaucoup en salaires, ont été attirés hors
des arsenaux. Les chantiers de l'état ont gardé surtout les hommes
amis d'une situation modeste et régulière, capables d'efforts modé-
rés et résignés à recevoir peu pourvu qu'un n'exigeât d'eux pas
davantage. Cette émigration vers les chantiers de l'industrie avait
à ce point affaibli le niveau professionnel dans les arsenaux que les
diverses puissances maritimes ont dû améliorer la situation du per-
sonnel ouvrier. Aujourd'hui, si l'on compare les salaires des chan-
tiers nationaux et ceux des chantiers privés, si l'on tient compte des
secours divers et des pensions qui augmentent le chiffre apparent
du gain, on arrive à cette conclusion : le salaire moyen des
ouvriers de l'état n'est pas inférieur à celui des ouvriers employés
par l" industrie. Or ces ouvriers qui reçoivent un traitement égal
donnent un travail moindre, à cause des méthodes employées.
Pour la plupart, les ouvriers de l'état sont payés à la journée,
ceux de l'industrie à la tâche. Les uns gagnent en proportion de
ce qu'ils font et quelque temps qu'ils y mettent; les autres, quoi
qu'ils fassent, à mesure que l'heure s'écoule. La première méthode
sollicite sans relâche leur activité. La seconde les détourne de tout
effort par le sentiment que leur travail est sans influence marquée
sur leur carrière et, nul pour un même prix n'aimant à se donner
plus de peine, au lieu d'une rivalité de zèle, elle crée une émulation
d'inertie. Partout où les deux régimes ont été essayés ils ont amené
le même résultat. Partout où l'on interroge les ingénieurs, les chefs
d'usine, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en France, on
entend une seule réponse : la production du travail à la tâche
dépasse toujours la production du travail à la journée, et d'une
quantité normale, à peu près le tiers.
Si les travaux accomplis par l'état coûtent plus de main-d'œuvre,
ils coûtent aussi plus de matières que les travaux accomplis par
l'industrie. Les arsenaux comme les chantiers privés achètent à peu
près toutes les matières destinées à la flotte de combat. Ces matières
sont demandées aux mêmes fournisseurs, acceptées après les mêmes
épreuves, sous le contrôle des mêmes hommes qui représentent
426 REVUE DES DEUX MONDES.
l'intérêt de l'état. Le prix des matières employées par l'état et par
l'industrie peut donc être considéré comme identique. Mais le
mode d'emploi est fort difïérent. L'industrie ménage les matières,
les met en œuvre de la façon qui permet d'obtenir le plus de résul-
tats, elle se garde de réduire en résidus sans valeur ce qu'elle n'em-
ploie pas, elle s'applique à le détacher en portions utilisables pour
d'autres fins : son art est de ne rien perdre. Le même intérêt ne
parle pas à ceux qui travaillent pour l'état. Si leur zèle s'éveille,
c'est la perfection de leurs produits qui leur importe et non l'éco-
nomie. Leur tendance naturelle est de choisir dans les approvision-
nemens ce qu'ils trouvent de plus beau et de l'employer de la ma-
nière la plus commode. Leur regard ne se porte que sur l'œuvre
présente, ils n'essaient pas de ménager dans ces matières l'élément
d'œuvres à venir, et souvent leur travail détruit ce qu'il n'emploie
pas. La prodigalité avec laquelle étaient coupées les pièces de bois
pour la construction des navires a laissé dans les arsenaux de tous
les pays des souvenirs légendaires : elle est attestée par les dépê-
ches ministérielles qui maintes fois l'ont combattue sans la réduire.
Dans les constructions métalliques, comme les élémens des navires
sont pour la plupart commandés sur place et de dimensions exactes,
les pertes de matières ne sont pas aussi considérables que dans les
constructions en bois; mais elles n'ont pas disparu (1).
Ce ne serait pas poser la question entre le travail de l'état et celui
de l'industrie que réduire la comparaison aux quantités de ma-
tière et de main-d'œuvre consommées par l'un et par l'autre dans
des opérations analogues. Ces travaux exigent d'autres dépenses de
matériel et de personnel. Les premières sont les dépenses d'établis-
sement, d'outillage ; les secondes, les dépenses de surveillance, de
contrôle, de comptabilité : les unes et les autres ayant ce caractère
qu'elles ne s'appliquent exclusivement à aucun travail et que sans elles
aucun travail ne serait possible. Or ces dépenses sont d'autant plus
fortes que les agens de direction sont plus nombreux, les contrôles plus
multipliés, les écritures plus compliquées, l'outillage moins simple.
(1) On citera un seul exemple de cette difiérence entre les procédés de Fctat et
ceux de l'industrie . « Pour la fabrication des canons d'acier, il faut forer dans on
bloc de ce métal la partie destinée à former l'àme du tube intérieur. A Woolwich, on
fore le tube central, mais par des moyens primitifs et peu économiques puisqu'on en-
lève le noyau par copeaux, tandis que M. Krupp, au moyen d'un foreur cylindrique,
détache du lingot un noyau solide qui peut être utilisé pour faire un petit canon eu
toute autre variété d'objets utiles. Bien plus, quand il a fait les canons bouche,
M. Krupp a trouvé le moyen qu'il a gardé secret, de détacher le noyau en conservant
parfaitement homogènes les côtés et l'extrémité du tube intérieur. On n'emploie pas
cette méthode pour les canons à culasse, qui sont forés de bout en bout; mais celle
qu'on emploie comparée à la méthode anglaise est une source importante d'écono-
mies.» [Des Expériences d'artillerie Krupp à Meppen. Bévue maritime, octobre 1879.)
LES MARINES DE GUERRE. Û27
Est-ce l'industrie qui réduit aux proportions les plus ftnibles cet
élément du prix de revient ?
Pour le connaître, il faut considérer dans leur ensemble la marche
des usines que dirigent les particuliers et celles où commandent
les fonctionnaires. Alors seulement apparaît à quel point les procé-
dés de l'industrie concourent à la réduction des dépenses et ceux
de l'état à leur accroissement. L'industrie se forme par le gain, vit
par le gain et ne saurait l'attendre que du travail. Pour l'empor-
ter dans la faveur du public, il faut lui oflVir des avantages, au
pre.nier rang desquels est le bon marché des produits ; pour garder
cette conquête, il la faut refaire chaque jour et la lutte élimine
sans cesse ceux qui se laissent dépasser. L'économie n'est donc
pour l'industrie que l'instinct de la conservation. Dans ce combat
pour l'existence, tout lui peut être occasion de salut ou de perte.
Elle est obligée de connaître les progrès qui s'accomplissent. Elle
est obligée de prévoir les fluctuations des marchés où elle puise, et
elle sait profiter des chances heureuses, si passagères soient-elles,
par la célérité de ses révolutions et la rapidité de ses mouvemens.
Les considérations de sentiment , les questions de frontières ne
l'émeuvent, ni n'arrêtent la rigueur de ses calculs; qu'elle ait besoin
de matériaux, de machines ou d'hommes, elle les prend à l'étran-
ger comme en' France, sans avoir à consulter que son avantage et
leur valeur. Ennemie de tout ce qui augmente les dépenses, elle
hait tout ce qui perd du temps. Autorité, exécution, contrôle, tout
chez elle est simple parce qu'elle doit compte à elle seule, rapide
parce qu'il serait trop tard de juger ses actes après l'événement,
précis parce que l'obscurité lui cacherait peut-être la ruine. Cet
esprit d'ordre ne s'est pas épuisé quand il a conçu et réglé tous' les
rouages. Ce n'est que le commencement de sa tâche. Quel art de
répartir les élémens des travaux et de produire une progression
régulière de l'ensemble ! Quel soin, tandis qu'ils s'accomplissent, de
prévoir leur achèvement ! Quelles tentatives pour s'assurer d'avance
en leur place de nouveaux labeurs! Ainsi l'instrument ne va jamais à
vide, et ses frais généraux, toujours partagés entre une grande quan-
tité de productions utiles, ne chargent aucune avec excès. Si, malgré
ces efforts, le travail devient insuffisant, les dépenses se réduisent.
Le personnel superflu diminue, les outils inactifs disparaissent, elle
réduirait de même ses établissemens s'ils cessaient de produire.
Tout ce qui est onéreux est détruit. Aucune considération ne saurait
persuader à un homme de se ruiner. Voilà le caractère de l'indus-
trie : du chef au dernier travailleur, nul n'a de lendemain, s'il ne
l'assure par ses efforts, chacun sert dans la fortune de l'entreprise
sa fortune particulière, et tout est mû par une ardeur infatigable
comme l'intérêt.
^28 REVUE DES DEUX MONDliS,
Tout autre est le caractère des travaux exécutés par l'état. Quand
il se charge d'un service, il l'élève au rang de dépense nécessaire et
lui garantit, quoi qu'elle coûte, une dotation. Cette solidité est le
premier danger des entreprises fondées sur le trésor public. Ceux
qui les dirigent gèrent l'alîaire d'un autre sans la crainte de le rui-
ner et sans espoir de s'enrichir eux-mêmes. Or les hommes sont
peu niénau^ers de ce qu'ils croient inépuisable : ils ne le sont jamais
de ce qu'ils n'ont pas avantage à épargner. L'attachement au devoir
et la compétence des fonctionnaires choisis est une caution plus
respectable que l'intérêt, mais moins sûre, et l'impartialité où ils
vivent ayant quelques rapports avec l'indifférence ne suffit pas pour
assurer toujours aux deniers publics l'emploi le mieux ordonné.
D'ailleurs cet emploi n'est pas comme dans l'industrie laissé à la
libre volonté de ceux qui dirigent, et la distribution du travail est
comme fixée d'avance. Des établissemens existent, et l'état en les
créant par sa volonté et pour son usage a constitué en leur faveur
une sorte de droit à durer toujours et cela malgré lui-même. Les
villes qu'ils avoisinent, les contrées qu'ils enrichissent, les indus-
tries où ils puisent deviennent solidaires de leur conservation. Le
seul bruit qu'il y pourrait être changé quelque chose, sinon pour
les agrandir, soulèverait les alentours au nom de la population,
du commerce, des octrois. D'ailleurs les services rendus par le
personnel qui s'y trouve, ses droits acquis, ses souffrances s'il
était dispersé, les embarras des situations transitoires s'unissent
pour effrayer les courages et empêcher tout changement. Ce qu'af-
fronte un particulier sous le coup de la nécessité paraîtrait un acte
d'inhumanité à des fonctionnaires, et c'est trop peu de dire qu'ils
sont désintéressés des réformes : qu'ils consultent leur réputation,
leur repos, leur cœur, il leur coûte moins d'augmenter les dépenses
que de les restreindre.
Ainsi le caractère fondamental d'un travail économique, c'est-à-
dire sa distribution rationnelle fondée uniquement sur l'intérêt du
service et l'exacte proportion entre les forces productives des usines
et la tâche qu'elles doivent accomplir, ne peut se trouver dans les
entreprises de l'état. Les méthodes d'administration qui lui sont
nécessaires ne chargent pas le travail de frais généraux moins con-
sidérables. Une autorité conceratrée, des formalités réduites con-
viennent à des hommes qui administrent leurs propres affaires : un
organisme si simple ne suffit pas à ceux qui gèrent les affaires de
l'état. Leurs avantages et celui de l'état ne sont pas inséparables,
l'abus leur serait d'autant plus facile qu'ils auraient plus d'auto-
rité. L'état a voulu échapper à ces périls et placer, en les rédui-
sant à l'impuissance de mal faire, ses agens au-dessus du soup-
çon. Diviser les fonctions, amoindrir les autorités, exiger en tout
LES MARINES DE GUERRE. 429
acte le concours de plusieurs services destinés à se contrôler mutuel-
lement, soumettre chacun de ces actes à des formes réglementaires
et placer l'observation de ces règles sous la surveillance d'autorités
multiples, tel est le système d'administration en usage à l'état. Or
chacune de ces exigences emploie du personnel et du temps, c'est-
à-dire crée des dépenses inconnues à l'industrie. Administrer exige
des pouvoirs étendus, des vues générales. Les agens de l'état sont
confinés par lui chacun dans sa spécialité, chacun s'y résigne, les
uns construisent, les autres achètent; ceux-ci paient, ceux-là comp-
tent, nul n'administre. L'extrême division des corps devient elle-
même une cause de dépenses nouvelles, chacun trouvant dans l'ac-
croissement des dépenses l'accroissement le plus facile de son rôle.
Tous savent que leur sort participe de la solidité de l'état lui-même,
qu'il leur suffit d'éviter les fautes lourdes pour garder leur situation
et que le temps suffit à l'accroître. Sans rivaux qui les menacent,
sans désastre qui les attende, ils sont comme soustraits aux con-
séquences de leurs actes, et rien n'est fait pour les arracher à la
torpeur ou à l'excès d'un zèle qui ne compte pas.
La preuve est fournie chaque jour sur toute l'étendue de l'Europe.
Aucune entreprise ne concentre des services plus nombreux, plus
divers, plus importans que celle des chemins de fer. Dans les pays
où elle s'est développée davantage, l'état et l'industrie s'en parta-
gent l'exploitation, et certaines lignes ont connu tour à tour l'un et
l'autre régimes. Les statistiques font foi des résultats. Les compagnies
gèrent avec une dépense moyenne à peu près semblable de 55 pour
100. Celle de l'état est beaucoup plus variable; la moindre dépasse
de 11 pour 100 celle des lignes privées. S'il faut croire aux chiffres,
le pays où les compagnies administrent le mieux et l'état le plus mal
serait la France: leurs frais n'atteignent pas 50 pour 100; les siens
dépassent 83. 11 n'en est pas autrement pour la production du matériel
naval. Les comparaisons faites par le personnel technique dans les
contrées maritimes permettent d'affirmer que le travail accompli
dans les arsenaux coûte au moins 20 pour 100 de plus.
Mais le prix n'est pas la seule chose à considérer, ni souvent la
plus importante. D'ailleurs la somme payée pour acquérir n'est, à
bien examiner, que le commencement du prix : il augmente avec
les frais d'entretien et de réparation que l'objet coûte, et il faut
savoir de quelle manière celui-ci a été employé, et combien de
temps, pour conclure que la dépense a été légère ou lourde. Le prix
est un rapport entre la somme payée et les services rendus, si bien
qu'il n'apparaît pas le jour où l'objet est acheté, mais le jour où il
est détruit. Or la durée et l'excellence des services se mesurent à
la qualité du travail.
Zi30 REVUE DES DEUX MONDES.
L'état travaille-t-il mieux que l'industrie?
Les mêmes raisons qui expliquent le haut prix de ses produits
permettent de croire à leur supériorité. Par cela seul que l'industrie
ne travaille pas pour elle et a pour objectif le gain, elle est exposée,
si elle n'est pas surveillée, à deux tentations permanentes : employer
des matières inférieures et sacrifier tout dans la main-d'œuvre à la
rapidité de l'exécution. Le travail à la tâche pousse l'ouvrier à pro-
duire beaucoup, mais non à soigner son ouvrage, et l'intéresse même
à dissimuler ses malfaçons. Le rôle du chef d'industrie envers sa
clientèle n'est pas autre : il faut que, sous peine de perte, il écoule
ses produits, même médiocres. Sans doute nombre de maisons ont
trop d'honorabilité pour se livrer jamais à une fraude, quoi qu'il leur
en coûte. Mais il y a, entre la perfection "clu produit et la mauvaise
qualité, nombre de degrés, et la tendance naturelle du commerce est
de se rapprocher davantage de la seconde que de la première.
Autre est la condition de l'état. Il travaille pour lui, il n'a pas
pour objectif de produire beaucoup ni sans frais. Son seul but est
de faire aussi bien qu'il est possible. Il n'accepte que les matières
d:3 choix; ses ingénieurs, que nulle préoccupation de dépenses n'as-
siège, sont uniquement soucieux de donner à leurs œuvres la puis-
sance et la durée. Les ouvriers soumis à la surveillance d'un état-
major qui, partout ailleurs, serait ruineux, et n'ayant aucun intérêt
à faire avec hâte, portent tous leurs efïorts sur la perfection du tra-
vail, et l'on pourrait ne leur reprocher que le luxe de leurs soins.
Ce qu'on vient de dire sur le prix et la valeur des travaux faits
par l'industrie suffirait à résoudre la. dernière question. L'industrie
travaille plus vite que l'état.
Ceci posé, quelle doit être la part de l'un et de l'autre?
Il y a des produits dont la qualité peut être assurée ou par des
épreuves décisives après leur achèvement, ou par une surveillance
attentive durant leur confection. Ces produits doivent être confiés
à l'industrie. Certaine que son travail ne peut échapper au contrôle,
elle est par son intérêt même exécutrice attentive des conventions
faites et l'auxiliaire le plus intelligent de ceux qui s'adressent à elle.
En ce cas, l'industrie, supérieure à l'état par la rapidité et l'écono-
mie des moyens, devient son égale par la perfection des résultats.
Au contraire, nombre de fabrications se font par des opérations si
multiples et si rapides, se poursuivent en tant d'endroits à la fois
qu'il est imposible à une surveillance de les suivre, et les épreuves
faites au moment de la réception, en portant sur une faible fraction
des objets à recevoir, ne permettent pas de prononcer avec certi-
tude sur la totalité. En ce cas, est-ce l'état, est-ce l'industrie qui doit
construire? L'un ou l'autre, suivant l'usage auquel sont destinés les
LES MARIKES DE GUERRE. -Ûâl
objets. Ne sont-ils pas, dans la construction ou dans l'armement, d'ur^
grande importance, ni exposés à des efforts violens? Suffit-il qu'ils
soient de qualité moyenne et pourrait-il s'en trouver parmi eux de
médiocres sans compromettre de grands intérêts? L'économie est ici
plus importante que la perfection. Ces objets devront être demandés
à l'industrie. Doivent-ils, au contraire, résister à des efforts extraor-
dinaires, jouent-ils un rôle important dans la solidité ou la valeur mili-
taire du matériel, peuvent-ils assurer ou compromettre la vie des
hommes et l'honneur du pavillon. Le prix importe moins que la qua-
lité. Ces travaux sont la part naturelle et inaliénable de l'état.
Ainsi, du moins, conclut la théorie. Mais la théorie, pour deve-
nir complète, doit tenir compte d'un fait capital. Tout état mari-
time, lors même qu'il ne construirait pas sa flotte, a besoin, pour
l'entretenir et la réparer, d'un outillage et d'un personnel perma-
nens, calculés l'un et l'autre sur les besoins des circonstances
extrêmes ; ils se trouvent en temps ordinaire, au moins pour par-
tie, inoccupés; enfin les mêmes instrumens et les mêmes hommes
qui accomplissent les réparations sont aptes aux travaux neufs. Or si
l'état les applique aux travaux neufs quand chôment les réparations,
il use d'une force déjà payée par lui, et, comme la main-d'œuvre
et l'outillage ne lui coûtent aucune dépense nouvelle, ses produits
ne lui coûtent que le prix de la matière employée. D'où cette con-
séquence : il faut, avant tout, occuper à la construction du maté-
riel naval les établissemens nationaux destinés à son entretien. Si
les ressources qui y sont préparées pour la flotte en service ne
suffisent pas pour la flotte en chantier, il les faut augmenter de
manière à assurer l'exécution des travaux qui appartiennent par
leur nature à l'état. Si ces travaux, au contraire, ne suffisent pas
pour employer tous les moyens d'action nécessaires à l'entre-
tien des vaisseaux, il faut alimenter l'activité des arsenaux, même
avec des occupations qui, par leur nature, conviennent mieux à
l'industrie. En ce cas, en effet, si chèrement qu'ils produisent, il y
a pour le trésor avantage à se servir d'eux.
D'ailleurs, si l'on veut ménager les deniers publics, il ne suffit
pas d'attribuer aux usines nationales une tâche suffisante pour occu-
per leur force, il faut faire produire à cette force tout ce qu'elle est
capable de donner. On a vu que, si l'état travaille bien, il travaille
lentement et à haut prix. Il est superflu d'insister sur l'avantage
d'une production moins chère; une production plus rapide n'est
pas de moindre importance. Dans un temps où le matériel naval se
modifie sans cesse, l'instrument de combat n'a qu'une force éphé-
mère et toujours menacée par des progrès toujours nouveaux. Plus
il y a d'intervalle entre l'instant où le calcul le découvre et l'in-
A 32 RtVUE DES DEUX MONDES.
stant où le travail l'achève, moins il lui reste d'existence utile.
Au jour des batailles, parmi les peuples rivaux, ceux-là seront les
plus forts qui sauront plus viie transformer en moyen d'attaque
et faire flotter sur les mers les découvertes les plus récentes de la
science.
Gomment augmenter la puissance de l'argent et du temps dépensés
dans les arsenaux? On a vu qu'une certaine économie était possible
sur l'emploi des matières, mais il la faut compter pour peu de chose.
Le coût de la main-d'œuvre pourrait être beaucoup plus abaissé
si l'on introduisait dans les arsenaux le travail à la tâche, et il le
faudrait introduire si les arsenaux étaient destinés à faire tous les
objets de matériel naval. Mais si le rôle des ètablissemens de l'état
est borné à la production d'un matériel perfectionné, il faut se
garder d'introduire un système qui sacrifie la bonté du produit à
la rapidité de la confeciion. On ne saurait donc réaliser sur ce
second élément des dépenses de sérieuses économies. Au contraire,
les frais généraux peuvent être dans une large mesure développés
ou restreints. Partout où le travail est organisé, certaines dépenses
de personnel et de matériel sont nécessaires, quelle que soit l'acti-
vité ou l'inertie de la production, de même que certaines quantités
de combustibles sont nécessaires pour alimenter une machine même
tournant à vide. Ces frais sont réduits au minimum quand la force
industrielle qu'ils représentent est proportionnée aux travaux à
accomplir et quand T importance des travaux occupe constamment
cette force.
Or le grand secret pour maintenir cette plénitude d'activité, c'est
de ne pas disperser sur plusieurs centres de travail ce qu'on peut
accomplir dans un. Quand l'outillage et le personnel moteurs exis-
tent, dans la limite de la production à laquelle ils peuvent satis-
faire, la dépense stérile est payée, toute dépense nouvelle de ma-
tière et de main-d'œuvre est appliquée directement aux travaux et
augmente à la fois la fécondité et l'économie. Qu'avec les mêmes
ressources on veuille alimenter plusieurs ètablissemens, dans cha-
cun il faudra immobiliser sous forme de frais généraux une partie
de ce. matériel et de ce personnel qui, dans la première usine,
auraient été consacrés à une besogne utile : les frais augmentent,
les résultats s'amoindrissent. Non -seulement l'organisation des
services est d'autant moins onéreuse et d'autant plus efficace
qu'elle se sectionne en moins d'établissemens ; mais il est d'ex-
périence que le même personnel et le même matériel, selon qu'ils
sont dispersés ou groupés, rendent des services fort inégaux.
Isolés, ils sont tantôt insuffisans, tantôt inactits, sans que l'excès
existant sur un point puisse combler le vide existant sur un autre;
LES MARINES DE GUERRE. Â33
groupés, ils se partagent mieux le travail, l'activité est plus régu-
lière, la fatigue moindre : concentrer, ce n'est pas additionner leur
puissance, c'est la multiplier.
Cette concentration ne touche pas encore à son terme quand est
réduit au nécessaire le nombre des arsenaux où se combine l'œuvre
de construction et d'entretien. Tous, sans doute, doivent être capa-
bles d'assembler, de maintenir en état ou de remplacer les divers
élémens du navire, de ses boulons à ses tôles, de ses machines à
ses canons. Mais aucun intérêt de service n'exige que ces élémens
divers soient produits dans les arsenaux où ils sont employés, et
ici encore la règle économique doit étendre son empire. Les fabri-
cations dont l'état se charge ne sont pas à entreprendre dans toutes
ses usines, mais chaque produit exécuté par l'une sera transmis
de là aux points de consommation. Déterminer, pour chaque espèce
d'objets, les quantités à construire et le lieu le plus favorable,
doter l'endroit choisi de moyens proportionnés au travail néces-
saire, n'est pas chose indifférente, ni facile; il n'y a pas d'objet
auquel des hommes dignes du nom d'administrateurs doivent con-
sacrer plus d'études, et il n'est pas de matière où ils puissent
davantage servir l'ordre et épargner les deniers publics.
Tel est en face de l'industrie le rôle de l'état. Sa règle est de
demander à cette industrie ce dont il a besoin ; ainsi il la développe
et augmente sa propre force. N'aspirant jamais à fonder son impor-
tance sur l'exécution de travaux que d'autres peuvent accomplir,
résolu à ne pas faire au commerce une rivalité funeste à tous, mais
à se placer au-dessus de lui, il se distingue moins par l'étendue
que par la puissance de son action et se garde comme du plus grand
mal de se disperser. Se disperser n'est pas seulement, à ses yeux,
entreprendre plus de choses qu'il n'est nécessaire, mais exécuter
les choses utiles sur plus de points qu'il ne faudrait. Pas plus qu'il
ne fait concurrence aux particuliers, il ne se fait concurrence à lui-
même en s' outillant sur tous ses chantiers pour les mêmes travaux.
Il connaît un meilleur usage de la richesse publique qui le soutient.
Il en use pour garder les méthodes de travail les plus sûres, acqué-
rir les instrumens les plus parfaits, tenter les expériences devant
lesquelles recule l'initiative privée, et fait tourner ainsi à l'enseigne-
ment du pays les dépenses qu'il consacre à sa protection.
Etienne Lamy.
TOMB uv. — 1882, 28
EA
COMPAGNIE DU GAZ
ET LA
VILLE DE PARIS
Les Parisiens paient le gaz trop cher ; ils se sont aperçus depuis
quelques années de ce désagrément et commencent à s'en fâcher. A
Paris, le mètre cube de gaz coûte 30 centimes ; à Vienne, à Bruxelles,
à Amsterdam, à Londres, à Berlin, la même quamtilé est payée de
14 à 25 centimes. Dans toutes les grandes villes d'Lurope, sauf
Paris, le prix du gaz a baissé depuis vingt ans.
La remarque n'est pas flatteuse et la dépense est lourde, car le
gaz figure aujourd'hui parmi les produits industriels de première
nécessité. Il n'est plus de rue qui ne soit reliée par des conduites
souterraines aux usines de la compagnie parisienne, et presque toutes
les maisons possèdent leur bnuirhement et leur compteur. Toute
industrie paie à la compagnie sa redevance : c'est un abonnement
qui compte parmi les frais généraux. Dans nos maisons, le gaz
éclaire les cours, les escaliers, les antichambres et malheureuse-
ment quelques salons. S'il était moins coûteux, il remplacerait le
bois de chauffage; on allume et on éteint un poêle à gaz en tournant
un robinet, et le combustible n'est ni lourd ni encombrant. Enfin le
gaz fournirait partout la force motrice; les menuisiers, les tailleurs,
les ciseleurs, auraient chez eux la machine Otto ou la machine Lenoir,
qui tiennent peu de place et sont faciles à diriger ; le travail en
chambre, si favorable aux intérêts des familles ouvrières, se dévelop-
LA COMPAGNIE DU GAZ. 435
perait. La vie privée, l'industrie ont besoin du gaz; il joue aussi son
rôle dans les réjouissances. Sans guirlandes et sans girandoles de
becs de gaz, l'enthousiasme du peuple n'eût été vraiment sincère ni
le lA juillet ni le 15 août. L'enthousiasme arrive généralement à son
comble quand, au lieu de brûler le gaz, on l'emploie à gonfler un
ballon. En ce cas, ainsi que M. Marsoulan l'a fait remarquer au con-
seil municipal, la compagnie augmente ses prix. Sous tous les
régimes, le gaz a embelli les réceptions de MM. les ministres : des
rampes et des chiffres flamboyans éblouissent le passant et illumi-
nent le front de l'invité. La nuit de Noël et la nuit anniversaire de
la prise de la Bastille, Paris double sa consommation. La compagnie
prépare des réserves pour ces deux nuits, et les actionnaires célè-
brent également ces deux solennités. Alors, si le ciel est clair, la
luenrd'incendiequi s'élève au-dessus de Paris se voit de quinze lieues
à la ronde. Les gazomètres se vident : ces cloches énormes descen-
dent lentement dans leurs bassins remplis d'eau, pesant de tout leur
poids sur le gaz qu'elles enferment et qu'elles refoulent dans les
conduites. Le torrent combustible se répand sous la ville et se brise
en innombrables rarniHcations. Il apporte dans chaque maison, et au
besoin dans chaque chambre, la lumière, la chaleur ou la force.
Mais ces bienfaits coûtent trop cher. Nous consommons en
moyenne de 600,000 à 700,000 mètres cubes par jour. C'est beau-
coup ; ce serait assez pour entreprendre l'éclairage du tour du
monde avec deux becs de gaz placés tous les 100 mètres et brûlant
dix heures sur vingt-quatre. C'est six fois plus qu'on ne consom-
mait en 1855, et ce n'est que la moitié, toute proportion gardée,
de ce qu'on brûle à Londres. Nous consommons à peine 115 mètres
cubes par habitant et par an; l'habitant de Londres consomme plus
de 200 mètres cubes. Je sais bien que les brouillards de la Tamise
l'obligent souvent à allumer en plein jour, et qu'il a plus grand
besoin que nous d'éclairage artificiel; mais il paie 14 centimes ce
que nous payons 30 centimes, et le bon marché l'engage à ne point
se priver.
DL^cid*^s à obtenir un abaissement de prix devenu nécessaire, les
consommateurs parisiens se sont plaints d'abord aux fabricans, puis
au conseil municipal. La compagnie a été vivement attaquée dans la
presse. On se souvient des articles de mon honorable collègue
M. Hervé, dans le Soleil-^ c'étaient de savans et vraiment irréfu-
tables plaidoyers en faveur des abonnés. Les fabricans du gaz pari-
sien ne manquèrent pas de répondre; leurs comptes prouvent qu'ils
n'ont pas ménagé les frais de publicité. Ils avaient deux bonnes rai-
sons de se défendre, même un peu chèrement : la première, c'est
qu'ils sont très riches, et la seconde, c'est que les attaques les avaient
profondément mortifiés.
A 36 BETUE DES DEUX MONDES.
I.
La Compagnie parisienne d'éclairage et de chauffage par le gaz
a pris l'habitude de se regarder comme une grande institution
d'intéiêt public, et elle mérite, en effet, d'être traitée avec consi-
dération. Elle a géré d'immenses capitaux avec habileté et probité,
profitant de la belle situation qui lui est faite, mais ne cherchant
jamais à l'embellir par des coups de bourse. Elle a créé des éta-
blissemens magnifiques à La Yillette, à Vaugirard, à Saint-Mandé.
L'usine qu'elle achève à Clichy, entre la Seine et le chemin de
fer, a coûté 20 millions. En sortant de Paris par le train de Ver-
sailles, on entendait encore, au printemps dernier, le marteau des
chaudronniers qui achevaient de placer les derniers boulons des
gazomètres. Le plus petit de ces gazomètres est plus grand que le
Cirque d'été. De Clichy à la place du Théâtre-Français s'étend une
conduite de 1^,20 de diamètre ; elle apporte un fleuve de gaz au
centre de Paris. Dans la plaine Saint-Denis va s'élever une usine
plus grande que toutes les autres : les halles couvrant les fours à
cornues, les ateliers d'épuration, les divers magasins, les dépôts de
coke, les gazomètres, occuperont près de hO hectares.
La compagnie a toujours cherché le progrès et essayé les procé-
dés nouveaux. Son fondateur, M. Dubochet, n'était pas seulement
un habile financier, mais un ingénieur, et plusieurs appareils inven-
tés par lui ont rendu de grands services à l'industrie qu'il exerçait.
Par exemple, on extrait aujourd'hui le gaz des cornues au moyen
d'une pompe qui le refoule vers les appareil? d'épuration; il y eut un
extracteur Dubochet. Il y a aussi des fours Dubochet et Pauwells.
Inventeur lui-même, M. Dubochet encourageait les inventions. Il fut
des premiers à essayer le four Siemens : les vapeurs brûlantes qui
montaient dans les cheminées et allaient se refroidir dans les nuages
sont reprises et ramenées au foyer, et ne s'échappent plus qu'après
avoir cédé leur calorique. Plus tard, M. Pelouze et M. Audouin,
le chimiste fort distingué de la compagnie, proposèrent un épura-
teur aujourd'hui employé partout. Ils criblent le gaz à travers des
cribles de tôle percée de très petits trous : cette simple opération le
débarrasse de quantités considérables de goudrons qui allaient salir
et quelquefois boucher les conduites. Enfin, la compagnie n'a pas
négligé l'exploitation des sous-produits.
Ce mot de sous-produits est dans toutes les bouches depuis qu'on
se préoccupe à Paris du prix du gaz. Un conseiller municipal, quand
il a le plaisir de rencontrer un de ses électeurs, peut être assuré
de s'entendre dire : « Abaissez -vous enfin le prix du gaz? Avez -vous
pensé à tout ce que la Compagnie retire des sous-produits! » Certes,
LA COMPAGNIE DU GAZ. Zi37
le conseil pense aux sous-produits ! Il sait maintenant qu'on distille
le goudron et qu'on sépare les huiles légères des huiles lourdes;
que ces diverses huiles fournissent des désinfectans comme la ben-
zine et l'acide phénique, et des matières colorantes comme l'ani-
line; que le brai est le résidu de la distillation; que l'on sépare
VanOwarùnc du brai -^ que l'anthracène oxydé devient Valizarine,
et que cette substance est exactement le rouge garance; il sait que
la culture de la garance est abandonnée dans le Midi et que les
fabricans de gaz ont hérité de cette fortune perdue pour les culti-
vateurs provençaux.
La Compagnie parisienne a été des premières à exploiter ces di-
verses sources de revenu. Elle a des fours à distiller le goudron. Elle
a de grands bassins où le brai s'écoule lentement en masses épaisses
semblables à de la lave. Elle emploie une partie du brai à agglomérer
des poussières de charbon et à fabriquer ces briquettes qui servent
à chaulïï'r les locomotives. Enfin elle fait de l'anthracène depuis
1873, de l'aniline et de l'acide phénique depuis près de viogt ans.
Cette grande entreprise industrielle a toujours eu l'avantage
d'intéresser des savans. MM. Pelouze père et fils ont été les colla-
borateurs et les amis de M. Dubochet. L'illustre physicien Rfgnault
venait sans cesse au laboratoire de La Villette : c'est lui et M. Jean-
Baptiste Dumas qui ont rédigé le règlement pour l'essai du gaz, et
déterminé le degré de pureté et le pouvoir éclairant que les abonnés
auraient droit d'exiger; M. Henri Sainte-Claire Deville a été jusqu'à
sa mort vice-président du conseil d'administration. M. Margueritte,
le président actuel, a fait des travaux de chimie fort remarquables.
Le directeur, M. Camus, est un ingénieur sorti du corps des ponts
et chaussées. Profondément dévoué à la compagnie, il lui a rendu
d'immenses services : il la défend aujourd'hui avec la prudence d'un
esprit supérieur et avec la franchise d'un parfait galant homme.
M. Camus a dirigé la compagnie depuis le grand accroissement
de ses affaires. 11 a construit un tiers des gazomètres et des fours à
cornues et posé des centaines de kilomètres de conduites. On le dit
habile négociant, et il a pu faire ses preuves : il a bon an, mal an,
7 ou 800,000 tonnes de houille à acheter et 20 à 25 millions d'hec-
tolitres de coke à vendre, sans parler des fameux sous- produits.
Il commande une armée de 4 à 5,000 employés et ouvriers, et il
a su inspirer à ses subordonnés un dévoûment sincore envers la
Compagnie du gaz. Il y a parmi eux un véritable esprit de corps
et un amour-propre très estimable. La compagnie a d'ailleurs orga-
nisé très convenablement les secours et les pensions de letraite.
Pendant la commune, personne ne manquait à son poste. Un jour,
la caisse, contenant en ce moment près d'un million, fut saisie.
M. Camus alla trouver le délégué aux finances et lui exposa avec
Zi38 REVUE DES DEUX MONDES.
calme qu'on ne faisait rien sans argent et qu'en conséquence, le soir
même, Paris ne serait pas éclairé. Le million fut rendu avant la nuit.
Si nous avons su donner quelque idée de la grandeur d'uno
pareille entreprise industrielle, et de la somme de travail et d'in-
telligence dépensée pour sa prospérité, on comprendra mi^ux l'éton-
nement sincère de tous ceux qui ont donné à la compagnie leur
travail ou leur argent devant les invectives de la presse et du public.
Comment, disent-ils, pouvez-vous vous plaindre? Nous avons bâti
des cloches à gaz grandes comme des cathédrales et des fours magni-
fiques. Nous traitons bien nos employés. Nous ne jouons pas à la
Bourse et nos bénéfices sont honnêtes. Nous en donnons avec
exactitude une part à la ville de Paris. Nous vendons le gaz un peu
cher, c'est vrai : mais vous avez la satisfaction de savoir qu'il est
fabriqué d'après les procédés les plus nouveaux et les plus savans.
Que faut-il de plus, et comment osez-vous toucher à une si belle et
si profitable institution?
L'abonné a des sentimens mef^quins et persiste à penser que l'in-
stitution lui coûte trop cher. Il va porter ses plaintes au conseil
municipal. C'est ce qui arriva en 1879. Les représentans de plu-
sieurs grandes industries, et surtout le syndicat des tissus, com-
mencèrent une campagne active pour l'abaissement du prix du gaz.
Une société se forma, réunit un capital pour payer les démarches
et les publications, démarches et publications toutes destinées à
stimuler le zèle des conseillers municipaux. Ceux-ci ne connurent
désormais plus de repos. Articles de journaux pleins de conseils
amicaux ou de durs reproches , brochures , pétitions , circulaires,
visites, réunions privées ou publiques, rien ne leur fut épargné.
La société avait pris pour agent M. Serf, jeune ingénieur civil, très
entreprenant, qui prodigua aux membres du conseil ses renseigne-
mens, ses explications et ses avis.
11 est possible d'ailleurs que cette campagne n'ait pas été inutile.
Les choses vont vite en France quand on n'a qu'un gouvernement
à renverser ; il faut bien plus d'efl'orts, — et plus de paroles, — pour
obtenir un centime de réduction sur le prix du gaz. Cependant l'opi-
nion publique paraissait s'égarer un peu à la fois du côté des abon-
nés et des actionnaires. Les actionnaires poussaient de hauts cris,
disant qu'on voulait les dépouiller, rompre des engagemens sacrés,
manquer à la parole donnée. Les abonnés semblaient croire que fa
ville allait fixer les conditions d'un traité nouveau., que le conseil était
maître de dicter ses volontés, et que M., le préfet de la Seine n'avait
qu'à parler pour être obéi. Ils se trompaient les uns et les autres.
Un traité existe : il date du 11 février 1855; il est revêtu de la signa-
ture de M. Dubochet pour la compagnie, et de l'illustre M. J. -B. Dumas,
alors président du conseil, pour la ville de Paris. II engageait la ville
LA COMPAGNIE DU GAZ. Zl89
pour cinquante ans, et il a encore vingt -trois ans à courir. Ce
traité, {>er.sonne n'a songé à le violer. La ville de Paris ne veut et
ne peut rien retirer des engagemens qu'elle a pris. Et peu im-
porte que les paroles aient été données sous la république ou sous
l'empire, par des conseils élus ou par des commissions administra-
tives. De tels précédons amèneraient des contestations sur la moitié
des propriétés de Paris, soit particulières, soir même municipales.
Au surplus, le conseil municipal actuel, il faut le dire h son hon-
neur, connaît trop bien les affaires de la ville pour croire, en matière
de propriété et de contrats, à la possibilité de mesures révolution-
naires. Cette assemblée s'est fait une réputation de violence, surtout
par son intolérance religieuse et son athéisme vraiment fanatique.
Mais, lorsque ni l'église ni la mairie de Paris ne sont en cause, le
conseil est prudent, laborieux, quelquefois timide. Les discussions
sont prolongées, souvent intéressantes, les ajournemens sont fré-
quens. La majorité se montre hésitante devant les vastes travaux
que IVI. Alphand voudrait entreprendre, et auxquels M. Floquet, nous
le pensons, aurait aimé à attacher son nom. Les Parisiens atten-
dront sans doute quelque temps encore l'achèvement du boulevard
Haussmann, et pendant quelques étés ils pourront manquer d'eau.
Du moins, les finances de la ville, sagement administrées, ne cour-
ront pas d'aventures.
Un observateur spirituel, qui connaît bien le conseil et l'estime
beaucoup, me disait un jour : « Ces révolutionnaires sont plus bour-
geois qu'on ne pense : Haussmann l'était moins qu'eue. » Je puis
répéter le mot, qui n'a rien de désobligeant sous ma plume. 11 est
malaisé de devenir bourgeois ; il est plus difficile de cesser de l'être
quand on l'est de naissance; il faut reconnaître seulement que, si
Molière revenait au monde, il écrirait probablement : le Bourgeois
sans-rulotte. Ne devient pas prolétaire qui veut.
Quitte à être appelé bourgeois , le conseil municipal ne viole
point les traités et prétend respecter la parole donnée, même aux
actionnaires du gaz. Toute la question est de savoir si le traité ne
prévoyait pas un abaissement du prix et si les conditions de cet
abaissement ne sont pas réalisées. Le droit de la ville reconnu,
l'administraiion municipale pourra soit en demander [strictement
l'exécution, soit transiger avec la compagnie.
n.
Suivant nous, le droit est fort clair. Le traité de 1855 imposait
à la compagnie deux charges principales. La première était de
fournir du gaz à la consommation parisienne, quelles qu'en pussent
devenir les exigences. L'insuffisance de la production amènerait la
IlhO REVUE DES DEUX MONDES.
perte imméfliate du monopole. La seconde consistait à donner une
part des bénéfices à la ville de Paris. Très habile négociateur,
M. Dubochet avait compris que les avantages faits à la ville étaient
autant de garanties pour la compagnie. Il est rare qu'un associé
conteste la légitimité des bénéfices qu'il partage; et si sa conscience
est parfois troublée, les nécessités journalières et l'habitude de tou-
cher un revenu dont il ne sait plus se passer la mettent à la rai-
son. Les avantages accordés à la ville étaient considérables. D'abord
elle ne payait que 15 centimes par mètre cube le gaz employé à
l'éclairage public : non-seulement celui qui alimente les réverbères
de nos rues, mais tout le gaz consommé dans les édifices munici-
paux. Les propriétés de l'état ne jouissent pas du même privilège.
Ensuite elle recevait un droit d'octroi de 2 centimes par mètre cube
brûlé dans Paris. Enfin, elle devait prélever une part des bénéfices. Ce
droit d'octroi, cette part de bénéfices, ont rapporté à la ville de Paris
en 1881, tout près de 20 millions. Or, c'est là un revenu dont la ville
ne peut plus se passer; il est nécessaire à l'équilibre de son budget;
elle devrait, si elle y renonçait, le remplacer par une taxe nouvelle.
Le partage des bénéfices s'opère comme il suit : on paie d'abord
l'intérêt et l'amortissement des obligations, puis l'amortissement
des actions; puis on prélève 12 millions pour l'intérêt des actions,
et on répartit le surplus entre les actionnaires et la ville de Paris.
Le capital de la compagnie est donc amorti en totalité ; le traité le
veut ainsi. Et quand la concession expirera, en 1905, les action-
naires et obligataires seront entièrement remboursés. Que devien-
dront alors les sommes immobilisées? A qui appartiendront les ter-
rains, le matériel et les immenses bâtimens des usines? La ville
de Paris a dû prendre à cet égard des précautions particulières ; il
ne fallait pas qu'il y eût interruption du service à la fin de la con-
cession, il ne fallait pas non plus que la compagnie, faute de
s'entendre avec ses successeurs, eût le droit de fouiller toutes
les rues pour y déterrer ses conduites. La ville s'est réservé la
propriété entière de la canalisation telle qu'elle existera en 1905.
Quant au reste, terrains, constructions et outillage seront autant
de bénéfices nets, puisque le capital aura été remboursé. Ce seront
des bénéfices dont la répartition aura été ajournée. Chaque année,
en retenant la prime d'amortissement de la totalité du capital, on
met, en réalité, de côté une certaine somme qui se retrouvera à la
fin de la concession. Que vaudra cette somme? Il est assez difficile
de le dire. La compagnie, dans ses rapports aux actionnaires, estime
à environ 80 centimes le capital immobilisé pour fournir par an
un mètre cube de gaz. A ce taux, et d'après la consommation de
l'année dernière, ses immeubles et son matériel vaudraient aujour-
d'hui près de 2Zi0 millions de francs. Encore les actionnaires ont-
LA COMPAGNIE DU GAZ. /|Z|1
ils pour eux les chances de plus-value des terrains, chances qui
les ont bien servis jusqu'à présent et qui, à Paris, sont à peu près
certaines. Les suppositions les plus modérées portent à croire qu'en
1905, leurs propriétés vaudront de 4 à 500 millions, et, je le répète.
tout l'argent qu'ils auront versé leur aura été rendu.
Il est utile, quand on traite du revenu des actions du gaz, de ne
pas oublier ce léger bénéfice. Il y a là une fortune mise en réserve,
et si la compagnie continue l'exploitation, en 1905 cette fortune
sera avantageusement placée. Ce bénéfice, comme tous les autres,
est soumis au partage avec la ville de Paris. La ville, en 1905, sera
propriétaire de la moitié des immeubles et du matériel, outre la
totalité de la canalisation.
Ces conditions ne sont nullement dures, vu les prix que paient
les abonnés. La Compagnie du gaz de Bordeaux, qui est très floris-
sante, a accepté de vendre le gaz 22 centimes aux particuliers et
5 centimes à la ville, et, en fin de concession, elle abandonnera à
la ville de Bordeaux la totalité de ses immeubles et de son maté-
riel. Elle amortit tout son capital, comme fait la compagnie pari-
sienne, mais elle touche chaque année tout son bénéfice, et elle ne
trouvera point, en réglant ses derniers comptes, un énorme divi-
dende réservé pour la fin.
Le traité de 1855 garantit à la Compagnie parisienne un mono-
pole : non pas le monopole de l'éclairage, la ville s'est réservé
toute liberté vis-à-vis des inventeurs ; elle a pu, par exemple, con-
céder l'avenue de l'Opéra à M. Jablochkof et pourra adopter tout
moyen d'éclairage autre que le gaz. La compagnie n'a même pas
le droit d'empêcher que d'autres industriels fabriquent du gaz. Elle
a dû faire des marchés spéciaux avec les administnUions des che-
mins de fer, qui menaçaient de se passer d'elle et de monter sur
leurs terrains des fours à distiller. Elle ne peut pas empêcher le
commerce du gaz portatif. Mais elle a seule le droit de poser sous
les rues des conduites pour la distribution du gaz extrait de la
houille. Elle est seule locataire du sous-sol des rues de Paris, et, en
dehors de ses diverses redevances, elle paie de ce chef à la ville un
loyer de 200,000 francs.
Ce monopole n'engage donc pas entièrement l'avenir et laisse à
l'administration municipale une certaine liberté. La lumière élec-
trique pourra devenir pour le gaz une rivale dangereuse, et rien
n'empêchera la ville de Paris de l'adopter. Il est plus probable que
les deux systèmes seront employés simultanément. La cité de Lon-
dres est éclairée par l'électricité, et jamais on n'y a brûlé plus de gaz.
Il paraît que la consommation a été énorme à l'avenue de l'Opéra
tandis que les candélabres Jablochkof illuminaient le trottoir : les
442 REVUE DES DEUX MONDES.
nét;ocians allumaient tous les becs et ouvraient le robinet du comp-
teur; sans cela, leurs boutiques auraient eu l'air de sombres
cavernes. Les fabricans de gaz, qui vendent un produit d'un usage
si commode, qui possèdent un outillage tout prêt et qui peuvent si
facilement baisser leurs prix, n'ont point à s'inquiéier. L'eleclri-
cité ne les ruinera pas plus qu'ils n'ont ruiné les marchands d'huile.
En tout cas, la ville n'est point chargée de leurs intérêts, et la
ville a sageraent réservé sa liberté pour le cas où «ne invention
imprévue viendrait bouleverser l'industrie de l'éclairage.
On voit que le monopole est assez restreint, et, quoique le sys-
tème soit généralement mauvais, il faut bien convenir qu'une
pareille industrie ne peut pas se passer de monopole. Iniagine-t-on
plusieurs sociétés rivales ayant le droit d'enlever les paves et de
creuser des tranchées pour poser ou réparer leurs conduites? Les
rues de Paris seraient constamment barrées. Il faut choisir entre
deux systèmes : la concession d'un monopole ou la régie munici-
pale, qui est un vrai monopole.
La régie municipale a de très chauds partisans. Elle est adoptée
dans un certain nombre de grandes villes anglaises, à Manchester,
par exemple, dans la plupart des villes de Hollande et dans quel-
ques villes de Belgique. Bruxelles a une régie : l'usine munici-
pale, construite il y a quelques années à Laecken, fouinit par an
20 millions de mètres cubes vendus 20 centimes le mètre. Les
échevins et les conseillers communaux sont les adminii^trateurs.
J'ai eu l'honneur d'entretenir quelques-uns de ces magistrats, M. le
bourgmestre Buis, M. i'èchevin Walravens, M. le conseiller Richald,
qui ont particulièrement étudié la question du gaz et sont très satis-
faits du système de la régie. Sans trop m'arrèter aux salles de leur
splendide hôtel de ville, aux plafonds de vieille boiserie, aux murailles
revêtues d'inestimables tapisseries flamandes, j'ai ôié visiter les
cornues municipales et les gazomètres publics, qui inspirent une
autre sorte d'admiration. La régie donne à la ville la totalité des
bénéfices : c'est le grand argument des défenseurs de ce système.
Cet argument pourrait s'appliquer à toutes les industries et à toutes
les entreprises, et cependant les municipalités se trouvent généra-
lement bien de concéder leurs travaux à des entrepreneurs. Le
service que rend l'entrepreneur est quelquefois chèrement rétribué:
cependant il n'est pas prouvé qu'on ait avantage à se passer de
lui. L'état ou la commune ne fabriquent pas à bon compte. Ils ne
peuvent pas chercher les petites économies, saisir les petits pro-
grès, négocier les marchés avec l'âpreté d'un entrepreneur. La
ville de Bruxelles elle-même n'a pas pu songer à distiller ^es gou-
drons et à se lancer dans ia iabricution compliquée des suus-pro-
LA COMPAGNIE DU GAZ. AAS
duits. Comment la ville de Paris pourrait-elle débattre des marchés
d'un million de tonnes de houilles et se faire ensuite marchande de
coke à l'hectolitre? Je ne me représente pas M. Camus, fonction-
naire de la ville, rendant ses comptes au conseil municipal, publiant
ses marchés de houille, expliquant la nécessité de muinteoii- élevé
le cours du coke lorsque les magasins en sont encombrés, enfm
donnant des détails sur les fabrications accessoires du brai, des
briquettes, de l'anthracène, de l'aniline. Un commerce si vaste et si
compliqué ne peut pas se conduire administrativement.
La concession d'un monopole aux fabricans de gaz paraît donc
nécessaire, mais elle ne doit pas s'accorder sans garantie. L'indus-
triel qui jouit d'un monopole doit s'attendre à voir ses tarifs arrê-
tés et revisés, ses comptes vérifiés par l'autorité qui le lui assure.
Le maximum ne peut être imposé que par mesure révolutionnaire
au négociant libre, que la concurrence de ses voisins oblige à limi-
ter ses bénéfices. Mais, quand il y a monopole, le maximum est
parfaitement légitime. Le traité de 1855 fixe à 30 centimes le prix
de vente ; c'était alors un prix assez modéré : on avait pa\é 35 et
40 centimes aux trois ou quatre compagnies qui exploitaient aupa-
ravant la capitale. Les rédacteurs du traité firent plus : ils com-
prirent que 1 industrie du gaz était alors presque à ses débuts et
qu'on pouvait s'attendre à des progrès : ils voulurent que la popu-
lation pût en profiter. Et ils stipulèrent que, si le progrès de la
fabrication faisait diminuer le prix de revient du gaz, l'administra-
tion aurait à décider dans quelle proportion cette diminution devait
profiter au public. Une commission de savans désignés par M. le
ministre de l'intérieur devait donner son avis, soit pour introduire
des perfection uemens, soit pour déterminer les avantages qui pou-
vaient résulter de perfectionnemens déjà adoptés. Ces savans
seraient ainsi, ou des initiateurs ou des experts. Tel est le sens de
l'article 11 du traité de 1855. En 1870, certaines modifications fu-
rent adoptées. L'article 11, intégralement recopié, devint l'article AS.
En i879, le conseil municipal, sur la proposition de M. Ernest
Hamel, demanda pour la première fois la réunion de la commission
scientihque. Feu de temps après, une commission municipale était
nommée pour étudier un arrangement offert par la Compagnie du
gaz. Le conseil, on le voit, songeait à la fois à l'application stricte
de son droit et à une transaction.
La commission scientifique fut choisie par M. le ministre de
l'intérieur Constans. Des chimistes distingués en firent partie;
c'étaient M. Dehray, M. Aimé Girard, directeur du laboratoire de
la préfecture de police, M. Troost, aujourd'hui administrateur de
la Compagnie du gaz, et quelques autres. M. Berthelot donna sa
démission après la première séance. Cette commission formula des
Zi/i/i REVUE DES DEUX MONDES i
concln^iions 1res peu favorables à la ville et aux abonnés, et soutint
que l'ariicle II ne donnait aucun droit d'exiger un abaissement de
prix. On verra plus loin comment elle avait compris sa mission.
La commission municipale, composée des conseillers les plus
experts en matière financière, tels que MM. Jacques, de Heredia,
Germer-Baillière, fut sans doute un peu découragée de ce résultat.
Elle abandonna la question de droit et la question technique, et ne
chercha en somme qu'un moyen de donner satisfaction aux abonnés
sans rien prendre aux actionnaires. Ce moyen était fort simple, la
compagnie elle-même l'avait suggéré : c'était la prolongation du traité.
Amortir la totalité du capital, c'est constituer en bénéfice tout le
matériel et les immeubles. Ce système de comptabilité promet un
beau dividende lors de la fin de l'exploitation ; mais en assurant un
bel avenir, il grève le présent d'une lourde charge. Cette charge
s'accroît sans cesse, car la consommation augmente tous les ans de
20 millions de mètres cubes. Elle aura doublé avant vingt ans, et
il aura fallu doubler les usines, car les fabricans se sont engagés à
fournir à la consommation quelle qu'elle soit. Dans les dernières
années, la prime d'amortissement enlèvera une part considérable
des ])éi)éfices. La dépense diminuerait, si l'amortissement était réparti
sur un plus grand nombre d'années.
La compagnie demandait quarante ans à partir de 1905. Elle
accordait en échange une réduction immédiate de 2 centimes. Le
total des bénéfices, 35 millions environ, ne devait pas baisser sen-
siblement, puisqu'on avait moins à donner à l'amortissement; s'il
baissait, ce devait être aux dépens de la ville, qui verrait diminuer
sa part et garantirait celle des actionnaires. Enfin, quand les 35 mil-
lions seraient dépassés, ce qui devait arriver prochainement, grâce
"au progrès de la consommation du gaz, on devait procéder à de
graduelles réductions de prix, en abandonnant aux abonnés la moi-
tié du surplus des bénéfices.
Tels lurent les principes du projet qui fut adopté par la commis-
sion et présenté au conseil par le rapport de M. Martial Bernard.
On voit qu'il n'était plus question du droit de la ville à exiger une
réduction, que la réduction devait s'opérer sans rien coûter aux
actionnaires, et qu'ils allaient jusqu'à exiger des garanties.
La discussion eut lieu à la fin de 1880, et, malgré un fort beau
discours de M. Alphand, le projet fut ajourné. Les pouvoirs des
conseillers allaient expirer, et ils voulaient, avant de rien terminer,
conférer avec leurs électeurs.
L'opinion des électeurs n'était pas douteuse. La campagne fut
dirigée dans presque tous les quartiers contre deux institutions qui
n'avaient entre elles aucune ressemblance : l'enseignement chrétien
et la Compagnie du gaz. Listruction laïque et éclairage à bon mar-
LA COMPAGNIE DU GAZ. hkb
ché, tel était le cri de ralliement, et pendant huit jours les deux
ennemis des masses radicales furent saint Vincent de Paul et feu
M. Dubochet, qui n'avait jamais dû s'attendre à pareil honneur.
Presque tous les membres de l'ancien conseil furent réélus. Ils
revinrent animés des mêmes sentimens et liés par des engagemens
nouveaux. Ils avaient promis de chasser les derniers religieux
enseignans, ce qui était peu équitable, mais très facile, et d'abais-
ser le prix du gaz de 5, de 10 ou de 15 centimes, suivant les quar-
tiers : tâche plus méritoire, mais beaucoup moins commode, sur-
tout pour ceux qui avaient déclaré une guerre sans merci au
monopole et juré de ne le proroger à aucun prix.
Les élections amenèrent cependant quelques changemens. M. Mar-
tial Bernard fut rendu responsable du projet auquel son nom était
attaché, et ne reparut point au conseil. Le petit groupe conser-
vateur gagna trois sièges. Les conservateurs venaient au conseil
avec la irès ferme résolution de protester sans relâche contre toute
mesure blessant leurs consciences, mais ils avaient également résolu
de ne point borner leur rôle à protester. Ils voulaient prendre une
part active aux travaux et aux affaires, et il est juste de reconnaître
que jamais la majorité ne leur a refusé ni l'entrée d'aucune com-
mission, ni l'honneur de présenter des rapports importans. Cette
courtoisie envers la minorité devrait servir d'exemple à d'autres
assemblées, où elle n'est point en usage.
A la commission de la voirie, on reprit l'étude des traités. On
s'aperçut d'abord que la commission scientifique était sortie de son
rôle en se mêlant de les interpréter. Les chimistes de M. le ministre
de l'intérieur s'étaient faits jurisconsultes. Le traité ayant été renou-
velé en 1870, ils avaient décidé que l'examen des progrès ne devait
pas remonter au-delà; ils refusaient le nom de procédés nouveaux
aux perfectionnemens, aux tours de main (c'est l'expression du
rapport) qui ont assuré de si beaux profits aux fabricans de gaz.
On pourrait, disait la commission, tirer le gaz de la tourbe ou des
huiles minérales, on l'a essayé ; ce seraient là des procédés nou-
veaux. Mais on se contente de distiller la houille : vieux procédé.
Entin, il ne fallait pas s'occuper des sous-produits: c'était une
industrie annexe, étrangère à l'industrie du gaz, dont les progrès
étaient seuls visés par le traité. Cette commission de savans tran-
chait des questions de droit, et donnait une consultation au lieu de
faire une expertise.
Il était d'ailleurs aisé de répondre. Les mo^lifications introduites en
1870 dans le traité ne touchant en rien l'article qui traite de l'abais-
sement éventuel du prix, cette disposition reste donc datée de 1 855 ;
elle est simplement recopiée en 1870. L'interprétation du mot pro-
cédé nouveau est trop étroite : à ce compte, depuis Papin et sa
hhô R£VDE DES DEUX MONDES.
marmite, il n'y aurait pas eu, dans l'emploi de la vapeur, de procédé
nouveau : car on fait toujours bouillir de l'eau dans une chaudière.
Au surplus, la compagnie n'ayant pas le droit, de par le traité de
distiller autre chose que de la houille, il faut bien q le l'article Zi8
ait visé les progrès à survenir dans l'art de distiller la houille. Si le
gaz était tiré d'une autre matière preniière, il ne s'agirait plus d'ap-
pliquer l'article liS, mais bien de résilier le traité pour inexécution
des conditions. Et enfin, pour estimer le prix de revient du gaz, on a
toujours décompté la valeur dessous-produits : coke, goudron, eaux
ammoniacales. Les progrès scientifiques qui augmentent la valeur de
ces sous-produits diminuent réellement le prix de revient du gaz. Et
l'article AS s'applique à tous les progrès qui pourront avoir ce résultat.
La commission de la voirie voulut connaître exactement les faits
et ne recula pas devant un examen technique. On lui fit voir l'usine
de Clichy; elle fut reçue avec une courtoisie par aite et entendit
d'intéressantes explications. On prenait même soin de la garantir
contre une admiration banale et intempestive. Les visiteurs d'un
établissement industriel ont l'habitude bienveillaute de se récrier
devant tout ce qu'on leur montre. « Quelle merveille que l'appareil
Siemens! disaient les conseillers. Il n'y a plus de force perdue. Voilà
le vrai progrès de la science. Combien est ingénieux et simple
le crible de iMM. Peloaze et Audouin! » — Les ingénieurs répon-
daient : « Le four Siemens est bien cher à installer. Le revenu du
capital engagé équivaut presque à l'économie de combusiible. Sans
doute l'appareil Pelouze est ingénieux : il y a là un progrès véri-
table, qui nous vaut bien un demi-centième de centime par mètre
cube. » En somme, rien de nouveau, rien d'utile. Depuis vingt ans,
les savans occupés de la fabrication du gaz n'ont trouvé que des
perfectionnemens in^^ignifians, des tours de main.
Il était pourtant difiicile de croire qu'une industrie dirigée par des
gens de tant de mériie n'eût été améliorée en rien depuis ses dé-
buts. Involontairement on se demande si l'article A8 n'a pas eu pour
effet imprévu d'inspirer de la modesiie à deux générations de savans.
En 186^, M. Payen écrivait ici même que plus de six cents brevets
avaient été pris touchant l'itidusirie du gaz. Six cents brevets ne
supposent pas autant d'inventions, mais il n'est pas probable que
tant de chercheurs se soient toujours trompés. Et combit^n d'amé-
liorations n'ont pas été brevetées ! Que de fois un ingénieur ou
un contre-maître, à force d'observations patientes, a fait une heu-
reuse trouvaille, et n'a pas voulu d'autre récompense que l'appro-
bation de ses chefs et le plaisir d'avoir contriimé au bien du ser-
vice ! L'esprit de corps et l'émulation fournissent de fréquens
exemples d'un tel désintéressement.
La vérité est que les inventions qui ont fait progresser l'industrie
LA COMPAGNIE DU GAZ. 447
du gaz n'étaient pas de ces grandes découvertes qui frappent le
monde d'étoiiiiement. Elles n'en ont pas moins donné des résultats
considérables. Un livre sur l'industrie du gaz se diviserait en trois
chapitres : 1" la distillation ; 2° l'épuration ; 3° le magasin et la distri-
bution. Pour distiller, on enferme la houille dans de grands tubes
ellij)tiques en terre rétVactaire ; il y en a maintenant six et même, huit
pai' four, et on chaulfe jusqu'à 1 ,100 degrés. Le résidu est le coke,
dont un quart environ est gardé pour le chauffage. Le gaz qui se
dégage se refroidit en traversant divers appareils et se débarrasse du
goudron. Il subit ensuite l'éimraiioa chimique eu traversant un
mélange de chaux et d'nydrate de peroxyde de fer. Enfin il s'em-
magasme dans les gazomètres et, suivant les besoin de la consom-
mation, s'écoule par les conduites.
Dans toutes les parties de cette fabrication, des progrès sont sur-
venus. On a changé la forme et augmenté le nombre des cornues,
de façon à multiplier la surface de chauiïe. On a élevé la tempéra-
ture des fours et, par suite, le rendement de la houille ; le rende-
ment moyen de la tonne de houille est aujourd hui de 300 mètres
cubes de griz ; il était, il y a vingt ans, de 250 mètres cubes. En même
temps, les fours perfectionnés exigent moins de combustible : on
brûle le quart du coke labriqué au lieu du tiers. L'épuration par le
peroxyde de fer, le criblage, constituent des procédés nouveaux.
Enfin, il y a vingt ans, un fabricant de gaz estimait à 15 pour 100
la quantité perdue par les fuites ; il ne doit perdre aujourd hui, si
le travail est bien mené, que 7 pour 100. Cette différence est due
surtout à de nouveaux systèmes de joints.
L'an passé, visitant à l'étranger une usine à gaz en compagnie de
son très aimable et très intelligent directeur, je le priais de m'in-
diquer spécialement ce qu'il y avait de nouveau dans la fabrication :
« Si vous remontez à vingt ans, dit-il, tout est nouveau. »
Munie de renseignemens techniques, la commission présenta son
rapport. Les conclusions invitaient M. le préfet à réclamer de la com-
pagnie l'abaissemeut de prix prévu par le traité et à l'exiger par
les voies de droit si les négociations amiables n'aboutissaient pas.
M. Narcisse Leven, examinant la question au point de vue de la
procédure, fit remarquer que le traité donnait à M. le préfet de la
Seine, d'accord avec le conseil municipal, le droit d'abaisser par un
arrêté le prix de vente du gaz lorstju'il serait dûment établi que les
progrès de la fabrication auraient fait baisser le prix de revient.
M. Charles Floquet venait alors de s'installer aux Tuileries, et
il avait certainement la très louable aml>iiioji de signaler son admi-
nistration autrement qu'en chassant des religieuses. Ce n'est pas
qu'il eût rermncé à ce genre de gloire, mais il ne s'en contentait
pas. Au surplus, son prédécesseur, qui laïcisa jusque sur son Ut de
448 REVUE DES DEUX MONDES.
mort, lui avait laissé peu à faire ; il n'y avait pas là de quoi occu-
per l'activité de M. Floquet. Peut-être eût-il réalisé de grands pro-
jets et achevé de grands travaux, avec le concours si précieux de
M. Alphand. Souvent, dans les discussions d'affaires, le conseil avait la
bonne fortune de les entendre l'un après l'autre. M. Floquet parle en
avocat de talent ; il indique à grands traits les résultats généraux
d'une entreprise plutôt que les détails d'exécution ; il ne craint pas
d'élever le ton et il sait trouver, à propos du percement d'une rue ou
de la création d'un égout, de véritables mouvemens oratoires. M. le
directeur des travaux ne possède ni l'ampleur de ses gestes ni la
richesse de ses périodes ; mais rien n'égale la clarté et l'intérêt des
explications qu'il est sans cesse appelé à fournir : c'est un orateur
d'alîaires consommé. M. Alphand a passé la soixantaine sans rien
perdre de l'ardeur d'un jeune homme; il a toujours vécu au milieu
d'hommes politiques sans se mêler à leurs luttes et probablement
sans partager leurs passions. Il n'a qu'une ambition : embellir Paris.
11 a exclusivement consacré à ce grand travail une intelligence, une
activité, une persévérance merveilleuses. Sa parole devient nerveuse
et trahit de l'impatience dans les fréquentes occasions où la timidité
du conseil entrave ses projets et marchande quelques millions aux
embellissemens de Paris. M. Alphand a poursuivi son œuvre à travers
quelques révolutions et sous une série presque innombrable de préfets
et de ministres. Il n'a pu prendre de repos que pendant la commune,
ce gouvernement ne s'étant jamais occupé d'embellir la capitale.
M. le préfet et M. Alphand entamèrent avec la compagnie des
négociations nouvelles. En même temps, M. Floquet soumettait aux
avocats de la ville l'interprétation de l'article A8. Ces jurisconsultes
furent tout à fait d'accord avec la commission de la voirie. Ils
reconnurent que les rédacteurs du traité , prévoyant des progrès
dans l'art de distiller la houille et d'en employer les résidus, avaient
voulu maintenir certaine proportion entre le prix de vente et le
prix de revient du gaz, et que le préfet, sur l'avis du conseil muni-
cipal, avait le droit d'ordonner par arrêté la diminution. Ils admi-
rent même qu'il n'était pas nécessaire de consulter la commission
scientifique. Cependant les avocats de la ville ne pouvaient pas refu-
ser à la compagnie tout recours contre un arrêté préfectoral. Le
droit à l'abaissement est incontestable; mais sur le quantum de
l'abaissement, les opinions peuvent varier. Si donc la compagnie se
croyait lésée, on lui laissait la ressource de se pourvoir devant le
conseil de préfecture, et la ville de Paris pouvait se voir condamnée
à lui payer des dommages-intérêts.
Il importerait donc, si l'on se décidait à suivre cette procédure,
de recommencer une sévère expertise de la fabrication du gaz et
de se rendre rigoureusement compte de l'abaissement du prix de
LA COUrAGNIE DU GAZ. 449
revient. Il ne faut pas se tromper d'un centime : chaque centime
payé par mètre cube à la compagnie du gaz représente une somme
annuelle de 2 millions 1/2.
Un pareil compte est difficile à établir. Les bénéfices d'une indus-
trie peuvent augmenter pour trois causes : progrès et inventions,
baiss;e de prix de la main-d'œuvre ou de la matière première, aug-
mentation du chiffre d'affaires. La première cause est scientifique,
les deux autres sont commerciales. La première seule est visée par
le traité de Paris. Il n'en est pas de même à Londres. Le parlement
a passé des traités avec diverses compagnies qui se sont partagé les
quartiers de la ville et jouissent d'un vrai monopole, parce qu'il ne
peut pas en être autrement, sans que le mot de monopole ait été
prononcé. Nous avons, m'ont dit les ingénieurs, a prartical mono-
poly. La Gas light and coke Company est de beaucoup la plus impor-
tante : elle fabrique à elle seule un tiers plus que la Compagnie pari-
sienne. Le rapporteur du conseil municipal de Paris a pu visiter ses
magnifiques usines, voir tous ses comptes et garder un exemplaire
de ses traités, grâce à la très courtoise obligeance de MM. les admi-
nistrateurs et ingénieurs. Les traités de Londres déterminent une
limite aux bénéfices des actionnaires, et en principe ce bénéfice
était fixé à 10 pour 100 du capital. Ainsi toutes les causes, commer-
ciales ou scientifiques, d'accroissement des bénéfices profiteront au
consommateur. Vers 1873, lorsqu'on commença à tirer parti des
sous-produits, la compagnie fit observer au parlement que l'espoir
de gagner davantage la pousserait à faire des essais et des recher-
ches dont le public profiterait. Le parlement le comprit. Aujourd'hui
toutes les fois que la compagnie diminue d'un penny le prix des
1,000 pieds cubes, elle a le droit de donner 1/4 pour 100 de plus
à ses actionnaires (1). C'est le principe du partage des bénéfices
entre le fabricant et le consommateur.
Si ce principe était écrit dans notre traité, le rôle de M. le préfet
de la Seine serait bien facile. Il n'est pas douteux que les bénéfices
de la Compagnie parisienne aient énormément augmenté ; il est
certain qu'aujourd'hui son prix de revient ne dépasse pas 7 cen-
times par mètre cube, 15 centimes en y joignant toutes les charges
municipales, même la part des bénéfices de la ville. Il est prouvé
que ce prix de revient, sans les chargi^s, bien entendu, ne dépasse
pas celui de Londres; car si la houille coûte moins cher à Londres,
le coke se vend plus cher à Paris. Enfin la compagnie ne peut nier
(i) La compagnie Gas light and coke a monté, depuis six ans, des appireils à dis-
tiller le goudron dans son immense usine de Beckton. Elle a pu, depuis lors, dimi-
nuer de 8 pence le prix des mille pieds cubes de gaz, tout en augmentant de 2 pour
100 le revenu des actions.
TOME Liv. — 1882. 29
/j50 bfvue t)es deux mondes.
que, sur la vente d'un m^tre cube au prix moyen de 27 centimes,
elle ne "agne environ 40 pour 100. Mais, cela dit, il faut en
revenir au traité : les raisons d'équité ont peu de prise sur les
hommes de finances, qui ne sont pas des philanthropes. Or, des
trois causes qui pouvaient servir la prospérité de la compagnie, le
traité n'en vise qu'une, la cause scientifique. Et, sachons le recon-
naître, un pareil système n'est pas facile à appliquer. Il ne s'agit
pas ici d'une grande découverte, capable de bouleverser toute une
industrie, mais de petits progrès de détail : distinguer exactement
le prolit dû à ces progrès, sans tenir compte d'aucun autre élément,
est un problème incommode. Par exemple, on constate une écono-
mie de main d'œuvre, ou une économie de chauffage; la compagnie
a moins d'ouvriers à payer et plus de coke à vendre; mais en même
temps la main-d'œuvre augmente et le coke est en baisse. Voilà qui
rend difficile de démêler exactement le profit dû au nouveau procédé.
Il est également difficile d'estimer d'une manière ferme et défini-
tive les bénéfices retirés de la découverte des substances colorantes
fournies par le goudron de houille. Depuis dix ans, les cours de
l'anthracène ont changé du simple au triple. Cette matière s'expé-
die en grandes quantités dans l'extrême Orient : les résidus du gaz
de Paris servent à teindre les tapis de Perse. L'année de la guerre
entre les Russes et les Turcs, l'anthracène ne se vendait plus à aucun
prix. On voit combien il est malaisé de déniêler ce qui appartient en
propre au progrès de la science. Le système anglais est bien préfé-
rable, car il établit entre le prix de revient et le prix de vente une
vraie balance et fait profiter le public de tous les progrès scientifi-
ques ou financiers.
Ces considérations obligent le conseil municipal et M. le préfet
de la Seine à se montrer très modérés dans leurs évaluations. La
commission de la voirie estimait de 8 à 9 centimes la diminution
du prix de revient d'un mètre cul>e de gaz. Mais le dernier rapport,
déposé au mois de juillet par M. Voisin, invite M. le préfet à abais-
ser par arrêté le prix du gaz de 5 centimes seulement. Ce serait
agir sagement. Exposer la ville de Paris à payer des dommages-
intérêts à la compagnie, ce serait exposer l'ensemble des contri-
buables à acquitter la note des abonnés du gaz.
11 nous parait impossible que les tribunaux ne ratifient pas la dimi-
nution de 5 centimes, mais il est certain que l'arrêté de }l. le préfet
de la Seine donnera lieu à un procès fort long, à des expertises fort
délicates, et que la question du gaz sera agitée pendaut deux ans.
Un moyen s'est présenté de la trancher immédiatement. La com-
pagnie a proposé pour la seconde fois de transiger, et les condi-
tions qu'elle offre ne ressemblent guère à celle du premier projet.
Les 5 centimes de réduction immédiate sont accordés. Le gaz
LA COMPAGNIE DU GAZ, Zi5i
employé comme force motrice se vendra 20 centimes. La ville,
bien entendu, ne garantit pas le déficit, et il est permis d'en con-
clure que son droit est reconnu.
La concession est prolongée de quarante ans, mais tous les béné-
fices dépassant le chiffre actuel, 38 millions, seront partagés avec
les abonnés. Une moitié sera répartie également entre la ville et les
actionnaires, l'autre moitié sera employée en dégrèvemens.
Enfin, à partir de 1905, la ville aura le droit de racheter la con-
cession.
Ce projet fut soumis à la commission, avec quelques changemens
que M. le préfet proposait et qu'il se faisait fort d'obtenir. Le prin-
cipal consistait à réduire à vingt- cinq ans la prolongation.
La commission fut unanime à repousser le projet. Mais une faible
minorité eût voulu le recevoir à correciivins. Suivant nous, les
conditions deviendraient acceptables avec bien peu de changemens.
Il faut remarquer d'abord une véritable omission. En 1905, le
traité actuel donne à la ville la propriété d'une part d'immeubles et
de matériel qui vaudra 2 ou 300 millions. Le traité prolongé, la ville
laisse à la compagnie, pendant vingt-cinq ans, la jouissance d'un
pareil capital sans intérêts. Sans doute, elle continue à toucher sa
part de bénéfices ; mais ce n'est pas là le revenu du capital qu'on
veut lui faire engager en 1905, c'est le prix de la concession, c'est
un impôt pur et simple, une sorte de patente imposée au monopole.
Il faut donc qu'elle tire un loyer des immeubles et du matériel
qu'elle aurait pu reprendre à la compagnie en 1905. Le capital vaudra
ho centimes par mètre cube. L'intérêt vaudra donc 2 centimes, au
taux légal. Il y a donc lieu de stipuler pour 1905, — outre les réduc-
tions convenues, — une réduction de 2 centimes par mètre cube.
C'est en ce sens que nous avons présenté un amendement, mon
honorable collègue M. Yves Guyotet moi. Nous demandions aussi la
suppression d'une clause de relèvement du prix prévue pour des
circonstances à la vérité presque irréalisables. Enfin nous deman-
dions à l'administration une étude nouvelle des conditions du rachat,
qui nous paraissaient trop dures.
Si le nouveau traité était ainsi modifié, le prix du gaz tomberait
avant dix ans à 22 centimes. 11 arriverait à 20 centimes vers la fin
du sipcle, si la ville savait se contenter des 20 millions de rente
que lui sert actuellement la compagnie et employait à dégrever les
abonnés l'excédent de ses bénéfices. Enfin le gaz vaudrait, et au
plus, 18 ce.itimes en 1905, tout en payant le tribut de la ville: il
serait vendu 1/i à 15 centimes si la ville, devenue plus riche, pou-
vait alors renoncer à ses 20 millions. Tous ces comptes sont faciles
à établir depuis le progrès régulier de la consommation.
La compagnie aurait bien tort de ne pas accepter quelques mo-
452 REVUE DES DEDX MONDES.
difications à son projet. Les dégrèvemens graduels ne commence-
ront pas avant qu'elle ait regagné le chiftre actuel de ses béné-
fices; c'est l'afraire d'un an au plus, et les bénéfices ne sont comptés
qu'après amortissement complet des capitaux engagés, en sorte que
la compagnie serait assurée de maintenir pendant quarante-huit
ans encore, et même de dépasser les gains énormes qu'elle fait
actuellement; assurée aussi de doubler ce capital énorme de ter-
rains et de constructions, qui se trouvera ne lui rien coûter, lors de
la fin de son bail, et constituera pour ses actionnaires un profit net,
au moins double du prix d'émission de leurs actions.
D'autre part, la ville aurait-elle avantage à accepter le traité
modifié? Nous le pensons. Nous préférons de beaucoup la clause
de partage de bénéfices, visant tous les motifs de réduction, à l'ar-
ticle hS, qui ne prévoit que le progrès scientifique. Pour le pré-
sent, le traité donnerait évidemment plus que l'arrêté préfectoral.
Il est vrai qu'il engage l'avenir; mais l'engagement est sans danger.
En effet, si les choses suivent leur cours normal, aucun fabricant, en
1905, ne fournira le gaz à 17 centimes, tout en payant 20 millions cà la
ville de Paris. Si une grande invention vient changer toutes les con-
ditions de l'industrie de l'éclairage, deux hypothèses se présentent:
ou bien le gaz coûtera beaucoup moins cher, ou bien on ne l'em-
ploiera plus. Au premier cas, les prix baisseront, grâce au partage
des bénéfices ; au second cas, le monopole n'existera plus. Enfin, et
pour comble de sûreté, nos successeurs auront le droit de racheter
la concession, s'ils y voient profit. Ils n'auront donc point de repro-
ches à nous faire.
Tous les détails de cette difficile affaire ont été plusieurs fois
exposés au conseil municipal ; après trois rapports, après des mé-
moires administratifs, des études d'ingénieurs et des consultations
d'avocats, enfin, après trois jours de discussion, la session touchant
à sa fin, M. le préfet a retiré le dossier. Il paraîtra peut-être diffi-
cile d'ajourner encore, et les abonnés, qui continuent à payer 30 cen-
times, sauront bientôt si la compagnie cède un peu de ses préten-
tions et parvient à s'entendre avec le conseil municipal, ou si le
nouveau préfet de la Seine accepte la responsabilité d'abaisser par
un arrêté le prix du gaz. Le droit de la ville nous parait clair : il ne
s'agit pas de violer le traité, mais de le faire appliquer stiictement.
C'est là le devoir de l'administration municipale, si, contrairement
à ce que nous aurions souhaité, les projets de transaction ne réus-
sissent pas,
Denys Cochin.
REVUE LITTÉRAIRE
A PROPOS D'UNE TRADUCTION DE CATULLE.
Les Poésies de Catulle, traduction en vers français, par M. Eugène Rostand, avec un
commentaire critique et explicatif, par M. E. Benoist, Paris, 1882 ; Hachette.
Ce ne serait peut-être pas rendre à la cause des bonnes lettres, dans
le temps où nous sommes, un médiocre service, que de plaider l'im-
portance de la philologie grecque et latine dans l'éducation de ce que
l'on appelait autrefois r/ionîîéîe homme. A. la vérité, je n'oserais pas dire
que, de ces sortes d'études, on ne fit pas en France, entre savans, au
moins, toute l'estime qu'il faudrait.^Mais je puis bien constater que, si
le grec et le latin, depuis quelques années suriout, n'ont pas perdu
plus de terrain, il n'a certes pas dépendu de M. Paul Bert ou de M. Jules
Ferry qu'ils en perdissent davantage. Et sans compter qu'il est vexant,
à quiconque aujourd'hui veut lire un bon texte grec ou latin, d'être
obligé, presque toujours, et en tout cas trop souvent, d'en écrire à Leip-
sig ou Berlin, il y a dans cet oubli des traditions une injustice, dans
cette défiance ouvertement témoignée pour la haute culture littéraire
une maladresse, et dans ces tentatives enfin pour substituer on ne
sait quelle instruction utilitaire à l'ancienne éducation libérale, — il y a
de la sottise. C'est ce qu'il pourrait y avoir, je pense, quelque réel inté-
rêt à montrer.
La publication du texte de Catulle, que nous avons là sous les
45/» REVUE DES DEUX MONDES.
yeux, « revu d'après les travaux les plus récens de la philologie, » l'am-
ple commentaire « criiinue et explicatif » à la fois que M. Benoist y
a joiiU, serait une occasion toute naturelle, et bien favorable, de tenter
l'entreprise (l'aventure peut-être) si deux excellentes raisons, pour
cette fois, ne s'y opposaient. En premier lieu, quelle qu'en soit l'im-
portance, le commentaire n'est ici donné que comme accessoire, et le
principal, ou du moins ce qui nous est proposé comme tel, c'est la
traduction de M. Rostand. Et puis, n'étant encore arrivé qu'à moitié de
sa publication, trop de pièces de Catulle y manquent, et quelques-unes
des plus considérables. On nous permettra cependant d'essayer en
peu de mots de le caractériser.
Au point de vue général, c'est la combinaison, dans une mesure
heureuse, de l'annotation critique proprement dite et de l'interpréta-
tion littéraire. M. Benoist, déjà dans son Virgile, en empruntant aux
Allemands toute la rigueur de leurs raët'^odes philologiques, ne s'était
pourtant pas abstenu, comme ils le font trop systématiquement, de
venir quelquefois au secours du lecteur. Ces éditions savantes, qui ne
contiennent que le texte, avec se-; vm^ise lectionesan bas de la page, les
testlmom'a des grammaiiiens et des polygraphes quelquefois, et d'ail-
leurs pas une seule note, — je ne dirai pas que je crains, car au contraire
je m'en réjouis, — elles ne s ont jnmais françaises. Ici, dans son
Commentaire de Catulle, et presque plus généreusement que dans l'an-
notation de son Virgile, M. Benoist n a rien négligé de ce qui pouvait
aider à l'entière intelligence du texte, non pas même, de loin en loin,
quelques mots pour guider l'admiration; et, puisqu'il n'a pas dédaigné
de faire au goût français cette juste concession, nous lui passerons en
retour le nombre, pour ne pas dire l'excès de ses variâmes. Car j'avoue
modestement, et dus^é-je être mis au ban des philologues, que je ne
comprends pas bien la raison de tant de variantes. Puisqu'en effet la
détt rminaiiou du texte auquel on s'arrête a pour base une classification
des manuscrits entre eux et la construction, comme on dit, d'un arché-
type dont tous les autres ne seraient qu'autant d'épreuvt^s plus ou moins
adultérées, il semble que, si l'on se bornait à discuter les leçons vrai-
ment importantes, en négligeant celles qui ne sont peut-être que les
fautes d'un scribe ignorant, on pourrait singulièrement alléger l'annota-
tion critique proprement dite. Mais les éditeurs ont sans doute leurs
motifs; et ce ne sont pas là nos affaires. — A un point de vue plus parti-
culier, il nous a paru que dans ce Commentaire les observations relatives
à la métrique latine tenaient une assez large place (1). Est-il besoin d'en
(1) On consultera sur ce? questions de métrique, trop négligées en Frcance, et qui
sont cependant des plus intéressantes, les deux opuscules récens : Métrique grecque
et latine, par M. L. MQller, traduit de l'allemand par M. Legouëz, et précédé d'une
spirituelle et instructive introduction de M. E. Benoist ; et les Mètres lyriques d'Ho-
REVUE LITTÉRAIRE. 455
dire rintérêt? Si l'appropriation des formes métriques aux genres déter-
minés est assurément moins rigoureuse en latin qu'en grec, elle l'est
toutefois encore assez; et puisqu'on français même, — de toutes les
langues celle peut-être où les matériaux de la pciésie diffèrent le moins
de ct'ux de la prose, — le juste choix des mètres et des rythmes ne
laisse pas d'être un des élémens essentiels de rilluhion poétique, on
en devine l'importance dans la langue de Virgile et it'Horace. Ajoutez
que justement le « docte » Catulle fut le premier importateur à Rome
des mètres lyriques de la poésie grecque, et que, de ce seul chef, même
quand il ne serait pas Catulle, c'est-à-dire tout ce qu'il est par ailleurs,
il tiendrait encore un ra.ig élevé dans l'histoire des lettres romaines.
Ainsi, dans l'histoire de la peinture, avons-nous conservé religieuse-
ment les noms de tous ceux qui firent faire un grand pas à la t<-ch-
nique de leur art, l'inventeur ou les inventeurs de la peinture à l'huile,
l'inventeur de la perspective, l'iiiventeur du clair-obscur... La forme,
en poésie, n'est évidemment rien si le fond n'y est pas, mais si le fond
y est, la question de forme, aussitôt, devient considérable.
Si ce qu'il y a plaisir à louer du Commentaire de M. Benoist, c'en est
le réel intérêt littéraire, et historique, ce qu'il est juste aussi de louer
de la traduction de M. Rostand, c'en est l'exactitude, la fidélité rare,
et, si je puis ainsi dire, l'absolue probité. Persorane, en eiïet, n'ignore
que, pour peu qu'un texte offre de difficultés, il existe au moins deux
moyens de le iraduire sans le traduire, ou, autrement dit, de l'esca-
moter. Le premier consiste à mettre le mot sous le mot, et de ce
décalque matériel d'un original grec ou latin laisser au lecteur le soin
de tirer un sens. Il y réussit quelquefois, — quand il sait lui-même
d'abord le latin ou le grec. Ce moyen est fort apprécié des candidats
au baccalauréat, des fabricateurs de traductions interlinéaires, et, si je
ne me trompe, de quelques-uns aussi des savans auteurs de ces tra-
ductions latines que l'on trouve, dans quelques éditions, en regard
d'un texte grec. Le second est plus habile. 11 se réduit à donner du
texte une idée générale, vague et lâche, et comme envelopper l'origi-
nal d'un vêtement flottant qui ne dessine pas les formes, ni ne colle
en aucun point, mais se prête, et recouvre indifféremment les deux ou
trois sens que peut admettre un passage controveisé. Je ne pense pas
qu'aucun lecteur s'étonne qu'il y ait en grec ou en latin des passages
controversés : il y en a dans La Fontaine, et il y en a dans Molière; il
y en a de contraversables dans Lamartine et dans viusset; mais je suis
épouvanté quelquefois de ce que l'auteur des Quatre Vents de l'esprit
a déjà taillé de besogne aux commentateurs de l'avenir.
race, par M. H. Scliiller, traduit de l'al'emand par M. O. Riemann, et augmenté, par
le même, d'une courte et substantielle dissertation sur les rapports de la musique et
de la métrique. 2 vol. in-32; Paris, 1882 et t883; Klincksi.;ck.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
Autant que j'en loue l'exactitude, je voudrais pouvoir louer l'élégance
de la traduction de M. Rostand. Mais voilà le point faible! Et de quel-
ques qualités de versificateur habile, de poète même, par endroits, que
le traducteur ait fait preuve, on peut douter qu'il ait atteint son but ;
et qu'à rendre Catulle vers pour vers, il l'ait rendu comme il l'avait
rêvé. Certainement on lui passera, sur la difficulté de la tâche, quel-
ques rimes, les unes peu régulières, et les autres bien usées; des
(( renversemens de tournures, » comme on parle dans la moderne
école, plus forcés qu'il ne faudrait ; ces phrases mêmes heurtées,
saccadées, anguleuses, où l'obligation de fouiller avec l'alexandrin tous
les détours et recoins d'un texte savamment compliqué l'a plus d'une
fois] et trop souvent réduit. Mais ce que je lui reprocherai, c'est de
ne pas avoir senti que traduire ainsi Catulle vers pour vers , c'était
précisément le dépouiller de ce qu'il en voulait surtout reproduire :
l'accent, le rythme, le mouvement. Ou mieux encore, et généralisant
la question, on rendra volontiers témoignage de la générosité de la
tentative, mais ce qu'on en reprendra, c'en est le principe même et
l'idée que les vers conviennent mieux que la prose à la traduction
des poètes.
« La question, si débattue, de ce qui convient le mieux, prose ou vers,
à la traduction des poètes, n'en est pas une, » nous dit M. Rostand, et il
ajoute que « Voltaire l'a bien vu (1). » Mais, en dépit de Voltaire, il y a
là une question, et plus on va, plus on voit de raisons de contredire à
l'opinion de M. Rostand.
Je me servirai d'une comparaison que je crois exacte. Se demander
ce qui convient le mieux, prose ou vers, à la traduction des poètes,
c'est se demander ce qui convient le mieux à la reproduction des
peintres, gravure ou copie. La réponse n'est pas douteuse. On aura
beau dire que le burin ne peut rendre que la ligne, le dessin, l'har-
monie des compositions, et tout au plus les valeurs, tandis que le
pinceau rend en plus ces couleurs qui, sans doutç, sont bien un
élément de la beauté d'un Titien ou d'un Rubens ; il n'est pas moins
certain qu'entre une excellente copie et une très bonne gravure un ama-
teur délicat n'a jamais hésité ni n'hésitera jamais. En effet, toute copie,
et d'autant qu'elle est plus fidèle, a toujours, dans sa fidélité même,
quelque chose de gêné, qui sent sa dépendance, une touche moins
libre, un accent moins vif, une allure moins originale. Mais la gra-
vure ne fait pas profession d'imiter, elle interprète, et suppléant par
(1) Je ferai cependant observer que, si c'est bien l'opiniou de Voltaire, qui l'a môme
une fois exprimée, dans une lettre à son ami Forment, d'une façon tout à fait catul-
lienne, il y a de fortes présomptions pour que l'opuscule auquel renvoie M. Ros-
tand ne soit pas de Voltaire.
REVUE LITTÉRAIRE. 457
des moyens qui lui sont propres aux moyens propres de la peinture,
elle procure aux yeux, non pas certes la sensation de l'original, mais
le meilleur secours pour la retrouver. Et ce que la gravure a ainsi de
franchement infidèle, ou, pour mieux dire, d'incomplet, il est toujours
plus facile à l'imagination de le réparer, qu'il n'est facile aux sens de
se débarrasser de l'obsession d'une copie pour ressaisir sous l'imita-
tion la valeur de l'original. Traduire en vers, c'est copier, mais c'est
graver que de traduire en prose. « Divinité d'invention, grandeur de
style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété
de figures, et tout ce que les Latins appelaient genius^ » voilà justement
ce qu'aucune traduction ne saurait reproduire, et voilà ce qu'une tra-
duction en prose déclare d'abord qu'elle ne reproduira pas, mais voilà
ce qu'une traduction en vers affiche toujours plus ou moins la pré-
tention de reproduire.
On dira peut-être que, comme il y a des copies que les meilleurs
juges ne sauraient distinguer d'avec leur original, il peut y avoir aussi
des traductions en vers d'un tour si libre et d'une allure si person-
nelle qu'on les prendrait pour des originaux. Je le sais, j'en connais,
je vais en citer, et d'après Catulle. Tel est ce joli couplet du chant
d'hyménée si justement célèbre :
ut flos in sseptis secretus nascitur hortis;..
nous en avons une traduction aussi charmante que fidèle :
La jeune fille est semblable à la rose
Au beau jardin, sur l'épine naïve,
Taudis que sûre et seulette repose
, Sans que troupeau ni berger y arrive.
L'air doux l'échauffé, et l'aurore l'arrose,
La terre, l'eau, par sa faveur l'avive,
Mais jeunes gens et dames amoureuses,
De la cueillir ont les mains envieuses.
La terre et l'air qui Ja souloient nourrir
La quittent lors, et la laissent flétrir.
Tel est encore le couplet suivant :
Ut vidua in nudo vitis quse nascitur arvo...
heureusement imité par Baïf :
La vierge est semblable à la vigne,
Qui seule naît en lieu désert.
Ensemble elle a tige et racine
Ses raisins souvent elle perd,
â58 REVUE DES DEUX MONDES.
Nul viiïneron n'en a souci.
Nul seignt'ur ne s'y plaît aussi.
Mais quand sur une belle treille,
Le maître la fait redresser.
Un ombrage frais à merveille
Alentour elle vient pousser.
Si je ne craignais d'effaroucher le lecteur, je rappellerais encore la
pièce bien connue :
Vivamus, mea Lesbia, atqae amemus...,
dont aucun traducteur certainement, s'il a rendu peut-être plus exacte-
ment les mots, n'a mieuxreproduit l'ardeur sensuelle et le mouvement
passionné que Louise Labé, la Belle Cordière, dans son dix-huitième
sonnet. Mais on me permettra de donner l'imitation, moins connue,
qu'un poète de la fin du xvi* siècle a faite de la pièce :
Quœris, quot mihi basiationes...
C'est le précurseur deBoileau, Vauquelin de la Fresnaye :
Vivons, aimons-nous, belle lole,
Comme un oiseau le temps s'envole.
Baisons-nous donc, et que le compte
De nos baisers ardens surmonte
Les grains du sable de la mer,
Et qu'aucun n'en puisse estimer
Le nombre, s'il ne compte encore
Combien la nuit, jusqu'à l'aurore,
Il luit d'étoiles par les cieui.
Quiconque prendra la peine de se reporter de ces traductions à l'ori-
ginal latin s'apercevra immédiatement qu'elles doivent ce qu'elle«ont
de valeur à la liberté même dont les imitateurs ont traité leur modèle.
Mais ce n'est pas tout, et indépendamment de cette condition gi^nérale,
qui peut-être s'impose à toute bonne traduction, on peut déterminer à
quelles conditions pariiculières il est permis utilement de traduire en
vers un vrai poète.
Littré en avait deviné quelque chose quand ici même il traduisait en
vieux français le premier chant de riliade, et plus tard, dans cette
même langue du moyen âge, rEnfer tout entier de Dante. Il faut à la
traduction des poètes un état général des mœurs et une forme de la
société, sinon tout à fait semblable, au moins analogue, à la forme de
REVUE LITTÉRAraE. ^59
société comme à l'état général des mœurs pour lequel ils ont écrit.
L'erreur e^t seulement de n'avoir pas fait attention qu'a cet état de
mœurs analogue il fallait encore que répondît un état à peu près sem-
blable d'avancement de la langue. On pensera ce. que l'on voudra de la
langue française du jni' siècle et de la prosodie de « nos vieux roman-
ci^ir^; » qu'ils avaient une grammaire, cette grammaire des lois, et
que ces lois avaient force obligatoire; le fait est que, sans aller au
fond de la discussion, le frant^ais dt la Chanson de Roland n'est pas
aussi voisin que le grec de Vlliade ou de VOdyssée de sa perfection
classique. 11 est encore plus assuré que la métrique rudiment aire de
nos trouvères était fort éloignée de celle du poète de la Divine Comé-
die. C'est, en effet, une troisième condition et non moins nécessaire,
rxaminons donc rapidement ce qu'étaient les mœurs, la langue, la
métrique, au temps de Catulle (1).
On a voulu faire de Catulle, sans argumens bien solides, un poète
aristocratiqi.e, un poète du grand monde, comme de sa Lesbie, sur
des inductions plutôt que sur des preuves, ce que Brantôme appelait
« une grande et honeste dame. » Je persi>te à ne pas croire, pour ma
part, que Lesbie fût la célèbre Clodia, mais je crois que bon nombre
des fréquentations de Catulle furent parmi ia bohème littéraire de
Rome. Au surplus, la conciliation n'est pas si difficile. Ce que nous
savons, en effet, c'est que, lorsque l'adolescent de Vérone arriva de sa
province dans la capitale, il y subsistait, sous le raffinement de quel-
ques habitudes, sous l'étalage du luxe et sous l'apparence de la civi-
lisation, un grand fonds d'antique brutalité roiuaine. Si nous en pouvions
douter, nous l'apprendrions au moins de certaines épi grammes de
Catulle lui-même, plus grossières que mordantes, et dont l'outrageuse
crudité passe tout. Cest bien fait a M. Rostand de nous les avoir tra-
duites. Ou ne peut pas juger dun poète en commençant par faire
exception de toute une partie dé son œuvre, qui peut-être est celle
que les contemporains en ont presque le pi us goûtée. Là où Catulle
est bon, il va jusqu'à l'exquis, et c'est bien de lui qu€ l'on peut dire
au-ssi justement cfue de personne qu'il est alors le mets des délicats;
mais là où il est grossier, il l'est sans mesure, et c'est bien encore de
lui que l'on peut dire qu'il est le charme de la canaille. Or, à Rome,
en ce temps -là, dans le sens littéraire de l'un et Tatitre mot, la
canaille et les délicats, c'était presque tout un. On ne distinguait pas
(1) Nous empruntons quelques-uns des détails qui suivent, mais en prenant sur
nous la responsabilité de l'arrangement, au livre de M. Auguste Couat : Étude sur
Catulle. Paris, 1875. Thoiin. Il a récemment paru du môme auteur un livre infini-
ment profitable à létude à la fois des deux littératures, grecque et romaine, et de
Catulle eu particulier : la Poésie alexandrine sous ks trois F.tolémées. Paris, 1882;
Hachette.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
encore, selon le mot d'Horace, la plaisanterie spirituelle de l'insolente
rusticité. La curiosité de l'intelligence, vivement éveillée, capable de
goûter les finesses de l'alexandrinisme, était en avance, pour ainsi dire,
sur la rudesse des mœurs et la vulgarité des habitudes mondaines.
Quand on grattait ces soupeurs qui savaient apprécier les jolies baga-
telles du poète, on retrouvait le paysan du Latium, qui s'égayait, au
moment du vin, à/afre le mouchoir. La raillerie, comme à la campagne,
s'attaquait surtout aux défauts ou disgrâces physiques. Je sais bien
que, jusque dans Horace, la grossièreté du vieux temps continuera de
s'étaler, mais ce ne sera plus de la même manière naïvement impu-
dente. Au temps de Catulle, la délicatesse n'avait pas encore passé de
l'esprit dans les manières. Quand il s'élevait seulement un nuage sur
les amours du poète et de sa Lesbie, le docte traducteur de Calli-
maque s'échappait en injures de corps de garde. Cette société très
corrompue ne s'était pas encore assimilé la civilisation grecque. Elle
s'essayait à h politesse, elle n'y touchait pas encore. Et sous son élé-
gance toute superficielle, elle manquait étrangement de goût. — Il me
paraît que, si l'on examine à quel moment de notre histoire la plupart
de ces traits conviennent, on trouvera que c'est au xvr siècle, dans le
temps précis que le contact des mœurs italiennes opérait sur la cour
des Valois le même effet qu'à Rome, sur les contemporains de César, le
contact des mœurs de la Grèce.
Il est plus délicat de parler de la langue de Catulle. Si cependant
nous y croyons discerner de l'archaïsme, nous pourrons bien nous
tromper sur le choix des exemples; nous ne nous tromperons pas au
moins sur le caractère général du style, puisque nous en avons pour
garant le témoignage d'Horace, en ses Satires. Et, tout de même encore,
si nous nous permettons d'y signaler du néologisme, il n'importera
guère que nous nous méprenions sur un point particulier; nous ne
nous méprendrons pas au moins sur le fait, puisque Catulle apparte-
nait à l'école de ces veûrepoi, dont Cicéron se moque en plusieurs
endroits de sa Correspondance. On reconnaît, à ce conflit de l'ar-
chaïsme et du néologisme, une langue incertaine encore de la direc-
tion qu'elle prendra. C'est ainsi qu'il y a dans notre Ronsard quelque
résidu de k langue de Marot et de Villon, mais quelque promesse
aussi de la langue de Malherbe et de Corneille. Tel madrigal de
Catulle est tout à fait dans le grand goût de TibuUe et d'Horace, et
telle de ses épigrammes dans le goût trop salé de Lucilius et de Plaute.
Les élémens du grand style sont déjà comme en présence les uns des
autres, et l'art de les juxtaposer, ou de les souder même, est déjà connu,
mais ils ne sont pas encore fondus ensemble, l'alliage est imparfait,
la substance du métal n'est pas encore et partout homogène. Un autre
trait concorde à celui-ci. Les critiques signalent dans les vers de Catulle
REVUE LITTERAIRE.
461
un nombre assez considérable de termes populaires qui, dans l'âge sui-
vant, ont disparu du bon usage. Mais, d'autre part, ils y notent una-
nimement de la mignardise et de l'afféterie, par exemple dans un
fâcheux abus qu'il se permet des diminutifs. C'est une preuve que,
dans la langue de son temps, la séparation n'est pas encore faite entre
l'idiome vulgaire et l'idiome littéraire. On sent le prix de la simplicité,
d'une part et, faute d'y pouvoir toujours atteindre, on y supplée par la
grossièreté. Mais, d'autre part, on sent le prix aussi de la distinction,
et, faute d'y pouvoir atteindre, on y supplée par la recherche. C'est ainsi
que, des hauteurs où la Pléiade, pindarisant et pétrarquisant, guindait
son orgueilleuse prétention, nous la voyons quelquefois qui retombe
de toute sa hauteur, à la grossièreté de l'ancien fabliau. Il est égale-
ment demeuré dans Catulle quelque chose du parler des ponefaix de
Rome, tandis que, d'autre part, il dérobait à l'école d'Alexandrie ses
plus subtils rafTinemens. Et ainsi, ce que nous pouvons juger de sa
langue s'accorde avec ce que nous savons de son temps, pour nous
faire voir en lui le représentant d'un art intermédiaire entre l'art qui
vient de finir et celui qui n'est pas encore né : telle fut exactement,
comme on sait, la situation de nos poètes du xvi* siècle.
Un dernier trait achève la ressemblance : Catulle, comme Ronsard ,
comme Du Bellay, comme Baïf, est un poète savant, qui travaille,
d'après des modèles, à l'enrichissement de la langue et la perfection
des formes poétiques. Ses pièces les plus considérables, — l'Attis^ la
Chevelure de Bérénice^ VÈpithalame de Thètis et Pelée, — sont des imita-
tions ou des traductions. Un autre épithalame, celui dont nous avons
rappelé plus haut quelques fragmens, est traduit, pour une part, d'une
idylle de Théocrite, pour une autre, vraisemblablement, d'un hyménée
saphique, — et, pour le reste, qui sait encore de quelle autre pièce
perdue? Un troisième épithalame encore, celui des noces de Manlius
Torquatus et de Junia Aurunculeia, s'il parcourt l'une après l'autre
toutes les cérémonies successives du mariage romain, le mètre toute-
fois en est grec, et la strophe, et le premier couplet, et le refrain lui-
même. Il n'est pas enfin jusqu'à telle pièce où Lesbie, ce jour-là, fut
traitée comme une a Iris en l'air, »
Ille mi par esse deo videtur...
qui ne soit presque littéralement traduite de Sapho. Si maintenant
j'avais la compétence nécessaire pour entrer dans le détail épineux de
ces questions de métrique, je crois que je pourrais montrer que les
innovations de Catulle :-ontdu même ordre à peu près que dans l'his-
toire de notre poésie les réformes de Ronsard. C'est lui qui, le premier,
par exemple, a introduit dans la langue latine ces combinaisons de
A62 REVUE DES DtiUX MONDES.
mètres et, si je puis ain'^i dire, ces architectures de strophes dont
Horace allait faire un si heureux usage, comme notre Ronsard ces nou-
veautés rythmiques dont Malherbe, et de nos jours surtout les roman-
tiques, devaient tirer le parti que l'on sait. Et de même encore que
Ronsard devait assouplir ce grand alexandrin dont le xvn^ siècle allait
faire le vers type de la poésie française, c'est Catulle qui, plus qu'au-
cun autre, a façonné le génie de la langue latine aux lois du distique
de Tibulle et de Properce, comme aux luis de l'hexamètre épique de
Virgile. Quoi qu'il en soit, au surplus, de ces points particuliers, l'une
et l'autre tentative allait au même but : il s'agissait, pour Catulle
comme pour Ronsard, de hausser le ton de la poésie nationale, et de
faire sonner à la langue quelque chose de plus noble que la satire de
Lucilius ou la gauloiserie cynique de Villon : et c'est là vraiment l'im-
portant.
Et que l'on ne dise pas ici, comme on en pourrait être tenté, qu'il
n'a pas manqué, dans l'histoire de la littérature française et de la lit-
térature latine, d'autres s^iècles que celui de Catulle et celui de Ron-
sard où les mêmes conditions se seraient trouvées toutes réunies. Car
il ne suffirait pas de le dire, mais il faudrait encore le prouver. Et puis,
ce serait conf^ondre deux choses qui, pour se ressembler quelquefois,
du moins en apparence, ne laissent pas au fond de différer prodigieu-
sement entre eUes : l'imperfection de ce qui commence et la corrup-
tion de ce qui finit. L'assimilation que je crois pouvoir faire de Catulle,
comme le plus brillant imitateur de l'alexandrinisme à Rome et le
représentant le plus illustre de toute une nombreuse école, avec nos
poètes du XVI* siècle, ne saurait être utilement combattue que si l'on
prouvait au préa'able que le point de perfection de la poésie latine est
en-deçà de Virgile et le point de waturiié de l'art d'écrire en vers fran-
çais en-deçà de Racine. En d'autres termes encore : je n'exprime point
ici d'opinioa personnelle, c'est-à-dire qui dépende en aucun degré du
plaisir que j'éprouverais à lire C jtulle ou feuilleter Ronsard : c'est une
déduction de littérature comparée. Quelle est la valeur propre de Catulle,
je n'en sais rien. Qiel est le mérite original et pour ainsi dire indivi-
duel de Ronsard, je l'ignore. Ce que je dis uniquement, c'est qu'il
y a eu dans l'histoire des lettres latines une époque des moeurs, de la
langue, de la poésie, dont Catulle est le représentant, d'une part; que,
d'autre part, il y a dans l'histoire de la littérature française une époque
évidemment caractérisée p:ir un même état de la poésie, de la langue,
des mœurs; et que cette époque est celle de Ronsard. N'est-ce pas
comme si je disais qu'il y a eu peut-être un temps de traduire Catulle
en vers, mais que ce temps est passé?
Je pousserai la comparaison jusqu'au bout en mettant le lecteur à
même de la faire, et plaçant quelques vers de la traduction de M. Ros-
REVUE LITTÉRAIRE. A63
tand en regard de la traduction des mêmes vers par nos poêles du
xvr siècle.
Il me semble le pair d'un Dieu, que dis-je? môme
Plus qu'un Dieu, — si parler ainsi nVst un blasphème, —
Celui qui peut venir souvent s'asseoir, rester
Face à face avec toi, contempler, écouter
Ton doux rire... Oui, ce m'e^t, ô malheureux qui t'aime.
Assez pour mo ravir tous mes sens! Quand mes yeux
Te voient, Leshie, il n'est plus rien qui vaille mieux!
Ma langue s'engourdit ; des feux subtils se glissent
Dans mes membres; mes deux oreilles se remplissent
De tintemens confus ; mes regards éblouis
Par la nuit semblent envahis.
On trouvera dans les Amours, au livre V, la traduction de Ronsard,
presque aussi littérale que celle de M. Rostand, J'aime mieux citer
l'imitation de Baïf, plus libre, et je crois, moins connue :
Qui t'ouït et voit vis-à-vis.
Celui, — comme il m'est avis, —
A gagné d'un Dieu la place.
Ou, si j'ose dire mieux.
De marcher devant les Dieux
n peut bien prendre l'audace.
Car, sitôt que je te voi
Ma maîtj'esse, devajnt moi
Parler, œillader ou rire,
Le tout si très doucement,
Pâmé d'ébahi^sement,
Je ne sais que je dois dire.
Moins littérale, et malgré quelques taches, presque plus heureuse
encore est la paraphrase de Remy Belleau :
Nul me semble égaler mieux
Les hauts Dieux
Que celui qui face à face.
T'ouït parler et voit la grâce
De ton souris gracieux.
Ce qui va jusqn au dedans
De niPs sens,
Piller l'esprit qui s'égare,
Car, voyant ta beauté rare,
La voix faillir je me sens.
J'interromps ici la citation. Il y a dans les vers suivans, pour traduire le
tenuis sub artus Flamma demanat,
hdU REVUE DES DEUX MONDES.
Un petit feu qui furette
Dessous sa peau tendrelette,
qui gâte vraiment le morceau, et c'est dommage, car le mouvement
est d'un poète, et pour soutenir peut-être la comparaisonîjavec l'origi-
nal, il n'y manquerait enfin à la passion^que d'être d'un amant (1).
11 faut bien en venir à ce dernier trait qui, maintenant que l'on a vu
les analogies, mesure la distance qui sépare Catulle de nos poètes du
xvr siècle : les autres ont chanté, le poète de Vérone a aimé. C'est ce
ce qui explique, en même temps, qu'il en demeure une partie tou-
jours traduisible et éternellement imitable, comme étant éternelle-
ment humaine, mais une partie seulement.
Catulle n'est pas proprement ce que l'on peut appeler un grand poète,
et pour ma part, je suis si loin, comme on l'a fait quelquefois, de le
mettre au rang d'un Lucrèce ou d'un Virgile, que, si je conviens qu'il
est fort au-dessus d'Ovide, et d'une race d'hommes assurément plus
saine, plus robuste, plus virile, mais non pas plus aimable que l'élé-
gant Tibulle, il le cède au moins en plus d'un point à Properce. Homme
d'esprit, homme du monde, si tant est que ce mot ait un sens à Rome,
savant dans son art, dont il eut le culte et presque la superstition,
imitateur habile des alexandrins, traducteur heureux, il n'a eu du
vraiment grand poète, — ni cette maîtrise dont la supériorité même,
dédaigneuse du tour de force, met à dissimuler l'art le triomphe même
de l'art, — ni ces grandes ambitions dont la témérité généreuse, à
défaut d'un de Natura rerum ou d'une Enéide, peut rencontrer encore
une Pharsale, — ni le souftle enfin, ce souffle qui vivifie les belles odes
d'Horace et qui respire encore dans les Élégies romaines de Properce.
Les épigrammes de Catulle, purgées des obscénités qui les déshono-
rent, auraient-elles pu suffire à nous conserver son nom? J'ose en dou-
ter. Ses madrigaux, — car de quel autre mot pourrais-je mieux carac-
tériser les petites pièces dont le Moineau de Lesbie, s'il n'en est pas le
chef-d'œuvre, est le modèle au moins le plus vanté? — ses madrigaux
sont-ils beaucoup au-dessus de certains madrigaux ou sonnets de Voi-
ture, si ce n'est qu'on y doit louer plus de naturel et de franchise dans
la galanterie? Et quant à ses poèmes plus considérables, dont nous
avons déjà rappelé les titres, que l'on prenne la Chevelure de Bérénice
ou V Épithalame de Thèiis et Pelée, outre qu'ils sont d'une facture
(1) La plupart de ces citations sont tirées du recueil en trois volumes publié par
M. L. Becq de Fouquières à la librairie Charpentier. Poésies choisies de Batf, 1874-
OEuvres choisies de Joachim du Bellay, 1876. OEuvres choisies des poètes français du
XVI* siècle. Voyez aussi Sainte-Beuve : Tableau de la poésie française, dont on devrait
bien nous donner une bonne et belle édition, plus digne du livre et plus digne de
Sainte-Beuve.
REVUE LITTÉRAIRE. â65
laborieuse et, de plus, assez mal composés, je ne vois enfin que l'épisode
de VArianc qui soit du premier ordre, et pour emprunter l'expression
de Du Bellay, où l'on sente frémir a la divinité de l'invention. »
I Mais, vers l'âge de vingt-cinq ou trente ans, cet homme d'esprit, ce
(versificateur habile a aimé, passionnément aimé, comme on a rare-
ment aimé dans la contrainte des mœurs antiques, aimé presque
comme un moderne; et, pour chanter les joies ou les tristesses, les
victoires ou les trahisons de l'amour, il a trouvé des accens où vibre
encore, après dix-neuf cens ans, ce qu'il y a de plus universel et de
plus profondément humain dans l'amour. Avec quels traits d'une grâce
sensuelle, et dans quelle attitude sculpturale, selon le génie plastique
des anciens, n'a-t-il pas su peindre l'entrée de sa Lesbie dans la petite
maison complaisante qui cacha leurs premiers rendez-vous :
Quo sua se molli candida diva pede
lûtulit, et trito fulgentem in limine plantam
Innixa arguta constituit solea.
Elles sont de lui, dans la simplicité de leur expression devenue clas-
sique (ou du moins c'est son nom qui pour nous y demeure attaché), ces
joUes images, de la fragilité féminine dont il faut écrire les sermenssur
le mobile cristal des eaux et sur l'aile rapide des vents, ou de l'amour
encore, brisé par la défiance comme la fleur des champs que tranche
le soc indifférent de la charrue. Mais plus tard, quand les mauvais jours
ont commencé de luire, de quels stigmates n'a-t-il pas marqué l'éter-
nelle contradiction des amours fatales dont l'indignité même de l'ob-
jet aimé ne peut débarrasser la victime ?
Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris ?
Nescio, sed fieri sentio et excrucior.
Et ailleurs, enfonçant plus profondément encore : « 0 Lesbie ! quand
tu reviendrais honnête, je ne pourrais t'estimer, et cependant, même
dans la honte, il faut que je continue de t'aimer ! » Oui, sans cet amour,
Catulle occuperait dans les lettres latines à peu près le même rang que
Ronsard dans les lettres françaises. Mais cet amour l'a élevé au-des-
sus de lui-même, et il ne pourrait pas se plaindre, en vérité, même d'en
être mort, puisqu'il lui doit de vivre encore. Et c'est justice. Car ils se
comptent facilement, dans toutes les littératures, ceux qui ont trouvé
de tels accens. Mais surtout ils se comptent ceux qui ont aimé avec
cette passion. Un grand amour, en ce monde, n'est guère plus commun
qu'une grande ambition. Le génie lui-même est à peine plus rare, el
c'est pourquoi sans doute, comme il est advenu pour Catulle, on les
confond si souvent avec lui.
Essaierons-nous en terminant de préciser le jugement par une de
lOMB nv. — lbij2. 30
ACO REVUE DES DEUX MONDES.
ces comparaisons, dont peut-être on abuse, entre Catulle et quelqu'un
de nos poètes modernes, André Chénier, par exemple, ou Alfred do
Musset? André Chénier, passe encore, mais Alfred de Musset! u Je
suis content que vous fassiez cas d'Alfred de Musset, écrivait un jour
Mérimée à son inconnue, et vous avez raison de le comparer à Catulle;
mais Catulle écrivait mieux sa langue. » M. Rostand a pris trop au
sérieux cette boutade de Mérimée ; il en a même tiré un parallèle
dans les formes entre Catulle et Musset. Sans doute, si Mérimée vou-
lait dire que Catulle savait mieux que Musset les raisons démonstra-
lives de ses propres beautés, il disait vrai, parce qu'à Rome, un poète
était toujours plus ou moins un grammairien, les études grammaticales
y ayant toujours été le fondement et le support du développement
littéraire. Mais au reste, et tout dégagé qu'il fût, ou qu'il se crût, de
toute espèce de préjugés, je ne craindrai pas de dire qu'à parler ainsi
de Catulle il y mettait quelque chose de cette superstition que l'on pro-
fesse parfois ponr les anciens. Que Catulle soit un vrai poète, ce serait
blasphémer que d'y contredire, mais Musset est un grand poète, — et,
quoi qu'en ait dit Sainte-Beuve, dont on doit se souvenir toujours
qu'il n'a jamais pu prendre sur lui de rendre pleinement justice à
Musset, — la comparaison n'est pas plus exacte entre Catulle et Mus-
set qu'elle ne le serait, — toutes proportions gardées et toutes com-
pensations faites, — entre Térence et Molière. Tenons-nous-en à André
Chénier.
ISous aurions voulu pouvoir trouver la traduction de M. Rostand
meilleure, et non pas plus exacte, nous avons dit qu'elle l'était, mais
au contraire plus libre, l'exactitude, en pareille occurrence, ou plutôt,
selon le mot de M. Rostand, la lUtèralitè, risquant fort d'être la pire
infidélité. La tentative n'en fait pas pour cela moins d'honneur à
M. Rostand. C'est qu'en effet il y a là une question d'exécution qui
n'est rien, et une question de principe qui est tout. M. Rostand croit
que c'est en vers qu'il faut traduire un poète, et nous croyons au con-
traire, pour nous, que c'est en prose : le lecteur jugera. Car nous ne
voudrions détourner personne de lire ou de relire Catulle, à cette
occasion. La biographie du poète que M. Rostand a mise en tête du
volume est des plus intéressantes; nous avons essayé de donner une
rapide et trop brève idée de l'intérêt du commentaire; on a toutes rai-
sons d3 croire que le texte est le meilleur qu'il y ait dans l'état présent
de la science philologique; et puisque la traduction enfin en serait
excellente si elle était en prose, — il est facile de l'y mettre.
F. Brunetiêrë.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre.
L'ouverture des chambres françaises n'a point eu, certes, l'autre
jour, l'éclat qu'elle a dans d'autres pays, qu'elle a eu en France même
dans d'autres temps, lorsque le souverain allait présider à l'inaugura-
tion des travaux parlementaires. Elle s'est faite cette fois simplement,
modestement. Les sénateurs et les députés, qui étaient dispersés la
veille dans leurs provinces, se sont trouvés réunis le lendemain pour
entendre à leur retour des vacances une honnête déclaration ministé-
rielle qui a été accueillie avec calme. Tout s'est passé sans bruit, sans
mouvement, non cependant sans une certaine apparence de préoccu-
pation et de réserve qui tient à la gravité des choses. S'i! y a, en effet,
aujourd'hui, au moment oii s'ouvre cette session extraordinaire de fin
d'année, un phénomène frappant, caractéristique, c'est le sentiment
universel d'un danger croissant. Les optimistes à outrance, ceux qui, par
esprit de parti ou par fanatisme de secte, se croient intéressés à
déguiser la vérité, peuvent essayer encore de s'étourdir par leurs jac-
tances. Le fait n'existe pas moins. 11 y a un peu partout ce sentiment
que les affaires de la France sont dans une mauvaise voie, que ces
derniers mois ont laissé entrevoir les progrès d'un mal redoutable,
qu'on a par trop abusé de tout, que la république, en un mot, touche,
elle aussi, à cette heure fatidique où elle n'a plus une seule fautônà
commettre. Un peu partout il y a cette persuasion intime, instinctive,
que jamais peut-être, depuis nombre d'années, le parlement ne s'est
réuni dans des circonstances plus critiques, et, si cette dernière décla-
ration ministérielle, qui a suppléé à l'ancien discours do la couronne
dans une séance qui n'a eu rien d'imposant, a été froidement reçue,
c'est qu'elle a paru ne répondre que d'une manière insuflisante aux
nécessités, aux préoccupations du moment. Elle a semblé n'être qu'un
programme assez incohérent, accompagné d'une sorte d'adjuration
banale à la paix, à la concorde, pour persuader à la chambre de ne
468 REVUE DES DEUX MONDES.
rien précipiter pendant ces quelques semaines de session extraor-
dinaire, de se borner pour l'iusiaiit au plus pressé, à l'expédition du
budget.
Oh ! assurément, ce n'est pas que cette déclaration lue l'autre jour
aux chambres ne soit pleine de bonnes intentions et que le ministère
qui est né au mois d'août, qui a la meilleure volonté de vivre, ne se
montre sensible à quelques-unes des nécessités publiques qui le pres-
sent. Arrivé au pouvoir dans des conditions difficiles, à la suite d'une
série de troubles ministériels et parlementaires, surpris depuis qu'il
existe par des explosions d'anarchie qui sont un avertissement en
même temps qu'une menace, le ministère ne demanderait évidemment
pas mieux que d'éviter des crises nouvelles dont il serait la première
victime, de reprendre une posiiion plus forte. Il a soigneusement étu-
dié son programme. Il ne craint pas de désavouer les « solidarités
compromettantes, » et il parle de l'ordre avec la bonne volonté de le
maintenir « d'une main ferme, » de réprimer « avec calme, sans fai-
blesse » toutes les tentatives qui pourraient le troubler. 11 n'hésite
pas à rappeler que l'ordre intérieur énergiquement maintenu, l'esprit
de suite dans la politique, sont les conditions premières de l'influence
extérieure. Le ministère dit une foule de choses justes, qui ne sont
pas toujours nouvelles , sur l'observation des lois , sur la conci-
liation, sur l'apaisement, sur la nécessité de s'entendre pour sévir
contre « les malfaiteurs qui colportent la sédition et la menace. »
Il a aussi de l'orgueil : il attend la discussion sur ce qu'il a fait et
sur ce qu'il proposera. Il ne veut en aucun cas accepter de « vivre
au jour le jour, de majorités accidentelles, sans solidité, sans sécu-
rité. » 11 a l'ambition de trouver dans le parlement «une majorité réso-
lue à donner à la république un gouvernement durable et fort, un
gouvernement décidé à défendre au dehors les intérêts permaneus de
la France, au-dedans l'ordre et la liberté, à imposer énergiquement à
tous le respect absolu des lois. » Rien certes de plus honnête, de mieux
intentionné, et M. le président du conseil a bien raison de croire qu'a-
vec tout cela on peut s'assurer « les garanties d'une existence poli-
tique stable. » Seulement c'est là toujours la question. La diflîculté
est de sortir du vague, de traduire toutes ces honnêtes paroles dans la
réalité, de préciser un système de conduite pratique sans lequel toutes
les promesses de gouvernement durable et fort ne sont que de déce-
vantes banalités. 11 faut en arriver aux faits. 11 faut oser se dire que,
si la situation a pris de jour en jour une gravité croissante, c'est qu'on
a laissé, depuis quelques années, l'esprit de parti et de désorganisa-
tion s'attaquer à tout, à la magistrature, à l'armée, aux finances, à
l'ordre administratif, à la liberté des croyances, et que, si on veut
enfin remédier à un mal devenu criant, il n'y a pas d'autre moyen
que de revenir aux conditions essentielles ô'une politique réparatrice.
BEVUE. — CHRONIQUE. /169
Il faut avoir le courage d'accepter les conséquences de la politique à
laquelle on semble se rallier, — et, à ne prendre qu'une question qui
paraît destinée à être le principal objet des discussions des chambres
dans cette session extraordinaire, M. le président du conseil, l'auteur
du récent programme ministériel, pput s'interroger lui même : croit-il
prévenir ou atténuer les dangers évidens de la situation financière en
laissant un collègue assez inexpérimenté revenir sur des combinaisons
acceptées, livrer aux chambres un budget revu et corrigé, pour désar-
mer quelques hostilités de parti?
Que cette situation financière, sur laquelle la chambre a déjà lon-
guement discuté et discute encore, qui sera probablement d'ici à peu
dans le sénat l'objet d'un examen plus attentif et plus approfondi, que
cette situation en soit venue par degrés à n'être pas sans danger, c'est
désormais un fait avéré. Elle s'est aggravée, non parce qu'il y a eu de
ces contretemps qui déjouent toutes les prévisions, ou parce que la
France a cessé d'être industrieuse et active, mais parce qu'on a abusé
de toutes les ressources pour suffire à des fantaisies de domination,
dans un intérêt de parti. On a abusé de tout, de la prospérité même
dont les plus-values d'impôts paraissaient être l'expression, du cré-
dit, de la libéralité du pays, prodigue de ses dons, de la facilité des
chambres, toujours promptes à voter ce qui sert leurs préjugés et leurs
passions.
Parce qu'il y avait des plus-values, des excédens de recettes, on s'est
cru autorisé à multiplier les dépenses, à créer des listes civiles pour
des clientèles de nouveaux pensionnaires, à augmenter les dotations,
à disposer sans compter des budgets de l'état et des communes, à
répandre les millions sous toutes les formes. Parce que les travaux des
ports, des chemins de fer, des canaux sont certainement utiles, on n'a
trouvé rien de mieux, pour aller plus vite, que de rouvrir le grand-
livre, d'ajouter aux dettes tristement inévitables de la guerre les dettes
de la paix. On a imaginé un gigantesque programme qui devait être
un danger ou une déception. Un homme qui est depuis longtemps mêlé
à ces affaires de chemins de fer, qui a été sous-secrétaire d'état dans
le ministère de M. Garabetta, et qui ne peut être soupçonné de vouloir
trahir la politique républicaine, faisait récemment à ses électeurs la
confi ience que le « fameux plan, » tel qu'il a été mis en pratique, n'a
servi qu'à satisfaire des appétits locaux, des intérêts d'élection et à
s'assurer une majorité dans la chambre. Voilà qui est un aveu singu-
lier! L'auteur de ces révélations exagérait probablement un peu, dans
une intention d'hostilité rétrospective contre M. de Freycinet. Il n'est
pas moins vrai que, pour des travaux qui ont sans doute leur utilité,
mais dont l'exécution devrait toujours être mesurée à l'état des res-
sources publiques, on s'est jeté tête baissée dans la voie aventureuse
des emprunts; on a fait exactement le contraire de ce que font les
h70 REVUE DES DEUX MONDES.
plus puissantes nations, de ce qu'a fait l'Angleterre depuis 1815, de
ce qu'ont fait les États-Unis depuis la guerre de la sécession et de ce
qu'ils font encore. Au lieu d'éteindre la dette, on a déchaîné les
dépenses, si bien qu'on en est aujourd'hui non plus à k milliards
jugés d'abord nécessaires pour l'exécution du plan de M. do Freyci-
net, mais à une prévision de 9 milliards! La politique républicaine,
en un mot, semble avoir consisté à abuser de la prospérité et des plus-
values, à se servir de l'emprunt, en même temps que, d'un autre côté,
elle se faisait un jeu d'inquiéter le crédit par des propositions chimé-
riques, par des menaces de rachat des chemins de fer. Qu'en est-il
résulté? C'est qu'à la fin tous les ressorts de la puissance financière se
sont fatigués. Le crédit de l'état s'est senti plus ou moins atteint, puis-
qu'il a incontestablement fléchi depuis quelques années. Le mouve-
ment de prospérité s'est ralenti ; les excédens ont commencé à
décroître, les déficits ont reparu dans le budget, et après le plus
prodigieux essor de richesse la gêne s'est manifestée de nouveau dans
les finances publiques.
Lorsque M. Léon Say arrivait au pouvoir aux premiers mois de l'an-
née, il avait devant les yeux cette situation, et, dans la pensée d'arrêter
les progrès du mal, il avait mis comme condition de son entrée aux
affaires qu'il n'y aurait « ni emprunt, ni conversion, ni rachat des
chemins de fer. » L'objet évident de sa politique financière était de
rassurer le crédit, de raviver une certaine confiance en commençant
par fermer, pour ainsi dire, la boîte aux surprises et en cherchant
ensuite par une série de procédés ingénieux à remettre la vérité et
l'équilibre dans le budget ordinaire. Il ne voulait pas, d'un autre côté,
suspendre tout à coup les travaux inscrits au budget extraordinaire et
alimenté par des ressources d'emprunt; mais pour ces travaux il ne
voulait recourir ni à des émissions nouvelles de rente ni à des emprunts
à la dette flottante. Il croyait pouvoir suffire à tout par des combinai-
sons particulières, et une de ces combinaisons, la principale, était une
convention par laquelle la compagnie d'Orléans s'engageait à un rem-
boursement considérable. Cette œuvre financière de M. Léon Say, qui
était devenue l'œuvre de la commission du budget et de son habile
rapporteur. M, Ribot, elle avait été chaudement discutée dans la
chambre; elle était sortie victorieuse de la discussion et, au mois de
juillet, elle était même à peu près adoptée dans ses principes essentiels.
Là-dessus arrive au 7 août un nouveau ministre des finances, M. Tirard.
Au premier abord, le nouveau ministre a une mission bien facile : il
trouve une œuvre toute prête, déjà plus qu'à demi acceptée, il n'a qu'à
demander à la chambre de la sanctionner jusqu'au bout. Pas du tout,
M. Tirard a des scrupules; il accepte le budget ordinaire de M. Léon
Say, il n'accepiB pas le budget extraordinaire, ou du moins il finit par
renoncer à la convention avec la compagnie d'Orléans, — et pourquoi
REVUE. — CHRONIQUE. A71
abandonne-t-il cette convention ? C'est qu'évidemment il veut donner
une certaine satisfaction aux adversaires des grandes compagnies, aux
partisans du rachat des chemins de fer. Comment remplacer cepen-
dant la somme qui vient de disparaître du budget! C'est bien simple:
on présume que les pluies de la saison auront interrompu les tra-
vaux, que l'argent déjà voté n'aura pas été dépensé et qu'avec cela on
pourra suffire à tout. Malheureusement, vérification faite, il se trouve
que les pluies n'ont pas rendu le service qu'on leur demandait, que
les travaux sont engagés, que les sommes ont été ordonnancées. Voilà
le déficit qui reparaît, qui dans tous les cas dépassera 100 millions.
Comment sortir de là? Oh! c'est encore plus simple que tout le reste.
M. Tirard fera appel à la dette flottante, de sorte qu'au bout de tout
on en revient à cet expédient d'un emprunt plus ou moins déguisé,
d'un accroissement démesuré, toujours dangereux, de la dette flottante,
à moins qu'on n'émette des bons du trésor, — et c'est là ce qui s'ap-
pelle relever l'ordre financier si étrangement compromis !
Tout se tient, et si le gouvernement est si peu fixé dans les affaires
de finances, c'est qu'il n'est pas bien sûr de ce qu'il peut ni même de
ce qu'il veut dans sa politique, c'est qu'il se sent pris dans une situa-
tion dont il ne méconnaît pas la gravité, mais à laquelle il n'a pour le
moment à opposer que des paroles. Il a une certaine tentation de
vouloir quelque chose, il met de bonnes intentions dans son pro-
gramme: l'embarras, pour lui, est de faire passer ses intentions dans
ses actes, dans son attitude, dans la direction de sa politique. Il ne
peut échapper à une sorte de contradiction permanente qui éclate un
peu partout, sous toutes les formes, qui tient à la division ou à la con-
fusion des conseils et des idées.
Que peut-on croire? Le ministère, qui a omis un certain nombre de
questions délicates dans sa déclaration, a cru néanmoins utile de dire
qu'il était temps d'en finir avec l'éternelle réforme judiciaire et qu'il
croirait obéir au vœu du pays en présentant à son tour ses vues sur ce
sujet. Ces vues n'ont probablement rien d'extrême. Le gouvernement
n'est pas pour l'élection des juges; il ne doit pas ignorer, puisqu'il
parle si souvent de l'ordre, qu'une des conditions de cet ordre est
d'avoir une magistrature indépendante, et au fond il n'est pas opposé
au principe de l'inamovibilité. Qu'en est-il cependant en pratique?
M. le garde des sceaux a, paraît-il, en réserve un projet qui ne serait
tout simplement qu'une suppression subreptice et mesquine de l'ina-
movibilité, qui, en permettant des épurations nouvelles, laisserait les
juges à la discrétion et merci de tout ministre de passage à la chan-
cellerie. M. le ministre de l'iustruction publique, de son côté, fait des
circulaires pour recommander aux préfets la modération et la pru-
dence au sujet de l'enlèvement des emblèmes religieux et crucifix
placés jusqu'ici dans les écoles. H ne veut, dit-il, rien qui ressemble à
472 REVUE DES DEUX MONDES.
une « croisade iconoclaste, » à une guerre aux croyances des familles.
Fort bien I Pendant ce temps, le nouveau préfet de la Seine, à peine
arrivé à son poste, à la première sommation du conseil municipal de
Paris, se hâte d'entrer en campagne et revient en triomphe avec quel-
ques malheureux crucifix enlevés dans deux ou trois écoles. Que faire ?
le conseil municipal l'a voulu! M. le président de la république lui-
même reçoit, ces jours passés, à l'Elysée un nouveau nonce pontifical,
W' di Rende, et, dans cette audience, il parle avec cordialité des inté-
rêts religieux, des rapports de la France et du saint-siège. C'est le
langage officiel; mais en mêœe temps, dans tout ce monde républi-
cain, auquel le gouvernement demande une majorité qui ne soit pas
« accidentelle, » c'est une sorte de déchaînement fébrile et puéril
contre tout ce qui est religieux, contre les évêques, contre les traite-
mens et subventions ecclésiastiques, contre le budget des cultes. Il
s'est même trouvé hier dans la chambre une majorité, — on ne sait
pas si elle est « accidentelle » cette fois , — qui a supprimé à peu
près le traitement de M. l'archevêque de Paris. Il est vrai qu'elle a
défait un instant après ce qu'elle venait de faire et qu'on ne sait plus
ce qu'on a voté.
Il faut cependant sortir de là et en venir à plus de clarté dans
les situations. Un républicain qui a été associé comme préfet de
police à l'exécution des décrets contre les congrégations et qui était
récemment ambassadeur à Madrid, M. Andrieux, n'a pas craint ces
jours derniers de dire tout haut qu'il y avait un ralentissement sen-
sible dans l'adhésion du pays à la république. Ce ralentissement est
dû à bien des causes sans doute; mais, dans tous les cas, comme l'a
dit M. Andrieux, cette répugnante guerre de petits esprits contre les
croyances religieuses n'est point certainement étrangère à l'immense
lassitude de l'opinion. Eh bien ! le moment est venu de savoir si la décla-
ration lue l'autre jour par M. le président du conseil n'est qu'une bana-
lité ou si elle signifie que le gouvernement a le sentiment de cette
situation, qu'il est décidé à rétablir un peu d'ordre en France avec
l'appui de tous ceux qui mettent la sauvegarde du pays bien au-dessus
des intérêts et des passions de partis.
Certes, c'est une vérité plus d'une fois justifiée dans le passé, plus
que jamais confirmée par tout ce qui se passe aujourd'hui : on ne fait
pas des finances, on ne fait pas du gouvernement, on ne fait pas, en un
mot, de l'ordre avec du désordre, avec de stériles agitations intérieures,
et avec des confusions de partis on fait encore moins de la politique
extérieure, on assure encore moins à son pays un rôle sérieux dans le
monde. On s'en est bien aperçu, il y a quelques mois, lorsque la France,
livrée à des politiques de fantaisie, a déclaré pour ainsi dire son incom-
pétence dans ces affaires d'Egypte, dont elle avait eu jusque-là le droit
de s'occuper et devant lesquelles elle s'est sentie brusquement para-
REVUE. — CHRONIQUE. Û73
lysée ou désarmée. Aujourd'hui les évônemens ont marché. L'Angle-
terre, qui a sans doute srs embarras intérieurs, mais qui ne se laisse
pas arrêter quand ses intérêts nationaux sont en jeu et qui a un gou-
vernement pour agir, l'Angleterre est allée dans la vallée du Nil; elle
a dispersé à Tell-el-Kebir cette armée insurrectionnelle qui était un
fantôme, et elle occupe militair ement TÉgypte, selon le mot de M. le
président du conseil. La question est maintenant de savoir ce qu'elle
se propose de faire de sa conquête, quelles conséquences elle prétend
tirer d'une intervention dont elle a accepté seule la responsabilité et
dont elle ne paraît pas dispos ée à partager les avantages. Le cabinet
de Londres ne refuse sûrement pas de s'entendre avec tout le monde,
de négocier soit avec le sultan pour adapter l'ancienne suzeraineté à
un ordre nouveau, soit avec la Fran ce pour la transformation du con-
trôle financier exercé jusqu'ici en commun par les deux nations. L'An-
gleterre n'est pas moins pour le moment s ur les bords du Nil une pro-
tectrice armée, quasi- souveraine, visiblement préoccupée de créer une
situation dont elle puisse demeurer l'unique arbitre. C'est là désormais
le point délicat sur lequel se fixent tous les regards.
L'Angleterre a envoyé à Alexandrie et au Caire comme ambassadeur
de circonstance ou com missaire supérieur son représentant à Constan-
tinople, lord Dufferin. Après les armes, la diplomatie entre directe-
ment en action sur les bords du Nil. De quoi a été chargé au vrai un
personnage si considérable, si bien fait par sa position et par ses qua-
lités reconnues pour représenter avec autorité la politique anglaise?
Lord Dufferin, assure M. Gladstone, est allé s'entendre avec l'agent
britannique, sir Edward Malet, pour la réorganisation de l'Egypte.
Toujours est-il qu'avec cette mission d'une importance un peu mysté-
rieuse a coïncidé tout d'abord un acte du khédive supprimant le con-
trôle anglo-français. Il est clair que, dans la pensée de l'Angleterre, cette
institution du contrôle est destinée à disparaître. Seulement une insti-
tution qui ne dépend pas du khédive seul, qui a eu un caractère diplo-
matique, ne peut pas évidemment disparaître sans qu'il y ait des com-
pensations, des garanties nouvelles offertes par l'Angleterre, acceptées
par la France. Les négociations courtoises et amicales dont M. le pré-
sident du conseil a parlé l'autre jour dans sa déclaration, ont sans
doute trait à cet objet, et la réserve gardée jusqu'ici par les deux gou-
vernemens démontre que la question n'est pe ut-être pas aussi facile à
résoudre qu'on aurait pu le croire. On disait récemment que l'amitié de
deux grandes nations était d'un intérêt bien supérieur à quelques inci-
dens, à quelques détails de la réorganisation de l'Egypte. Assurément
l'intérêt général d'une entente cordiale entre la France et l'Angleterre
est fait pour dominer les dissentimens secondaires et vaut bien quel-
ques sacrifices. Encore faut-il cependant que le prix de cette amitié
soit également senti des deux côtés; et si, dans ces négociations nou-
474 REVUE DES DEDX MONDES.
velles qui paraissent engagées, la France a les inconvéniens de sa posi-
tion, si elle n'a pas l'autorité qu'aurait pu lui donner une participation
active à l'expédition d'Egypte, elle a du moins un avantage : elle ne
peut pas être soupçonnée de vouloir créer des difficultés à l'Angleterre
ou raviver des conflits; elle défend sans arrière-pensée, le plus pacifi-
quement du monde, ce qu'elle peut sauver de ses intérêts traditionnels
et légitimes, elle ne réclame que des garanties qui profiteront à l'Eu-
rope. La France s'est certes conduite en puissance amie avec l'Angle-
terre; elle l'a complimentée de ses succès et lui a même dit que« sa
victoire aurait d'heureuses conséquences pour la France à Alger et à
Tunis. » Si l'Angleterre à son tour est prévoyante, elle évitera sûre-
ment de laisser dans ses rapports avec la France le mauvais souvenir
d'un abus de ses succès et de sa prépondérance en Egypte.
D'ici à peu de jours, les parlemens seront rassemblés un peu par-
tout et pourront évoquer ces affaires qui sont un objet de préoccupa-
tion commune. Ils sont déjà réunis à Londres, à Pesth, à Paris; ils
vont se réunir dans quelques autres pays de l'Europe, en Allemagne,
en Italie, et ici, à Berlin comme à Rome, ces parlemens ont le mérite
d'être tout nouveaux, d'avoir été récemment élus. En Prusse et en
Italie, les élections se sont faites il y a quelques jours à peine, et dans
les deux pays, elles n'ont pas laissé d'avoir leur signification particu-
lière si elles n'ont pas une importance égale. Elles semblent marquer
une certaine phase assez caractéristique dans le mouvement intérieur
des deux nations. Les élections prussiennes, comme toutes 1rs élec»
tions, ont été naturellement précédées d'assez vives agitations d'opi-
nions, de luttes ardentes entre les partis, de violons défis mêlés de
beaucoup de jactance, et, en fin de compte elles paraissent avoir
trompé les calculs des tacticiens, même peut-être les prévisions du
chancelier. A travers tout, en effet, on avait paru s'accorder à croire
que les partis libéraux, progressistes ou nationaux-libéraux, repren-
draient quelque ascendant, que les socialistes eux-mêmes feraient
quelques conquêtes et que les conservateurs seraient les premières
victimes du scrutin. Il n'en a rien été, c'est le contraire qui est arrivé.
Ce n'est pas que les résultats soient bien tranchés; ils restent néan-
moins comme un signe du travail d'opinion qui s'accomplit. Dans cette
mêlée électorale, ce sont les conservateurs qui ont eu l'avantage ; ils
ont gagné à peu près vingt voix et ils forment maintenant le groupe
le plus nombreux, le plus compact de la chambre prussienne. Après
les conservateurs, le centre catholique reste le plus gros bataillon ; il
revient avec son contingent presque invariable de cent députés au
Landtag'. Ce sont les nationaux-libéraux, les modérés, qui ont essuyé
les défaites les plus sensibles; ils ont perdu les vingt voix qu'ont
gagnées les conservateurs. Les progressistes plus avancés ont main-
tenu leurs positions, et les socialistes n'ont rien conquis.
REVUE. — CHRONIQUE. 475
Tout bien compté, il n'y a pas encore sans doute de majorité dans
cette chambre nouvelle, il n'y en a pas plus que dans l'ancien Land-
tag; il n'y a que des groupes distincts, inégalement importans, inéga-
lement répartis, dont chacun est impuissant à dominer les autres.
Seulement, avec cette répartition nouvelle des opinions, il deviens
plus que jamais difficile pour le gouvernement de chercher à se rap-
procher des nationaux-libéraux, et s'il y a dans la chambre telle qu'elle
se trouve composée une majorité possible, elle est tout naturellement
dans l'alliance des conservateurs et du centre catholique. C'est le seul
moyen de constituer une force parlementaire suffisante pour être l'ap-
pui efficace du gouvernement; mais M. de Bismarck tient-il tant que
cela à avoir cette majorité ou même toute autre majorité? Le fait est
que, si les minisires prussiens ont mis toutes les influences adminis-
tratives au service des candidatures conservatrices, M. de Bismarck,
quant à lui, a affecté en plusieurs circonstances, avant les élections, le
dédain le plus superbe. A ceux qui l'interrogeaient il répondait leste-
ment que cela lui était égal qu'on nommât des conservateurs ou des
libéraux, qu'il n'avait aucun désir à exprimer. Il montrait une sorte de
détachement ou d'impartialité qui lui est toujours facile, parce qu'après
comme avant les élections, il garde l'inébranlable conviction que la poli-
tique représentée par lui est la politique de l'empereur, qui reste en
dehors et au-dessus des fluctuations parlementaires. Il trouverait sans
doute commode de ne pas se heurter sans cesse contre des opposi-
tions qui l'irritent, d'avoir à sa disposition une majorité assez docile
pour accepter ses projets économiques et financiers : il n'entend pas
pour cela s'asservir à une combinaison parlementaire. Si aujourd'hui
encore quelque chose pouvait le porter à accepter l'alliance des con-
servateurs et du centre cathoUque, ce serait la pensée, à laquelle
il s'est attaché depuis quelques années, d'en finir avec cette guerre
religieuse qu'il a entreprise autrefois, de réagir contre tout ce qui
est révolutionnaire; mais, sur ce point même, il prétend bien ne pas
subir les conditions des catholiques pas plus qu'il n'a subi ou ne subi-
rait les conditions des libéraux. Représentant de l'empire et de l'em-
pereur, il se considère comme indépendant des influences et des com-
binaisons de parlement; il n'attache qu'une importance secondaire h
une majorité dont il serait obligé d'acheter l'appui. C'est là justement
ce qui limite la portée de ces élections, dont le résultat ne peut guère
modifier la politique intérieure de la Prusse et moins encore la poli-
tique extérieure de l'empire.
Les élections italiennes ne ressemblent point sous ce rapport aux
élections prussiennes. Elles sont de toute façon un événement des plus
sérieux dans la situation de la péninsule, et elles avaient aujourd'hui
cette importance particulière d'être la première application d'un nou-
veau système électoral qui a étendu singulièrement le droit de suf-
Û76 REVUE DES *EDX MONDES,
frage, qui a créé de plus le droit de représeiitati(în des minorités
dans le parlement. Le droit de suffrage s'étend aujourd'hui à plus de
deux millions d'Italiens; il est à peu près universel, puisqu'il n'est
limité que par de très modestes conditions. Qu'allait-il sortir de ce
vaste scrutin populaire? G^était au moins un problème, d'autant plus
que, depuis quelques années, tous les partis italiens sont dans une
crise de transformation, que les anciens cadres sont à peu près brisés
et que de l'élargissement soudain de la vie publique pouvait naître la
possibilité de combinaisons imprévues. La lutte qui s'est engagée
dans ces conditions si nouvelles a été sans doute des plus vives. Chose
à remarquer cependant, l'abstention a été encore considérable. Les
conservateurs d'autrefois, ceux qu'on appelle les cléricaux, ont conti-
nué à se désintéresser du mouvement et ont persisté dans leur sys-
tème invariable de n*être « ni élus, ni électeurs. » Les autres partis
plus ou moins engagés dans la révolution italienne ont seuls pris part
à la lutte, et ceux-là se sont jetés ardemment dans la mêlée. Les
chefs de la fraction dissidente de la gauche, M. Crispi, M. Nicotera,
sont allés dans le Midi prononcer des discours enflammés, surexcitant
de leur mieux les passions nationales. Les chefs de l'ancien parti
modéré ont tenu à combattre sous leur drapeau; M. Minghetti, dans
des réunions à Cologna-Venita, à Bologne, a tracé de savans et élo-
quens exposés, défendant sa cause en tacticien plein de ressources. Le
président du conseil, M. Depretis, s'est prudemment réservé pour la
dernière heure ; presque à la veille des élections, il est allé prononcer
dans son vieux district piémontais, à Stradella, un discours aussi
habile que modéré, modéré pour la politique extérieure comme pour
la politique intérieure, et, en définitive, c'est autour de ce discours
de la dernière heure que les élections se sont faites. Le programme de
Stradella a conduit la bataille et est resté victorieux. Ce n'est pas que
les élémens d'opposition manquent dans la nouvelle chambre ita-
lienne. Les radicaux, républicains ou socialistes, ont réussi à enlever
quelques sièges à Milan, dans la Roraagne. Les groupes qui se ratta-
chent à M. Crispi, à M. Nicotera, comptent trente ou quarante repré-
sentans. L'ancien parti modéré garde une certaine force et surtout ses
chefs, M. Minghetti, M. Visconti-Venosta, M. Sella, M. Bonghi; mais
• le succès le plus complet est resté à l'armée ministérielle ralliée
autour du drapeau de Stradella. C'est une majorité monarchique con-
stitutionnelle, qui peut même être grossie, selon les circonstances, par
un rapprochement devenu possible entre l'ancienne gauche dirigée
par M. Depretis et les anciens modérés libéraux. Si le danger radical
devenait plus sérieux, l'alliance ne serait pas douteuse. Dans tous les
cas, le résultat général des élections italiennes reste évidemment favo-
rable à la monarchie, à une politique de prudence et de modération
dans les affaires intérieures.
REVEE. — CHRONIQUE. 477
Ce qui n'est pas moins significatif, c'est l'importance que paraissent
avoir les éieclioiis au point de vue de la direction des rapports exté-
rieurs de rilalie. Dans cette mêlée, il est bien clair que c'est la poli-
tique de ressentiment et d'animosité contre la France qui a été vain-
cue, que c'est la politique de mesure, de bonne intelligence avec la
France, soutenue par M. Depretis à btradella, qui a été sanctionnée
par le pays. Plus que jamais, depuis quelque temps, à l^érité, l'Italie
a des raisons de revenir à la prudence, de s'apercevoir que ses cal-
culs diplomatiques ne sont pas toujours justes. L'Italie n'a fait, après
tout, depuis quelques mois, qu'une médiocre campagne auprès de
M. de Bismarck, dont elle a vainement recherché les faveurs, et elle
vient encore d'être déçue dans son rêve d'alliance intnne avec l'Au-
triche. Lorsque le roi Humbert allait, l'an dernier, avec un certain
apparat à Vienne, les Italiens avaient aussitôt espéré que l'empereur
François-Joseph rendrait au roi sa visite à Rome même, au Quirinal,
en face du Vatican. Une récente déclaration du ministre des affaires
étrangères d'Autriche, du comte Kalnoki, ne laisse plus espérer que
l'empereur François-Joseph se décide de sitôt à faire le voyage de
Rome. Non pas que l'Autriche ait mis une intention quelconque dans
son refus et ait voulu blesser l'Italie dans ses sentimens ou dans ses
droits; mais il est clair que l'intimité d es deux monarchies ne va pas
jusqu'à faire oublier à l'empereur François-Joseph qu'à côté du roi
Humbert il y a le pape Léon XIII à Rome. Que reste-t-il donc de cette
alliance avec tous les empires du continent? Au lieu de se jeter dans
des combinaisons qui risquent toujours d'être chimériques, l'Italie
fait beaucoup mieux d'en revenir tout simplement à ses relations
naturelles, à ce rapprochement avec la France dont M. Depretis avait
déjà parlé dans son discours de Stradella et qui se trouve réalisé
aujourd'hui par la double nomination d'un ambassadeur italien à Paris,
d'un ambassadeur français à Rome. Le représentant choisi par le roi Hum-
bert, le général Menabrea, est d'ailleurs un des hommes les plus émi-
nens de la péninsule, qui avait été un brillaut officier du génie avant
de devenir un personnage politique, et qui se rattache par sa famille à
la Savoie , dont il a été autrefois le député au parlement piémontais.
Son arrivée dans notre pays, coïncidant avec l'envoi de M. Decrais à
Rome, tî^anche une question qui était restée pendante. Toute incerti-
tude a cessé, et puisque de tristes et inintelligentes polémiques
avaient, paraît-il, rendu difficile le retour à Paris de M. Nigra, qui
méritait si bien les sympathies françaises, M. le général Menabrea est
certes un des hommes les mieux faits pour contribuer à renouer les
liens de vieille amitié qui sont daps les traditions et dans les intérêts
des deux pays.
Cii. DE Mâzàds.
/i7S UEVUli D£S DliUX MOWDES,
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE
Des causes diverses qui avaient exercé, pendant le mois d'octobre,
une action si défavorable sur les tendances cle notre marché financier
et sur la tenue de la plupart des valeurs, quelques-unes ont perdu
toute influence depuis le commencement de novembre. Il en est ainsi
de l'agitation anarchiste, des troubles dans la région lyonnaise et de
la crainte d'une crise ministérielle dès le lendemain de la rentrée des
chambres. Le public financier a montré une fois de plus qu'il était
peu disposé à prendre peur au sujet de questions de politique inté-
rieure , mais il n'éprouve pas la même indifférence à Tégard de la
politique financière du pays, et c'est en grande partie aux incerti-
tudes qui continuent à régner sur les intentions du gouvernement
concernant cette partie capitale de sa mission qu'il faut attribuer la
persistance du découragement et de la défiance dans les rangs de la
spéculation comme dans ceux de l'épargne.
Quoi qu'il en soit, il s'est produit un arrêt dans la baisse de nos
rentes et des actions de nos grandes compagnies. On peut même noter
une très légère reprise ; mais la spéculation ne croit pas encore le
moment venu de ramener ces grandes valeurs nationales au niveau
élevé où la confiance des capitalistes devrait toujours les maintenir.
Les deux 3 pour 100 se sont relevés de quelques centimes; le Nord
et le Lyon ont regagné de 10 à 20 francs. Le Suez se retrouve à peu
près aa cours de la dernière liquidation.
Le Crédit foncier s'est tenu, à quelques francs près en plus ou en
moins, à 1,350. Aujourd'hui que les actions sont définitivement libé-
rées et que la fusion avec la Banque hypothécaire est un fait accom-
pli, la spéculation à la hausse n'a plus rien à escompter sur cette
valeur. On a donc procédé à des réalisations de bénéfices; d'autre part,
on croit que certains établissemens de crédit, dont le portefeuille con-
tenait un grand nombre d'actions de la Banque hypothécaire, inven-
dables sous cette forme, se sont hâtés de les échanger contre des
actions nouvelles du Crédit foncier, qu'ils ont aussitôt portées sur le
marché. S'il en est ainsi, on doit reconnaître que la résistance oppo-
sée à la dépréciation qui en pouvait résulter a été très vigoureuse.
Les autres valeurs de crédit ont été en général plus offertes que
demandées. Le cours de 600 francs sur la Société générale a été mis
hors d'atteinte, grâce à des achats opportuns. Le Lyonnais a tenu bon
à peu près au même niveau. La Franco-Égyptienne tend à s'établir au
prix des deux valeurs précédentes. La Banque de Paris a fléchi à
REVUE. — CHRONIQUE. 479
1,100 francs. Les porteurs d'actions du Crédit mobilier se demandent
de quels élémens seront formés les dividendes après 1882 et, ne pou-
vant trouver une réponse plausible, vendent môme à ii/iO. La liquida-
tion de l'Immobilière avait nourri jusqu'ici le Crédit mobilier. De quoi
vivra-t-il désormais avec un portefeuille bourré de valeurs invendables
et des caisses presque vides ?
La Banque ottomane s'est résolue à faire son émission. C'est une
véritable hardiesse de venir offrir cent cinquante raille titres otto-
mans sur un marché aussi désorienté. Il est vrai qu'il s'agit de titres
privilégiés. Les porteurs des obligations de priorité toucheront régu-
lièrement 25 francs par an aussi longtemps qu'il restera un centime
à distribuer aux porteurs des anciens tiires de la dette turque. La
situation est désormais bien nette. Le sultan a fait abandon à ses
créanciers des revenus de six contributions indirectes, et ces contri-
butions, gérées par une administration complètement européenne, ont
produit déjà un peu plus de 30 millions en 1881. Or l'annuité à préle-
ver en faveur des obligations privilégiées, dont font partie les cent
cinquante mille titres offerts en souscription aujourd'hui, n'atteint pas
ik millions. Les garanties sont donc réellement bonnes et devien-
dront meilleures encore quand les contributions produiront davantage
et quand la Société de la régie co-intéressée des tabacs sera consti-
tuée. Mais que deviendraient ces garanties si le sultan allait être de
mauvaise foi, s'il allait reprendre ce qu'il a concédé et s'approprier les
revenus des six contributions indirectes, si la Russie lui déclarait la
guerre, si dans un nouveau choc l'empire ottoman se brisait en mor-
ceaux, s'il perdait ses dernières provinces, si là nécessité lui imposait
une nouvelle banqueroute ? C'est prévoir, dit-on, le malheur de trop
loin, et il est exact que, depuis près de trois ans, l'administration des
contributions indirectes a donné d'excellens résultats.
La souscription réussira-t-elle? C'est douteux, le public a peu de
confiance et l'épargne se montre à bon droit circonspecte. Elle viendra
plus volontiers à un titre de ce genre un peu plus tard, quand elle le
connaîtra mieux, quand l'opinion se sera familiarisée avec cette idée,
assez étrange au premier aspect, que le crédit de la Turquie est sus-
ceptible de se relever. La spéculation, qui avait escompté en hausse
non pas le succès de l'émission, mais l'effort présumé que les neuf
établissemens de crédit syndiqués pourraient tenter en vue d'assurer
ce succès, a dû se replier en bon ordre quand il est devenu évident
que l'état du marché ne comportait pas un tel effort.
Le 5 pour 100 turc, l'Obligation unifiée, l'Extérieure espagnole, l'Ita-
lien même ont suivi le mouvement général de réaction sans toutefois
donner lieu à des négociations vraiment actives. L'Obligation tunisienne
a été soutenue par la perspective de plus en plus nettement desainéjB
d'une prochaine assÙAilation de cQtte Yaleur à ia.iaat§ française»
Û80 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Crédit mobilier espaguol a reculé de près de 40 francs. Les por-
teurs de titres ne savent plus à quelles hypothèses recourir pour s'ex-
pliquer une telle dépréciation. On leur dit que cet établissement ne
donnera aucun acompte de dividende en janvier, que son portefeuille a
subi depuis la crise dernière des pertes considérables, que le Phœnix
espagnol, qui se cote encore 500 francs nominalement, serait probable-
ment invendable à n'importe quel prix s'il fallait aliéner une quantité
un peu importante des actions de cette compagnie d'assurances exo-
tique. On leur dit encore que la concorde la plus parfaite ne règne pas
au sein du conseil d'administration, et on leur rappelle le vers d'Ho-
race : Quidquid délirant reg es, plectuntur Achioi: Quand les administra-
teurs se disputent, ce sont les actionnaires qui paient. On dit enfin que
le vieux Crédit mobilier espagnol est destiné à disparaître prochaine-
ment pour renaître bientôt sous la forme juvénile d'un Crédit espagnol
réservé à de hautes destinées. Le côté fâcheux, c'e^t que chaque action
de la société actuelle ne serait admise dans la combinaison nouvelle
que pour 200 ou 250 francs. La vérité est que le Crédit mobilier espa-
gnol a toujours été et sera vraisemblablement toujours une valeur de
jeu.
Parmi les titres des institutions de crédit, un des plus maltraités cette
quinzaine a été le Crédit général français. Cet établissement vivait
d'émissions. Presque toutes celles qu'il avait faites en 1881 avaient
échoué. Il a donc dû conserver en portefeuille un nombre considérable
de valeurs industrielles, Moulins de Corbeil,PIàtrières de Paris, Société
de navigation, Chemin de fer d'Alais au Rhône, qui peuvent être plus
ou moins sérieuses, mais dont le public refuse absolument de se char-
ger en ce moment, à quelque prix que ce soit. De plus, le Crédit géné-
ral français, qui ne gagne rien depuis neuf mois et qui perd de plus
en plus sur son portefeuille, a en province des succursales qui lui coû-
tent fort cher. Les disponibilités ont donc dû s'épuiser assez rapide-
ment, et le fantôme de l'appel de fonds n'a pas tardé à surgir. Le capi-
tal est en effet de 120 millions et compte 240,000 actions de 500 fr.
nominatives et libérées de 125 francs seulement. L'appel du deuxième
quart ferait rentrer dans les caisses 30 millions. Pour l'établissement,
ce serait contracter un nouveau bail avec la vie. L'appel de fonds a
paru présenter des avantages tellement saisissans que les porteurs ont
pris peur et que l'action est tombée à 380 francs, c'est-à-dire à 5 fr.
nets à payer. On s'est relevé à 395 francs, soit à 20 francs. Le conseil
ne peut tarder à prendre une décision et à mettre un terme à l'an-
goisse des malheureux actionnaires.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
LA
FERME DU CHOQUARD
PREMIERE PARTIE.
I.
Il était trois ou quatre heures de l'après-midi quand le docteur
Larrazet traversa dans sa calèche, dont le tablier était roulé et la
capote relevée, un petit hameau dépendant de la commune de
Mailly. Son cheval s'arrêta de lui-même devant la porte charre-
tière de la ferme du Ghoquard. Quoique M. Larrazet fût court et
gros, quoiqu'il eût d'épais sourcils sel et poivre, qui lui retom-
baient en touffes sur les yeux et lui donnaient un air profond,
quoique les lourdes breloques de sa montre à répétition chargeassent
son vaste abdomen d'un poids inutile, il ne laissait pas d'être vif et
prompt dans tous ses mouvemens.il sauta lestement à terre et dit:
— Charmant, soyons sage. Je suis à vous dans la minute.
Il aurait pu se dispenser de recommander à Charmant d'être
sage. C'était une bonne bête, bien trottante lorsqu'il le fallait et que
le cas était sérieux, mais qui aimait à s'arrêter. Elle laissait à son
maître tout le temps nécessaire pour écrire ses ordonnances.il était
sûr de la retrouver où il l'avait laissée, immobile sur ses quatre
paturons, la tête basse, chauvissant à peine des oreilles et ne se ser-
vant que de loin en loin de sa queue mal fournie pour chasser les
mouches qui attentaient à son repos.
TOME UV. — 1" DÉCEMBRE 1882» 31
Zi82 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans songer à défendre son crâne contre les ardeurs d'un soleil
de juillet, M. Larrazet entra dans la cour, tenant selon son habitude
son chapeau à la main, sa main derrière son dos. Il s'achemina tout
droit vers la vacherie, où il comptait avec raison trouver le malade
pour lequel on l'avait appelé, beau vacher suisse au poil blond,
aux yeux bleus, qui depuis plusieurs semaines ne mangeait plus, ne
dormait plus, semblait dépérir. Si inquiétant que fût son état, ce
pauvre diable s'obstinait à travailler. En ce moment même, assis
sur un tabouret à un seul pied, serrant entre ses genoux un seau
en fer battu, la tête penchée, la main au trayon, il se disposait à
tirer le lait d'une vache. Dès qu'il aperçut le docteur, il se releva
bien vite, se découvrit, tortilla entre ses doigts son bonnet de coton,
tandis que sa sellette attachée à sa taille par une courroie pendait
derrière lui et lui battait les mollets. Le docteur le questionna, il
lui répondit de son mieux, c'est-à-dire fort mal. A peine écorchait-il
quelques mots de français, dont il se servit bravement pour expli-
quer son affaire, comme Charmant se servait de sa queue trop courte
pour s'émoucher. Par bonheur, M. Larrazet se piquait d'avoir du
coup d'œil, on n'avait pas besoin de lui en dire long, il avait bien-
tôt fait de toiser un malade et une maladie.
En sortant de la vacherie, il avisa une petite femme grisonnante,
paysanne ou bourgeoise selon les cas, mais en général plus bour-
geoise que paysanne, qui, l'ayant vu arriver, l'attendait le nez en
l'air sur le seuil de sa cuisine. Chaussée de galoches de bois,
coiffée d'un bonnet tuyauté, dont l'irréprochable blancheur fai-
sait ressortir le hâle de son cou maigre et de sa nuque couleur
de pain d'épices, elle portait par-dessus sa robe de coutil un grand
tablier de toile grise, que boursouflait près des hanches un épais
trousseau de clés qui ne la quittait jamais. A l'annulaire de sa
main droite, aussi brune que son cou, brillait un anneau d'or mas-
sif, avec lequel on en eût fait cinq. Toujours alerte, toujours
allante, un peu anguleuse des épaules, le menton pointu, l'humeur
vive, le sang aduste, de petits yeux noirs luisans comme braise,
dont le regard semblait pétiller ou grésiller, une voix sèche, aigre,
qui martelait le mot, faite pour le commandement, telle était
M™^ Paluel, considérée par toute la grande culture des environs
comme le modèle des impeccables ménagères, par ses domestiques
et ses ouvriers comme une personne souvent dure au pauvre
monde, par sa cuisinière Catherine comme la femme la plus regar-
dante et qui détestait le plus le coulage.
Si M'^^ Paluel détestait le coulage, elle entendait les devoirs de
l'hospitalité. Son premier soin fut de proposer au docteur d'entrer
un moment dans la salle à manger pour s'y rafraîchir. Il refusa, il
allégua Charmant, à qui il avait promis de ne pas le faire attendre.
LA FERME DU CHOQUARD. /i83
Aussitôt, sur un ordre muet de sa maîtresse, Catherine, grosse
Bourguignonne haute en couleur, sortit de sa cuisine apportant sur
un plateau une bouteille de \in bouché, un verre à pied et une
assiette de macarons. M. Larrazet savait par expérience que le vin
de Bordeaux qu'on buvait dans les grands jours à la ferme du Cho-
quard était d'excellente qualité. II prit son parti de faire attendre
Charmant, il se résigna à son bonheur, et tandis que W^^ Paluel
débouchait la bouteille, il s'assit à l'ombre sur un banc de bois,
près d'un buisson de roses blanches qui grimpaient jusqu'aux
fenêtres du premier étage.
— Ce garçon est-il sérieusement malade? lui demanda M™® Paluel.
— Si sérieusement qu'il n'y a rien à faire de lui. Votre vacher
suisse ne s'acclimatera .amais dans Seine-et-Marne, il s'est laissé bête-
ment gagner par le mal du pays, et ma foi! je n'y vois pas de
remède. Dépêchez-vous de le renvoyer dans ses montagnes.
— Quel malheur ! s'écria-t-elle en hochant tristement la tête.
— Eh! bon Dieu, vous en serez quitte pour prendre un autre
vacher.
— Vous en parlez à votre aise, monsieur Larrazet. Vous figurez-
vous par hasard que le premier venu sache traire une vache? C'est
un travail, ne vous en déplaise, qui demande beaucoup de douceur,
beaucoup de patience, beaucoup de soin et surtout beaucoup de
propreté. Croiriez-vous que j'ai surpris un jour le vacher qui était
avant celui-ci versant le lait dans le vase où il avait mis l'eau dont
il s'était servi pour laver le pis?
— C'est un crime et une infamie, répondit le docteur en lampant
son bordeaux; mais qu'y puis-je?.. Ne prenez donc pas les choses
au tragique, madame Paluel. Vous avez la fureur de vous forger
des soucis.
M. Larrazet disait vrai, M"^^ Paluel était la plus soucieuse des
femmes, quoiqu'elle eût mille raisons de ne pas l'être. Mais il fallait
qu'elle se mît toujours martel en tête, que toujours elle s'in-
quiétât de quelqu'un ou de quelque chose. Elle attribuait trop d'im-
portance aux détails, les mouches devenaient des éléphans. Pous-
sant la passion de l'ordre et de la propreté jusqu'à la fureur, une
tache de rouille, une casserole qui n'avait pas tout son brillant, un
balai qui n'était pas à sa place, un grain de poussière sur une
table, une toile d'araignée dans la laiterie, suffisaient pour lui don-
ner de rhum>?ur pendant une demi-journée. Quand ses casseroles
étaient irréprochables et ses balais à leur place, n'ayant aucun
sujet de se tracasser, elle s'en procurait d'imaginaires. Jamais le
domestique qui chaque soir portait son lait à Brie, d'où on l'expé-
diait par chemin de fer sur Paris, ne s'était mis en route sans qu'elle
eût annoncé qu'il s'oublierait dans un bouchon et manquerait le
hSh REVUE DES DEUX MONDES.
train. Elle se réveillait souvent en sursaut au milieu de la nuit,
convaincue que la servante qu'elle avait envoyée la veille à la cave
pour tirer du vin avait laissé le robinet ouvert, que le tonneau
était vide, absolument vide, ou que ses fromages n'avaient pas été
retournés, ou qu'il arriverait malheur à la vache qui s'apprêtait à
vêler, que le veau se présenterait mal, que le délivre ne se détache-
rait pas, tout cela par la faute de quelque imbécile qui n'était pas
à son affaire. Après quoi il se trouvait que son lait était entré en
gare vingt minutes avant le départ du train, que ses fromages avaient
été retournés en temps utile, que le tonneau n'était pas vide, que
la vache avait mis bas sans encombre, et que le veau tétait déjà.
Mais elle avait eu le plaisir de prévoir cinquante désastres qui
n'étaient point arrivés. Les tourmens que lui causait son imagina-
tion malheureuse se révélaient dans toute sa personne, dans son
geste, dans l'impétuosité de son allure, dans la maigreur de sa gorge
aux tendons trop saillans, comme dans la rudesse de sa parole. Bien
qu'elle eût à peine soixante ans, son front et ses joues étaient sillon-
nés de rides grandes et petites, qui faisaient ressembler son visage
à certaines côtes de montagne ravinées par les pluies. Après tout,
il est possible que, si elle s'était fait moins de soucis, le Ghoquard
n'eût pas été si bien gouverné ni si prospère. Il y a un vieux pro-
verbe italien qui dit que le monde appartient aux inquiets.
— J'ensuis fâché, ma chère dame, reprit M. Larrazet, mais je n'ai
aucune sympathie pour vos chagrins. Car enfin , je vous prie , y
compris le froment, l'avoine, le seigle, la luzerne, le trèfle rouge
et incarnat, la betterave, la bizaille et la navette, combien cultive-
t-on ici d'hectares de bonne terre et d'un seul tenant?
— Deux cent soixante, répondit-elle.
— Et vous possédez combien de charrues ?
— Douze.
— Combien de chevaux ?
— Dix-neuf, tous normands.
— Combien de vaches ?
— Trente-trois, tant flamandes que bretonnes, et trente élèves.
— Ajoutons-y quatre cents moutons.
— Quatre cent cinquante.
— Raison de plus... Je dis, madame Paluel, que lorsqu'on a sous
son commandement deux cent soixante hectares, dix-neuf chevaux,
trente-trois vaches et plus de quatre cents moutons, sans parler
des bœufs de travail, on doit laisser les chagrins aux pauvres dia-
bles qui n'ont que leurs deux yeux pour pleurer.
Gela dit, M.' Larrazet embrassa d'un regard la grande cour pavée
qui s'étendait devant lui et qui avait été jadis le préau d'une
abbaye , transformée en ferme par la révolution. Une vieille cha-
LA FERME DU CHOQUARD. 485
pelle encore subsistante en faisait foi. Convertie en grenier à foin
elle avait conservé ses fenêtres ogivales, ainsi que son clocher et sa
croix, surmontée d'un gros oiseau qui n'était pas un coq. Ce clo-
cher avait été reconstruit au commencement du dernier siècle; le
prieur, qui était un Basque, l'avait décoré d'un choucas ou cho-
quard en tôle. En regardant ce corbeau de montagnes, qui niche
dans les fentes des rochers, il croyait revoir ses Pyrénées. De ce
jour, on appela son couvent l'abbaye du Ghoquard, et ce nom était
resté à la ferme.
Du banc où il était assis, le docteur faisait face à un colombier
de pied, grosse tour ronde, aux boulins cintrés, précédée d'un
escalier en encorbellement ; sur le toit couvert en tuiles des pigeons
gris promenaient leurs pattes roses et leurs roucoulantes amours.
Sur le devant se dressait l'armature de fer du puits à purin, où un
beau fumier écoulait ses eaux. Faisant suite à la chapelle se trou-
vaient les remises, dont l'une contenait un cabriolet, un panier et
un break ; à main droite étaient les étables et la laiterie. Cette cour
communiquait par un passage voûté avec une autre où s'allongeaient
sous de vastes hangars des files de chariots et de charrettes jus-
qu'à la bergerie, qui en occupait le fond. Du côté opposé était un
immense potager et on apercevait par-dessus le chaperon du mur
des têtes de poiriers chargés de fruits. Un second potager servait
de lieu de pâture aux dindons et aux lapins, qui y vivaient en
liberté parmi les framboisiers, le serpolet et les choux. On aban-
donnait aux dindes les framboises les plus basses, en se réservant
les plus hautes. Voulait-on manger un lapin, on avait le plaisir de
le tirer.
Deux énormes voitures, l'une d'avoine, l'autre de fourrage,
venaient d'entrer dans la cour en faisant crier leurs essieux. L'avoine
avait la couleur du miel, le fourrage embaumait l'air, et à son par-
fum se mêlait une odeur de vache, de crème, de gigot tournant à
la broche, de pain chaud, de galette bien cuite, de troène fleuri, de
fruits mûrissans, de vie grasse et d'épaisse abondance. Les chevaux
en gaîté ruaient dans les traits ou tâchaient de se mordre, et les
charretiers juraient. Six chats et trois chiens, accoutumés à ces
spectacles, dormaient tranquillement étendus au soleil. Des poules
picoraient dans le fumier; d'autres, cherchant le frais, s'étaient
blotties à l'ombre d'un chariot dételé. A leur gloussement s'unis-
sait le bêlement lointain des agneaux, captifs et solitaires, que leurs
mères avaient délaissés pour accompagner au champ le troupeau.
Ils les appelaient d'une voix inquiète et, la tête obstinément tournée
vers l'entrée de la bergerie, ils avaient des visions de mamelles
gonflées qui leur apportaient leur repas du soir.
— Je vous dis, moi, s'écria M. Larrazet, qu'il y a bien des
i86 BEVUE DES DEUX MONDES.
royaumes qui ne valent pas celui-ci et que vous en êtes la reine
mère.
Depuis longtemps déjà, M. Larrazet avait surnommé M"°^ Paluel
la reine mère du Ghoquard, et ce surnom n'avait rien qui la déso-
bligeât. Il lui reprochait avec justice de se créer des soucis, mais il
l'accusait faussement de ne pas sentir son bonheur. Elle le sentait
bien, elle savait ce que valait la gloire d'être une des reines de la
grande culture de Seine-et-Marne; elle n'eût pas échangé son sort
contre celui de l'impératrice des Indes. Ses soucis mêmes faisaient
partie de son orgueilleuse félicité. Elle plaignait de tout son cœur
les gens qui n'ont à s'inquiéter de rien , les femmes qui n'ont pas
un gros ménage à gouverner, sept ou huit domestiques à nourrir,
cinquante ouvriers à gronder, à harceler, à secouer, une laiterie et
une basse-cour à conduire.
Elle venait de se redresser dans sa petite taille , gonflant ses
narines, laissant vaguer autour d'elle son œil étincelant et hautain.
C'était Elisabeth d'Angleterre, c'était une Catherine de Russie en
galoches de bois. Elle songeait, sans en rien dire, que, grâce à
l'ordre qu'elle faisait régner autour d'elle, grâce à l'attention avec
laquelle elle réprimait tout gaspillage, grâce à l'art qu'elle avait de
s'approvisionner en temps opportun et de tirer parti de tout, on lui
était quelque peu redevable des bonnes affaires qu'on faisait et des
écus qu'on plaçait chaque année chez le banquier. Elle se rendait
le témoignage qu'elle tirait de son beurre et de ses volailles une
somme presque é.<2:ale au canon de la ferme, et elle se flattait que, si
la laiterie donnait bon an mal an de qiànze à vingt mille francs, cela
tenait à certains tourteaux de graine de lin et de colza qu'elle savait
seule préparer. En ce moment, elle avait aux lèvres un demi-sou-
rire, ce qui était l'expression suprême de son bonheur. Il était bien
rare qu'elle sourît tout à fait_, et de mémoire d'homme on ne l'avait
vue rire.
— Ah ! monsieur Larrazet, dit-elle en lui remplissant de nouveau
son verre, vous avez beau dire, tout cela donne bien du mal. Allez,
ce n'est pas un métier commode que le nôtre. Il faut faire tant
d'avances à la terre que c'est une ruine. Et puis on dépend de trop
de choses et de trop de gens, du soleil, de la pluie, de la grêle et
d'un tas d'imbéciles qui ne savent rien et qui galvaudent l'ouvrage.
Ah! la main-d'œuvre, monsieur Larrazet! c'est une misère, c'est
une croix. La grande culture est bien malade. Dieu sait si, l'an pro-
chain, on pourra encore moissonner et rentrer ses blés.
Puis, enflant sa voix de manière à se faire entendre de toutes les
paires d'oreilles, visibles ou invisibles, qui pouvaient se trouver là,
et de telle sorte que la cour tout entière, chevaux, poules, chiens
et chats, pût en faire son profit :
LA FERME DU CHOQUARD. A87
— Que le bon Dieu ait pitié de nous ! continua-t-elle. Nous en
avons grand besoin, car on ne sait plus sur qui compter. Domes-
tiques à l'année ou à la saison, tâcherons, journaliers, ils se valent
tous. Ils ont des prétentions grosses comme des dromadaires et des
courages de lapins. Vous avez beau chercher, vous ne trouverez
partout que des bras mous et des cerveaux à l'envers. On ne fait
bien que ce qu'on aime, et la jeunesse aujourd'hui n'aime que son
plaisir. Cela voudrait gagner sa vie sans travailler. Et puis cela rêve
d'aller dans les villes pour y avoir ses aises et y vivre de raccroc.
Acheter des nuages et vendre du vent, c'est là leur aiïaire. Et nous
sommes réduits aux Belges, et voilà que les Belges, gâtés par
l'exemple, commencent à exiger des prix déraisonnables. Ajoutez
qu'au premier caprice qui leur vient, ils lèvent le pied et vous
plantent là. Hier, il y en a douze qui nous ont quittés sans crier gare,
et Dieu sait si l'ouvrage presse!.. Vrai, je me demande où nous
allons, ce que le monde va devenir.
— Que voulez-vous? répondit M. Larrazet, Nous vivons dans un
siècle qui aime le mouvement et les nouveautés; ce n'est pas pour
rien que nous sommes en république. Autrefois, on désirait passer
sa vie dans la maison où on était né; c'est un genre de bonheur
que nous n'apprécions guère, nous estimons qu'il sent un peu le
moisi. La terre circule de mains en mains et l'homme circule
comme la terre. Avec cela, il y a les chemins de fer qui invitent
aux voyages. On se déplace, on se transplante, selon que le vent ou
l'espérance vous pousse. Les uns s'en trouvent bien , les autres
s'en mordent les doigts. Votre vacher suisse aurait mieux fait de ne
jamais quitter ses montagnes. Sur dix hommes qui se transplan-
tent, il en est au moins huit qui végètent. On se prend à regretter
le clocher de son village, mais l'amour-propre s'en mêle , on se
bute , on s'entête , et cela fait des déclassés , et les déclassés ne
sont jamais heureux. On ne l'est qu'à la condition de s'adapter à
son milieu, ce qui demande une certaine souplesse naturelle ou
une éducation très intelligente. Oui, madame Paluel , l'adaptation
au milieu, voilà le secret du bonheur. . . Mais ne s'adapte pas qui veut.
Je connais ici quelqu'un qui n'est ni un Belge ni un vacher suisse
et qui se sent un peu dépaysé dans la ferme du Choquard. 11 est
vrai que son cas est fort différent ; il ne regrettait pas son village,
on l'y a rappelé, il y est revenu, et c'est là ce qui le fâche.
— De qui parlez-vous donc? s'écria -t-elle d'un ton vif, presque
irrité.
H aimait à la taquiner, il poursuivit sa pointe :
— Je parle, madame Paluel, d'un beau garçon qui passe dans ce
pays pour avoir l'humeur fière et un peu brusque, d'un beau gar-
A 88 REVDE DES DEUX MONDES.
çon que vous avez mis au monde il y a trente ans. Il m'en souvient,
c'est le premier accouchement que j'ai fait dans la Brie.
— Y pensez-vous, monsieur Larrazet? A qui ferez-vous croire
que Robert s'ennuie au Choquard?
— Je ne dis pas qu'il s'y ennuie. Il n'a pas le temps.
— A qui persuaderez-vous, monsieur Larrazet, continua-t-elle,
qu'il y est revenu à contre-cœur et malgré lui?
— Ah! c'est une autre affaire, repartit le docteur, en agitant son
mouchoir pour écarter une guêpe qui s'obstinait à tourner autour
de sa tête nue, dans la folle pensée que ce crâne luisant avait été
créé à son intention et pouvait lui servir à quelque chose, c'est une
autre affaire. Faut-il vous raconter cette histoire, pour vous prou-
ver que je la sais? La voici de point en point... Nous avions un père
qui partait de la main, qui était très vif, et nous l'étions autant que
lui. Il nous avait appris à manier les mancherons de la charrue, le
fouet du charretier, la faux du faucheur, les forces du tondeur et
à prêcher d'exemple à tout le monde. Mais nous n'étions pas faits
de la même pâte, lui et nous. Il disait à propos de tout : « C'est la
coutume, il faut s'y tenir. » Nous répondions en dressant notre
crête : « Le progrès est une belle chose, il faut marcher avec son
siècle. » Et nous rêvions de labourer nos champs à la vapeur. On
finit par ne plus s'entendre, on se querella. Des mots durs furent
échangés, on se mit l'un à l'autre le marché à la main, et un beau
matin, nous partîmes pour nous engager. Nous avons fait le coup
de feu contre les Arabes, contre les Prussiens, mais ce n'était pas
encore notre affaire. Durant notre séjour à Alger, l'idée nous était
venue que le plus fier métier de ce monde était celui de marin.
Notre temps achevé, un adjudant-major qui nous voulait du bien
nous remit une lettre pour un de ses frères, capitaine au long cours.
Vaincu par nos sollicitations, le capitaine nous prit à l'essai, nous
emmena aux Antilles. Pendant la traversée, nous acquîmes si vite
l'intelligence des choses de la mer, nous nous rendîmes si utile et
si agréable que notre patron nous prit en goût. Il jura de nous faire
un sort et qu'un jour nous serions son second. Nous étions au
comble de la joie et comme entré en possession de notre avenir.
Par malheur, en débarquant au Havre, nous y trouvâmes une lettre
qui nous avait cherché dans beaucoup d'endroits oii nous n'étions
pas. Cette lettre nous annonçait que notre père était mort deux
mois auparavant pour s'être laissé tomber d'une échelle, et que notre
mère nous réclamait, qu'elle avait besoin de nous, que sans nous
c'en était fait du Choquard. Grand conflit, grand combat. D'un côté,
l'océan, le désir, l'espérance, le métier qu'on aime, l'impérieuse
vocation ; de l'autre, une mère qui prie et qui supplie, qui com-
LA FERME DU CHOQUARD. 489
mande et qui somme. Quand on a du cœur et qu'après avoir causé
du chagrin à son père, on apprend qu'il est mort sans qu'on ait pu
l'embrasser, on se croit tenu d'adorer sa mère, de lui faire la part
double, de ne lui rien refuser. On répare, on a une dette à payer,
on la paie avec usure. Ces considérations l'emportèrent. Nous
revînmes, la mort dans l'âme, et voilà un marin rendu à ses bœufs,
un futur capitaine marchand condamné au rôle du fermier malgré
lui. Mais nous sommes raisonnable, nous avons pris notre parti, et
il me semble que, depuis six ans que nous sommes de retour, nous
gouvernons assez bien notre ferme.
M''^-^ Paluel n'avait écouté ce récit que d'une oreille, en donnant
des signes d'impatience, en choquant de temps en temps ses galo-
ches de bois l'une contre l'autre.
— Lui, marin! répliqua-t-elle. Cela avait-il le senscommun?
D'aussi loin qu'on s'en souvienne, tous les Paluel n'ont-ils pas été de
père en fils dans la grande culture? Le Ghoquard n'est-il pas à eux
depuis trois générations? S'en aller courir le monde sur un navire
marchand! quelle turlutaine!.. Les Paluel ne sont pas des gens qui
courent, ce sont des gens qui restent.
M""" Paluel préférait les gens qui restent aux gens qui courent.
A vrai dire, elle n'estimait que les premiers, les autres lui étaient
infiniment suspects.
— Je ne vous dis pas le contraire, reprit le docteur. Mais on a
beau s'appeler Paluel, on a ses goûts, ses préférences. Il y a des
hommes qui ne se plaisent qu'aux besognes périlleuses ; ils aiment
mêler quelques hasards à leur travail, ils ne sentent tout le prix de
la vie que les jours où ils sont en danger de la perdre, d'être tués
par la balle d'un Arabe ou mangés par un requin... Mais ne vous
fâchez pas, ma bonne dame. Ne vous ai-je pas dit que nous étions
raisonnable? Si nous avons des regrets, nous n'en parlons à per-
sonne... M'est avis cependant que, pour nous asseoir tout à fait il
nous faudrait une bonne et gentille petite femme que nous aime-
rions beaucoup. Les années se passent; qu'attendez-vous donc
«ûadame Paluel, pour marier ce beau garçon?
M"'^ Paluel rougit jusqu'au blanc des yeux, elle se mordit les
lèvres jusqu'au sang. M. Larrazet venait de toucher à sa fibre la
plus sensible. Ce qui la tenait surtout éveillée dans la nuit, c'était
un gros problème qu'elle roulait sans cesse dans sa tête, sans savoir
comment le résoudre. Si son fils restait garçon, s'était-elle dit mille
et mille fois, à qui reviendrait la succession ? Les trônes et les em-
pires veulent des héritiers; quel empire que le Ghoquard! Oui il
fallait un héritier, et cet enfant après lequel elle soupirait, elle
l'avait vu bien souvent dans ses rêves, elle se promettait de le
recevoir dans son tablier, de le dorloter dans ses bras maigres comme
/JlQO REVUE DES DEUX MONDES»
la pins chère de ses espérances : elle lui rendrait la vie douce,
elle aurait pour lui des attentions, des cajoleries, des indulgences
exquises, il ne se douterait janaais que sa grand'mère avait le men-
ton et les coudes pointus. Mais pour l'avoir, cet enfant, il fallait
consentir à se donner une bru, et si d'avance elle adorait l'enfant,
d'avance aussi elle détestait la bru, blonde ou brune, petite ou
o-rande, épaisse ou niince. Recevoir chez soi une étrangère, qui se
mêlerait du ménage, qui donnerait des ordres, qui aurait ses idées
à elle et ses volontés propres, qui ferait des siennes dans le pota-
ger comme dans la basse-cour, dans la cuisine comme dans la lai-
terie ! Il y aurait des frottemens, des conflits, de douloureux par-
tages de pouvoirs. Décidément, cette bru lui faisait horreur. Eh !
quoi, fallait-il donc renoncer à l'enfant? Elle croyait l'entendre gémir,
ce pauvre petit; il lui reprochait de l'empêcher de naîire. Que ne
pouvait-il tomber du ciel, tout fait, blanc et rose, tout dodu, tout
potelé! L'enfant et la bru, la bru et l'enfant, quel problème! quel
embarras! Que choisir? que décider?..
C'était là le plus gros de ses soucis, mais elle n'eut garde de
s'en ouvrir à M: Larrazet. 11 y avait des choses qu'elle ne disait à
âme qui vive, osant à peine se les dire à elle-même. En cet instant,
elle avisa un garçon de ferme qui venait de déposer un seau au beau
milieu de la cour et qui, les poings sur ses hanches, contemplait
le bourrelier occupé à réparer un harnais. Elle fit quelques pas vers
lui, en faisant claquer ses sabots sur le pavé, et elle lui cria de sa
voix la plus aiguë :
Grand lourdaud, as- tu planté là ton seau pour reverdir? Je
n'aime pas les garçons qui musent et les choses qui traînent.
Le docteur se leva comme par ressort, craignant peut-être que
M™* Paluel ne le comprît dans la catégorie des choses qui ont le
tort de traîner et des garçons qui se permettent de muser.
A propos, dit-il, comment se porte ma petite malade de l'an
dernier? Sa variole lui a-t-elle laissé des traces?
11 n'y paraît guère, dit-elle. Et quand cela serait, où serait le
mal? Elle n'est pas coquette. Dieu merci, et elle sait bien qu'en fkit
de figure, elle n'avait pas grand'chose à perdre.
Mais permettez, elle n'est pas si déchirée que cela, et pour
ma part, son museau ne m'a jamais déplu... Là, madame Paluel,
convenez qu'en recueillant chez vous cette petite Mariette Sorris,
vous avez fait à la fois une bonne œuvre et une bonne affaire.
— Une bonne œuvre, c'est sûr. Après cela, j'avoue que cette
demoiselle n'a pas mal tourné, mais nous avons joué gros jeu.
Prendre chez soi la fille d'un mange-tout, d'un coureur de grands che-
mins, d'un ivrogne! C'est Robert qui l'a voulu, et cela m'a donné
bien du souci. 11 y avait dix à parier contre un qu'il nous en cuirait.
LA FERME DU CHOQUARD. 491
Mariette Sorris était la fille d'un gagne-petit, d'un porte-balle
des environs, qui pendant dix ans avait vendu sa mercerie de vil-
lage en village, de ferme en ferme, triste métier dans un temps de
chemins de fer et de grands bazars qui expédient tout à domicile.
La petite avait passé plusieurs années chez les sœurs, où elle était
à la fois élève, ouvrière, et domestique. Quand, à force de rouler et de
boire, le père avait commencé à se casser, il l'avait prise avec lui
pour qu'elle l'accompagnât dans ses tournées et l'aidât à porteries
cartons qui renfermaient ses rouleaux de lacets, ses bobines de fil,
ses boutons de manches et de cols, ses aiguilles soi-disant anglaises,
quelques articles de bijouterie fausse qu'il aurait bien voulu faire
passer pour vraie. Il avait tenté de la dresser au bel art du boni-
ment ; mais elle avait de désastreuses pudeurs qui gâtaient le
métier et lui attiraient les rebuffades de ce maître exigeant et un
peu brutal. Un soir, au milieu de la cour du Choquard, il avait été
pris d'une attaque de delirimn tremens. Peu de jours après, il était
mort, et c'était grâce à Robert que Mariette était devenue l'un des
plus précieux outils de M""" Paluel.
— Le danger n'était pas aussi grand que vous le pensez, dit M. Lar^
razet. Je crois comme vous à la puissance de l'hérédité, mais je
crois aussi qu'elle est corrigée par l'action non moins fatale de la
réflexion, et les petites filles sont des animaux réfléchissans. Elles
héritent rarement des vices dont elles ont souffert. Est-elle ici, cette
jeunesse? Je serais bien aise de la voir avant de partir.
— Il ne tient qu'à vous, monsieur Larrazet. Elle est occupée à
pétrir son beurre.
C'était une laiterie modèle que celle du Choquard. Elle n'était
point, comme cela se fait ailleurs, en communication directe avec
i'étable; les émanations fâcheuses et les mouches n'y pouvaient
pénétrer. Le lait y arrivait par un entonnoir muni d'un grand filtre,
qui traversait la cloison. De petites fenêtres, garnies d'épais rideaux,
donnaient juste assez de jour pour qu'on pût écrémer. Le sol car-
relé, le plafond, les murs étaient luisans de propreté. Les terrines,
qui s'alignaient sur de longues tablettes, étaient nettoyées en été
avec des orties et du sable, en hiver avec du sable et du foin. Les
planches, la table où l'on déposait la crémière et les cuillers étaient
souvent lavées avec de l'eau de lessive et frottées avec une brosse
de chiendent. Tous les produits de l'égouttage, dont l'odeur est
acre, s'en allaient dans une citerne s'ouvrant sur la cour. Cette lai-
terie sentait bon, et un thermosiphon y maintenait une température
de quinze ou seize degrés.
Quand M. Larrazet y entra, précédé de M""" Paluel, une jeune
fille de vingt ans s'occupait, les manches retroussées, à délaiter le
beurre qu'elle venait de retirer de la baratte et qu'elle travaillait
/J92 BEVUE DES DEDX MONDES.
avec une forte cuiller de bois bien imprégnée d'eau, pour que le
petit-lait s'en écoulât. Le docteur s'approcha d'elle, la prit par le
menton, la conduisit près d'une fenêtre et s'assura que, sauf trois
ou quatre petits points noirs à la racine du nez, la variole n'avait
laissé aucune trace sur sa figure. Un front bas, partagé en deux
parties bien égales par deux bandeaux de cheveux châtain clair,
deux joues rondes, deux petites mains un peu rouges au bout de
deux bras très blancs, beaucoup de fraîcheur, un petit nez qui
ressemblait un peu trop à un bec de moineau, telle était Mariette
Sorris, qui, en vérité, n'était ni laide, ni jolie. Quand on regar-
dait de près ses yeux bruns et son sourire où se révélait la tran-
quillité d'une âme qui n'avait pas grand' chose à se reprocher, on
était tenté de trouver qu'elle était mieux que jolie; mais pour cela,
il fallait être un peu connaisseur et, je le répète, y regarder de près.
Voilà un visage qui s'est bien nettoyé pour faire honneur à
mes soins, dit M. Larrazet. Pas une trace. On peut, quand on vou-
dra, envoyer cette petite fille à la foire aux maris.
— Je vous en prie, monsieur Larrazet, dit M'"« Paluel en fronçant
le sourcil, n'allez pas lui mettre en tête des idées qui ne lui con-
viennent pas. Qui donc pourrait bien l'épouser?
Eh! quoi, Mariette, reprit-il, n'avons-nous pas encore d'amou-
reux?
Elle s'était remise à pétrir son beurre, et pour toute réponse,
elle secoua la tête en rougissant.
— Eh! bien, moi, je déclare que celui qui l'épousera fera une
bonne affaire. Il aura une petite femme très honnête, vaillante à
l'ouvrage, ne se plaignant jamais de rien, patiente dans la maladie,
laborieuse dans la santé, pleine de bon sens, et, dit-on, ne mentant
jamais.
Vous allez me la gâter par vos flatteries, interrompit M'"" Pa-
luel avec une impatience croissante. Croyez-vous qu'elle n'ait point
de défauts? Elle en a beaucoup.
— Lesquels?
— Elle est horriblement gourmande.
— Est-ce vrai, Mariette?
Elle répondit en baissant le menton :
— W^" Paluel me reproche d'aimer trop les talmouses.
— Va pour les talmouses! dit-il. Je soutiens que qui a vu
Mariette a vu la sagesse et le bonheur.
— Je voudrais bien voir qu'elle ne fût pas sage! s'écria M""^ Pa-
luel. On se donne assez de peine pour lui montrer son devoir. Et je
voudrais voir aussi qu'elle ne fût pas heureuse ! Quand on a connu
la misère et la faim et qu'on vit dans une maison où on est à
bouche-que-veux-tu, on peut faire, je pense, des comparaisons, et
LA. FEKME DU GllOQUARD. 493
je voudrais voir qu'elle ne les fît pas! Qui l'a recueillie? Qui l'a
nourrie? Qui l'a instruite? De qui a-t-elle appris à tricoter et à
coudre? Les sœurs lui avaient montré à ourler une serviette, mais
quels restoupages, bon Dieu! Je frissonne encore en y pensant. Et
puis, qui lui a payé une remplaçante lorsqu'elle avait la petite
vérole? Et qui avait la bonté de lui donner ses potions? Oui, vrai-
ment, je voudrais bien voir qu'elle ne fût pas reconnaissante et
qu'elle ne remerciât pas Dieu soir et matin de lui avoir fait ren-
contrer de bonnes gens qui lui procurent le vivre, le couvert et le
reste !
Pendant ce discours, Mariette avait achevé de bâtir sa motte,
qu'elle entourait de feuilles de vigne et d'un linge mouillé, et, la
tête basse, ne disant mot, elle regardait M. Larrazet du coin de l'œil,
avec un sourire qui voulait dire :
— C'est un air que Mariette Sorris a souvent entendu ; mais elle
est bonne fille, et toutes les musiques lui plaisent.
— En voilà une, reprit le docteur, qui a su s'adapter à son
milieu!.. Bah! ne tâche pas de comprendre, Mariette. Gela signifie
tout simplement que ton beurre est excellent et que tu es toujours
de bonne humeur.
A ces mots, il lui pinça la joue, et, du même coup, il regarda sa
montre.
— Gomme on s'oublie, chez vous, madame Paluel! dit-il. Je me
sauve.
— Avez-vous beaucoup à faire cet été? lui demanda-t-elle en le
reconduisant.
— Les médecins sont volés. Hormis quelques fièvres de mois-
sons, tout le monde s'est donné le mot pour se bien porter.
— Et peut-on savoir où vous allez maintenant? ajouta-t-elle,
comme il montait en voiture.
— Chez moi; mais je m'arrêterai, en passant, à la Renommée
des gibelottes. Le maître de cet établissement, le vénérable Richard
Guépie, est venu sonner deux jours de suite à ma porte sans me
trouver, d'où je conclus qu'il a quelque chose à me dire.
— Ou plutôt quelque chose à vous demander, car ces gens-là
sont des quémandeurs, repartit la reine mère; vraiment je plains
les médecins; ils sont obligés de voir toute sorte de monde... Ohl
je ne vous en fais pas un crime. Mais ces Guépie! ces Guépie!
Elle prononça ce nom avec un accent qui révélait des profon-
deurs, des abîmes de mépris. Évidemment les Guépie représen-
taient par excellence cette race qu'elle abhorrait, la race des
hommes qui font métier d'acheter des nuages et de vendre du
vent.
Tout en roulant sur la route de Brie, M. Larrazet, n'ayant rien
A&â REVUE DES DEUX MONDES.
de mieux à Riire, pensait au vacher suisse, à Robert Paluei, à
Mariette Sorris, ce qui lui fit faire un retour sur son passé. Comme
un autre, il avait eu dans sa jeunesse des ambitions que la vie
avait trompées. Il avait juré de se faire un nom dans la science.
Après avoir été interne à la Pitié, il avait concouru pour une place
de prosecteur qui échut à un candidat mieux préparé ou plus épaulé.
Cet échec l'avait profondément découragé. Sur ces entrefaites, son
père, médecin fort estimé dans toute la Brie, étant mort d'un coup
de sang, il s'était décidé à venir prendre sa place. Était-ce un effort
de raison ou une défaillance de sa volonté? Peu après, il avait
épousé une veuve assez laide, mais d'humeur douce et possédant
quelque bien. Et les heures succédaient aux heures. Il était philo-
sophe, et, à sa philosophie, il joignait une foule de petites curiosi-
tés, aimant à entrer dans les menus détails de la vie de son pro-
chain, ce qui est une grande ressource contre l'ennui. Cependant,
sur le tard, il lui était venu des regrets; il s'était remis à lire, à
travailler; il avait employé ses économies à se refaire une biblio-
thèque et à se construire un laboratoire; il y faisait des expé-
riences sur les poisons végétaux ; il rêvait d'écrire un traité de
toxicologie dont il serait parlé à l'Académie de médecine comme
au Palais. Aussi s'était-il déchargé sur ses confrères d'une partie
de sa clientèle. En dehors de ses vieilles relations, auxquelles il
était demeuré fidèle, il choisissait ses malades, se réservait les cas
intéressans, et, chaussé de pantoufles que sa femme lui avait bro-
dées, il passait des demi-journées au milieu de ses alambics et de
ses cornues. Une honnête aisance, une maison confortable, un bon
ordinaire et de temps à autre une bombance, un pays où l'on est
connu de tout le monde et où les chiens même vous saluent avec
respect, quelques amitiés et point d'ennemis, beaucoup de scepti-
cisme tempéré par beaucoup de bienveillance, un peu de causerie,
un peu de commérage, un peu de science, des lapins et des cochons
d'Inde encagés qu'on empoisonne à tour de rôle avec de la bella-
done, de la ciguë ou du curare, un gros livre qu'on se promet
d'écrire, qui doit paraître l'an prochain et qui ne paraîtra jamais,
voilà de quoi suffire au bonheur d'un homme.
Toutefois le docteur Larrazet se disait par intervalles :
— Il est trop tard pour recommencer, je ne serai jamais rien.
Pourtant, si j'avais voulu!
Dans ces momens-là, quand il était en course, il sanglait un
vigoureux coup de fouet sur la croupe rebondie de Charmant, qui
subitement s'était mis au pas, ayant la déplorable manie de prendre
pour une cô:;e rapide et malaisée un chemin plat et uni comme un
damier. Ce salutaire avertissement dissipait l'illusion de Charmant,
qui recommençait à trotter. Comme Mariette Sorris, Charmant
LA FERME DU CIIOQUARD. 495
s'était parfaitement adapté à son milieu et s'accommodait même
des coups de fouet, qu'il savait ne lui être jamais administrés qu'à
bonne intention.
II.
Rien ne ressemblait moins à la ferme du Choquard que la piètre
auberge de la Rctiommêe des gibelottes, et assurément les Guépie
n'étaient pas faits du même bois que les Paluel. Ils passaient dans
le pays pour des gens dont la conscience était peu rigide, dont la
parole était légère, doués de ce genre d'imagination qui prend un
rêve pour une solution, payant d'audace dans leurs embarras, cer-
tains de trouver une porte pour en sortir, croyant au dieu Peut-
Étre, à sa sacrée majesté le Hasard, qui, au jour des échéances,
vous fait ramasser un billet de mille francs dans un fossé ou
rencontrer un nigaud qui vous les prête. Acheteurs de nuages, ven-
deurs de vent, cette définition leur convenait.
Il avait couru de vilains bruits sur Richard Guépie. On préten-
dait qu'il avait emprunté jadis cinq cents écus à un de ses oncles,
qui mourut quelques mois après. On ne retrouva pas le billet; on
soupçonna Richard de l'avoir fait disparaître. Il y eut procès; faute
de preuves, les réclamans furent déboutés, mais l'affaire avait paru
louche.
Ce qui est certain, c'est que Richard avait hérité de son père
une petite ferme qui allait mal, qui, grâce à lui, alla plus mal
encore. Il manquait absolument de prévoyance, et sa femme n'avait
point d'ordre. Il tenait de bonne source que certain paysan de
Mailly avait donné quatre façons à son champ de pommes de terre*
quand on les déterra, elles étaient toutes malades. Son voisin n'avait
fait que les planter ; point de binage, point de sarclage ; elles avaient
poussé à la grâce de Dieu, et la récolte fut superbe. Richard en
avait conclu qu'il y a une Providence pour les paresseux, et il se
plaisait à conter celte histoire. Il eût mieux fait de se donner plus
de mal ; mais il avait coutume de dire dès son enfance qu'il n'ai-
mait pas à suer, à quoi sa mère répondait inutilement que, qui ne
sue pas, n'a rien. 11 se trouva à court, s'endetta, empruntant à Jac-
ques pour payer Paul, faisant un trou pour combler l'autre. En fin
de compte, il fut saisi et exécuté. Là-dessus, laissant ses enfans se
tirer d'alfaire comme ils pouvaient, il partit pour l'Afrique. Ce qu'il
y fit, personne ne le sut. Apparemment, la Providence des pares-
reux lui vint en aide. Quelques années plus tard, on le vit repa-
raître dans la Brie ; il était veuf et rapportait quelques milliers de
francs dans ses poches. Il eut une autre chance ; il fit la conquête
d'une cuisinière de bonne maison nommée Palmyre, qui avait beau-
llQQ REVUE DES DEUX MONDES.
coup gratté. Elle était depuis longtemps au service d'une riche
Anglaise, M""" Pommery, laquelle s'était mariée en France et pas-
sait ses hivers à Paris, la moitié de ses étés dans la Brie. M""" Pom-
mery n'entendait pas se séparer de Palmyre, dont elle appréciait
les talens. Tout s'arrangea; Palmyre devint M""^ Guépie et ne quitta
pas sa place.
Avec les écus qu'il avait rapportés d'Afrique et ceux que lui
avança sa femme, Richard acheta une maisonnette et un grand
champ. Il prétendait avoir beaucoup de dispositions pour la rosi-
culture; il était sûr d'y faire fortune. La culture et le commerce
des roses sont une des richesses de la Brie; mais, pour y réussir,
faut de grands soins, des mains délicates et attentives, certaines
connaissances que Richard n'avait pas et ne se mettait pas en
peine d'acquérir. Ce rosiériste improvisé gagna peu d'argent, en
mangea beaucoup. Il se rejeta sur l'élève des porcs, des oies et des
dindons. Puis il changea de nouveau d'idée; il se persuada qu'il
était né pour être cabaretier. Mais, pour remplir sa destinée, le pre-
mier point était de ravoir sa femme, que M^^^ Pommery consentit
enfin à lui rendre.
L'aubergiste de la Renommée, qui avait fait sa pelote, pensait
à se retirer; on lui racheta la fin de son bail. Les deux époux fai-
saient bon ménage; ils cadraient bien ensemble, s'accordaient à
merveille. Richard n'était point brutal ; loin de là, il avait des façons
doucereuses. Quand il vous tenait par le bouton pour vous conter
ses malheurs ou ses espérances, c'était une affaire de se dégager.
Les cheveux blonds et la barbe rousse de ce sournois cabaretier
exhalaient une vague odeur de résine, et, comme la poix, il était
jaunâtre, gras au toucher, adhésif. M. Larrazet disait de lui qu'il
avait les mains gluantes et le sourire visqueux. Sa femme était une
gesticulante et sentimentale personne. Malgré quelques emporte-
mens de la langue ou de la main et les vivacités d'un sang brûlé
par les fourneaux, les gens qui la connaissaient peu lui croyaient un
cœur d'or. La vérité est qu'elle avait les yeux tendres, un peu
rouges, toujour.5 humides. Mari et femme se faisaient l'un et l'autre
une loi de tondre de très près la pratique. Dès qu'elle eut quitté
M""" Pommery, Palmyre jeta aux orties du même coup ses corsets,
qui la gênaient, et son Manuel de la parfaite cuisinière, qu'elle
n'aurait pu contempler sans remords, étant bien résolue à ne plus
faire que de la cuisine de gargote. Il n'est pire empoisonneuse
qu'un cordon bleu qui se néglige; il n'est pire barbarie que la bar-
barie savante. Les pensionnaires de la Uenommêe en firent l'expé-
rience à leur dam. On aurait dû pourtant les ménager; ils étaient
la meilleure ressource de la maison. Comme elle était située dans
un joli endi'oit, à cinq minutes de Mailly, non loin de la charmante
LA FERME DU CHOQUARD. 497
vallée de l'Yères, il y venait des peintres de Paris, qui s'y arrê-
taient; il y venait aussi de petites bourgeoises anémiques, dési-
reuses de se mettre au vert. Pendant les premiers jours, on les
traitait bien, la table était honnête; après quoi, les œufs n'étaient
plus frais, le rôti sentait le relent, les ragoûts devenaient des
mélanges suspects, les sauces happaient au gosier. Se plaignait-on,
M'"' Guépie protestait en geignant; Richard se récriait, montait sur
ses grands chevaux, jurait sur son honneur que sa viande n'avait
pas d'autre défaut que d'être trop fraîche, ce qui la rendait un peu
dure. Plût au ciel qu'elle l'eût été! Un soir, une pensionnaire s'aper-
çut et constata que son lit était habité. Elle était douillette; elle fit
grand bruit de sa découverte; les deux époux eurent beau raison-
ner ou larmoyer, elle délogea dès le lendemain. Gela fit du tort à
l'établissement. Au surplus, dans les mois d'hiver, on avait pour
tous cliens quelques rouhers qui passaient, quelques ouvriers de
campagne qui venaient prendre un petit verre sur le comptoir ou
mettre pinte sur chopine en jouant une poule. Bon an mal an, la
recette couvrait à peine les frais. Aussi Richard commençait-il à se
dégoûter de sa gargote. Le vent avait sauté; il se croyait né pour
la meunerie; il projetait d'acquérir un des moulins de l'Yères. Mais
avec quel argent? G'était son secret.
Richard Guépie avait eu de sa première femme cinq fils, Thomas,
Claude, Philippe, Polydore et Jérémie, tous aussi peu disposés que
lui à labourer et à semer. Ils avaient du goût pour les métiers am-
bulans, ils aimaient à rouler. Thomas était entré chez un loueur de
voitures de Brie; tout en fouettant ses chevaux, il combinait dans
sa tête une foule d'événemens invraisemblables, moyennant les-
quels son patron lui donnerait sa fille en mariage et lui laisserait
ses écuries, ses remises et tout ce qu'il y avait dedans. Claude
s'était fait coquetier. Six mois durant, il allait offrir ses œufs et sa
volaille dans les châteaux et les maisons bourgeoises des environs ;
il employait consciencieusement son hiver à manger les sous qu'il
avait amassés pendant l'été. 11 avait si souvent vendu une vieille
poule pour une jeune que son crédit était fortement ébranlé. Phi-
lippe était devenu colporteur du Petit Journal, ce qui ne l'empê-
chait pas de vendre les grands. Il faisait chaque jour ses cinq lieues,
botté jusqu'à la ceinture, courant comme un lièvre, quelquefois
entre deux vins. On entendait de loin ses appels retentissans; il avait
le mot pour rire, les filles d'auberge le trouvaient gentil. S'il faut
tout dire, il avait été traduit naguère en police correctionnelle pour
avoir distribué sous main des /euilles pornographiques; mais le
juge, par un excès d'indulgence, décida qu'il avait agi sans discer-
nement. Polydore, blond comme son père, après avoir été soldat,
TOME uv. — 1882. 32
A98 REVUE DES DEUX MONDES.
était garde-chasse chez le marquis de Montaillé, et il avait la répu-
tation de faire bon ménage avec les braconniers. Quant à Jérémie,
qui était né en Afrique, il avait obtenu par de puissantes protec-
tions une place dans l'octroi de Paris. Charmé de son uniforme
vert, il voyait dans la fumée des innombrables pipes qu'il bourrait
tout le long du jour des avancemens extraordinaires, un prodigieux
avenir, toute sorte de bonheurs délirans qui ne devaient jamais
lui arriver. En attendant, il engageait des paris sur tous les trou-
peaux de moutons qui passaient la barrière : soit hasard, soit génie
naturel, il rencontrait toujours juste, devinait à quelques cornes près
le nombre des têtes, et il se faisait payer la goutte.
Six ans après avoir donné au monde Jérémie le gabelou, Guépie eut
un enfant de sa seconde femme. On avait pourtant promis à M™® Pom-
mery qu'on n'en aurait point. Ce fut une surprise désagréable, un
vrai chagrin; on se reprocha l'un à l'autre avec quelque aigreur
ce fâcheux accident. Il se trouva que, par un fait de mystérieux ata-
visme, cette enfant fut une rousse délicieuse, au teint éblouissant,
aux yeux couleur d'émeraude. Malgré son déplaisir, M"^® Pommery,
qui était une bonne femme, consentit à lui servir de marraine. Ce
fut elle qui paya les mois de nourrice et plus tard les frais d'é-
cole; elle devait payer bien autre chose. Pendant les premières
années, Aleth ne voyait sa mère qu'à de rares intervalles ; elle vivait
chez son père et tour à tour dans la compagnie des roses ou des
porcs. Ni son teint florissant ni ses yeux verts ne lui faisaient trou-
ver grâce devant ce père rancuneux, qui ne lui pardonnait pas
d'être née ; il la rabrouait, il ne sentait point le prix de ce miracle
de beauté, qu'il employait à garder les dindons. Mais il arriva qu'un
peintre passant par là tomba en arrêt devant cette dindonnière,
comme un épagneul devant une perdrix rouge. 11 voulut faire son
croquis et peu après son portrait à l'huile et en pied, qui fut remar-
qué au Salon. Cette aventure changea du soir au malin les disposi-
tions et les sentimens de Guépie. H n'avait jamais pu tirer un sou
de ses cinq fils; il se dit que sa fille était un trésor dont il tirerait
de gros intérêts, que, grâce à sa merveilleuse beauté, elle ne pou-
vait manquer d'épouser quelque jour un grand personnage, que ce
grand personnage deviendrait la vache à lait de son beau-père et
lui abandonnerait généreusement les quarante mille francs dont il
avait besoin pour acheter le moulin du Rougeau. Tout cela lui
paraissait clair et prouvé; son imagination ne se refusait jamais
rien. De ce jour, cette belle rousse, dans les yeux de laquelle il
voyait un moulin, lui devint particuhèreinent chère et il lui témoi-
gna des attentions qu'il n'avait eues pour personne. Cet incident
s'était passé dix-huit mois après qu'il était rentré en possession de
sa femme et au moment où il commençait déjà à se dégoûter de son
LA FERME DU CUOQUARD. 499
auberge. Qui veut la fin veut les moyens; quand on possède un
diamant brut, il faut le tailler et le sertir, et quand on a mis au
monde une belle rousse destinée à épouser un nabab, il faut lui
donner de l'éducation, en faire une demoiselle. Palmyre eut un peu
de peine à entrer dans les projets de son ambitieux mari; elle lui
reprocha de se monter la tête. Après tant d'essais malencontreux,
elle doutait de son génie, se gaussait de ses rodomontades et de
ses chimères. Il se croyait de force à décrocher les étoiles; elle
avait appris de M""® Pommery que les étoiles ne viennent pas tou-
jours quand on les appelle.
Ils eurent des prises à ce sujet et convinrent de s'en rapporter à
M. Larrazet. Il avait accouché Palmyre ; il voulait toujours du bien
aux enfans qu'il avait aidés à venir au monde. Il se moqua de Gué-
pie, il lui rit au nez :
— Je connais, lui dit-il, un gros fermier du voisinage qui a besoin
d'une laitière. Je me charge de lui recommander Aleth. C'est un
homme de bon sens et de bonne conduite ; il aura grand soin de
cette enfant, elle sera un jour sa Mariette Sorris. Mais, pour l'amour
de Dieu, n'allez pas en faire une déclassée ! C'est une sotte espèce
et la peste de la société.
On l'avait consulté, après quoi on se chamailla de plus belle.
Aleth assistait d'abord h ces débats avec assez d'indifférence. Elle se
savait fort jolie, elle se doutait de ce qu'elle valait, le peintre qui
avait fait son portrait ne lui avait rien appris ; mais, d'autre part,
elle était paresseuse, elle se souciait peu d'aller en pension. Elle ne
comprenait pas encore ; tout à coup elle comprit. Son imagination
s'échauffa, l'ambition eut raison de sa paresse. Chose curieuse, cette
petite Aleth n'avait point de coquetterie. Elle avait vécu jusqu'alors
dans une sorte d'engourdissement, de somnolence, faisant tant bien
que mal ce qu'on lui disait de faire, sans s'intéresser à quoi que ce
fût. Elle se sentait admirée, et cela lui était bien égal. Elle avait
fait depuis longtemps sa première communion, elle était près d'at-
teindre ses quinze ans, et cependant ses yeux verts ne lui servaient
qu'à chercher des mûres dans les buissons et des noisettes dans les
taillis. Les éloquens discours de son père la tirèrent peu à peu de
sa torpeur; les semences qu'il répandait à pleines mains sur cette
terre encore inculte levèrent avec une rapidité surprenante. Elle
avait réfléchi et elle avait conclu. Sa beauté était un capital dont
elle ne savait que faire. Quand elle se fut bien persuadé qu'une
belle fille a plus de chances qu'une autre de sortir de sa condition
par quelque glorieuse conquête, la vie qui lui semblait insipide
l'intéressa subitement comme une partie à gagner. Ce fut une révo-
lution; ce cœur endormi s'éveilla en sursaut, cette volonté molle
qui s'abandonnait se redressa comms un jriune coq qui sent pousser
500 REVUE DES DEUX MONDES.
ses ergots et entonne le chant des combats. C'en était fait de son
innocence; on lui montrait le diable, et le diable lai plaisait. Sa
mère lui rapporta ce qu'avait dit M. Larrazet et fut bien étonnée en
entendant cette petite fille, qui n'avait jamais eu d'avis sur rien ni
sur personne, déclarer d'un ton décisif que M. Larrazet était un
imbécile. A quelque temps de là, cette même petite fille vit passer
sur la grande route dans une voiture de gala M"'^ la mairesse de
Mailly, qui affectait quelquefois de grands airs, et elle s'écria en
brisant en deux la gaule qu'elle tenait à la main :
— Un jour j'irai en carrosse, et elle gardera les dindons.
Le proverbe a raison, il faut se défier des eaux dormantes.
Guépie prêcha, sermonna sa femme avec tant d'insistance qu'elle
se rendit. Elle s'en fut trouver M™® Pommery, lui exposa le cas à
sa façon, lui représenta qu'elle ne savait que faire de sa fille, que
cette enfant avait une intelligence, une ouverture d'esprit au-des-
sus de son âge et de sa condition, des envies de s'instruire, des
fureurs de lecture presque inquiétantes, ajoutant que, si elle avait
de quoi, elle la mettrait sûrement dans un pensionnat; mais le
moyen? La marraine d'Aleth était une bonne femme, qui ne ressem-
blait pas à tout le monde ; il y avait en elle des contrastes, comme
il arrive souvent aux Anglaises. Elle s'était convertie au catholicisme
pendant un séjour qu'elle avait fait à Rome, ce qui ne l'empêchait pas
d'avoir des opinions très radicales ; elle tenait pour l'abolition des
majorats, des substitutions, du droit d'aînesse, de la chambre des
lords; elle aimait à mettre dessous ce qui était dessus et vice versa.
D'autre part, elle entendait très bien ses intérêts ; elle prévoyait de
loin les accidens et de loin aussi elle y parait. Son mari était devenu
hydropique, elle le soignait à merveille. Mais elle savait qu'il n'en
avait pas pour longtemps et elle savait également le nombre de
mois et de semaines qu'il faudrait à sa veuve pour se consoler de
sa perte. Elle avait décidé qu'elle ne convolerait point, mais qu'elle
voyagerait beaucoup et que, le moment venu, elle aurait besoin
d'une dame ou d'une demoiselle de compagnie. Il lui parut qu'Aleth
Guépie pourrait bien être son fait. Elle la fit venir, ne lui trouva
rien d'extraordinaire dans l'esprit, mais la déclara très jolie et très
gentille, et il est certain qu'en cette occurrence sa filleule joua très
bien son petit rôle. Bref, elle autorisa Palmyre à placer pendant
quatre ans a la chère petite chose, the dear Utile thîng, » dans un
pensionnat, s'engageant à prendre toute la dépense à sa charge.
Elle exigea seulement que « la petite chose » s'occupât surtout
d'apprendre l'anglais et que le pensionnat ne fût pas un couvent;
si bonne catholique qu'elle fût, elle n'aimait pas les nonnes.
11 y avait à quelques minutes de Melun une institution justement
renommée et fort courue, qui s'appelait, je ne sais pourquoi, le
LA FERME DU CHOQLARD. 501
Gratteau, et dont la directrice était M"^Bardèche, excellente et digne
personne. Les grosses fermières de la Brie y envoyaient volontiers
leurs filles. Gomme le déclarait le prospectus, on y apprenait tout,
depuis l'orthographe jusqu'à la chimie, depuis l'astronomie jus-
qu'aux arts d'agrément, et on s'y pénétrait aussi « de ces solides
principes de moralité qui sont nécessaires à une sage conduite de
la vie et au développement de la conscience. » Des professeurs à
lunettes venaient faire des dictées. En sortant du Gratteau, on
emportait avec soi toutes les sciences humaines dans une douzaine
de beaux cahiers reliés en maroquin rouge, qu'on s'engageait à relire
une fois au moins chaque année et qui le plus souvent, hélas! ser-
vaient à faire des papillotes ou des cornets. En même temps,
M"^ Bardèche s'appliquait à former les manières de ses élèves, à les
bien façonner, à leur enseigner l'usage du monde. A cet effet, elle
donnait chaque hiver une grande soirée, qui se terminait par une
sauterie et où l'on invitait les frères, les cousins de ces demoiselles,
et quelques jeunes gens de la ville soigneusement triés sur le volet.
Ëtait-ceune légende, on affirmait dans le pays que, par un enchaî-
nement de circonstances difficile à expliquer, un prince russe avait
paru dans l'une de ces soirées, qu'il s'y était épris d'une fille de
fermier, qu'il l'avait dûment épousée, qu'elle gouvernait dix villages
au moins sur les bords du Volga, que chaque matin ses moujiks
venaient se prosterner à ses genoux, qu'elle remuait l'or à la pelle
et portait à ses oreilles deux diamans gros comme des œufs de
pigeon. Telle était l'histoire qui avait été contée un jour dans la
salle à boire de la Renommée des gibelottes et que Richard Guépie
avait recueillie d'une oreille avide. Il la tenait pour absolument
authentique, et c'était la raison qui l'avait décidé à donner la pré-
férence à M^^* Bardèche sur toutes les directrices de pensionnats
dont on avait pu lui parler. Pourquoi Aleth n'attraperait-elle pas
son prince, elle aussi ? 11 croyait de toute son âme à ce prince ; ce
qui le contrariait, c'est que Palmyre y croyait un peu moins.
Pendant les deux premières années, la filleule de M*"" Pommery
eut une véritable ferveur de novice. Elle s'appliquait, faisait de son
mieux. Elle avait beaucoup d'amour-propre ; plus âgée que la plu-
part des autres pensionnaires, elle se piquait d'honneur, s'efforçait
de réparer le temps perdu. Ses cahiers étaient les mieux tenus de
la classe. Elle fit de remarquables et rapides progrès dans l'ortho-
graphe, c'était son fort. IVr^*" Bardèche lui en savait gré, estimant
avec raison que c'est un article de première nécessité. Cette grave
personne avait à ce sujet un adage qu'elle répétait souvent à ses
élèves: « Tant vaut l'orthographe, leur disait-elle, tant vaut la
femme. » Aleth apprit aussi un peu d'anglais, assez du moins pour
écrire à sa marraine des billets peu corrects, mais très patelins.
502 REVUE DJSS DEUX MONDES.
On lui fit grâce du piano, M'"^ Eommery n'y tenait pas; en revanche»
elle raclait fort gentiment une petite romance sur la guitare*
Quant aux autres sciences humaines, elle tâchait d'y mordre, mais
avec un médiocre succès. Comme le disait M™'' Paluel, on ne fait bien
que ce qu'on aime, et Alelh aimait très peu la chimie, l'astronomie
et le reste, ne sachant pas trop à quoi cela servait. En général, elle
n'avait aucun goût pour les choses de l'esprit; ce monde lui était
fermé et elle se souciait peu d'y entrer. Mais en tout ce qui concer-
nait les questions sociales et la pratique de la vie, elle avait une
vivacité d'intelligence, une promptitude à se débrouiller vraiment
merveilleuse. C'était à croire qu'elle n'en était pas à sa première
vie, qu'elle recommençait. L'histoire du mariage de Clovis et de
Clotilde ne lui disait rien ; en revanche, causant soit avec l'un, soit
avec l'autre, elle réussissait à se tenir au courant de tous ceux qui
se faisaient à Melun. Elle en parlait avec autorité, avec compétence,
décidait s'ils étaient bien ou mal assortis, savait pertinemment l'ap-
port de chacun des conjoints, et ses commentaires annonçaient
une maturité de jugement singulière dans « une petite chose » qui
avait passé les meilleures années de son enfance à garder les din-
dons. Elle avait acquis quelque teinture de géographie, elle n'igno-
rait pas que Londres était située sur les bords de la Tamise, mais
ce qu'elle ignorait encore moins, c'est que Melun est le chef-lieu
de Seine-et-Marne et que cette ville privilégiée possédait en ce
moment une rousse aux yeux verts, qui, grâce à sa beauté, ferait
un jour un mariage plus beau que tous ceux dont on parlait. Avec
cela et malgré ses défauts, elle s'était insinuée dans les bonnes
grâces de la directrice. Naturellement bienveillante, W^^ Bardèche
était disposée à trouver que toutes ses élèves étaient des « natures
d'élite. » Mais elle avait un goût particulier pour Aleth, d'abord à
cause de la supériorité de son orthographe, ensuite parce que cette
« chère petite chose » était le plus joli meuble qu'il y eût dans tout
le Gratteau, enfin parce que M"^" Pommery acquittait sans faire
jamais la moindre observation tous les mémoires qu'on lui envoyait
et dans lesquels figuraient beaucoup d'eœtras. Je ne sais si j'ai pré-
senté ces trois raisons dans leur ordre véritable.
La troisième année, tout se gâta. La première ardeur s'était refroi-
die, et le prince ne venait pas. Comme son père, Aleth y avait cru ;
comme sa mère, elle n'y croyait plus. Il lui parut que le Gratteau
ressemblait à une prison, elle le prit en dégoût. Elle aurait voulu
du moins aller passer ses vacances chez ses parens, elle aurait eu
le plaisir de se montrer, de promener dans la Brie la gloire de sa
métamorphose, d'apprendre à tous ceux qui avaient vu la chrysalide
quel papillon en était sorti et de leur jeter aux yeux la poudre d'or
qui brillait sur ses ailes. Son père n'y voulut pas entendre; tant
LA FERME DU CHOQUARD. 503
qu'elle était au Gratteau, elle ne lui coûtait rien. Peu à peu son
humeur s'assombrit, elle devint sensible à de petites contrariétés
qui autrefois la laissaient indifférente. Si elle était bien avec la direc-
trice, quelques-unes des pensionnaires lui causaient de cruels déplai-
sirs. Celles qu'elle appelait « les princesses de la grande culture »
se sentaient d'une autre espèce, il y paraissait bien à leurs manières.
Les unes prenaient avec elle des airs protecteurs, d'autres la regar-
daient par-dessus l'épaule et la remettaient à sa place quand elle
tentait de se familiariser. On faisait bande à part, on avait toujours
des secrets à se dire, et en voyant Aleth s'approcher, on chuchotait:
« Yoilà cette Guépie! ne disons plus rien. » Gomme elle les jalou-
sait, comme elle les détestait ces princesses, avec leurs sourires
pinces, leurs grands airs, leurs cols blancs, leurs fichus de soie ou de
linon, leurs petites boucles d'oreilles, leurs petits colliers de corail,
tout le luxe de leurs atours ! Elle ne leur pardonnait ni leur trous-
seau bien fourni et bien propre, ni les petits festons de leurs che-
mises de jour, ni les sachets de lavande qu'elles mettaient dans
leurs armoires pour que leur linge sentît bon, ni leurs broches et
leurs médaillons où il y avait des cheveux et des portraits. Quel-
ques-unes avaient de petites montres d'argent à remontoir. Alice
Cambois, l'odieuse Alice Gambois, possédait une ombrelle rose,
qu'elle emportait dans toutes les promenades, qu'il fît du soleil ou
non. Gette ombrelle rose suait l'insolence. La pauvre Aleth s'en
ouvrit à sa marraine. Le peu d'anglais qu'elle savait ne fournis-
sant pas assez de mots à sa rancune, elle lui écrivit une grande
lettre en français, où elle répandit toute l'abondance de ses dou-
leurs. Elle lui exposa le piètre état de sa garde-robe, les fâcheuses
comparaisons qu'elle faisait, les désolans triomphes d'AHce Gambois.
M™* Pommery fit la sourde oreille et lui répondit en anglais que
chaque oiseau a son plumage, que les petites fauvettes qui se plai-
gnent de n'être pas assez bien habillées doivent tâcher de s'en con-
soler en chantant mieux que les colibris et les paons. Aleth trouva
cette réponse aussi sotte que désobligeante, et elle écrivit sur une
page blanche d'un de ses cahiers: « Si je suis une fauvette, ma mar-
raine est une oie. » De jour en jour, elle était plus mécontente des
autres et d'elle-même. Par d'insidieux manèges, elle réussit à se
procurer dans un cabinet de lecture un roman de cape et d'épée,
qu'elle lut en cachette. Ce roman ne la satisfit qu'à moitié; elle n'y
retrouvait pas son histoire, ni ses chagrins, ni la figure d' Aleth
Guépie.
Il se passa un incident qui aggrava le mal. Il y avait eu une
sauterie au Gratteau, et un élève de l'école d'application de Fontaine-
bleau y était apparu dans son uniforme de sous- lieutenant d'artil-
lerie. On croira sans peine qu'il avait fait sensation ; mais au grand
50A REVUE DES DEUX MONDES.
scandale des princesses de la grande culture, il réserva toutes ses
attentions pour Aleth; il dansa avec elle deux polkas, deux qua-
drilles et le cotillon. Le lendemain, elle apprit de M"" Bardèche que
ce jeune homme était de bonne famille, mais sans fortune. Gela
refroidit subitement son enthousiasme ; elle aimait l'épaulette, mais
le brillant sans le solide lui paraissait peu de chose.
Cependant cette soirée eut des suites fâcheuses. Les princesses,
outrées du scandaleux succès de cette Guépie, avaient ourdi contre
elle la conspiration du silence. Pendant deux récréations de suite,
personne ne lui adressa la parole et ne répondit à ses questions,
personne ne parut la voir ; dès qu'elle approchait, tout le monde
lui tournait le dos. Après avoir couvé quelque temps son dépit, la
gardeuse de porcs perça sous la pensionnaire et la dindonnière sous
la demoiselle, ce qui lui arrivait quelquefois quand la moutarde lui
montait au nez. La colère a de ces effets ; le vernis s'écaille, tombe,
et la nature reparaît. A grands coups de coude, Aleth se fraya un
passage à travers tous ces dos tournés, et se plantant au milieu du
cercle, le visage échauffé, l'œil en feu :
— Savez-vous pourquoi vous me détestez? s'écria-t-eile. C'est
que vous êtes jalouses et que je suis cent fois plus jolie que vous.
Puis, mettant ses mains sur ses hanches et imitant la voix d'une
marchande des quatre saisons : — Qui veut acheter des nez? En
voilà de camus, de pointus, des nez en corbin, des nez en pomme
de terre. Marchandise de première qualité, messieurs. Faites vos
choix.
Parlant ainsi, elle les toisait de la tête aux pieds, et à travers ses
cheveux roux retombant en désordre sur ses yeux, elle dardait sur
toutes ces figures des regards provocans et moqueurs. Alice Cam-
bois, n'y tenant plus, lui allongea sur la joue droite un soufflet qui
sonna. Elle allait en rendre quatre, et la mêlée eût été chaude si une
surveillante ne se fût jetée au travers. W^ Bardèche les cita toutes
à son tribunal, les tança vertement. Mais elle s'y prit mal pour con-
soler Aleth , elle représenta aux princesses que les aristocraties se
font beaucoup de tort en ayant de mauvais procédés à l'égard des
petits. Elle cita à ce propos l'histoire romaine et les Révolutions de
l'abbé Yertot.
De ce jour, Aleth ne songea plus qu'à sortir au plus tôt de sa
geôle. Elle écrivit lettre sur lettre à son père pour lui déclarer
qu'elle en avait assez du Gratteau, que c'était un sot endroit, que
personne ne s'y mariait, que les princes n'existaient pas, qu'elle
mourrait si elle restait un mois de plus dans la société d'Alice Gam-
bois et de son ombrelle rose, qu'elle voulait s'en aller, qu'elle s'en
irait, qu'une fois en liberté, elle se chargerait assez de se marier,
que ce ne serait pas long. Richard Guépie s'émut fort peu de 'ces
LA. FERME DU CIlOQUARD. 505
philippiques et de ces jérémiades, dont il estimait qu'il y avait beau-
coup à rabattre. Le proverbe prétend que bon sang ne ment jamais,
Richard se rendait secrètement justice ; sans en rien dire à per-
sonne, il pensait que quiconque avait du sang de Guépie dans les
veines ne se faisait pas faute de mentir pour peu que cela pût lui
servir à quelque chose. Aussi ne croyait-il jamais que la moitié de
ce que ses fils lui disaient et que le quart de ce que lui disait sa
fille. Il lui répondit que tout cela était bel et bon, mais qu'elle
achèverait son temps au Gratteau, qu'elle avait encore une année à
y passer, qu'elle l'y passerait. Mais, à quelques mois de là, il reçut
des nouvelles qui l'inquiétèrent et furent cause qu'il se rendit deux
jours de suite à Brie dans l'espérance d'y rencontrer M. Larrazet.
Seulement il eut soin de ne pas se présenter à Theure des consul-
tations, parce que le docteur, pour n'en pas trop avoir, les faisait
payer comptant à ceux qui avaient de quoi, ne faisant rien payer
aux autres. A la rigueur, Richard avait de quoi, mais il aimait les
longues échéances, et son médecin comme son avoué n'avait pas vu
souvent la couleur de son argent.
Quand il eut quitté le chemin vicinal qui menait du Choquard à
Mailly et débouché sur la grande route en face de la Renommée
des gibelottes, M. Larrazet aperçut un roulier qui venait de s'arrê-
ter pour faire boire ses chevaux. Il le pria d'avertir maître Guépie
qu'il était là. L'instant d'après, maître Guépie accourut d'un air fort
empressé et aborda le docteur avec ces façons respectueuses et fami-
lières qui étaient un des caractères distinctifs de sa race. Il le pressa
de descendre, de venir prendre un petit verre de cassis. Quand on
vient de boire du bordeaux à la ferme de Choquard, on ne boit pas
du ratafia à la Henommce. Et puis le docteur savait que Guépie con-
sidérait les politesses qu'il faisait à ses créanciers comme une sorte
de règlement de compte; en acceptant son cassis, on lui donnait
quittance, aussi le docteur n'acceptait-il jamais. On peut renoncer
à être payé ; mais ne rien recevoir et donner décharge, c'est trop.
— Qu'avez-vous donc à me dire, Guépie? demanda-t-il d'un ton
bourru à ce maître gonin dont il goûtait peu le teint blême, le regard
obhque et la mielleuse impudence. Vous êtes venu deux fois me voir
à Brie. Vous ne savez donc pas l'heure de mes consultations?
— Excusez-moi, monsieur Larrazet. C'était à cause de la petite.
— Il est donc avarié, ce trésor de beauté?
— Je ne sais que vous dire, monsieur Larrazet. Elle nous inquiète,
sa mère et moi. Depuis plus de huit jours elle garde le lit. Elle est
si faible qu'elle ne peut pas se tenir sur ses jambes. M"" Bardèche
m'a fait l'honneur de m'écrire que les médecins de là-bas ne savent
pas ce que c'est. Voilà deux nuits que je ne dors pas... Cette pauvre
506 REVUE DES DEUX MONDES.
chère petite! C'est que je l'aime tant!.. Tenez, voulez-vous voir son
portrait?
Et fouillant dans la poche de son habit, il en tira un portefeuille
graisseux et présenta au docteur une photographie coloriée qu'il
portait partout avec lui. Les commis -voyageurs ne se séparent
jamais de leurs échantillons. Aleth s'était fait photographier à
Melun jouant de la guitare, une rose dans les cheveux, les yeux
au ciel, perdus dans l'infini, vêtue d'une charmante robe de soie à
volans et à jupe plissée, qu'à force de supplications elle avait obte-
nue de la libéralité intermittente de sa marraine. Elle lui avait écrit
plus d'une fois : / heseech you, if you please, give mè a robe à trois
volans. W^^ Pommery avait fini par se laisser toucher. En dépit de
ses préventions, M. Larrazet ne put s'empêcher de s'avouer, sans
en rien marquer, que cette ex-dindonnière qui jouait de la guitare
était la plus jolie fille de toute la Brie.
— Un beau brin de fille, tout de même ! fit Guépie, qui tenait ses
yeux obstinément attachés sur ceux du docteur, dans l'espérance
vaine d'y surprendre un éclair d'admiration.
— Eh! bon Dieu! répondit sèchement M. Larrazet, que ferez-
vous de cette demoiselle?
Et il regardait tour à tour la robe à trois volans et la triste façade
de l'auberge, avec son enseigne rouillée et sa grande lézarde qui
traversait la muraille du haut en bas :
— Ah ! oui, dit Guépie, en se grattant l'oreille, c'est bien là que le
bât me blesse. Allez, cela me donne bien du souci. Moi, d'abord, je
n'aime pas que les gens sortent de leur condition ; je l'ai dit si sou-
vent à ma femme ! Mais quoi? c'est M™^ Pommery qui a voulu que
que la petite allât en pension, et nous avons craint de la fâcher en
disant non... Une drôle d'idée, une idée d'Anglaise!.. Heureusement
qu'elle a promis d'en faire sa demoiselle de compagnie, et faute de
mieux...
— Comment ! faute de mieux ? Vous entendez donc en faire une
impératrice?
— Vous voulez rire, monsieur Larrazet, se hâta de dire Guépie,
qui se reprochait de s'être trahi. Mais enfin on pourrait lui trou-
ver quelque place de gouvernante à l'étranger, dans une bonne
maison...
— Belle éleveuse d'en fans! interrompit M. Larrazet en lui ren-
dant la photographie. Enfin, que me vouliez-vous? Vite, je suis pressé.
M. Larrazet ne parlait pas du même ton aux PaUiel et aux Guépie.
— Ah! voilà, monsieur Larrazet... Il m'est venu une idée. Je ne
suis pas bien sûr que la petite soit aussi bas qu'elle le dit. Elle s'en-
nuie; elle en a assez de sa pension. Je vois cela par ses lettres et
LA FERME DU CHOQUARD. 507
je soupçonne qu'elle fait la malade pour qu'on aille la chercher. Ne
m'écrit-elle pas que c'est l'air des champs qui la remettra?.. Mais
j^me Pommery désire qu'elle achève son temps, et quand les
Anglaises ont quelque chose en tête!.. Enfin, ces médecins de Melun
ne la connaissent pas, tandis que vous... Si c'était un effet de votre
bonté?.. Vous allez quelquefois à Melun. Supposons que vous don-
niez un coup de pied jusqu'au Gratteau, je vous en serai bien recon-
naissant... Mais venez donc prendre un verre de cassis, monsieur
Larrazet; celui de cette année vous a un montant!.. Yous m'en direz
des nouvelles.
— Je n'aime pas le cassis, répliqua sèchement M. Larrazet, et
pour ce qui est d'aller voir votre princesse, nous tâcherons, nous
verrons...
A ces mots, il claqua de la langue et toucha du bout de son fouet
Charmant, qui comuiençait à s'endormir. Mais Charmant ne se mit
pas assez vite en marche pour que son maître pût éviter une de
ces poignées de main onctueuses et grasses que Guépie distribuait
libéralement aux gens qu'il ne payait pas. C'était encore une de ses
façons de s'acquitter. Heureusement, le docteur venait de remettre
ses gants de Suède.
Quelques jours plus tard, il se présentait au Gratteau et deman-
dait à voir M"^ Aleth Guépie. La directrice lui parla sur un ton de
maternelle sollicitude de cette chère enfant, qui ne voulait plus quit-
ter son lit et qui l'inquiétait beaucoup. Le médecin qui la soignait
ne comprenait rien à son état. M'^" Bardèche profita de l'occasion
pour faire l'éloge de « cette nature d'élite, » pour vanter également
et son caractère et son orthographe. Puis elle conduisit elle-même
M. Larrazet dans la chambre de la malade; mais comme elle venait
de l'y introduire, on lui annonça qu'un professeur demandait à lui
parler, et elle laissa le docteur seul à seule avec la jeune personne.
Entendant venir quelqu'un, Aleth s'était retournée du côté du
mur et semblait assoupie. Gomme elle ne bougeait pas, M. Lar-
razet se mit à tousser. Elle eut l'air de s'éveiller, le regarda, le recon-
nut, devina sur-le-champ qu'il lui était dépêché par son père.
Elle le salua doucement avec un sourire pâle, et tirant ses deux
bras hors de son lit, elle les laissa retomber sur la couverture,
comme pour dire : — Voilà où nous en sommes! Voilà tout ce qui
reste de la pauvre Aleth Guépie!
Il ne disait mot. Grave, solennel, il s'approcha de la malade, exa-
mina son visage, sa langue, lui tâta le pouls; puis, tirant d'un étui
un petit thermomètre portatif, il le lui posa sous l'aisselle, et, sa
montre à la main, il comptait les secondes. Son silence étonnait
Aleth. Elle se mit à lui expliquer son mal, qui était tout à fait extraor-
508 BEVUE DES DEUX MONDES.
dinaire, comment cela lui était venu, les premiers symptômes, les
sensations bizarres qu'elle éprouvait, les fourmillemens qui lui cou-
raient dans tout le corps, et puis les faiblesses qui la prenaient. Elle
avait essayé plusieurs fois de se lever, impossible de rester debout.
Le docteur avait remis sa montre dans son gousset. Il dit enfin
d'une voix caverneuse : — C'est grave ! c'est très grave !
— N'est-ce pas, monsieur Larrazet? dit-elle. Il faut que je change
d'air ou je meurs.
— Oh! oh! dit-il, changer d'air? Quelle plaisanterie! Ce qu'il
vous faut, c'est du fer, beaucoup de fer. Vous êtes anémique au pre-
mier chef. Vous avalerez chaque matin cinq ou six litres d'eau
ferrugineuse. Vous n'en prendrez jamais assez. Le malheur est que
cela fait tomber les dents.
Elle se mit brusquement sur son séant. — Vous dites? s'écria-
t-elle du haut de sa tête. Mais je ne veux pas que mes dents tom-
bent.
Elle croyait déjà les sentir trembler dans leurs alvéoles, ces jolies
dents nettes comme des perles qu'elle regardait chaque matin dans
son miroir.
— Qu'à cela ne tienne ! reprit-il. Nous vous administrerons le
fer à l'état de médicament externe.
— Et comment cela?
— C'est tout simple ! Nous prendrons un petit clou, nous le ferons
chauffer jusqu'au rouge, et d'une main délicate...
Il parlait d'un ton si sérieux qu'elle le crut.
— Je ne veux pas qu'on me brûle, interrompit-elle avec empor-
tement. Je ne le veux pas, vous m'entendez.
— Oh ! par exemple, nous verrons qui commande ici, dit le doc-
teur. Aux grands maux les grands remèdes, et, ne vous en déplaise,
nous allons commencer tout de suite.
Il eut à peine le temps de traverser le dortoir pour aller chercher
l'instrument de supplice. Cette malade, qui ne pouvait tenir sur ses
pieds, s'était élancée d'un bond hors de son lit, avait rattrapé son
bourreau comme il avait le doigt sur le bouton de la porte, et quoi-
qu'elle n'eût pas la force d'un poulet, elle le retenait avec tant de
vigueur par les deux basques de son habit qu'il crut les entendre
craquer. Dans la vivacité de son action, son bonnet de nuit était
tombé à terre, son abondante chevelure s'était déroulée sur ses
épaules nues, et sa chemise en désordre laissait voir beaucoup de
choses. Mais les médecins sont les médecins, et, quand il leur plaît,
ils voient tout sans rien regarder. M. Larrazet arracha une couver-
ture du lit, en enveloppa cette charmante enfant, l'assit dans un
fauteuil et lui dit :
LA FERME DU CHOQUARD. 509
— Soit! on ne vous brûlera pas, ma mignonne, mais avouez que
vous êtes aussi malade que moi.
Elle lui jeta un regard courroucé, qui lui reprochait sa trahison.
Puis, elle baissa la tête, se mit à pleurer à chaudes larmes ; de temps
à autre elle essuyait ses yeux avec ses cheveux, et au milieu de ses
sanglots elle disait :
— Monsieur Larrazet, je veux m'en aller, je ne peux plus me soulTrir
ici. J'y suis trop malheureuse, on m'y fait des affronts, on m'y donne
des soufllets. Ces princesses de la grande culture sont de vraies
girafes. Oh! comme je les déteste! Elles sont jalouses de moi. Est-ce
ma faute si Alice Gambois a le nez de travers? C'est elle surtout que
j'abhorre. Si je m'écoutais, je lui arracherais les yeux... Papa est
stupide. Il croit encore à l'histoire du prince russe ; il croit encore
qu'on trouve des maris au Gratteau. Personne ne s'y est jamais
marié; j'y resterais dix ans que j'en sortirais fille... Mon bon mon-
sieur Larrazet, je veux m'en aller. Emmenez-moi.
Elle était si jolie dans son désespoir qu'il eut pitié d'elle.
— Ma chère enfant, lui dit-il d'un ton plus doux, ce ne sont pas
là mes affaires. Permettez-moi seulement de dire à M^'" Bardèche que
votre état n'est pas aussi dangereux qu'elle le pensait, que dès
demain vous essaierez de vous lever, moyennant quoi je ne lui
soufflerai mot de votre petite comédie. Fiez- vous à ma discrétion
professionnelle. Quant au reste, Dieu soit loué ! cela ne me regarde
pas. Mais je vous engage à avoir un peu de patience, vous ne mour-
rez pas au Gratteau.
Là-dessus il se retira. Tout bon médecin qu'il fût, il n'était pas
sorcier. S'il l'avait été, la porte qu'il venait de fermer serait deve-
nue transparente et il eût aperçu au travers deux yeux flamboyans
d'indignation et une charmante bouche d'où sortait une langue rose,
très longue, très extensible, quoiqu'elle ne fût pas fourchue comme
celle de la vipère. C'était en son honneur, à son intention. 11 ne faut
pas trop en vouloir à un petit serpent de fille si elle tire la langue
à un vieux docteur qui ne consent pas à être sa dupe.
— Pour jolie, pensait-il en descendant l'escalier, je conviens
qu'elle l'est. Mais que diable vont-ils faire de cette déclassée ?
IH.
Comme tous les jours que Dieu fait, on s'était mis à table à sept
heures sonnantes. C'était la règle, et le Choquard était un endroit où
tout se faisait par temps et par mesure. Comme tous les jours aussi,
on était trois. Depuis un an, Mariette déjeunait et dînait avec les maî-
tres. Robert l'avait désiré, l'avait voulu. Il avait représenté plus
510 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une fois à sa mère que Mariette Sorris avait de trop bonnes ma-
nières, qu'elle était « d'une pâte trop fine, «pour qu'on la fît manger
à l'oirice. M™° Paluel s'était fait tirer l'oreille ; cette concession lui
coûtait, elle craignait que son autorité n'en souiTrit. Enfin elle
s'était rendue et ne s'en plaignait point. Elle considérait Mariette
comme une petite fille sans conséquence et au demeurant très
discrète, devant laquelle on pouvait tout dire.
A la façon dont il déplia sa serviette, M"^^ Paluel devina que Robert
n'était pas de bonne humeur. Le visage de son fils était un livre
qu'elle lisait aussi couramment que son livre de messe, et à vrai
dire elle n'en lisait pas d'autres. Elle admirait beaucoup ce fils, avec
qui elle ne s'entendait pas toujours, il l'inquiétait quelquefois par
ce qu'elle appelait ses bizarreries et ses incartades. C'était un Paluel,
et il n'était pas assez Paluel. Le père de son mari et son mari lui-
même avaient appartenu à la race des rectilignes, qui, sans regarder
ni à droite ni à gauche, marchent devant eux comme des bœufs dans
leur sillon. Leur joug leur était léger et ils ne s'étaient jamais sentis
à l'étroit dans leur maison. Quand elle remontait aux origines de sa
propre famille, M"'*" Paluel n'y voyait que de gros fermiers, qui avaient
passé leur vie à faire ce que tout le monde fait, en tâchant de le
faire un peu mieux, et c'était pour elle le dernier mot de la sagesse.
Cependant un de ses oncles, Georges Larget, était parti un beau
matin sans tambour ni trompette, et on ne savait où il était allé, ce
qu'il était devenu. Elle n'aimait pas à penser à ce vagabond, qui
faisait tache dans la sacro-sainte tribu des Larget, tous gens qui
restaient et ne couraient pas. Quand la conversation tombait sur lui,
elle en parlait avec autant d'émotion et de frémissement que de la
comète de 1835, qui l'avait fait croire pendant quinze jours à la
fin du monde. Les comètes lui faisaient peur au ciel comme ici-bas,
elle les envisageait comme un scandaleux désordre, que le bon Dieu
ne devrait pas souffrir. Peut-être Robert tenait-il un peu de son
grand-oncle; mais quelle différence! Le grand-oncle n'était pas
revenu, Robert avait entendu raison, il ne courait plus, il restait
dans sa ferme, sous son toit. En le regardant, elle se sentait fière
de son ouvrage, mais elle aurait voulu qu'on lui permît d'y faire
après coup une ou deux petites retouches, pour l'amener à perfec-
tion. Il était trop tard, ses repeniirs étaient inutiles.
Si Robert avait témoigné de l'humeur en dépliant sa serviette,
il ne s'agissait de rien de bien grave. Il se plaignait depuis long-
temps que les limons de ses charrettes étaient trop lourds et fati-
guaient le limonier. Il voulait les alléger, il avait imaginé un
nouveau modèle, il s'était donné la peine d'en faire lui-même le des-
sin, auquel le charron avait solennellement promis de se confor-
LA FERME DU CHOQUARD. 511
mer. La nouvelle charrette qu'on venait de lui amener ressemblait
absolument aux autres. Pendant le repas, il s'écria plus d'une fois :
(( Sacrées têtes de mulets! » Il fit plus d'une sortie contre l'esprit
de routine et les routiniers, et à deux reprises il gesticula si vio-
lemment avec sa cuiller, en la frappant contre la table, que M'"^ Pa-
luel croyait déjà la voir en deux morceaux; elle tenait beaucoup à
son argenterie. Au surplus, elle n'était pas tout à fait du sentiment
de son fils, elle trouvait que la routine a du bon et que les voitures
qui depuis si longtemps transportaient les gerbes des Paluel n'étaient
pas des voitures méprisables. Quant à Mariette, elle ne disait mot,
personne ne lui demandant son avis ; mais elle pensait, à part elle,
que la charrette dessinée par Robert devait être une invention
sublime et le charron un homme à pendre.
Robert se fâchait souvent, mais ses colères étaient courtes. Quand
il avait tout dit, il n'y revenait pas; il s'était soulagé, c'était fini.
Après avoir bu son café, il s'allongea dans une berceuse en cannes
de jonc où il aimait à se balancer, et il bourra sa pipe. On était dans
la saison des longues journées, qui permettaient de ne point allu-
mer de lampe et de se coucher à neuf heures sans bougie. M™*" Pa-
luel était presbyte ; elle poussa sa chaise dans l'embrasure d'une
fenêtre, mit sur son nez ses besicles à verres convexes et prit son
tricot, tout en surveillant les événemens qui pouvaient se passer
dans sa cour, tandis qu'à deux pas d'elle Mariette ourlait un drap.
De ces deux personnes, la plus contente en ce moment était
Mariette. Depuis la visite de M. Larrazet, M""^ Paluel avait creusé
plus que jamais le gros problème qui lui causait des insomnies, et
à force de le creuser, son devoir lui paraissait évident. Elle était
tenue de déclarer à son fils qu'elle l'engageait à se marier. Il en
ferait ce qu'il voudrait, elle serait quitte avec sa conscience. Mais
ce devoir était si pénible à remplir que depuis quinze jours elle se
disait chaque matin : — Je lui en parlerai ce soir! — Et chaque soir
elle parlait d'autre chose.
Mariette, qui n'avait aucun problème à creuser, était parfaitement
heureuse. Elle faisait aller son aiguille, elle était satisfaite de son
ourlet, qui était bien droit, et il était là. Qui? Lui, son maître et
seigneur, le seul homme dont elle recherchât l'approbation, le seul
à qui elle se souciât de plaire. Comment ne lui eût-elle pas voulu
beaucoup de bien? Elle lui avait tant d'obligations! JN'était-ce pas
lui qui, en dépitdes résistances et des préjuges de M™^ Paluel, avait
ouvert à Mariette Sorris la porte du Choquard? N'était-ce pas lui qui,
en toute rencontre, plaidait sa cause, la défendait contre d'injustes
mercuriales, et de deux ans en deux ans lui augmentait ses gages,
en lui disant : « Cache-moi cela où tu voudras, mais que ma mère
512 REVUE DES DEUX MONDES.
n'en sache rien ! » Et à sa reconnaissance se joignait un autre senti-
ment, une sorte d'admiration dévote. Il lui semblait que ce beau
garçon de trente ans, à qui sa fière tournure, son œil vif, sa mous-
tache, son impériale, ses cheveux taillés en brosse donnaient l'air
d'un officier en villégiature, ce beau garçon qui, après s'être frotté à
tant de choses, après avoir couru le monde et traversé l'océan, était
revenu par obéissance aux désirs de sa mère gouverner des herses et
des charrues, n'était pas fait comme un autre, qu'il était d'une autre
argile que le commun des martyrs. Elle était disposée à le croire
infaillible et impeccable, il était son empereur et son pape. Tout ce
qu'il faisait était bien, tout ce qu'il disait était admirable. On eût
cherché vainement dans toutes les fermes de la Brie quelqu'un qui lui
ressemblât. Elle avait pour lui des regards de chien qui contemple
son maître. Avait-il le front épanoui, le sourire aux lèvres, elle
sentait son humble cœur se dilater sous son corset de coutil, et
elle eût juré que, d'un bout de l'univers à l'autre, tout allait bien.
Avait-il du souci, elle aurait voulu inventer quelque chose pour le
distraire et maudissait les bornes de son génie. Lorsqu'il montait le
matin sur sa jument blanche pour aller faire le tour de son vaste do-
maine, on était sûr de voir paraître entre les deux battans d'une porte
ou d'une lucarne une petite face ronde, très proprette, et deux grands
yeux braqués sur l'homme comme sur le cheval et qui croyaient avoir
une vision de Dieu le Père et de Dieu le Fils dans leur gloire. Dans
ses absences, elle se demandait : Que fait-il? Et peu avant son retour,
elle trouvait un prétexte pour se couler dans la chambre du maître et
s'assurer que tout y était en ordre comme dans la cabine d'un navire,
que ses pantoufles étaient bien à leur place, qu'il n'aurait pas à les
chercher, qu'il y avait de l'eau bien fraîche dans son broc et pas un
grain de poussière sur les meubles. Puis elle gUssait une tranche de
carotte dans son pot à tabac pour le rafraîchir, elle débourrait avec
soin les petites pipes qu'il fumait et elle frottait avec un gant la
grande |àpe d'écume qu'il ne fumait plus, jusqu'à ce que le four-
neau fût brillant comme de l'acajou. Les pipes dont on est le plus
fier sont celles qu'on ne fume pas.
Piobert Paluel était loin de se douter des trois quarts des peines
que se donnait Mariette Sorris pour lui être agréable. Mais il avait
pour elle beaucoup de bienveillance, il rendait justice à son mérite
comme à son bon petit caractère, et il s'amusait quelquefois à la
taquiner amicalement. Elle prenait tout en gré, même la brusque-
rie de ses manières, ses ironies, le tour un peu narquois qu'il avait
dans l'espi it, et elle rougissait d'aise quand il lui pinçait la joue ou
lui tirait l'oreille.
11 était là. Elle jouissait silencieusement de sa présence. Elle lui
r.A FERME nu CHOQUARD. 513
jeta nn regard à la dérobée; elle constata qu'il n'avait plus l'air
fâché ni la mine longue, qu'il avait oublié sa charrette et son char-
ron, et que, tout en se balançant, il semblait fumer sa pi})e avec
plaisir. Mais depuis qu'il l'avait bourrée, on n'avait pas entendu le
son de sa voix. A quoi pensait-il?
11 aurait pu lui réponrire qu'il ne pensait à rien. Mais lorsqu'on
ne pense à rien, on pense quelquefois à beaucoup de choses, et il
vous arrive, par exemple, de contempler en idée l'un des bassins
de quehiue port de France, oi!i se dresse une forêt de mâts, hau-
bans contre haubans, vergues contre vergues. Parmi ces bateaux
on distingue un trois-mâts, portant à sa proue une statue en bois
peint et doré, laquelle représente une façon de nymphe à queue de
poisson qui souffle dans une trompette. (]e trois-mâts est amarré au
quai, et à son bordage est attaché un grand écriteau où on lit ces
mots : (( h' Adélaïde, 372 tonneaux, capitaine Barillet, partira le
25 mai pour la Martinique. » Le 25 mai, V Adélaïde partit, et Robert
Paluel était à bord.
Il se rappelait la Martinique, mais il se rappelait surtout les joies,
les soucis, les hasards d'une traversée de plusieurs semaines, le
plaisir de se sentir bercé par un abîme sans fond, le creusement de
la vague, le cri du vent dans les cordages, l'océan et ses solitudes,
les col'Tes de ce beau monstre, ses insultes, l'écume qu'il vous
crache au visage et ses douceurs perfides, ses dangereuses caresses,
ses trahisons, la joie de se battre contre lui et de dire à la mort,
dont en n'est séparé que par l'épaisseur d'une planche : Ce ne sera
pas pour aujourd'hui, ma belle; repassez demain. Quand on est le
fils d un fermier qui s'occupait sans cesse de savoir à quel prix il
ven'irait son blé, on joint des calculs de tête à ses imaginations.
Piobnrt pensait avec beaucoup de regret à toutes les connaissances
qu'il avait acquises à la sueur de son front et qui ne lui étaient plus
d'aucun usage. C'était du temps mal employé, de la scinnce bien
inutile ; rien n'est plus déplaisant dans la vie que les faux frais. De
quoi lui servait- il de savoir qu'un loch se compose d'un bateau,
d'un aiguillot, d'une ligne, d'un tour et d'une baille, ou que le
safran est un assemblage de pièces de bois et de métal qui aug-
mente la puissance d'un gouvernail? De quoi lui servait-il encore
d'avoir appris l'anglais? Pouvait-il le parler à ses bœufs?
On a beau prendre des tenailles pour arracher de son âme une
chimère qui vous fait soullrir, on n'enlève jamais la plante avec
toutes ses racines, et cette racine oubliée travaille sourdement.
Depuis six ans qu'il avait échangé l'état qui lui plaisait contre celui
qu'il n'aimait pas et l'océan contre la Brie, ses regrets avaient perdu
de leur amertume, mais ses souvenirs avaient gardé toute leur
TOME LIV. — 1882. 33
51â BEVUE DES DEUX MONDES.
vivacité. L'avoine qui n'est pas encore mûre rappelle par son vert
glauque la couleur des grandes eaux. Caressée par le vent, il court
des ondes à sa surface, et les arbres fruitiers semblent se baigner
dans ces vagues qui leur montent aux genoux. Robeit ne pouvait
contempler un champ d'avoine encore verte sans apercevoir dans
les brumes de l'horizon les voiles blanches d'un trois-mâts, gon-
flées par le vent. C'était l'Adélaïde, et il se disait : « Où est-elle?
Ce qui est certain, c'est que je n'y suis pas. » Et l'ingrat frappait
la terre du pied, cette bonne terre grasse qui travaillait pour lui et
suait pour l'enrichir.
A quoi pensait Robert en se balançant dans sa berceuse? Peut-
être à tout cela. Ce balancement qui ne finissait pas impatientait
beaucoup M""® Paluel. D'abord il n'était pas dans ses principes d^ap-
prouver les mouvemens inutiles; ensuite elle se doutait probable-
ment que cet insupportable roulis en rappelait un autre à son fils.
Mais il y avait des observations, des reproches qu'elle n'osait pas
lui faire directement. En pareil cas, elle les adressait à l'innocente
Mariette, qui servait de boîte aux lettres. Quoique la pauvre enfant
•fût aussi tranquille qu'une image :
— Mariette, lui dit M'^^ Paluel, ne te balance donc pas ainsi sur
ta chaise, tu fais trembler tout le plancher. C'est une mauvaise
iiabitude que tu as là.
L'innocente Mariette ne sourcilla pas, elle en avait vu et entendu
bien d'autres ; mais Robert devina sans peine à qui ce dis-
-cours s'adressait, et il en fut piqué. Chacun de nous a ses tics,
et il nous est fort désagréable qu'on nous les fasse remarquar.
Peut-être notre orgueilleuse volonté constate-t-elle avec chagiin
qu'il se passe en nous beaucoup de choses involontaires, qu'il y a
toute une partie de notre vie qui ne lui appartient pas. Robert ne
se balança plus, mais il se tourna vers Mariette, laquelle, pour la
seconde fois, servit de boîte à lettres.
— Mariette Sorris, lui dit-il, sais-tu combien il faut d'espèces
de bois pom' faii-e une brouette?
— Pourquoi lui demandes-tu cela? fit M"'"= Palu«l, Qu'est-^e
qu'elle en sait?
— Mariette Sorris, poursuivit-il, si jamais tu fais nne broiuette,
il te faudra de l'acacia pour faire les brancards, du peuplier pour
faire la caisse, du chêne pour faire la jante et les rais, et de Torme
-tortillard pour faire l'essieu. Et sais-tu, Mariette, ce qu'il faut pour
faire un bon engrais? Il faut tout au moins du sel d'ammoniaque,
du phosphate de chaux et du sang cuit.
M"" Paluel posa ses lunettes et son tricot ^ur ses genoux.
— Où veux-tu en venir ? dit-elle.
— Mariette Sorris, j'en veux venir à ceci, reprit-il. S'il faut
LA FERME DU CHOQUAKD. 515
tant de choses pour faire une brouette et tamt d'auLres pour faire
un bon engrais, il en faut bien davantage pour rendre un bomntte
heureux, et le plus simple est de renoncer à l'être.
^P" Paluel sentit vivement le coup. Mais comme elle était aussi
sévère pour elle'-même que pour leg autres-, elle considéra que cette
dure parole était une juste punition du silence qu'elle s'obstinait
à garder sur la grande question, après aToir reconnu qu'il était de
son devoir de le rompre, et <!juoi qu'il pût arriver^ redressait sa
petite taille, elle dit d'une voix très émue :
— Je sais,- Robert, ce qui manque à ton bemheur.
Quand on a fait un grand sacrifice à quelqu'un, il faut avoir une
noblesse d'âme presque surhumaine pour me jamais, le lui rappeler
ou pour ne pas se rattraper sair les détails. Il n'y avait rien de
surhumain dans Robert Paluel ; mais avec les défauts qu'on pouvait
lui reprocher, il avait le cœur généreux, et quand il avait fait de
la peine à sa mère, il s'en repentait sur-le-champ.
— Qu'est-ce qui te prend, mère? dit-il gaîment. Crois-tu donc
que jie pensais à moi? Mariette Sorris m'est témoin que je suis le
plte heureux garçon de la terre.
Elle- avaiB commencé, elle continua.
— Je croi^s vraiment^ Robert, qae tu devrais te marier, et c'est
aussi l'avis de M. Larrazet.
— De M. Larrazet? Eh bien! de quoi se mêle-t-ilv ce cher
homme?
— Le fait est qu'un Paluel qui ne' se maria pas, cela ne s'est
jamais vu. Pourrais-tu m'en citer un seul?
Il respectait beaucoup sa mère, il rendait toute justice à cette
petite femme si méritante; mais, il aimait quelquefois à la voir venir
ou à l'a faire aller.
— C'est vrai, dit-il. VoiLà une remarque que je n'avais jamais
faite. Ne restons pas garçon, marions-nous,
H ne s'aperçut pas que Mariette venaitt d'incliner sa tête sur le
draç» qu'elle! ourlait, que Mariette respirait court.. De son côté,
M'^^ Paluel était épouvantée des effets foudroyans de son éloquence,
de la facilité avec laqaaelle son fils s'était laissé convaincre. Elle
trouvait que les choses allaient trop vite, elle se hâta de mettre le
sabot, d'enrayer la voiture.
— Ah ! bien, dit-elle, ceci demande réflexion, car encore s'agit-il
de bien choisir, de ae rien faire à l'étourdie. Dans toute la grande
culture la jeunesse se gâte. De mon temps, on s'y prenaitbieii mieux,
on nous envoyait à l'école, et nous en savions assez. Aujorn-d'hui
on met ces demoiselles en pension. Ce qu'elles y appirennent, je
n'en sais rien ; mais à ce que je vois, elles, en rapportent beaucoup
de petites manières, des goûts de Itixe et de cbépenae, l'habitude
516 REVUE DES DEUX MONDES.
de n'être jamais content de ce qu'on a. Quel fléau qu'une fille
coquette et dépensière !
— Assurément. Tâchons d'en choisir une qui ne soit ni dépen-
sière, ni coquette,
— La connais-tu, Robert? dit-elle vivement. La main sur la con-
science, la connais-tu?
— Non, et, toute réflexion faite, ne nous marions pas.
Mariette releva la tête et respira plus librement. Mais M""^ Paluel
n'était pas contente, ce n'était pas encore la ce qu'elle entendait.
Elle s'indignait qu'on pût trancher si facilement une question qu'elle
roulait dans sa tête sans pouvoir la résoudre. Elle aurait voulu
qu'on en parlât beaucoup sans rien décider, que l'univers entier
prît part à ses doutes, à ses syndérèses, à ses tourmens, que l'uni-
vers employât ses jours et une partie de ses nuits à ruminer ce cas
sans réussir à s'en tirer.
— Et l'enfant? dit-elle d'une voix sourde et frémissante.
— Quel enfant?
— Eh ! quoi, Robert, cela ne te ferait rien de ne pas laisser après
toi un héritier? Cela ne te ferait rien d'avoir travaillé toute ta vie
pour enrichir des cousins? Mon Dieu ! j'aime beaucoup mes sœurs,
mais les cousins sont des cousins, et il est bien dur de leur laisser
son bien.
— Après nous le déluge, dit-il nonchalamment.
— Tu n'es pas sérieux, reprit-elle en s'échaufîant. Ce'a ne te
ferait rien de voir le Choquard habité par des étrangers?
— Je ne le verrai pas, puisque je serai mort.
— Le Choquard où ton père est né !.. Ei ce seraient peut-être des
paresseux, des écervelés qui viendraient mettre le désordre ici,
et en deux mois voilà une n)aison sens dessus dessous!.. Cela fait
bouillir le sang dans les veines.
Et elle lui montrait de l'index au milieu d'un des panneaux de la
boiserie une grande médaille, qu'on avait encadrée, mise sous verre
et pendue à un clou. C'était une première médaille, décernée aux
fermiers du Choquard dans un concours agricole.
— Ma foi, tu as raison, dit-il, comme se ravisant. Décidém-^nt
marions-nous.
Mariette sentit trembler ses mains et se piqua les doigts avec son
aiguille.
— Ah! oui, reprit M'"^ Paluel, mais il faut trouver la fille... Oh!
si on la trouvait, moi d'abord je suis prête à lui faire tous les sacri-
fices, à n'être plus rien ici, à m'effacer, à lui donner, si elle le veut,
toutes les clés, même la clé de l'armoire au linge. Ainsi, tu vois!
Elle disait cela d'un ion aussi pénétré que si elle eût offert sa
tête, son cœur, la chair de sa chair et la moelle de ses os.
LA FFRME DU CHOQUARD. 517
— Mais il faut la trouver, et du train que va le monde, j'aime-
rais mieux chercher un grain de mil dans un boisseau de sable...
Voyons, as -tu une idée? Si tu en as une, dis-la-moi.
— Je n'en ai point, et je ne me marie pas, c'est mon dernier mot.
Sa voix tranquille et ferme annor)çait une décision bien arrêtée,
et Mariette poussa un soupir de soulagement.
— Tu sonpires, Mariette? lui dit-il. Voila ce que c'est que de
causer mariage devant les jeunes filles... Eh bien! sais-tu ? je
trouve plus facile d'arranger les affaires des autres que les siennes,
et j'ai bien envie de te marier.
— Moi! moi! dit-elle en faisant un saut sur sa chaire 1 levant
sur lui des yeux effarés.
— Oui, toi, Mariette Sorris.
— C'est absurde, s'écria M""® Pfiluel.
— Pourquoi donc?
— Eh ! oui, c'est absurde.
Et elle le répéta plus d'une fois, sans entrer dans d'autres éclair-
cissemens. Elle aurait eu quelque peine à f xpliquer nettement ce
qu'elle avait dans l'esprit. Sou arrière-pensée était que le mariage
doit être considéré comme une institution aristocratique et que les
conseils municipaux agiraient sagement ev, condamnant les gens
sans son ni maille au célibat perpéiut 1. Elle pensait aussi que
Mariette était fort utile à M"^" Jo.sèphiue Paluel, qui serait fort em-
pêchée de la remplacer. Conc'usion : il était absurde que Mariette
songeât au mariagp ou que quelqu'un y songeât pour elle.
— C'est si peu absurde, reprit Robert, que le parti est tout
trouvé. Oui, Mariette, on est venu aujourd'hui me demander ta
main.
— Quel est cet hurluberlu? s'écria de nouveau M"^^ Paluel.
— C'est un garçon très raisonnable, très sen^é, qui s'appelle...
Devines-tu, Mariette?.. Il s'appelle François Lesape.
Mariette prit l'altiturle d'une suppliante et murmura :
— Oh ! non, monsieur Paluel, je vous en prie... Je ne veux pas,.,
je ne veux pas...
M""" Paluel savait beaucoup de gré à Mariette de sa résistance
éplorée; mais il y avait eu dans sa réponse quelque chose qui
l'avait choquée; elle la blâmait d'avoir dit : « Je ne veux pas. »
M'"'' Paluel estimait que la volonté est un luxe, qu'il faut avoir des
rentes et cultiver au moins deux cents hectares pour être en droit
de se l'accorder.
— Réponds : « Je ne peux pas, » lui dit-elle doucement; les
petites filles n'ont pas le droit de dire : « Je ne veux pas. »
— Prends au moins le temps de réfléchir, reprit Robert. Lesape
est un garçon très honnête.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et très intéressé, interrompit M"'° Paluel.
— Eh! mon Dieu! qui ne Test pas? dit-il.
Ils a\aient raison l'un et l'autre. Lesape était à la fois très inté-
ressé et très honnête, ayant appris par l'expérience des autres que
bien mal acquis ne profite guère. La pure vertu est si rare que, si
l'on supprimait de ce monde les François Lesape, les utilitaires qui
ne volent ni ne mentent et l'égoïsme bien entendu, cela ferait trou,
et la société s'en trouverait mal. Ce gros garçon, qui n'était point
désagréable à voir, avait été le maître valet du père Paluel. Robert
avait deviné ce qu'il y avait en lui de mérite et d'étoffe, et il en
avait fait son homme de confiance, son caissier, son régisseur,
chargé des ventes et des achats, du compte exact des entrées et des
sorties ; toutes choses pour lesquelles il avait lui-même peu de goût.
Cet avisé Briard ne donnait jamais que de bons conseils à Piobert. Us
n'étaient pas toujours d'accord, ayant deux façons très différentes
de sentir et de penser; mais Lesape ne résistait jamais ouverte-
ment ; il avait pour principe « qu'il faut toujours être de l'avis du
payeur. » Il accusait à part lui son pati'on de pousser trop loin l'es-
prit d'entreprise, le mépris de la routine, l'amour des nouveautés.
Robert voulait remplacer les meules par des magasins à fourrage.
Il rêvait de perfectionner sesassolemens et de réformer ses engrais.
Il aspirait surtout à résoudre le problème toujours plus compliqué
de la main-d'œuvre en faisant tout par des machines. Sans avoir
l'air d'y toucher, Lesape parvint à lui prouver que le grain se con-
serve mieux dans les meules que dans les greniers. Quant aux ma-
chines, il se trouva que, soit malice, soit maladresse, la plupart se
détraquèrent; on n'avait pei-sonue sous la main pour les réparer, il
fallait écrire pour se procurer des pièces de rechange, et, peu à peu,
telle faneuse, telle moissonneuse, tel râteau mécanique allèrent se
remiser dans un musée d'instrmnens et dormir sous un hangar.
C'était bien alors que Robert frappait la terre du pied, qu'il s'écriait :
« Sacrées têtes de mulets! » Le bonhomme Lesape, le front bas,
les bras ballans, affectait d'entrer dans ses colères, approuvait tout
du bonnet et disait in petto : « On a crevé ses vessies ; quel bon
débarras! » Sur un seul point, Robert s'était obstiné, et, cette fois,
c'était lui qui tenait pour la routine. Lesape avait tâché vainement
de lui persuader qu'il y avait trop de luxe dans ses harnais, qu'il
pourrait faire un meilleur emploi de l'argent qu'il dépensait en
queues de renard ou enbouffettes de laine, en housses, en chabines
fastueuses. Quand on n'a plus la joie de voir flotter une flamme au
sommet d'un mât, il est encore agréable de voir une belle housse
bleue sur le dos d'un cheval de trait. Quoi qu'il en soit, le Choquard
n'avait jamais été plus prospère, et personne ne songeait à nier qu'on
n'en fût redevable en partie à l'actif, au vigilant Lesape, qui ne
TA FERME DU GHOQCARD.
519
ménageait point ses pas et ne tenait jamais ses yeux dans ses poches.
Mariette Sorris et François Lesape étaient deux outils précieux et
même nécessaires, mais Robert ne voyait aucun inconvénient à ce
qu'ils s'épousassent. I( savait Mariette très attachée à la maison et
comptait, au besoin, se servir d'elle pour retenir Lesape.
— Avant de te décider, continua-t-il, écoute une histoire, Mariette.
Il y a près d'un an, j'ai fait une sottise pommée.
Ce début lui parut invraisemblable. Robert Paluel faire une sot-
tise! elle n'en croyait rien.
— Sais-tu ce que c'est que les lettres anonymes? Ce sont des
lettres qu'on n'ose pas signer et qui cependant font de l'impression
sur les imbéciles qui les lisent. Il s'en écrit dans les villages comme
dans les viiles; on y met un peu moins d'orthographe, mais autant
de venin. J'en avais reçu deux, coup sur coup, de quelque mauvais
drôle qui convoitait la place de Lesape et qui, sous couleur d'épouser
mes intérêts, m'avertissait charitablement que ce garçon abusait de
ma confiance, qu'il faisait des marchés clandestins et se laissait grais-
ser la patte. J'aurais dû ne rien croire et laisser l'eau couler. Mais
que veux-tu? ces maudites lettres m'avaient mis la puce à l'oreille.
Un jour que Lesape m'avait annoncé qu'il envoyait à Brie un char-
gement de cent cinquante bottes de paille, à peine la voiture sortie,
je l'ai fait arrêter «t décharger, et j'ai compté les bottes; il y en
avait cent cinquante, mademoiselle, et pas une de plus. Qui a eu la
mine longue? C'est moi. Dès que j'ai été seul avec Lesape, je lui
ai tendu les deux lettres en lui disant : « J'ai voulu en avoir le cœur
net. » Si quelqu'un m'en avait fait autant, j'aurais prié mon patron
de me chercher un remplaçant dans les vingt-quatre heures. Mais
cliacTin a son caractère. Lesape était pâle, un peu raide, mais il ne
s'est pas fâché, et je lui ai dit encore : « La première fois que tu
auras quelque chose à me demander, je te dois un dédommage-
ment : demande. » C'est un .garçon qui a de la patience, qui prend
son temps. Il m'a pardonné, mais il s'est souvenu, et tantôt il est
venu me dire que j'avais dans ma maison une certaine Mariette
Sorris, qu'elle lui paraissait honnête, gentille, travailleuse, tout à
fait bonne fille et qu'il en ferait volontiers sa femme. Il ne lui
trouve qu'un seul défaut : c'est qu'elle n'a pas grand'chose; mais il
m'a insinué que, selon toute apparence, je m'arrangerai avec elle
pour lui arrondir son petit avoir, pour lui faire une petite dot, et,
ma foi ! j'ai dit oui.
— Une dot! s'écria M""^ Paluel, rouge d'indignation.
Et elle répéta trois fois : « Une dot ! » en regardant le plafond
comme pour s'assurer qu'il ne lui tombait pas sur la tête. Du mo-
ment que la cervelle de son fils se dérangeait, les plafonds du Cho-
quard ne devaient plus être solides.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh! oui, une dot, dit-il. Ah! je ne lui donnerai pas le Pérou.
— "Vous êies trop bon, monsieur Paluel , répondit vivement
Mariette. Ynituent vous êtes trop bon, et je vous en remercie bien.
Mais je ne veux pas me marier.
— Lesape te déplaît?
— Oh! pas du tout. C'est un très brave garçon.
— Y en aurait-il un autre que tu couches en joue?
Elle devint toute pâle :
— Ah! monsieur Paluel, comment pouvez-vous croire?..
— Tu as donc juré de ne jamais te marier?
Elle ouvrit la bouche pour répondre et la referma sans avoir pu
articuler un mot. Ce qu'elle pensait était trop difficile à dire. Elle
trouvait plus simple de pleurer, et de grosses larmes mouillaient le
bord de ses paupières.
— Ah! du moment que les larmes s'en mêlent, dit-il, je te lais-
serai tranquille, n'en parlons plus. J'en serai quitte pour dédomma-
ger Lf^sape en lui accordant une augmentation.
— En vérité, s'écria M™" Paluel, c'est taire trop d'embarras pour
une voiture déchargée.
— En la déchargeant, dit-il, j'ai blessé une fierté, et je ne renie
jamais mes dettes.
— Une fierté! murmura-t-elle avec une, moue de mépris.
M""" Paluel estimait que, comme la volonté, la fierté était un luxe
qui n'était permis qu'à la grande culture, que les pauvres diables
devaient savoir digérer leurs affronts.
Robert se leva et dit avec un peu d'impatience :
— Quand on a ca^sé une vitre, on la paie, et quand on a offensé
un honnête homme, on met un peu d'onguent sur sa blessure. J'ai
dit et je ferai.
M""" Paluel était omnipotente dans sa maison, dans sa cour, dans
sa laiterie; hors de là, c'était lui qui commandait, et il J-ortit un
peu fâché de l'étroitesse d'idées de sa n)ère, qui n'avait jamais
voulu comprendre qu'une libéralité bien placée est quelquefois de
l'égoïsme intelligent. Il admirait la rectitude de sa conscience, ses
vertus actives, la gravité de ses manières, sa vie de travail et d'hon-
neur, mais elle manquait de générosité. C'était le seul reproche
qu'il lui adressât.
Selon sa coutume, il alla faire un tour et fumer sa seconde pipe
dans, le potaj^er. C'était sa promtnade favorite, qu'il prolongeait
quelquefois lort avant dans la soirée. Quand le ciel n'était pas trop
noir, il apercevait vaguement les carrés de laitues, les longues ran-
gées de choux cabus, les rames des pois, les têtes rondes des arti-
chauts, les formes déjetées des arbres fruitiers qui semblaient se
reposer du travail du jour et les airs penchés des espaliers. Çà et
LA FERME DU CHOQUARD. 521
là, de grandes touffes de lis fleuris faisaient des taches blauches
dans la nuit. Tout était calme, tranquille. Plus de tracas, plus d'or-
dres à donner, plus de réclamations à entendre, plus df paresseux
à lancer ou de maladroits à sermonner. Seul avec lui-même, le
maîire du Choquard oubliait le Ghoquard, et les grands murs de
l'enclos semblaient monter la garde autour de sa solitude. Pas
d'autre bruit que le brusque et sourd craquement d'une plaiiche
qui, dilatée par la chaleur du soleil, se contractait tout à coup, ou
la plainte douce d'un robinet qui s'égouitait, ou le cri d'une
chouette, ou le glissement d'un loir au museau'fin s'en allant à la
maraude, ou le pas timide d'un hérisson que trahissaient un fré-
missement et une inquiétude d'herbes froissées.
Quand la lune venait à paraît! e , les vitrages des melonnières
miroitaient, les cloches jetaient des étincelles bleuâtres. Mais Robert
préférait qu'elle ne se montrât pas; son indiscrète clarté gêne les
étoiles, et il voulait les voir s'allumer dans l'ombre l'une après
l'autre, à commencer par la blanche Véga et par le jaune Arcturus.
Le ciel lui rappelait l'océan, à cela près que cet océan céleste ajoute
le silence à l'immensiié. Chaque constellation lui semblait un trois-
mâts voguant dans une mer sans souffle et sans vagues. Le plus
souvent il les prenait pour ce qu'elles sont, pour les taciturnes
témoins de notre vie. Elles l'avaient accompagné dans ses voyages,
il les avait pratiquées. N'avait-il pas pluss d'une fois obtenu la varia-
tion de la boussole par le relèvement de l'étoile polaire? C'étaient
de vieilles amies, qui avaient avec lui des souvenirs communs.
Aussi les conu^issait-il toutes par leur nom, il savait à quel endroit
du ciel elles allaient paraître, il Un attendait et les comptait comme
un berger compte ses moutons. Son regard cherchait tour à tour
l'immense Dragon, qui déroule entre les deux Ourses ses anneaux
tortueux, la Couionne boréale, l'Aigle et ses satellites, le grand
carré de Pégase, le locher d'Andromède, le glaive de Persée, la
mystérieuse lettre d'or que Gassiopée ne se lasse pas d'écrire sur
le front de la nuit, la belle croix du Cygne, étendant ses deux bras
comme pour montrer l'un à l'autre le.> deux bouis du monde, et
dans les soirées d'autonme ou d'hiver, ce fouraiillenient de lumière
confuse, cette poignée de scintillantes pierreries^ qu'on appelle les
Pléiades, l'œil de feu du Taureau, la majesté d'Orion au riche bau-
drier, l'eclai dévorant de Sirius. Une brume qui enveloppait le
sud-ouest s'était dissipée, il apercevait le glorieux Sagittaire, posant
sur son arc cetie llèche qui guette éternellement quelque monstre
invisiole, perdu dans les profondeurs de l'espace. C'était la nuit du
10 août, et les étoiles lilantes tombaient en pluie. Emblème des
espérances trompeuses, à peine apparues, elles ; s'évanouissaient
comme i'Adclaide.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
— Non, se disait-il en arpentant une allée, je ne me marierai
jamais. D'abord je ne m'en soucie point, et puis elle a beau dire,
elle ne s'en consolerait pas. Elle parlait de donner ses clés : quelle
plaisanterie ! le chagrin l'aurait bientôt tuée. Quelle que fût sa bru,
elle l'opprimerait ou se plaindrait qu'on l'opprime. Ce seraient des
reproches, des aigreurs, des querelles. Quand oai n'a pas le bon-
heur, il faut du moins avoir la paix. Je l'ai, je la garde. Au surplus,
si par quelque funeste accident je venais à me trouver libre, je veux
que rien ne me reti^^^nne, je veux pouvoir m'en aller.
11 savait bien qu'il ne s'en irait pas, qu'il était rivé pour toujours
à la Brie; mais les espoirs absurdes ont leur prix. Quelqu'un pos-
sédait au loin une maison de campagne où il n'allait pas, où il savait
qu'il n'irait jamais. Il ne laissait pas d'y tenir, il aurait pu y aller, il
ne voulut jamais s'en défaire.
Pendant que Robert tournait et virait , Mariette avait fermé sa
fenêtre, tiré son rideau et dégrafé sa robe. Tout en se déshabillant,
elle songeait aux deux gros événemens qui étaient survenus tout à
coup, sans crier gare, sans prévenir personne, sans que personne
les appelât. A qui donc en avait M™^ Palnel? A quoi pensait-elle de
vouloii' marier son fds? A quoi bon, je vous prie? On était tous
heureux, parfaitement heureux. Pourquoi changer? C'était avoii' la
rage du changement. Et, de son côté, Robert, qui aurait voulu que
Mariette Sorris épousât François Lesape I 0 l'étrange et malheu-
reuse idée! Ce n'était pas qu'elle eût rien contre Lesape. Autant lui
qu'un autre, mais elle ne voulait personne, elle n'avait pas l'esprit
tourné au mariage. Il lui semblait que si elle épousait quelqu'un,
ce serait la fin de quelque chose. De quoi donc? D'une souiïrance
qui lui plaisait , d'une souffrance pleine de délices , qu'elle préfé-
rait à tout ce qu'on pouvait lui offrir. Mais elle n'en savait pas si
long, là- dessus ses pensées s'embrouillaient, elle n'osait pas appro-
fondir ce mystère. Heureusement on n'entendait pas la contraindre,
et, d'autre part, Robert était résolu à ne pas se mai'ier, il ne fallait
pas lui en parler, il l'avait signifié très nettement, et ainsi il n'y
aurait rien de changé, et deux grands périls auraient été conjurés.
Mais elle était encore sous le coup de cette double émotion. Après
six ans de tranquille félicité, il lui paraissait que son bonheur était
une chose fragile. Puisqu'on vit dans un monde où il survient tout
à coup des événemens, sur quoi peut-on compter? Les choses
humaines venaient de lui faire sentir leur redoutable incertitude.
Elle s'endormait chaque soir dans la douce pensée que le lende-
main ressemblerait à la veille, elle s'en croyait sûre; elle ne l'était
plus.
Ainsi raisonnait Mariette. Depuis plus d'une heure, elle avait posé
la tête sur son oreiller et clos ses yeux, et son esprit trottait encore.
LA FERME DU CHOQUARD. 523
IV.
Si Âlelh Guépie avait passé douze mois encore au Gratteau, peut-
être y serait-elle morte d'enDui. Le ciel lui vint en aide, il a quel-
quefois pitié des jolies filles, et pour leur être agréable, il envoie
aux vieilles Anglaises des émotions imprévues qui les font changer
d'idée. M'"" Pommery était veuve depuis plus d'un an. Elle avait
décidé, comme on sait, qu'elle ne convolerait point, qu'elle voyage-
rait, qu'elle désirait courir le monde, l'Italie et l'Egypte, et qu'ayant
besoin d'une demoiselle de compagnie, elle prendrait Aleth avec
elle. Mais elle eut l'occasion de revoir un beau jeune homme qu'elle
avait rencontré jadis à l'ambassade d'Angleterre. 11 avait trente
ans, elle en avait plus de cinquante, elle était riche et il était
pauvre. On se convint, et maître Guépie, qui ne s'attendait guère à
cette tuile, eut le chagrin de recevoir une lettre par laquelle on lui
annonçait que, puisque Aleth s'ennuyait si fort au Gratteau, il fal-
lait lai rendre la clé des champs, qu'au surplus elle en savait assez
que M'"® Pommery, qui s'appelait désormais M™® Blackmore, allait
partir pour le Midi, qu'elle n'aurait plus besoin de demoiselle de
compagnie, mais qu'elle était prête à se servir des relations qu'elle
avait en Angleterre pour procurer à sa filleule quelque place de
gouvernante ou de bonne d'enfans.
Le coup fut terrible pour Richard. Durant toute une semaine il
pesta à journée faite contre cette vieille haridelle d'Anglaise, qui
s'amusait à faire l'amour à l'âge où une femme raisonnable ne s'oc-
cupe que de remiser ses vieux os et de les préseiTer des aecidens.
— Nous voilà dans de jolis draps, disait-il à Palmyre. M. Larra-
zet avait raison ; qu'allons-nous faire de cette demoiselle ?
— J'étais sûre que cela arriverait, répondait Palmyre, dont le
bon sens triomphait, et qui profita de l'occasion pour reprocher à
ce rêveur toutes ses espérances déçues, tous ses projets manques,
toutes les bulles de savon qu'il avait soufflées avec amour et qui
lui avaient crevé dans les yeux.
Les reproches et les doléances ne remédient à rien. Le plus pressé
était de retirer bien vite Aleth du Gratteau, puisqu'on l'avait désor-
mais à sa charge et, vers le milieu du mois d'août, l'enseigne
rouillée delà Renommée des gibelottes Qui la surprise de voir arriver
une belle fille de dix-neuf ans, toute pimpante, vêtue d'une robe
de soie à trois volans, coiffée d'un chapeau coupé que surmontait
un petit oiseau becquetant une petite fleur, accompagnée de ses
petits colis parmi lesquels ne se trouvait aucun prince, de sa gram-
maire anglaise, de ses douze cahiers en maroquin rouge et de sa
524 REVUE DES DEUX MONDES.
guitare. Ce fut un graud évéuemeut pour les habitués de l'auberge;
comme M. Larrazet, ils s'écriaient en chœur:
Que diable vont-ils faire de cette demoiselle?
Richard l'accueillit très froidement. Il ne considérait plus sa lille
que comme une bouche inutile, comme une dépense, comme un
embarras ; elle avait pris place dans la liste déjà longue de ses décep-
tions, de ses bulles de savon crevées. Quant à elle, heureus ^ d'a-
voir recouvré sa liberté, se promettant d'en faire un bon usage,
elle n'avait aucun souci ni sur le présent ni sur l'avenir. Elle deman-
dait seulement à son père deux semaines pour souffler, six semaines
pour s'orienter, après <iuoi il serait toujours temps d'écrire à
M™® Blackmore pour qu'elle lui trouvât une place. Son impertur-
bable aplomb imposa à son père, qui en passa par ce qu'elle vou-
lait, quelle que fût sa hâte de l'éconduire, d'en débarrasser son
plancher.
Depuis qu'elle était de retour au logis, Aleth passait très bien
ses journées et ne s'ennuyait pas; s'ennuie-t-ori quand on a la tête
pleine de projets? Elle restait tout le matin dans sa chambre, située
au deuxième étage de l'auberge. Malgré les pressantes recomman-
dations de M"** Bardèche, elle n'y employait point son temps à relire
ses douze cahiers. Elle s'occupait beaucoup plus de soigner ses
ongles. C'était l'une des parties de sa personne qui l'intéressaient
le plus, et tout en les soitinant, elle regardait par sa fenêire; c'était
l'endroit de sa chambre qui avait pour elle le plus d'attrait.
Brie- Comte-Robert occupe le centre d'un grand plateau, légère-
ment onduleux, bordé par les pentes rapides de la vallée de l'Yères
qui l'enlace de son cours accidenté et serpentant. Sous un grand
ciel se déroulent à perte de vue les champs de blé et d'avoine. Çà
et là quelques bouquets de trembles ou de saules, rangés en cercle
autour d'une mare à demi tarie. Ce plateau a sa beauté; mais ce
n'éiait pas là ce qui touchait Aleth. De sa fenêtre elle apercevait
quelques-unes de ces fermes d'aspect monumental qui révèlent un
pays de grande culture, et elle leur trouvait un air de forteresses
ou de châteaux.
Ses projets, d'abord un peu vagues, ne tardèrent pas à se pré-
ciser; la matière chimique en effervescence se précipita. Elle rai-
sonnait assez bien quand elle n'était pas folle. Elle décida bientôt
qu'elle ne quitterait pas la Brie, que c'était là qu'elle entendait con-
struire le pompeux édifice de sa fortune. Elle se dit qu'un bourgeois,
un citadin n'était pas son fait, habitât-il Paris, que sans douie on
s'amusait beaucoup a Paris, mais qu'elle s'y sentirait perdue, et ce
n'était pas de plaisirs qu'elle était avide. Elle considérait l'existence
comme quelque chose de fort sérieux, elle était prête à immoler
La. ferme du ghoquard. 525
toutes les douceurs de la vie à l'ardeur de ses ambitions et, comme
César, elle aimait mieux être la première dans un village que la
seconde à Rome. Elle désirait par-dessus tout que son bonheur
parût admirable et enviable; or pour être admirée et enviée, il faut
rester dans son pays natal, faire béer les gens qui vous ont vue
naître, qui savent d'où vous sortez et qui se disent: « Voilà donc
ce qu'est devenue cette Aleth Guépie! Comment s'y est-elle prise?
A-t-elle eu de la chance! » De plus, elle avait de cuisantes ran-
cunes à satisfaire ; les hauteurs des princesses lui étaient demeu-
rées sur le cœur, elle sentait encore sur sa joue certain soufflet
qu'elle avait reçu. Il lui parut que le comble de la gloire et de la
félicité était d'épouser un d^s gros fermiers de la Brie, qu'elle envi-
sageait comme de grands personnages, et elle n'avait pas tort. Leur
bail est si long et ils sont si sûrs de le renouv 1er que, s'ils ne sont
pas les propriétaires de leurs champs, ils en ont les vrais posses-
seurs. Aussi aiment-ils mieux rester fermier^ que d'acquérir un
domaine, sachant bien que leur capital immobilisé dans le sol ne
leur produirait qu'un faible intérêt, que converti en capital mobi-
lier, il leur rapporte, s'ils sont habiles, jusqu'au dix ou quinze
pour cent. Enfin Aleth contemplait ces fermes qu'elle voyait de sa
fenêtre comme des paradis dont elle jurait de forcer l'entrée. C'était
bien diflicile, le cœur lui en battait. — Si pourtant j'y arrivais,
pensait-elle, qu'en dirait Alice Cambois?
Le bon sens qu'elle avait quelquefois l'avertit aussi que les fer-
mières de la Brie réservent pour les jours de fête leurs atours et
leurs allures de femtnes du monde, que le reste du temps elles s'ha-
billent en ménagères. Satisfaite d'avoir produit son elfet le jour de
son arrivée, elle relégua résolument la robe à volans dans une
armoire, et elle reprit la méchante robe d'indienne qu'elle portait
dans la salle d élude. Au chapeau coupé elle substitua un chapeau
de paille à larges ailes ou un mouchoir de tête qu'elle attachait sous
son menton. Elle se proposait d'être étonnante, mais non pas inquié-
tante.
Un peu avant midi, elle descendait à la cuisine pour déjeuner
avec ses parens, après quoi elle se promenait le long d'une de ces
belles routes de Seine-et-Marne que borde une quadruple rangée
de peupliers. Jouis-^ant de la curiosité qu'elle inspirait, des regards
que lui attirait son indiscutable beauté, elle était polie pour tout le
monde. Elle savait que les petites gens peuvent vous servir ou vous
nuire, qu'il est bon de les avoir pour soi, et elle se disait : « Ma
fille, c'est bien ermuyeux, mais soyons aimable. » Au surplus, un
peu grave, elle gardait son quant-à-soi et ne se familiarisait avec
persorme. En rentrant, elle causait avec sa mère , qui tracas-
sait dans sa cuisine ou épluchait dus légumes, et, sans avoir l'air
526 REVDE DES DEUX MOfiTDES.
de rien, elle la questionnait sur les fermes et les fermiers, s'infor-
mant de celui-ci, de celui-là, dressant sa liste des garçons à marier.
Un jour, le propos tomba sur la ferme du Ghoqiiard :
— Ah! pour ceux-ci^ lui dit son père, qui se mêlait quelquefois
de la conversation, ce sont les .aristocrates les plus rogues de toute
la Brie. Le soleil ferait un enfant à la lune que la mère Paluel ci*oi-
rait le sien de meilleure lignée, et ei ce fameux Robert est encore
garçon, c'est qu'il n'a, trouvé jusqu'à présent aucune béritière assez
riche pour lui.
Après ces entretiens, Aleth dînait à la table des pensionnaires,
trois petites bourgeoises à qui elle racontait le Graitteau, ses pompes
et ses tristesses. Puis elle remontait dans sa chambre. Si cette chambre
n'était pas belle, si les mouches en avaient jauni les vitres, ;si la tapis-
serie tombait en lambeaux, elle avait lun avantage : elle était décorée
d'une glace. Au Gratteau, il n'y en avait qu'une par dortoir, on s'en
servait à tour de rôle pour se coiffer, Aleth était chaimée d'en avoir
une à elle toute seule. Montant sur une chaise ou s' asseyant sur le
rebord d'une table, elle essayait des poses, des attitudes, des regards,
des sourires. La glace lui en renvoyait l'image, qu'elle considérait
avec autant de complaisance qu'un général i-egarde la grosse artil-
lerie de siège avec laquelle il se propose d'ouvrir une brèche dans
un rempart. Il ne se mêlait à sa coquetterie rien de sentimental ni
de sensuel. C'était une coquetterie sans tendresse et sans volupté,
où se révélait un petit cœur superbe, dur, coriace, un vrai cœur
d'épervier ardent à la proie.
A quelques jours de là, comme elle se promenait, vers six heures,
fcUe aperçut quelque chose qui la retint immobile, le regard fixe.
Devant elle, à main gauche, s'étendait sur une surface de plus de
cinquante hectares un champ de blé récemment moissonné. Sur le
ciel se dessinaient plusieurs de ces énormes meules dont Millet disait
qu'elles paraissaient à qui sait les voir aussi gmndes que les pyra-
mides d'Egypte. A peine la moisson terminée, on commençait à
labourer. Quatre charrues étaient attelées chacune de trois che-
vaux; un lourd rouleau était péniblement traîné par trois paires de
bœufs. On avait fini son travail. Hommes et bêtes, tout le monde
était las, impatient de s'en aller; les uns pensaient à une soupière
fumante qui les attendait, les autres à un râtelier débordant de four-
rage. La terre remuée était brune, le chaume encore sur pied avait
une couleur de vieil or. On y avait mis le troupeau ; quatre cents
moutons se déployaient en ligne de bataille, gardés par leur berger
et leurs chiens. Sur la droite, une luzerne fleurie, prête à couper,
formait comme une nappe violette, d'où émergeaient çà et là quel-
ques bouquets d'esparcette rose.
Ce qui captivait surtout l'attenlion d'Aleth Guépie, c'était' un
LA. FERME DU CHOQUARD. 527
homme monté swr une jument blanche à longue queue, vêtu de
toile, ponant autour de son cou une cravate négligemQient nouée,
dont les bouts flottaient. Elle n'avait pas eu besoin de demander
qui était cet homme, elle avait reconnu le fermier du Ghoquard, qui
était venu inspecter le travail de ses laboureurs et leur donner ses
ordres pour le lendemain. Il allait et venait à travers les guérets, et
sa jument semblait fière de le porter. Son grand chien-loup le pré-
cédait tour à tour ou le suivait, la queue relevée, l'air important,
comme s'il avait eu son mot à dire dans cette affaire. Aleth était
plongée dans une sorte d'extase. Il lui parut que si cet homme à
cheval, à qui appartenaient ces meules, ces charrues, ce chaume,
cette luzerne, venait à se madrier, sa femme serait une reine et
qu'épouser Robert Paluel était le sort le plus enviable que pût rêver
Aleih Guépie.
Cepen iant le signal da départ a^;ait été donné. On avait dételé
les charrues , qui restaient penchées et comme endormies dans
leur sillon. Chaque laboureur, enfourchant un cheval, en mena
deux autres en laisse. Quand cette cavalerie eut atteint le bord du
champ, elle partit au grand trot pour la ferme; la route tremblait
sous les pesans sabots, les cailloux jetaient des étincelles. Puis, pas-
sèrent les six bœufs, la tête pliée sous le joug, et de leurs museaux
fumans pendaient de longs fils d'écume argentée. Après eux, les
quatre cents moutons défilèrent en bêlant; leurs pas pressés sou-
levaient un tourbillon de poussière. Le soleil allait disparaître, ses
rayons presque horizontaux mêlaient leur pourpre aux teintes vio-
lettes de la luzerne et à l'or du chaume. Un nuage enflammé se
reflétait dans une petite mare; à travers les buissons qui la bor-
daient, on la voyait toute rouge. U Angélus tintait à Mailly; au fré-
mis'^ment de la cloche répondaient des cris aigus d'hirondelles
caracolant et rasant le sol. Les moutons défilaient toujours, on
entendait encore dans le lointain le trot pesant des douze chevaux
et Aleth immobile contemplait cette richesse, cette gloire. Un pareil
sjiectacle ne lui était pas nouveau; elle avait vu tout cela lorsqu'elle
était petite et dindonnière. Mais on ne voit bien que ce qu'on
regarde au travers d'une idée. Elle avait la sienne.
L'homme à la jument blanche avait poussé jusqu'au bout du
champ. Il revint lentement, regardant à droite et à gauche, et à son
tour il reprit le chemin du Ghoquard. Ses cheveux bien arrangés,
perlant beau, Aleth fut se poster sur son passage; elle voulait
obtenir un r.igard de ce puissant seigneur. Elle ne se demandait
pas s'il lui plaisdit, ce point ne lui importait guère. Il était le
maître du Gtio({uari, c'était assez. Ce qui la mortifia beaucoup, '
c'est qu'apparemment il avait quelque chose dans l'esprit qui l'em-
528 REVUE DES DEUX MONDES.
pécha de la voir. Gomme il allait passer devant elle, il retourna la
tète du côté des charrues abandonnées, puis il mit son cheval au
trot et disparut bientôt. Heureusement, elle n'était pas fille a perdre
si vite courage et à demeurer sur une défaiie.
De ce jour, elle s'occupa beaucoup de Robert Paluel ; quand elle
fermait les yeux, c'était l'homme et sa jument qu'elle croyait voir.
Tout en affectant l'indifférence, elle s'enquit de son caractère, de
son passé, comme on s'informe avant de chasser un oiseau rare de
ses mœurs, de ses habitudes, de ce qu'il aime et de ce qu'il n'aime
pas. Les uns en parlaient bien, les autres en parlaient mal, tous
s'accordaient à déclarer que Robert Paluel était un homme qui avait
ses idées à lui et qui n'en faisait qu'à sa tête. Elle resta près de
deux semaines sans le revoir. Elle était agacée, nerveuse, mais elle
croyait fermement que l'occasion désirée finirait par venir. Gomme
tous les grands diplomates, si elle savait oser, elle savait attendre.
Vers la mi -septembre, elle le revit enfin. Toujours monté sur
sa jument blanche, il passa un matin rapidement sur la route, qu'il
quitta bientôt pour s'engager dans un chemin rural. Deux paysans
qui causaient quelques pas plus loin lui apprirent sans qu'elle eût
la peine de les interroger qu'il se rendait à la Ruseraie, annexe de
ses terres située à une heure de là et qu'il avait arrondie dernière-
ment d'un champ où il se proposait de faire de grands travaux.
Aleth n'ignorait pas que la Roseraie était attenante au parc du châ-
teau de Montaillé, où son frère Polydore était garde-chasse. Son
parti fut bientôt pris, elle rentra chez elle, fit un peu de toilette,
orna son modeste corsage d'un joli nœud de ruhan rose. Puis elle
signifia à son père qu'elle partait pour faire visite à sou frère,
qu'elle n'avait pas encore revu. 11 fut très étonné de ce subit accès
de tendresse fraternelle; il savait qu'elle se souciait de ses demi-
frères autant que d'une guigne. Mais il n'avait pas d'objections à
faire, il n'en fit point.
Elle s'achemina de son pied léger sur la grande route, qu'elle
quitta, comme Robert, pour suivre une traverse peu fréquentée,
qui la conduisit à un petit bois de coudriers et de jeunes chênes,
interrompu de place en place par des bruyères en fleur. Elle sentit
qu'elle approchait Oes conlins de la Roseraie, elle avança avec pré-
caution, comme un officier d'état-major qni fait une reconnaissance.
Bientôt elle aperçut un champ où brûlaient de granrls feux d'herbes
qu'on avait enlevées avec l'ecithue, et dans un coin une jujnent
blanche attachée à un piquet. L'homme qui la montait d'ordinaire
n'était pas là, mais il ne devait pas être loin. Elle l'attendit, n'ayant
jamais ei le dessein de pousser jusqu'au châtt-au de Moutiiilé,
qu'elle se souciait fort peu de visiter.
LA FERME DU CHOQUARD. 529
Au moment de son départ, le ciel commençait à se brouiller, et
elle avait eu soin de se munir d'un parapluie Un orage s'annon-
çait; on voyait s'avancer au-dessus du bois un grand nuagt noir. Le
tonnerre grondait sourdement, et quoiqu'il fît encore jour, on distin-
guait la lueur blafarde des éclairs dans les fourrés. Elle craignait la
foudre ; mais nos grandes passions nous affrancliisseni des petites
et les grands ambitieux maîtrisent leur peur. De seconde en seconde
le vent fraîchissait et ployait la cime des arbres, qui se redressaient
à grand bruit. De larges gouttes tombèrent, et au mépris de toute
prudence, elle chercha un refuge sous un chêne.
Le ciel ne tarda pas à ouvrir ses écluses, son chêne la proté:j:eait
mal, sa situation devenait désagréable. Peut-être se fut-elle décidée
à battre en retraite; mais elle entendit tout à coup le hennissement
d'un cheval et peu après la voix sonore d'un cavalier, qui disait à
quelqu'un :
— Enfin, merci! Puisque cela vous fait plaisir, je le prends.
Ainsi parlait Robert à l'intendant du marquis de JVlontaillé, qui lui
offrait un parapluie. Elle ferma aussitôt le sien, qu'elle cacha
soigneusement dans l'épaisseur d'un buisson. Puis elle se remit
contre son arbre. Le chemin était raboteux, plein de fondrières, et
le cavalier avançait à petits pas. En approchant du chêne, il crut
entendre un soupir; il tourna la tête, il avisa une belle fille qu'il
n'avait jamais vue ou du moins jamais remarquée. Mnlgré l'averse,
malgré la foudre, il s'arrêta pour la regarder, se demandant d'oîi
sortait cette apparition.
Toujours appuyée contre son arbre, elle le regardait aussi, les
pommettes rouges, l'œil effaré, évidemment confuse d'avoir été
surprise dans sa piteuse situation par un inconnu à qui elle ne
savait que dire.
— Vous n'avez pas de parapluie, mademoiselle? dit-il enfin. Per-
mettez-moi de vous oflrir le mien.
— Je vous remercie de tout mon cœur, répondit-elle. J'attendrai
que la pluie ait cessé.
— Elle ne cessera pas de sitôt... Et puis, quels chemins! ajouta-
t-il, en jetant un regard de commisération sur deux |)etiies bottines
d'étoile qui n'étaient pas faites pour barboter dans des flaques. Où
allez- vous?
— A Mailly.
— C'est sur ma route, et j'ai bien envie devons prendre en croupe.
Elle s'en détendit bien fort. Ceite propr)sition lui semblait incon-
venante, et elle était si soucieuse des convenances!
11 s'impatienta. — xVlontez donc! dit-il d'un ton bref, presque
impérieux.
TOMB uv. — 1882. 34
530' REVUE DES DEUX MONDES.
— Est-ce que j'ose? murmura-t-elle.
— Ose?, c'est un cas de force majeure'».. Mais comment monte-
rai-vous? Je' m'en vais descendre pour vous mettre en selle.
— Oh! cela n'est pas nécessaire, dit-elle comme prenant son
courage à deux mainsv
Il y avait un peu plus loin un grand tas de cailloux qu'elle lui
montra du doigt. Il y poussa son cheval. Légère conaniie un oiseau,
elle était arrivée avant lui. Debout sur le t£ts,- elle posa le pied sur
l'étrier qu'il lui abandonna, et s'aidant de la main qu'il lui ten-
dait, l'instant d'après elle était en croupe, enlaçant de ses deux bras
la taille de Robert, crainte de tomber. Un coup sec <&t strident se
fit entendre, suivi d'un terrible craquement; on eût dit que l'air
venait de se déchirer en deux. La foudre était tombée tout près
dia chêne, sur un onne, qu'elle avait fendu du haut en bas. Ils en res-
sentirent la commotion. La jument se cabra, fit un écart, faillit jeter
à terre son double fardeau. Robert la calma^Aleth épouvantée s'était
cramponnée à lui, les yeux fei-més^ k tête basse. Elle la releva en
disant :
— Pardonnez-moi, j^ai eu feien peur.
— Ba6 ! répondit-il', nous n'en sommes pais morts.
En la jument se remit en marche, mais on n'allait pas vite. La pluie
redoia'blait de rage, et h vent leur fouettait la figure. H ne pensait
qu'à la couvrir de son parapluie.
— Je crains de ne pas vous protéger, et que vous n'ayez que les
gouttières.
— Ne vous inquiétez do rien., dit-elle' d'un ton de belle humeuTr BTe
vous occupez pas de moi.
Elle en parlait à son aise, il' lui était bien difficrlte de ne pas s'oc-
cuper d'elle. Il sentait autour de son corps deux bras qui le ser-
raient étroitement, il apercevait devant lui deux mains qui lui sem-
blaient très blanches et qui l'étaient en effet, et il éprouvait une
sorte de frémissement qu'il n'avait pas ressenti depuis ses jeunes
années. Dans le temps où on disait de lui qu'il était une mauvaise
tête, il avait en ses aventures, et on assurait que ses amours de
garnison avaient été bruyantes et tapageuses. En ce temps-là, il
vivait au jour le jour; mais l'es soucis d'avenir, le goût des entre-
prises lui étaient venus, il avait eu de grands projets et bientôt
après de grands chagrins, et d'année en année, la femme avait teftu
moins déplace dans ses pensées. H la regardait comme un article
de luxe, comme l'ornement dm bonheur. Bref, il croyait l'avoir
expulsée de sa vie; elle venait d'y rentrer avec effraction. Il lui
semWait qu^'un serpent s'était enlacé autour de lui. Par intervalles;,
il sentait le frottement d'un chapeau de paille contre sa nuque, et
LA FEBME DU CHOQUARD. 631
quand il tournait à moitié la tête, une fraîche haleine courait sur sa
joue, et il était ému, quoiqu'il feignît de ne pas l'être.
Us cheminèrent pendant quelques minutes sans mot dire. Bientôt
la pluie se ralentit, puis cessa. Le grondement du tonnerre s'affai-
blissait, les éclairs étaient plus rares. Le nuage noir avait passé
plus loin, il y avait du bleu au-dessus de leurs têtes. 11 reprit la
conversation en disant :
— Je viens de trouver sous un chêne une jolie fille, ma foi! et
je l'emporte en croupe. Je voudrais bien savoir comment elle s'ap-
pelle.
Le moment critique, le moment fatal était venu ; il fallait hasar-
der le paquet :
— Elle s'appelle Aleth, dit-elle tout bas.
— Aleth qui?
Ce fut d'une voix presque mourante qu'elle répondit : — Aleth
Guépie.
— Ah! vraiment, dit-il d'un ton glacial, et, claquant de la langue,
il hâta l'allure de son cheval.
L'effet qu'appréhendait Aleth avait été produit; ce nom maudit
avait tout gâté. Elle ne s'abandonna pas; elle venait de découdre, il
s'agissait de recoudre. Au préalable, par une attention délicate, ses
bras relâchèrent un peu leur étreinte, comme si elle avait compris
qu'une Guépie n'était pas une compagnie agréable pour un Paluel.
Elle avait toutes les subtilités de l'esprit, qui lui tenaient lieu de
toutes les délicatesses du cœur. Puis elle dit d'une voix très douce :
— Il faut que je vous dise mon histoire. Elle n'est pas gaie.
Et sans attendre qu'il y consentît, elle raconta avec un art infini
les trois années passées au Gratteau, comment son père et sa mar-
raine s'étaient mis en tête de lui faire donner une éducation qui
ne convenait guère à son état. Elle insinua qu'elle s'était résignée
facilement à son exil parce qu'il se passait dans la maison pater-
nelle des choses qui lui plaisaient peu, qui blessaient son cœur et
son goût. Elle affecta cependant de ménager beaucoup son père,
d'assurer qu'on le calomniait, qu'il y avait dans ses disgrâces moins
de sa faute que de malchance. Elle ajouta que l'éducation était un
bien précieux, qu'un peu d'étude ouvrait l'esprit à bien des choses,
mais que, d'autre part, il était fâcheux d'avoir des idées, des désirs au-
dessus de sa condition. On la pressait d'accepter une place de gou-
vernante en Angleterre. Gela lui plaisait par un côté, elle adorait les
enfans. Malheureusement elle aimait beaucoup la Brie, elle ne conce-
vait pas qu'on pût être heureuse ailleurs que dans la Brie, et le sort
qu'eue convoitait était celui d'une modeste petite fermière, s'occu-
pant de faire aller sa maison.
532 REVUE DES DEDX MONDES.
Cette histoire fut débitée d'un ton discret, doux, tranquille, char-
mant, bille iiiiciTompaii de temps à autre son récit pour dire : Mais
je suis toile! KM-ce que tout cela peut vous intéresser? — Et tout
cela l'intéressait, quoiqu'il nen dît rien; le n)au vais effet se dissi-
pait peu à peu. Ce qui le prouvait, c'est qu'il avait ralenii de nou-
veau l'allure de son cheval en lui disant ;
— INe te presse pas tant; tu nous jetteras par terre.
Quand elle eut fini : — Je n'aime pas la Brie autant que vous, lui
répondit-il ; mais vous avez raison de ne pas vouloir aller en Anj^le-
terre. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute... Bah! il ne
faut pas vous désespérer. Vos parens trouveront à vous marier.
Elle poussa un long soupir, et d'une voix sourde, avec un accent
voilé par la mélancolie :
— Vous allez me prendre pour une orgueilleuse. Mais je ne puis
pourtant pas épouser le premier venu... Mon Dieu ! pourquoi suis-je
allée au (îratieau?
Puis, comme une personne qui réagit contre son émotion : — Il
faut en rire pour n'en pas pleurer.
Et l'instant d'après, Robert crut entendre derrière son dos un
sanglot mal étoullé. 11 y eut un long silence, après quoi Aleth s'écria
avec une gaîié forcée.
— Mais quelle idée m'est donc venue de vous raconter cela, à
vous qui ne me connaissez pas et que je ne connais que pour vous
avoir vu passer deux ou trois fois sur un grand chemin?.. Oubliez
bien vite tout ce que je vous ai dit, je vous en prie. — Et par une
suprême habileté, elle ajouta: — Jf you please, sir.
Elle aurait pu lui dire vingt fois de suite : — S'il vous plaît, mon-
sieur, — que cela n'eût produit aucune impression. Mais elle avait
dit : — If you please-, — c'était bien différent. Cela prouvait qu'elle
savait l'anglais et qu'elle savait qu'il le savait. C'était un lien, une
harmonie. Et puis cette langue qu'il avait apprise jadis tani bien
que mal et qu'il n'avait plus l'occasion de parler exerçait sur son
imagination une magique influence, et mille souvenirs mal assou-
pis venaient de se réveiller en lui. Non-seulement ils avaient ce
rapport de savoir tous les deux rar)glais,raais, comme lui, elle crai-
gnait d'avoir manqué sa vie, comme lui, elle avait des chagrins à
digérer. Il lui seml)lait qu'il y avait dans la Brie deux naufragés qui,
assis chacun sur son écueil, agitaient leur mouchoir pour se faire
des signes. If you please^ sir l ces quatre mots voulaient dire tout
cela.
H répliqua d'un ton dégagé :
— Ne jetons pas le manche après la cognée, if you please, miss.
Il y a des curés qui prétendent que la Providence a tout arrangé
1 A FERME DU CklOQUARD. 533
pour le mieux; il y a de grands sages qui affirment, au contraire,
que tout va par le plus bas et que c'est le diable qui nous gou-
verne. Je crois pour ma part que ce monde est ce qu'il peut. Si
celui qui l'a fait ne l'a pas fait meilleur, c'est qu'il ne pouvait pas,
et il ne faut point lui en vouloir. Les choses se dérani^ent, mais elles
s'arrangent aussi. Tout à 1 heure, vous étiez bien mal en point sous
votre chêne , vous regrettiez votre parapluie et vous maudissiez
vos bottines de prunelle. Je suis venu à ;;asser... Il y a comme
cela des bonheurs qui passent, le tout est de les accrocher au
passage.
Elle mit immédiatement cette morale en pratique, car la jument
ayant uté contre un caillou, elle profita de cette occasion pour
serrer énergiquetrient Robert contre son petit cœur, qui battait très
fort. Jamais le jo'i serpent qui le retenait prisonnier ne lui avait
fait si bien sentir la puissance de ses enlacemens.
— Oh! que vous êtes bon 1 fit-elle en retirant une de ses mains
pour s'essuyer les yeux, et que vous me faites de bien! Je n'ou-
blierai jamais cette rencontre. Quand je serai triste, je me répéte-
rai toutes les bonnes paroles que vous m'avez dites, cela me ren-
dra le courage et la force.
La pluie aidant, ils n'avaient rencontré âme qui vive en parcou-
rant le chemin vert, dont ils venaient d'atteindre le bout. Comme
ils allaient debou<^'h<^r sur la giande route, Aleth pria Robert d'arrê-
ter un instant son cheval. Le soleil avait depuis longtemps disparu,
le crépuscule s'épaississait par degrés, mais il taisait encore assez
clair pour qu'un |)assant pût reconnaître leurs visages.
— Laissez-moi de-cendre, dit-elle. Mon père me gronderait s'il
apprenait que je suis revenue avec vous.
Il voulait bien la laisser descendre, mais il voulait aussi la bien
regarder. Depuis vingt minutes une pensée le tracassait. Il mourait
d'envie de s'assurer qu<' celle qui s'appelait Aleth Guépie était aussi
jolie que l'inconnue qu'il avait admirée sous un chêne, que le nom
ne faisait rien à l'allaire. Il se retourna, la regarda fixement; elle se
laissa regarder. Le trouble, l'anxiété, la joie, l'espérance animaient
son visage et ajoutaient à ses grâc 'S. Il décida, que malgré son nom,
elle était encore plus jolie qu'il ne l'avait pensé. Il décida aussi
qu'elle avait de ce^ yeux qui chatouillent le cœur et la chair d'un
homme. Il ne fut plus maître de lui,
— H faut me donner quelque chose pour ma peine, dit-il.
— Quoi donc? répondit-elle d'un ton de virginale innocence.
— Ceci, dit-il brusquement.
Et il lui posa deux grands baisers sur les deux joues. Elle tres-
saillit, poussa un petit cri, se laissa couler à ferre, s'enfuit, disparut,
tandis que, immobile, il se demandait s'il avait rêvé. Ce rêve lui
53Û REVUE DES DEUX MONDES.
semblait charmant, il ne demandait qu'à le recommencer, et quand
il se remit en chemin, les deux bras qui ne lui serraient plus la
taille lui manquaient beaucoup. Ce prisonnier dont on venait de
lever l'écrou regrettait sa piison.
Aleth entra comme un coup de vent dans l'auberge patx3rnelle, qui
pour le quart d'heure était à peu près vide. Après leur dîner, les
trois pensionnaires avaient regagné leurs chambres, et les habitués
du soir, arrêtés peut-être par l'orage, n'étaient pas encore venus,
llichard Guépie, le dos au mur, la tête pendante, ronflait dans un
coin de la salle du billard. Sa grosse femme relavait sa vaisselle à
la cuisine. Règle générale : quand une jeune fille rentre au logis
avec une grande idée dans la tête ou une grande émotion dans le
cœur, la première question que lui adresse sa mère en la revoyant
se rapporte à quelque détail insignifiant qu'elle avait considéré dans
ses calculs comme une quantité négligeable. Les mères n'oublient
jamais les détails. Le premier mot de M""^ Guépie fut :
— Te voilà donc enfin!.. Qu'as-tu fait de ton parapluie?
Cette question parut à Aleth aussi puérile qu'inopportune.
— Tu l'as perdu?
— Rassure-toi, on le retrouvera, répondit-elle en haussant les
épaules. Mais il faut d'abord aie je mange.
Elle ouvrit une armoire, y avisa un pâté qui avait semblé si indi-
geste aux pensionnaires qu'elles y avaient à peme touché. Elle s'en
découpa une tranche, qu'elle trouva délicieuse. D'abord elle avait
faim, les grandes émotions creusent l'estomac, et ensuite la joie
rend tous les pâtés savoureux. Pendant qu'elle mangeait, sa mère
lui adressait un sermon en deux points. Le premier était que les
parapluies coûtent très cher, le second qu'il faut avoir une bien
petite cervelle pour s'imaginer que quand on les a perdus, on les
retrouve.
— Et tu as vu Polydore? ajouta-t-elle.
— Il est bien question de Polydore!
A ces mots, s'approchant de sa mère, elle lui ôta des mains l'as-
siette qu'elle essuyait, l'entraîna dans la salle du billard, secoua son
père pour le réveiller, et dit :
— En voilà une nouvelle!.. Si vous dites que j'ai mal employé ma
journée, vous êtes vraiment bien difficiles.
— Qu'est-ce qu'il y a? répondit-il en se frottant les yeux.
Elle fit deux fois le tour du billard en pirouettant sur elle-même;
puis elle s'écria d'une voix âpre et mordante qui eût bien étonné
Robert :
— Ce n'est pas un goujon, ce n'est pas une tanche, c'est du gros
poisson.
Et de ses deux mains écartées elle semblait prendre la mesure
LA FERME DU CHOQUARD. 535
d'une énorme truite. Dans certain ordre de sujets, Richard Guépie
avait l'intelligence assez vive et comprenait à demi-mot.
— Un prince? dit-il en se dressnnt tout d'une pièce.
— Que tu es bête avec tes princes ! dit-elle en faisant une moue
dédaigneuse. Il n'y en a que dans les livres.
— Qui est ce donc?
— Si tu veux que je le dise, commence par me donner un petit
verre de cassis, pas de celui que tu vends, de celui que tu bois.
li alla chercher la bouteille au lond dun buffet et lui remplit un
petit verre. Après avoir bu, elle posa ses deux mains sur les deux
épaules de son père, et braquant sur lui des yeux étincelans :
— Que penserais-tu de moi si j'épousais un jour le fermier du
Choquard?
A ce propos exorbitant, M'"" Guépie ouvrit de gros yeux ronds,
secoua ses oreilles, en disant : <( Elle est folle !» — et rentra dans sa
cuisinf'. Richard partageait l'incrédulité de sa femme. Il avait admis
sans dilTiculié que sa fille piit épouser un prince. Il ne connaissait pas
les princes, et l'imagination s'ébat à l'aise dans l'inconnu. Mais il
connaissait les Paluel, leurs champs, leur blé, leur avoine et leur
morgue, et s'il n'avait pas vu leurs écus, il en avait souvent entendu
parler. Il pouvait compter les marches de l'escalier, les échelons de
l'échelle, et il dit : — Impossible!..
— Quand je te dis que je le tiens ! fit-elle en frappant du pied.
Elle avait l'air si sûre de son fait qu'il se prit à croire ou du
moins à espérer.
— Si tu dis vrai, il faut que je t'embrasse, s'écria-t-il dans un bel
accès d'enthousiasme.
— Oh! pas de familiarités! répliqua-t-elle en se dégageant. Les
deux baisers de Robert étaient restés sur ses deux joues, elle en-
tendait les y garder et que personne n'y touchât. Puis elle grimpa
à sa chambre en disant :
— C'est pour le coup qu'AJice Gambois crèverait de rage !
Victor Chekbuliez.
(la deuxièmi partie au procàain u".)
LES
GRANDS COMBATS
DE MER
1.
LA BATAILLE D'ACTIUM.
I.
La bataille d' Actium, cette bataille daus laquelle huit cents navires
et près de 300,000 hommes, — 4"0,000, si l'on en croyait certains
écrivains, — turent aux prises, mérite plus que jamais aujourd'hui
d'attirer l'attention des marins : elle a résolu en effet pour le
monde antique la qurstion qui préoccupe actuellement tous les arse-
naux. Nous retrouvons sur cette arène sanglante la lutte de la
miasse et de l'agilité, le choc de la baleine et de l'espadon. La
marine des Ptoléniées et la marine des Romains avaient grandi à
l'écart l'une de l'autre; elles se sont rencontrées pour un conllit
suprême, et c'est à la marine romaine, représentée par ses Libiir/ics^
qu'est échu un triomphe qui devait donner l'empire du monde au
vainqueur. L'histoire des successeurs d' A lexandre et celle des guerres
puniques ne sont pour un marin que le prologue du drame dans
lequel Antoine et Cléopàtre ont succombé, parce qu'ils commirent la
LES GRANDS COMBATS DE MER. 537
faute de prendre, en fait de constructions navales, l'énormité pour
la force.
Ce lut encore de Sicile que vint l'exemple de ces constructions
démesurées dont les quinquérèmes de Denys le Tyran avaient été le
premier échelon. Hiéron II, roi de Syracuse, de l'année 269 à l'an-
née 215 avant Jésus (christ, fit construire, nous assure un contem-
porain de Marc Aurèle, le grammairien Athénée, qui écrivait au
II* siocle de notre ère, sur la foi de Moschion, historien, peut-être
familier à nos érudits, mais dont je n'avais pour ma part jamais
entendu prononcer le nom, un navire gigantesque destiné au trans-
port des blés. Archias de Gorinthe en dressa les plans; Archimède
lui-même ne dédaigna pas d'assumer la direction supérieure des tra-
vaux. L'Etna fournit le bois, et si toute une forêt de la duchesse de
Rohat) disparut sous la hache des charpentiers qui firent descendre,
en 'J(5/i8,le vaisseau la Couronne des cha.\n\ers de La Roche Bernard,
la caraque d' Archias, de son côté, absorba plus de sapins qu'il n'en
eût fallu pour bâiir une flotte de 60 galères. Les cordages vinrent
d'Espagne et des pays qui confinent au Rhône, on doubla la carène de
feuilles de pIon)b et l'on fixa les bordages sur les membres avec des
clous de cuivre; 300 charpentiers travaillèrent sans relâche à l'achè-
vement de ce monstrueux édilice. C'était une grosse affaire que
de le mettre à flot. Pour rendre l'opération moins chanceuse, on
résolut de procéder au lancement du navire, aussitôt que les œuvres
vives seraient terminées : il serait temps de porter la main aux
œuvres mortes, quand la partie du vaisseau destinée à être immer-
gée se trouverait solidement amarrée au milieu du port. Archimède,
qui se vantait de pouvoir mettre le ciel et la terre en branle pour
peu qu'on lui assurât un point fixe, se fit un jeu de conduire la
gigantesque coque de la cale à la mer. Philéas de Taormine le
seconda dans cette entreprise, et le lancement eut lieu avec un plein
succès. Moschion nous affirme qu'il tallut requérir peu de bras pour
accomplir ce délicat prodige de mécanique.
Le navire d'Archias avait quatre mâts. Le beaupré, le mât d'arti-
mon et le mât de misaine se trouvèrent sans peine en Sicile ; on dut
aller chercher le grand mât dans les montagnes du Bruttium,oùun
porcher fit la découverte d'un arbre assez gros pour satisfaire au
vœu des ingéniairs. Ainsi préparé à maicherà la voile, l'Alexan-
drin, — car tel fut le nom que reçut la caraque quand on eut décidé
son départ pour l'Egypte, — n'en était pas moins avant tout un
navire à rames. On lui donna trois ponts étages l'un au-dessus de
l'autre : le pont inférieur recouvrait le lest et la cargaison; on le
destina au logement des soldats; sur le second [)ont, une double
rangée de chambres, occupant tout l'espace compris entre la cour-
538 REVUE DES DEUX MONDES.
sie et la muiTiille, comprenant quatre lits par cabine, recevrait les
passagers désireux de faire le voyage d'Egypte : les caliers, ainsi que
les matelots chargés de la manœuvre des voiles et des ancres, trou-
veraient place dans ce même compartiment. Le pont supérieur res-
tait libre : on y fit asseoir les rameurs. Le navire d'Archias était Tan
navire à vingt rangs de rames ; si nous supposons qu'on ait placé
dix files de rameurs de chaque bord, nous .retrouvons à peu de chose
près l'appareil moteur de la galéasse vénitienne restituée avec
autant de patience que d'habile industrie par l'amiral Paris et qui
vaut bien la peine que, pour la contempler, on se résigne à gravir
les escaliers du Louvre jusqu'aux combles sous lesquels reposent
les richesses trop peu connues encore de notre musée naval.
Le fourrage des chevaux fut sur V Alexandrin rangé le long du
.bord. De fortes pièces de bois projetées en saillie formaient cepen-
dant tout autour du navire une galerie extérieure, mais on crut
devoir réserver cette galerie aux bûchers, aux cuisines, aux mou-
lins et aux fours. Quant à la défense militaire, on la ji'gea suflfisam-
ment assurée par l'établissement de huit tours auxquelles, pour nous
donner l'illusion du blockhaus moderne, il semble n'avoir manqné
que des canons. Faute de canons, Archimèdey avait placé des litfw-
holes qui lançaient à la distance de près d'une encablure des
pierres du poids d'environ 80 kilogrammes et des traits de 5 mètres
1/2 de long. Deux de ces tours s'élevaient sur la poupe, deux autres,
non moins hautes, se dressaient à la proue; quatre occupaient le
•centre du bâtiment. Laissons de côté l'apJwodisium, avec ses trois
lits : c'est là un détail de oonstruclion tout antique qui n'eut sa rai-
son d'être qu'au temps où la filie de Jupiter avait plus de temples
sur les côtes q^ue nous n'y comptons aujourd'hui de phares et de
sémaphores.
Muni de quatre ancres de bois et de huit ancres de fer, VAlexmi-
drin se trouvait en mesure de soutenir bravement l'assaut de la
tempête au mouillage-, si quelque fissure se déclarait dans la carène
trop rudement secouée, la vis sans fin, inventée par Archimède,
intervenait sur l'heure pour élever l'eau introduite dans la cale et la
rejeter à la mer. Tout était prévu et jamais armement ne fut plus
complet. La caraque, partie de Syracuse pour Alexandrie, arriva
sans encombre devant le port; elle ne franchit, il est vrai, les passes
que traînée à la remorque par d'autres galères plus agiles, mais ne
fallut-il pas aussi remorquer à Lépante les grosses galéasses de
Venise pour les conduire à, leur poste de bataille!
Presque à la même époque , Ptolémée Pliilopator enchérissait
encore sur la tentative déjà bien hardie d' Archimède et d'Archias; il
faisait mettre en chantier une tessca^acontère . Gomment disposa-t-on
LES GRANDS COMBATS DE MER. 539
les A, 000 rameurs qui furent chargés d'imprimer le mouvement au
colosse? Sur un pont long de 130 mètres environ et large de 18
entre les deux chemins latéraux, avec des rames garnies de plomb
à la poignée, rames dont la longueur dépassait 17 mètres, la solu-
tion la plus simple est naturellement celle qui se présente la pre-
mière à l'esprit : cent avirons de chaque bord espacés de 1 mètre
et 20 hommes sur chaque aviron, dix placés en avant, dix rangés
en arrière, fournissent, à un homme près, le complet emploi de
la chiourme; il ne nous reste plus qu'à distribuer sur le cata-
stromii, sorte de spm^-derk qui s'étendait d'une extrémité à l'autre
du navire au-dessus de la vogue, les ZiOO matelots qui manœuvre-
ront les voiles et les ancres, et les 2.850 épibates qui n'auront à
se préoccuper que du combat. Sous les bancs se tiendra encore,
au dire de Callixène, « une troupe assez considérable, )> dont l'office
consiste à tirer les vivres delà cale pour les distribuer aux rameurs.
Je reconnais là les non-combattans affectés de nos jours au passage
des poudres.
Un équipage de près de 8,000 hommes! verrons-nous jamais
sur nos villes flottantes population semblable? Du sommet de
V acrostolion de proue à la mer, ce Léviathan mesurait plus de
22 mètres; il en comptait près de 1h 1/2, des aphlastes de k poupô
à la flottaison : pour consolider sa chai-pente, on l'avait entourée de
douze énormes préceintes mesurant chacune 277 mètres environ de
circuit. Des figures de 5 et 6 mètres de haut décoraient Favant et
l'arrière. Je ne vois guère que les grands cuirassés italiens, le
Duilio, le Dandoh, Vlialia et le Lepanto^ que L'on puisse comparer
au vaisseau de Ptolémée, et encore ! Le Great-Easteni lui-^même,
ce monstre dont le déplacement dépasse 27,000 tonneaux et près
duquel les navires à vapeur ordinaires passeront comme des pyg-
mées, n'aurait pas, sans être obligé de les serrer un peu, recelé
dans son sein les êrdtes et les épibates de la tessaracontère. Le
navire égyptien eût pu à la rigueur se passer d'éperon; sa masse
lui suffisait pour écraser une flotte; on le hérissa néanmoins de sept
rostres, énormes dents de fer qui garnirent tout l'avant à partir des
épotides et présentèrent au centre, encastré sur l'étrave, un dernier
dard plus long que les six autres, destiné à percer la carène enne-
mie. Ce qu'il entra de bois dans ee vaisseau se devine aisément,
quand on songe que la construction seule du ber qui sei'vit à le
lancer exigea plus de matériaux qu'il n'en eût fallu pour Mtiii' cin-
quante quinquérèmes.
Si solide que soit \me, carrène, elle n'en reste pas moins soumise
à un prompt dépérissement, et, pour la réparer, il faut de toute
nécessité la replacer dans les conditions où elle se trouvait avant
540 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'océan l'enveloppât de son humide ceinture. Il n'y a cependant
que les esquifs de faibles dimensions qui puissent, sans trop d'eflbrts,
remonler la pente d'où on les a lait descendre. Essaieiait-on de tirer
à terre celte coque plus pesante que tous les obélisques jadis char-
riés à travers le désert par les sujets dociles des Pharaons? Le pro-
blème, à coup sûr, n'était pas insoluble, et l'antiquité s'entendait
mieux que nous à remuer les niasses; néanmoins, il était à craindre
que les flancs du navire souffrissent de la traction. Un Phénicien
imagina le moyen de mettre la lessaracontère à sec sans qu'il fût
besoin de recourir, pour atteindre ce résultat, aux cabestans. Il fit
creuser sur le rivage une fosse assez vaste et assez profonde pour
que la tessaracontère s'y trouvât aussi à l'aise qu'un enfant dans
son berceau. Le fond de la cuvette fut en outre revêtu d'une maçon-
nerie entièrement composée de pierres de taille, dont l'épaisseur,
variant de 2 à 3 mètres , résisterait victorieusement à la poussée
des infiltrations. Sur cette maçonnerie on posa un plancher trans-
versal de grosses poutres qui laissaient en dessous un espace vide
de 2 mètres environ de hauteur. Quand la fosse fut prête, on y
introduisit l'eau de la mer et l'on y amena la tessaracont<^re ; puis
on ferma l'entrée par un barrage et l'on mit en action les machines
pour épuiser l'eau. Les Chinois que j'ai vus à l'œuvre en 18â9
n'agirent pas autrement quand on les chargea de réparer àWampoa
la coque d'un des plus grands clippers de la maison Russell et G'®.
Soutenu de chaque côté par les étais qu'on dressait au fur et à
mesure le long de ses flancs, le géant du Nil s'assit peu à peu sur
le lit de madriers qui l'attendait. Les calfats et les charpentiers
commencèrent à l'instant leur besogne. L'espace qui leur avait été
ménagé sous la quille leur donnait un facile accès au fond même
du navire, et ils n'auraient certes pas t-availlé plus à l'ais. si la
tessaracontère eût été, comme une simple trière, remoniée sur la
cale de construction qui l'avait vue naître et grandir. Tel est le
premier bassin de radoub dont l'histoire fasse mention. Ai-j'^ donc
eu si grand tort d'aller chercher les origines de la marine moderne
chez les Hellènes et chez les Égyptiens? La plupart de nos préten-
dues inventions n'ont été, j'en suis convaincu, que des réminis-
cences.
11 est bon cependant de se garder d'une foi trop aveugle vis-à-vis
de ces textes mutilés, souvent niême altérés, qui nous sont venus,
après de longues et aventureuses péiégrinatious, de Rome et de
Byzance. Où l'un lit katholkcn, la traction en bas, l'autre se croira
fondé à lire anho/ken, — la traciion en haut. Pour modifier du tout
au tout un chiffre, il suffira qu'une lettre, un imperceptible vpsilon,
puisse être soupçonnée d'être restée en chemin. Inicrcidit autcm
LES GRANDS COMBATS DE MER. 541
numerm centenarius. Les grammairiens grecs sont assurément des
gens consciencieux, des savans incapables d'abuser à dessein de
notre crédulité, mais les récits contemporains qu'ils se bornent la
plupart du temps à reproduire, méritent-ils bien la confiance abso-
lue que nous leur accordons? Callixène et AJoschion ont-ils vu, de
leurs propres yeux vu, les vaisseaux qu'ils décrivent? S'ils les ont
vus, en ont-ils su comprendre l'architecture compliquée et le méca-
nisme? J'ai peut-être pris involontairement quelques libertés avec le
texte pasisablement obscur du Banquet des sophistes ^ je ne répon-
drais pas que le célèbre auteur de ce précieux ouvrage n'en ait pris
de plusgrai](les avec les devis que son érudition téméraire se croyait
de force à iulerprèler. La chose ne serait pas tout à lait sans exemple.
M. Hubert, le directeur des constructions navales à Rochefi»rt en
1830, n'était pas seulement le plus émiuent des ingénieurs; il s'en-
tendait aussi à merveille à décrire tous les procédés du grand art
dont un consentement unanime le reconnaissait alors le maître. Un
jour d'été, au mois de juin, je crois, un visiteur muni des recom-
mandations les plus hautes, lui est adressé de Paris. M. Hubert le
promène d'un bout de l'arsenal à l'autre, le fait entrer dans le& ate-
liers, lui fait toucher du doigt les outils et les appareils ; puis il
le conduit au chantier sur lequel reposait à cette époqut^ le vais-
seau à trois ponts la Ville-de-Paris. Lm, il expose avec sa lucidité
habituelle l'opération autrefois si criiiqu'^, aujourd'hui si simple,
si facile et si siiie du lancement. Pendant l'explication où son zèle
s'oublie, maint sourire d'acquiescement vient lui prouver qu'il ne
perd pas sa peine. Du chantier, on passe par une transition natu-
relle au bassin de radoub. La construction de cetie grande cage de
pierre, le jeu des portes, le mode d'aspiration des pompes d'épui-
sement, l'accorage du navire, exigent de plus minutieux détails
encore. En homme bien élevé, et un peu de fatigue peut-être
s'en mêlant, l'étranger commence à se demander si, tandis qu'il
prolonge ainsi outre mesure cette curieuse inspection de nos
richesses navales, il ne court pas le risque de devenir indiscret.
Combien d'heures n'a-t-il pas déjà dérobées à un homme qui sait en
faire un si utile et si glorieux usage! a J'abuse vraiment, dit-il,
de votre temps et de vos bontés. N'insistez pas! j'ai parfaitement
compris. Le vaisseau que vous m'avez montré a été construit dans
ce bassm ; pour l'achever, vous l'avez monté sur la cale; dès qu'il
sera complètement terminé, vous le remettrez à l'eau. » M. Hubert
eut assez d'empire sur lui-même pour ne rien laisser voir de son
étonnemeut. u Sans aucun doute! répondit-il avec le plus grand
sang- froid. »
Singulière méprise! direz-vous. Remarquez que cette méprise
542 REVUE DES DEUX MONDES.
remonte à une époque où la plupart de nos corapatriotes ne con-
naissaient la mer que par ouï dire. Bien des gens dont l'intelligence
n'était certes pas suspecte, éprouvèrent alors un plaisir sans mé-
lange à lire les romans maritimes de Cooperdans des traductions qui
auraient été du grec ou de l'hébreu pour nos maîtres d'équipage. II
serait assurément plus facile de nier l'existence de la tessaracontère
que de se figurer oonument pareille machine a jamais pu quitter le
port d'Alexandrie. Le doute malheureusement, après la description
si complète d'Athénée, ne saurait être permis; on n'entre pas dans
tant de détails, quand on n'a pour base de son récit qu'un caprice
d'imagination ou une imposture. La tessaracontère a vécu ; de plus
habiles que moi expliqueront comment elle est parvenue à se mou-
voir.
Il ne faudrait peut-être pas une bien grande convulsion sociale
pour engloutir cette civilisation dont nous avons sujet, je ne le con-
teste point, d'être fiers. Si les générations auxquelles, après un
long intervalle de barbarie, incomberait la tâche de reprendre à
nouveau l'œuvre interrompue des siècles, essayaient de reconstituer
notre marine à vapeur d'après les documens épars dans nos his-
toires, tous les livres techniques ayant disparu, j'estime qu'on ver-
rait surgir de bien singulières solutions de ce problème offert aux
érudits. Avez-vous jamais entendu parler de la GrnndeSer pente?
Cet étrange navire apparut tout à coup, au dire des romanciers
espagnols, dans les eaux oii le preux chevalier qui parcourait le monde
à la façon d'Hercule « pour protéger le faible et venger l'opprimé, »
le vaillant Amadis des Gaules (s'il faut l'appeler par son nom), s'ap-
prêtait, armé de pied en cap, à combattre le roi Lisvart, « Un mer-
veilleux bruit et clameur du peuple » s'est fait entendre en dehors
du palais. Lisvart envoie incontinent un de ses chevaliers s'informer
de la cause de ,ce tumulte : on lui rapporte qu'on vient de décou-
viir en mer « un feu, le plus épouvantable qu'on vit oncques, lequel
s'approchoit du port à vue d'œil. )> Les chevaliers font quérir leurs
chevaux et courent au rivage ; les dames montent au plus haut des
tours» « Lors fut vu de tous en mer un haut rocher ardent, poussé du
vent et des ondes, par telle impétuosité que si fortune eût couru,
et, ce qui augmenta leur crainte, ils l'aperçurent peu après muer
en un serpent homble, lequel étende it ses ailes plus loin qu'un bon
archer ne pourroit traire. Mais, si cela leur donnoit ébaliissement,
le demourant du monstre ne leur en apportoit guères moins, car
il venoit droit à eux, ayant la tête élevée comme la hune d'un vais-
seau, jetant par les narines une fumée si épaisse que, de très grande
obscurité, on le perdoit de vue par intervalles, puis, tout sou-
dain, on l'oyoit siffler et faire hurlemens, tels qu'oncques dyablerie
LES GRAJKDS rCOMBAXS BiE MEU. 5A3
pareille n'avait été entendue. » — « De rato en rcUo, dit le chro-
niqueur espagnol, à qui nos romanciers du xvi® siècle ont emprunté
ce récit, echaba po?' las narices aquel muy negro humo que fasia
el ciclo subùi y desque se cubria todo ,• âaèa los roncos y silbos
tan fuertes è tau esjyaniables que no paneseia sino la mar se qweria
fundir. » Ce n'est pas tout : le monstre vomissait aussi par la bouche
des torrens d'eau capables de submerger le navire, si grand qu'on le
suppose, qui eût commis l'imprudence de s'en approcher : « Echaba
por la boca las gorgozadas dcl agua tan recio c tan Icjos^ que nin-
guna nave, por grande que fuese, a ella se podria llegar, que no
fuese anegnda. » — Le commun peuple, « estimant estre punicion
divine et chose envoyée de Dieu pour les endommager, s'enfuit en
amont l'iale et le semblable advînt aux chevaliers, combien que ce
fut maugré eux, car leurs chevaux épouvantés se mirent à ronfler
et pétiller, et, finablement, à prendre leurs mors aux dents et cou-
rir à travers pays. »
Les sauvages qui virent pour la première fois un bateau à vapeur
auront-ils décrit leurs impressions dans un autre langage? Eux aussi,
f en suis sûr, îls ont dû raconter qu'ils avaient aperçu « un rocher
ardent » s'avançant sur les eaux que ne ridait aucun souffle avec la
TÎtesse d'une pirogue de guerre emportée par le vent en poupe ; le
noir panache de fumée, qui, par instans, envahissait le ciel, les
mugissemens de la vapeur lâchée qui se condensait en torrens
d'eau dajîs les airs, auront été pour eux, comme pour les cheva-
"liers du roi Lisvart , d'inexplicables et terrifians prodiges. Quand
Fulton conçut la grande idée de son bateau à feu, fut-il donc, à son
insu sans doute, le plagiaire de quelque génie méconnu dont le
vaisseau sombra, aux âges lointains, sous l'indifférence publique,
pour revivre un beau jour dans un de ces romans naïfs où le mei'-
veilleux ne fait bien souvent que nous dérober le vague souvenir
d'un fécond essai avorté? La baguette de nos enchanteurs est en
train de transformer le monde ; mais il a existé de puissans sorciers
avant eux, et la Grande-Serpjente me paraît avoir des droits incon-
testables à se dire l'ancêtre du Duilio, de la Dévastation et de
V Inflexible, comme le vaisseau de Ptolémée Philopator a été celui
du Great-Eastern.
IL
La marine égyptienne, dont la baie d'Actium devait engloutir les
derniers vaisseaux, avait pris sous les Ptolémées un développement
qui nous paraîtrait incroyable si la puissance navale de l'Angleterre
n'était là pour attester ce qu'on peut attendre d'une nation enrichie
bàh r-vd: des deux mondes.
par le commerce des Indes. Appien et Athénée ont fait le relevé de la
flotte de guerre de Ptolémée Philadi'lphe, le premier successeur du
lieutenant d'Alexandre. Appien lui aiiribue deux n'iille actuaires,
quinze cents vaisseaux longs et huit cents grosses nefs. Athénée, de
son côté, nous affirme que Ptolémée Philadelphe posséda deux vais-
seaux à trente rangs de rames, un de vingt, quatre de treize, deux
de douze, quatorze de onze, trente de neuf; trente-sept avaient sept
rangs, cinq en armaient six ; dix-sept, — ou quatre cent dix-sept,
si Yirpsilo?!^ comme le suppose Schweighauser, s'est réellement
figé au bout du aihimus srnptoriu.sdii copiste, — n'étaient que des
quinquerèmes, autrement dit des pentères; trente-quatre, — ou huit
cent trente- quatre, — formaient un dernier groupe composé de
tétrères, de trières, de dières et d'hémiolies. Ptolémée Philadelphe
complaît, en outre, dans ses arsenaux près de quatre mille navires
de commerce qu'il envoyait aux îles et jusque sur les côtes plus
éloignéis encore de la Libye ou, suivant une autre version, de la
Lyrie, province asiatique qui relevait alors de l'autorité des rois
d' Egypte.
Le fondateur de cette puissante marine fut le fils de Lagus. Le
premier des Ptolémées témoigna de ])onne heure un goût tellement
prononcé pour les choses de la mer que ses compétiteurs l'appe-
laient ironiquement le capitaine de vaisseau. Ce lieutenant aimé
d'Alexandre, qui connaissait si bien le chemin de la victoire, débuta
néanmoins d.ms la gueiTe maritiii;e par une défaite. Le sort lui
opposa sur ce théâtre sujet aux perfidies un adversaire qu'il avait
vaincu à Gaza, mais qui prit sa revanche dans les eaux de Chypre :
cet adversaire, presque imberbe encore, éiail Démétrius, le (ils aîné
d'Antigone, satrape de la Phrygie, Démétrius, à qui son habileté
dans la conduite des sièges valut plus tard le suinom àe preneur de
villes. Pluiarque a cru pouvoir établir un parallèle emre Démétrius
Poliorcète ei. le triumvir Antoine, il y a cependant entre ces deux
personnages d'humeur également ouverte et joyeuse une dillérence
marquée ; l'un et un homme de mer, un navarque consommé;
l'autre trébuche gauchement dès qu'il quitte la terre pour mettre
le pied sur un vaisseau. Venez, mauvais sujet, qui avez tous les
vices qu'on reprochait si injustement à votre maître, je vous recon-
nais pour un des nôtres, et je suis sûr qu'aux champs Élysées je vous
rencontrerais causant canons rayés, brûlots et torpilles avec Thé-
mistocle, avec don Juan d'Autriche, avec Duguay-Trouin, Sulfren,
Nelson et Canaris. Vous regrettez peut-être de n'avoir pas eu à
votre disposition ces terribles engins contre lesquels vous auriez
si volontiers échangé toutes vos luHc'poles- navigateur à rames,
vous n'en êtes pas moins fait pour donner à celte marine nouvelle
LES GRANDS COMBATS DE MER. 545
qui se passe du secours du vent des leçons que nous demande-
rions vainement aux vainqueurs de Rio-Janeiro, de Trinquemalé ou
de Trafalgar.
Antigone, le père de Démétrius, avait si bien arrondi la satrapie
qui lui était échue dans le partage des états d'Alexandre, qu'il était
déjà le roi de l'Asie avant que ses soldats eussent songé, dans un
jour de triomphe, à lui décerner ce titre. Ses armées étaient nom-
breuses, aguerries et fidèles; il ne lui manquait que des vaisseaux.
Les flottes, au iv" siècle avant notre ère, se construisaient vite;
elles disparaissaient tout aussi rapidement. Celles qu'avait jadis
rassemblées Alexandre n'étaient plus, quelques années à peine
après sa mort, que du bois pourri. A la voix du satrape, les cèdres
du Liban et les hauts sapins du Taurus ont repris le chemin du
rivage; les charpentiers de Rhodes, de Sidon, de Bibles et de Tri-
poli se sont remis à l'œuvre, et bientôt les mers de la Cihcie voient
se ranger, de la baie d'Issus au Promontoire sacré, deux cent qua-
rante bâtimens à rames auprès desquels les trières d'Athènes n'au-
raient été que des avisos. On rencontrait dans cette flotte née d'hier
des vaisseaux à quatre, à cinq, à neuf et jusqu'à dix rangs de
rames, sans compter cent trente navires non pontés. En véritable
lieutenant d'Alexandre, Antigone s'était, du premier coup, proposé
de faire grand.
La flotte phrygienne fut placée sous les ordres de Démétrius;
Antigone l'envoya porter la liberté aux Athéniens, asservis par Cas-
sandre. La liberté, comme un dieu propice, prit plaisir à enfler ses
voiles : en quelques jours, Démétrius, constamment secondé par
un vent favorable, eut franchi l'espace qui le séparait de TAttique.
Personne n'avait encore entendu parler de la flotte d' Antigone* la
garnison de Munychie crut voir arriver la flotte de Ptolémée; le port
du Pirée s'ouvrit sans méfiance devant les libérateurs. L'an 306
avant Jésus-Christ, Athènes rejeta une fois de plus loin d'elle la fac-
tion oligarchique et, dans l'ivresse de sa reconnaissance, érigea des
statues d'or à Antigone et à Démétrius, leur décernant le titre de
dieux sauveurs.
Qui possède l'Asie-Mineure- ou l'Egypte ne saurait se passer de
Chypre : cette île est une annexe que se disputeront éternellement
les maîtres de la Syrie et les dominateurs de la vallée du Nil.
Démétrius et Ptolémée se rencontrèrent sur la côte orientale de
Chypre, en vue de Salamis et non loin des lieux où s'élève aujour-
d'hui Famagouste. Le frère de Ptolémée, Méiiélas, occupait Sala-
mis, ville et port de grande importance. Là régna jadis Évagoras et.
se réfugia Conon après la défaite d'j:g06-Potamos. Démétrius
assiégeait Ménélas : le roi d'Egypte accourut en personne au
TOME uv. — 1882.
35
54t) REVUE DE» DEÏÏX MONDES,
secours de soa frère assiégé. Il amenait cent quarante vaisseaux,
de guerre et deux cents bateaux plats sur lesquels il avait emhar-
qué 12,000 hommes d'infanterie; le fils d' Antigène pouvait mettre-
en ligne cent dix-huit navires. A l'exception des trente galères athé-
niennes qui n'étaient que des quadrirèmes, tous les autres vaisseaux;
de Démétrius portaient cinq rangs au moins de rames ; les galères
phéniciennes étaient, en majeure partie, des septirèmes.
Les deux flottes sont rangées par leurs chefs en bataille ; les
céleustes se lèvent et invoquent les dieux ; les équipages répètent à
haute voix ces prières. Démétrius et Ptolémée ont compris- qu'il
s'agit en ce jour d'une lutte mortelle; « leur cœur, nous diiDiodore
de Sicile, bat violemment. » 500 mètres environ séparent les deux
lignes. C'est de cette distance que^ les flottes d'ordinaire prennent
leur élan ; sur terre, les hoplites se rapprochent davantage : la Béotie
a vu les Lacédémoniens attendre pour immoler la chèvre propitia-
toire qu'ils fussent à 180 mètres à peine de l'ennemi. On perd
moins vite haleine à ramer qu'à courir. Démétrius, le premier, donne
au; chef des signaux l'ordre d'élever au- essus de sa tète le bouclier
doré : ce signal est salué par les acclama! ions de toute la flotte. Pto^
lémée, à son tour, a cessé de retenir ses vaisseaux : les irompettes
sonnent la charge, les cris de guerre se répondent, l'air frémit
déchiré par ces discordantes clameurs. Tous les combats de galères
désormais se ressemblent ; on ne sait plus se servir de l'éperon avec
l'élégante habileté des Athéniens. Que ce soient les Doria et les
Barberousse, les Dandolo et les Pisani, les Roger de Lauria et les
princes de Salerne, ou les lieutenans d'Alexandre qui combattent, on
retrouvera toujours les mêmes épisodes : au début, une grêle de
traits, de javelots et de pierres, quand ce ne sera pas une volée
d'artillerie, puis, sur-le-champ et sans plus de manœuvre, la mêlée,
le choc debout au corps, l'abordage, la lutte acharnée et terrible.
Ce sont d^ardens athlètes impatiens de s'étreindre, ce ne sont plus
des marins appelant à leur aide toutes les ressources d'une tactique
ingénieuse et savante que nous avons sous les yeux. Comment d'ail-
leurs, connussent-ils cette tactique, en feraient-ils usage avec les
lourdes masses qui ont si brusquement succédé aux trières? Démé-
trius est debout sur la poupe de sa septirème. Enveloppé d'enne-
mis, il frappe les uns à coups de lance, abat les autres de son épée.
Les traits qu'on lui lance, il les évite en se jetant de côté ou les
reçoit sur son bouclier. Trois écuyers lui font un rempart de leur
corps : l'un: tombe mortellement atteint parle fer d'une piqtie; les
deux autres gisent devant lui grièvement blessés. Les rames sont
brisées, les vaisseaux dérivent lentement enchaînés l'un à l'autre
par les grappins de fer. Que de noyés cependant encore! Combien
LES GRANDS COMBATS DE MER. 5Û7
4'hoplites, perdant leur équilibre, sont tombés tout armés entre les
deux carènes! Le champ de bataille, rougi de flots de sang, se
couvre en même temps de débris et offre à la fois l'aspect d'un
étal de boucher et d'un vaste naufrage. Avec les galères, les com-
bats meurtriers ont disparu; Aboukir et Trafalgar ne seront que des
escarmouches.
Démétrius a enfin réussi à rompre et à disperser l'aile droite
de la flotte égyptienne : ce premier succès devient, — qui l'aurait
cru? — un succès décisif. Vainqueur à l'aile gauche, Ptolémée fait
de vains efforts pour rétablir le combat. Il voit bientôt ses vaisseaux
consternés chercher leur salut dans la fuite et tomber l'un après
l'autre aux mains de l'ennemi. Il ne lui reste plus qu'un parti à
prendre : il s'éloigne à toutes rames et parvient à gagner le port
^llié de Citium. Démétrius n'a pas eu vingt navires endommagés;
il s'est emparé de quarante vaisseaux longs et de cent bâtimens de
transport chargés de près de 8,000 hommes. Quatre-vingts navires
avariés qu'ont abandonnés leurs équipages sont remorqués par des
quinquérèmes jusqu'à la plage où il a établi son camp : Salamis,
atterrée, se soumet aux lois du vainqueur.
Voilà ce qu'en quelques années les Macédoniens avaient fait de
la marine : un champ clos pour les hommes d'armes, une arène
fermée à l'art des pilotes. La nature semblait les avoir formés pour
se mesurer avec les soldats de Duilius ; ils auraient trouvé de plus
dangereux adversaires dans les soldats d'Octave. Un jour vint où,
maîtresse du monde, Rome put opposer aux légions montées sur
ces lourdes carènes qu'avait illustrées la victoire de Salamis d'au-
tres légions servies par des navires plus alertes. Ce jour-là on put
croire que la marine athénienne allait renaître, et on l'eût vue, en
effet, jeter certainement sur les mers réjouies un nouvel éclat si
Octave ne fût devenu Auguste et n'eût pour la première fois et pour
de longs siècles fermé les portes du temple de Janus.
III.
A Rome, vers la fin de la dernière guerre punique, tous les citoyens
•étaient obligés de servir dix ans dans la cavalerie ou seize ans dans
l'infanterie; ceux qui ne possédaient pas plus de hOO drachmes, —
368 francs, — on les réservait pour la marine. 11 en devait être
autrement quand la république mettait en action dans une seule
bataille plus de cinq cents quinquérèmes montées par près de
150,000 rameurs; il est très probable qu'on ne s'arrêtait pas alors
à ces catégories injurieuses et que les flottes n'étaient pas réduites,
pour former leurs équipages, à se contenter du rebut des armées :
548 REVUE DES DEUX MONDES.
the foolest of the family. Chacun prenait la rame et courait sus
aux Carthaginois. « Ah! quand on admire, nous dit avec raison
Polybe, les batailles et les flottes d'Antigone, de Ptolémée, de Démé-
trius, avec quel étonnement ne doit-on pas, à plus juste titre, assis-
ter à ce grand conflit de Rome et de Carthage! » Quelle immense
distance entre les quinquérèmes qui tinrent alors la mer et les
galères dont les Perses firent usage pour combattre les Grecs! Les
vaisseaux que s'opposèrent mutuellement les Athéniens et les Lacé-
démoniens approchaient-ils eux-mêmes des navires sur lesquels
se livrèrent les batailles des guerres puniques? Cinq cents, sept
cents vaisseaux entrent en lice dans une seule journée; douze cents
sont détruits par l'ennemi ou submergés par la tempête dès la pre-
mière guerre. Le corbeau de Duilius y est pour peu de chose : ce
n'est vraiment pas un bien merveilleux trait de génie que de venir
jeter un pont volant garni de parapets sur la galère qu'on aborde;
gardons notre enthousiasme pour l'audace de ces fantassins qui ne
reculent pas à la seule pensée d'aiïronter sur son élément un peuple
fait à tous les hasards de la mer, pour l'opiniâtreté de ce rude sénat
qui s'obstine à vouloir ravir à Carthage la suprématie maritime,
« bien héréditaire » de la grande colonie phénicienne.
Agathocle avait surpris la descente en Afrique; les consuls Marcus
Attilius, Régulus et Lucius Manlius voulurent l'opérer à poitrine
découverte; ils forcèrent le passage. Je ne vois rien à reprendre
aux dispositions qu'ils adoptèrent pour arriver à ce résultat; c'est
ainsi, suivant moi, que devrait manœuvrer une armée navale qui
aurait pour mission de protéger la marche d'un puissant convoi.
Trois cent trente vaisseaux romains, tous vaisseaux pontés, dont
l'équipage ne comprend pas moins de 300 rameurs et de 120 soldats,
sont partis de Messine emportant une armée de 1^0,000 hommes.
Ils ont doublé le cap Passaro et longent la côte qui regarde l'Afrique
avant de s'aventurer « à faire canal, » en d'autres termes, à couper
droit sur le cap Bon. Prévenus à temps, les Carthaginois accourent
de Lilybée, — cherchez sur nos cartes modernes Marsala, le port
où prit terre Garibaldi. — Leurs chefs, Amilcar etHannon, sont par-
venus à rassembler trois cent cinquante navires; c'est une grande
bataille rangée qui s'annonce. Les adversaires ne sont ni l'un ni
l'autre pris à l'improviste ; chacun d'eux peut mûrir à loisir son plan
de combat.
La flotte romaine se partage en quatre escadres : les deux esca-
dres à la tête desquelles marchent les consuls sont rangées sur
deux lignes convergentes de relèvement. Les sommets des deux
colonnes se touchent, les deux files forment éventail, tous les vais-
seaux font des routes parallèles : la tactique moderne appellera
LES GBANDS COMBATS DE MER. 549
cette formation qui semble si propre à l'attaque et dont la marine à
voiles a souvent fait usage, Vangle aigu de chasse. Le triangle est
fermé par une troisième escadre chargée de remorquer les vaisseaux
de transport. La quatrième division constitue la réserve ; développée
en ordre de front, derrière tout cet ensemble, elle couvre à la fois
et les vaisseaux que traîne la troisième escadre et les colonnes d'at-
taque qui s'avancent pour s'enfoncer comme un coin dans le centre
ennemi. La division de réserve a, dès ce moment, son rôle marqué
pour l'offensive; elle marche en ordre ouvert, développant sa ligne
de façon à déborder les ailes qui comptent sur son intervention, si
l'ennemi essayait de les menacer. On sait , en effet , que ce sera
toujours par le flanc qu'une flotte composée de bâtimens à rames
ou de navires à vapeur demeurera, quelque formation qu'elle adopte,
particulièrement vulnérable. Les Carthaginois n'ont pas un instant
songé à recevoir le choc de cette masse immense qui vient à leur
encontre ; au lieu de vouloir lui barrer la route, ils ouvrent leurs
rangs et la laissent passer, mais c'est pour se rabattre soudain à
droite et à gauche. La journée est à eux s'ils savent tirer parti de
l'embarras dans lequel ils vont ainsi jeter les Romains : on ne
retourne pas une armée de 140,000 hommes comme un gant.
Lancées en avant de toute l'énergie de leurs rames, les deux
divisions que conduisent les consuls n'ont trouvé devant elles que
des vaisseaux prompts à vider la place; la troisième et la quatrième
escadres, au contraire, menacées sur leurs flancs, ont eu, dès le
début, le sentiment d'une situation critique : ce sont elles qui ont le
soin du convoi. A quoi sert d'avoir forcé le passage si l' arrière-garde
est mise dans l'impuissance de suivre? Inquiets de la tournure que
vient de prendre tout à coup le combat, les consuls ont déjà sus-
pendu leur élan : essaieront- ils de virer de bord, de reprenlre,
par un brusque mouvement de tête à queue, le terrain perdu? Les
vaisseaux qui pliaient devant eux, ces vaisseaux qu'ils croyaient
n'avoir plus qu'à poursuivre , ne leur permettront pas de faire ainsi
volte-face; la mêlée s'engage, et les deux divisions dout les consuls
se sont imprudemment séparés ne peuvent plus compter que sur
elles-mêmes. Deux batailles distinctes vont se hvrer simultanément,
l'une au large , l'autre presque à portée de trait de la terre.
L'aile gauche des Carthaginois rencontre cependant un accueil qui
la refroidit ; l'aile droite, que commande Hannon, attaque avec plus
d'impétuosité. Négligeant les vaisseaux qui restent déployés sur une
longue ligne oblique, négligeant le convoi et les navires de guerre
qui le remorquent, elle va droit à la quatrième division. Ne sait-elle
pas qu'un secours inattendu viendra jeter bientôt en sa faveur un
poids décisif dans la balance? Le long de terre, en effet, s'est
ôoO REVUE DES DEUX MONDES.
dissimulée une puissante embuscade : toute une escadre attend,
cachée entre les roches, que le convoi romain arrive à sa hauteur.
A peine la quatrième division a-t-elle été assaillie par les vaisseaux
d'Hannon que le corps détaché qui guette l'instant propice fond de
toute sa vitesse sur la troisième division et sur ks transports. La
troisième division n'hésite pas; elle coupe les remorques et laisse le
convoi qui paralysait ses mouvemens abandonné au milieu de l'arène.
Au point où en sont venues les choses, les combinaisons tactiques
seraient de peu de secours. Les vaisseaux d'Amilcar ont à lutter
contre les deux consuls; ils supportent le gros de l'action; Hannon
tient en échec la quatrième escadre ; la troisième se ti*ouve serrée
contre le rivage par la réserve carthaginoise, qui a réussi à la tour-
ner. Le premier groupe qui fléchira décidera par sa faiblesse du sort
des deux autres.
Tant qu'ils ont manœuvré, les Carthaginois ont eu l'avantage;
leur astre pâlit du moment qu'ils attaquent à fond. En venir à l'abor-
dage, c'est replacer les soldats sur leur terrain : la corvette la
Bayonnaise n'eût probablement pas pris la frégate anglaise V Em-
buscade si elle n'avait eu à son bord une compagnie de l'ancien
régiment de Flandre, et, à Trafalgar même, nos vaisseaux entourés
faillirent sur plus d'un point, grâce aux troupes passagères qu'ils
portaient, faire repentir l'ennemi d'avoir osé les serrer de trop près.
Amilcar avait tout lieu d'espérer la victoire ; quelques-uns de ses
vaisseaux, trop empressés à se dégager d'une étreinte fatale^ ont
donné par malheur le signal de la fuite. Que peut un général dans
un pareil désordre? Se couvTir de signaux? on n'en tiendra pas
compte. Redoubler d'énergie? payer de sa personne? C'est an début
de l'action que cet exemple entraîne; au fort de la mêlée, on ne
s'en aperçoit même pas. Amilcar vaincu, Hannon n'a p'ius qu'à se
retirer en toute hâte.
Pendant que Manlius attache à la poupe de ses vaisseaux l'es galères
ennemies dont le pont a été forcé l'épée à la main, Régulus s'oc-
cupe de venir en aide à la quatrième escadre d'abord, à la troisième
ensuite. La défaite des Carthaginois devient irrémédiable : trente
de leurs navires ont été coulés bas, soixante-quatre sont amarinés.
Les Romains n'ont à regretter que la perte de vingt-quatre galères.
Telle fut l'issue du grand combat livré en vue d'Ecnome, entre
Agrigente et Gela, au printemps de l'année 257 avant Jésus-Christ.
Six cent cinquante navires de guerre et près de 300,000 combat-
tans y prirent part. Nulle barrière n'existait plus entre les Romains
-et le cap Bon; les soldats de Manlius et de Régulus débarquèrent,
et tout le pays environnant en un clin d'œil fut à eux. Il y avait plus
d'un demi-siècle que la Libye se reposait de l'invasion d'Agathocle :
LES GRANDS COMBATS DE MES. ÔÔt
les somptueuses villas, les fermes opulentes avaient reparu; le butitt
fut immense et le dégât affreux. Le consul Manlius rentra dans Rome
avec 20,000 esclaves. Pendant ce temps, Régulus, en possession déjà
d'une place d'armes, — Clypea, ville située à l'orient du cap Bon, —
s'emparait de Tunis. C'était invariablement alors par la prise de Tunis
qu'on préparait l'investissement de Garthage ; mais Régulus, à qui
Rome venait de retirer la majeure partie de ses troupes, n'était
plus de force à tenter une attaque sérieuse contre la grande cité.
Réussirait-il même bien longtemps à se maintenir dans la cam-
pagne? Les Carthaginois envahis avaient eu recours à leur expédient
hal)ituel : ils levaient de tous cotés des mercenaires. La Grèce leur
envoya un général; formé à l'école de la discipline lacédémonienne,
ce général valait à lui seul une armée. A peine Xanthippe eut-il
mis le pied sur la côte libyenne que la guerre prit soudain un
nouvel aspect. Les Romains, harcelés dans leurs positions, obligés
de' descendre dans la plaine pour se procurer des vivres, se virent
contraints d'accepter la bataille en pays plat : Xanthippe les étourdit
par les assauts réitérés de sa cavalerie et finit par les écraser sous
le poids de ses éléphans. Bien peu de soldats échappèrent au désastre;
Régulus lui-même fut fait prisonnier.
Il n'était point dans les habitudes de Rome de rester accablée sous
une défaite ; aussitôt qu'un nouveau printemps eut rouvert le che-
min de l'Afrique, une autre flotte partit des ports de la Sicile et se
présenta devant Clypea, dont les Carthaginois tenaient la garnison
assiégée. Trois cent cinquante vaisseaux cette fois; en combattirent
deux cents ; cent quatorze galères carthaginoises furent le prix de
la victoire que remportèrent les consuls Marcus .Emibuset Servius
Fulvius à la hauteur du cap Bon.
La garnison de Clypea était sauvée, mais l'Afrique n'était pas pour
cel'a conquise. Les Romains reculèrent devant les hasards d'une expé-
dition prolongée : ils avaient mesuré les forces d^e leur ennemi et
savaient maintenant que, tant qu'ils n'auraient pas tari les sources
où s'alimentait la richesse de Garthage, le monde entier fournirait à
leur implacable rivale des soldats. Sans s'arrêter sur ces côtes déjà
saccagées et qui ne pouvaient plus leur offrir qu'un maigre butin, ils
reprirent le chemin de la Sicile. On venait d'entrer dans la seconde
quinzaine du mois de mai ; la constellation d'Orion commençait à se
montrer à l'orient vers le lever du jour; le Chien disparaissait le
soir à l'occident, peu de temps après le coucher dU' soleil. Sans
êti'e aussi périlleuse que la saison d'automne, cette période amène
cependant fréquemment d'impétueuses bourrasques. C'est au mois
de mai que Nelson vit sa flotte dispersée dans le golfe de Lyon, le
vaisseau qu'il montait démâté et poussé par le vent sur la côte de
552 REYDE DES DEUX MONDES.
Sardaigne, où il faillit se perdre. Si l'on en croit Yégèce et le capi-
taine Pantero Pantera, la saison pendant laquelle il fut jadis permis
aux bcâtimens à rames de tenter des expéditions ne laissait pas
d'être assez limitée. « Du 20 mars au 20 mai, nous dit le savant
auteur de X Armai a navale, la saison, dans la Méditerranée, reste
encore équivoque; elle se tient alors entre la sécurité et le péril; du
20 mai au 2/i septembre, la mer s'aplanit et la navigation devient
beaucoup plus sûre ; du 2li septembre au 22 novembre, il faut une
nécessité absolue pour qu'on ose s'engager dans quelque entreprise
importante. » La flotte romaine avait déjà fourni sans encombre la
majeure partie de sa course; les côtes de Sicile venaient d'être
signalées par les vigies ; encore quelques heures et les vaisseaux
atterrissaient, ZiO milles environ à l'ouest du cap Passaro. Les consuls
avaient dès lors le choix entre deux partis : ils pouvaient, à leur
gré, se retirer, ainsi que le conseillaient les pilotes, sur la côte qui
s'étend du cap Passaro à Messine, et attendre, avant de quitter ces
parages féconds en abris que la période douteuse fût passée, ou
continuer hardiment leur route et profiter du prestige que leur
assurait une victoire récente pour soumettre la plupart des villes
répandues sur la côte qui regarde l'Afrique entre le cap Passaro et
Lilybée. Ce fut malheureusement ce dernier parti que les consuls
adoptèrent. La tempête les surprit devant Camarina. Il était trop
tard pour essayer de doubler le promontoire qui les eût protégés;
le vent battait en côte et poussait les galères sur les hauts-fonds dont
cette partie du littoral est semée. De trois cent soixante-quatre
vaisseaux, il n'en échappa que quatre-vingts; le reste fut submergé
ou alla se briser contre les roches. Tout le rivage qui s'étend vers
Sélinonte et vers Lilybée était couvert de débris et de cadavres.
Si jamais nous devons embarquer nos soldats sur des flottilles,
nous les placerons dans de meilleures conditions : il peut y avoir
sur une coque de noix, quand elle est bien construite, tout autant
de sécurité que sur un trois-ponts. Après avoir recommandé la
prudence aux bâtimens à rames, le capitaine Pantero Pantera se
croit obligé d'ajouter : « Ces conseils ne concernent pas les galions
et les naves, qui peuvent naviguer de tous temps avec moins de
danger. » Le père Fournier nous fait cependant observer avec rai-
son que, dans les mers étroites et sur les côtes dépourvues d'abri,
ce ne sont pas les plus gros navires qui se tirent le plus aisément
d'affaire. Si Piuyter, quand il partit de Berghen, après sa fameuse
croisière dans les mers du Nord, eût commandé une escadre sem-
blable à celles que nous employâmes au blocus de l'Escaut en 1831
et au blocus de la Jahde en 1870, il n'eût pu se réfugier dans
l'Ems pour laisser passer le terrible coup de vent qui avait déjà
LES GRANDS COMBATS DE MER. 553
désemparé une partie de ses vaisseaux; il n'eût pas davantage,
quelques années plus lard, remonté la Tamise jusqu'à l'embou-
chure de la Medway et incendié l'arsenal de Ghatham. Toute l'his-
toire de la marine ancienne n'est qu'un long plaidoyer contre les
dimensions exagérées du navire de guerre ; l'histoire de la marine
moderne n'est pas plus favorable à l'adoption des grands tirans
d'eau.
Les leçons ne profitent qu'à ceux qui les comprennent : les
Romains s'en prirent follement aux dieux d'un désastre qui n'était
dû qu'à l'inexpérience de leurs consuls; les dieux, pour les punir,
leur infligèrent un second naufrage. Une nouvelle flotte, composée
de deux cent vingt vaisseaux, venait d'être construite en^trois mois.
Cette flotte, après avoir soumis la ville de Panorme en Sicile, crut
devoir reprendre encore une fois la route de l'Afrique; elle alla
maladroitement s'échouer à Zerbi. Un retour de marée, — car il
existe une marée, bien que faible, dans le golfe de Gabès, — la
remit à flot. Trop heureux d'être sortis à si peu de frais de péril,
les Romains s'empressèrent de regagner le golfe de Palerme. De
Panorme, située au fond de ce golfe, ils se lancèrent, sans côtoyer
plus longtemps la Sicile, en pleine mer Tyrrhénienne. Gette aven-
tureuse traversée leur coûta cent cinquante vaisseaux. « Ils furent
assaillis, nous dit Polybe, par une tempête violente, » mais tout
était tempête pour les quinquérèmes. Les consuls se trompèrent et
jugèrent mal de l'apparence du temps : la faute chez des consuls
n'est-elle pas excusable? Le grand Duquesne lui-même, Nelson, si
constamment hardi, parce qu'il fut constamment heureux, l'amiral
Hugon, le marin le plus consommé qu'ait connu notre époque, ne
se sont-ils pas laissé prendre, comme de simples légionnaires, à
ces brusques trahisons de la Méditerranée ?
Duquesne conduisait une flotte composée de vaisseaux et de
galères en Italie; il commandait directement les vaisseaux, les
galères obéissaient aux ordres du duc de Mortemart. La flotte partit
des côtes de Provence avec un vent de nord-ouest assez frais;
quand elle fut par le travers du golfe Jouan, le vent tomba et passa
au sud-ouest. « M. Duquesne, raconte le capitaine Barras de la Penne
embarqué à cette époque sur une des galères, fut tenté d'entrer
dans ce port; cependant, comme le vent le portait toujours à sa
route, il la continua. Les galères le suivirent jusque par le travers
de Villefranche, où M. le duc de Mortemart alla mouiller, quoique
la vent fût encore assez bon pour aller plus loin ; mais, outre que
la mer était fort grosse, M. le duc jugea très prudemment, par des
signes presque indubitables, qu'il trouverait bientôt le vent con-
traire s'il continuait sa route. C'est ce qui arriva effectivemerit à
'55ii REVUE DES DEDX (I[0N1]Œ;S.
M. Duqnesne. 11 ne fut pas plus tôt sur le cap de Noli qu'il tr&uva
des Impaires violens. Tous les vaisseaux se séparèrent et furent
contraints de courir, qui d'un côté, qai d'un autre, ce qui me ,se
passa pas sans beaucoup de débris. L'un fut démâté, l'autre eut
tout son avant emporté ; M. Duquesne lut-imêrae perdit sa chalouipe
qu'il traînait à la remorque, avec dix-hiait matelots. On peut juger,
par ce que les vaisseaux souffrirent, le danger qu'eussent couru les
galères si M. le duc de Mortemart eût ignoré que, quand on part
des côites de Provence pour aller à l'est, avec un vent de nord-
ouest, que l'on trouve ensuite le sud-ouest et que, par le travers de
Villefranehe, on voit les montagnes couvertes de nuages qui ne
font aui&un mouvement, le ciel isombre dia oôté de l'est et de plus
orageux, comme il était alors, on doit mouiller dans Villefranche.w
Science de nos ancêtres, combien vous pourriez nous être utile
'encore, si nous avions jamais à conduire quelque grande opéi^a-
tion de débarquement ! « Les quartiers à la mer, la nouvelle lune 4
terre ! » voilà ce que nous recommamdent à l'envi ¥égèce, Ptolé-
mée, Roberto Valturio et le capitaine Pantero Panlera. « Les dau-
phins, nous apprend ce dernier, qui semble avoir condensé dans
son livre toute la science conjecturale des augures anciens et des
pilotes modernes, les dauphins sautent au lieu de nager contre le
courant, les crabes saisissent dans leurs pinces le gravier du rivage,
les canards battent des ailes, les chiens, de leurs pattes de devant,
creusent le sol, les goélands se rassemblent dans le port, le coq
chante au coucher du soleil, la vache regarde le ciel et aspire le
vent par les naseaux, l'âne secoue la tête ou les oreilles, sans qu'il
soit cependant inquiété par les mouches ; les chèvi-es, les agneaux,
les moutons montrent une avidité plus grande que de coutume, ils
cherchent avec ardeur le pâturage et on ne les écarte qu'avec peine
de l'herbe ; les hirondelles rasent l'eau de leur poitrine ; les passe-
reaux s'appellent et se retirent près des maisons ; les corbeaux font
grand bruit ; les oiseaux des fleuves abandonnent l'eau pour courir
dans les prés ; le cormoran crie sur son écueil ; le pic d'hiver chante
le matin; les grenouilles coassent; les mouches, les cousins et les
puces se montrent altérés de sang humain; les fourmis emportent
leurs œufs; les taupes soulèvent la terre ; la paille, les feuilles, les
toiles d'araignée voltigent dans l'air ; les articulations deviennent
douloureuses; les yeux brûlent; les mains sont rugueuses et âpres;
on entend les bois murmurer ; la faux, après avoir coiupé l'ht rbe,
reste noire; les (leurs, les plantes, les eaux exhalent leurs senteurs
avec plus d'énergie ; le sel se liquéfie, les murs suintent ; vous avez
vu en songe des oiseaux : tenez-vous sur vos gardes, la tourmente
est proche. »
LES GRANDS COMBATS DE MER. 556
La météorologie a fait de nos jours de grands progrès; mais une'
flotte en action est-elle en mesure de recevoir les avertissemens que
les observatoires et le télégraphe nous prodiguent? Nous avons donc
tort de dédaigner les vieux pronostics. Les vents qui s'élèvent la nuit,
si nous en croyons l'auteur de l Annata navale, durent beaucoup
moins que ceux qui prennent naissance pendant le jour. Une grande
pluie, surtout quand elle est soudaine, abat ordinairement la lureuT'
de la tempête; une pluie fine, au contraire, alimente la brise, comme
l'eau en poussière paraît avoir le don d'entretenir et d'attiser la.
flamme. Si, au moment du lever ou du coucher du soleil, on aper-
çoit autour de cet astre un cercle coloré, le vent soufflera de la
partie du cercle qui se dissipera la première. Découvrez-vous, aux
lueurs naissantes du jour, du côté de l'orient, des nuages épars, le
soleil s'est-il levé pâle ou vous apparaît-il avec un double globe,
reconnaissez là les signes évidens d'une prochaine tempête. Un
soleil gonflé est toujours un indice de fâcheux augure, surtout
quand il laisse derrière lui, à l'endi-oit où il vient de disparaître, de
gros nuages que percent en divers endroits des taches couleur de
sang.
La lune a ses présages aussi bien que l'astre du jour : ce n'est
pas sans motif qu'elle nous présente une face rubiconde. L'avis est
plus menaçant encore quand à la teinte rouge se mêle le noir ou le
bleu foncé. Des cercles lunaires séparés l'un de l'autre par des
intervalles égaux prédisent de grands vents et des vents variables.
Dieu vous préserve surtout d'une lune vous offrant, à son seizième
jour, un éclat semblable à celui de la flamme ! L'influence de la
lune sur le temps est bien discréditée aujourd'hui; il n'est pas
impossible que la lune en appelle. Ne craignons donc pas d'enre-
gistrer, ne fût-ce que dans un intérêt historique, ce que pensaient
à ce sujet les anciens. Le moment de la conjonction était tenu par
eux comme un moment critique. Certains observateurs allaient jus-
qu'à prétendre que le troisième jour avant ou après l'opposition
n'avait guère moins d'importance que le troisième jour qui précé-
dait ou suivait la nouvelle lune. Toutes ces observations, ingé-
nieuses ou crédules, n'auraient pas été faites par le chêne; elles
eurent leur origine dans les préoccupations bien naturelles du
roseau. Tant qu'il ne s'agira que de traverser les mers avec. nos
puissans cétacés, les soucis des vieux triérarques pourront ne nous
arracher qu'un sourire ; le jour où le succès d'une descente dépendra
d'un caprice de la brise, nous les examinerons peut-être de plus
près.
Les Romains se lassèrent de perdre leurs navires sans combattre.
Dui:aiit deux années consécutives, ils abandonné ''ent à. Garthage
556 AÉVUE DES DEUX MONDES.
l'empire et l'occupation de la mer : Carthage en profita pour inon-
der la Sicile de ses éléphans. Rome comprit le danger qu'elle
allait courir et se ravisa. Elle arma sur-le-champ une flotte consi-
dérable qui vint mettre le blocus devant Lilybée. Des batailles, passe
encore! mais un blocus! comment s'imaginer qu'il pourra être
maintenu efficacement par des soldats? Pour guetter l'occasion favo-
rable, les Carthaginois n'avaient qu'à jeter l'ancre sous les îles
^]gades, — à Levanzo, à Maritimo, à Favignana. La première
grande brise qui soufflait du canal de Malte les emportait à travers
les flottes romaines impuissantes à leur interdire l'accès de ce rivage
tout semé d'écueils. On vit jusqu'à des galères isolées forcer en
plein jour le blocus. Le chenal qui menait au port était sinueux sans
doute, mais pour des pilotes familiers avec ces parages, ce n'en
était pas moins un chemin praticable; pour le suivre, il suffisait de
bien choisir et de bien se rappeler ses amers. Venant de Levanzo,
on avait trois tours en vue : il fallait se diriger d'abord sur la tour
qui s'élevait le plus près du rivage, du côté du nord; dès que les
deux autres tours, — ces deux tours étaient situées sur la côte qui
fait face à l'Afrique, — se trouvaient clans le même alignement, —
en langage de marin, l'une par l'autre, — on changeait brusque-
ment de route. Tant qu'on ne sortait pas de la ligne ainsi tracée,
le vaisseau restait dans les eaux profondes.
Le Carthaginois qui déjoua le premier la surveillance de la flotte
romaine appartenait-il à la grande famille des Barca? La chose est
peu probable, car on ne risque pas d'ordinaire des sufTètes ou leurs
proch s parens dans de telles aventures : le hardi marin se nom-
mait cependant Annibal. On le distinguait du fils d'Amilcar par le
surnom d' Annibal le Rhodien. Il avait tant de fois traversé impuné-
ment la croisière ennemie que les Romains finirent par renoncer à
l'espoir de l'intercepter au passage; ils se résignèrent à lui laisser
l'entrée du port ouverte, se promettant de l'attendre à la sortie. Dix
vaisseaux, choisis parmi les plus rapides, allèrent se poster des deux
côtés du goulet. Les rames levées, ils se tenaient constamment
prêts à donner la chasse au Rhodien, quand cet intrépide t'orceur
de blocus tenterait de regagner les îles .^gades. Le Rhodien ne prit
même pas la peine de chercher à dérober ses mouvemens à des
ennemis dont il dédaignait les poursuites ; il sortit du port en plein
jour et passa comme une flèche au milieu des Romains stupéfaits.
Sa confiance dans la supériorité de sa marche était telle qu'à peine
hors de portée des traits, on le vit s'arrêter soudain et lever hors
de l'eau, en signe de défi, ses avirons. Les Romains, haletans, dé-
ployaient pour l'atteindre toute la force que les dieux avaient mise
dans les bras de leurs chijunnes; le Rhodien, toujours immobile,
LES GRANDS COMBATS DE MER. 557
prenait un malicieux plaisir à les laisser approcher jusqu'à la dis-
tance où les armes de jet auraient pu devenir dangereuses ; puis,
tout à coup, laissant retomber ses rames, il distançait de nouveau
en quelques palades les lourdes quinquérèmes dont les équipages
harassés étaient moins que jamais en mesure de lutter avec des
rameurs qui venaient de reprendre haleine.
Ces affronts répétés causaient le plus vif dépit aux consuls; ils
résolurent de fermer l'entrée du port par une jetée : la mer, comme
à Tyr, dispersa les blocs. Sur un seul point où les travailleurs ren-
contrèrent un banc de sable, déjà presque à fleur d'eau, on réussit à
consolider la première amorce de la digue. Par le plus heureux des
hasards, unequadrirème sortant de Lilybée alla donner sur cet écueil
récent dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Elle y resta échouée :
les Romains accoururent et s'emparèrent du bâtiment que la for-
tune, presque toujours propice à la ténacité, leur livrait. Sur la
galère aux formes effilées, d'une architecture à la fois solide et
légère, ils embarquèrent un équipage d'élite. Quelques jours plus
tard, le Rhodien voulut répéter la manœuvre qui lui avait jusqu'alors
si bien réussi ; il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'avait plus affaire
à des vaisseaux construits aux bords du Tibre ; la quadrirème le
gagnait rapidement. Ne pouvant plus trouver son salut dans la
fuite, il fit bravement volte-face et alla de lui-même au-devant du
combat. Sa carrière de corsaire était terminée ; accablé par le
nombre de ses adversaires, il dut céder au sort et se rendre pri-
sonnier.
Les Romains possédaient dès lors deux vaisseaux rapides • il ne
dépendait que d'eux d'en reproduire le type ; à partir de ce jour la
marine romaine commence à se transformer. Les fils de Romulus
n'en furent pas moins battus une fois encore devant Drapani. Cette
race de laboureurs n'avait, il est vrai, besoin que de toucher la terre
pour reprendre des forces ; vaincue, elle revenait peu de temps après à
la charge : son opiniâtreté finit par lasser les Carthaginois. Si les Ro-
mains avaient été moins rebelles à la science que pratiquaient si bien
leurs adversaires, s'ils avaient su seulement se garder du naufrao-e le
siège de Lilybée n'aurait probablement pas duré huit ans. Les avertis-
semens du ciel étaient par malheur lettre close pour des soldats enle-
vés à leur élément : les nuages s'amoncelaient, la houle venait battre
sourdement le rivage, leur esprit demeurait obstinément fermé
ces pronostics. Il n'y avait pas un consul, s' appelât-il Marcus ^Emi-
lius, Servius Fulvius, Aulus Attilius, Lucius Cornélius ou Junius
qui comprît le danger de rester sur une côte qu'allait infailliblement
assaillir bientôt la tempête. Pourvu que, comme Panurge, « ils
eussent un pied en terre et que l'autre n'en fût pas loin, » il leur
558 REVUE DES DEUX MONDES.
semblait qu'ils n'avaient rien à craindre des menaces du firmament.
Le lieutenant d'Adherbal, Carthalon, fut plus avisé. Dès qu'il flaira
l'orage, l'habile Carthaginois se hâta de passer à l'est du cap Pas-
saro et de mettre ainsi sa flotte à couvert. Les vaisseaux de Junius
eurent le sort de ceux que Marcus iEmilius et Servius Fulvius, cinq
ans auparavant, ramenaient d'Afrique. Dans les mêmes parages et
dans des conditions tout à fait analogues, la flotte de Junius fut
anéantie. De cent navires de guerre et de quatre cents bâtimens de
transport, la tempête ne laissa au malheureux consul que quelques
épaves. Ce marin maladroit était en revanche un soldat de la plus
haute valeur : il répara sa faute en allant s'emparer du plateau
d'Éryx, position presque inaccessible d'où les Carthaginois essayè-
rent vainement de le déloger.
La dix-huitième année de la première guerre punique, Tannée
2A5 avant Jésus-Christ, venait de s'ouvrir : Amilcar Barca avait éta-
bli son camp entre Éryx et Panorme ; de continuels combats occu-
pèrent trois années encore. Il fallait en finir. Les Romains qui, depuis
cinq ans, se tenaient complètement à l'écart de la mer, résohn-ent
de reparaître en force sur ce théâtre d'où ils s'étaient exclus eux-
mêmes à la suite de leur dernier désastre. Ils équipèrent rapide-
ment, grâce aux largesses de quelques patriciens, une flotte de deux
cents quinquérèmes construites sur le modèle des galères captu-
rées devant Lilybée. Ces deux cents quinquérèmes tranchèrent vic-
torieusement la question : elles firent ce que n'avaient pu faire ni
l'occupation d'Éryx ni les longues lignes de circonvallation creusées
sous les murs de Lilybée; elles prirent Amilcar au dépourvu et»
dans une seule journée, conquirent cette paix qui fuyait constam-
ment devant les armées. Rome, après avoir débuté dans la guerre
de Sicile par une victoire navale, allait encore, par une victoire
navale, porter aux Carthaginois le coup mortel. La plus grande leçon
qu'elle ait léguée au monde, c'est l'art de couronner par un triomphe
suprême une longue succession de défaites et de catastrophes.
L'empire appartient fatalement aux plus entêtés.
Retranché entre Éryx et Panorme, sans l'appui d'aucune ville
alliée, sans l'espoir même de se faire des alliances dans une île qui
obéissait presque tout entière aux Romains, Amilcar ne vivait que
des convois de la mère patrie ou du produit de ses courses sur les
côtes italiennes : l'arrivée soudaine du consul Lutatius le menaçait
d'une prochaine famine ; il demanda des secours à Carthage. On
lui envoya de Carthage une flotte chai-gée de blé. Hannon comman-
dait ces vaisseaux de guerre, momentanément convertis en trans-
ports, comme nos superbes vaisseaux de la Mer-Noire que nous
vîmes revenir un jour du Bosphore bondés jusqu'à mi-haubans de
LES GRANDS COMBATS DE MER. 559
balles de foin. Il alla jeter l'ancre sous Maritime. C'était des îles
iEgades la plus éloignée de Lilyhée. Craignant sans doute de com
piumeitrela garnison qu'il eût fallu y laisser, les Romains, maîtres
de Favignana et de Levanzo, avaient négligé de prendre possession
de cette troisième île, dans laquelle ils auraient eu peine à faire pas-
ser, le cas échéant, de prompts secours. Hannon, dès qu'il eut ras-
semblé sa flotte au mouillage resté libre de Maritimo, n'eut plus
qu'une pensée: profiter du premiervent qui soufflerait du large pour
surprendre la vigilance des Romains et pénétrer à travers leurs lignes
jusqu'au campd'Amilcar. Là il comptait alléger ses vaisseaux de leur
carf^aison et renforcer les équipages avec l'élite des soldats merce-
naires : il sfrait alors en mesure de livrer bataille et de reconquérir,
si le sort le favorisait, l'empire de la mer que Carthage appauvrie
par les dépenses d'une guerre aussi prolongée, avait compromis en
laissant peu à peu dépérir ses flottes.
L'intérêt de Lutatius était, au contraire, de combattre sur l'heure
et d'arrêter les galères encore alourdies des Carthaginois au passage :
il prit poste à Favignana. De cette île, la plus orientale du groupe,
il surveillait à la fois Maritimo, Lilybée et Drapani. La circonstance
qu'atiendait Hannon ne tarda pas à se présenter; le vent d'ouest
si fiéqnent, on pourrait presque dire si constant en été, dans le
canal de Malte., s'éleva dès le point du jour. Bientôt la brise acquit
une grande violence. Les Carthaginois déployèrent leurs voiles ;
Luiaiius les vit s'avancer comme un de ces nuages précurseurs de
l'orage qui chassent devant eux la poussière. 11 douta un instant
qu'il pût réussir à ranger en bataille sur cette mer tumultueuse sa
flotte dont les équipages se composaient en majeure partie de sol-
fiais; mais laisserait- il donc passer le tourbillon qui allait por-
ter l'abondance et rendre la vigueur à un camp aflamé? Lutatius
prit le parii de tenter l'avemure, espérant que le pied peu marin
de ses troupes s'allermirait au moment du danger et pensant que
le mal de mer lui-même a peu de prise sur des gens animés par la
vue d'un ennemi qu'ils abhorrent. Il quitta l'abri de Favignana et
courut se placer entre les Carthaginois et la terre. Les Carthaginois
arrivaient à toutes voiles; ils amenèrent soudain leurs antennes, et,
prenant leurs rames, se préparèrent à livrer un combat dans les
règles. Ce fut certainement une faute : mieux eût valu pour eux
coniinuer de courir vers la côte à toute vitesse, dussent-ils, pour
•assurer le passage d'un convoi si impatiemment attendu, sacrifier la
moiiiè de la Hotte. La mêlée s'engagea; la fortune, par un de ces
caprices qui lui sont familiers, vint tout à coup au secours des
Homains : le vent d'ouest tomba brusquement. Dès que le plancher
redevint solide, les vaillans soldats de Rome rentrèrent en possession
560 REVUE DES DEUX MONDES.
de tous leurs avantages. Ils prirent à l'ennemi soixante -dix vais-
seaux et en coulèrent cinquante. La brise qui souillait alors direc-
tement de terre sauva seule quelques débris de la flotte car-
thaginoise, en les ramenant vers Maritime. Lulatius, pendant ce
temps, reprenait le chemin du camp de Lilybée et y débarquait
10,000 prisonniers.
Cette bataille des îles .Egades est remplie pour nous d'enseigne-
mens. Le représentant du peuple Jean-Bon Saint-André, au combat
du 1" juin 1794, plus connu dans l'histoire sous le nom de combat
du 13 prairial, exigea de l'amiral Villaret-Joyeuse qu'il abandonnât
le champ de bataille et six vaisseaux désemparés aux Anglais. Com-
ment essaya-t-il de justifier cette retraite désaslreuse? Il prétendit
qu'il avait voulu avant tout garder la faculté d'assuier le passage
du grand convoi de blé qu'attendait d'Amérique la France, à cette
époque en proie à la disette. Jean-Bon Saint- André eût mieux atteint,
je crois, ce résultat en prolongeant la lutte et en réduisant ainsi à une
longue impuissance la flotte britannique. La situation d'Hannon
n'était pas celle de l'amiral Villaret-Joyeuse. Sa flotte n'était elle-
même qu'un immense convoi : un convoi n'est pas fait pour com-
battre; il est fait pour passer. Son rôle n'est pas d'accepter les
engagemens auxquels on le provoque, mais de renverser à tout
risque les barrières que l'ennemi lui oppose, trop heureux s'il par-
vient, en semant son chemin d'épaves, à sauver de la capitulation
imminente la place ou l'armée qu'il a mission de ravitailler.
Les conséquences du combat des îles /Egades furent immenses.
Amilcar comprit sur-le-champ la portée décisive de cette défaite.
Garthage luttait depuis vingt-quatre ans; elle était à bout de res-
sources et d'énergie. Sur le conseil d' Amilcar, le sénat demanda la
paix. Les conditions imposées par Rome étaient dures; la continua-
tion de la guerre ne pouvait que les rendre plus cruelles encore. Une
génération nouvelle ferait peut-être mieux ; il fallait lui laisser le
temps de grandir. Les Romains avaient perdu sur mer, pendant
cette longue guerre, sept cent quatre-vingt-quatre quinquérèmes et
plus de 300,000 hommes; les Carthaginois, 220,000 hommes et
cinq cent quatorze vaisseaux.
Il est triste, profondément triste de songer que la guerre, si heu-
reuse qu'elle soit, ne conclut jamais rien : Amilcar vaincu légua
comme héritage sa haine à son fils. Les vainqueurs devraient y
regarder à deux fois avant de provoquer par leurs exigences le ser-
ment d'Annibal. Je n'ai point à m'occuper de la seconde, ni de la
troisième guerre punique : la marine n'y joua qu'un rôle effacé. Si
j'étudiais les phases de cette lutte sanglante qui faillit ne pas tour-
ner à l'avantage des Romains, il me serait facile de montrer où peut
LES GRANDS COMBAT^ DE MER. 561
conduire l'abus de la victoire. Quand, après la bataille de Cannes,
l'armée carthaginoise campait aux portes de Rome, le sénat eut
raison de mettre héroïquement en vente le champ où Annibal avait
dressé ses tentes; mais tout l'héroïsme du sénat romain n'aurait pas
sauvé la ville éternelle : Rome dut son salut aux dissensions qui choi-
sirent ce moment pour éclater à Garthage. Recueillons-nous ici et
faisons en silence un retour sur nous-mêmes : quelques faveurs que
lui octroie le sort, toute maison divisée, l'évangile nous l'apprend,
est fatalement destinée à périr. La leçon est banale ; elle n'a cepen-
dant, que je sache, profité, ni dans les temps anciens, ni dans les
temps modernes, à aucun peuple en proie aux fureurs des partis. Ce
qui serait non moins digne de remarque, c'est la fortune de Rome, dès
que Rome n'eut plus de rivale à craindre. Toutes les vertus civiques
du peuple-roi en quelques années s'évanouirent, et, de sa vieille
ardeur guerrière, il ne resta plus à ce peuple gâté par la victoire
que les transports jaloux d'une nation mûre pour la guerre civile.
IV.
La guerre civile a aussi ses annales ; je voudrais ne pas être obligé
d'ajouter qu'elle a eu, comme la guerre étrangère, ses gloires. César
et Pompée firent assaut de manœuvres habiles : l'évacuation de
Rrindes par Pompée est assurément un des mouvemens les mieux
combinés dont l'histoire fasse mention. Un port barré, une ville
infidèle, un ennemi prêt à escalader les murs, tels sont les obstacles
dont il fallait triompher. Pompée s'échappa cependant de la place
investie avec vingt cohortes, sans même laisser à César le moyen
de le suivre. La facilité avec laquelle les anciens transportaient le
théâtre de leurs opérations d'un rivage à l'autre aurait lieu de nous
surprendre si nous ne savions que, pour eux, l'instrument de
transport était en même temps l'instrument de débarquement.
Lorsqu'cclatèrent les premiers démêlés entre Octave et Antoine,
les efforts d'Octavia, femme d'Antoine et sœur chérie d'Octave, réus-
sirent un instant à rapprocher les deux triumvirs. Une entrevue eut
lieu dans le golfe de Tarente : Antoine, toujours confiant, toujours che-
valeresque, ne songeant qu'à dompter les Parthes, eut l'imprudence
d'échanger, contre deux légions que son rival lui céda, cent galères
et vingt brigantins. Il donnait ainsi au neveu de César ce qui lui
manquait : une flotte de guerre. A dater de ce jour, son arrêt fut
signé. Le monde a beau être vaste; il est trop étroit pour deux
ambitieux. Octave, de retour à Rome, n'a plus d'autre pensée que
de soulever le peuple contre Antoine. Il connaît la puissance de
l'opinion publique et ne néglige rien pour la mettre de son côté.
TOMB UY. — 1S82. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Idole des soldats, Antoine, au contraire, ne songe pas assez à mé-
nager la fierté des Romains ; l'ailection de son armée lui suffit. On
a souvent comparé de son vivant ce brillant lieutenant de César à
Hercule: du demi-di^u victime de Déjanire, si 1 histoire, telle que
l'ont écrite les amis de Brutus et les flatteurs d'Augu-^te, ne nous
abuse pas étrangement, Antoine aurait eu surtout les faiblesses. Il
accourt à Éphèse avec Cléopâtre : huit cents vaisseaux, seize légions,
120 millions de francs, les deux complices semblent avoir tout ras-
semblé pour s'emparer à coup sûr de l'empire. La force, sans le
moindre doute, est pour eux ; mais la majesté romaine, que leur
alliance oflusque, prend parti pour Octave.
D'Éphèse, Antoine et Cléopâtre se portent à Samoi? ; les prépara-
tifs de guerre de part et d'autre s'accélèrent. Des coalins de l'Egypte
au Palus Méotide, l'Asie est en mouvement; l'Europe n'est pas
moins active : les levées d'hommes et d'impôts par lesquelles Octave
répond aux efforts de son adversaire ont failli un instant indisposer
l'Italie; la levée faite et l'argent versé, comme Ta remarqué avec
son profond bon sens le vieux Plutarque, tout redevient tranquille.
La plus grande faute, dans les temps de crise, n'est pas de hasarder
sa popularité ; la faute sans remède consiste à manquer d'argent
et de soldats. Antoine a fait preuve de résolution et d'activité ; Octave
montrera la ténacité qu'il tient de ses ancêtres unie à la dissimula-
tion que lui ont départie les dieux. On a souvent dépeint ce carac-
tère froid, qui ne donnait rien aux satisfactions vulgaires et dont
tous les actes ne dénotent qu'un but : demeurer le maître. Le
monde a trouvé enfin un grand politique ; ce sont rarement les
natures aimables qui le sauvent.
La guerre est décrétée : Antoine et Cléopâtre ont tourné par mer
le Péloponèse. Réduite à cinq cents navires de guerre, leur flotte
est mouillée à l'entrée du golfe d'Ambracie, aujourd'hui le golfe
d'Arta; la flotte d'Octave reste encore concentrée à Tarente et à
Brindes. Elle ne compte que deux cent cinquante vaisseaux. Du
poste qu'il occupe sur la limite de l'Acarnanie et de l'Épiie, Antoine
pourra aisément porter la guerre en Italie; seulement, il faut que
son armée qui s'achemine péniblement par terre vers les lieux où il
lui a donné rendez-vous l'ait rejoint tout entière. Les moyens de
transport ue lui manqueront pas: la flotte de l'Asie, giossie du con-
tingent formidable de l'Egypte, a rempli tout le golfe de sa masse
imposante. On voit dans ses rangs des octères, des décères, mesu-
rant du plat-bord à la surface de la mer près de 10 pieds de hau-
teur, chargées de tours, de baUstes et de catapultes, équipées avec
une magnificence que ne connurent jamais les escadres du premier
des Ptolémées, ni celles que commandait Démétrius Poliorcète.
Cette flotte n'a qu'un tort; elle est, plus qu'aucune autre, dillicile à
LES GRANDS COMBATS DE MER. 563
mettre en mouvement: Gléopâtre s'en apercevra quand elle essaiera'
d'en faire traîner les débris jusque dans la Mer-Rouge, à travers
l'isthme de Suez. Pour combler les vides de ses équipages, on a
été obligé de recourir à la presse : voyageurs, muletiers, moisson-
neurs, tout ce que les sergens recruteurs sont parvenus à saisir est,
en dépit des supplications et des murmures, dirigé en hâte sur les
vaisseaux à court depuis trop longtemps de rameurs. La Grèce est
épuisée : il faut cependant qu'elle subisse encore cette saignée nou-
velle. Des hommes! des hommes! des hommes! Sans cesse il en
arrive et il en manque toujours. Songez-y donc! La flotte d'Antoine,
ne fût-elle qu'une Hotte de trirèmes, demanderait, pour être armée
au complet, plus de 100,000 hommes; il lui en faut le double, si
elle est composée en majeure partie de quinquérèmes. Toute l'ar-
mée de terre y passerait; les seize légions de Canidiiis, les troupes
de la Libye, de la Haute-Cilicie, de la Paphlagonie, de la Comagène,
de la Thrace et de la Gappadoce qu'ont amenées leurs rois en per-
sonne; celles du Pont, de la Galatie, de la Lycaonie et de la Judée
envoyées par Polémon, par Malchus, par Amyntas, par Hérode. Une
flotte aussi exigeante ne laisse pas que d'être un gros embarras.
On reproche à Antoine de n'avoir pas su profiter des mècoiitente-
mens passagers de l'Italie, de s'être endormi dans les fêtes, d'avoir
sacrifié le soin de son salut à ses plaisirs. Le malheureux! qu'on
apprécie mal les difficultés de sa situation ! Les renforts sur les-
quels il se croyait en droit de compter se dissipent en route ou se
fondent en chemin; au lieu de ces renforts, c'est Octave avec ses
liburnes qui arrive. Les liburnes, ce sont les trières de l'Illyrie; une
marine de pirates que feront revivre au moyen âge les Lscoques.
Aux corsaires de Sextus Pompée Octave n'a pu opposer avec suc-
cès que ces navires agiles qui franchissent avec plus de facilité que
les trières d'Athènes l'isthme de Gorinthe sur des rouleaux, l'isthme
d'Aïubracie sur des peaux de bœufs enduites de matières grasses :
il en a formé le gros de sa flotte. Deux années de campagne les ont
aguerris; un véritable homme de mer, Agrippa, les commande.
Antoine avait mouillé sa flotte à l'entrée du golfe, sous le promon-
toire d'Actium. L'apparition soudaine de l'ennemi le prend en défaut;
la pliipartdeses galeressontencoredegarniesdesoldats.il paie réso-
lument d'audace, fait prendre sur-le-champ les armes aux épibates
et défourneler les rames. Pendant que sur les ponts étincelle le fer
fourbi des piques, les avirons poussés en dehors donnent aux vais-
seaux l'apparence d'une flotte qui n'attend que le signal de son chef
pour appareiller. Le stratagème est habile et fait, suivant moi, grand
honneur au sang-froid du général surpris. Octave, qui se préparait
à l'attaque, reste intimidé; il recule devant un pareil déploiement
de forces et se contente d aller asseoir son camp en face du camp
564 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Antoine, sur la pointe opposée du goulet. C'est là que s'élèvera
un jour la ville de la victoire, Nicopolis.
Lorsqu'en 1855, les transports russes eurent évacué les établisse-
mens du Kamtchatka, ils trouvèrent sur les côtes de la Tartarie chi-
noise, dans la baie de Castries reconnue pour la première fois par
La Pérouse, un refuge où ils avaient tout lieu de penser qu'aucun
croiseur ennemi ne viendrait les troubler. Un capitaine anglais finit
cependant par découvrir leurs traces, et des forces supérieures appa-
rurent à l'entrée de la baie. Les Russes se sauvèrent alors, comme
se sauva Antoine en l'année 31 avant Jésus-Christ, par leur bonne
contenance. Ils surent donner à leurs navires de charge, incapables
d'opposer à un assaut hardi une résistance sérieuse, l'apparence me-
naçante de vaisseaux de guerre. Les Anglais hésitèrent et voulurent
se réserver le temps de rassembler des moyens d'attaque plus puis-
sans; lorsqu'ils revinrent, les Russes avaient franchi les bancs d'un
canal que jusqu'alors on avait cru un isthme et se reposaient de leurs
justes alarmes dans le fleuve Amour. Semblables ruses réussissent à
la guerre bien plus souvent qu'on ne pense : il faut applaudir à l'esprit
ingénieux qui sait ainsi se sortir du péril; mais on aurait grand tort
déjuger avec une rigueur extrême la prudence qui s'est laissé prendre
à une apparence trompeuse. Il est difficile d'apprécier exactement des
forces qu'on ne peut approcher sans se mettre dans l'impossibilité de
reculer, et la méprise anglaise ne mériterait guère d'être rapportée, si
elle n'était la justification de l'amiral Linois abusé par un stratagème
analogue dans les eaux de Poulo-Aor. Gaiiteaume,si sévère pour son
camarade en cette occasion, eut-il la vue plus claire devant Minorque?
II était donc permis à Octave de s'abuser sur la situation réelle
d'Antoine ; dans le camp ennemi, les fidélités chancelantes ne s'y
trompaient pas. Elles devinaient, avec cet instinct qui ne manque
jamais à la trahison, que la cause pour laquelle les avaient armées
un dévoûment trop prompt et un zèle irréfléchi était, depuis l'arri-
vée d'Octave en Épire, une cause tout à fait désespérée. Domitius,
le premier, monte sur une barque légère, se glisse hors du port et va
offrir ses services à César. Antoine ne s'indigne pas, il ne maudit
pas la fortune : il renvoie au transfuge ses équipages et ses servi-
teurs que Domitius n'a pas pris le temps d'emmener. Que de douceur
envers le sort contraire! Que d'indulgence pour un si cruel aban-
don! L'hisioire ne se laissera-t-elle pas un peu attendrir en faveur
de ce géant naïf qui, après avoir été un lieutenant fidèle, rencontre
chez ses lieutenans une si grande hâte à déserter ses drapeaux? Le
branle est donné : deux rois à leur tour passent à l'ennemi. Le
temps presse; il faut se résoudre à prendre un parti, avant que
l'armée se dissolve. La Grèce n'est plus tenable ; on l'a trop pressu-
rée. Gagner la Thrace ou la Macédoine, ainsi que le conseille Gani-
LES GRANDS COMBATS DE MER. 565
dius, pour y combattre avec les secours que promet le roi des Gétes,
implique d'abord le sacrifice de la flotte. Quand on aura fait l'aban-
don des vaisseaux à demi désarmés, trotivera-t-on le roi des Gètes
exact au rendez-vous? Ce barbare a pensé sans doute s'engager
envers le plus fort; peut-on espérer qu'il se trouvera lié envers l'in-
fortune? C'est donc au métier de fugitif que Canidius ose convier le
plus brillant soldat de Rome! Cléopâlre a raison quand elle conjure
Antoine de reporter le théâtre de la guerre en Asie. Les vétérans se
soucient médiocrement, il est vrai, de s'en fier de leur salut à la
mer ; s'il faut mourir, ils voudraient au moins mourir debout, les
armes à la main, mourir sur un terrain qui ne trahira pas leur cou-
rage. Ce n'est qu'avec la plus vive répugnance qu'ils s'embarquent.
Antoine les rassure : la physionomie du héros a gardé le vaillant
sourire qui soutenait l'armée quand elle était assaillie par les Par-
thes : le danger n'était-il pas plus grand quand on dut se frayer un
chemin à travers les montagnes de l'Arménie? S'il garde quelque
inquiétude, Antoine a depuis longtemps appris à dominer les secrètes
angoisses de son cœur. Sa résolution est irrévocable : il forcera le
passage, dût-il laisser une partie de sa flotte sur le champ de bataille.
Pour premier sacrifice, il fait brûler tous les vaisseaux égyptiens,
à l'exception de soixante qu'il juge en état, par leur construction et
par leur armement, de le suivre. 11 possédait, quand il vint mouiller
sur la rade d'Actium, cinq cents vaisseaux de guerre ; il lui en res-
tera trois cent soixante, tous galères à trois rangs au moins de rames :
plusieurs en comptent de cinq jusqu'à dix. Sur ces galères, Antoine
fait monter 20,000 fantassins et 2,000 hommes de trait. Sa réso-
lution de pousser en avant à tout prix, à tout risque, est si bien
arrêtée qu'il refuse de laisser à terre les grandes voiles qui vont
charger inutilement les antennes, embarrasser les ponts sans pro-
fit. Si Antoine ne se proposait que de combattre, pourquoi résiste-
rait-il obstinément sur ce point aux instances réitérées des pilotes?
Ses navires sont plus lourds que les vaisseaux d'Octave; il faut de
graves motifs pour négliger de les alléger. Mais prétend-on passer
d'Acarnanie en Egypte avec le seul secours des rames? C'est en
Lgypte que la flotte va se rendre; ses voiles lui sont indispensables
pour accomplir une si longue traversée.
La saison cependant s'avance : la mer, si l'on n'y prend garde,
sera bientôt fermée; déjà, pendant quelques jours, de grandes brises
ont soufllédu large sans interruption. Le 2 septembre, le vent tombe
et la mer s'aplanit. La position choisie par Antoine pour défendre
l'entrée du golfe d'Ambracie était excellente. On n'arrive en elfet au
promontoire d'Actium que par un goulet qui n'a guère plus d'un
demi -mille de large, et encore ce passage que nous désignons
aujourd'hui sous le nom de détroit de Prévésa, est-il rétréci dans
566 HE7UE DES DEUX MONDES.
son étendue par de nombreux hauts-fondSiC'étaitiuniavantage, quand
on voulait rester sur la défensive; le chenal encombré et sinueux
devient au contraire un fâcheux obstacle, le jour où l'on s'apprête
à déboucher du golfe pour franchir de vive force les lignes enne-
mies. Dans une passe dont la partie navigable n'excède pas en lar-
geur un kilomètre, il est à peu près impossible de ranger plus de:
vingt-cinq ou trente galères de front. Une seule galère, les ramefS:
étendues, n'occupera-t-ellepas un espace de 26 mètres, si l'on veut
bien nous concéder que, sous ce rapport, les vaisseaux des anciens^,
n'ont pas dû différer très sensiblement des bâtiniensi à. rames dui
XV® et du xvr siècles? Trois cent cinquante navires ne sortiront pas
à la fois du golfe d'Ambracie, à moins qu'ils ne se résignent à se ran-
ger sur douze ou quinze files de profondeur. La phalange sera forte,
sera-t-elle manœuvrante? Antoine n'a que trop prévu ce grave incon-
vénient. « Méfiez-vous surtout, dit-il au pilote, de la bouche étroite
du port. )) Il espérait qu'en le voyant lever l'ancre. Octave se déci-
derait à venir à sa rencontre : il combattrait alors appuyé aui
rivage, et les deux flottes auraient également à souffrir des hauts-
fonds» Voilà pourquoi, après l'appareillage, il s'avance lentement vers
la haute mer, si lentement, qu'Octave douta un instant que la flotte
ennemie eût en réalité levé l'ancre. Le neveu de César a quitté à
son tour le mouillage de la côte d'Épire ; il se gardera bien d'aller
se placer sur un terrain où il perdrait la faculté de manœuvrer.
]N'est-ce pas à l'agilité de ses liburnes qu'il se confie pour racheter
l'infériorité de leurs masses? Il attend Antoine à l'issue de la passe,
avec tous ses vaisseaux rangés en bataille, les maintenant à une
distance de 1,500 mètres environ de la plage.
C'est presque toujours à midi que s'engagent les grandes batailles
navales. C'est à midi que les flottes se sont jointes dans les journées
de Lépante et de Trafalgar; à midi que nous avons attaqué Sébas-
topol et Kinburn. La matinée se trouve fatalement absorbée par le
temps pas.>>é à se reconnaître mutuellement, à se rapprocher, à se
disposer au combat. Le 2 septembre de l'année 31 avant notre ère,
à midi précis, les vaisseaux d'Antoine se trouvèrent massés à l'en-
trée du golfe et prêts à s'élancer sur la flotte ennemie. Les deux
chefs font, en ce moment, accoster le long du bord leurs chaloupes.
Jamais général prudent n'a donné le signal de l'attaque sans avoir,
quand les circonstances le permettent, passé une dernière fois la
revue de ses troupes. Don Juan d'Autriche ne manquera pas plus
à ce devoir qu'Antoine et Octave, Les deux généraux romains se
sont donc embarqués dans les légers esquifs qu'ils traînent à la
remorque. Ils parcourent rapidement la ligne, insistant sur leurs;
derniers ordres, renouvelant leurs exhortations, montrant à tous
un front qu'aucun nuage n'assombrit et pc f l'assurance, de la
LES GRANDS COMBATS DE MER. 567
victoire dans leur regard. Pendant ce temps, l'ordonnance générale
se reclilie-, les bâtimens tombés en travers se redressent, les vides
se comblent et les divisions trop espacées se serrent l'une contre
l'auire. La brise du large vient de s'éleverj; un léger clapotis blan-
chit la cfète des vagues.
Tout est prêt : Antoine et Octave sont remontés à bord de leurs
galères pré»oniennes. Lesti'oupes laissées à terre couvrent, de chaque
côté du goulet, les deux promontoires : Canidius, à droite, a rangé
sur la côte de l'Acarnaoie ce qui lui reste des légions asiatiques;
Taurus occupe, à gauche, avec les soldats venus de Tarente, la
pointe que projette en avant le rivage de l'Épire. La flotte d'An-
toine, d'un élan vigoureux, s'ébranle la première. Antoine est en
tête avec Publicola; Cœhus a été placé à l' arrière-garde; Marcus
Octavius et Marcus Justeius conduisent le centre. La ligne d'Octave
serait trop facilement percée si elle essayait d'opposer son front
mince à cette avalanche. Ses vaisseaux, ne l'oublions pas, sont des
vaisseaux de construction légère : ce n'est pas seulement proue
contre proue qu'ils ne peuvent lutter; frapperaient-ils parle flanc
les igalères phéniciennes que leur éperon ne réussirait probable-
ment pas à les percer. Les rostres romains ne se sont jamais atta-
qués qu'à des carènes fragiles; on les a vus reculer devant la gros-
sière architecture des Vénètes. C'est précisément l'aile droite,
commandée par Octave, que menace la masse imposante qui
débouche en ce moment du golfe : cette aile se rejette, brusquement
,et par un mouvement d'ensemble, en arrière. L'arène, d'abord
étioite, insensiblement s'élargit. Les vaisseaux d'Antoine ne gagnent
cependant qu'avec peine et avec une lenteur infinie du terrain; ils
ont à refouler une fraîche brise de nord, et les hautes tours dont
leur pont est chargé offrent au vent une fâcheuse résistance. Octave
n'en aurait pas moins tort de plier trop longtemps devant cette
escadre empêchée; il lui laisserait ainsi la faculté de se dégager
peu à peu des entraves du détroit et de se développer sur un front
telh'ment étendu qu'il deviendrait impossible de la déborder. Déjà
Pul)licola tient avec l'avant-fitarde Agrippa en échec : Agrippa faisait
mine de vouloir l'entourer; pour déjouer ce mouvement, Publicola
n'a pas craint de se séparer du centre. Octave voit sur ce point la
mêlée engagée; il reporte, sans plus hésiter, l'aile droite en avant.
On est irop porté à traiter dédaigneusement les armes de jet des
anciens : nous savons le grand rôle qu'ont joué dans les combats de
mer du moyen âge les arcs anglais et les arbalètes catalanes; la
bat^iille d'Aitium ne fut pas un combat de choc; ce fut, comme la
bataille de l'Écluse et comme la bataille de Salerne, un combat d'ar-
tillerie; les archers et autres geos de trait emportèrent l'avantage.
Les liburjaes d'Octave profitèrent habilement de leur marche supé-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
rieure, de leur facilité de manœuvre pour tenir les galères ennemies
à distance. Elles se réunissaient en groupes de trois ou quatre
navires et s'attaquant ainsi à une seule quinquérème l'accablaient
de flèches, de pierres et de javelots. « L'action, nous dit Plutarque,
demeurait indécise, quand Giéopâtre et Antoine prirent la fuite. »
Je n'ai que l'autorité de Plutarqae lui-même pour contester un
fait qui a depuis longtemps acquis droit de cité dans l'histoire;
je n'en repousse pas moins énergiquement l'assertion qui a tant
contribué à flétrir la mémoire du lieutenant de César. Qu'on ne
m'accuse pas de vouloir faire ici du roman, de me complaire à des
réhabilitations impossibles. Je crois absolument ce que j'écris : si
je me suis donné tant de peine pour fouiller tous ces textes qui
m'étaient restés jusque-là étrangers, c'est que ma veine se tarit à
l'instant quand elle cesse de s'alimenter aux sources de la certitude.
Je puis, à coup sûr, m' égarer dans ces sinueux dédales où je m'ob-
stine à poursuivre une conviction qu'aucun nuage n'obscurcisse,
mais je n'affirmerai pas que je suis convaincu quand je ne rappor-
terai de mes patientes recherches qu'un doute découragé. Or, après
avoir étudié soigneusement toutes les phases de la bataille d'Ac-
tium et les incidens qui l'ont précédée, je n'hésite plus: j'affirme,
avec la conscience de posséder enfin la vérité, qu'Antoine n'a pas
fui et que toute sa conduite, dans cette grande occasion, ne fut que
l'effet d'un dessein longuement prémédité.
Marchons dans cet examen pas à pas, car chaque mouvement
aura son importance :je vais m'efi'orcer d'élucider les faits, la carte
hydrographique publiée en 1865 par le capitaine Maxwell et le
récit de Plutarque sous les yeux. Le vent du nord est le vent habi-
tuel dans ces parages. Dès qu'une flotte a vidé le détroit de Pré-
vésa, elle n'a qu'à céder au vent; le vent l'emportera rapidement
au large de Leucade, au large de Céphalonie, vers les côtes du
Péloponèse. Le centre d'Antoine était vivement pressé par Arron-
tius ; Antoine en personne combattait contre Octave. Les soixante
vaisseaux de Gléopâlre, plac(^s à l'arrière-garde, sortaient les der-
niers du golfe ; nul ennemi, en ce moment, ne leur fermait la route :
toute la flotte d'Octave était occupée. A peine ces vaisseaux ont-ils
doublé la pointe extrême de l'Acarnanie qu'on les voit déployer
leurs voiles et passer comme un nuage à travers les combattans.
Était-ce là une fuite? n'y reconnaissons- nous pas plutôt l'exécution
du plan arrêté, après mûre délibération, en conseil? Je n'ai certai-
nement que des présomptions à opposer sur ce point à l'opinion
admise depuis des siècles; je n'insisterai donc pas. Giéopâtre s'est
enfuie, je le veux bien, quoique l'accusation me semble souverai-
nement injuste, mais Antoine ! Si l'àme d'un amoureux a jamais,
selon l'expretsion du vieux Gaton, « abandonné sa demeure habi-
LES GRANDS COMBATS DE MER. 669
tuelle pour aller résider dans un corps étranger, » c'est, on n'en
peut douter, l'âme de Nelson. Croit-on que Nelson eût un instant
songé à déserter le champ de bataille de Trafalgar, pour courir
après lady Hamilton? Antoine cependant a quitté sa galère préto-
rienne et est monté à bord d'une quinquéi ème : il vole à la suite
de celle qui le perd ; il fuit, abandonnant les soldats dont il est
l'idole et qui meurent pour lui! Je le demande aux juges les plus
prévenus : est-ce vraisemblable? est-ce possible!
Il importait peut-être à la paix du monde qu'Antoine fût calomnié.
Ecrasez tant qu'il vous plaira, pour que la patrie épuisée respire,
tous les souvenirs qui vous gênent, mais laissez au moins à la pos-
térité le droit de douter. Eh bien ! moi, je doute et je doute très
fort de la lâcheté d'Antoine. « Les vaisseaux ronds en grand nombre,
dit Plutarque, suivent Antoine; des galères, à leur tour le rejoi-
gnent. » Selon mon sentiment, ce sont là les navires qui ont obéi
aux ordres donnés avant la bataille; les autres ne l'ont pas voulu
ou ne l'ont pas pu.
« Traversez la ligne ennemie, si la ligne ennemie veut vous barrer
la route! » le premier consul demandait-il autre chose à Ganteaume
quand il l'envoyait porter des renforts et des munitions à l'armée
d'Egypte? N'est-ce donc pas la manœuvre qu'exécuta Tegethoff à
Lissa? Pourquoi voudrait-on qu'Antoine, bloqué en quelque sorte
dans le golfe d'Ambracie, ne l'eût pas tentée à la journée d'Actium!
S'il eût réussi, ne déconcertait-il pas tous les plans d'Octave? Et
quel meilleur parti croit-on qu'il pût tirer d'une flotte considérable,
mais à court de rameurs, dont le seul espoir devait être de s'ouvrir
un chemin à la voile? « Tous les grands événemens de ce globe,
remarque avec raison Voltaire, sont comme ce globe même, dont une
moitié est exposée au grand jour et l'autre dans l'obscurité... Dès
qu'un empereur romain a été assassiné par les gardes prétoriennes,
les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation...
L'intérêt du genre humain est que tant d'horreurs aient été exagé-
rées ; elles font trop de honte à la nature. » Plutarque n'est pas
méchant, mais son bisaïeul Nicarque lui a conté de singulières
histoires; puis sont venues, transmises de bouche en bouche, les
dépositions d'affranchis. Le beau témoignage, en vérité ! Savez-yous
qui j'en aurais voulu croire à la place de Plutarque, si toutes les
voix contraires à la version que propageaient les partisans d'Auguste
n'eussent été, dans un dessein trop- facile à comprendre, soigneuse-
ment étouffées? J'en aurais cru Lucilius. A la bataille de Philippes,
Lucilius se donna pour Brutus et laissa ainsi au grand conspirateur
vaincu le temps de s'échapper. Ce même Lucilius fut sauvé d'un
trépas imminent par Antoine : jusqu'au dernier moment, à partir de
ce jour, il suivit la fortune du lieutenant de César et lui resta fidèle.
570 REVUE DES DEUX 7I0NDES.
On n'inspire pas à des Lucilius un aussi constant dévoûment quand
on est le misérable que n'a pas craint de nous montrer Plutarque.
La bataille d'Aciiiiin dnra quatre heures : il y périt, au i-a[)port de
Plutarque, environ 5,000 hommes. C'était une faible perte pour
de si nombreuses flottes et pour une journée de cette importance.
D'autres calculs ont porté, il est vrai, la durée du combat à qua-
torze heures, le faisant commencer à cinq heures du matin et finir
à sept heures du soir : une action navale est rarement aussi- prolon-
gée. Orose a également évalué les pertes de la seule flotte d'An-
toine à 12,000 morts et 6,000 blessés : Orose n'est pas d'accord
avec les souvenirs d'Auguste lui-même. Ce qui demeure certain,
c'est que trois cents vaisseaux, le 2 septembre de l'année 31 avant
Jésus-Christ, se rendirent à Octave; sept jours après, les soldats de
Ganidius faisaient également leur soumission au vainqueur. Pendant
que la Grèce, délivrée du poids qui l'oppressait, acclamait avec
enthousiasme Octave, Antoine allait débarquer en Libye ; CTéopâtre
continuait sa route vers l'Egypte. Le signal des défections par mal-
heur était donné ; les rois, les lieutenans, les soldats, ceux même dont
un reste d'affection pour leur intrépide général avait paru un instant
ranimer le courage, tous, l'un après l'autre, se détachaient d'une
cause qui semblait irrévocablement perdue. Octave était arrivé en
Syrie; Antoine alla rejoindre en Egypte le seul allié qui, dans sa
détresse suprême, ne l'abandonnât pas. « Yoici, dit-il un jour, après
une escarmouche heureuse, le plus brave de mes cav^aliers; c'est
lui qui, dans cette aff'aire, s'est le mieux battu. » Clêopâtre félicite
le vaillant champion ; elle fait apporter sur-le-champ un casque- et
une cuirasse d'or; de ses propres mains, elle en arme la bravoure
fidèle. Le soldât se retire, emportant le prix de son courage : dans
la nuit même, il se rend au camp de César. Près d'une année
s'écoule dans cette lente agonie; enfin le dernier espoir et la der-
nière fidélité s'évanouissent; pour échapper à la servitude, Antoine
n'a plus que le moyen qui a sauvé Gaton, que la ressource invo-
quée après la défaite par Brutus. Il se frappe de son épée; Cleo-
pâtre ne le fait pas trop longtemps attendre dans la tombe.
Voilà certes deux grandes victimes des ti'oubles civils ; la pensée'
du devoir ne semble jamais les avoir beaucoup inquiétés; mais où
était le devoir à cette heure? Quelle âme, au milieu du désordre
affreux des idées, en avait conservé la juste notion? Les dieux
étaient partis, et un peuple qui n'a plus de dieux n'a plus de loi
morale. Heureux les cœurs qui, lorsque le ciel est vide, trouvent
encore dans leur bonté native l'essence de quelques vertus, qui
restent généreux, compatissans , fidèles, parce que tel est leur
instinct! Antoine n'est certes pas un exemple à offrir, mais il a reçu
de la nature certains dons qui impriment à ses erreurs et à ses
LES GRANDS COMBATS DE MER. 571
infortunes je ne sais quoi de touchant. Dans un siècle où la dupli-
cité et la férocité basse se donnaient si largement carrière, je re-
grette de voir les sévérités de l'histoire s'acharner sur ce bon sau-
vage. Antoine me rappelle les héros de l'Arioste, — Renaud de
Montauban et Roland le Furieux. — Quant à Cléopâtre, si elle a
donné à son amant un philtre, si elle a causé la ruine du malheu-
reux Antoine en le provoquant à offenser la majesté romaine, elle
est du moins restée jusqu'à sa dernière heure digne.de ses aïeux
grecs, cai' elle a gardé pour elle le poison.
V.
Pas plus que Salamine, Actium n'a le droit d'élever un trophée
« à la gloire des masses. » Je verrais bien plutôt, pour ma part,
dans les péripéties de ce grand combat, un nouvel encouragement
-^à rompre avec les tendances de notre architecture babylonienne. La
marine de l'avenir s'ignore encore elle-même; l'intérêt de Ja France
-est de lui révéler le plus tôt possible ses destinées et de la pousser
résolument dans la voie des faibles tirans d'eau. La France, en effet,
possède, sur la partie même de son littoral qu'on croirait le plus
déstiériiée, d'excellens et nombreux abris d'où nos flottes ne se
trouveraient pas exclues si la proTondeur du chenal qui y condui-
sait autrefois les vaisseaux de Guillaume le Conquérant et ceux de
Philippe le Bel n'avait cessé d'être en rapport avec les dimensions
exagérées de nos constructions navales. La France est, en outre,
le seul pays au monde qui puisse nourrir l'espoir de mettre en com-
imunicaiion par un réseau fluvial la Méditerranée, l'Océan et la
Manche. Ce réseau ne me paraît pas destiné à recevoir jamais des
inavires de gueiTe [pareils à ceux que nous construisons en ce
imoment; il sera très probablement accessible dès demain à des
•bâtimens dont le tirant d'eau en pleine charge n'excéderait
'.pas 2 mètres : semblables bâtimens peuvent aller jusqu'en Amé-
rique. Avec la vapeur, les conditions de navigabilité ne sont pas
lies mêmes qu'avec le moteur capricieux dont mous nous sommes
contentés si longtemps : nous -n'avons plus besoin d'opposer de
grands plans de dérive aux forces obliques qui jetaient le navire à
voiles sous le vent de sa route; nous ne louvoyons plus, nous ne
nous traînons plus sous cette allure exigeante et pénible qu'on
appelait le plus près- de quelque point que vienne à souffler la
brise, nous marchons droit devant nous; les résistances latérales
;de la carène nous sont devenues inutiles; elles ne feraient que
ralentir notre vitesse par le frottement. L'ampleur inusitée des
carènes actuelles n'a donc qu'une excuse : elle est motivée par
la nécessité de donner à nos vaisseaux de guerre un déplace-
57'2 REVUE DES DEUX MONDES.
ment qui leur permette de porter des cuirasses dont le poids s'ag-
grave tous les jours. Que la cuirasse disparaisse, et le problème
changera soudain de face.
Le monde maritime est aujourd'hui en proie à une anxiété qu'il
n'avait jamais connue jusqu'à présent; mille doutes assiègent les
esprits les plus éclairés et les caractères les plus résolus. Eu Italie,
on croit sage de consacrer toutes les ressources dont dispose le bud-
get naval à la construction de quelques navires gigantesques qui ne
puissent rencontrer leurs égaux sur les mers : le Duilio de onze
mille six cents tonneaux a engendré Yltalia de quatorze mille trois
cent quatre vingt-dix. Émue non sans raison, l'Angleterre s'est
hâtée de mettre en chantier cinq vaisseaux cuirassés de dix mille
six cents à onze mille cinq cents tonneaux : le Northmnberland,
YAgincourt, le Minotaur^ le Dreadnought^ Y Inflexible. La France
pouvait-elle se défendre d'obéir, elle aussi, à cette marche progres-
sive? Les frégates de cinq mille huit cent dix-neuf tonneaux, telles
que la Provence citée dans son remarquable travail par M. le vice-
amiral italien Saint-Bon, font place à Y Océan d'abord, de sept mille
sept cent quarante-neuf tonneaux, au Friedland ensuite de huit mille
neuf cent seize, à la Dévastation de neuf mille six cent trente-neuf,
au Buperré de dix mille six cent quatre-vingt six, au Formidable
de onze mille quatre cent quarante- et-un. Puis tout à coup un
mouvement inattendu d'opinion se produit : provoqué par un de
nos officiers les plus distingués et les plus regrettés, par le vail-
lant, par le savant amiral Touchard, ce mouvement se propage et,
de proche en proche , finit par gagner l'Angleterre. Le major
Arthur Parnell, du corps du génie anglais, vient lui prêter l'appui
de son incontestable compétence et propose de constituer la ma-
rine britannique sur un plan entièrement nouveau. On aura trois
flottes : la flotte de siège composée de navires cuirassés d'un
faible tirant d'eau; la flotte de combat, sans voile et sans cui-
rasse, ne comprenant que des navires d'un déplacement de quatre
mille tonneaux au plus, mais fortement armée et portant un très
grand approvisionnement de charbon ; la flotte de croisière enfin
destinée à couvrir les mers et à en conserver la jouissance exclu-
sive au commerce anglais ou au commerce des amis de l'An-
gleterre. Dans cette troisième fliotte on fera entrer les vieux cui-
rassés qui peuvent marcher à la voile comme à la vapeur et on leur
adjoindra les frégates, les corvettes à voiles, les bâtimens même
plus légers qui ont gardé quelque force militaire. La défense des
côtes fort exposées à de soudaines attaques, — car les côtes de la
Grande-Bretagne piésentent un développement de 2,720 milles, —
sera confiée à une nombreuse flottille de canonnièrîs, d'avisos et
de bateaux-torpilles.
LES GRANDS COMBATS DE MER. 573
Quel parti va-t-on prendre? On versera bien des flots d'encre
encore, en attendant peut-être les flots de sang, — puisse le ciel
nous les épargner ! — avant d'avoir arrêté le programme définitif
de cette marine, qui n'est, suivant une expression de la philosophie
allemande, qu'un décevant et perpétuel devenir. Hésitons! tâton-
nons! je n'y mets pas obstacle, car ma propre pensée ne serait
fixée que le jour où l'on m'apprendrait d'une façon certaine à quel
but invariable tend notre politique. Hésitons! tâtonnons! je le répé-
terai volontiers, mais défendons-nous, de grâce, des ruineuses et
inefiicaces retouches où s'est trop souvent englouti le plus clair de
notre argent. Ce sont ces transformations incessantes, — oserai-je
risquer le mot? — ces ressemelages qui déroutent, compromettent
et finiraient par exaspérer la science de nos ingénieurs. Est-il juste
de venir, au moindre propos, placer leur œuvre, cette œuvre qui fait
leur gloire, dans des conditions tout autres que celles qu'ils avaient
prévues? En !858, apparaît la Bretagne. C'était, sans contredit, un
admirable navire. Il prend fantaisie à nos officiers d'échanger les
canons de 30 de la batterie basse pour des pièces de 36 et des obu-
siers : la surcharge est considérable ; la Bretagne enfonce d'autant
dans l'eau et on se plaint qu'elle n'ait pas assez de hauteur de bat-
terie ! Le Magenta et le Solférino avaient-ils leurs pareils au
monde, quand ils sortirent du port avec leurs cinquante pièces
do 0™,l(5? Ne risqua-t-on pas de les gâter, le jour où l'on vou-
lut charger leurs ponts, incapables de porter semblable fardeau,
des bouches à feu tout récemment fondues de 0™,2/i? Les. quali-
tés nautiques de ces vaillans vaisseaux étaient si remarquables
qu'ils sortirent victorieux de la cruelle épreuve. W fallut cepen-
dant, pour étayer les ponts qui gémissaient, enterrer dans la cale
une forêt d'épontilles. La science marche : suivez-la, mais d'une
façon franche et non pas en quelque sorte détournée. Les vieux
types peuvent avoir en plus d'une circonstance, pour certaines
expéditions spéciales, leur utilité; tenez-les donc, tels qu'ils sont
venus au monde, en réserve et, pendant ce temps, prenez soin que
les types nouveaux ne soient pas déjà hors de mode, quand la mer
les recevra. Ceux-là, faites-les au moins descendre, jeunes encore,
des chantiers! Vous le pouvez, si vous consentez à vous interdire
de distraire jamais, pour les appliquer à des travaux de transfor-
mation, les ouvriers promis aux constructions neuves.
Il n'entre certes pas dans ma pensée de conseiller dès à pré-
sent cette mesure extrême du décuirassement qui a ses partisans
habiles et convaincus, mais qui me laisserait fort inquiet si je la
voyais, au point où en sont les choses, brusquement adoptée. Il
n'existe point, pour le moment, de véritable (lotte de guerre sans
cuirasse, et la preuve en est dans le soin judicieux que nous prenons
Ô7A ' REVUE DES DEUX MONDES,
toujours d'assurer à nos stations les plus lointaines l'appui de quelques
bâtimons cuirassés. On ne peut toutefois méconnaître que la science
nous ouvre, à chaque instadit,des horizons nouveaux. Si nous demeu-
rons attentifs à ses découvertes, il n'est. pas impossible que, dans
quelques années, les moyens d'attaque aient subi des modifica-
tions assez radicales pour que l'hoplite, se sentant visé désormais
au talon, juge superflu de charger son bras du bouclier. Toute
invention qui menace le canoai de déchéance doit compter d'avance
sur nos sympathies, car c'est le canon, avec ses portées prodi-
gieuses,-avec ses pénétrations incroyables, avec la (précision jus-
qu'ici inconnue de son tir, qui nous impose Jes remparts de fer
deiTière lesquels matelots et machines se réfugient. Suspendre aux
âancs du vaisseau de cambat des encLuraes capables de résister à
d'aussi vigoureux coups de marteau ou enfermer dans la cale du
navire désarmé une force latente qui lui prête, le cas échéant, des
ailes pour la retraite, voilà l'alternative à laquelle nous :ont acculés
les récens progrès de l'artillerie. Armure ou chaudières, il n'y a que
des léviathans dont le déplacement s'acconaimode de cet encombre-
ment ou de cette surcharge. Nos vaisseaux de combat sont grands,
.nos croiseurs deviendront énormes. Connaissez-vous pourtant d'autre
moyen d'occuper la haute mer ou d'inquiéter par des pointes har-
dies ceux qui voudraient en conserver l'empke ? Acceptez- vous la
responsabilité de conduire au combat une flotte sans cuirasse
contre une flotte cuirassée? Vous fjgurez-vaus la guerre de course
possible avec des navires dépourvus d'un vaste approvisionne-
ment de charbon qui les dispense de recourir trop souvent à la
bienveillance douteuse des ports neutres? Si telle est votre audace,
je l'admirerai peut-être, je ne l'imiterai pas. La haute mer sera
toujours, suivant moi, le domaine des vaisseaux qui pourront braver
le canon, soit par la résistance de leurs murailles, soit ,par la rapi-
dité de leurs allures : elle .appartient aujourd'hui sans conteste aux
gros bâtimens. Mais les gros bâtimens ont de grands tirans d'eau ;
l'approche du littoral, surtout d'un httoj-al baigné par des eaux
basses, les condamne, dès les premiers pas, à une marche circon-
specte. Au fur et à mesure que le terrain devient plus scabreux, la
paralysie dont les membres du géant sont atteints fait de rapides pro-
grès ; on s'en aperçoit à l'incertitude croissante de sesmouvemens;
l'occasion ne saurait manquer de le harceler avec avantage. Les
bateaux torpilles n'ont aujourd'hui qu'un rayon d'action excessive-
ment borné : ils n'ont pu obtenir la vitesse qui leur est nécessaire qu'à
ce prix. Les chaloupes, si nous les réduisons à servir d'aflïit aux canons
monstrueux que nous leur confierons, auront bien moins enoore la
faculté de s'éloigner du rivage. Néanmoins, ces chaloupes canon-
nières et ces bateaux-torpilles préparent déjà plus d'une nuit sans
LES GRANDS COMBATS DE MEÏi. . &75
sommeil aux capitaines qui, pour ménager un combustible difficile
à transborder, laisseront devant le port bloqué tomber l'ancre. La
flottille aurait donc son utilité, alors même que la puissance pré-
pondérante de l'ennemi interdirait tout espoir d'ofîensiveàla flotte :
son rôle s'agrandit, si la prépondérance se déplace.
J'ai souvent insisté sur la facilité avec laquelle les anciens opé-
raient des transports de troupes et des débarquemens : la mer était
alors, de tous les chemins, le plus fréquenté par les armées; pour-
quoi nos bataillons l'ont-ils si complètement désertée aujourd'hui?
Pouvons-nous expliquer cet abandon par l'encombrant bagage que le
moindre corps de troupes traîne de nos jours après lui, ou ne devons-
nous p;is plutôt l'attribuer à l'autonomie jalouse de ces deux classes
de combattans qui ne peuvent, en plus d'une occasion, s'entr'aider
sérieusement qu'à la condition de se confondre? H ne^ faudrait pas
rester toujours trop rigoureusement à cheval sur sa spécialité ; il
serait bon de pouvoir au besoin quitter la rame pour le mousquet,
et, réciproquement, de savoir, en plus d'une circonstance, déposer
le mousquet pour saisir, d'une main qui ne croirait pas déroger,
l'aviron. Est-il bien naturel, en effet, d'entasser des soldats dans
une embarcation et de les conduire comme un troupeau inerte à la
plage? Le beau but que nous ofirons ainsi à' la mitraille et que nous
prenons bien le moyen de franchir avec rapidité la zone périlleuse
ou d'affronter, sans courir le risque d'être submergé, l'agitation
imprévue de la mer! Il serait très facile, je crois, de rassembler
promptement le matériel 'et le personnel propres à une opération
de descente, si, au lieu d'écarter systématiquement ce retour aux
anciennes pratiques, on lui faisait sa place dans tous les plans de
mobilisation. Qu'était-ce autrefois que les épiantes et les classiarii
milites^ sinon cette armée coloniale dont la création s'impose à
notre nouvelle organisation militaire? Des marins fusiliers et des'
fusiliei-s marins, pourquoi n'en trouverait-on pas, puisque, sans
remonter jusqu'à l'antiquité, nous savons qu'avant d'aller à Ulm
nos grenadiers de 1805 mettaient un joyeux amour-propre à mon-
trer qu'ils pourraient au besoin se passer du secours des matelots
pour se rendre de Boulogne à Douvres? Et le matériel? Je l'ai dit
bien souvent, le matériel, il convient pour plus d'une raison de l'im-
proviser. Mais s'est-on jamais demandé quel parti on pourrait tirer
de la batellerie fluviale, des barques, mieux appropriées encore à nos
besoins, que la pèche côtière et le cabotage ne se font guère scru-
pule d'envoyer au-devant de la tempête? a-t-on jamais songé à faire
le recensement de toutes ces embarcations à rames et à vapeur qui
sillonnent nos rivières ou qui sortent à chaque marée par essaims de
nos ports? Croyez-vous qu'il fût impossible d'indiquer un type à ces
constructions privées, de leur imposer même certaines conditions
576 REVUE DES DEUX MONDES.
qui permissent de les convertir rapidement en bateaux capables de
recevoir des chevaux et des fantassins ? L'organisation de la flottille
rencontrera, ne le mettez pas en doute, plus d'un concours précieux
et inattendu dès qu'on en admettra seulement l'utilité éventuelle :
on le verrait bien, si le grand empereur était venu au monde cin-
quante ou soixante ans plus tard !
Fouillez, je ne vous demande pas autre chose, la maison de Sylla;
vous y trouverez encore « le javelot qu'il avait à Orchomène et le
bouclier qu'il porta sur les murailles d'Athènes. » L'empereur
faisait embarquer en deux heures, sur sa flottille composée de
mille deux cent cinquante bateaux plats, trois cents péniches, et un
millier de bateaux de transport qui furent empruntés, les uns au
cabotage, les autres à la grande pêche, 132,000 hommes et huit
mille chevaux rassemblés, en vue de la grande invasion, dans les
camps d'Étaples, de Boulogne, de Yimereux et d'Ambleteuse : en
deux marées il eût pu les jeter sur les côtes d'Angleterre. Si le
fameux tunnel en voie d'exécution existait sous la Manche, com-
bien faudrait-il de wagons, de convois et de temps pour accomplir
semblable besogne? Chaque fois qu'il s'agira d'un transport consi-
dérable de troupes, les chemins de fer, opérassent-ils du centre à
la circonférence, auront une infériorité notable vis-à-vis des flottilles.
On ne saurait trop distinguer les opérations de guerre tentées à
de faibles distances de ces expéditions lointaines dans lesquelles la
longueur de la traversée et les risques de mer commandent forcé-
ment l'emploi des navires de haut-bord. La flottille batave trans-
porta, en 1805, d'Anvers à Boulogne, sur ses trois cent cinquante
bateaux plats, 37,000 hommes et mille cinq cents chevaux; les
bateaux-bœufs du capitaine Hugon débarquèrent en 1830 sur la
plage de Sidi-Ferruch la majeure partie des chevaux de l'expédition
d'Alger. Pour descendre en Ecosse avec 1,200 hommes d'armes,
20,000 sergens et quatre mille chevaux, le roi de France, Philippe
de Valois, ne comptait employer que deux cents grosses nefs de
cent quatre-vingts tonneaux, soixante nefs pescheresses de quarante-
huit tonneaux et trente galées. Son illustre adversaire, Edouard III,
parti d'Orwell à l'embouchure de la Tamise, amena en un jour, le
1h juin de l'année 13ZiO, sur la côte de Flandre et dans les eaux du
port de l'Écluse, A, 000 hommes d'armes et 12,000 archers, qu'il
avait embarqués sur cent vingt vaisseaux, « nefs, balengiers et pas-
sengiers, » dit Froissart, sur « cent vingt cocche, » prétend Villani.
La flottille, pour des traversées aussi courtes, n'est pas tenue de
tout emporter dans un seul voyage. Il suflit que la mer soit libre
pour que les convois se répètent et se succèdent à très bref délai.
Dans un temps où l'on n'hésite pas à mettre les chemins de fer dans
son jeu, il semblerait étrange qu'on reculât devant l'emploi des
LES GRANDS COMBATS DE MER. 577
flottilles. Sans doute il faut des flottes, — j'ajouterai même, tant
que la torpille n'aura pas fait plus sérieusement échec au canon et
à la cuirasse, des flottes cuirassées. — 11 faut des flottes pour occu-
per la mer; mais pour tirer parti de cette occupation, il est indis-
pensable de posséder, en même temps que la flotte, une flottille.
Sans flottille, on régnera sur le vide et, depuis que le continent se
suffît à lui-même, les blocus ont perdu rellicacité qui nous les ren-
dit jadis si redoutables; ils ne pourraient plus affamer que l'Angle-
terre. N'oublions pas d'ailleurs qu'il est certaines mers et surtout
certains mois, — les mois noirs, — où les blocus ne sont pas pré-
cisément faciles. On peut consulter à cet égard les marins. Si l'on
entend imposer pareille surveillance à nos flottes, on fera bien de
les faire nombreuses et de leur préparer des relais, car je garantis
qu'elles auront quelque peine à se ravitailler et à renouveler leur
approvisionnement de charbon à la mer.
Je comprends que l'empereur ébranlé par toutes les critiques
de détail, par tous les doutes, par tous les avis timides qui l'as-
siégeaient, ait reculé devant sa première pensée et se soit rési-
gné à ne tenter le passage de la Manche que lorsqu'il aurait pu
occuper ce détroit avec les flottes réunies de \'illeneuve et de Gan-
teaume. Des deux plans successivernent éclos dans sa tête puis-
sante je ne veux retenir que le plan qui laissait le moins de prise
au hasard. Je rentre donc ici dans le programme banal des des-
centes protégées par une flotte victorieuse ou par l'ascendant moral
qui écarte de l'arène les escadres ennemies. Je ne propose l'étude,
la constitution en principe de la flottille qu'après avoir pris soin de
mettre hors de question notre suprématie navale; je demande en
même temps que cette flottille soit conçue de façon à pouvoir tra-
verser rai)idement, en profitant de nos fleuves et de nos canaux, le
vaste territoire qui, par une faveur inappréciable de la Providence,
a des débouchés sur trois mers.
La suprématie navale! voilà, je le répète, toute la base de mon
raisonnement. Cette suprématie, je la concède sans compétition et
sans jalousie à la puissance qui en a fait la loi même de son exis-
tence; je ne reconnais pas à d'autres le droit d'y aspirer. Contem-
plez les richesses qui s'étalent au soleil sur tout votre littoral : vou-
lez-vous les livrer aux chances ou tout au moins à l'appréhension
constante d'un bombardement? « Mais qui donc, direz-vous, ose-
rait aujourd'hui songer à bombarder une place inofl'ensive? » Pou-
vez-vous me citer un acte international qui le défende? Je ne con-
nais qu'un fait à l'appui de la conviction consolante que je voudrais
bien partager: c'est la fameuse dépêche expédiée par le télégraphe
de Paris à Balaklava aussitôt après la prise de Kinburn. « Défense
TOMB LIV. — 1882. 37
^78 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'empereur d'agir contre Odessa. » Un seul exemple d'humeur
•chevaleresque ne suffit pas peur me rassurer. On n'a pas toujours,
si je ne me trompe, éprirgnc les villages et les villes ouvertes; pour-
■quoi me flatlerais-je qu'on respectera mieux les cités mariiimes? « Les
pavillons neutres pourront, m'a-t-on fait observer, les cobvrir. » Je
crains que les pavillons neutres ne se hâtent, au contraire, à l'ap-
proche ou à la première sommation de l'ennemi, de les déserter.
En ai-je dit assez pour me faire comprendre, et Je moment n'est-il
pas enfin venu de concentrer en quelques lignes bien claires le pro-
gramme que je recommande? L'état présent comporte, je dirai plus,
exige deux espèces de flotte : la flotte de haute mer et la flotte consa-
crée à la défense des côtes. Il n'est pas impossible que, dans un avenir
beaucoup moins éloigné peut-être qu'on ne suppose, c^s deux flottes
en arrivent à s'associer intimement, sinon à se confondre: seuiblable
combinaison serait pour nous la plus importante des conquêtes. Je ne
ferai certes pas à nos magnifiques vaisseaux de combat l'injure de les
comparer aux galères d'Antoine ; ce n'est pas l'agilité qui leu r manque.
Ils ont la vitesse, la giralion rapide, et se meuvent, malgré leur lon-
gueur, dans un cercle qu'on ne les eût jamais soupçonnés de pouvoir
décrire; ce que je leur reproche, c'est d'être venus dans un monde
qui n'a pas été créé pour eux : Dieu, quand il fit les mers, ne les des-
tina pas à être labourées par « ces cyclades flottantes. » Peikser que
de Cherbourg à Drest on ne peut p^us trouver un port assez profond
pour recevoir et pour abriter nos vaisseaux! Saint-Malo,la rivièrede
Pontrieux, les baies de Morlaix et de l'Abervrach demeurent, par le
manque d'étendue plus encore que par le défaut de pi'ofondeur, fer-
més à nos escadres. Ne livrons pas de batailles de la lîougue, car
Cherbourg, à lui seul, ne sauverait probablement pas mieux qu'aux
jours de Tourville les débris de notre flotte. II faut avoir le lefugesous
la main, — ou eût dit Ruireïois sous son écoute, — quand on se retire
dispersé et désemparé d'une action douteuse. D'un autre côté, sera-ce
la floliille qui se chargera de défendre nos colonies lointaines, notre
commerce au long cours, nos grandes pêches? On ne va pas si loin
quand on a les jambes courtes. Il faut donc se garder des brusques
sacrifices, des renoncemens soudains et irréfléchis, mais il faut de
tout notre pouvoir poursuivre parallèlement deux fins particulières
convergeant au même but : accroître le rayon d'action et l'efficacité
militaire de la flottille, diminuer autant que possil^le le lirani d'eau
delà flotte. Toute invention qui nous achemine vers cerésuliat, toute
nouveauté qui menace les colosses et tend à émanciper les mouche-
rons est un progrès dont la marine française ne saurait trop tôt s'em-
parer, car il n'en faut pas plus pour doubler en quelques aimées ses
forces et sa puissance.
JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
LA
EÉFOEME DES ÉTUDES
AU XVr SIÈCLE
r. Claude Baduel, par J. Gaufrés. — II. M arc- Antoine Muret, par Ch. Dejob.
On s'occupe beaucoup en ce moment de la pédagogie, c'est une
science à la mode : elle figure sur les programmes et on l'apprend
dans 1»'S écoles. Il serait fort à souhaiter que quelqu'un des maî-
tres qui l'enseignent eût l'idée de nous donner une histoire de l'édu-
cation en Fi-ance. Je sais bien que c'est une entreprise très difficile.
Un travail de ce genre n'aura toute son utilité que s'il est complet;
il faut que rien n'y soit omis; tous les systèmes qui ont été tentés
aux diverses époques doivent y figurer, car il n'en est guère, mal-
gré le temps et les révolutions, qui n'aient laissé quelque trace chez
nous et dont il ne reste quelque chose. Ce pays-ci se pique d'être
révolutionnaire, mais il est plus conservateur qu'il ne le croit. A
travers toute sorte d'arrêts et d'écarts passager^;, il revient souvent
dans la mêine ornière ; il flotte sans cesse entre les innovations et
la routine, et il n'y en a pas où, pour comprendre le présent, il soit
plus Déf.essaire de connaître le passé. Je voudrais donc que, dans
cette histoire de l'éducation, on remontât jusqu'aux origines de la
France, et même, s'il faut le dire, un peu plus haut encore. Nos
méthodes d'enseignement nous viennent de l antiquité; il faut les
étudier chez les Romains, si mous voulons les prendre à leur source.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
Notre Université ne date pas de Charlemagne ou d'Abélard ; elle
a vraiment commencé le jour où l'empereur Vespasien 6ta!)lit de
ses deniers une chaire d'éloquence et en chargea Quintilien. Le
système qui fut fondé ce jour-là s'est régulièrement développé
jusqu'à nous, et l'on peut dire qu'entre les premières écoles publi-
ques de Rome et les nôtres il n'y a véritablement pas eu d'interrup-
tion.
En attendant qu'il se rencontre un savant assez courageux pour
aborder l'étude de ces dix-huit siècles, il faut savoir gré à ceux qui
choisissent un point particulier dans cette vaste étendue et nous
le font connaître à fond. Ces travaux de détail rendront l'œuvre
d'ensemble plus facile. Voici précisément deux écrivains qui ont
pris pour sujet de leurs recherches deux personnages de la renais-
sance, inégalement célèbres, mais qui méritent tous les deux de
tenir une place dans l'histoire de l'éducation. Ils ont pour nous cet
avantage d'avoir vécu dans une époque de crise oii l'enseignement
s'est transformé : ils ont vu naître, ils ont appliqué pour la pre-
mière fois des méthodes qui sont encore les nôtres. Le récit de leur
vie, l'étude de leurs ouvrages, nous montrent comment ces chan-
gemens se sont faits et nous en apprennent clairement le caractère
et la portée. Il me semble que nous pourrons en tirer beaucoup de
lumière sur le passé, et peut-être quelques leçons pour l'avenir.
L
Dans son ouwage intitulé Claude Baduel, on la Bé forme des études
au xvi* siècle, M. Gaufrés entreprend de nous raconter les débuts et
la fortune de cette u?iive)'sité ou collège des ai'ts, qui fut établi à
Nîmes en 1539 par François P^ Ce serait une histoire fort curieuse
si nous la connaissions un peu mieux. Nous n'en savons que ce
nous dit Baduel dans ses lettres et dans ses harangues, et par mal-
heur il aime tant le beau langage, il imite si fidèlement Cicéron,
que, de peur de gâter son latin par des expressions malsonnantes,
il se tient toujours dans le vague. Nous lui pardonnerions aisément
quelques incorrections en faveur de quelques détails précis, mais il
ne se les pardonnerait pas à lui-même, et quand nous lui deman-
dons des renseignemens exacts sur l'organisation de son collège,
sur l'emploi du temps, sur les auteurs qu'on y explique, sur les
maîtres, sur les élèves, il nous répond par des périodes harmo-
nieuses. Un bon règlement en style administratif nous en appren-
drait beaucoup plus que toutes ces grandes phrases. Ce n'est donc
pas la faute de M. Gaufrés s'il n'a pas toujours contenté notre
curiositb ; il a fait au moins ce qu'il a pu, et à force de recherches
tA RÉFORME DES ÉTUDES AU XVP SIÈCLE. 581
et de soin, en complétant les lacunes de ses documens par l'étude
attentive de ce qui se faisait ailleurs (1), il nous présente un tableau
dont quelques parties restent dans l'ombre, mais où l'on trouve
des points bien éclairés. En somme, son livre ajoute à ce que nous
savions des changemens qui se sont produits alors dans les études
et nous aide à les comprendre. Cherchons-y ce qu'il a d'important
et de nouveau.
Nîmes était, au commencement du xvi* siècle, une petite ville
d'à peu près quinze mille habitans, mal bâtie, peu saine, et que la
peste avait souvent ravagée pendant les dernières années du moyen
âge. Mais il lui restait de beaux monumens romains, qui s'étaient
conservés par un pur miracle, car on avait fait, durant des siècles,
tout ce qu'il fallait pour les détruire. Ils avaient été livrés à toute
sorte de dévastations; ils étaient devenus tour à tour des forte-
resses, des chapelles, des écuries. Heureusement ils se trouvaient
être très solides et avaient survécu, non sans dommage, à toutes
ces causes de ruine. Quand les temps devinrent un peu plus doux
et les esprits un peu moins grossiers, on commença à s'aviser de
leur beauté. Les curieux et les savans du dehors venaient en foule
les visiter, et leur admiration éveillait celle des habitans. N'avait-on
pas vu le roi lui-même, François 1% s'agenouiller devant une pierre
et l'essuyer de ses mains, pour lire l'inscription qu'elle contenait?
La vieille ville, fière des hommages qu'on rendait à son passé, en
comprenait mieux la grandeur et voulait s'en montrer digne. C'est
ainsi qu'elle fut amenée à s'occuper avec ardeur des écoles où l'on
élevait la jeunesse du pays. Elle conçut à ce propos une grande am-
bition ; ce n'était pas assez pour elle de posséder un gymnase ou
un collège ordinaire ; il lui déplaisait d'être inférieure à Toulouse, à
Montpellier surtout, la ville la plus voisine et par conséquent la
plus enviée. Elle voulut avoir une université comme elles, et, pen-
dant quatre ans, elle assiégea le roi de ses requêtes les plus pres-
santes. Le roi hésitait : il y avait sans doute autour de lui des gens
sages qui lui faisaient comprendre le danger de trop augmenter les
établissùmens de ce genre et qui craignaient qu'on les affaiblît en
les multipliant. Mais la sœur de François I*"", la spirituelle Margue-
rite de Valois, était gagnée; elle n'oubliait pas l'accueil qu'elle
venait de recevoir à Nîmes, elle en aimait avec passion les monu-
(1) ^I. Gaufrés s'est surtout servi de trois ouvrages importans, qui, avec le sien,
nous font lijpn connaître le caractère des écoles au xvi" siècle. C'est d'ahord VHistoire
de Sainte-Biirbe de M. J. Quicherat, monographie excellente, qui rend les plus grands
services à l'histoire générale ; puis VHistoire du Collège de Guyenne par M. Gaullieur ;
enfin le livre de M. Ch. Schmidt sur Jean Sturm, le réformateur des écoles deStras-
bourg.
582 REVCE DES DEUX MONDES.
mens ; il lui semblait que servir les intérêts de la ville aimée des
Romains, c'était faire quelque chose pour l'antiquité. Elle appuya
la demande des consuls nîmois et disposa son frère à leur accorder
ce qu'ils sollicitaient. Au mois de mai de l'année 1539, le roi signa
à Fontainebleau des lettres patentes par lesquelles « il crée, érige,
ordonne et établit, en la ville et cité de Nîmes, collège, école et uni-
versité en toutes facultés de grammaire et des arts seulement.» Il met
par son ordonnance l'établissement nouveau sur le même pied que
les autres universités du royaume et lui accorde de beaux privilèges
que nos facultés d'aujourd'hui ne possèdent plus : « Et pourront les
docteurs, maîtres et gradués d'icelle université élire, instituer et
créer recteur et tous autres officiers d'icelle université, sauf et
réservé le conservateur des privilèges royaux d'icelle, dont l'insti-
tution et provision nous appartiendra. »
L'université fondée, tout n'était pas fini. Il fallait trouver quel-
qu'un qoi sût lui donner la première impulsion et qui l'aidât, par
une administration habile, à traverser sans encombre les difficultés
du début. Ce fut encore lîarguerite de Valois qui vint au secours
des habitans de Nîmes, dont elle était la providence. Elle choisit
dans la cour de savans qui l'entourait celui qui lui parut convenir
ie mieux à cette tâche. Elle avait auprès d'elle un Nîmois, Claude
Baduel, à qui elle portait un intérêt très vif, et oui souhaitait sans
doute trouver une occasion de rentrer avec honneur dans son pays.
Elle l'adressa aux consuls et habitans de Nîmes, avec une lettre où
elle faisait son éloge et qu'elle signait familièrement : a La bien
vostre, Marguerite. »
Baduel était né dans une situation modeste. Son père, un pauvre
marchand qui ne savait pas lire, mais qui comprenait le prix du
savoir, avait voulu que son fils fut mieux élevé que lui. L'enfant
était studieux; il profita de l'instruction qu'on donnait dans les
écoles de la ville. Quand il eut épuisé tout ce qu'on pouvait y
apprendre, se sentant plein d'ardeur pour l'étude et de curiosité
pour la science, il s'était mis à chercher ailleurs ce qu'il ne trouvait
pas chez lui. Ce désir l'entraîna d'université en uui/ersité, jusqu'au
fond de l'AUemagiïe. On voyageait alors beaucoup plus que nous
ne sommes tentés de le croire. Dans l'orgueil que nous éprouvons
de toutes les inventions de la science qui ont rendu les communi-
cations si faciles, dans l'enivrement où nous sommes de celte vie
agitée qui nous jette sur tous les chemins, nous nous figurons
volontiers qu'autrefois les gens restaient confinés chez eux. C'est
une gi^ande erreur; il y avait alors, comme aujourd'hui, beaucoup
de personnes qui couraient le monde, et notamment ceux qui vou-
laient s'instruire n'hésitaient pas à entreprendre de fort longs
LA RÉFORME DES ETUDES AU XVl' SIÈCLE. 58'3
voyages. Ils y ti'oii valent desfacilités qu'aujourd'hui, avec nos com-
munications rapides, nous ne post^édons pas. Sans doute nous voya-
geons plus vite, ce qui est un grand avantage, mais an ivés dans
le pays où nous voulons aller, nous y sommes complètement étran-
gers ; nous entendons pailerune langue que nous ne comprenons
pas, il faut nous faire à des usages, à un tour d'esprit, à des idées
qui ne sont pas les nôtres. Cescausesde gêne et d'embarras n'exis-
taient pas pour un homme instruit qui voyageait au moyen âge. Â.u
milieu des nations diverses, les lettrés formaient comme un monde
à part, où l'on ne s'exprimait qu'en latin. Ce monde avait pour
ainsi dire sa capitale, l'Université de Paris, qu'un pape appelait
« la source de toutes les sciences, le fleuve d'où découlaient toutes
les vertus : scientiariim fontcm irngmtm, fluvhimqiœ virtiilKirij »
et qui communiquait ses usages et ses idées à tous les savaiis de
la chrétienté. A Prague, àïJpsal,à Copenhague, comme à Toulouse
et à Strasbourg, un clerc de l'Université de Paris se retrouve comme
chez lui, parmi les clercs ses confrères. Le lendemain de son arri-
vée, il peut monter en chaire, enseigner ou prêcher; il et sûr
d'être compris. On ne connaissait guère alors de nationalités diverses
dans la science. Tous ceux qui avaient lu Aristote ou Pierre Lom-
bard et qui savaient construire un syllogisme, d'un bout de l'uni-
vers à l'autre, étaient concitoyens. C'est ainsi que Baduel visita
Louvain, Liège, Bruges, où il connut l'Espagnol Yivès, l'un des
plus beaux génies de la renaissance, et qu'il suivit, à Witteuberg,
les leçons de Mélanchton. De retour à Paris, après toutes ces péré-
grinations, il y occupa quelque temps une chaire de professeur
royal. C'est alors que ses compatriotes lui proposèrent de retourner
à Nîmes pour diriger l'université naissante. 11 y revint, rapportant
de ses voyages beaucoup de connaissences variées qu'il avait
acquises u.-i peu partout, une grande facilité à tourner agréabU rupiit
le latin, et surtout une méthode particulière d'enseignement, qu'il
appliqua tout de suite au Collège des arts et qui allait renouveler
les études.
En quoi consistait véritablement cette méthode ? Quelles étaient
au juste les nouveautés qui furent alors introduites dans l'enseigne-
ment et d'où vient qu'en quelques années il changea complètement
de ciiractère? C'est une question fort importante et qu'il convient
de traiter avec quelques détails.
On se contente ordinairement de dire, d'une manière générale,
que l'élan donné aux esprits par la renaissance et la culture de
l'antiquité ont ranimé les écoles. Cette explication ne me paraît ])as
suffisante. C'était assurément une révolution de remplacer VOrga-
non d' Aristote et le Livre des sentences par les grands écrivains de
584 REVDE DES dl:ux mondes.
la Grèce et de Rome. Les jeunes gens à qui on mettait dans les
mains, pour la picmière fois, Homère et Platon, Cicéron et Virgile,
devaient les lire avec passion, et l'on comprend que leur enthou-
siasme les ait rendus capables de prodiges de travail. Mais on
travaillait beaucoup aussi clans les universités du moyen âge.
Les gens qui venaient suivre les cours de la faculté des arts, pour
aborder ensuite la théologie, n'étaient pas rebutés par l'aridité des
études auxquelles on les condamnait. Ils passaient des années
entières à lire et à commenter les auteurs les plus ennuyeux.
Rien n'arrêtait ces obstinés qui voulaient s'élever au-dessus de
l'ignorance générale, et ils bravaient pour s'instruire des fatigues
et des misères qui feraient peur aujourd'hui aux plus résolus. Tous
les ans, on voyait venir à Paris des écoliers pauvres qui arrivaient
des provinces les plus lointaines en mendiant leur pain sur la route.
Pour gagner de quoi vivre et étudier, ils ramassaient les ordures,
ils balayaient les collèges, ils se faisaient les domestiques de leurs
maîtres ou de leurs condisciples. C'est ainsi qu'ont commencé Guil-
laume Postel, Ramus et bien d'autres. Vers l'époque où le moyen
âge finissait, un docteur brabançon, Jean Standonc, annexa au col-
lège de Montaigu, qu'il restaurait, une communauté d'enfans pauvres.
Il leur donnait gratuitement l'éducation, mais à la condition qu'ils
se soumettraient au régime le plus sévère. « Porter froc et robe
grise du drap le plus grossier, avoir la tête rase, faire à tour de
rôle la cuisine et à tour de rôle aussi laver la vaisselle, couler la
lessive et balayer la maison, étaient les articles les plus doux du
code rédigé par Jean Standonc. 11 fallait, par toutes les saisons, se
relever de nuit pour assister à un office d'une heure et demie de
durée; il fallait (contrainte encore plus cruelle pour l'enfance) ne
jamais se servir de sa langue que pour répondre aux interro^-ations,
et les moindres fautes , épiées et dénoncées par une surveillance
mutuelle, étaient suivies de corrections jusqu'au sang, car nulle part
le martinet ne fut garni de plus de nœuds ni appliqué d'une main
plus impitoyable. La nourriture était à l'avenant. Chacun recevait,
en entrant au réfectoire, une demi-once de beurre pour accommo-
der le dîner, qui était servi sans assaisonnement: un plat de légumes
les plus vils cuits à l'eau et un demi-hareng ou deux œufs durs.
Jamais de viande, toujours du pain bis, et, pour unique boisson, l'eau
tirée au puits de la cour. Érasme eut l'estomac détruit sans reujède
pour avoir tâté quelque temps de ce régime. Qui pourrait dire le
nombre de ceux qui y succombèrent? » Et pourtant on avait peine
à saiisîaire tous les pauvres gens qui demandaient une place dans
ce colUye de pouillerie ^ comme l'appelle Rabelais : « Admirable
ambition de la jeunesse en ce temps-là! ajoute M. Quicherat; le
LA RÉFORME DES ÉTUDES AU XVr SIÈCLE. 585
savoir acheté au prix de tant d'avanies fut envié comme un bien que
se disputèrent d'innombrables aspirans. Standonc, en sacrifiant toute
sa Ibrtune, en puisant dans la bourse de l'amiral de Graville, était
parvenu à assurer l'entretien de quatre-vingt-quinze élèves. Touché
par. le désespoir de ceux qu'il était obligé de refuser, il s'adressa à
la charité publique et ramassa de quoi en nourrir jusqu'à deux
cents (l). )> Voilà quelle était la vie des pauvres à Montaigu. Le
régime des autres valait un peu mieux ; quant aux études, elles
étaient les mêmes pour tous. Félibien a tracé, d'après les règlemens
de Jean Standonc, le tableau de la distribution d'une journée à Mon-
taigu. Je le donne ici pour montrer de quels efforts de travail on
était capable dans ces vieux collèges. « De quatre heures du matin
à six heures, leçon; à six heures, messe; de huit heures à dix
heures, leçon ; de dix heures à onze heures, discussion et argumen-
tation ; à onze heures, dîner; après le dîner, examen sur les ques-
tions discutées et les leçons entendues, ou, le samedi, dispute; de
trois heures à cinq heures, leçon ; à cinq heures, vêpres; de cinq
heures à six heures, dispute; à six heures, souper; après le souper,
jusqu'à sept heures et demie, examen sur les questions discutées et
les leçons entendues pendant la journée ; à sept heures et demie,
compiles ; à huit heures, en hiver, coucher, et à neuf heures en
été. » Il faut avouer que des gens qui se soumettaient volontaire-
ment, pendant plusieurs années, à une pareille discipline de misère
et de lai)eur devaient être doués d'un courage pour souffrir et d'une
ardeur pour apprendre à laquelle il semble difficile qu'on puisse rien
ajouter. Pour la puissance du travail, les savans de la renaissance
ne l'emporiaient guère sur ceux du moyen âge. Ce n'est donc pas
uniquement à l'attrait des nouvelles études, à la passion que la
jeun>'s>e éprouva pour elles, à son désir d'apprendre, à son besoin
de connaître qu'on doit attribuer la réforme de l'enseignement au
XVI® sièole.
Est-ce à la liberté de penser, que la renaissance a introduite
dans toutes les branches du savoir, et qui leur a rendu la vie?
11 e^t sûr que l'enseignement en profite, comme le n'st.e. Elle
anime les esprits et donne aux maîires et aux é'èves plus de goût
pour les recherches scientifiijues. Mais M. Tnurol tait remarqier avec
raison ([ue les écoles du moyen àg ; n'en étaient pas loni a lait pri-
vées, q i<^ la pensée n'y était [)as aissi esclave, a'issi encliaîiK'j in'on
le suj),) )se, qu'on lui a toujours laissé une S(u-te d'eS|)ace \V.)n^ p )ur
se m jnvoir er, se (lével()j)per à son ^^i-b. \ la vérné, les >avaiH étaient
forces de rvispacter certaines croyances, mais les croyancijS nj gêaent
(I) Histoire de Sainte-D.irbe, i, c'i. xvi. , .
586 REVUE DES DEUX MONDES..
que quand on a cessé de croire. Qu'importe que des limites soient
fixées à la libortô des recherches si l'on ne tient pas à les franchir?
Entre ces l)arrières, qu'on n'avait aucun désir de renverser, l'esprit
trouvait le moyen de se mettre à l'aise, a On s'accordait générale-
ment à reconnaître un certain nombre de points indéterminés sur
lesquels on pouvait soutenir des assertions divergentes sans danger
pour la foi et pour les mœurs. Prétendre enchaîner les hommes par
autorité à telle ou telLi décision en cette matière, c'était, disait- on,
mettre obstacle au progrès des études et à la découverte de la vérité
qu'une libre discussion pouvait seule mettre au jour. La méthode
d'enseignement usitée dans la faculté de théologie était très favo-
rable à la pratique de ces principes. Cette règle de ne décider
qu'après avoir posé le pour et le contre, l'obligation de tenir compte
detouiesles objections, donnaient à l'esprit des habitudes de liberté.
On mettait de î' amour-propre à ne pas faire usage de l'autorité de
l'Écriture et à n'employer que le pur raisonnement. C'était une preuve
d'esprit et de finesse... Certainement, la faculté de théologie jouissait
au moyen âge d'une liberté incontestablement plus grande qu'au
xvir siècle. Au moyen âge, elle se gouvernait avec une absolue indé-
pendance; elle n'était pas assujettie à cette exacte discipline qu'im-
pose la présence de l'ennemi. Au xvii® siècle, les théologiens avaient
pris l'habitude d'invoquer l'intervention du pouvoir civil pour impo-
ser si'ence à leurs adversaires; d'un autre côté, la nécessité d'une
étroite union, en présence du protestantisme, diminuait le nombre
des questions librement discutaV)les (1). » On ne peut donc pas
dire que cette liberté de discussion et d'examen, nécessaire à la
culiure de l'esprit, ait tout à fait manqué aux vieilles universités.
La renaissance la rendit plus grande sans doute et les écoles en
profitèrent. Mais, quoique l'avantage fût très précieux, ce n'est pas
encore ce qui a pu changer alors le caractère de l'enseignement.
11 fut tout à fait modifié par une simple réforme scolaire, ou,
comme on dirait aujourd'hui, par un changement dans le plan
d'études. Nous allons voir que ces sortes de réformes, dont on ne
saisit pas toujours l'importance, et qu'on décrète quelquelois à la
légère, peuvent avoir sur l'avenir même des états les conséquences
^1) J'emprunte ces quelques lignes au petit écrit de M. Ch. Thurot intitulé : de
rOrrjamsation de l'enseirinement dans V Université de Paris au moyen âge. Ce fut le
pre^niei- ouvrage de M. Thui'Ot, et ce début contient déjà ses meilleu.-es qualités. On
y trouve une pluintj élégante, une science solide et sans forfantei-ie, un esprit sensé
qui dcMuine son érudition et ne se laisse pas mener par elle. En doux rems pages, il
a trouvé moyen de nous donner le tableau le plus complet et le plus exact de notre
vieille université. Je ferai dans la suite de ce travail de nombreux emjxunts à cet
excoUeut ouvrage. M. Tliurot, comme M. J. Quicberat, que je citais tout à l'heure,
est mort ce te année.
LA RÉl-ORittE DES ÉTUDES AU XV!*" SIÈCLE. 587
les plus graves. Pour comprendre quelle fut la portée de celle-ci,
quelques détails sont nécessaires.
Des trois ordres d'enseiguement, le primaire, le secondaire, le
supérieur, qu'on ne distinguait pas encore avec la même netteté
qu'aujourd'hui, le moyen âge n'a parfaitement connu que le der-
nier. C'est le seul dont on soit alors très préoccupé : l'université
obscurcit et &bsoibe tout le reste. L'étudiant y arrive à quatorze
ans, souvent plus tôt, poursuivre les cours de la faculté des arts.
Il sait lire et écrire, il a reçu quelques élémens de grammaire, il
comprend et parle tant bien que mal ce jargon barbare qu'un appelle
alors le latin. C'est assez; et on le met aussitôt à l'étude de la
logique. La logique est le grand art, le seul qu'on enseigne à fond
dans les universités du moyen âge. On n'y veut faire que des dia-
lecticiens, et, pour habituer l'esprit à toutes les souplesses de la
dialectique, on lui apprend à disputer : il n'y a pas d'exercice plus
pratiqué, dans les écoles, que les disputes. « On dispute avant le
dîner, écrivait Vives, on dispute pendant le dîner, on dispute après
dîner. On dispute en public, en pariiculier, en tout lieu, en tout
.temps. » La seule épreuve, quand on veut obtenir le grade de dHcr-
miminl ou de bachelier, c'est une bonne dispute avec des élèves ou
des docteurs, et il faut s'engager par serment à disputer quarante
jours de suite, lorsqu'on veut devenir maître ès-arts. Pendant quatre
siècles, toute la savante montagne où réside l'Université de Paris
n'a retenti que du bruit des disputes.
La renaissance rompt brusquement avec ces habitudes de dialec-
tique à outrance. Ses plus illustres représentans. Vives, Rabelais,
Montaigne, attaquent avec une grande violence un enseignement
« qui abastardit les nobles esprits et corrompt toute fleur de jeu-
nesse. » — « Qui a pris l'entendement en la logique, dit Montaigne?
Oij sont ses belles promesses? Voit-on plus de harbouill.ige au
caquet des harengières qu'aux disputes publicques des dialecti-
ciens (1)? » L'enseignement de la logique doit donc cesser d'eue la
base de l'éducation. Et que mettra-i-on à la place? on insistera
davantage sur ces études de grammaire dont le moyen âge s'occu-
pait si peu; cette première instruction littéraire, qu'on pnisnit je ne
sais où, avant d'entrer dans l'université, et dont on semblait faire si
peu de cas, va devenir le fondement et presque le but unique de
l'enseignement. Comprendre et parler les langues anciennes dans
leur pureté, et, pour y arriver, lire les plus célèbres écrivains des
(1) J'emprnnte cette citation et beaucoup d'autres au livre si intéresoant de
M. Compayré intitulé : Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis
le XVI" siècie. Ce livre a été couronné par l'Académie des sciences morales.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
deux littératures classiques'; puis, quand on les a lus et compris,
essayer de les imiter, de reproduire non-seulement leurs idées,
mais leur langage, voilà désormais la grande allaire des écoles et le
premier souci de tous les gens distingués. Le but étant changé, la
route ne peut plus être la même. On ne s'était préoccupé jusque-là
que de rendre les élèves capables de construire un raisonnement
d'après toutes les règles de la logique. « A force de vouloir sacrifier
la forme au fond, dit M. Quicherat, on en était venu à bannir de la
composition toute figure, toute image, tout ce qui n'est pas rigou-
reusement démonstratif. Le discours, articulé comme un squelette,
n'admettait que propositions, conclusions, corollaires, majeures,
mineures ou conséquences; la pensée n'était tendue qu'à distinguer,
à définir, à résoudre. C'était le genre scolastique, genre monotone
et stérile, dont la culture exclusive a eu le déplorable effet de dessé-
cher beaucoup de grandes intelligences.» La connaissance de l'an-
tiquité rendit le sentiment et le goût de la forme; on recommença
à en prendre soin et peu à peu l'étude de la logique fut remplacée
par celle de la rhétorique. Dès lors toutes les réformes s'enchaînent
l'une l'autre. Pour apprendre à écrire, il faut écrire : c'est le prin-
cipe de Gicéron. Au moyen âge, on se contentait de parler ; avec la
renaissance, les compositions écrites détrônèrent les exercices oraux.
L'enseignement, dans l'Lniversité de Paris, consistait à lire avec le
maître un livre qui faisait autorité (1) et à en tirer des propositions
sur lesquelles on instituait ensuite des disputes. L'habitude s'étant
établie de lire toujours le même livre, et de procéder de la même
manière dans la discussion des principes, le maître qui n'avait rien
de nouveau à imaginer se contentait de dicter des cahiers où
toutes les discussions étaient indiquées. Les cahiers, comme il arrive
toujours, avaient fini par rendre le professeur inutile. Aussi avait-il
cessé d'enseigner; il ne s'occupait plus qu'à présider les exercices
solennels pour la collation des grades. Quant à l'enseignement, il ne
se faisait guère que parles discussions des condisciples entre eux ou
avec des bacheliers plus exercés. La renaissance rendit au maître toute
son importance. Pour exprimer l'impression qu'on éprouve en face
d'un texte et la faire partager aux élèves, pour interpréter un grand
écrivain, pour saisir et expliquer toutes les nuances de sa pensée, il
(j) M Le caractère distinctif de l'enseignement du moyen â2;e. dit M. Thiirot, c'est
qu'on n'rtuseijfiiait pas la scie.ice dirpcieinent et en elle- mi^me, mait se /lenient par
l'exp>ii'ation des livres dont les antoui-s faisaient, autorité Ce principe tétait pratiqué
dans luijit-s les f)icultt''s, et II g<îP Bvcn l'a formulé ^in^i : «Quand «n sait le (exle, on
sait, tout, C(;q.ii concerne la science qui est l'objet du tejcle.» Oa ne disait pas au n)0yen
âge finre un cours de morale, mais lire un livre de morale; au Itea de suivre u»
cours, ou dit toujours entendre un livre.
LA RÉFORME DES ETUDES AU XV1« SIÈCLE. 589
faut un homme instruit, exercé, et qui, devant ses écoliers, paie de
sa personne. Le rôle des maîtres se trouve donc changé, comme le
sujet (le leurs leçons. Ainsi se constitua l'enseignement nouveau, et
telles furent les principales réformes que la renaissance inaugura
dans l'éducation de la jeunesse. Si l'on me permet d'employer la
façon de parler d'aujourd'hui, je dirai, pour les résumer en une
phrase, que c'est l'enseignement secondaire qui prend le pas sur
l'enseignement supérieur.
Il semhle, au premier abord, que ce ne soit là qu'un changement
de méthode, qui n'intéresse que les écoles; en réalité, c'est une
révolution dont toute la société va se ressentir. L'Université de Paris
n'était guère faite que pour les clercs; on ne traversait la faculté
des ans que pour entrer ensuite dans celle de théologie. Occuper les
dignités de l'église, jouir de la situation privilégiée qu'elle faisait à
ses serviteurs, posséder les bénéfices dont eile disposait, telle était
l'arribiiion de la plupart de ces jeunes gens qui se pressaient aux
disputes de la rue du Fouarre. On peut donc dire que l'instruction
préparait alors à une profession spéciale, qu'elle était réservée aune
seule classe qui n'était pas très étendue et formait, dans la nation,
comme une société distincte. Au contraire, les écoles de la renais-
sance s'ouvrent aux laïques aussi bien qu'aux clercs. Comme la
science qu'on y enseigne est une sorte de préparation générale
pour la vie, à quelque état qu'on se destine, on peut et l'on doit y
participer. Tout y est fait pour atteindre ce but. Quand des études
s'adressent à tout le monde, elles doivent être attrayantes et faciles.
Aussi Ramus, l'apôire des réformes nouvelles, nous dit-il qu'il s'est
occupé surtout « d'ostér du chemin des arts libéraux les espines,
les cailloux, et tous empeschemens et relardemens des esprits,
de faire la voye droicte et pleine pour parvenir plus aisément, non-
seult'uient à l'intelligeuce, mais à la pratique et à l'usage des arts
libéraux. » En même temps, il publit3, grande nouveauté! une
grammaire en français, et, dans sa préface, il déclare « qu'il ne
l'a pas écrite en latin pour les doctes de toute nation, niais en fran-
çais pour la France, où il y a une infinité de bons esprits capables
de toutes sciences et disciplines qui toutefois en sont privés pour la
dinicultè (les langues. » Ainsi « tous les bons esprits » sont conviés
à apprendre, et on leur apprend ce qui convient à tous. Sans doute
on les entretient surtout de ranti([uité. Mais cette antiquité, qui
fait le funl des leçons <{ l'on leur donne, ce n'est pas pour elle-même
qu'on j'étudie; on en tire ce qui s'applique à tous l^-s temps; dans
les héros du passé, on cherche l'homme plus que le (îrec ou le
Romain. De ces éludes de grammaire, pour lesquelles le moyen âge
se couteniait d'une sèche analyse de Priscien ou de Douât, la renais-
sance u fait une éducation générale, vivante, humaine, qui convient
590 REVUE DES DEUX MONDES.
à tons, qui pour tous est la même et dont personne n'est dispensé.
Désorinnis ce sera celle de tonte la partie de la nation qui peut
s'instruire, des fils de marchands et de cultivateurs cota ne des
nobles, des laïques ou des clercs. Beaucoup n'en auront pas d'au-
tres, pour ceux qui la compléteront pins lard par une instruction
professioinielle, elle sera toujours le fondement et la base du reste.
Ainsi s'est formée chez toutes les nations de l'Europe une classe
nombreuse d'hommes éclairés, actifs, libéraux, pourvus d'idées
générales, ayant le sentiment de leur dignité et de leurs droits; c'est
de là qu'est sortie la bourgeoisie, dont le pouvoir a presque partout
remplacé celui des seigneurs et des prêtres, et qui, pendant trois
siècles, a gouverné le monde.
Ces réformes sont si importantes, elles ont eu des conséquences si
graves qu'on a été très curieux de savoir d'où elles viennent et qui en
a eu 1^' premier l'idée. Ce sont là des questions qu'il n'est pas toujours
aisé de résoudre. Quand une innovation est légitime, attendue, pré-
parée, il peut arriver qu'elle se produise en même temps de divers
côtés à la fois. Celle-ci était si naturelle qu'on la voit déjà poindre aux
limites du moyen tâge. M.Thurot a montré que, dès le xv® siècle, la
rhétori(pie essaie de se glisser jusque dans l'Université de Paris, le
sanctuaire de la scolastique, que les étudians paraissent iémoigner
im peu plus de goût pour la littéi'ature et la [)oésie, malgré les mé-
pris des Itiéologiens et des maîtres ès-arts, qui affectent d'appeler
gramntairiens^ c'est-à-dire maîtres d'école, tous ceux qui les culti-
vent. Au siècle suivant, la réforme est partout victorieuse. De tous
les côtés (in l'accepte avec le même plaisir; elle s'établit et règne
en maîtresse chez les jésuites aussi bien que dans les écoles pro-
testantes. L'université se fait un peu plus prier, mais elle finit par
la sul)ir d'assez bonne grâce. Dans cette sorte de faveur universelle
qu'elle a rencontrée, il est assez dilFicile de savoir qui en a eu la
première idée, et de divers côtés on en a résumé l'honneur. La
Vérité pnr.iît être que les principes essi^^ntiels en ont été ens''ignés
d'abord dans l'université même, par Lefebvre d'Étaples et Nicolas
Cordier, mais qu'elle n'a été appliquée dans son ensemble pour la
première fois qu'au gymnase de Strasbourg, fondé par Jean Sturm
en 1538..
Qu'« Jle vienne de chez nous ou d'ailleurs, c'est en France qu'elle
a' été a<;ciu'illie avec le plus d'empressement. Elle était d.ms notre
génie; aucun pays ne l'a plus largement appliquée, aucun n'a tiré
plus de profit que le nôtre de cette éducation littéraire et humaine.
Nous lui devons nos deux grands siècles classiques : auv poètes et
aux orateurs du xvii® elle a donné ce qui est l'âme de l.i poésie et
dé. rélo(pi-n(îe, un public qui pût les comprendre; elle ;i préparé
dés disci^ples aux penseurs du xviii''; elle a fait notre tiers-état
LA RÉFORME DES ÉTUDES AO XTF SIECLE. 591
et, par lui, notre révolution. Elle convient si bien à notre tempéra^-
ment,('lle est tellement appropriée à notre natnre qu'il nous est dif-
ficile de ne pas la pousser hors de ses limites légitimes. Cette habi-
tude de tout rapporter à nous, de ne rechercher dans le passé
que ce qui s'a[)plique au présent, de demander à l'étude moins des
connaissances précises qu'un moyen de perl'ectionner notre esprit,
cette manie de généraliser à tout propos, de juger de tout par la.
vraisemblance plutôt que par la vérité, de tout simplifier pour
rendre tout accessible au plus grand nombre, peuvent avoir des
conséquences très fâcheuses quand on les exagère. La société qui
s'y livre perd le goût de la science, qui est surtout Tétude des
choses pour elles-mêmes, indépendaiimient de leur importance appa-
rente et de leurs résultats immédiats; elle prend le pli, dès l'école,
db n'aller an fond de rien et de se tenir à la surface; elle est mena-
cée de devenir superficielle et légère. Nous avons penché de ce côté,,
il faut bien le reconnaître, et l'on pouvait, dès le premier jour,
deviner qu'il en serait ainsi. Montaigne, l'un des esprits les plus
charma II s de notre race, le produit peut- ê Ire le plus agréable de
la renaissance quand elle était dans sa fleur, disait de lui-même :
« Je n'ai gcmsté de toutes les sciences que la crouste première: un
peu de chaque chose, à la française. » — A la française, vous l'en-
tendez ; il h't-n vante comme d'un mérite; nos ennemis nous l'ont
depuis r.'proché comme un défaut, et, pour faire noU'e confession,
je crois bien qu'ils n'avaient pas tort.
Telle étaii, la méthode que Baduel apportait avec lui lorsqu'il vint
diriger runiversité de Nîmes. Il est probable qu'il la tenait de Jean;
Sturm, dont un sait qu'il était l'ami; il est sûr qu'il comptait beau-
coup sur elle pour le succès de son admini.stration. Dès son arrivée
à Nîmes, il lii connaître son programme par une petiie brochure de
quelques pn^cs que nous avons conservée et qui est intitulée: de
Colleijio cl Uaiversitate Neinaiiseim. Elle est écrite dans un latin
tout cicéronien qui,, à lui seul, annonce déjà, le renouvellement des
études. Il roinmence par attaquer assez vivement ce ffui s'est fait
jusque-Li : il montre qu'on n'avait aucun soin de l'ordre dans lequel
il convient d'enseigner les lettres, que tout était lu'ouillé et con-
fondu. « Me>< vicieuses habitudes, dit-il, vont disparaître; on suivra,
dans la nouvelle école, une méthode plus conlorme aux pratiques
des anciens, plus appropriée aux divers degrés du développement
de renfaMi ei auK matières qu'on doit lui apprendre. » La princi-
pale étude cesse d'être celle de la dialecii(|ue; elle est remplacée
par hs lettres: c'est sur elles que tout repose: « Le théologien ne
peut evplifpi ;r purement la religion, ni le jurisconsiilie les lois, ni
le médecin les matières de' son art, sans avoir été pivaUblem^nt
instruit et exercé dans les lettres. » Pour les apprendre d'une
592 REVUE DES DEUX MONDES.
manière complète, Baduel demande qu'on entre au collège vers
cinq ou six ans et qu'on y reste jusqu'à vingt. A vingt ans, le jeune
homme quitte la faculté des arts pour entrer dans une des facultés
supérieures oii on lui enseignera sa profession spéciale, (^es quinze
années, pendant lesquelles le collège garde ses élèves, Baduel les
divise en deux cycles d'étendue fort inégale. Le premier enst-igne-
ment, celui de la grammaire et des humanités, dure au moins dix
ans. On voit bien que c'est pour Baduel la période la plus impor-
tante des études; il en règle avec soin les exercices, il indique les
auteurs qu'on doit lire dans chaque classe: ce sont les prosateurs
d'abord et, en première ligne, les lettres de Cicéron et ses traités
de morale, puis les historiens, puis les poètes qu'on garde pour la
classe la plus élevée. Beaucoup de ces prescriptions sont restées en
vigueur dans nos écoles. Le décret royal ayant institué à Nîmes une
faculté des arts en même temps qu'un collège, Baduel était tenu
d'organiser une sorte d'enseignement supérieur; il lui consacre
quatre ou cinq ans tout au plus, qui sont remplis par des cours
de littérature et de philosophie. Dans cette seconde période, le
caractère des cours n'est plus le même. 11 ne s'agit plus de
classes, mais de conférences publiques et libres, puhlicœ et liberœ
auscultati())ies. Les leçons de grammaire sont dites nécessaires
et l'on oblige les élèves à y assister : « Ils ne peuvent quitter leur
classe avant de savoir tout ce qui s'y enseigne. » Les autres ont
un auditoire plus flottant. « Les étudians n'y sont pas rigoureuse-
ment soumis à la règle de l'assiduité, ni forcés de remettre régu-
lièrement des devoirs. » Cette différence ne s'explique pas seule-
ment par l'âge des élèves qui, étant plus raisonnables, peuvent être
plus doucement traités ; un autre motif commandait ces ménage-
mens. La multiplication des universités leur portait un coup falal;
elles se nuisaient les unes aux autres. Le nombre des jeunes gens
qui se destinent à certaines professions libérales, comme la théolo-
gie ou le droit, et qui ont seuls un besoin véritable de l'enseigne-
ment qu'on reçoit dans la faculté des arts, ne peut pas indeliniinent
s'accioître. Il y en avait fort peu dans une ville comme Mîmes.
Pour (|u'un cours d'enseignement siipéiieur pût y lénnir un public
convena!)le, il fallait ouvrir la poiie à ces auditeurs bénévoles, qui
viennent par curiosiié ou par desdiuvretnent er, qui s'en vont dès
qu'ils s'ennuient ou f|u'ils trouvent (jnelfjue anlre chose à. faire.
C'est rléjà le régime actuel de nos facultés. Ou voit qn'il a com-
mencé de bonne h^'ure; de bonne heure ans-i il a p oduit de mau-
vais r'îsoltats. Uaduel, qui en asonir-rt. s'en plaint avec ameriiinie.
Il s'est bien aperçu ([u'un ()rot'esseiir qui s'asservit à cet audooire
mobde se con lanme inévitablement A la fiivolitô. H reconunaude à
son public « de ne point s'absenter des cours et de ne pas laisser
LA RÉFORME DES ÉTUDES AU XVF SIÈCLE. 593
le maître seul, comme il arrive trop souvent. » Il veut « qu'on ait
la liste des noms de ceux qui assistent et qu'on fasse l'appel à l'ou-
verture des leçons. » 11 faut croire que ces mesures ne furent pas
sérieusement appliquées ou qu'elles n'eurent pas le résultat qu'on
espérait; en réalité, on ne parvint jamais à établir à Mîmes une
véritable faculté des arts. Ce fut le collè^'e seul qui y réussit. Il est
probable que Radiiel ne demandait pas davantage.
L'administration de Baduel ne fut pas toujours heureuse. Je me
garderai bien de raconter, après M. Gaufrés, tout le détail de ses
infoi tunes, qui probablement intéresseraient peu le lecteur. J'en veux
pourtant tirer quelques conclusions qui ne sont pas sans impor-
tance. 11 ne manque pas de gens chez nous à qui il déplaît fort que
l'éducation publique soit dans les mains de l'état et qui envient le
sort des pays comme l'Angleterre, oii elle est presque entièrement
livrée à l'iniiiative des particuliers ou à la munificence des villes et
des corporations. Il est vrai qu'en revanche j'ai souvent entendu
des Anglais, parmi les plus éclairés et les plus libéraux, qui blâ-
maient leur pays de n'avoir pas su créer une éducation nationale,
qui trouvaient que l'état ne doit pas se désintéresser de l'enseigne-
ment et en laisser la charge à d'autres, qui regrettaient surtout
que l'Angleterre n'eût rien qui ressemblât à notre Ecole normale
et à nos lycées. Il me semble que ce qui se passa à Nîmes à pro-
pos du collège des arts peut nous donner quelques lumières
sur cette question délicate. C'était la ville qui avait sollicité et
obtenu la création de son université; ce fut elle qui la dota de ses
deniers, et, en échange de ces sacrifices, elle fut chargée de la
diriger. Il était bien dit, dans les lettres patentes du roi, que l'uni-
versité élirait ses officiers, c'est-à-dire qu'elle se gouvernerait elle-
même : en réalité, ce fut la ville qui nomma le recteur. Baduel,
qui voyait sans doute les inconvéniens de ce régime, fit créer un
conseil composé de ciioyens lettrés et distingués qu'on a|)pelait
gymtinsùiiqnrs^ auxquels se joignaient, suivant les circonstances,
les professeurs dt^s diverses classes et qui devait déciilt-r de tout
ce qui concernait la discipline et les études. Mais ni les gyfuna-
siarques, ni les consuls, ni les magistrats, ni personne, ne par-
vinrent cà (aire régner la bonne haruonie dans le collège. Pour
recrnier le corps enseignant , ou était souvent fort cniharrassé.
H fallait prendre les jjrol'esseurs au hasard ou les essayer dans
quelque cprt-uve iuiparlaile (l). Quelquefois les choix se trou-
(1) l/iisTgft s'cllit rotmprvé, pour i^ppotivor les proftiss^urs avant de les employer,
do los faire .li-|iiii.or cniio eux. IJailurl y iioiive du g:raiids inconvénient. 11 V'iiijrait
rcui|)la.-(!r la (lixpu'o, rest.e des ainicnnos haliinnles de la sro'astiipic, par une
éprouve plus s<érieu<c et qui rcjocmble asiCz à notre agrcgaiiou. a 11 y a, dii il, ua
TOME LIV. — 1«82. 38
59-1 REVCE DES DEUX MONDES.
vaient être assez fâcheux. C'est ainsi que Baduel , qui était plus
rhéteur que philosophe, avait fait venir, pour occuper à sa place
la chaire de philosophie, un savant de grand renom, que Rabe-
lais a raillé en passant, Guillaume Bigot. 11 était impossible d'avoir
la main plus malheureuse. Bigot était un vaniteux, un querel-
leur, un de ces spadassins de lettres comme il y en a tant au
XVI® siècle. Dès qu'il mit le pied dans le collège des arts, il préten-
dit en être le maître et entama avec Baduel une lutte pleine des
incidens les plus étranges. La discorde était dans le collpge; les
élèves des deux professeurs rivaux ne cessaient de se quereller. Un
jour, dans une de ces représentations solennelles qui se faisaient à
la Saint-Michel pour la rentrée des classes, Baduel prononça en
présence des écoliers et de leurs familles une invective sanglante
contre son collègue, dans laquelle il l'appelait « un pauvre diable
de professeur [magistellus), tout à fait dénué de talent,, de savoir,
de style et qui n'était capable que d'aller braire parmi les ânes. »
Remarquez que, des deux, Baduel était de beaucoup le plus mo-
déré. Bigot, dont on disait qu'il était souvent ivre et toujours fou,
sœpe ebrius, scmper ùfsaniis, répondait par des coups de langue
et quelquefois par des coups d'épée. Je laisse à penser ce que deve-
naient les étu'les au milieu de tous ces conflits. Les bons citoyens
gémissaient, les brouillons se partageaient entre les deux rivaux,
les procès naissaient les uns des autres. L'école devenait un champ:
de bataille, et il ne se trouvait pas d'autorité assez ferme pour réta-
blir la paix dans ce petit monde troublé. 11 me semble qu'une leçon'
se dégage de cette histoire : lorsqu'on voit quels désordres peu-
vent se produire quand l'éducation est tout à fait abandonnée aux
particuliers ou au-x villes, on devient moins défavorable au système
qui la met dans la main de l'état.
Baduel n'apportait pas seulement à Nîmes une réforme pédago-
gique; il aida; singulièrement à y répandre la réforme religieuse.
J'ai dit qu'il avait suivi les leçons de Mélanchton. A Strasbourg, en^
même temps qu'il fréquentait Jean Sturm, il s'était lié avec Bucer
et Calvin. Quand il vint diriger le collège et l'université de INîmeS',
il partageait, sans le dire, toutes leurs idées. Ses opinions se firent
jour pour la première fois dans le public par son mariage. Assuré-
ment rieu n'empêchait Baduel de se marier, puisqu'il n'était pas
bien meilleur moyen de connaître leur savoir, c'est de leur faire lire et expliquer tm
morci'au de queiqui; auteur, de leur doimer à écrire une composition on \ers ou en
prose. Si les magistrats employaient ce moyen et proposaient aux professeurs des
sujets qui ne demandent pas de préparation spéciale, its feraient plus pour la bonne
éducation de la jeunesse qu'en écoutant je ne sais quels argumens cornus, lentement'
fabriqués et compilés, défendus avec acharnement et étrangers à l'en-eigncment de»
classes^ »
LA RÉFOllME DES ÉTUDES AL XVI"' SIÈCLE. 595
eagagé dans les ordres sacrés, mais on avait jusque-là regardé les
fonctions de l'enseignement comme une sorte de dépendance de
l'état ecclésiastique. Il n'y avait, dans l'Université de Paris, que la
faculté de médecine qui n'imposât pas le célibat à ses membres. Il
était de règle même dans celle des Oirts, quoiqu'il y régnât une
sorte d'esprit laïque et une grande opposition aux moines de tous
les orJres. Quand la règle disparut, le préjugé resta. Au xvu* et
xvur siècles, les grands universitaires, comme RoUin, ne se mariè-
rent pas, et les gens qui, en 1808, essayèrent de fonder l'univer-
sité nouvelle en y conservant autant que possible l'espiit des
anciennes universités, insinuèrent dans les statuts l'article sui-
vant : « Les proviseurs et censeur des lycées, les principaux et
régens des collèges, ainsi que les maîtres d'étude de ces écoles,
seront astreints au célibat et à la vie commune. » Une prescription
pareille, au lendemain de la révolution, semble fort singulière et
ne pouvait pas durer longtemps. Mais, en 15/i2, on dut être fort
surpris de voir le recteur d'une université qui se mariait. Baduel
ajouta au scandale en publiant quelque temps après une petite bro-
chure sur le mariage des gens de lettres, où il excitait ses collè-
gues à suivie son exemple. 11 énurnérait les qualités de la femme
qu'un homme studieux doit associer à sa vie. Il lui faut en choisir une
qu'il puisse aimer, — deligat quam diligat, disait-il dans son latin
mignard, — la prendre dans une famille honorable pour qu'elle ait
eu sous les yeux des exemples d'honnêteté et de chasteté, plutôt
vertueuse que riche, la profession des lettres ayant en vue les bonnes
mœurs et le bien de la société plus que la fortune; « cependant,
ajoute-t-il finement, la richesse n'est pas à dédaigner, car elle
assure l'indépendance. » — « Ainsi choisie, l'épouse du lettré sera
modeste et silencieuse , diligente dans l'accomplissement de ses
devoirs domestiques, attachée à son époux, en qui elle verra à la
fois un supérieur et un égal, simple en sa toilette, modérée dans le
manger et le boire, pieuse et adonnée à la prière. Elle priera chaque
jour avec son mari. Je ne puis dire, ajoute ici Baduel, combien
cette habitude est douce, agréable à Dieu, propre à dévelo[)per la
piété. Les prières réunies d'un mari et d'une femme ont un grand
prix devant Dieu; elles affermissent la foi, ajoutent à l'affection
mutuelle et sont la source d'une gi'ande félicité. L'épouse, en
outre, se sachant l'aide de son mari, socia et adjatrix, lui ménage
la tran juillité et le repos, le soulage des soins qu'elle peut prendre
pour lui, l'encourage au travail par le silence, la propreté élé-
gante, l'afTection dont elle l'entoure, le console dans ses ennuis,
élève dans la foi ses enfans qu'elle a commencé par nourrir de son
lait; bref, lui assure paix au dedans, dignité au dehors, et le met
ainsi en état de faire porter tous leurs fruits à ses travaux de pro-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
fesseuret d'homme de lettres (1). » Le mariage de Baduel était déjà
une façon assez significative de rompre avec le |);issé et de laisser
entendre qu'il partageait les opinions nouvelles. Dans son collège,
il les soutenait et les propageait d'une manière plus directe et plus
eflicace. C'était alors l'usage que le chef d'un établissement, même
quand il n'était pas prêtre, adressât de temps en temps aux élèves
de véritables sermons. Baduel en profitait pour expliquer les livres
saints dans le sens des novateurs. « Je n'ai garde, éctivait-il à Cal-
vin, d'oublier ma vocation chrétienne et le devoir de confesser le
Christ. Les jours de fête, j'explique les proverbes de b'alomon et je
tâche de former mes nouveaux élèves à la crainte de Dieu et à la
vraie piété. A ces leçons assistent beaucoup d'habitans de la ville,
et, dans le reste de mon enseignement, je m'applique à ne traiter
aucun sujet qui ne renferme quelque grave et sainte leçon. Aussi
vois-je des progrès dans le savoir élégant et dans la foi évangé-
lique. Priez Dieu de me mettre en état de suffire à ma tâche! »
Voilà ce que Baduel faisait dans ses classes, à Nîmes, à Carpentras,
à Montpellier, partout où les événemens l'amenèrent. C'était une
véritable prédication de la réforme, et l'on en vit bien les fruits
lorsque, vingt ans plus tard, presque toute la ville de Nîmes se fit
calviniste.
On ne peut s'empêcher de remarquer, à ce propos, que la réforme
des études au xvi* siècle fut d'abord une œuvre protestante. Jean
Sturra, à Strasbourg, comme Baduel, à Nîmes, étaient des parti-
sans décidés de Luther et de Calvin ; nul doute que les générations
qu'ils élevaient, et sur lesquelles leur façon d'enseigner leur don-
nait beaucoup d'influence, auraient été peu à peu amenées à par-
tager leurs opinions. C'est ce que comprirent admirablement les
jésuites; d'un coup d'œil ils aperçurent le péril, et, pour le con-
jurer, ils se firent hardiment novateurs. Bompant à leur tour avec
les traditions du passé, dont ils étaient les défenseurs obstinés pour
tout le reste, ils firent entrer dans leur Batio sludiormn toutes
les méthodes nouvelles. Ils les y mirent en œuvre avec une habi-
leté merveilleuse, les pous5-ant même à l'excès, et n'hésitant pas à
flatter le goiit de leur temps dans ce qu'il avait d'exagéré. C'est ainsi
que la bourgeoisie fut enlevée au protestantisme. Elle lui auiait sans
doute appartenu presque tout eniière si le mouvement du début
s'était coniinué, si, grâce à l'attrait des nouvelles méthodes, le flot
des élèves s'était toujours porté vers ses écoles. Les jésuites eurent
l'adresse de desarmer leurs ennemis de ce qui attirait vers eux; en
(1) Je reproduis ici l'analyse intéressante que M. Gaufrés pr(^sfin(e de cet ouvrage,
11 ét^it intitulé : de Hatione vitœ siuUosœ ac litteratœ in malrhnonio coliocandm at
degenilœ. Ce qui prouve que ce petii livre a été beaucoup lu à cette ô^jociuo, c'est
qu'il a eu plusieurs éditions et qu'il fut aussitôt traduit tn français.
LA IlÉFORME DES ETUDES AU XVI* SIÈCLE. 597
leur ôtant ce qui pouvait être la principale raison de leur siiccès,
ils conservèrent à l'église calholi|ue les classes moyennes qu'elle
était en train de perdre.
II.
En quittant Baduel pour Muret, nous passons d'un savant obscur
à un très grand personnage. Le renom de l'honnête recteur de l'uni-
versité de ÎSÎmes a toujours été fort modeste; le professeur de
l'universiié de Rome, placé sur un théâtre éclatant, s'est fait con-
naître au monde entier. Il était regardé comme l'un des maîtres les
plus illustres et des plus grands écrivains de son époque. Cette
gloire a tenté M. Dejob, qui a voulu étudier à fond un homme aussi
important. JNon-seulemeni il a lu avec soin ses ouvrages et ceux des
savans avec lesquels il était en relation et qui ont parlé de lui, mais,
pour être sûr de ne rien omettre de ce qui le concerne, il est allé
fouiller les bibliothèques des villes italiennes où Muret avait séjourné ;
les archives de Venise et de Rome lui ont fourni un bon nombre de
renseignen:ens curieux. De tous ces documens M. Dejob a composé
un ouvrage dont l'intérêt est double, car en nous racontant la vie
d'un grand professeur du xvi* siècle, il nous apprend beaucoup sur
les écoles de, son temps.
Marc-Antoine Muret était né dans le LimouF^in, en 1526, d'une
ancienne famille. Sa vocation vérital)le se révéla de bonne heure ;
à dix-neuf ans, il était professeur dans son pays. Deux ans après,
on l'appela, sur sa réputation, à Bordeaux pour occuper une chaire
dans ce fameux collège de Guyenne, fondé en ibZh par Antoine de
Gonvéa, et qui, selon de Thon, avait tant de renommée qu'on y
venait même de Paris. Muret y fut le maître de Montaigne, qui se
souvint toujours de lui avec reconnaissance. Le jeune professeur
avait composé une tragédie latine (|ui s'appelait Jules C/s/tr; elle
fut jouée par les élèves du collège, et nous savons que Montaigne y
avait un rôle. Que'ques années plus tard, nous retrouvons Muret à
Paris, où il enseigne avec un éclat extraordinaire. Un do ses pané-
gyristes dit ([ue « lorsqu'il allait commencer une leçon, toutes les
jdaces étaient occupées, qu'on ne laissait pas un libre passage au
proresseuret(|ue c'était sur les épaules de ses auditeurs qu'il s'ache-
minait à sa chaire. » Sa vie était alors fort dissipée. Déjà, à Bar-
deaux, quoiqu'il fût écrit dans les règlemens du collège que « les
régens devaient vivre honnestement et er) bonnes mo;nrs, pour être
exenq)les de vertu aux disciples et étudians, » Muret chantait ses
amours en vers laiins l'ort libres dans lesquels il s'adressait sans
scrupule à plusieurs maîtresses à la fois, car c'était son opinion
598 15EVUE DES DEUX MOiMJJlES. '
« qu'uno souris doit toujours avoir plus d'un trou à se retirer. » A
Paris, il s'ciait lié avec les gens à la mode ; il ét;iil raiTii,le familier
des poètes de la Pléiade, qui appréciaient beaucoup son esprit et
son savoir. Ronsard lui écrivait :
Divin Muret, tu nous liras Catulle,
Ovide, Galle, et Propei'ce et TibuUe,
Ou tu joindras au sistre Téïeu
Ce vers miguard du harpcur Lesbien.
Le Jour où les amis de Jodelle, renouvelant des cérémonies un peu
trop païennes, imaginèrent d'immoler un bouc à Bacchus, pour fêter
Ite succès que le pc^ète venait d'obtenir au théâtre. Muret faisait
partie de la bande joyeuse. Ce n'était donc pas un de ces professeurs
qui ne sOiiient jamais de leurs graves fonctions, qui, en quelque
société qu'ils ise trouvent, paraissent toujours ench.-iire. Il se piquait
au contraire de n'être pas esclave de ces manies qu'on prend dans
les écoles, il faisaii bon marché de toutes les superstitions des gens
de collège et d'université, et nous verrons que, même dans ses
barangues scolaires, il n'est pas fâché de se meure en contradiction
avec eux. llonsard, qui détes ait le pédantisrae et qui trouvait que
les professeurs gardent de leur métier une marque indélébile, ran-
geait Muret parmi ceux « qui n'ont de pédaot que la robe et le
bonnet. »
Ces bi'illans succès, obtenus dans les collèges et dans le monde,
furent interrompus par un incident qu'il nous est d'îibord didicile
d'expliquer. Nous tinuvons tout à coup Muret jeié en prison, puis
quittant brusquement Paris. A Toulouse, où il se retire, son histoire
est tout à fnit la morne. 11 se ujet à enseigner, il aliii-e les auditt^urs
autour de sa chaire, mais il est de nouveau poursuivi par la police
et forcé de s'enfuir. Celte fois, l'aventure eut d*s suhes. Malgré
le départ de Muret, le parlement instruisit l'alfaiire. On lui fit son
procès [)ar contumace et il fut brûlé en effigie. Que lui reprochait-on?
Deux crimes dont le premier ne lui ferait pas beaucoup de tort à
nos y^'ux, et qui d ailleurs est fort loin d'être prouvé: on l'accu-
sait d'être liuguen<3t. Toute la vie de Muret semble démentir ce
reproche, et il ne convient guère à celui qui fut plus tard l'apolo-
giste de la Saint- l'artliélemy. L'autre accusation est beaucoup plus
grave et par mallieur hcancoup plus vraisemblable aussi que la
première. Colletet, son biographe, l'indique suih.saranient cpjaud il
dit qu'il fut convaincu a de ce a*ime capital qui a fait autrefois
embrast-r de soufre et de bitume des cités entières. » Q.iciques amis
ont essayé d'en défendre Muret; mais nous aurions voulu qu'il s'en
défendit lui-même, il ne l'a jamais fait sérieusement et sY'st coû-
LA RÉFORME DES ÉTUf>ES AU XVI* SIÈCLE. 599
tenté d'opposer à la sentence des jujes de Toulou^^e quelqnes pro-
testiilioiis vagues où l'on ne sent pas l'accent de l'honnêteié révol-
tée. M. Dejoh, qui, ta force de vivre avec son autenr, a fini par lui
devenir très bienveillant, reconnaît, lui-même qu'il est diflicile de
croire à son innocence.
La France lui était désormais fermée, il se dirigea vers l'Italie.
C'est pendant sa <uite que lui arriva une aventure pi(ju;inte qui a
été souvent racontt'e. Dans une ville de Lorabarrlie, nous dit son
biographe, les longues traites de chemin qu'il avait faites, la plu-
part du temps à pied, jointes aux ennuis qn'il concevait de son
iofiirtutie, lui causèient une fièvre ardente qui l'obligea k se mettre
entre les mains des médecins. Comme i! était fort mal vêtu, ils le
prirent ponr uii ignorant, et l'un d'eux, proposant no remède hasar-
deux et extraordinaire, dit^ l'autre, dans une langue qu'il croyait
inconnue de son malade: Facinnnis cxpcrimeniujn in nnbna vili.
Muret les étonna fort en répondant par cette éloquente apostrophe:
Vile m animant tippellas pro qun Christ us non dedigmiliis rsirvori!
Sauvé de la malaflie et des médecins, Muret sf rendit à Veni.-e. Il
savait que c'était une \ille hospitalière au>i gens de lettres et où ils
trouvaient plus de liberté qu'ailleurs. Dans un temps où les bûchers
étaient partout allumés et les héréiiques poursuivis avec une
rigueur impitoyable, Venise cherchait <à être tolérante, et, malgré
le pa e et les évêques, protégeait la liberté de conscience des
étudians allemands qui fréquentaient l'université de Padoue (1).
Comme elle faisait passer son intérêt et sa grandeur avant tout, elle
était pleine d'indulgence pour les gens qui la servaient et l'hono-
raient, et ne se préoccupait pas trop de leurs opinions religieuses.
« Siamo Veneziiini, avait dit l'un de ses enfans, pai <ri,siiani. »
Les professeurs n'étaient paS: plus inquiétés chez elle à propos de
leur conduite privée que pour leur orthodoxie. Un ennemi detiah'lée;,
qui vou'ait lui nuire, ayant écrit aux magistrats qu'il avait un enfant
naturel, ils répondirent à cette détionciation en décidant qu'ils aug-
menteraient les appointemens dn grand astronome pnisfjue ses
charges s'étaient accrues. Cette république aristocraiicpje prenait
autant de soin, de l'instruetian que les démocraties d'aujourd'hui.
Elle avait midtiplié les écoles et ordonné qu'elles seraient distri-
buées dans les divers quartiers de la ville pour que personne n'eût
à les aller chercher loin de lui. Non-seulement l'instruction devenait
ainsi plus laci'e. mais elle ne coûtait rien. ÏJne enseigne, placardée
sur la porte de l'école, devait annoncer qu'on y apprenait gratuite-
(1) M. Do.iob a ftit à en f^njet, et en général à propos cLi rinstniction qii'oo rlonnaî';
à Venise, d'îs déronvertcri l'art curieuses daas les archives de l'uni vereii-é do i^adoue
et dans celle» des Frari.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
ment la grammaire et les lettres : Qui s'insegna grammatîca e
humanità sema premio. Dans ces écoles, les professeurs étaient
souvent de très grands personnages, qui appartenaient aux pre-
mières familles de l'état; ils s'appellaient Foscarini, Gornaro, Gius-
tiniani. Cependant ils n'arrivaient pas par la faveur à la position
qu'ils occupaient. Les chaires étaient au concours. Muret ne l'igno-
rait pas ; il comptait sur cet usage libéral et sur l'impartialité des
juges de Venise pour retrouver la situation qu'il avait perdue. Il
prononça devant eux un beau discours, que nous avons conservé,
et conquit tous les suffrages par l'élégance de son latin cicéronien.
Après avoir enseigné quatre ans à Venise, il la quitta pour s'at-
tacher au cardinal d'Esté et devenir professeur à l'université de
Rome. Ce fut sa dernière étape : il y resta jusqu'à sa mort. L'en-
seignement, on le comprend, n'était pag à Rome aussi libre qu'à
Venise. Une congrégation de cardinaux veillait sur l'orthodoxie des
maîtres, et leur surveillance était souvent tracassière et gênante.
Sous prétexte de conserver la pureté de la foi, ils protégeaient
toutes les anciennes habitudes, bonnes ou mauvaises. La défense
d'innover s'étendait à tout, et la routine était aussi sacrée que le
dogme. Muret en fit plus d'une fois l'épreuve. Il avait inauguré à
Rome rex()lication de Platon et exposé devant ses élèves les idées
de ce grand philosophe qu'ils ne connaissaient pas; mais, après
une année, les partisans des vieilles traditions s'alarmèrent, et il
reçut l'ordre de choisir un autre auteur. En latin, on ne voulait pas
le laisser sortir de Cicéron ; pour avoir le droit d'expliquer Tacite, il
lui fallut livrer une bataille. Non-seulement on contrôlait le sujet
de son cours, on gênait aussi ses lectures. Il avait vu un j'ur, dans
la bibliothèque du Vatican, un manuscrit ptécieux du philosophe
Eunape, le défenseur de Julien, et le demanda pour le faire copier.
On refusa de le lui donner sous prétexte que c'était un livre empio
e scelerato. Heureusement Muret était de mœurs douces et fort peu
exigeant; il céda autant qu'on voulut et eut l'habileté d'enseigner
vingt ans à Rome sans se créer aucune njéchaule affaire et en con-
tentant tout le moude.
Cette éj)oque e^t la plus brillante de sa vie ; il y arriva en même
temps à la gloire et à la fortune. Ce dernier point est à noter :
quoique alors les [)rofesseurs fussent mal rétiibués, il trouva moyen
de se taire d'assez bonnes renies. M. Dejob a raconté comment il
s'y prit pour forcer les autorités universitaires à le | ajer un peu
plus qu'elles ne le voulaient, et ce n'est [)as un des pa>sa;;es les
moins anm^ans de son livre. Mnnt trouvait ses appoint^rnens insuf-
fisans et se plaignait souvent que les cardinaux qui gouvernaient
l'université ne fussent [)as assez généreux : il n'y a rit-n la que de
fort ordinaire. Ce qui l'est moins, c'est qu'il prenait ses élèves
LA KEFORiME DES ÉTUDES AU \\V SIÈCLE. 601
pour confidens de ses plaintes. Il leur dit un jour, dans une de ses
harangues solennelles : « J'apprends que les hommes illustres et
émiiiens qui ont été chargés d'attribuer à chaque professeur un
traiteiiient proportionné à son mérite veulent éprouver si je suis
philosophe ou si je feins de l'être. Aussi m'ont-ils assigné des hono-
raires annuels fort exigus, afin de me convaincre, si j'en étais
blessé, de ne pas mépriser l'argent, et partant de n'être pas philo-
sophe. Pour moi, bien que je ne sois pas de ces sages qui ont pour
l'argent un profond mépris, j'ai résolu en cette occasion d'agir en
philosophe. Je mépriserai donc, s'ils ne changent de décision, et
l'argent qu'on m'olFre et celui qu'on me refuse, et, si l'on aie force
à choisir, à un travail gratuit je préférerai un repos gratuit. »
C'était annoncer d'une façon très claire que, si l'on persistait à lui
refuser « un traitement proportionné à son mérite, » il cesserait de
faire son cours, ou, comme on dit aujourd'hui, il se mettrait en
grève. 11 tint parole, et, au commencement de l'année suivante, il
déclaia qu'il avait besoin de quelques loisirs pour achever des tra-
vaux interrompus et laissa l'université commencer sans lui. Les
élèves étaient prévenus; ils savaient le motif véritable de sa retraite,
et comme ils tenaient beaucoup à lui, ils se montrèrent fort mécon-
tens. Il fallut les satisfaire, et les cardinaux durent s'exécuter : au
lieu de 100 florins, Muret en reçut 150 et remonta aussitôt dans sa
chaire. Un peu plus tard, probablement sur ses instances et ses
menaces, on le mil à 200 florins. Enfin, vers les derniers temps, on
eut besoin de lui dans l'intérêt de l'université, et on lui demanda
de quitter l'enseignement du droit, auquel il se plaisait beaucoup,
pour revenir à celui de la littérature. Comme il avait déclcirè à plu-
sieurs reprises devant ses élèves qu'il appartenait désormais à la
jurisprudence et qu'il ne l'abandonnerait jamais, il se fit quelque
temps prier, puis il céda tout d'un coup. "\'eut-on savoir les motifs
de sa complaisance? Il les a révélés sans aucun ménagement dans
une lettre écrite à son ancien élève, le jésuite Benci. « On a pro-
duit, lui dit-il, plusieurs argumens pour me décider, entre autres
celui-ci qui est irrésistible : au lieu de 200 écus d'or par an, on
m'en a olfert AOO. Auprès d'un homme sans fortune et que l'ap-
proche de la vieillesse oblige à compter un peu plus, on ne pouvait
mieux s'y prendre. Grand émoi parmi ceux qui ont étudié sous moi
les Pandectes ; ils déclarent ne pouvoir supporter un autre profes-
seur. C'est leur affaire; moi, j'encaisserai joyeusement tous les
ans âOO écus, puisque Dieu le veut, pour avoir de quoi jouir un
jour du repos. » L'aveu est presque cynique ; il est vrai qu'il ajoute
aussitôt : « Vous êtes bien heureux d'avoir choisi un genre de vie
où l'âme est libre de ces soucis! » C'est ainsi que, dans un métier
oti d'ordinaire on restait pauvre, Muret acquit une fort honnête
602 r.EVUE DES DEUX MOiNDES.
aisance, l'es criiiques allemands, qui ue l'aiment pas, lui ont repro-
ché cti qu'ils appellent sa raj)acilé. Le mot est trop dur et le reproche
iujuste. Muret avait ouiiii l'inlorLune, il avait porté, pour vivre, le
joug pesant des grands seigneurs. Ou comprend qu'il ait cherché à
leur échapper et à conquérir l'iadépendance au moins pour ses
derniers jours. Après tout., il ne demanda sa fortune qu'à son
talent, et il lui était bien permis, quand il voyait l'enihousiasme
des élèves et l'admiration des savans, de mettre ses leçons à un
haut prix, i^n 1573, il fut chargé de la harangue solennelle qui se
prononçait tous Ls ans à l'ouverture des cours de l'université (1).
Les cardiuaux lui imposèrent comme sujet de son discours l'éloge
des lettres. La matière n'était pas nouvelle ; Muret imagina de la
rajeunir en soutenant que les lettres ne donnent pas seulement la
gloire, qu'elles procurent quelquefois aussi des biens plus réi-ls et
qu'on peut s'enrichir dans la littérature comme ailleurs. Il aurait
pu citer son exemple.
Ses fonctions ne se bornaient pas à l'enseignement. Le cardinal
d'Esté, son protecteur, et la chancellerie romaine empruntaient
souvent sa plume dans les circonstances déhcates. Son latin avait
des finesses et des gnlces qui le tiraient de tous les mauvais pas;
persorine ne tournait avec plus d'aisance les Jettres les plus diffi-
ciles. 11 y en eut pourtant, parmi celles qu'on lui demanda d'écrire,
qui durent un peu l'embarrasser. L'empereur Ferdinand P*" avait
fait un jour au saint siège une communication très grave : il décla-
rait qu'il ne croyait pas possible de trouver dans ses états un nombre
suffisant d'ecclésiastiques capables d'observer la règle du célibat, et
comme il estimait que la prescription de la cominejice absolue
mettrait les prêtres dans l'alternative du cynisme ou de l'hypocri-
sie, il en dejnandait la suppression. M. Dejob a trouvé dans un
manusciit de la bibliothèque Barberini que ce fut Muret qui fut
chargé de répondre. Quel malheur que sa lettre soit perdue! il eût
été fort pi({uantde voir comment s'y prenait l'anîi ur de tant devers
légers, le héios des aventures de Paris et de Toulouse, pour faire
l'éloge de la continence.
En ce moment, Muret était devenu une sorte d'orateur officiel dont
(1) L'université de Home a conservé ce vieil usage. Je me souviens d'avoir assisté, le
2 novembre 1i!76, au discours d'ouverture prononcé par M. t^uigi Ferri devant une
nombreuse as'^embléc. L'orateur parl.iit de la philosophie ithlieime et des tentatives
faites au xvi*" siècle par qu( Iques nobles esprits pour secouer le joug d'Ari.-tote et fon-
der une doctrine libérale. Il rappelait le triste sort de ces niulheiireu.x qui avaient été
punis presque tnus de leur indépendance par la prison ou la mort. La séance avait lieu
dans la grande salle de la Sapiensa, toute couverte encore des portraits des jésuites
illustres qui. pendant deux siècles, ont enseigné dans l'université de Rome. Chaque
fois que M. Ferri, aux applaudissemens du public, parlait avec éloge de quelque yiC
time de rinquisiiion, il me semblait voir ces figures de jésuites grimacer.
LA RÉFORME I>F.S ÉTUDES AU Wl* SIÈCLE. 603.
on exhibait volontiers l'éloquence clans les grandes occasions. Sa
pai'ole élognnie et- majestueuse relevait la jjompe des solennités de
l'église Cl semblait établir un lien de plus entre la Home des; papes
et celle de Citéron. C'est ainsi qu'il l'ut désigné pour prononcer
l'oraison funè! re de Pie V dans Saint-Pierre, quoiqu'il fiit encore
laïque, et pour célébrer la victoire de Lépante, dans l'église de
VArii-Cœli. Celte grande situation, qui le mettait en lumière et
donnait un relief singulier h son éloquence, avait aussi des incon-
véniena auxquels il ne put pas échapper. Pour plaire au pape Gré-
goire XIII, il fit, en présence de l'ambassadeur français, l'éloge de
la Saini-Barthélemy. C'est le plus connu de tous ses discours et
celui qu'on lui a le plus justement reproché. Il suffit i)Our en juger
l'esprit de reproduire le passage suivant, que M. t'ejob a cilp après
beaucoup d'autres : « 0 nuit mémorable et digne d'être notée dans
les fastes d'une marque éclatante, car, par la mort d'un petit nombre
de séditieux, elle a délivré le roi d'un péril jirésent de mort, le
royaume delà crainte perpétuelle des guerres civiles! Pendant cette
nuit, j'imagine que les étoiles même brillèrent d'un plus vif éclat
et que la Seine roula des ondes plus abondâmes pour emporter et,
vomir plus vite dans la mer ces cadavres d'hommes impurs. >i Voilà
des paroles bien cruelles et qui, au premier abord, ne semblent
guère convenir à la nature douce et humaine de Muret. M. Dejob
pense qu'elles lui ont été inspirées par la ftavf ur. Il est sûr qu'on
vivait à Piome sous une dure contrainte : ce gouvernement, qui était
paternel tant qu'il ne s'agissait que des mœurs, devenait impitoyable
dès que les croyances étaient menacées. Paleari a raison de parler
de cette épée toujours suspendue sur la tête des penseurs; il con-
naissait le péril, ce qui ne l'empêcha pas de le bra\er et de payer
sa liberté de sa vie. 11 est possible que cet exemple ait fait peur à
Miu'et, qui n'était pas courageux, et l'on sait que la peur rend quel-
quefois enragé. « La conduite des gens peureux, dit tiès bien
M. Dejob, n'est pas uniforme. La crainte les conduit bien tous dans
le camp du plus fott, mais elle leur y assigne des rôles dillerens : les
uns, âiiii s douces, candides, incapables de maîtriser ou de dissi-
muler leur frayeur, y gardent la posture de prisonniers supplians;
les autres, non moins poltrons, mais plus avisés, remarquent que
la bataille est finie, ramassent quelques armes à terre, et, déguisés
en soldats, réclament qu'on achève les vaincus. » Ces réilexiuns sont
justes, et l'on peut croire que Muret a exagéré sa haine contre les
vaincus pour n'être pas suspect de leur être favorable. Au fond
pourtant, il ne les aimait pas, et, en les attaquant, il exprimait ses
sentimens véritables. Ce n'est pas qu'il fût un fanatique; je me
figure plutôt qu'il n'avait de passion que pour les lettres et que le
reste le touchait peu. Mais ces indilTérens sont sujets à des colères
604 REVUE DES DEUX MONDES.
terribles quand ils soupçonnent qu'on veut troubler cette bienheu-
reuse franquillité qui leur est si précieuse. Il n'y a rien de plus
commun que de voir les modérés devenir violons contre les vio-
lens. Précisément parce que Muret ne tenait pas à tous ces dogmes
discutés, il ne comprenait guère qu'on s'échaufTàt à la controverse;
il en voulait mortellement à ceux qui, pour des motifs qui lui sem-
blaient futiles, troublaient la paix publique, au grand désespoir des
lettrés et des savans, qui ont besoin de la paix pour travailler. C'est
ainsi qu'il fut amené à écrire ce discours, qui est une honte pour sa
mémoire.
Je viens d'exposer rapidement les principales circonstances de
la vie de Muret. Quelque intérêt que cette vie présente, elle n'est
pas le seul attrait du livre de M. Dejob; j'ai dit plus haut qu'il
contenait aussi des renseignemens très curieux sur les écoles de ce
temps. Ces renseignemens sont d'une grande importance pour le
sujet que j'étudie. INous avons vu, avec Baduel, la réforme des
études commencer dans la première moitié du xvi^ siècle. Muret,
qui vient plus tard, nous montre ce qu'elle est devenue quand le
xvi® siècle finit. Nous savons ainsi ce qui a été fait de l'un à l'autre
et ce qui reste à faire; nous pouvons apprécier déjà le bien et le
mal qu'ont produit les méthodes nouvelles.
Parmi les réformes annoncées dans le programme de Baduel il
y en avait une qui s'était vite et pleinement accomplie, aux applau-
dissemens de tout le monde. Baduel, et tous les savans avec lui,
demandait qu'on renonçât au jargon de la scolastique et qu'on
revînt autant que possible au latin de Cicéron. Ce souhait est entiè-
rement réalisé avec Muret. De ce côté, il ne reste rien à désirer
désormais. Personne n'a jamais écrit un aussi bon latin que lui.
Ses discours, dès leur publication, furent mis au même rang que
ceux des orateurs classiques, et l'on peut dire que cet enthousiasme
s'est conservé presque jusqu'à nos jours : il y a quelques années
encore, on réimprimait ses œuvres oratoires à Leipsick, et les élèves
des gymnases allemands les plaçaient dans leurs pupitres à côté
de Cicéron et de Tite Live. Il est sûr qu'on ne peut les lire sans
éprouver une sorte de surprise; on se demande comment il se fait
qu'un moderne soit si à l'aise en s'exprimant dans un idiome
antique. Muret fit illusion à ses contemporains, qui, en l'écoutant
ou le lisant, croyaient entendre parler un homme d'autrefois. Ce
qui nous donne une bonne opinion de sa perspicacité, c'est qu'il
re se fait pas illusion à lui-même. II sait tout ce qu'il y a d'artificiel et
de faux dans ce travail de composition en latin. Il en connaît, il en
dévoile les imperfections nécessaires. La principale, c'est que nous
ne pouvons pas rendre dans une langue morte les idées de notre
époque. Il faut donc nous contenter des idées qui sont de tous les
LA. RÉFORME DES ÉTUDES AU XVI' SIÈCLE. 605
temps, c'est-j'i-dire faire des lieux-communs. Muret s'y résij^ne dif-
ficilement. 11 cherche autant que possible à orner, à dissimuler ces
développcmens généraux sous les finesses du style, à leur donner
un air de nouveauté, à se les rendre propres. Mais, ici encore, il
est arrêté à chaque instant. Pour aller au fond des choses, pour les
rendre d'une façon qui fût personnelle, il lui fallait créer des expres-
sions nouvelles, ce qui n'est pas permis dans une langue définiti-
vement fixée et qui ne peut plus s'enrichir. Il est donc réduit à se
tenir à la surface de son sujet et à redire ce que les autres avaient
dit; son éloquence est irrémédiablement condamnée à être super-
ficielle et commune : voilà pourquoi elle nous plaît si peu. Mais
ces défauts choquaient moins ses contemporains que nous. On
avait alors moins abusé du lieu-commun; il avait des grâces de
nouveauté qu'il a perdues. D'ailleurs le fond, pour eux, disparais-
sait devant les agrémens de la forme. C'était un plaisir inconnu
que de lire un ouvrage qui fût bien écrit. Le latin du moyen âge
était sorti de celui qu'on parlait au vi® siècle dans les provinces de
l'empire, c'est-à-dire d'une langue tout à fait corrompue. Comme il
était resté en usage dans les écoles et qu'on le parlait couramment,
en passant par tant de bouches ignorantes, il s'était sans cesse
altéré; à la fin, ce n'était plus qu'une pourriture de pourriture. On
éprouva donc une sorte d'éblouissement quand on vit reparaître la
belle langue de Cicéron dans sa pureté. €n vieil universitaire, qui
se rappelait la harenga toute hérissée de divisions scolastiques, toute
farcie de termes barbares, que prononçait le maître ès-arts le jour
de son installation (l),et qui lisait un discours de Muret, ne pouvait
s'empêcher de ressentir une admiration sans bornes. — Après tout,
il n'avait pas tort. Ce n'était pas un médiocre avantage d'être par-
venu à reproduire la pureté et l'élégance des écrivains antiques, et
il n'y a rien qui nous introduise plus profondément dans le génie
d'un peuple que l'effort qu'on fait pour bien écrire ou bien par-
ler sa langue. Cette première réforme avait donc complètement
réussi.
11 en était de même de celle qui consistait à remplacer dans l'en-
seignement la logique par les lettres. Le règne exclusif d'Aristote
était fini; les orateurs, les poètes, les historiens, les philosophes
(1) Voici, d'après M. Thurot, l'analyse d'une de ces harengœ prononcées par les
bacheliers, dans la faculté de décret, ou de droit : « La harenga était un discours sur
le droit cannn. Le hachclier comme çait par invoquer le secours de Jésus-Chiist; il
faisait ensuite 1 élou^o du droit canon scrun te.\te emprunté aux collections des décré-
talcs; il terminait en rendait des actions de grâces à Dieu, à la Vierge, à snn pa'ron,
et aux docteurs. H énonçait sur chacun de ces points un nombre symétrique de pro-
positions qu'il démontrait par majeure et par mineure. Les termes de ces propositions
étaient rimes. » Toutes les harengœ devaient être construites de la même façon.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
des àmx littératures classiques étaient devenus le sujet ordinaire
des études. C'était assurément un grand progrès; c'était un danger
aussi et, vers la fin du xvi° siècle, on pouvait prévoir qu'il en sorti-
rait quelques conséquences fâcheuses. Les exercices de l'ancienne
faculté des arts pouvaient sembler fastidieux, mais ils préparaient
directement à ceux des facultés supérieures. D'après les idées du
moyen âge, pour devenir théologien, jurisconsulte et même méde-
cin, il fallait avant tout savoir disputer; la logique était indispen-
sable à tous ceux qui voulaient pousser plus loin leurs études, et
c'est pour l'apprendre qu'ils venaient s'entasser sur la paille de la
rue du Fouarre. Avec l'importance de la dispute, l'utilité de la
faculté des arts diminua. On pouvait dire sans doute que cette
haute éducation littéraire par laquelle elle avait remplacé la logique
et la dialectique élève les esprits, les fortifie, les rend plus propres
à suivre les travaux des autres facultés. Par malheur, cet avan-
tage est de ceux qui ne frappent pas les yeux du vulgaire ; tout
le monde n'est pas capable de l'apprécier; les divers degrés dans
la culture de l'esprit sont difficiles à noter d'une manière sensible.
Un père économe, un écolier pressé qui ne voulait plus se donner
la peine de fréquenter la faculté des arts ou qui souhaitait y séjour-
ner le moins possible, pouvaient dire que c'était un enseignement
de luxe, qui ne menait à aucune profession spéciale, et qu'à la
rigueur on pouvait s'en passer ou, du moins, en restreindre la
durée. Il devenait donc tous les jours plus difficile d'y retenir les
élèves et de les forcer de travailler (1 ).
A la vérité, on comptait pour prévenir ce danger sur l'attrait des
études nouvelles; on avait confiance aussi dans le talent des pro-
fesseurs. La renaissance, nous l'avons vu, rendit plus important le
rôle du maître, et, paimi les maîtres, il n'y en avait pas de plus
habile et de plus célèbre que Muret. Il avait cette supériorité sur
(1) Il est vrai que les grades restaient; et l'on pouvait croire que la nécessité de
devenir bacheliers et licencies retiendrait les élèves dans la faculté des arts et les for-
cerait à travailler. C'était une illusion dont on n'a pas cessé d'être dupe de nos jours.
Les examens ne maintiennent pas les études; au contraire, c'est la force des études
qui fait celle des examens. D'ailleurs les grades, dans l'ancienne universitt^, n'avaient
aucune importance réelle, et les examens étaient devenus depuis longtemps une pure
formalité. «Tout le monde est reçu, disait un recteur, au commencement du xvi' siè-
cle, môme ceux qui savent à peine lire. » Et, de fait, M. Thurot, en étudiant les regis-
tres de la faculté de médecine, a constaté qi:e pendant un siècle (de 1395 à 1500 pas
un seul des candidats n'a été refusé. Celte facilité durait encore au xvu" siècle. Un
recteur qui se plaignait de l'avilissement des grades prétendait qu'il suffisait aux
candidats « d'aller dans quelque université peu fameuse en France, où, dès le jour
même de leur arrivée, et, s'ils le veulent, sans sortir de riiôtellerie, ils obtiennent
des lettres de licenciés et de docteurs en médecine. Il y va, ajoutait-il, de la santé et
de la vie des bommes de remédier à cet abus. » Ce n'était donc pas la crainte des exa-
mens qui pouvait faire le salut des facultés.
LA RÉFORME DFS ÉTUDEP AU XVP SIÈCLE. 607
beaucoup de ses collègues d'aimer avec passion son état. Les autres
professeurs illnstres de ce temps, Sigonius, Yictorius (Vettori), qui
enseignaient comme Ini dans les universités italiennes, ne le Tai-
saient qu'à contre-cour. Ils regrettaient toujours les loisirs de leirf
caMiiet, où ils composaient de si beaux ouvrages, ^'uiet n'était
jamais si heureux que dans sa chaire. Nous avons un discours de
lui où il expiime la joie qu'il éprouve à reprendre son cours après
les vacances: « Enfin les vacnnces sont terminées! » s'écrie-t-il,
comme d'autres diraient : « Enfin elles vont commencer ! » Il ^e féli-
cite de se retrouver au milieu de cette ardente jeunesse dont il peut
tout espérer, il revoit avec attendrissement ces jeunes arbres qu'il
a plantés, ce troupeau qu'il nourrit, et va jusqu'à penser que ces
quatre mois de repos ont dû sembler longs à ses auditeurs comme
à lui-même. Yoilà certainement une ardeur qui n'est pas com-
mune.
Malgré la distance où nous sommes de lui, nous pouvons avoir
quelque idée de la manière dont il faisait ses cours. M. Dejob a
très 1 ien montré que, pour composer ses ouvrages, il se conten-
tait de rédiger ses leçons : la leçon se retrouve aisément dans le
livre. Une fois son cours ouvert par un de ces discours pompeux
que venaient entendre les amateurs de beau langage aussi bien que
les écoliers , il choisissait un auteur grec ou latin et l'expliquait :
l'explication, dans les écoles de la renaissance, a remplacé la dis-
pute. Muret, quand il explique, cherche surtout à être clair et inté-
ressant. Ce n'est pas un philologue de génie comme ce Scaliger,
qu'il appelait son père, comme ce Lambin, avec lequel il a tant dis-
cuté. La nouvelle école commence à perdre cette possion de philo-
logie qui avait animé les savans de l'époque précédente. Dans les
œuvres de Muret, la restitution des textes tient peu de place. Ce
grand effort, qui a produit des merveilles de divination et d'où l'an-
tiquité est sortie toute rajeunie, semble s'être épuisé. Muret s'accom-
mode du texte courant pour peu qu'il soit acceptable. Il essaie seu-
lement de le faire comprendre et d'y intéresser les élèves par des
rapprochemens ingénieux avec des passages semblables tirés d'au-
tres ouvrages. La méthode est assurément excellente; il n'y en a
pas d'autre pour exciter l'esprit de la jeunesse, pour éveiller et sou-
tenir son attention. Le dirai-je pourtant? Ce n'est pas sans regret
ni sans crainte que je vois abandonner peu à peu ces fortes études
qui ont formé et nourri la vigoureuse génération des savans du
xvr siècle : dès qu'elles s'afiaiblissent, toute l'éducation s'en res-
sent. C'est un n^érite et un danger de vouloir trop proportionner
l'enseignement à l'intelligence des élèves ; on l'abaisse, on le dimi-
nue, quand on n'est préoccupé que de la pensée de mettre tout à
608 REVUE DES DEUX MONDES.
leur portée. Il ne faut pas trop leur voiler la science. On doit sans
doute les retenir d'ordinaire dans ces sentiers de la plaine où leurs
pas sont plus assurés; mais, pour éveiller d'avance leur curiosité,
pour les tenir en haleine, il n'est pas mauvais de leur montrer de
temps en temps les hauteurs oii ils marcheront plus tard. Il en est
des connaissances qu'on donne au collèg - comme des fontaines
publiques : il faut les élever avant de les répandre; elles ne jail-
liront que si elles partent de haut. On en peut dire autant de la
peine qu'on se donne pour rendre la science et le travail atlrayans;
il y faut aussi une mesure. Si le professeur attire trop à lui dès le
début les esprits frivoles, s'il cherche trop à les gagner par ses
complaisances, ils font bientôt la loi à l'auditoire et au professeur
Ini-même. Ses premières concessions le forcent à en faire d'autres.
Bientôt il ne pourra plus se permettre de présenter la science par
ses côtés sérieux, il sera aux ordres de son public, qui lui impo-
sera ses volontés , qui exigera impérieusement qu'on l'amuse ; et,
comme il n'y a rien dont on se lasse plus que d'être amusé, il
finira toujours par perdre son auditoire s'il fait trop de frais pour
le retenir.
C'est ainsi peut-être qu'il faut expliquer quelques aventures désa-
gréables qui arrivèrent à Muret vers la fin de sa vie. L'enthousiasme
des élèves pour lui fut d'abord incroyable. Il enseigna les lettres,
la philosophie et le droit, toujours avec le même succès. Il devait
évidemment ce succès aux efforts qu'il faisait pour rendre le savoir
attrayant. « Il ôtait du chemin des arts libéraux les épines et les
cailloux, )) comme le voulait Ramus. En 1578, les étudians alle-
mands qui fréquentaient l'université de Padoue lui écrivirent qu'ils
voulaient un professeur comme lui, qui enseignât d'après la mé-
thode française, more gallico. C'est le mot de Montaigne que j'ai
cité tout à l'heure : « un peu de tout, à la française. » Je crains que
Muret, lui aussi, se soit contenté « de goûter la crouste première de
toutes les sciences, » et qu'il n'ait rendu son enseignement un peu
superficiel pour qu'il fîit plus agréable. Quel fruit retirera-t-il de
ses complaisances? Son public, qu'il voulait trop ménager, lui
échappa. Le ton de ses derniers discours est triste ; on y trouve une
sorte de sentiment de la décadence qui s'approche. Ce grand enthou-
siasme qui, un siècle auparavant, avait accueilli la renaissance des
lettres, s'affaiblissait tous les jours. Il avait commencé en Italie;
c'est en Italie qu'il déclina d'abord. « Il s'évapora bientôt, dit Ber-
nhardy, comme une fumée de jeunesse. » Muret, dans son latin cicé-
ronien, fait entendre la même chose : JSon amatKus littrros, midi-
tores-, non amamus studia doctrinœ. ISihil alluw, nihil arduum,
nihil gloriosum cogitamus. Cet oubli des bonnes lettres se mani-
LA RÉFORME DES ETUDES AU XV!*" SIÈCLE. 609
festa d'abord par l'éloignement que les élèves témoignèrent pour le
grec. L'étude du grec est, dans l'éducalion littéraire, le fondement
du reste : quand on l'exclut des classes, l'enseignement aussitôt
souffre et baisse. On a essayé plusieurs fois, en le sacrifiant, de sau-
ver le latin ; c'est le moyen le plus sûr de les perdre tous les deux.
Muret le voyait bien. « Nous pouvons prédire, disait-il, que si l'on
se met à négliger les Grecs, on ruinera, on détruira certainement
tous les arts libéraux. » Il faut lui rendre cette justice qu'il fit tout
son possible pour le sauver. M. Dejob nous montre qu'il prit plu-
sieurs fois des auteurs grecs pour sujet de ses leçons. Grâce à
lui, Platon et Ai'istote parurent sur les programmes de l'univer-
sité de Rome, mais ils ne purent jamais s'y maintenir. Après un
semestre ou deux, les cardinaux qui surveillaient les études insi-
nuaient doucement au professeur qu'il ferait bien de renoncer à
ces matières ingrates, et, après s'être fait un peu prier, le profes-
seur obéissait en maugréant. Du reste, les cardinaux, en pesant sur
lui, ne faisaient que s'accommoder au goût des élèves. « Que vou-
lez-vous? disait Sirleto, l'un des hommes les plus éclairés du sacré
collège, on ne peut pas obtenir d'eux qu'ils aiment les lettres grec-
ques. » La plupart ne savaient pas le grec et ils étaient forcés de suivre
les explications de Muret sur une traduction latine. Dans ces con-
ditions, Aristote et Platon ne pouvaient pas lem* plaire. On com-
prend qu'ils aient demandé qu'on les en délivrât; mais on est sur-
pris qu'ils l'aient si aisément obtenu.
C'est qu'alors les écoliers faisaient la loi. Pour retenir dans la
faculté des arts cette masse flottante d'étudians paresseux, toujours
prêts à la quitter, il fallait faire sans cesse des concessions nou-
velles. Bientôt l'indiscipline fut à son comble. Muret, dont l'ensei-
gnement avait excité d'abord tant d'enthousiasme, finit par n'être
pas plus respecté que les autres. Comme il avait beaucoup d'esprit,
il se défendit quelque temps par des saillies plaisantes qui met-
taient les rieurs de son côlé. « Un jour qu'un étudiant, pour
troubler le cours, agitait une clochette de bélier, Muret s'écria :
« Pour tant de bêtes, il faut bien un conducteur. » Mais l'esprit
ne suffit pas toujours pour dompter la turbulence des écoliers.
Muret vieillissait ; ses forces commençaient à le trahir. Il était
réduit à mendier de ses élèves, d'un ton dont l'humilité nous
attriste, a une heure de silence et d'attention. » Il remplaçait
quelquefois ses leçons publiques par des conférences particu-
lières qu'il faisait dans sa maison et d'où les mauvais élèves
étaient exclus : « Chez moi, disait-il, nous n'avons rien à craindre
de cette lie et de cette bourbe; s'ils osaient essayer de se mal con-
duire, on leur fermerait la porte sur le dos; et, s'ils voulaient
TOME LIV. — 1882. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
revenir le lendemain, on la leur fermerait sur le nez. » Enfin, las
de lutter contre « ces drôles abjects, » comme il les appelle, il écri-
vit au cardinal Sirleto pour demander sa retraite. « J'ai supporté,
lui disait-il, d'infinies indignités de la part des écoliers j lesquels,
quand je me suis bien fatigué à dire quelque chose de bon, par
des cris, des sifflets, du bruit, des injures et d'autres malhonnê-
tetés, me troublent tellement que parfois j'en perds l'esprit. Les
murs des écoles sont d'ordinaire couverts de mots et de pein-
tures abominables, au point que beaucoup de prélats, de religieux
et d'autres personnes honnêtes, qui viennent pour m' entendre, fré^
missent rien qu'à les regarder, croyant, et avec raison, entrer, non
dans une école, mais dans le plus infâme et déshonnête< de ces lieux
qu'on ne peut convenablement nommer: Bien des fois, voulant
blâmer ces turpitudes, j'ai été bravé, menacé; ils ont été jusqu'à
dire publiquement que, si je ne me taisais, ils me balafreraient le
visage. Cette année même, outre que j'ai été souvent forcé de m'en
retourner sans pouvoir faire ma leçon, un samedi', qui fut le
10 décembre, on me lança avec la plus grande violence une orange
qui faillit m'enlever un œil; par suite de quoi, je me retirai sanS'
rien dire et craignant pis, au grand scandale de plusieurs prélats
qui se trouvaient présens. Désormais les chaires de professeurs sont'
devenues pires que des piloris, si grande est l'insolence de la jeu-
nesse! » Voilà ce qui se passait dans l'université de Rome, et de
quelle manière les élèves traitaient le professeur Je plus illustrei
de son temps, à la fm du xvi^ siècle.
Au même moment, les jésuites achevaient de rédiger leur Batio
studiorum et commençaient d'ouvrir leurs écoles. Pour réussir, ils
n'avaient qu'à éviter les fautes qu'ils voyaient commettre autouir
d'eux. A la turbulence des universités ils opposent la discipline
de leurs maisons. Gomme ils voient que les facultés des arts sont
en pleine décomposition, ils essaient de sauver' au moins ce qu'elles
ont de meilleur et de plus précieux : ils introduisent définitivement
la rhétorique et la philosophie dans leurs collèges, qui compren-
nent désormais un cours complet d'éducation. Aux quatre classes
de grammaire et d'humanités ils ajoutent trois ou quatre ans de
hautes études, et « l'honnête homme » sort achevé de leurs mainsi
C'est encore à peu près le régime de nos lycées. Le trait saillant
de ce régime, c'est que l'enseignement secondaire y absorbe l'en-
seignement supérieur et le rend presque inutile : il a des mérites
et des inconvéniens qu'il serait trop long de discuter ici; il suffit
que, grâce à M. Gaufrés et à M. Dejob, nous ayons pu voir à quel
moment il s'est établi et quelles en sont les origines.
Gaston Boissieb.
LE
DÉFICIT COMMUNAL
L'axiome « qu'il faut commencer par faire de bonne politique
pour faire ensuite de bonnes finances » pourrait aisément se retour-
ner, et il serait tout aussi vrai de dire que de mauvaises finances
conduisent infailliblement à une mauvaise politique. A l'heure
actuelle, heure de trouble et d'incertitude, de malaise général
et d'inquiétude latente, au moment où, mécontente du présent,
sans préférence marquée pour aucun des régimes du passé, la
France ne sait vers quel avenir elle doit tendre, l'étude de la situa-
tion des finances publiques, si intimement liée, soit comme cause,
soit comme conséquence, aux questions poUtiques, nous paraît
devoir passer avant elles, et l'homme capable d'éclaircu" et de
résoudre les problèmes financiers rendrait à notre pays le seul ser-
vice qu'il réclame aujourd'hui.
A coup sûr, les discussions politiques ne peuvent être ni évitées
ni blâmées. Pour tout esprit soucieux du bien général, les contro-
verses sur les mérites de tel ou tel gouvernement, monarchique ou
républicain, constitutionnel ou autoritaire, appellent les méditations
les plus sérieuses et s'imposent avec plus ou moins d'opportunité,
selon que le calme intérieur règne ou qu'une menace de trouble
prochain se fait sentir. Permis donc aux partisans de notre démocratie
française d'en faire ressortir les mérites au point de vue des prin-
cipes les plus élevés de la science sociale , d'en poursuivre tous les
développemens dans les institutions politiques et de n'en craindre
ni les exagérations ni les erreurs. D'autre part, comment aux
(512 REVUJi DES DEUX MONDES.
hommes qui croient à la nécessité d'une base autre que notre suf-
frage universel, mobile et passionné, pour asseoir le pouvoir sou-
verain sur lequel tout repose, refuser le droit de répéter sans cesse,
et nonobstant les accidens qui en ont interrompu le cours, que la
monarchie seule peut garantir de toute atteinte le fondement de
l'édifice social, parce qu'elle ne permet pas aux ambitions privées
de spéculer sur les variations de la souveraineté et qu'elle rend ainsi
la marche du progrès possible et sûre, alors qu'il n'est plus entravé
par des révolutions intéressées et des destructions inutiles? A quoi
servent toutefois ces controverses répétées et ces débats sans fm?
En sort-il une solution, et n'ont-ils pas pour unique conséquence
de perpétuer l'agitation? S'ensuit-il cependant qu'il faille renoncer
à toute critique des fautes que la politique fait commettre chaque
jour et taire les dangers dont le pays est menacé? Non sans doute;
on doit simplement retourner les termes de la démonstration, et,
dans les rapports qui existent entre la politique et les finances, au
lieu de prendre le bon ou le mauvais état des dernières comme la
conséquence de celle-ci, on obtiendrait plus aisément gain de cause
eu montrant à quel point la soUdité financière de l'état, sans laquelle
rien ne dure, réclame telle ou telle marche dans le gouvernement.
Aujourd'hui d'ailleurs, le seul argument à faire valoir auprès
des masses, la seule préoccupation qui puisse les atteindre, est
le soin de leurs intérêts. Si ces intérêts étaient menacés, elles se
soulèveraient avec une telle violence que toute révolution poli-
tique deviendrait en un moment facile. Blâmer une passion aussi
exclusive ne servirait de rien : chercher à la satisfaire devient le
devoir de ceux qui gouvernent. Quand, avec mesure et sincérité,
on porte la lumière sur une question vitale pour les intérêts maté-
riels, on obtient tout de suite le succès mérité. C'est ce qu'avait
fait l'avant-dernier ministre des finances, l'honorable M. Léon Say,
lorsqu'il dévoila au pays l'abîme financier que l'on côtoyait sans le
voir. Sa déclaration ne pouvait être suspecte, et là où des hommes
très compétens, comme MM. Buffet et Bocher, ne trouvaient que des
incrédules en accusant notre budget de cacher des mécomptes et
des défaillances, M. Léon Say a convaincu tous les esprits sensés
du danger d'une situation financière qui ne comportait plus d'illu-
sions et exigeait un prompt remède. Ce grand service rendu au
pays sera-t-il perdu, et même après sa sortie du ministère, sa po-
litique lui survivra-t-elle? En un mot, son successeur maintiendra-
t-il les mêmes dispositions du budget? On l'a espéré un moment;
mais aujourd'hui on semble revenir aux anciennes imprudences,
c'est-à-dire à l'accroissement de la dette flottante et à l'emprunt.
C'est sur un point particulier des recettes et des dépenses publi-
LE DÉFICIT COMMUNAL. 613
ques, ou plutôt sur un budget annexe du budget général, et dont
l'importance spéciale est immense, qae nous voudrions émettre
quelques réflexions et appeler l'attention du lecteur : aucun sujet
ne nous paraît la mériter à un égal degré. Les grandes lignes du
budget général de l'état sont visibles à tous, les discussions des
assemblées législatives en révèlent les caractères distinciils; pour
les budgets départementaux, les conseils généraux en l'ont encore
connaître les principaux détails et, la presse locale les enregistre
avec soin. En est-il de même des budgets communaux? En dehors
des grandes villes et au-delà des limites des localités, qui pourrait
en parler avec compétence? Qui surtout possède la moindre notion
de ce qu'il importe le plus de savoir, c'est-à-dire de l'ensemble de
tous ces budgets communaux, de ces recettes et de ces dépenses
qui ajoutent de tels chiffres au budget de l'état proprement dit et
sous lesquels, en cas d'exagération, la fortune publique pourrait
s'écrouler et le mécontentement général surgir avec une violence
irrésistible , comme il le fit aux premiers jours de la révolution
française, suscité par l'intolérable poids des charges locales si iné-
galement réparties ?
11 n'y a pas vingt ans, en 1865, le ministre de l'intérieur fit pour
la première fois rédiger un travail d'ensemble sur la situation finan-
cière de toutes les communes de l'empire, pour l'exercice de 1862.
Dans les premiers mois de 1870, M. Chevandier de Valdrôme
soumit à l'empereur un très important rapport sur l'exercice de
1868. Depuis lors, ce bon exemple a été suivi : nous avons sous les
yeux le travail de M. Durangel, directeur du service départemental
et communal, rédigé après la guerre et d'où ressortent les sacri-
fices faits par les communes à cette occasion, ainsi que celui de
l'un de ses successeurs, M. de Grisenoy, oii sont comparées les situa-
tions des années 1877 et 1878 avec celles des années antérieures,
mais ce n'est que dans cette dernière année qu'une circulaire du
ministre de l'intérieur a prescri la publication, après chaque exer-
cice, de la situation financière de toutes les communes. Pouvons-
nous donc aujourd'hui établir une de ces comparaisons si instruc-
tives entre les différons régimes sous lesquels nous avons vécu,
analogues à celles qui ont montré, par exemple, le budget de l'état
grossissant à vue d'oeil et montant depuis ce fameux milliard
qu'on prédisait au moment où il était atteint ne devoir jamais être
revu, tant le chiffre en était faible, jusqu'au triple de cette somme
qu'il dépasse aujourd'hui? A coup sûr, il serait non moins intéres-
sant de suivre les dépenses de la vie municipale dans leur accrois-
sement successif; mais, d'une part, on ne pourrait reculer à une
époque assez lointaine, et d'autre part les documens semblent
ÔlfA REVUE DES DEUX MONDES.
manquer au moment même où ils deviendraient le plus nécessaires,
c'est-à-dire depuis 1878, nonobstant la statistique ministérielle qui
doit se publier annuellement. En effet, au contraire des précé-
dentes, de celles de 1860, 1870, 1877, qui donnaient des chiffres
totaux et des résumés comparatifs, les travaux récens fournissent
bien sur quelques points spéciaux des résultats intéressans à con-
sulter, mais certains détails disparaissent dans la, loi générale des
finances, d'où on ne peut les extraire, et l'ensemble surtout, comme
nous le verrons plus tard, ne ressort pas distinct, et indiscutable.
Nous essaierons néanmoins de montrer que les recettes et les
dépenses communales progressent avec rapidité et que les der-
nières années présentent à cet égard des résultats inquiétans. Il y a
plus, de récentes mesures législatives, d'autres qui semblent immi-
nentes etque d'aveugles passions politiques réclament. avec instance,
menacent les budgets municipaux de sacrifices tels que nous n'hé-
sitons pas à qualifier de déficit communal la situation qui en serait
le fruit, et comme ce mal financier ne pourrait être que le prélude
de maux politiques incalculables, nous croyons pouvoir nous per-
mettre de jeter un cri d'alarme. Dieu veuille qu'il ne soit ni oppor-
tun, ni justifié!
1.
L'organisation municipale est justement considérée comme, la
base de tout édifice social. M. de Tocqueville a dit u que la com-
mune est si bien dans la nature que partout où il y a des hommes
réunis, il se forme de soi-même une commune. » En France, chaque
régime a touché à la loi des municipalités, pour en augmenter les
pouvoirs, en faciliter le fonctionnement, en accroître ks ressources.
Nous ne voulons examiner que ce dernier point. Et d'abord, de
quoi se composent les ressources des communes?
Les recettes sont dites ordiuaires ou extraordinaires. Les pre-
mières se composent du revenu de tous les biens dont les habitans
n'ont pas la jouissance en nature, — prix de ferme des maisons,
usines, biens ruraux, bois, etc. ; du produit des centimes ordinaires
et autres ressources affectées aux communes par les lois de finances,
— de la portion accordée dans l'impôt des patentes, dans les droits
de permis de chasse, — du produit des octrois et des différentes
concessions spéciales, comme places dans les marchés, péages, con-
cessions d'eau, dioit de voirie, — enfin de la taxe sur les chiens,
les voitures, les chevaux, etc. On peut, comme l'a fait M. Durangel
dans son rapport de 1870, grouper les ressources ordinaires en six
catégories : 1° revenus xies biens communaux; 2" centimes .ordi-
LE DÉFICIT COMMUNAL. 645
naires ; 3'^ octrois ; It" taxes et perceptions municipales ; 5" subven-
tions de l'état, du département ou des particuliers pour services
ordinaires ; 6° recettes diverses.
Les recettes extraordinaires se composent : des contributions
extraordinaires dûment autorisées^ — du prix des biens aliénés, —
des dons et legs, — du produit des emprunts, etc. Toutes ces res-
sources ordinaires et extraordinaires ne peuvent être perçues que
conformément à la loi de finances annuelle qui prononce en bloc
sur les centimes ordinaires et en fixe le maximum, ou en vertu, des
prévisions du budget voté par les conseils municipaux et approuvé
par les administrations supérieures, chargées de la surveillance des
communes, laquelle exige plus de soin ou réclame plus de sévérité,
selon que l'importance de leur population est plus grande et que
l'étendue de leurs ressources exige un contrôle plus élevé. On
comprend que pour les • petites localités la préfecture du départe-
ment soit la dernière juridiction invoquée et que leurs modestes
budgets ne remontent pas à la cour des comptes.
Depuis le recensement de 1876, on trouve 653 communes dont
la population est inférieure à 100 habitans; dans 15,890 elle varie
de 101 à 500; 10,867 ont une population supérieure à 500 et infé-
rieure à 1,000 ; 8,6ù6 communes renferment plus de 1<,000 habi-
tans (1). Les grandes villes qui en comptent plus de 50,000 sont
au nombre de 23.
La différence des ressources n'est pas moins sensible que celle
de la population. Le dernier rapport soumis à l'empereur consta-
tait qu'en 1868 : 24 communes possédaient un revenu annuel de
moins de 100 francs, 2/i3 de moins de 500, 856 de moins de 1,00.Q,
que dans 3,798 autres le revenu s'élevait de 10,000 à 30,000 fr.,
enfin que dans 531 il atteignait de 30,000 à 100,000. 20 grandes
villes seulement, sans compter Paris, jouissaient d'un revenu supé-
rieur à 1 million. Depuis le relevé de 1868, la proportion n'a pas
beaucoup changé, et la dernière publication sur la situation finan-
cière des communes donne encore 527 communes dont les recettes
ordinaires sont inférieures à 500 francs, 29,5/il,où elles varient de
1,000 à 10,000 fr., et 256, où elles sont supérieures à 100,000 fc.
Disons aussi que 73 communes couvrent toutes leurs dépenses
avec leurs revenus patrimoniaux et 11,124 avec leurs revenus
ordinaires; comme la nature même des revenus rend la différence
entre les communes bien plus sensible, il serait bon de mettre en
lumière cette dissemblance si elle pouvait être saisie facilement.
(1) Exposé des motifs sur le projet de loi d'organisation cantonale, présenté par
Mi Goblet, ministre de l'intérlear, le 20 mai 1S82.
^^Q REVUE DES DEUX MONDES.
Toutes les communes prélèvent, à titre de ressources ordinaires :
1° — 5 centimes imposés chaque année par la loi de finances sur le
total des contributions directes, c'est-à-dire de l'impôt foncier, des
portes et fenêtres, personnel et mobilier; 2" — 8 centimes sur la
contribuiioudes patentes : or l'importance de ces deux prélèvemens
ne varie pas seulement selon que les impôts sont plus ou moins forts,
c'est-à-dire selon que les contribuables sont plus ou moins riches,
mais encore selon que l'assiette en a été établie avec plus ou moins
de sévérité. On n'ignore pas que, par suite de l'inégalité dans la con-
fection du cadastre, l'impôt foncier s'élève jusqu'à 21 centimes par
franc du revenu ou s'abaisse à 3 centimes. Depuis bien longtemps,
il a été question de la péréquation de l'impôt, mais c'est une pro-
messe restée à l'état de lettre morte, et l'inégalité subsistera long-
temps encore et rendra la charge des centimes ajoutés au principal
des contributions bien plus lourde dans certains endroits que dans
d'autres. Quand à la suite de ces premiers centimes perçus par les
communes, nous enverrons d'autres s'ajouter en plus grand nombre
encore, il sera bon de se rappeler les inconvéniens de l'inégalité des
sacrifices demandés au revenu foncier et l'on comprendra qu'on ait
pu soutenir que ce revenu était, dans certaines localités, presque
entièrement absorbé.
Les cinq premiers centimes ordinaires et les 8 centimes prélevés
sur le principal des patentes , dont la loi de finances mentionne
chaque année la perception, ne suffisent pas à payer en effet, dans
toutes les communes, les dépenses nécessaires, et il en est d'obli-
gatoires et de spéciales auxquelles il faut toujours pourvoir. Des
centimes additionnels deviennent alors exigibles, soit du gré des
conseils municipaux, soit, s'ils se refusent à les voter, par décision
de l'autorité supérieure, et le maximum légal en est fixé à 20 cen-
times, sur lesquels plusieurs lois successives ont déterminé la part
spéciale à faire à l'instruction primaire et aux chemins vicinaux.
C'est donc aux impôts directs que les communes ont en premier
lieu recours; dans les impôts indirects, elles n'ont qu'un article à
leur disposition : celui des octrois, et les villes seules peuvent les
établir en raison du chiffre de la population. Le nombre des octrois
était de 1.5Uen 1871, de 1,5/ïO en 1880. Sur le chiffre de 260 mil-
lions fournis par l'octroi (Paris excepté), les communes en 1880 ayant
plus de 100,000 francs de revenu ont perçu 97 millions. Bagnères-
de-Bigorre et Bagnères-de-Luchon sont les seules villes de cette
catégorie dépourvues d'octrois.
D'autres taxes procurent aussi aux communes d'abondantes res-
sources, les halles, les marchés, une part dans les permis de chasse,
la taxe des chiens, des voitures, etc. II est à noter que 18,000 com-
LE DÉFICIT COMMUNAL. 61^7
munes en 1877 n'avaient pas encore adopté la vente des conces-
sions de terrain dans les cimetières. Une des ressources dont s'in-
quiètent le plus les petites localités est la prestation en nature pour
renlretieu et l'ouverture des chemins vicinaux. Le prix auquel on
l'estime varie singulièrement, et ce détail a son importance, puis-
qu'on peut la racheter en argent. La rétribution mensuelle payée
par les parens pour leurs enfans inscrits à l'école, constituait aussi
un revenu important, puisqu'il atteignait 18 millions 1/2 au mo-
ment où, par suite de l'établissement de la gratuité de l'enseigne-
ment primaire, la loi en a prononcé la suppression.
Mentionnons encore, dans les revenus communaux, celui des
propriétés foncières et du domaine forestier. Entre le rapport de
M. Durangel et celui de M. de Grisenoy, les bois communaux se
sont accrus de 296,000 hectares, dont 7/i,000 dans les landes de
Gascogne. M. l'ingénieur Ghambrelent, aujourd'hui inspecteur-géné-
ral des ponts et chaussées, est l'auteur du défrichement de ces landes
et de leur mise en valeur. En 1872, le produit des biens communaux
montait à li9 millions 1/2, et à 56 1/2 en 1877; il est destiné à s'ac-
croître lorsque les bois, dont la plantation est encore récente, seront
en plein rapport.
Les recettes extraordinaires des communes sont fournies par les
centimes extraordinaires, les surcharges d'octroi, les revenus excep-
tionnels des biens communaux, enfin par les emprunts, subven-
tions et toutes autres ressources non annuelles. Excepté en ce qui
concerne les emprunts, les recettes extraordinaires sont puisées aux
mêmes sources que les ressources ordinaires, et comme le ser-
vice de l'intérêt et de l'amoriissement des emprunts est couvert
dans presque tous les cas par des centimes additionnels, il est vrai
de dire que le nombre seul des centimes communaux établit
presque toute la différence entre les recettes ordinaires et extraor-
dinaires, bien que la vente des immeubles et les surtaxes d'octroi
fournissent aussi leur part à ces dernières.
En face des recettes se groupent les dépenses, dont les unes sont
aussi dites ordinaires et obligatoires, les autres extraordinaires ou
facultatives ; mais, de même que pour les recettes, le caractère de
ces deux sortes de dépenses n'est pas toujours bien tranché. On
comprend en général dans les dépenses ordinaires les frais d'ad-
ministration, ceux de la perception des octrois et des taxes, la police,
les cultes, l'instruction publique, la voirie, les secours aux établis-
semens de bienfaisance; mais, tandis que dans la première catégo-
rie de dépenses figure l'indemnité de logement due aux ministres
des cultes, c'est dans les dépenses extraordinaires et facultatives
que se trouve le supplément de traitement de ces mêmes desser-
Cl 8 REVUE DES DEUX MONDES.
vans, ministres et pasteurs. On voit aussi le salaire du. garde cham-
pêtre faire ro!)jet d'un prélèvement sur les ressources de la pres-
tation et pouvoir être imposé d'office, tandis que celui du cantonnier
reste facultatif. Ne serait-il pas encore logique de comprendre dans
les dépenses obligatoires l'amortissement des emprunts au lieu de
le porter comme premier article. des dépenses extraordinaires?
Quoiqu'il en soit d-eices premières indications, nécessaires pour
spécifier le caractère de la gestion financière des communes et faire
apprécier les sacrifices demandés aux contribuables, ce qu'il importe
surtout de connaître, c'«st le total auquel s'élèvent ces recettes et
ces dépenses, après quoi se posera la question encore plus grave
de savoir si ce total même est destiné à s'accroître, et si la marche
aetuell'e àes idées ne t-end pas à en exagérer le poids dans une
mesure intolérable.
in.
Les rapports présentés à l'empereur :snr la situation des com-
munes en 1862 et en 1868 offrent les points de comparaison sui-
vans : en 1862, les recettes ordinaires de toutes les communes,
Paris excepté, s'élevaient à 296 millions et ,l€s recettes extraordi-
naires à 1Û9, contre 256 millions de dépenses ordinaires et. 193 xle
dépenses extraordinaires, ensemble Ulib millions de recettes et hli9
de dépenses. En i868, le chiffre des recettes ordinaires monte à
335 millions, soit 39 en plus, et celui des recettes extraordinaires
à iUi, tandis que les dépenses ordinaires restent à 298 millions et
les dépenses extraordinaires à 18/i ; il y a hlQ millions ,de recettes
contre 482 de dépenses. L'accroissement du chiffre du principal
des contributions directes, qui s'est élevé de 260 millions en 1862
à 275 eu 1868, a produit naturellement une plus-value parallèle
dans les centimes additionnels perçus par les communes. De leur
côté, les octrois ont procuré 13 millions de plus. Mais, d'autre part,
le passif des communes s'était beaucoup aggravé : de 3/il millions
en 1862, il dépassait, au à®'' juillet 1869, 573 millions, répartis sur
13,59A communes qui, pour les solder, avaient dû s'imposer plus
de 3,000 centimes extraordinaires leur procurant une annuité de
8 millions 1/2 en plus d'un prélèvement de 25 millions sur leurs
revenus ordinaires. A côté de ce passif, celui de la ville de Paris
seule montait à 1,475 millions.
Trois ans après, M. Durangel accuse pour 1871 un ensemble de
675 millions de recettes contre 577 de dépenses. Les recettes ordi-
naires figurent dans ce total pour 313 million&, iesTecettes extraor-
LE DÉFICIT COMMUNAL. 619
dinaires pour 226 et les excédons libres et restes à recouvrer pour
135. Il n'avait pas été tenu compte de ce dernier article dans le
dépouillement de 1868; c'est ce qui explique la grosse différence
entre les totaux dos deux exercices et rend toute ctmparaison diffi-
cile. En ne faisant de rapprochement que sur un point spécial, le
produit des centimes communaux, on trouve qu'en 1871 celui des
centimes ordinaires est de 6^ millions et celui des centimes extrah
ordinaires de 37, ensemble 101 millions. Or cette somme est supé-
rieure de 15 millions aux produits de 1868, qui l'emportaient eux-
mêmes de 20 millions sur ceux de 1862 et, si l'on remonte plus
haut, de 70 millions sur 1836. En trente-cinq années, les ressources
perçues sur l'impôt direct pour le service communal avaient au
moins quintuplé. On se plaii généralement à dire que l'impôt direct
est à peu près immuable, qu'il n'est qu'un impôt de répartition;
la faculté d'imposer des centimes additionnels en nombre presque
illimité démontre singulièrement la fausseté de cette théorie. Dans-
la dernière période de 1868 à 1871, le principal des contributions
directes n'avait presque pas varié (261 et 265 millions) et, par
conséquent, le produit des centimes ordinaires avait dû rester sen-
siblement le même, mais il avait fallu, à l'occasion de la guerre,
demander à plus de communes des sacrifices importans, et c'est
ainsi que les centimes affectés aux dépenses extraoï-dinaires avaient
procuré 33 millions en 1871, répartis sur 21,341 communes contre
23 millions en 1868 payés par 13,A03 communes imposées extraor-
dinairement ; dans cette même année néfaste, les impositions extrar
ordinaires autorisées atteignaient le chiffre de 78 millions 1/2.
C'est à 93 millions que M. Durangel estime les dépenses de l'inva-
sion à la charge des communes. A la; fin de 1871, le total des
emprunts à rembourser s'élevait en capital à 711 millions,, déducr
tion faite des amortissemens opérés, et les intérêts à servir jusqu'à
leur expiration à 500 millions, soit ensemble 1,250 millions; les
dettes autres que les emprunts formaient encore' une somme de
150 millions de francs. De 1862 à 1872, les communes de France,
Paris excepté, avaieut plus que doublé leurs emprunts, 330 millions
contre 760 ; aussi M. Durangel estimait-il que, sans être périlleuse;
cette situation appelait la sérieuse attention du gouvernement et
recommandait-il aux municipalités V ordre et l économie. Deux ans
plus tard, ce furent encore les mêmes conseils que l'honorable M. de
Goulard adressait aux préfets par une circulaire du 13 mars 1873.
La loi de finances de 1878 avait décidé que le département de
l'intérieur devrait présenter sur la situation financière des com-
munes un rapport analogue à. ceux dont nous venons de parler,
mais ce ne fut qu'en 1881 et seulement sur les. résultats de l'exer-
620 RE/UE DES DEDX MONDES.
cice 1877 que le directeur du service départemental put adresser
au ministre le dernier document qu'il soit utile de consulter, puis-
qu'à l'exemple de ses prédécesseurs, il s'efforça de montrer à côté
des chifïiTS récapitulatifs des dépenses et des recettes, l'utilité des
unes, l'emploi des autres, de présenter en un mot le tableau des
améliorations obtenues et de comparer la nouvelle période avec
les précédentes. Depuis lors rien de semblable n'a plus été fait. Les
publications qui ont suivi et dont la dernière se rapporte à l'exer-
cice IhSl comprennent des tableaux statistiques pour chaque dépar-
tement, mais laissent subsister des lacunes (1) et l'ensemble n'est
présenté nulle part, ce qui serait l'essentiel, et ne permet d'opérer
aucun rapprochement avec les années antérieures : c'est donc au
rapport sur l'exercice de 1877, qui offre pour la dernière fois des
points de comparaison intéressans avec le passé, qu'il convient de
s'arrêter.
De 675 millions en 1871, les recettes de toute nature se sont
élevées en J877 à 922 millions, avec une augmentation de 2Zi7 mil-
lions, dont 94 millions dans les recettes ordinaires, 62 dans les recettes
extraordinaires et 90 1/2 dans les excédons ou restes à recouvrer.
Les dépenses ont monté de 577 à 713 millions, soit 136 millions en
plus, dont 78 pour les dépenses ordinaires et le même chiffre pour
les dépenses extraordinaires. Les centimes ordinaires ont produit
77 millions après 63 et les centimes extraordinaires 38 après 33 mil-
lions. II faut observer que l'instruction primaire était, en 1871,
dotée de 3 centimes additionnels et qu'en 1877 le nombre en avait
été porté à h, auxquels s'ajoutaient encore les h centimes spéciaux
créés par la loi de 1867 pour l'établissement facultatif de l'ensei-
gnement gratuit : le quatrième centime ajouté aux trois premiers avait
fourni 3 millions déplus; et les centimes pour la gratuité 2 millions.
Enfin, comme le principal des contributions directes s'était accru
lui-même de 29 millions, entre l'année 1871 et l'année 1877, la
valeur des centimes additionnels avait gagné en proportion. Un
tableau dans lequel la ville de Paris est comprise montre que les
quatre contributions directes ont fourni à l'état, en 1871, 333 mil-
lions et aux communes, par l'addition des centimes, 109 millions,
(1) M. Camescasse, dans la publication sur 1881, dit que c'est la quatrième statis-
tique annuelle éditée conformément aUx résolutions de 1878. Il a suivi lea modèles
précédons : les tableaux concernant chaque département sont divisés par arrondisse-
mens et par cantons. Ils contiennent les noms des communes, la population, la super-
ficie, le» revenus annuels à Vexception des centimes additionnels, des prestations et de
la rétribution scolaire, enfin le nombre des centimes et dans chaque dé artement la
valeur du renlime. Mais l'ensemble n'est indiqué nulle part, le travail de fa récapitu-
lation totale reste à faire; il faudrait l'extraire de la loi du budg:et général ou des
arrêts rendus par la cour des comptes.
LE DÉFICIT COMMUNAL. 621
tandis qu'en 1877 la part de l'état est de Û03 raillions et celle des
communes de 151.
Combien, dans ces totaux, diffèrent en étendue les sacrifices
demandés aux contribuables, dont le revenu est atteint dans des
proportions si diverses par l'établissement de la base sur laquelle
l'impôt direct repose, c'est ce qu'on sait trop bien, et c'est ce qui
faisait dire à M. de Crisenoy dans le rapport même sur l'exercice
de 1877 : « Lorsqu'on entre dans les détails de la situation finan-
cière des communes, on est frappé des iiiConvéniens que pré-
sente l'adoption du principal des contributions directes, tel qu'il
est actuellement établi comme base des ressources normales des
communes. Ce système rend dans bien des cas toute améliora-
tion impossible, parce que la dépense tomberait à la charge d'une
matière imposable hors d'état de la supporter. Avec les varia-
tions de l'impôt foncier, si les centimes additionnels viennent le
plus souvent le doubler, quelquefois le tripler, l'imposition peut
atteindre jusqu'à hO et 60 pour 100 du revenu et, la plus petite
augmentation des charges devient alors matériellement impos-
sible. »
Pendant la même période de 1871 à 1877, le produit des octrois
s'est élevé de 86 millions à l*2à millions, mais à la première de
ces deux dates, la suppression momentanée de la perception dans
les plus grandes villes et particulièrement à Lyon en avait réduit
de beaucoup l'importance; en prenant pour point de comparaison
l'année 186S, où le rendement des octrois donnait 9li millions,
c'est encore une progression d'un tiers en neuf ans.
Les autres taxes municipales, la rétribution scolaire, les pres-
tations, présentent toutes des augmentations; les concessions de
terrains dans les cimetières se sont multipliées. La rétribution sco-
laire, qui produisait plus de 18 millions, vient d'être supprimée, les
h centimes facultatifs autorisés par la loi de 1867 ont aussi disparu,
la gratuité de l'enseignement étant devenue obligatoire : h centimes
seulement resteront donc à la disposition des budgets communaux
pour satisfaire aux besoins de l'instruction primaire : inutile d'ajou-
ter qu'ils offriront de trop modiques ressources, et que des subven-
tions de l'état deviendront nécessaires. En traitant plus tard cette
question spéciale, nous essaierons de montrer les éventualités qu'il
reste à prévoir.
Les revenus des biens communaux ont obtenu dans la même
période une plus-value de près de 7 millions, mais de toutes les
sommes mises à la disposition des communes pour leurs dépenses
de toute nature, c'est encore celle obtenue par l'émission des
emprunts qui présente les plus gros chiffres, le total s'élève à
622 REVUE DES DEUX MONDES.
173 millions contre-balancé par une diminution du taux de l'intérêt :
ces emprunts contractés pour la plupart avec le Crédit foncier au
taux de 5 1/2 et de 6 pour 100 ont été réduits à h 1/2. Le passif
des communes, que nous avons laissé en 1871 à 710 millions, en
atteignait 757 en mars 1878. Si l'on ajoutait à tous ces chiffres ceux
qui résumaient en 1877 (rapport de M. de Grisenoy) la situation de
la ville de Paris, il faudrait aux 922 millions de recettes de toutes
les communes de France joindre 217 millions 1/2 de recettes ordi-
naires et 208 millions 1/2 de recettes extraordinaires (y compris les
excédens antérieurs) pour notre capitale (1), ce qui donnerait un total
de 1,368 millions de recettes: il faudrait aussi accroître le passif
entier des communes montant à 757 millions au 31 mars 1878 du
passif de la ville de Paris atteignant à la même date le chilïre de
1,988 millions après l'émission successive de trois emprunts qui
venaient de procurer 690 millions.
Nous devons, en nous arrêtant à cette année 1878, répéter encore
combien il eût été désirable de pouvoir poursuivre notre comparai-
son jusqu'à l'année actuelle, et nous servir à cet effet des statistiques
subséquentes publiées par M. le ministre de l'intérieur. La dernière
ne donne plus comme total des ressources communales qu'un chiffre
de liZ7 millions, mais nous avons déjà dit qu'il ne comprend ni les
centimes additionnels, ni la prestation, etc. Que si l'on trouve dans la
loi de finances pour le budget général une somme de 151 millions
comme produit des centimes communaux, on fait encore la réserve
que les 8 centimes à prélever sur l'impôt des patentes au profit des
communes en ont été déduits : le résultat des emprunts nouveaux
n'est enfin indiqué nulle part. On peut seulement faire ressortir
comme indiquant le mouvement ascensionnel des impositions comi-
munales le classement des localités d'après le nombre de leurs cen-
times additionnels. En 1880, on comptait b,bliO communes impo-
sées de moins de 15 centimes, on n'en trouve plus que 5,103 en
1882. Le nombre des communes grevées de 15 à 30 centimes s'est
élevé de 8,25Zi à 8,391, celui des communes supportant de 31 à
50 centimes de 9, 77 A à 9,791, celui des communes qui paient de
51 à 100 centimes de 9,^13 à 9,5/i8, enfin le nombre des com-
munes qui imposent aux contribuables une charge supérieure à
100 centimes, c'est-à-dire où l'impôt direct est presque doublé,
a monté de 3,09^ à 3,2Zi8.
Ne ressort-il pas de tous ces rapprochemens que les charges des
(1) Les dépenses de la ville de Paris, en cette même année, ne se chiffrant qu'à
199 millions pour les dépenses ordinaires et à 88 millions pour les dépenses extraordi-
naires, laissaient un excédent de 138 millions à reporter aux exercices suivans et des-
tinés à doter les grands travaux en cours d'exécution.
LE DÉFICIT COMMUNAL. 623
contribuables s'augmentent d'année en année, et le chiffre des bud-
gets communaux ajouté aux chifires du budget de l'état ne mérite-
t-il pas d'être mis en lumière et ne "porte-t-il pas un enseignement
utile sur la situation financière du pays, et, par suite, sur le régime
politique qu'il réclame ?
,111.
L'équité veut qu'en regard des recettes procurées par les sacri-
fices imposés aux contribuables, nous signalions les améliorations
obtenues et les progrès réalisés. Le rapport déjà cité de M. de Gri-
senoy, publié aux premiers jours de 1881, sur l'exercice 1877, rend
cette tâche assurément facile, au moins en ce qui concerne les résul-
tats matériels et visibles : n'oublions pas non plus de rappeler que
le travail d'un de ses prédécesseurs les plus recommandables,
M. Durangel,. avait mis en , lumière toutes les dépenses faites par
les communes au moment de la guerre et de l'invasion. Du rapport
de 1880 il résulte qu'en cinq années, de 1872 à 1877 inclusive-
ment, les communes avaient dépensé en travaux d'utilité publique
451 millions environ ; soit 16 millions pour les mairies, 73 pour les
églises et presbytères, 82 pour les écoles, 99 pour les égouts, eaux,
gaz, etc., 109 pour la voirie vicinale et 70 pour d'autres travaux.
Les petites localités avaient fait preuve d'initiative comme les
grandes, puisque le chiffre des travaux exécutés dans les communes
ayant moins de 100,000 francs de revenus atteignait presque
170 millions.
Depuis 1878, les communes sont, entrées dans une période encore
plus grande d'activité, surtout en ce qui concerne les constructions
d'écoles, les travaux d'assainissement et de voirie : dès à présent,
il est bon de relater qu'en 1877, 2,l/i6 communes se trouvaient
pourvues de distributions d'eaux : la longueur totale des égouts
souterrains était de 2,287 kilomètres, appartenant à 153 villes :
2,505 possédaient un éclairage public; dans 726, l'éclairage avait
lieu au gaz. A côté de ces travaux qui intéressent spécialement les
communes, il faut citer les travaux de casernement, dont la part
payée par les municipalités sous forme de subsides ou d'avances
atteignait 80 millions. Mais plus encore que dans les dépenses d'in-
térêt matériel proprement dit, c'était dans celles d'un ordre plus
élevé qu'apparaissaient les larges augmentations; pour l'instruction
primaire (Paris excepté), la dépense s'était élevée de AO millions
en 1868 à 76 millions en 1877, et, d'autre part, les subventions aux
hospices et aux bureaux de bienfaisance, qui ne sont pas obliga-
g2Û REVUE DES DEUX MONDES.
loires, dépassaient 19 millions, représentant 8 1/2 pour 100 des
recettes totales de ces établissemens.
Après avoir relevé ces chiflres satisfaisans , l'auteur du rap-
port ajoutait que les futures statistiques présenteraient un notable
accroissement des dépenses et des recettes communales , mais
qu'il importait surtout d'examiner l'emploi qui en aurait été fait.
« Le travail et le progrès, disait-il, sont la loi de l'humanité, et
ron ne saurait interdire aux villes d'assainir leurs quartiers infects,
d'établir des égouts, du gaz, d'amener de l'eau, de construire
assez d'écoles pour contenir tous les enfans : c'est une question
de mesure. » La mesure a-t-elle été observée ? Nous avons déjà
dit que nous ne pouvions dégager des dernières statistiques faites,
ni des documens publiés, le chiffre entier des dépenses commu-
nales, et par conséquent établir entre les résultats acquis et ceux
qu'il reste à obtenir une proportion rassurante ou non pour l'ave-
nir : mais, a priori, en faisant ressortir sur quelques points seule-
ment les dispositions des masses, leurs besoins, les engagemens
du pouvoir, les entraînemens de passions sans cesse aiguisées, il
sera facile de prévoir les augmentations certaines de dépenses dont
l'excès peut devenir un péril.
Trois dépenses doivent surtout fixer l'attention : celles qui ont
pour objet ce qu'on peut appeler l'hygiène pubHque, celles qui se
rapportent à l'instruction , enfin celles qui visent l'assistance que
chaque agglomération d'hommes s'efforce de procurer aux malheu-
reux de toute espèce. A coup sûr, les frais d'administration propre-
ment dite, le salaire des employés, le service de la vicinalité, quel-
ques dépenses du culte laissées encore à la charge des communes,
ne devraient pas rester en dehors de notre examen : pour les pre-
mières, notamment, il est hors de doute qu'elles augmentent et aug-
menteront toujours. Le service des bureaux de mairie, le traitement
des secrétaires, ont plus que doublé dans ces dernières années, et
l'on n'est pas arrivé au terme : or ces dépenses sont au premier
rang de celles que paient les centimes ordinaires, de même que les
irais d'entretien des chemins vicinaux. Mais, à moins d'en venir à la
rétribution, si ardemment sollicitée, des maires et des conseillers
municipaux, cette première catégorie ne dépasserait pas certaines
limites et l'opinion du plus grand nombre ne pousse pas encore aux
excès en ce genre. 11 n'en est pas de même pour ce qui concerne
l'assainissement des communes, la distribution des eaux et l'éclai-
rage : de ce côté, la progression est indéfinie, et les chiffres cités
plus haut prouvent ce qu'il faut encore s'imposer de sacrifices dans
un temps relativement court si l'on veut répondre aux vœux des
populations.
LE DÉFICIT COMMUNAL. 625
Depuis la publication du rapport sur l'exercice 1877, il n'est pas
douteux que la distribution d'eaux, la construction d'égouts, l'éclai-
rage des villes, n'aient fait de grands progrès. Lorsque, dans la période
de 1870 à 1877, 262 communes avaient ajouté /iOA,000 mètres cubes
d'eaux aux distributions antérieures, dont 90,000 pour Paris, lorsque
343 kilomètres d'égouts nouveaux avaient été creusés dans ce même
laps de temps, il demeure évident que, quels que soient les nouveaux
efforts faits depuis cette dernière date, de bien grands besoins sont
encore à satisfaire. L'éclairage public, dans cette avant-dernière
période, s'était aussi accru d'un sixième. Quoiqu'il en soit de l'aug-
mentation dont les quatre dernières années aient pu profiter, d'autres
progrès deviennent nécessaires. Sans parler du chemin de fer métro-
politain de la ville de Paris, toujours en projet, ni de l'écoulement
de ses eaux vannes dans la forêt de Saint-Germain, que la plus stricte
équité condamne, ni du creusement d'un canal spécial se continuant
jusqu'à la mer, non plus que des travaux d'égouts et de distribution
d'eaux à aller prendre jusqu'à la Loire , toutes entreprises gigan-
tesques, pour lesquelles notre capitale aurait à contracter un emprunt
de plusieurs centaines de millions, quelle ville jouissant d'un revenu
suffisant, quelle simple commune même, placée dans une certaine
sphère d'activité, ne réclame le moyen, le pouvoir de s'éclairer,
de s'assainir, de s'arroser? Qui de nous ne peut témoigner de
l'immensité de l'œuvre à accomplir ? Aux portes de la capitale
même, le chef-Heu d'un grand département, la ville historique par
excellence, Versailles, ne reçoit que des eaux insalubres, lorsqu'à
côté d'elle la Compagnie générale des eaux de la ville de Paris dis-
tribue l'eau de la Seine prise avant Paris, par conséquent potable
et claire. Pourquoi donc cette même grande ville, qui contracte des
emprunts pour étendre l'hôtel de la mairie et dépense une forte
somme afin d'établir un tir national, n'emprunte-t-elle pas aussi la
somme nécessaire à la distribution d'eaux salubres? Il faudra pour-
tant bien s'y résoudre, comme il faudra partout désinfecter et
éclairer.
Depuis nombre d'années, et grâce à un effort immense, les che-
mins vicinaux réunissent toutes les localités grandes et petites :
mais ce mode de viabilité ne suffit pas aujourd'hui, on rêve partout
des rapprochemens rapides au moyen des voies de fer, des chemins
sur routes, des tramways : et surtout on veut chez soi, dans l'intérieur
de sa propre commune, avoir de la lumière, de l'eau et des égouts.
Nous ne sommes pas suspects, à coup sûr, d'avoir médit de l'emploi
des capitaux français à l'étranger, et, dans nos recherches antérieures
sur la propaj^ation des instrumens du progrès matériel, d'avoir affirmé
que notre pays devait se renfermer en ses limites naturelles : cepen-
TOME LIV. — 1882. 40
(526 REVUE DES DEUX MONDES,
dant si nous mesurons la tâche que notre industrie serait en mesure
de remplir en France pour améliorer sur tant de points l'existence
de nos concitoyens, nous ne pouvons nous empêcher de regretter
que les préoccupations des honames aptes à ces entreprises ne se
soient pas portées exclusivement sur les travaux hygiéniques dont
nous venons de parler et qu'une part importante du capital français
n'y ait pas trouvé son principal emploi. Que dirait-on de nous si
nous avions aidé à la construction du réseau des chemins de fer
européens avant d'assurer l'achèvement du nôtre? N'aurions-nous
donc pas opéré. aussi sagement, en éclairant et en assainissant toutes
nos villes, qu'en portant notre argent en Espagne, en Italie, voire
même en Egypte?
Jl n'est pas nécessaire de s'étendre davantage sur ce premier
objet de l'accroissement des dépenses municipales : nul ne s'y oppo-
sera; tout au contraire, elles serviront à accroître la popularité de
quiconque s'en fera le défenseur dans une intention plus ou moins
intéressée; elles ne peuvent en outre donner lieu à aucune méprise,
à aucune équivoque ; à tous les points de vue , sauf à celui de la
mesure toujours indispensable à garder, elles méritent d'être encou-
ragées.
En est-il de même des deux autres natures de dépenses sur les-
quelles nous voulons arrêter un moment l'attention du lecteur, celles
de l'instruction et de l'assistance? Les dépenses de l'instruction pri-
maire sont depuis longtemps obligatoires : en cas d'insuffisance des
revenus ordinaires (ce qui est le cas presque général), il est pourvu
aux dépenses de l'instruction primaire par une addition de cen-
times spéciaux, votée par le conseil municipal ou, à son défaut, d'of-
fice, .et cette imposition, comprise dans la loi générale de finances
annuelles (loi du 15 mars 1850), est de 3 centimes portés plus tard à
h. La loi du 10 avril 1867 avait autorisé les communes à voter une
imposition extraordinaire xie h centimes pour établir la gratuité.
Enfin, jusqu'à l'année 1881, les dépenses de l'instruction primaire
étaient en partie couvertes par la rétribution scolaire que les parens
des élèves fréquentant les écoles versaient eux-mêmes dans la caisse
municipale. Le rapport de l'exercice 1877 porte les dépenses de l'in-
struction primaire (Paris non compris) à 76 miUions : elles n'étaient
que de Ù9 en 1868. Les 3 centimes spéciaux avaient fourni 10 .mil-
lions 1/2 ; les h centimes de la gratuité, à peine établis en 1868,
ajoutaient, en 1870, une plus-value de 2 millions 1/2; la rétri-
bution scolaire procurait un revenu de plus de 18 niillions : le
SU) plus des dépenses était couvert par les revenus orriinaires des
communes et les subventions des départemens et de l'état.
Nous ne parlons pas ici d'autres dépenses relatives à l'instruc-
tion supérieure ou secondaire, auxquelles les communes participent
LE DÉFICIT COMMUNAL. 627
volontairement par la prise de bourses, l'ouverture de bibliothè-
ques, etc. En restant sur le terrain seul de l'instruction primaire,
il importe de remarquer les changemens' considérables apportés
dans la situation actuelle par la loi relative à la gratuité et à l'obli-
gation de l'enseignement primaire. Les h centimes facultatifs qui
permettaient l'établissement d'écoles gratuites dans certaines loca-
lités ont été supprimées, et la rétribution scolaire a dû également
disparaître.
Serait-ce donc que le budget communal va être délivré partout
d'une charge dont le poids avait sa gravité? Mais la loi nouvelle ne
diminue pas le coût de l'instruction primaire, loin de là, et l'obli-
gation de l'enseignement laïque l'augmente beaucoup, au contraire,
en enlevant aux congrégations religieuses l'tnseignement qu'elles
procuraient à très bas prix, pour le donner à des instituteurs et à
des institutrices dont le traitement veut être bien plus élevé. Qui
fera les frais de cette économie procurée aux communes? L'état. Il
s'est engagé à subvenir au déficit résultant du nouvel ordre de
choses, et, cette année, il lui en coûte déjà plus de 30 millions (1).
Mais il ne s'agit pas uniquement de payer les maîtres. Puisque l'en-
seignement est obligatoire, il faut le mettre à portée de tous et bâtir
le nombre d'écoles indispensable : les départemens et l'état aideront
les communes , mais celles-ci devront s'aider aussi elles-mêmes
et s'endetter ; de là la construction de ce qu'on nomme les
groupes scolaires et la constitution de la caisse spéciale des écoles
fondée sous le patronage direct de l'état. Dans son rapport sur
le budget de 1883 , M. Ribot porte le capital de cette caisse à
392 millions ; M. Ferry estimait qu'il faudrait en quelques années
élever les dépenses à 1 milliard. Il résulte d'une enquête ordonnée
par le ministre de l'instruction publique que, dans cinquante-six
départemens, hSO millions seront nécessaires pour construire et
aménager les maisons d'écoles, que la caisse, dont la dotation est
presque épuisée, réclame un nouveau fonds de 120 millions et que
les dépenses à faire s'élèvent encore à 700 millions. Yoilà donc les
communes contraintes de pourvoir par des emprunts, c'est-à-dire
par la perception de centimes additionnels, à ces constructions obli-
gatoires, dont le modèle généralement adopté affecte des propor-
tions d'un luxe le plus souvent inutile, et si, d'un côté, on a
soulagé leur budget, d'un autre on le rend plus lourd; mais, à part
ces dépenses qui, une fois faites, ne se renouvelleront plus, com-
mentne pas croire que le paiement de la, gratuité, facultatif d'abord
(1) M. Ribot, dans son rapport sur le budget de 1883, signale spécialement une
demande tardive de 19 millions pour compléter le traitement des instituteurs pri-
maires.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
et payé par les communes, ne sera pas rétabli directement comme
devenu obligatoire et ne retombera pas à la charge des localités
elles-mêmes, soit que le budget général de l'état ou les budgets
départementaux, et surtout les budgets cantonaux, si le projet dû
à l'initiative de M. Goblet sur l'organisation cantonale était adopté,
en fassent un article de répartition spéciale à réclamer dans toutes
les localités pourvues d'écoles et de maîtres? Il ne nous semble pas
qu'on puisse concevoir le moindre doute à cet égard, ni sup-
poser qu'on y puisse autrement pourvoir que par une imposition
de centimes additionnels au principal des contributions directes.
Ce ne serait, en effet, ni aux contributions indirectes ni aux taxes
d'octroi, dont on réclame partout l'abaissement, qu'il y aurait lieu
de s'adresser, mais, une simple indication dans la loi du budget,
permettant de porter à plus de 20 centimes le maximum des centimes
additionnels ordinaires, donnerait toute facilité pour réaliser la me-
sure dont il s'agit.
Le troisième point que nous voulions traiter est celui des dépenses
nécessitées par l'assistance publique. L'assistance communale s'éta-
blit par l'installation des bureaux de bienfaisance, la création d'hô-
pitaux ou d'hospices ou, à défaut d'établissemens communaux,
l'entrée réservée dans les hôpitaux ou hospices départementaux
moyennant une rétribution payée par le budget municipal : ce der-
nier cas est celui de la plupart des communes en France, à qui
leurs ressources ne permettent pas de posséder réellement des asiles
leur appartenant. Le traitement des aliénés et une part de la dépense
des enfans assistés constituent seuls une charge obligatoire : chaque
département est tenu d'avoir un établissement public destiné à
recevoir des aliénés, ou de traiter à cet effet avec un établissement
public ou privé, et les communes, qui ne sont pas obligées d'en-
voyer les malades à un hôpital, sont, au contraire, contraintes de
payer le traitement d'un aliéné.
Si les hôpitaux ou hospices n'existent que dans un petit nombre
de communes, il n'en est pas de même des bureaux de bienfaisance,
pour lesquels cependant ne sont point réservées dans les budgets
municipaux des ressources spéciales et ne se prélève aucun cen-
time ordinaire ou extraordinaire. La création d'un bureau de bien-
faisance est autorisée par les préfets sur l'avis des conseils munici-
paux, mais doit, au préalable, être accompagnée d'une dotation d'au
moins 50 francs de rente, soit en immeubles, soit en rentes sur l'état,
à laquelle viennent s'ajouter les subventions que les conseils munici-
paux peuvent voter et les recettes légalement accordées aux pauvres,
telles que le tiers du produit des concessions de terrains dans les
cimetières, là où le droit de concession est établi, et le droit perçu
en faveur des indigens à l'entrée des spectacles.
LE DÉFICIT COMMUNAL. 629
La situation financière des communes, en 1878, donnait pour
tous les bureaux de bienfaisance une somme d'environ 25 mil-
lions 1/2. Le rapport de M. Durangel, en 1871, ne portait qu'un total
de 17 raillions 1/2. En 1881, le chiffre dépasse 31 raillions. Pour une
période de dix années, la progression est très importante. S'accen-
tuera-t-elle encore? Il faut s'y attendre et prévoir pour les budgets
coramunaux une charge qu'il est bien difficile d'évaluer, puisque
aux sacrifices directs des localités sous leur forme actuelle devront
s'ajouter tous ceux que la transformation du mode d'assistance ne
manquera pas de leur imposer dans un court délai. La charité privée
vient aujourd'hui grandement en aide à l'assistance publique : mais
en sera-t-il de même lorsque de sérieuses entraves seront appor-
tées, comme tout le fait prévoir, à l'exercice de la preraière, et la
seconde ne devra-t-elle pas, coûte que coûte, corabler le déficit?
Nous n'avons pas l'intention d'aborder à fond ces graves questions
des nouveaux systèmes d'instruction et d'assistance que l'on pré-
tend imposer à notre pays ; nous ne pouvons cependant nous empê-
cher d'en faire ressortir les périls, au moins en ce qui concerne la
situation financière des communes.
IV.
Le but avoué que poursuivent les amis du progrès aujourd'hui
est de faire disparaître de l'instruction et de l'assistance l'in-
fluence religieuse. Fermer les établisseraens scolaires et hospitaliers
au^ homraes et aux femmes qui portent l'habit ecclésiastique,
repousser des bureaux de bienfaisance les menibres du clergé, laï-
ciser, comme on dit, l'enseignement et la charité dans le domaine
public, d'un autre côlé entraver autant que possible le fonctionne-
ment des établissemens privés, tel est le double projet auquel se
dévouent avec une obstination invincible les prétendus apôtres du
droit moderne et les serviteurs de la démocratie. Si le premier est
insensé, le second, ne craignons pas de le dire, est absolument cri-
minel. Mettre Dieu hors de l'école, c'est vouloir tarir les sources de la
morale et du bien ; heureusement, c'est tenter une œuvre vaine, car à
côté de l'école subsistera la famille où prévaudront les sentimens reli-
gieux et où les enfans puiseront les saines notions que l'enseignement
public ne leur donnera plus; mais porter atteinte à l'exercice de la
charité privée , l'enlever aux mains qui seules peuvent s'y consa-
crer, et sous prétexte que l'état a le droit et le devoir de soulager
les misères humaines, essayer de réserver le rôle de distributeurs
d'aumônes aux agens du gouvernement pour qu'ils y conquièrent
630 REVUE DES DEUX MONDES,
une certaine popularité, c'est risquer d'affaiblir l'importance des
dons et des offrandes, c'est commettre un crime de lèse-humanité.
Quoi qu'on fasse, les efforts de la charité publique ne seront jamais
à la hauteur de ceux de la charité privée, et sans vouloir médire des
onctionnaires civils chargés de pourvoir aux soins de la première,
c'est par des mains plus dignes que se répand la seconde.
Il y a des esprits convaincus que l'enseignement primaire, même
celui des filleS', peut être aussi bien donné par des laïques que par
des rehgieux; mais on ne trouve personne pour soutenir que la
garde des malades, l'assistance aux enfans, aux vieillards^ aux
infirmes, la distribution des secours aux indigens, ne soient pas le lot
exclusif de ceux et de celles qui ont avant tout fait vœu d'abnégai-
tion et de pauvreté. On rencontre souvent des misérables à qui
l'aumône distribuée par le riche et l'heureux du monde n'arrache
qu'une' expression d'envie, ou du moins une parole d'indifférence
et de dédain ; mais» quand la main qui s'ouvre pour eux est celle,
par exemple, d'une sainte femme à qui les joies du monde sont
refusées, s'il n'y a pas de reconnaissance chez celui qui reçoit, il n'y
a pas de haine, le don lui paraît naturel et conforme à la qualité du
donateur. Ajoutons que pour la création et le fonctionnement de
tous les élablissemens dus à la charité privée, la première condition
réclamée par leurs fondateurs est précisément l'alliance de la reli-
gion et de la charité, et l'exercice de celle-ci par les représentans
d'intérêts supérieurs aux intérêts du monde. Les bienfaiteurs sans
nombre, dont les libéralités ne s'épuisent jamais, ne se croient pas,
le plus souvent, dignes d'accomplir eux-mêmes le devoir de la cha;-
rité, mais ils n'en confieraient le soin qu'à ceux pour le&quelsi le
premier acte a été de se sacrifier eux-mêmes.
Jamais la statistique n'a été en> mesui'e de récapituler tout ce que
la bienfaisance privée distribue annuellement à nos pauvres et à
nos infirmes : le budget général de l'état ne contient pas non plus
un renseignement spécial qui permette d& chiffrer les dépenses à
sa charge et à celle des départemens en ce qui concerne l'assis-
tance. Nous avons cité plus haut la somme totale des dépenses com-
munales relatives aux bureaux de bienfaisance : bien qu'elle s'ac-
croisse d'année en année, elle ne paraîtra pas bien élevée encore, et
certainement, si les efforts de ceux qui veulent laïciser la charité
étaient couronnés de succès, on ne manquerait pas de réclamer
pour les bureaux de bienfaisance et les subventions aux hospices
des ressources nouvelles et plus importantes. Où les prendrait-on ?
Ge qui est facultatif aujourd'hui ne manquerait pas de devenir obli-
gatoire, et alors que l'ensemble des libéralités charitables se serait
fort amoindri, les dépenses communales s'accroîtraient démesuré-
LE DÉFICIT COMMUNAL. 631*
ment, en même temps qu'une nouvelle cause de désunion et des
germes de discorde sociale auraient encore porté le .trouble dans
notre pays déjà si cruellement éprouvé.
Revenons à nos chiffres. Le budget général de l'état pour l'exer-
cice .1883, présenté par M. Say, et amendé par la commission,
s'élève pour le budget ordinaire à 3 milliards hh millions, pour
le budget extraordinaire à 258 millions (1), pour le budget sur
ressources spéciales à 377 millions, auxquels s'ajoutent Sli mil-
lions 1/2 de budgets annexes rattaches pour ordre au budget
général de l'état, ensemble 3 milliards 7Qli millions.
L'honorable rapporteur delà commission du budget à la chambre
des députés, M. Ribot, faisait remarquer en présentant cet énorme
total, que le budget des dépenses ordinaires ne s'élevait, à la der-
nière année de l'empire, en 1869, qu'ai milhard 621 millions, et que
l'accroissement qui le portait aujourd'hui à plus de 3 milliards avait
été surtout très rapide dans les trois dernières années ; entre
1880 et l'exercice prochain l'écart n'est pas inférieur à 296 mil-
lions. « Nos dépenses ordinaires, disait-il, depuis plusieurs années
ont suivi une progression qui s'explique par la nécessité de pro-
curer une satisfaction à de grands intérêts sociaux, comme l'in-
struction publique, ou d améliorer la situation des serviteurs du
pays. »
C'est pour les mêmes motifs que les budgets départementaux,
qui ne comprenaient à l'origine qu'un très petit nombre d'articles
(exposé des motifs de M. Goblet sur l'organisation des cantons),
s'élèvent à plus de 220 millions, et c'est aussi pour organiser en
un point central des écoles primaires supérieures , des établisse-
mens de bienfaisance cantonaux, etc., que l'avant-dernier ministre
de l'intérieur appelait le canton à prendre dans notre organisation
administrative une place aussi importante que le département, et
proposait, en conséquence, la création d'un nouveau budget, le
budget cantonal, dont les ressources eussent été prises, pour la
plus grande part, sur les centimes communaux.
Quel que soit le sort réservé au projet de loi de M. Goblet, il fau-
dra bien que les communes paient les nouvelles dépenses que les
grands travaux, l'histruction et la bienfaisance réclament. Or elles
n'ont pas, comme l'état, la faculté de recourir .à une dette flottante
(t) Le budget des recettes extraordinaires a été réduit à 258 millions parce qu'on 'Ja
proposé d'appliquer aux dépenses de cette nature 271 millions de ressources prove-
nant des reliquats de crédit des exercices antérieurs et 257 millions des rembour-
semens des avances faites aux compagnies de chemins de fer. Puisque le nouveau
ministre des finances renonce à cette dernière ressource, le budget extraordinaire
devra ôtre relevé d'autant par une nouvelle émission de bons du trésor, ou par un
emprunt, à moins que l'on ne diminue les travaux publics en projet.
§32 REVUE DES DEUX MOMDES.
sans que le public s'en émeuve, que les pouvoirs législatifs le
sachent et, jusqu'au moment d'une révélation tardive, sans que le
crédit public en souffre, ainsi que l'exposé du budget présenté par
M. Léon Say et le rapport de M. Ribot l'ont prouvé. Les communes
ne peuvent que recourir à l'impôt direct ou emprunter à ciel
ouvert ; mais leurs contributions sont bien lourdes et leur passif est
déjà considérable.
La statistique du ministre de l'intérieur pour l'exercice 1878 mon-
trait que, déjà à cette époque, les recettes des communes dépas-
saient 1,368 millions et leur passif 2, 7Zi5 millions. Faute de pou-
voir établir un total complet pour 1882, nous avons montré que
plus de 3,000 communes supportaient une charge de plus de
100 centimes additionnels, près de 10,000 de 50 à 100 et seule-
ment 8,000 de 15 à 30 centimes. La moyenne générale des impo-
sitions communales atteignait hS centimes, près de la moitié de
l'impôt direct en plus. Le nombre des centimes imposés, qui était
en 1878 de 1,712,000 pour toutes les communes, dans la dernière
statistique de 1881, dépasse 1,758,000 centimes. Certes, il serait
intéressant de pouvoir chiffrer le produit de ces centimes et d'en
connaître la valeur non -seulement moyenne, mais communale,
afin d'apprécier la part si différente des uns et des autres, mais,
quoi qu'il en soit, on en sait assez pour comprendre que les budgets
communaux ajoutent aux 3,700 millions du budget général une
surcharge qui permet de dire que, de tous les grands états, c'est
la France le plus imposé. La moyenne, pour chacun de ses habi-
tans, est de 110 francs d'impôts; pour l'Angleterre, l'Amérique,
l'Allemagne, la Russie, l'Italie et l'Autriche, elle ne dépasse
pas 60.
Que si , nonobstant cette progression constante des sacrifices
demandés à chacun, on rappelle les promesses contradictoires faites
au pubhc de grands travaux nécessaires et de dégrèvemens impor-
tans, le moment ne sera-t-il pas venu de prêter une oreille plus
attentive aux timides recommandations de prudence faites par les
fonctionnaires mêmes chargés du travail des statistiques, et les
reprôsentans du pays ne semblent -ils pas aujourd'hui mis en
demeure de faire preuve de résistance et de sagesse financière?
Lorsque l'exposé de M. Léon Say sur l'exagération de la dette flottante
vint jeter la lumière dans les esprits, les anciennes illusions se déchi-
rèrent et il parut impossible de lancer notre pays dans de nouvelles
aventures. Mais les besoins de popularité reprenant leur empire et
les jours s'écoulant, les grands projets se représentent à nouveau : la
question des chemins de fer, qu'on a cru un moment tranchée par
une solution qui concilierait à la fois l'intérêt particulier et l'intérêt
général, est reprise avec une passion nouvelle, que la présence
I E DEFICIT COMMUNAL. ^33
dans le ministère d'adversaires déclarés des grandes compagnies
n'est pas faite pour maintenir dans de justes limites, et, comme
nous le rappelions ici môme, une proposition qui ne manque
jamais de se reproduire quand le temps est à l'orage, a déjà
reparu , à savoir : la demande de la concession d'un chemin de
fer direct de notre frontière du nord à la Méditerranée, sans sub-
vention ni garantie d'intérêt, accompagnée cette fois de l'engage-
ment d'abaisser de 50 pour 100 le tarif pour les voyageurs et de
liO pour 100 celui des marchandises, avec une vitesse de 100 à
120 kilomètres à l'heure.
Les pouvoirs publics, qu'assiègent tant de projets nouveaux, en
tête desquels il faut inscrire les canaux du Rhône, l'amélioration
des ports de Marseille, etc., se refuseront sans doute à créer une
concurrence destructive des chemins de fer du Nord et de Lyon,
mais ne se trouveront-ils pas entraînés à franchir en quelques points
les limites que la sagesse de M. Léon Say avait fixées? Ce serait
donc déjà un vrai sujet d'inquiétude que de savoir si le crédit
public supporterait sans faiblir de nouvelles charges. Mais qu'ad-
viendrait-il si, à des sacrifices dont on doit dire au moins que
l'avenir est appelé à profiter matériellement, il fallait ajouter dans
chaque commune de nouvelles impositions dont le chiffre varierait
indéfiniment au gré de passions irréfléchies ou coupables, en un
mot, si, aux embarras financiers de l'état, devait se joindre ce
qu'on pourrait vraiment appeler le déficit communal?
Le mode de répartition des impôts communaux ajoute un danger
de plus à leur quotité. La loi de finances fixe le contingent de chaque
département à répartir ensuite entre les arrondissemens et les com-
munes qui les composent. Au conseil-général appartient la fixation
du contingent des arrondissemens, aux conseils d' arrondisse mens la
répartition entre les communes. Enfin, dans chacune d'elles, une
commission dite des répartiteurs, désignés par le maire et nommes
par le préfet, procède à la répartition du contingent communal
entre les particuliers. Cette commission, présidée par le maire assisté
du contrôleur des contributions directes, siège tous les ans du 15
au 30 janvier dans chaque commune pour rédiger l'état-matrice
des personnes imposables, aviser, s'il y a lieu, aux changemens à
effectuer sur l'état antérieur, et rendre le recouvrement des impôts
obligatoire.
Par la désignation des répartiteurs, c'est le maire qui exerce le
pouvoir suprême dans cette œuvre si délicate, et il suffit d'indiquer
le fonctionnement et la composition des commissions pour faire
comprendre quels abus d'autorité il y aurait lieu de craindre si elles
obéissaient à des hostilités d'intérêts ou à des passions politiques.
Sous prétexte de changemens dans la nature des propriétés, dans
634 REVUE DES DEUX MONDES.
réstimation de la richesse personnelle, rien ne serait plus facile que
d'augmenter la. cote de l'un pour amoindrir celle de l'autre, de même
qu'un conseil municipal composé de membres à qui le nombre de
centimes imposés importerait peu, ne se ferait pas faute d'en
accroître la quantité. C'était pour défendre les projjriétaires contre
de telles tendances, faciles d'ailleurs à concevoir, que la loi muni-
cipale exigeait l'adjonction des plus hauts imposés en nombre égal
aux conseillers municipaux dans les votes ayant pour objet les impo-
sitions communales. Une décision récente vient d'abroger cette
sage disposition : il faut le regretter au point de vue de la justice,
c'est-à-dire du vrai libéralisme, comme il faut aussi craindre tous
les projets de lois nouveaux qu'on se propose dé faire voter par
les chambres sous prétexte d'extensions des libertés municipales.
Dans l'état actuel des esprits, la liberté municipale telle qu'on la
rêve n'est propre qu'à constituer un régime de tyrannie locale ;
et tout moyen de redressement, de surveillance, d'action enfin
sur les conseils municipaux dont on dépouille les préfets, est
une protection dont on dépouille les enviés contre l'assaut des
envieux. Il n'est pas un homme ayant médité sur les difficul-
tés de notre situation sociale qui ne regrette amèrement l'amoin-
drissement du protectorat tutélaire exercé par cette ancienne
administration départementale qui, sous la monarchie constitution-
nelle, par exemple, ne faisait usage de son autorité que pour mo-
dérer les exigences locales, tenir la balance exacte entre les intérêts
opposés, et grâce à l'exercice incontesté du pouvoir central faire
régner dans les communes la paix pour tous et la liberté pour cha-
cun. Ce n'est pas que ce régime n'ait été l'objet lui-même de vives
critiques et que l'on n'ait reproché alors aux préfets d'avoir pratiqué
un système d'influence électorale ; on criait en ce moment très fort
contre la corruption. Nous ne prétendons nullement que l'adminis-
tration de ce temps, pas plus que celles qui lui ont succédé, se soit
désintéressée des luttes politiques, mais elle gardait le rôle qui lui
convient, à savoir l'attitude supérieure; elle planait de haut sur les
rivalités locales ; elle accordait les faveurs, elle assurait les amélio-
rations utiles sans obéir aux suggestions inférieures et subir la pres-
sion d'en bas. Gênée quelquefois dans son action par les partis
extrêmes de droite et de gauche, elle se voyait souvent contrainte
de passer au milieu d'eux sans tenir compte de leurs revendications^
mais elle avait la conscience de répondre aux vœux légitimes du
plus grand nombre et tenait à honneur de ne flatter jamais des espé-
rances vaines, de ne nourrir aucune illusion dangereuse, de ne
travailler que pour les progrès réguliers. En est-il de même aujourr
d'hui?
En. faisant' ressortir les dangers de la situation fmancJèrodesGon»-
LE DÉFICIT C03IMUNAL. 635
munes, en prononçant le mot de (déficit communal, nous n'avons
jamais prétendu que cette situation fût irrémédiable, que la faillite
des communes dût en être la conséquence, et que notre pays ,pût
se trouver acculé aux intolérables extrémités qui ont ejDtraîné fata^
lement notre première révolution hors des limites du juste et du vrai.
Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer les em-
barras financiers sur le petit théâtre des communes comme une
cause de désordres sociaux plus redoutables que les embarras finan-
ciers de l'état lui-même, et nous ne croyons pouvoii' mieux faire que
de couvrir nos réflexions pessimistes de l'autorité -du livre qui, ;eû
ces dernières années, nous paraît le plus utile à consulter pour
l'éducation politique de tous, le grand ouvrage de M. Taine sur
l'ancien régime «t les origines de la France contempoa*aine. Si cette
mémorable époque a donné lieu à de bien remarquables travaux,
nulle part elle n'a été présentée sous une forme plus complète, plus
saisissante, plus capable d'instruire les hommes des maux que les
excès politiques engendrent, et des ruines que les discordes civiles
laissent après elles. On a eu l'histoire des idées révolutionnaires, à
côté de celle des progrès que le mouvement des <egprits en 1789 a
enfantés ; on a eu ainsi le tableau des catastrophes résultant de l'ap-
plication de principes erronés et des crimes diu fanatisme, mais ces
récits ne se sont attachés qu'aux faits généraux, ils n'ont reproduit avec
vigueur que certaines grandes scènes à Paris, à Lyon, à Nantes ou
à Mai^seille, sans retracer celles dont chaque localité a été le théâtre,
ce qu'il importait surtout de savoir, pour bien apprécier l'éten-
due du mal, et faire à chacun sa part de responsabilité. Les plus
âgés de notre génération peuvent bien se rappeler par les confi-
dences de leurs pères, témoins ou victimes de ces désordres par-
tiels, tout ce qu'ont souffert dans les moindres localités ceux qu'à
tort ou à raison on représentait comme favorables à l'ancien régime,
les déprédations, les meurtres, les persécutions exercées contre les
suspects; mais il fallait qu'un écrivain de grand talent, sans prendre
parti pour «ainsi dire entre les vaincus et les vainqueurs, placé
à une souveraine hauteur de désintéressement et d'impartialité,
consentît à rassembler les faits isolés, à en dresser la liste minu-
tieuse, à en donner les détails précis, à reproduire ce qu'on appel-
lerait volontiers la photographie terrible de la France entière. Quel
tableau que celui des trois cents émeutes qui ont précédé de quel-
ques mois la prise de la Bastille, et des ravages de cette maladie
subite que M. Taine appelle Vanarchic spontanée^ qui investissait
partout chaque attroupement du droit de rendre des sentences et de
les exécuter lui-même sur la vie et sur les biens ! Exercée d'abord
contre les chartriers, ce droit s'exerce ensuite contre tous ceux qui
C36 REVUE DES DEUX MONDES.
possèdent, et quand enfin le frein central déjà détraqué se casse,
les jacqueries se propagent en tous lieux. Nul livre n'est assuré-
ment plus triste à lire, plus difficile à achever que l'ouvrage de
M. Taine ; mais nul n'est plus instructif, nulle œuvre n'est plus
patriotique dans le sens vrai du mot. Les enseignemens qu'elle donne
doivent nous profiter surtout, alors que, si nos chiffres sont exacts,
si les tendances que nous signalons sont vraies, de nouvelles divi-
sions dans les intérêts et les opinions menacent d'éclater sur ces
petits théâtres qu'on appelle les communes. Sous un prétexte ou
sous un autre, extension de travaux, dépenses pour les écoles ou
pour les hospices, si la passion politique entre en jeu, si elle pros-
crit la liberté des choix et impose des volontés tyranniques dans le
mode de s'instruire et défaire le bien, elle commencera par frapper
les intérêts, elle créera des charges impossibles et finira par violen-
ter les personnes elles-mêmes.
Notre régime municipal qui présente encore tant de traits de res-
semblance avec ce régime romain dont un autre écrivain cher à la
Revue, M. Gaston Boissier, nous a présenté le tableau, deviendra-t-il,
comme il le fut sous l'empire des Césars, un des plus actifs instru-
mens de décadence, ou donnera-t-il lieu à des désordres locaux qui
amèneraient comme remède un changement immédiat du régime
gouvernemental actuel? Sans examiner ces hypothèses, bornons-
nous à constater que, si la multiplicité actuelle des intérêts, la par-
ticipation du plus grand nombre aux jouissances matérielles parais-
sent une digue suffisante contre les entraînemens qui pourraient les
compromettre, on ne doit pas compter trop cependant sur son invin-
cible solidité, car le grand nombre lui-même, par des rancunes irré-
fléchies, ou par passion politique, peut porter atteinte à ces inté-
rêts matériels et à l'équilibre financier qui les protège. En ce qui
concerne la situation des communes, à quelques égards la plus im-
portante et la base même de l'édifice, l'ignorance du grand nombre,
la passion intéressée de quelques-uns, compromettraient aisément
l'équilibre. Des conseils municipaux choisis au hasard ou dans une
vue de pression déterminée, élisant leurs maires à leur image, déli-
vrés comme ils le sont à peu près aujourd'hui de la tutelle préfecto-
rale, pourraient, sous prétexte de prétendues améliorations, con-
duire la plupart des communes au déficit sans qu'un cri d'alarme
eût été jeté, et les précipiter bien vite dans la voie de ces violences
que M. Taine a décrites en historien plus dévoué à la vérité qu'en
courtisan des multitudes.
Bailleux DE Marisy.
JEANNE D'ARC
E T
LE CULTE DE SAINT MICHEL
Le premier personnage surnaturel qui ait annoncé à Jeanne d'Arc,
dans l'été de lZi25, la mission qu'elle devait accomplir, est saint
Michel. Si la vierge de Domremy fut aussi visitée pendant le cours
de cette mission par sainte Catherine et sainte Marguerite, les appa-
ritions de ces deux saintes n'en sont pas moins postérieures à la
première et semblent n'avoir exercé qu'une influence assez secon-
daire sur le rôle politique et guerrier de la libératrice d'Orléans.
Les réponses de Jeanne à ses juges de Rouen sont formelles sur ce
point: « Interrogée quelle a été la première voix venant à elle lors-
qu'elle était âgée de treize ans, l'accusée a répondu que cette voix
a été saint Michel qui est apparu devant ses yeux. Il n'était pas seul,
mais mêlé au chœur des anges du ciel. » Et ailleurs : « Interrogée
laquelle de ses apparitions est la première^^en date, elle a répondu
que saint Michel est apparu le premier. »
En présence de déclarations aussi nettes et aussi fermes, l'his-
torien, sinon le croyant, est amené naturellement à se poser la
question suivante : Y avait-il des raisons pour qu'en l/i25 l'idée d'une
intervention providentielle en faveur de la France s'incarnât dans le
chef de la milice céleste plutôt que dans un autre saint? Le rappro-
chement de certains incidens, qui jusqu'à ce jour avaient passé à
638 REVUE DES DEUX MONDES.
peu près inaperçus, nous met en mesure de faire à cette question
une réponse affirmative.
I.
Si l'on embrasse du regard l'ensemble des annales de notre pays
au point de vue hagiographique, chaque époque de notre histoire
nationale, on pourrait presque dire chaque dynastie de nos rois,
paraît avoir eu en quelque sorte un saint de prédilection. Martin,
l'apôtre des Gaules, est le saint par excellence de l'époque mé-
rovingienne et de nos rois de la première race. Pendant la période
suivante, le culte de saint Pierre jouit d'une vogue exceptionnelle,
comme si le rôle de protecteurs de la papauté, pris avec tant
d'éclat par les premiers Carolingiens, avait contribué à redoubler la
vénération de leurs sujets pour le prince des apôtres. Un troisième
saint fait pour ainsi dire son avènement avec les rois de la dynastie
capétienne : nous voulons parler de saint Denis, dont l'oriflamme ou
bannière devient la bannière même de la France.
Si Martin est le saint des Mérovingiens, Pierre le saint des Caro-
lingiens, Denis le saint des Capétiens, on peut ajouter que Michel est
le saint des Valois, du moins à partir de la seconde moitié de la
guerre de Cent ans (1). La dévotion en cet archange, considéré comme
le protecteur spécial de la personne et de la couronne de nos rois,
est un des traits caractéristiques de l'histoire religieuse de notre
pays au xv siècle. Dès la fm-du siècle précédent, on voit le pèleri-
nage au Mont- Saint-Michel, expression populaire de cette dévotion,
prendre un développement vraiment extraordinaire. Des parties les
plus reculées, de la France et, l'on pourrait ajouter, de l'Europe, des
bandes pieuses, composées parfois de jeunes garçons qui entraient
à peine dans l'âge de l'adolescence, s'acheminaient sans cesse vers
l'abbaye bas-normande située, comme on disait alors, au péril de la
mer. La vogue singulière de ce pèlerinage à l'époque de Charles V
et de Charles VI est attestée par des faits sans nombre. Nous n'en
citerons que deux, qui n'ont pas encore été relevés par les histo-
riens du Mont, et qui nous paraissent tout à fait significatifs. Dans
l'espace d'une année, depuis le premier août 1368 jusqu'à la fête
de Saint-Jacques, c'est-à-dire jusqu'au 25 juillet 1369, l'hôpital de
la confrérie de Saint-Jacques à Paris hébergea seize mille six cent
quatre-vingt-dix pèlerins allant la plupart au Mont- Saint-Michel ou
revenant de ce sanctuaire. Vingt-quatre, ans plus tard, la jeunesse de
(*l)iCes erreineas ont été suivis par la dynastie 'des Bourbons qui, voulant avoir
elle aussi son patron spécial, a fait.chûk de i saint Louis.
JEANNE d'arc. 639
Montpellier quittait cette ville en masse pour faire le pèlerinage du
Mont : « Le dit an 1393, lit-on dans une chronique locale, les enfans
de onze à quinze ans se rassemblèrent en grande foule à Montpellier
et par tout le royaume de France et aussi dans les autres royaumes
et pays pour aller au Mont-Saint-Michel en Normandie. » Ainsi, voilà
des bandes d' enfans de onze à quinze ans qui entreprennent de
traverser la France de part en part malgré le mauvais état, l'insé-
curité des routes, la longueur et les difficultés muliiples d'un pareil
trajet! Assurément, rien ne prouve mieux l'espèce de fascination
que le culte de saint Michel, et la dévotion envers le plus vénéré de
ses sanctuaires exerçaient partout sur les imaginations pendant les
dernières années du xiv* siècle.
L'infortuné Charles VI semble avoir beaucoup contribué à com-
muniquer un nouvel élan à ce mouvement. Atteint du mal terrible
qui devait lui enlever la raison, il fit dans les premiers mois de 1394
au Mont-Saint-Michel un voyage à la suite duquel il recouvra pen-
dant quelque temps toute la lucidité de son intelligence. Il n'hésita
pas à attribuer cette amélioration passagère de sa santé à l'inter-
cession du vainqueur de Satan. Dans sa reconnaissance pour le
chef de la milice céleste, il décida que la porte d'Enfer s'appellerait
désormais porte Saint-Michel. II voulut, en outre, qu'une fille à
laquelle Isabeau de Bavière donnai le jour sur ces entrefaites, reçût
le nom de Michelle.
La dévotion à saint Michel avait toujours été très populaire sur
les marches de la' Champagne, de la Lorraine et du Barrois. Comme
dans l'Avranchin, elle s'était substituée dans cette région, dès les
premiers siècles du christianisme, au culte du Belenus gaulois ou du
Mercure gallo-romain. Aussi, la recrudescence de cette dévotion, qui
marqua le règne de Charles VI, ne se fit-elle pas moins sentir dans les
diocèses de Langres et de Toul que dans les autres parties de la France.
Sous cette influence, Fem de Lorraine, comte de Vaudemont, et
Marguerite de Joinville, sa femme, fondèrent, le 30 juillet Ihili, une
chapelle dédiée à saint Michel sur le penchant de la colline oii
s'élevait leur château de Joinville. C'est aussi de cette époque que
date une chapelle de Saint-Michel qui couronnait, au xv siècle, la
montagne de Sombar dans la banlieue de Toul. L'archange enfin
était le patron du Barrois, c'est-à-dire du pays natal de la mère de
Jeanne. Le mouvement une fois donné, le concours des circon-
stances politiques allait bientôt lui imprimer, comme nous le verrons
tout à l'heure, une impulsion irrésistible.
6Û0 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
La piété personnelle de Charles VI ne suffirait pas pour expliquer
le culte patriotique que les bons Français rendirent à saint Michel
pendant la seconde moitié de la guerre de Cent ans. Il convient d'y
voir surtout l'effet d'un de ces courans d'opinion auxquels les peu-
ples cèdent par une sorte d'instinct, et le plus souvent sans en avoir
conscience. Il ne faut pas oublier que les Anglais, qui nous faisaient
la guerre depuis le milieu du siècle précédent, se glorifiaient de
nous combattre sous la bannière tutélaire de saint George. Jaloux
sans doute de lutter à armes égales contre l'ennemi, même dans
l'ordre religieux, nos pères du xv* siècle furent amenés insensible-
ment à délaisser saint Denis, le protecteur spécial du royaume pen-
dant la période capétienne. Ils éprouvèrent le besoin d'opposer au
belliqueux patron de leurs adversaires un personnage surnaturel
dont les attributs fussent également guerriers, et firent choix pour
cela du vainqueur des démons, de l'archange à l'épée flamboyante.
Ce besoin devint surtout impérieux lorsque l'occupation de l'Ile-de-
France par Henri V eut fait tomber l'abbaye de Saint-Denis et, avec
elle, l'oriflamme aux mains des Anglais ; car, dans la croyance popu-
laire de cette époque, on avait des droits privilégiés à la protection
d'un saint par le seul fait de la possession matérielle du plus révéré
de ses sanctuaires.
C'est en 1H9 que les Anglais occupèrent l'abbaye de Saint-
Denis. Ce fait de guerre, où les historiens n'ont vu jusqu'à ce jour
qu'un revers matériel, fut surtout un échec moral pour la cause
du dauphin, échec dont on ne peut apprécier l'importance qu'en se
pénétrant pour un moment des idées qui avaient cours au xv* siècle.
Une fois maître du monastère où l'on gardait l'oriflamme, Henri V
fut convaincu que le patron séculaire du royaume de France était
désormais gagné à sa cause et qu'il pouvait compter sur sa puis-
sante intercession pour obtenir le triomphe définitif de ses armes.
Nous appelons l'attention sur une question qui fut adressée à Jeanne
d'Arc au cours du procès de Rouen. Cette question ne se comprend
et n'a de sens que si l'on admet la justesse des considérations qui
précèdent. Outre qu'elle est curieuse par elle-même, elle le devient
encore davantage quand on considère le personnage à qui l'idée
vint de la poser. Ce personnage jouissait de toute la confiance de
Bedford,et les Anglais l'avaient initié aux secrets les plus intimes
de leur politique : c'était le fameux Pierre Cauchon , évêque de
Beauvais. Le lundi 12 mars lZi31, l'évêque renégat se rendit dans
la prison de l'accusée et lui fit poser, entre autres questions, celle-ci :
JEANNE d'arc. 6Zil
« Saint Denis vous est-il quelquefois apparu? — Non, que je sache, »
répondit Jeanne, qui parut ne point comprendre l'intérêt que l'on
attachait à sa réponse. Cet incident de l'interrogatoire est d'autant
plus digne d'attention que Denis est le seul saint au sujet duquel
pareille question ait été adressée à l'accusée. Lorsqu'elle avait été
blessée à l'attaque de Paris, le 8 septembre lZi29, la Pucelle avait
déposé ses armes en offrande dans l'abbaye de Saint-Denis, où elle
se trouvait alors. 11 n'y avait rien là que de très naturel, puisqu'au
moyen cage , les hommes d'armes mis hors de combat avaient
accoutumé de suspendre ainsi leur harnais en ex-voto dans quelque
sanctuaire jusqu'à parfaiie guérison. Les juges de Jeanne l'ayant
interrogée sur le mobile de cet acte de piété, elle répondit qu'elle
avait offert ces objets à saint Denis <( parce que c'est le cri de
France. » Quelques jours avant cette offrande, les Français, con-
duits par la Pucelle, avaient repris possession de Saint-Denis, et
Charles VII, à peine arrivé dans la célèbre abbaye, s'était empressé
de s'y faire « introniser. » La royauté française avait dès lors fait
sa paix avec le patron de la dynastie capétienne.
Les Anglais, avons-nous dit, s'étaient établis à Saint-Denis en
l/il9. C'est précisément à cette date, — il importe au plus haut degré
de le faire remarquer, — que le jeune dauphin Charles, régent de
France pour Charles VI , prit en quelque sorte officiellement pour
patron, pour emblème et, comme on disait alors, pour devise le
chef de la milice céleste. Aussitôt qu'il entra en lutte ouverte contre
la reine sa mère et le duc de Bourgogne, alliés des Anglais, le
futur Charles VII voulut que l'image de l'archange fût peinte sur ses
étendards. « Sur les dits étendards, Ut-on dans un compte de l'hôtel
du dauphin daté de 1A19, il y a un Saint Michel tout armé qui tient
une épée nue et fait manière de tuer un serpent qui est devant
lui, et est le dit étendard semé du mot que porte Monseigneur. »
Dans un autre compte, postérieur de deux ans seulement à celui
dont nous venons de citer un fragment, il est fait mention « d'un
étendard sur tiercelin de trois couleurs à la devise de mon dit sei-
gneur, c'est assavoir un Saint Michel armé. »
Animé de tels sentimens , comment le dauphin n'aurait-il pas
attaché le plus grand prix à conserver en sa possession l'abbaye du
Mont-Saint-Michel, le sanctuaire le plus vénéré de l'archange? Dans
cette célèbre abbaye, il devait voir plus qu'une position stratégique
de première importance; il y devait voir encore, il y voyait surtout
une sorte de palladium à la fortune duquel, suivant la croyance
populaire, ses propres destinées et celles de son parti étaient plus
ou moins étroitement liées. Aussi, lorsque, vers le milieu de 1Ù19,
l'abbé du Mont- Saint-Michel, Robert Jolivet, déserta son abbaye
TOME uv. — 1882. 41
6A2 REVUE DES DEUX MONDES.
pmur foire- sa sotuDission à. Henri V, le fils de Charles VI eut soin
de confier la garde de cette pJace à un prince du sacig royal, à sosn
cousiiï Jean de Harcouirt, comte d'Auœale, et on le -vit bientôt, au
pkis fort de sa détresse financière, s'imposer de; réels sacnûces
pour ap{:)rovisionner de vivres et de munilioms la seule forteiresse de
Normamidie qui ne fût pas tombée au pouvoir des Anglais.
Le nouveau capitaine, dm Mont appaurtenait à une famille où la
dévotioa à saiat Michel était héréditaire, et constituait en quelque
sorte un culte domestique.. Plusieurs de ses ancêtres figuraient au
piremier ramg des bienfaiteuii*s> du monastère do»t le patriotisune nor-
mand' avait lait son suprême boulievard. Le comte d'Aumale avait
deux, sœurs;,, dont l'aînée,. Marie de Harcourt, s'était mariée' en \hï7
k Antoine de Loirraine, comte de Yaudemont et seigneur de Join-
ville. Marie ainiait tendrement le jeune héros qui était son frère.
Dès l'instant où elle apprit que Jean était chargé de dirigeir la résis-
tance et de tenir tête aux envahisseurs, elle diut suivre avec, un
redoublement d'attention,, du fond de son château de JioinviUe, la
lutte engagée entre les Aoglais et les défenseioirs à^ Mont. Et conime
la seigneuirie de Donu'emy appartenait aïkrs. à Jeanne de Joinville,
qui entrenait d'étroites relations avec son cousin le comte de Vauide-
mont^ il y a lieu de croire que les principaux événemens mili-
taiiires. où le eoMte d'Aumale fut mêlé, et en première làgne^ e«iix
qui pouvaient initéresser le sanctuaire de Sadint^Michel confié à sa
garde, furent très vite connus sur les marches de la Champagne et
du Barrois, notanMnentà JoiDLvilîe et dans le village matai de. Jeanne
d'Arc,
Une catastrophe qui précéda, de dix jours seulement la nnxDrt de
Chartes \l fournit au dauphin l'occasion de manifester d'une ma-
nière écktante, à la veiAle de son avènement au trône, sa» foi emi la
protection de saint Michel), en même temps que saj véniération tourte
spéciale pour' le plus Gèlèbre des sanetuaires placés sous li'invoea-
tion de l'archange. Le JIl octobre 1422, ce prince,, de passage à. La
Rochelle, présidait une réunion de n<fttables, lorsque le pEancher de
la salle, située au premier étage, oâ la séance avait heu;, s'effondra
tout à coup. Tous les assistaiins furent précipités pêle-miêle de la
hauteur de ce premier étage dans une pièce dut rez-de-chaussée.
Plusteuii's geatilshorames, notamment Pierre de Bouurbon, seigneur
de Préaux, Gui de Naillac, périrent dians cette chute, et le nombre
des blessés fut encore plus considérable que celui des morts. Le
dauphin fut presque le seul quitoioailDa sans^ se foire aucuim mal, ou
du moins il en fut quitte pour quelques comtusions, et ses parti-
sans ne manquèrent pas de crier am niipacle. Il crut lui-mèKïie qiœ'il
avait été préservé du danger dans cette circonstance^ giâce à la puo-
JEANNE d'arc. 643
tectior toute spéciale de saint Michel. Six mois plus tard, le ik avril
14:23, il donna l'oa'dre de célébrer tous les ans, dans l'église du
Moot-Saint-Michel, le U oot,obre, en souvenir du tragique acci-
dent de La Rochell-e, ane messe solennelle de saint Michel destinée
à perpétuer sa reconnaissance envers l'archange qu'il considérait,
non-seulement comme s®n sauveur a/prè:^ Dieu dans le cas dont il
s'agit, mais encore corame le protecteur pai' excellence de sa cou-
ronne en général, « afin, pour nous sei"vir des termes mêmes de la
charte de fondation, afin que, sous la salutaire direction et grâce
à la t'es pieuse intervention de d'archange qae nous vénérons et en
qui nous avons la confiance îa plus profonde, nous méritions d'as-
surer la prospérité de notr« royaume et de triompher de dos enne-
mis. « La catastrophe de La Rochelle eut beaucoup de iietenlisse-
ment. Dans certaines provinces, comme on le voit pair les chroniques
du temps, on alla jusqu'à répandre la mouvelle que le dauphin
avait été tué, et de la fin de 14*22 au conamencement de 1424,
il ne fut bruit par toiut le royaume que du pérLl auquel l'héri-
tier du trône venait d'échapper grâce au patronage de saiint Michel.
Cette nouvelle ne parvint sans doute à Vaucouleurs et à Domremy
que dans les premiers mois de 1423 ; Jeaaanette d'Arc venait d'at-
teindre sa onzième «nnèe. Elle apprit en même teiinps la mort de
l'infortuné Charles VI et le miracle auquel on devait la coiiservation
des jours si précieux de son fils. Avec quelle joie h, niaïve enfant
dut entendre raconter comment le gentil dauphin avait été préservé
d'une mort presque certaine et comment l'archange l'avait couvert
de sa protection toute-puissante ! C'est aiors sans doiate que ce cœur
virginal, héroïqiue et tendre à la fols, s'élarafant comme d'un bond
par-delà le cercle étroit de la famille, commença à battre so-us l'em-
pire d'un sentiment nouveau et d'un ajmour bieoittôt vainqueur de
tous les autres amours, l'amour de 'la patrie. Cette triple coïnci-
dence de îa mort d'un pauvre roi fou, de l'avènement d'un dauphin
de dix-neuf ans, du prodige par leqrael il'béritier du trêne avait
échappé à un péril imminent, était bien de nature à laisser dans irae
teîie âme une empreinte ineffaçable et à l'enflammer d'une ardeur
qui devait un jour, après avoir couvé pendant six années, enfanter
des miracles.
IIL
Tîous touchons à une date mémorable entre toutes .au point de
vue du culte patriotique rendu en France à l'archange. Maîtres de
la Normandie depuis la fin de 1419, les Anglais n'avaient vu leurs
64â REVUE DES DEUX MONDES.
efforts échouer que devant le Mont-Saint-Michel. Au lendemain de
la victoire qu'ils remportèrent à Verneuil le 17 août ih2li, ils réso-
lurent de frapper un grand coup pour s'emparer de cette forte-
resse. C'est que, tant que la célèbre abbaye résistait, les Français
restés fidèles étaient fondés à croire que saint Michel les couvrait
toujours de sa protection. Le jour, au contraire, où les envahisseurs
s'en seraient emparés, ceux-ci ne se seraient pas fait faute d'en
conclure à leur tour que l'archange abandonnait la cause de leurs
adversaires pour se déclarer en leur faveur. La prise du Mont-Saint-
Michel n'eût donc pas seulement couronné la conquête de la Nor-
mandie, elle eût achevé de démoraliser les partisans de Charles VII.
Cela explique l'importance des préparatifs faits en vue de la réduc-
tion de cette place, l'acharnement que l'on apporta dans la défense
comme dans l'attaque, enfin la curiosité passionnée avec laquelle
les deux gouvernemens engagés dans cette lutte suprême en suivi-
rent toutes les péripéties.
A la fin du mois d'août l42/i, Jean, duc de Bedford, régent de
France pour son neveu Henri VI encore enfant, mit sur pied un
corps d'armée relativement important qui devait assiéger par terre
le Mont-Saint-Michel ; il en confia le commandement à l'un de ses
plus intimes favoris, Nicolas Burdett, bailli du Cotentin, son grand-
maître d'hôtel. Ce corps d'armée était composé, en partie de gens
d'armes recrutés spécialement pour cette opération, en partie de
détachemens fournis par les garnisons anglaises de basse Norman-
die. Dès les premiers mois du siège, une bastille fut construite à
Ardevon pour compléter, avec les forteresses de Tombelaine et
d'Avranches,le blocus du Mont du côté de la terre ferme. En même
temps, un écuyer anglais, nommé Berlin de Entwistle, lieutenant
du comte de Suffolk, amiral de Normandie, fut chargé d'attaquer
cette place du côté de la mer. On a conservé le compte des dépenses
qui furent faites à cette occasion par les assiégeans, et l'on y voit
que ces dépenses se montèrent à un chiffre assez élevé.
Charles VU n'abandonna pas les défenseurs du Mont-Saint-Michel.
On ignore, il est vrai, les mesures que prit le roi de France pour
venir en aide à ces intrépides champions de la cause nationale en
Normandie; mais on sait avec certitude qu'il envoya trois fois, pen-
dant la durée du siège, Nicolas de Voisines, l'un de ses secrétaires,
porter des instructions et des secours aux assiégés. Jean, bâtard
d'Orléans, qui allait bientôt s'illustrer sous le nom de Dunois, venait
alors de succéder dans la capitainerie du Mont à Jean de Harcourt,
comte d'Aumale, tué à la bataille de Verneuil. Le nouveau capi-
taine avait inauguré son commandement en approvisionnant de
vivres et de munitions la place assiégée. Grâce à ces encourage-
JEANNE d'arc. 645
mens et à ces renforts, la garnison placée sous les ordres de Nicole
Paynel, lieutenant du bâtard d'Orléans, réussit à reponsser toutes
les attaques des Anglais. Bientôt même elle prit à son tour l'offen-
sive et, dans les premiers mois de 1Z|25, elle fit une sortie où le
commandant vn chef des forces assiégeantes, Nicolas Burdett, bailli
du Cotentin et capitaine de la bastille récemment construite à Arde-
von, fut lait prisonni» r.
Les Anglais, de leur côté, ne se laissèrent pas décourager par ce
nouvel et honteux échec. Ils chargèrent Robert Jolivet, abbé du
Mont-Saint-Michel, de prendre en main la direction des opérations
du siège, en remplacement de Nicolas Burdett. L'abbé renégat qui,
cinq ans auparavant, avait déserté son poste pour se mettre au ser-
vice des ennemis de son pays, fut envoyé en basse Normandie avec
le litre de commissaire spécial pour le recouvrement du Mont-Saint-
Michel. Il fut autorisé à lever de nouvelles troupes et à prendre
toutes les dispositions qu'il jugerait convenables pour triompher de
la résistance des assiégés. En vertu de ces pleins pouvoirs, Robert
eut soin, dès le début de sa mission, de renforcer les gens d'armes
employés au blocus du Mont-Saint-Michel du côté de la terre. Les
opérations ne furent pas poussées avec moins de vigueur du côté
de la mer. Du 17 mars au 20 juin l/i25, une flottille imposante fut
rassemblée, équipée et amenée devant le Mont pour en compléter le
blocus de concert avec les troupes de terre. Cette flottille, qui ne se
composait pas de moins de vingt navires, comprenait une «bourque,»
deux (( barges, » deux nefs, huit baleiniers ou galiotes et six autres
bateaux de moindre tonnage. Quelques-uns de ces navires avaient été
frétés dans les ports de la haute ou de la basse Normandie, à Di-'ppe, à
Rouen, à Caen, à Granville, à Blainville ; mais d'autres étaient de pro-
venance anglaise et avaient été armés à Londres, à Orwell, à Mill-
brook,à Winchelsea,à Portsmouth, à Souihampton et à Guernesey.
L'un d'eux même et le plus considérable, appartenait à la hanse
teu tonique et avait pour patron un armateur de Danzig. Afin de
mieux assurer l'unité d'action militaire, Jean, duc de Bedford, réu-
nit dans la même main, à la date du 21 mai 1/125, le commande-
ment de ces forces de terre et de mer et le confia à l'un des plus
grands seigneurs d'Angleterre, Guillaume de la Pôle, comte de
Suffolk. De tels préparatifs indiquaient bien que les assiégeans ten-
taient cette fois un suprême effort, et l'on voit qu'ils n'avaient rien
négligé pour remporter la victoire. Jamais, depuis sppt ans qu'elle
tenait tête à l'ennemi, la poignée de Français enfermés dans le Mont-
Saiul-Michel n'avait été serrée de si près; jamais elle n'avait été
attaquée ainsi de tous les côtés à la fois et par des forces aussi écra-
santes.
606 REVUE DES DEDX MONDES.
Dans une situation aussi -ciitique, les défenseurs du Mont, stimu-
lés par leurs succès anlérieurs et par la haine impliicable qu'ils
avaient vouée aux Anglais, soutenus par leur foi en k proloction
de saint Michel, ne dése;^pérèrentpas, et leur courage grandit avec
le périL Entourés par l'ennemi d'ufi cercle de fer, en proie à nue
disette croissante de Yivi-es aussi hian que de nauniii'ons, ils appe-
lèrent à leur aide les habitans de Saint-Malo, leurs voisins et leurs
fidèles alliés. Les Malouins , encouragés sous main par le duc de
Bretagne, Jean VI, qui ne craignait rien tant 'que de voir aux mains
des Aiigl.iis l'une des clés de son duché,, du côté de la Normandie,
s'encpressèrent de répondre à l'appel des défenseurs du Mont-Saint-
Michel. Les marins de Saint-Malo étaient dèt^. lors les premiers cor-
saires du monde. Avec la connivei>ce de leur évêque, le cardinal
Guillaume de Montfort., ils équipèrent une flottille dont Eriand de
Giateaubriand, sire de Beaufort, amiral de Bretagne, prit le com-
mandement. Sur ces marches de Normandie et de Bretagne, non-
seulement la dévotion au sanctuaire de l'archange était alors de tradi-
tion dans toutes les classes, mais encore des alliancesséculaires avaient
établi les liens les plus étroits entre la plupart des familles fixées sur la
frontière des deux provinces. Aussi vit-on les plus grands sf'igneurs
bretons, les Goyon, les Montauban , les Mauny, les Coetquen, les
Combourg, les La Yieuvil'le, les Tinténiac, les La Bellière, monter à
l'envi sur la flottille malouine avec le même élan enthousiaste que
s'il se fût agi d'une croisade. Ln réalité, ils ne prenaient pas seule-
ment les armes pour venir en aide à leurs parens et amis du Mont;
ils voulaient aussi se venger des Anglais, qui, sans tenir compte de
la neutralité de la Bretagne, avaient confisqué les importautes sei-
gneuries que beaucoup de grandes maisons de cette province
possédaient en Normandie, et notamment dans rAvranchiu et le
Colentin.
Dans les derniers joiu's du mois de juin 1/125, la flottille de
secours vint attaquer à l'improviste les navires ancrés dans k baie
du Mont-Saint-Michel. Les Bretons eurent fort à faire, car les bâtâ-
mens des Anglais étaient plus hauts que les leurs, s'il en 'faut croire
Le Haud et d'Argentré. Par suite de cette infériorité, ils se trouvè-
rent d'abord en butte au tir plongeant de leurs adversaires, qui les
criblèrent de traits et jetèrent sur eux des pots endammés. Pour
échapper à ce désavantage, les Malouins s'élancèrent à l'abordage
la hache à la main, a En ces mêlées sur mer, dit le vieil historien
d'Argentré, cm ne peut reculer d'une semelle, il fauit mourir sur la
place. )) 11 y eut des prodiges de bravoure départ et d'autre. Fina-
lement, les assaillans trouvèrent le moyen de cramponner les vais-
seaux ennemis, qu'ils envahirent en s'accrochant aux cordages.
JEANNE d'arc. 6^7
EnITammés par ce premier succès, encoiiTagés sinon soutenus par
les délbrrseurs du Mont, qui pouvaient du haut de leurs murailles
suivre toutes les phases d'une lutte où se jouaient leurs destinées,
BeauCort et les siens en vinrent alors aux mains corps à corps avec
les hommes d^irmes embarqués sur Ta flotte anglaise. Après beau-
coup de sang vereé, ces hommes d'armes furent réduits à >e rend're,
et la flotte elle-même, sauf deux ou trois navires qui prirent le
îarge et se sauvèrent à force de voiles, tomba au pouvoir des Bre-
tons. « Le bruit de cette victoire alla fort loin, dit Bertrand d'Ar-
gentré, et de \Tai' firent ces seigneurs un remarquable service au
ror, dont il fut très content et joyeux , car c'estoit un très grand' désad-
vantage pour ses affaires si cette place, qui seul'e lui restoit en Nor-
mandie, eust esté percîue. »
Aucrm document contemporaifif ne donne la date précise de cette
glorieuse affaire, mais on voit par un registre de comptabilité du
duché de Normandie dont nous avons publié récemment des extraits
qne la défaite- navale des Anglais devant le Îlîont-Saint-Michel eut
lieu certainement vers la fin de juin 1525. Battu par mer comme
par terre, Guillaume, comte de Suffolk, chargé par Bedfoid depuis
le 2'1 mai précédent de la direction générale des forces assiégeantes,
perdit tout espoir de succès, et ne songea plus dès h rs qu'à se replier
en bon ordre. Le 13 juillet l/i25, il passa pour la deinière fois à
Ardevon la revue des troupes employées au siège du côté de la
terre ferme; puis il alla investir la place de Mayenne, dans le bas
Maine, dont la garnison, placée sous les ordres d'un brave chevalier
normand, originaire du Val' de Vire, nommé le Baron de Coulonces,
était venue plusieurs fois au secours de INicole Pàynel' et de ses
héroïques compagnons d'armes. Ainsi fut levé, au commencement
de ce même été de lZr25 où saint Michel allait apparaître à Jeanne
d'Arc, le siège le plus opiniâtre, le plus coûteux et le plus long que
les Anglais aient mis devant le sanctuaire de l'archange, puisque ce
siège i>ar terre, accompagné dès le début des opéraiions d'un blo-
cus par mer, durait depuis les premiers jours de septembre de l'an-
née précédente, c'est-à-dire depuis environ dix mois.
La perte de la bataille de Verneuil, livrée le 17 août l/i24, avait
été considérée par les adhérens de la cause nationale comme un
revers presque irréparable, et les historiens ont signalé avec raison
le profond découragement où ce désastre avait plongé le roi
Charles VII et les Français restés fidèles à la fortune de ce prince.
La victoire navale de la fin de juin 1/125, la levée du siège du Mont-
Saint-Michel, conséquence de cette victoire, furent les premiers
succès remportés contre les envahisseursdepuis cette journée néfaste
qui ayait coûté la vie à quekjues-uns des plus illustres champions
6A8 REVUE DES DEUX MONDES.
du roi légitime, notamment au comie d'Aumale, nommé capitaine
de l'abbsye en l/i20. On comprend donc le retentissement profond
qu'eurent ces succès dans toutes les pariiesdu royaume où les con-
quérans n'avaient pas encore étendu leur domination. Il suffit^ pour
se convaincre de l'importance que l'opinion du temps attacha aux
faits militaires résnmés dans les lignes qui précèdent, d'ouvrir les
chroniques du xv® siècle dont les plus importantes ont mentionné,
quelques-unes avec un certain détail, le siège mis devant le Mont dès
la fin de lli'lli, les échecs successifs des assiégeans par terre comme
par mer, la levée du siège, résultat de la déroute linale des Anglais
et couronnement d'une résistance vraiment héroïque. Nous ren-
voyons donc à l'auteur de la Chronique de la Piicelle, à Jean Char-
tier, à Monstrelet, au rédacteur de Y Abréçjé bourguignon^ quiconque
nous reprocherait de prêter à la défaite des agresseurs devant le
sanctuaire de l'archange un intérêt que cette affaire n'aurait pas eu
réellement pour les contemporains.
A vrai dire, le siège mis devant le Mont pendant la seconde moitié
de Ih'lh et la première moitié de 1^25 forme comme le point cul-
minant de cette admirable résistance du Mont-Saint-Michel, qui est,
après la mission de Jeanne d'Arc, l'un des épisodes les plus glorieux
de notre histoire militaire au xv'' siècle. Que l'on interroge les
annales de tous les peuples, et l'on trouvera peut-être difTicilement
un second exemple d'une garnison assiégée ou bloquée sans inter-
ruption pendant vingt-six ans et triomphant à force de patiiotisme
de toutes les attaques. Il faut rendre à nos rois cette justice qu'ils
apprécièrent dignement ce qu'il y avait eu de sublime dans l'hé-
roïsme de Nicole Paynel, de Louis d'Estouteville et de leurs compa-
gnons d'armes. C'est à Louis XI que revient l'honneur d'avoir voulu
éterniser en quelque sorte la reconnaissance nationale. Lorsque ce
prince, qui avait des parties de grand roi, fonda, le l*'" août l/i69,
un ordre de chevalerie destiné à récompenser les actes de vaillance,
il l'appela l'ordre de Saint-Michel et en plaça le siège au Mont-Saint-
Michel. Dans l'acte de fondation, le fils de Charles VII tint à rappe-
ler dès les premières lignes la résistance victorieuse opposée aux
Anglais par les défenseurs de la célèbre abbaye, grâce à la protec-
tion de l'archange, « qui, pour reproduire les termes mêmes des
lettres patentes, son Heu et oratoire appelé le Mont-Saint-Michel a
tousjours seurement gardé, préservé et deffendu sans estre subju-
gué ni mis es mains des anciens ennemis de nostre royaume. »
Quant au siège de I/i25, que l'on peut considérer comme l'époque
héroïque de la défense, le souvenir s'en est perpétué jusqu'à nos
jours dans la tradition populaire, et maintenant encore le plus beau
titre d'un gentilhomme normand ou breton est de compter l'un de
JEANNE d'arc. 6^9
ses ancêtres parmi les braves qui contribuèrent à repousser les
assauts des envahisseurs.
L'ellet moral produit par l'échec des Anglais devant le Mont-
Saint-Michel fut plus miportant encore que le résultat matériel.
C'est à partir de ce moment que la croyance populaire, surtout
dans les provinces occideniales du royaume, enrôla définitivement
l'archange en tête des auxiliaires célestes du roi légitime. Quatre
ans plus tard, vers le milieu de 1A29, cette croyance se manifesta
de la manière la plus étrange en Poitou et même en Breta'Tne, oii
l'on voyait d'un fort mauvais œil l'alliance récemment contractée
par le duc Jean VI avec les Anglais. Aussitôt après la levée du siège
dOrleans, le bruit se répandit parmi les habitans de ces provinces
qu'un cavalier armé de toutes pièces était apparu dans les airs ; il
chevauchait sur un grand desirier blanc et brandissait une épée
nue. On ajoutait que ce cavalier aérien tournait le dos au mi !i et
s'avançait du côté de la Bretagne. Aux environs de Talmont et dans
plusieurs villages du bas Poitou, on l'avait vu passer au-dessus des
ha iiations. Pendant la première quinzaine de juin l/i29, l'évêque
de Luçon et deux gentilshommes poitevins se rendirent à la cour
de Charles VII, où ils certifièrent la réalité de cette apparition.
Le narrateur inconnu qui nous a conservé le souvenir de cet
événement ne prononce le nom d'aucun personnage surnaturel;
mais il est aisé de reconnaître le chef de la milice ou chevalerie
céleste dans la description du phénomène qui hantait ainsi les
imaginations poitevines. Outre que la couleur blanche de la robe
du cheval semble être un symbole de la pureté évangélique, la
circonstance du feu nous paraît surtout caractéristique. La symbo-
lique <îhréiienne prête d'ordinaire une épée de feu au vainqueur de
Luciter, et les apparitions de l'archange au Mont passnient au moyen
âge pour être toujours accompagnées de flamme. D'un autre côté, on
s'explique facilement le rôle complaisant que joua dans cette affaire
l'évêque de Luçon, quand on connaît le prélat qui occupait alors
ce siège épiscopal. Ce prélat s'appelait Guillaume Goyot), et la
vieilli- lamille chevaleresque à laquelle il appartenait, fixée depuis
des siècles à Matignon, près de Saint-Malo, dans le voisinage de
l'abliayp fondée par saint Aubert, était dévouée entre toutes à l'ar-
change Michel et à son .sanctuaire.
La nouvelle de la levée de ce siège fameux dut se répandre d'au-
tant plus facilement et d'autant plus vite parmi les partisans de
Charles Vil que les pèlerins qui, mus par un sentiment de dévotion,
visiièrent à celte date le sanctuaire de l'archange, s'empre.ssèrent
sans doute de s'en faire les propagateurs. Une ordonnance de
Henri V, rendue dès l/i2i, avait interdit, il est vrai, le pèlerinage
6ÔÛ BEVUE DES DEUX MONDES.
au Mont, mais celle ordonnauce ne fut jamais mise à ext^cution. Un
registre des sauf-conduits délivrés par les Anglais a^x habitans du
Maine nous uionire les ofïicinrs de Bedford accordant, moyi-'nnaint
finance, de nombreuses permissions do se rendre en pèlerinage au
Moni-Saiiil-Micliel vers Ja fin de J/i33, au momcnit même <jù la
célèbre abbaye était j^oquèe plus éiroiieimeat que jamais et sou-
mise à ui] siège en règle. Telle était ila vogue de ce p-èJerinage
dans la région de k Meuse, à l'époque de la mission d^e Jeanne
d'Arc, que uous voyons Louis., dit le cardinal de Bar, administra-
teur de Tévêché de Verdun, ordonner par l'une .des clauses 4e S(m
testament, daté de Varenn^es, 1*^ 30 juiu iZiSO, d'envoyer après sa
mort et à ses frais un pèlerin à Saint-Michel du Mont. Grâce à cette
ailée et venue, à cette aflluence de pèlerins accourus de tous les
points de la Fjance et aussi de tous les pays de J'iEurop»^, aflluence
que le blocus de la forlej-esse avait pu diminuer, sans J'inieriMjinpre
entièrement, nul doute que la nouvelle de l'échec subi par les
Anglais sur un aussi retentissant théâtre, vers le milieu de J425,
ne S€ soit répandue avec ime rapidité singulière et une facilité
exceptionnelle,
Charles YII, d'ailleurs, avait trop d'intérêt à porter ces faits à la
connaissance de ses partisans pour ne pas les divulguer par tous
les moyens qui étaient en son pouvoir. A cette dat,« de 1/125, l'une
des plus critiques de son règne, la défaite des Arjglais devant le
Mont-Saint- Michel, où le fils de Charles VI, d'accoi-d eu cela avec
ses contemporains, se plaisait à voir un miracle dû à l'intercession
de l'archange, protecteur spécial de la personne et de la couronne
des rois de Fiance, la défaite des Anglais était plus fju'uu succès
matériel, c'était une victoire morale. Il y avait là une occasion
unique de relever les courages abattus l'année précédente par le
désastre de Vernenil, et comment ne pas supposer que la cour de
Bourges la saisît avec empresseraeut? Cette notification est d'autant
plus vraisemblable que Charles VU avait l'habitude, toutes les t'ois que
ses armes remportaient uu avantage un peu notable, d'en int'omier
aussitôt les habilaus de ses bonnes villes et des places qui lui étaient
restées fidèles. On a retrouvé et publié, il y a une dizaine d'an-
nées, la lettre, datée de Loches, le 29 septembre 1/i23, (ju'il adressa
aux bourgeois de Lyon pour leur annoncer la victoire de la 6ros-
sinière. Des circulaires du même genre avaient été expédiées,
deux ans auparavant, à l'occasion de l'affaire de Baugé. Assuré-
ment, vers le milieu de 1/|25, le vaincu de Verneuil avait plus de
raisons encore qu'en lA2l et 1Ù23 de soutenir ou plutôt de rani-
mer les espérances da ses partisans par l'annonce d'un succès à la
fois matériel et moral. 11 nous reste malheureusement fort peu d'actes
JEANNE d'aHC. f^51
émanés de la chancellerie du jeune roi à la date de la défaite
essuyée pr les Anglais devant le Mout-Saint-Michei. Toutefois, nous
serions surpris si l'on ne retrouvait pas un jour quelque document
constatant que l'on prit alors des m^suLes immédiates pour faire
parvenir celte nouvelle à tous les défenseurs de la cause r)aiionale.
Au premier rang de ces défenseurs se trouvaient les habitaiis de
la chàiellenie de Vaucouleurs.Gonmient eesderniers ne se seraient-
ils pas intéressés av^c une vivacité pariiculière au sort des Fran-
çais du BIont-Saint-Michel? Ils combattaient pour la môtne cause
dans des conditions presque identiques. Sur la frontière orientale
du royaume, l'étroite langue de terre que protégeait l'épée
de Hubert de Baudricourt tbrmait le pendant exact du rocher,
Hniite extrême de la France au couchant^ dont Louis d'Estouteville
et ses con)pagnons d'armes s'étaient constitués les gardiens. Les
deux forteresses, cernées l'une et l'autre de tous côtés par l'ennemi
0» par les alliés de l'ennemi, étaient les derniers boulevards de la
défense du territoire au nord de la Loire; aussi peut- on dire, en
pensant à tant d'analogies matérielles et morales_, qu'elles se len-
daieot en quelque sorte la main à travers toute la largeur de la
France anglaise qui les séparait.
Comme une llamme qui brûle d'autant plus que le foyer où. on la
comprime est f)Ius resserré, le patriotisme acquiert dans ces petits
refuges et au milieu de ces crises une intensité inotiïe. Pour se
faire une idée juste de la manrère dont on vivait alors dans la
châtellenie de Vaucouleurs et au Mont-Saint-Michel, il faut se
représenter ce qui se passe d'ordinaire au sein des associations
religieuses ou politiques en butte à la persécution. Dans cfs condi-
tions, la Cfimmunauié des épreuves su[)printte toutes h-s distances,
rapproche tous Ws âges, confond tous les rangs. L'amour, la haine,
la crainte, l'espérance, la foi religieuse, la curiosité, tous les senti-
mens du cœur humain atteignent leur plus haut degré d'énergie. La
peur du danger que l'ora redoute, Je désir de la bonne nôuveUe que
l'on attend tiennent l'attention saivs cesse en éveil et fout prêter
l'oreille aux moindres bruits du dehors. On vit de la même vie fié-
yrtuse, haletante, et la passion de chacun s'accroît encoixî de l'exal-
tation de tous.
Si (pielqn'un pouvait douter de la sûreté et de la promptitude
avec laquelle toutes les nouvelles, même les plus secrètes, qui pou-
vaient intéresst-r les partisans de Charles Vil, étaient alors connues
dans la chàtelleniede Vaucouleurs. qu'il lise la déposition de Jean de
Metz, dit de Nouillompont,dans l'enquête faite sur Jeanne d'Arc en
1/156. D'après cette déposition, si importante à tous les points de
vue, dont la haute autorité ne saurait être contestée puisque le
652 REVUE DES DEUX MONDES.
témoin fie qui elle émane avait élé l'un des trois premiers compa-
gnons de la l'ucelle, Jeanne aurait dit ceci pendant son séjour à
Yaucouleurs en lévrier 1^'29 : « Il n'y a personne au monde, ni roi,
ni duc, rn fille de roi d'Érossr, ni autres, qui puisse recouvrer le
royaume de Fiance. » Ces mots que nous avous soulignés u ni fille
de roi d'Ecosse » fournissent la preuve que la jeune paysanne de
Domremy éiait dès lors au courant, quoiqu'elle eût quitté son vilhige
depuis quelques jours seulement, des négociations échangées entre
Jacques i*"" ei Charles VII ausu)et du mariage ()rojeté de Marguerite,
fille aînée du roi d'hcosse, avec Louis, dauphin de France. Or, nous
avous, aux An hives nationales, l'oiiginalde la procuration donnée
par le père de la jeune princesse à Henri, évêque d'Âberdeen, pour
traiter de ce mariage, et cet acte est daté de Saint-Johnston ou
Penh, le 12 juillet 1428. Par un autre acte du 19 du même mois,
Jacques l*"" prend l'engagement d'envoyer sa fille en France. Enfin,
l'inslrumeni authentique ()ar lequel (îharles VII constitue à sa fuiure
belle-lille un douaire de 15.000 livres tournois de rente annuelle,
porte la date du 30 octobre suivant. Il en faut conclure, à moins de
supposer un miracle, qu'on connaissait déjà dans un obscur village
de la châtellenie de Domremy le projet de mariage dont il s'agit
quelques mois à peine après que ks premiers pourparlers avaient
été échangés.
En présence de ce fait et pour les raisons énumérées plus haut,
on est amené à croire que 1 élé de lZi25 ne s'est pas passé sans
que les habitans de la châtellenie de Vaucouleurs aient élé itifrmés,
soit par la rumeur publique, soit par des pèlerins, soit par un mes-
sage spécial de leur souverain, du double écliec sur mer aussi bien
que sur terre, subi par les Anglais devant le Monl-Samt-Michel vers
la fin du mois de juin précédent. On se figure aisément l'enthou-
siasme mêlé d'espérance que dut y exciter cette nouvelle, enifiou-
siasme d'autunt plus vif que, dans ce sncoès dont une abbaye dédiée
à saint Michel avait été le théâtre et dont quelques-tns d' s plus
dévoués partisans de Charles VII étaient les héros, personne n'hésita
à reconnaître la main de l'archange protecteur de la France et du
roi légitime. Les défenseurs du lMoui et leurs alliés avaient com-
battu, ainsi que le disait plus lard Jeanne d'Arc au sujet de ses
propres succès, mais c'est le chef de la milice céleste qui avait rem-
porté Va victoire. L'opinion du temps est (idèlenteut résnmée dans ce
vers latin conqjosé par un moine du Mont Saint-Michel, contempo-
rain de la Pucelle, à l'occasion d'une autre défaite des Anglais en
iliU:
ParJos jugulavit Cancro, Michael, tua virtu?.
JEANNE d'arc. 653
On se rappela sans doute avec complaisance que, deux ans et
demi auparavant, lors du fameux accident de La Rochelle, les jours
du dauphin avaient été miraculeusement préservés, grâce à l'inter-
cession de ce même saint Michel. A une époque où la croyance au
surnaturel était enracinée dans tous les esprits, deux marques aussi
insignes de la protection de l'archange, se succédant à si peu d'in-
tervalle, étaient de nature à frapper fortement l'imagination des
partisans de Charles VII. Dans la châtellenie de Vaucouleurs en
général, à Domremy en particulier, ces deux ôvénemens étaient
appelés à produire un effet d'autant plus grand que le patriotisme
des habitans de cette région et de ce village était alors soumis à de
plus rudes épreuves.
Si, comme nous croyons l'avoir rendu au moins très vraisem-
blable, l'affaire de juin ll\2b a déposé dans l'âme de la jeune inspi-
rée la première semence de sa mission, il ferait surprenant que
notre héroïne n'eût jamais manifesté l'intention devenir au secours
du Mont-Saint-Michel. Cette intention, nous allons prouver que
Jeanne l'a eue, en effet, et qu'il n'a fallu rien de moins que le mau-
vais vouloir, l'opposition systématique des conseillers de Charles \1I,
pour l'empêcher de la réaliser. Il est à remarquer d'abord que,
dans le cours de ses expéditions militaires, elle témoigna toujours
une sympathie spéciale aux capitaines qui s'étaient signalés par
leur zèle à concourir à la défense du Mont. De ce nombre étaient
Ambroise de Loré, maréchal de Jean II, duc d'Alençon, et Jean de
La Haye, baron de Coulonces. De iZilS à l/i29,ces deux intrépides
partisans n'avaient pas cessé de guerroyer contre les envahisseurs
dans l'Avranchin et sur les frontières du Maine. Aussi les trouve-
t-on au premier rang dans les plus glorieuses campagnes de la
Pucelle, sur )a Loire, à la chevauchée de Reims et à l'assaut de
Paris. Le bâtard d'Orléans fut aussi honoré de toute la confiance de
Jeanne; or le bâtard, après la mort de Louis de Harcourt et à la
suite du désastre de Verneuil, avait été pendant quelque temps à
la tête de la garnison du Mont-Saint-Michel. Quant à Arthur de
Richement, dont les efforts tendaient depuis 1426 à dégager la for-
teresse bas-normande, la libératrice d'Orléans l'accueillit avec em-
pressement lorsqu'il vint offrir son concours, quoiqu'il fût alors en
pleine disgrâce, et au risque d'encourir le courroux de La Trémouille,
ennemi personnel du connétable.
Mais l'homme de guerre que la Pucelle admit dans son intimité
par-dessus tous les autres, ce fut le duc d'Alençon. Le « beau duc»
ou le « gentil duc, » comme Jeanne aimait à l'appeler familière-
ment, fut redevable de cette préférence d'abord à son titre de
gendre du duc d'Orléans, prisonnier des Anglais, ensuite à l'appui
66 A REVUE DES DEUX MONDES.
exceptioainel qu'A avait prêté à la garnison du Mo rit-Saint-Michel jus-
qu'au moment où il avait été fait priso©iûier à la bataille de Yer-
neuil. Aussi n'est-il pas étoiniiant qu'aussitôt après la délivrarice
d'Orléans et le sacre de Charles \ill à Reiims, Jean II et sooi amie,
forcés de renoncer à leur entreprise contre Paris, aient conçu le
projet, en octobre lZi*29, de porter secours aux défenseurs du sanc-
tuaire de l'archange. Ce projet se comprend d'autant mieux que
les Anglais faisaient alors des préparatifs formidables pour sou-
mettre de nouveau le Mont- Saint-Michel à un siège en règle. Voici
en quels termes un chroniqueur, particulièrement bien informé sur
les faits du duc d'Alençon et delà Pucelle, Perceval de Cagny, pai'le
de l'expédition projetée :
tt Le duc d'Alençon avoit to'jjours été dans la compagnie de la
Pucelle et l' avoit con^luite^en faisant le chemin du couronnement
du roi, à la cité de Reims et eu venant dudit heu à Paris» Quand le
roi fut venu audit lieu de Gien, ledit duc d'Alençon s'en alla devers
sa femme et en sa vicomte de Beaumont et les autres capitaines
chacun en sa frontière. Et la Pucelle demeura devers le roi, moult
ennuyée du départ et spécialement du duc d'Alençon, qu'elle aimoit
très fort et faisoit pour lui ce qu'elle n'eût fait poui* un autre. Peu
de temps après, ledit duc d'AlençoQ assembla gens pour entrer au
pays de Normandie, vers les marches de Bretagne et du Maine, et,
pour ce faire, requit et fit requérir le roi qu'il lui plût lui bailler la
Pucelle et que, par le moyen d'elle, plusieurs se mettroient en sa
compagnie, qui ne se bougeroient si elle ne taisoit le chemin. Mes-
sire Regnault de Chartres, le seigneur de la Tremouille, le sire de
Gaucourt, qui gouvernoit alors le corps du roi et le fait de sa
guerre, ne voulurent jamais consentir ni faire ni souflVir que la
Pucelle et le duc d'Alençon fussent ensemble, et depuis ledit duc ne
la put recouvrer. »
Comme le chroniqueur n'a pas désigné expressément le Mont-
Saint-Michel, les historiens n'ont pas pris garde jusqu'à présent à
ce curieux passage. Il n'en est pas moins certain que ces mots :
(( entrer au pays de Normandie, vers les marches de Bretagne et
du Maine, » indiquent un projet d'expédition dans l'Avrancbin. 11
est évident que des forces françaises opérant dans cette région
devaient avoir pour premier et principal objectif de dégager com-
plètement le Mont-Saint-Michel, afin de s'en faire ensuite une base
d'opérations. Combien on doit regretter que la jalousie de La Tre-
mouille ait opposé un obstacle insurmontable à l'accomplissement
de ce dessein! A cette date, la nouvelle des victoires, des succès
merveilleux de la Pucelle avait déjà fait courir dans le pays compris
entre la Seine et le Couesnon un frémissement d'espérance. Des
JEANNE d'arc, 655
complots patriotiques avaient éclaté à Rouon et à Cherbourg, *ux
deux extrémités de la province. Une paniqoe générale s'était empa-
rée des soldats anglais; il avait fallu leur interdire l'accès des ports
du littoral, où ils couraieint en foule, alTolés par la peur, po^jir se
rembarquer et iregagmer lem lie ; à voir TeiffapeaBaent de 'Ces déser-
teurs, il eût semblé qu'ils avaient le diable à leurs trousses. Sup-
posez le coi'ps expédiiionnaii-ie rassemblé par « le beaudu^, » pro-
fitant d'un tel désarroi pour pénétrer dans l'Avranchin et faire sa
jonction avec les défenseurs du Mont, qui ne sent qu'électrisée à
l'appel de Jeaune, domptée, mais non -soumise, la Normandie toMt
entière se serait aussitôt soulevée pour cbasser les envahisseurs?
Quoi qu'ii en soit, on dirait que, daâis la seconde moitié du xv* siè-
cle comme dans la premièi'e, dans la gluire aussi bien que dans
l'épreuve, Jeanne d'Ai'c et le Mont-Saint-Mïchel oait eu en quelque
sorte leurs destinées insépai'abies ; et les deux rapprochemens qui
s'offrent à ce point de vue aux réflexions de l'historien, pour être
fortuits jusqu'à un certain point, n'en sont pas moins cuaieux. De
1A52 à 145(5, quand lon procéda à la réhabilitatiioiiii de la victime de
Pierre Cauchon, de la martyre du Vieux-Marché, ce fut un abbé du
Mont-Saint-Michel, ce fut un iîrère de Louis d'Esitouteville, capitaine
du MoDt pendanit trente-newf ans, en d'autres tei'raes, ce fut le car-
dinal Guillaume d'Estouteville, archevêque de Bouefn, qui remplit
l'office de promoteur du prO'C&s, qui présida les prejniières enquêtes
et eut la gloire d'attachei' son nom à cette œuvre réparatrice. Et
lorsque, quelques années plus tâ.rd, en lZi69, Louis XI fonda l'ordpe
de Saint-Michel et en plaça le siège dans l'abhaye située au périi
de la mer, il ne se proposa pas seulementt d'honorer 3e tout-puis-
safflt protecteur dont l'iinvisible épée avait protégé son sanctuaire
contre toutes des attaques des Anglais : il voulut aussi, il est permis
de le croire, témoigner avec éciat sa gratitude eovere l'archange
qui avait été le principal iospirateuir de la «nissioia de lea>nne d'Airc
et par suite le dispeasateir du salut de la France.
lY.
Les recherches qui précèdent n'ont eu et ne pouvaient avoir d'autre
but que de signaler les origines humaines, historiques de la mis-
sixwade la libératrice d'Orléans. Ce but a été atteint si, saus amoin-
drir l'incomparable grandeur de cette missiou et de l'héroïne qui
a su l'accomplir, nous avons réussi à faire mieux comprendre
l'épisode le plus prodigieux de notre histoire et de toutes les his-
toires. Quant aux origines célestes, divines, dont les biographes
556 BEVUE DES DEUX MONDES.
de la Pucelle se sont presque exclusivement préoccupés jusqu'à ce
jour, c'est Jeanne elle-même qui les a affirmées jusqu'à la mort, et
personne n'a le droit de mettre en doute la sincérité de son témoi-
gnage. Le seul rôle qui convienne à la critique est de rendre
hommage à cette sincérité, en réservant la question de la réalité
objective des faits miraculeux attestés par l'accusée de Rouen dans
ses dépositions. On admet ou on rejette un miracle, on ne l'ex-
plique pas.
Toutefois, si l'histoire doit prudemment se garder de toute intru-
sion dans le domaine du surnaturel, il ne lui est pas interdit de
travailler à en éclairer les abords. Les théologiens qui font autorité
semblent convier la science à cette libre recherche, puisque c'est un
de leurs axiomes que la grâce bâtit presque toujours sur la nature.
Envisagée à ce point de vue, la mission de Jeanne d'Arc est comme
un arbre merveilleux dont la cime monte jusqu'au ciel, mais dont
les racines plongent dans un milieu réel que la critique a pour tâche
de reconstituer. Cette reconstitution patiente, minutieuse, nous
avons tenté de la faire dans le cours de ce travail, autant du moins
que la pénurie des documens nous l'a permis.
Pour résumer en deux mots cet essai, nous nous sommes efforcé
de montrer que les premières apparitions du chef de la milice céleste
à la Pucelle ont suivi de très près des faits tels que le miracle de
La Rochelle et la défaite des Anglais devant le sanctuaire de l'ar-
change, faits où la foi populaire en la prote:tian spéciale de Dieu
SUT Charles VII et la cause du roi légitime par l'entremise de saint
Michel, venait de trouver une confirmation éclatante. Il est facile
d'miaginer l'impression profonde que ce concours de circonstances
a pu produire sur l'âme la plus compatissante, la plus croyante, la
plus héroïquement enthousiaste, sur le cœur le plus français qui fut
jamais. Aussi, sans établir précisément un rapport de cause à effet
entre des événemens d'un caractère purement humain et des phé-
nomènes de l'ordre surnaturel, il importait peut-être de constater
l'étroite connexité, au moins topographique et chronologique, qui
relie les seconds aux premiers. Sans contredit, la partie miracu-
leuse de la mission de Jeanne d'Arc échappe essentiellement à l'in-
vestigation scientifique, et pourtant qui donc oserait affirmer d'une
manière absolue que les faits exposés ci-dessus n'ont pas contribué
dans une certaine mesure à soulever, sur les sublimes hauteurs
où la religion et le patriotisme devaient la transfigurer, la jeune
paysanne de Domremy ?
SiMÉON LUCE.
LA
FOMATIOI DE LA HOUILLE
Mémoire sur la formation de la houille, par M. L Grand'Eury, extrait des Annales
des mines. Paris, 1882.
On a dit que, de nos jours, la houille était la souveraine. Par elle
marche la vapeur, s'allume le gaz; par elle s'alimentent les usines,
le métal s'épure et se transforme; une foule de produits secon-
daires, l'asphalte, le pétrole, les substances colorantes les plus
riches se tirent de la houille. Toute l'industrie moderne vit par elle,
et la puissance des nations se mesure cà la quantité de houille que
recèle leur sol. Pourtant cet empire est nouveau; ce n'est que
réceiimieiit qu'on s'est avisé de faire de cet élément l'assise d'une
civilisation, la plus active, la plus féconde en inventions matérielles
de celles qui ont jamais éclos sous le soleil, depuis les jours de l'an-
tique Orient. Cette portée immense du combustible minéral s'atté-
nue pourtant avec rapidité et disparaît même aussitôt qu'on quitte
notre siècle pour interroger ses devanciers. 11 en est à peine ques-
tion chez les anciens, et l'on feuilleiterait tout Plitie avant de saisir
dar.'S son livre autre chose que de vagues notions d'une pierre
nommée « anthracite, » à laquelle l'auteur attribue des propriétés
imaginaires.
Les mines de houille ou de charbon de terre ont été d'abord et
longtemps exploitées sur une petite échelle en vue de la satisfaction
des besoins locaux, pour les forges, les fours à chaux et les usages
domestiques. Lon^^temps aussi la gran le iniuslrie les dédaigna ou
TOMB uv. — 1882, 42
658 ÎIETTE DES DEirX MONDES.
les négligea. Il lui en aurait trop coulé d'y avoir recours. Une exploi-
tation régulière des combustibles enfouis aurait exigé des travaux
hors de proportion avec les ressources dont elle disposait. A l'au-
rore des tein[)S modernes, lorsque' la métallurgie, la fabrication du
verre, des briques, les constructions et les ateliers prirent un essor
qui ne s'est plus arrêté, c'est d'abord et avant tout aux forêts que
l'on s'adressa, et les déboisemens qui affligent certaines régions
françaises datent beaucoup plus de cette époque que des excès qui
suivirent la révolution, comme on se le figure généralement. Les
forêts ime fois ravagées et l'essor industriel continuant, il fallut
bien en venir à ce qu'on nommait le charbon fossile. Alors seule-
ment on songea à en exporter des quantités, d'abord assez faibles,
des pays producteurs qui regorgeaient de cette substance chez
ceux qui en manquaient ou qui n'avaient pas encore appris à en uti-
liser l'emploi. C'est à 1769 seulement que M. Simonin (1) fait remon-
ter les premiers arrivages de charbon de pierre, expédiés de Newcastle
à Paris pour remédier à la cherté du bois.
A cette époque, la science avait déjà fixé les yeux sur le charbon
minéral ; elle se préoccu])àit d'en expliquer la nature et l'origine.
C'est au commencement du xvm siècle que l'on doit placer la pre-
mière tentative rationnelle de ce genre; elle est due à l'un des Jus-
sieu, qui présenta, en 1718, à l'Académie des sciences un mémoire
intitulé : Ejamm des caunes des impressions de plantes marquées
sur certaines pierres des encirons de Saint- CJmumotU dans le
Lymmûis, Plus de cent cinquante ans d'^vaient s'écouler avant que
le dernier mot fût dit sur cette qiiiestimi de la formation des houilles,
résolue maintenant grâre aux recherches de M. Grand'Ëury; mais
si, au début, elle paraissait simple à bien des égards, elle était, au
fond, si complexe et entravée, on peut \<q dire, de tant de prélimi-
naires que l'intervalle écoulé depuis la première intuition jus-
qu'aux claités déiinilives ne semblera pas trop long lorsque nous
aurons exposé toutes les diiïiculiés de i'œuvre qu'il s'agissait d'ac-
complir.
1.
Pour expliquer le charbon de pierre, avant même de cherchera
comprendre son mode de formation, il se présentait une première
alternative à résoudre : cette substance était-elle un minéral direc-
tement engendré par le sol ou bien un produit assimiL-ible à celai
que l'homme relire de la ccmibusiion du bnis? — En allant au fond
des choses, comme on peut le faire actuellement, on aurait vu que
(Ij Im Vie Souterraine, ou les Mines et les Mineurs, par L. Simonâa. Paris, 18G7,
LU FORMATION DE LA HOUILLE. 659
l'une ou l'autre de ces propositions, qui semblent s'exclure, ne tra-
duit pourtant qu'une part de la vérité, et si le charbon de pierre
résulte réellement de végétaux accumulés et stratifiés, il n'est cepen-
dant devenu ce dju il est qu'a la suite d'une opération chinnque qui
lui a communiqué, en le transformant, les propriétés d'une sub-
stauce inorj:anrque spéciale; en uu mot, le charbon de pierre est un
fossile véritable, non pas au sens qu'avait ce terme pour les natu-
ralistes du siècle dernier, celui de pierre ou corps minéral enfoui,
mais avec la signification modeine de la dépouille d'un organisme
« minéi'alisé » et plus ou moins converti eu un corps inerte destiné
à ne plus éprouver de changement.
Jussieu, à une époque où l'on invoquait encore les forces aveu-
glas et les jeux de la nature pour avoir la clé de ce qui semblait
incompréhensible, dénonça l'origine végétale du charbon de pierre,
mais l'opinion contraire ne fut pas renversée pour cela. De nos
jours eniore, elle a tenté certains esprits, qui ont voulu expliquer la
formation de la bouille par des précipitations de l'atmosphère se
dépouillant du carbone qu'elle aurait origr»ai rement contenu. Une
pareille hypothèse n'a rencontré de défenseurs que pa»-mi ceux
qu'attire le paradoxe et qui mettent à fuir la vérité autant d'achar-
nement que d'autres à la poursuivre.
Le père de la botanique irançaise (1) visita, en revenant d'Espagne,
les environs de Saint-Cbaumont; il recueillit, le long de la petite
rivièie de Giès^une infinité d'empreintes végétales des plus variées
et dilféreuites de toutes les plantes que l'on rencontre en France.
Il lui semblait, dit-il lui-même fort élégainniîent, herboriser dans un
monde nouveau, lil remarqua, non-seulea)ent que ces empreintes
se rapportaient bien à des plantes véritables et que les plaques
dont elles parsemaient la surface étaient d'autant plus noires et
bitumineuses qu'elles étaient plus voisines du lit de charbon, mais
encore en séparant ces feuillets schisteux empruntés « à la plus
ancienne bibliothèque du monde, » il comprit fort bien que ces
plantes n'existaient plus, ou bien, ajoutait-il, qu'elles n'existaient
que dans des pays si éloignés que, sans la découverte de ces em-
preintes, on ne saurait en avoir la connaissance. — Quelle justesse
de j>ensée à une époque où la botanique était dans l'enfance et le
sol terrestre à peine exploré! On ne pouvait savoir elfectivement si
ces espèces :»p|)artenaient réellement au passé ou bien si l'on avait
des chances de les retrouver vivantes quelque part, soit en Amé-
(1) Anu.fue de Jussieu, Tié à Lyon en H'M, mort en 1758; il ôtait, frère aîné de Ber-
»ard de Jussieu, devenu plus célèbre que lui, et oncle d'Antoine-Laurent, mort à
Paris en iX'H'i, i\ la^e de quatre-viiifi:t huit ans. Le fils de celui-ci, AJrien de Jussieu,
proft'sseur de bo'aniqne au Miipéum comme ««n frère, a été le dernier représentant
de celle dynastie de savans, dont la France a le droit de se g-lorifier.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
riqiie, soit dans le fond de l'Asie. Du reste, avec son coup d'œil
exercé, le savant français n'a pas manqué de reconnaître des fou-
gères; elles lui semblent même voisines de celles que Plumier
venait de r.-ipporter des Antilles; en outre, il a observé des formes
rappelant les palmiers ou d'autres arbies exotiques. D'ailleurs ce
sont bien des empreintes, et les échantillons sont toujours couchés
à plai comme dans un herbier et jamais repliés en désordre. Telles
sont les (»bservati()ns de Jussieu, dont on ne saurait trop admirer la
pénétration. Mais il ne se contente pas d'observer; il veut encore
remonter aux causes, et, sur ce terrain mouvant, près d'un siècle
avant que la géologie rationnelle ait été fondée, livré k son seul
instinct, comment va faire ce savant si ingénieux pour imaginer un
système plausible? — Ces plantes inconnues à l'Europe, elles n'ont
pu venir que des pays chauds; l'idée d'un passé du globe anté-
rieur à l'homme n'existe pas : comment concevoir ce transport? La
mer seule a pu l'opérer. Bernard Palissy a eu raison; la mer et les
courans, en recouvrant nos continens, y ont déposé les plantes et
les coquillages que l'on observe à l'état de pétrifications, quelque-
fois avec une extrême abondance. Les courans auront entraîné de
loin ces pUnies flottantes pour les déposer en-uite sur des fonds
argileux et les recouvrir de limon. Sans recourir à des boulever-
semens ni même au déluge universel, il est évident pour Jussieu
que la plu[)art des tenvs habitées ont été originairement occupées
par la mer. Il pensait être hardi en avançant que ces restes de
plantes étaient renfermés entre deux feuillets « depuis peut-être
plus de trois mille ans. » La notion du temps, en géologie, était
encore nulle, et un siècle entier devait s'écouler avant qu'elle pût
s'établir. Maintenant encore, en dehors des géologues de profes-
sion, combien de savans l'ignorent ou gardent à son endroit une
incurable détiance!
Cinquante ans après Jussieu, les idées sur la nature du charbon
de pierre n'avaient rien gagné en étendue ni en précision. Valmont
de Bomare, en 1769 (1), croit cependant à l'origine végétale de la
houille, dont il ne distingue pas d'ailleurs le li gnite, et.pour e>pli-
quer la formation du charbon minéral, il admet d'une façon géné-
rale l'en foui■^sement de forêts d'arbres résineux par suite des révo-
lutions arrivées à noire globe.
BulTon, dans ses Époques de la nature^ en 1778, il est juste de
(I) Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, par M. Valmont de Boinare.
Paris, 17(,9, t. t, p. 26. — L'article de ['Encyclopédie de Diderot (in-f, t. m de la
3* édition. Livou'-ne, 1771. Article Charbon minéral), dû à la plume du baron d'Hol-
bach, reproduit textuellement le pas-age de Valmont de Bomare; mais l'Encyclopédie
étant de beaucoup antérieure au Dictionnaire de Bomare, c'est à elle sans doute que
ce dernier auteur aura emprunté son article.
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 661
le reconnaître, fit faire un pas à cette question des houilles. Il alla
aussi loin que l'intuition seule, dépourvue de méthode et de recher-
ches analytiques, pouvait le permettre. Les veines de charbon,
d'après lui, doivent leur oi'igine aux premiers végétaux que la
terre ait formés. Les eaux encore tièdes couvraient alors la plus
grande partie de la surface terrestre, à l'exception de quelques îles
qui se penp'èi'cnt dès les premiers temps d'une infinité d'arbres et
de plantes, dont les débris entraînés formèrent des dépôts de ma-
tières végétales sur une foule de points.
La science actuelle, si l'on reste dans les généralités, ne tient
guère un autre langage, et les vues de Buffon éfaient sages, à la
condition toutefois de n'entrer dans aucun des détails qui sont du
domaine de l'analyse. Les radeaux du Mississipi, les arbres char-
riés par l'Amazone jusqu'à son embouchure sont ici invoqués en
témoignage, làen que la constitution insulaire des terres d'alors,
établie par Bullon, dût paraître incompatible avec l'existence des
fleuves énormes dont il admettait l'action. Mais l'esprit ne se préoc-
cupait pas encore de semblables contradictions et la science était
loin d'avoir acquis le degré de précision qui la caractérise de nos
jours et qu'elle doit à l'habitude d'observer, à la nécessité où elle
se trouve de spécialiser, en les serrant de près, les questions
abordées par elle. BnfTon accordait libéralement vingt à vingt-cinq
mille ans de durée à cet âge de la houille sur lequel aucune éva-
luation n'oserait porter maintenant de peur de demeurer trop
faible. 11 s'écartait moins de la réalité en prenant les savanes
noyées de i'Orénoque , peuplées de palmiers , entourées d'une
ceinture de hautes forêts, jonchées d'arbres décrépits, comme
devant offrir un tableau comparable à celui que présentait la terre
à l'époque car-bonilère. Ne semble-t-il pas l'écho fidèle des impres-
sions de notre siècle lorsqu'il dit des mines de charbon : « Ce sont
des trésors que la nature semble avoir accumulés d'avance pour les
besoins à venir des grandes populations: plus les hommes se mul-
tiplieront, plus les forêis diminueront; les bois ne pouvant plus
suffire à leur consotnmaiion, ils auront recours à ces immenses
dépôts de matières combustibles dont l'usage leur deviendra d'au-
tant plus nécessaire que le globe se refroidira davantage. » Ce que
prévoyait Buffon est en train de s'accomplir. Puisse-t-il avoir eu le
coup d'œil aussi prophétique en terminant ainsi : « ... Néanmoins,
ils ne les épuiseront jamais, car une seule de ces mines de charbon
contient peut-être plus de matière combustible que toutes les forêts
d'une vaste contrée. » L'assertion est exacte en supprimant le
« peut-être, » et pourtant nous en sommes déjà à nous demander
si les houilles ne s'épuiseront pas d'ici à quelques siècles, ei com-
ment fera l'homme une fois dénué de cette ressource dont il use à
(562 REVOE DES DEUX MONDE8.
outrance sans s'inquiéter de l'avenir. On poursuit le rêve d'obtemr
par l'électricité un moteur plus énergique que la vapeur et une
lumière plus vive que celle du g-az, en dehors de toute dépense de
coinbusnhie. Mais nous ignorons encore si les essais aboutiront
jamais dans cette direction à des résultats pratiques et, comme des
prodigues qui ne voient que le présent, nos générations insouciantes
poursuivent leur route en usant des élémens qu'elles ont sous la
main.
II.
Avec BufTon se terminent les tentatives d'explication sur la nature
et l'origine du charbon de pierre par la méthode intuitive, comme
si la science livrait jamais ses secrets à ceux qui s'obstinettt à vou-
loir les deviner du premier coup. U existe urne méthode plus sûre
bien que plus longue, celle de l'observation, de l'analyse patiente
qui divise les ternies du problème pour les reprendre um à un et se
borner à des résultats partiels avant d'atteindre à on ensemble déC-
nitif. Peu de temps après BulTon ou même, à côté de lui, des savans
plus modestes et plus obscurs s'attachèrent à l'éttide et à. la des-
cription des empreintes et de tiges fossiles extraites d^s houillères.
Blumeubach et Schlotheim, au commencement du siècle, continuè-
rent avec un succès relatif les mêmes recherches paléophytiques.
Enfin, Sternberg en Allemagne et Adolphe Brongniart en France don-
nèrent simultanément, vers 1820, un essor subit à cette partie
longtemps négligée de la botanique qui a pour objeÈ la reconstitu-
tion des plantes du passé, soit entièrement éteintes, soit ayant avec
les nôtres un degré d'analogie plus ou moins marqué. Brongniart
surtout, ce génie fin, à la lois contenu et sagace, plein de mesure
et de hardiesse, habile à atteindre le but en usant de tous les pro-
cédés d'investigation, Brongniart réussit à communiquer à l'étude
des végétaux fossiles une impulsion qui ne s'est plus arrêtée et qui
honore la science française, dont ce savant résumait les meilleures
traditions.
Maintenant, nous savons que la période carbonifère représente le
plus merveilleux épisode de cette chronique du globe qui se perd
dans un lointain si reculé. Dans son étrangeté, elle est comparable
à ces antiques civilisations qui étonnent par la puissance de leurs
monumens et que l'humanité, encore jeune, vit s'épanouir au soleil
avec l'éclat d'une fleur à demi sauvage. Figurons-nous la Meniphis
des. Pyramides ou Thèbes des anciens âges; en apercevant ces
villes, aurions nous devant les yeux rien qui ra!p[)elât nos boule-
vards, nos larges maisons, l'éclairage et le pavé de nos rues, cette
précision dans les mouvemens régulatem's de l'organisme qui carac-
LA FORMITTOX DE LA^ IIÔDILLE. 663
térise nos grandes cités? Nous ne veiTions assurément rien de tout
cela; mais, au milieu d'un fouillis inextricable, d'un labyrinthe de
ruelles et de logis inégaux se dresseraient pourtant des édifices
immenses, d'inicrminables avenues, des Jiypogées et des temples
précédés de colosses et de colonnades à faire plier la pensée, et
tout cet ensemble irait se fondre aTec une harmonie de tons incom-
parable dans les vapeurs luimîneus'es et les transparences infinies
des horizons de l'Orient, Devant un pareil spectacle, nous pren-
drions en pitié nos rues à trottoir, nos façades monotones , les
devantures des ma^'asins et jusqu'aux cafés-concerts. La civilisation
moderne est admirable à analyser; elle résulte de mille facteurs
étToiteraent combinés et exige pour s'étaler TtlTort d'une iMulti-
tude d€ rouages enchevêtrés; mais, à raison même de sa com-
plexité, elle a perdu ces effets d'une simplicité et d'une grandeur
souveraines qu'avec leur sève vigoureuse les nations primitives
purent atteindre d'un bond, en déployant une force naïve, attri-
but inné de la jeunesse. — On peut dire la même chose de l'époque
carbonifère : un concours inouï de circonstances amena l'exjiansiiotn
végétale de cette période. Le monde des plantes, reroarquons-le,
n'était pas bien éloigné de son point de départ originaire. Il était
jeune et relativement imparfait ; mais, à raison même de sa nou-
veauté, il n'était pas encore rigoureusement limité. II abomdait en
parties vertes susceptibles d'une croissance rapide et d'un déve-
loppement pour ainsi dire indéfini. Il était cependant dépourvu de
deux caractères essentiels que les végétaux plus récens ont acquis
à la longue et qui constituent ce que nous considérons chez eux
comme un progrès, uniquement parce qu'ils se trouvent par ces
côtés plus en rapport avec les conditions de milieu qu'ils ont été
appelés à subir et qui n'existaient pas dans l'âge dont lious par-
loos. Cfs caractères acquis sont, d'une part, l'accroissement pério-
dique et graduel des parties destinées à avoir une durée et, de
l'autre, la spécialisation absolue, par une division plus complète du
travail organique, des appareils reproducteurs, doués par cela
même d'un degré plus prononcé de concentration et de pereonna-
lité.
Le règne végétal, ainsi considéré, est le premier facteur du phé-
nomène des houilles, mais il n'est pas le seul ; il en est deux autres,
dont il est indispensable de tenir compte avant d'obtenu* la for-
mule génésique des combustibles minéraux. — De ces deux fac-
teurs, l'un consiste dans des conditions de milieu, c'est-à-dire de
climat et de température, toutes spéciales; l'autre, dans la disposi-
tion matérielle des li^ux où les végétaux se trouvèrent placés. Effec-
tivement, il sudit d'éliminei' un des trois termes pour n'avoir plus
de formation houillère. Ce qui Je prouve, en ce qiii concerne le
664 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier défiai , c'est que les lits de charbon sont toujours inter-
mittens, c'est qu'ils sont limités dans leur étendue et qu'ils passent
latéralement à des lits de grès ou de schistes dépourvus de com-
bustible ou n'en renfermant que de faibles traces. Il sudisait donc
autrefois de certains changemens physiques pour interrompre la pro-
duction du phénomène, et ce dernier n'avait rien d'universel : il était
certainement localisé, c'est-à-dire qu'il dépendait de la présence de
circonstances déterminées en dehors desquelles il cessait de se réa-
liser.
Il est encore plus aisé de concevoir que, sans le climat et la tem-
pérature propres à ces lointaines époques, la formation de la houille
n'aurait pas abouti aux mêmes résultats. A elle seule, l'étrangeté
des végétaux carbonifères dénote des conditions extérieures telle-
ment dilTérenies de celles que nous avons sous les yeux, du moins
dans nos régions du Nord, que nous sommes bien obligés d'admettre
de prodigieux changemens survenus à partir du temps où ces végé-
taux couvraient le sol de l'Europe. Enfm, si, en rétablissant par la
pensée et le climat primiiif et la disposition ancienne des lieux, nous
nous contentions de placer dans ce cadre nos arbres actuels avec
leur accroissement de diamètre périodiquement et graduellement
accompli, aussi difficiles à déraciner qu'à entraîner, couvrant le sol
de leur masse après leur chute et se décomposant à l'air libre, il ne
sortirait évidemment d'une pareille combinaison aucun lit de com-
bustible un peu considérable; à peine obtiendrait-on à la longue
des traces de houille insignifiantes et n'ayant rien de commun,
à coup sûr, avec les richesses en ce genre que nous a léguées le
passé.
Pour expliquer rationnellement la formation des houilles, il fal-
lait donc avant tout prendre ces trois termes d'une même question :
les végétaux, les conditions extérieures auxquelles ils avaient été
soumis, les lieux où ils avaient vécu, et éclaircir à l'aide de l'obser-
vation tout ce que ces points pouvaient avoir d'obscur. Cette marche
était la seule qui pût conduire à une solution; elle a suscité l'effort
de plusieurs générations de savans, et M. Grand' Eury, leur succé
dant, voyant tout par lui-même sous l'impulsion de Brongniart, obser-
vant sur place des objets que d'autres ne rencontraient que sous les
vitrines d'un musée, a fini par dire le dernier mot après vingt ans
d'explorations consciencieuses. De pareils exemples venant de la
part d'un mode>te ingénieur qui se dévoue sans autre but que de
servir la science sont trop rares et trop élevés pour ne pas avoir
droit à une louange publique. M. Gi-and'Kury a voulu, dès le pre-
mier jour, expliquer la houille, non-seulement parce que le mo le
de formation de cette substance était réellement incontiu, ou,
si l'on veut, imparfaitement déterminé, mais encore avec la pen-
],A FORMATION DE LA HOUILLE. 665
sée d'être utile à la grande industrie qui exploite les mines, en
établissant le synchronisme des lits de charbon d'un bassin à l'autre
et d'une région à une autre. C'est ainsi qu'il a réussi à débrouiller
l'ordre relatif de superposition et les caractf'res distinclifs des divers
étages carbonifères. Si maintenant nous tenons à connaître les résul-
tats d'une recherche aussi féconde, nous devons agir tout d'abord
connue M. Grand'Eury, qui devint botaniste par nécessité et expo-
ser ce qui lient aux végétaux eux-mêmes, avant de passer aux
conditions de milieu, ainsi qu'à l'aménagement physique des con-
trées habitées autrefois par ces végétaux. Nous verrons ensuite le
problème du mode de formation se résoudre , pour ainsi dire de
lui-même, les trois élémens générateurs une fois rigoureusement
définis.
III.
Lorsque, interrogeant le passé au point de vue des plantes , on
quitte l'homme pour remonter le cours des âges et considérer d'avant
en arrière les modifications successives de la flore, on ne constate
pas d'abord de bien grands changemens. Dans la période qui pré-
cède immédiatement l'apparition en Europe de la race humaine, on
rencontre à peu près les mêmes arbres que maintenant : ce sont des
chênes, de s hêtres, des ormes, des tilleuls, des érables peu différens
des nôtres. Plus loin pourtant, les formes végétales s'écartent gra-
duellement de ce qu'elles sont de nos jours aux mêmes lieux; il s'y
joint des lauriers, puis des camphriers et d'autres arbres devenus
exotiques. Les palmiers se montrent à un moment donné, et, à
mesure que l'on poursuit cette marche rétrograde, on les voit se
muliiplier. Un âge vient où la végétation européenne n'est plus com-
posée que de types à feuilles persistantes, indice de la chaleur crois-
sante du climat. Cette végétation, sensiblement analogue à celle de
l'Inde ou de l'Afrique subtropicale, se transforme encore sous les
regards de l'observateur qui persiste à s'enfoncer dans le passé de
notre continent. Les palmiers eux-mêmes disparaissent à leur tour;
les arbres à feuillage s'effacent, et, parvenu au sein des périodes
secondaires, on ne trouve plus guère, en fait d'élémens végétaux,
que trois catégories dominantes, constituant à elles seules toute la
flore : des conifères, des cycadées et des fougères. Mais si l'on con-
tinue à marcher en arrière, aussitôt que l'on touche aux périodes
paléozoïques dont le temps des houilles fait lui-même partie; sur le
seuil de cet âge et au moment d'y pénétrer, on voit enfin les coni-
fères et avec elles les cycadées s'atténuer, puis s'évanouir; les fou-
gères, en revanche, grandissent en importance, et d'autres plantes
absolument inconnues (ou du moins sans liens directs avec celles
666 REVUE DES DEUX MOiNDES»
de notre époque) s'associent aux premières de façon à former un
ensemble dont rien de ce que nous contemplons aujourd'hui à la
surface du globe ne saurait nous donner l'idée.
Les fougères de l'âge carbonifère- ont été l'objet de savantes
études» parfois contradictoires. Les uns, se fiant à l'apparence, you-
laient les assimiler aux nôtres, comme si elles avaient appartenu
aux mêmes genres ; les Allemands surtout cvnt suivi ceite voie.
D'autres , regardant cette aipparence comme illusoire et superfi-
cielle, ont cru à des sections éteintes et à des affinités dont le vrai
caractère échappait à l'analyse. BroRgniart était du nombre de ces
derniers et son opinion était la plus sage, puisque, par suite de
patientes recherches sur les pairties fruclifrées de ces plantes et la
structure de leur tige, recherches complétées heureusement par
M. B. Benault , il a été démontré que ces fougères , sans rapport
direct avec celles de nos jours, plus parfaites que les nôtres, presque
toutes de grande taille et souvent arborescentes, ne pouvaient être
comparées qu'aux types les plus exceptionnels des régions intertro-
picales actuelles. JNon-seulement M. Grand'Eury a retrouvé leurs
organes reproducteurs, dont il a décrit la structure, mais îl a fait
voir que les débris épars de leurs troncs aplatis et comprimés rem-
plissaient des lits entiers, témoignant ainsi de l'abondance extrême
de ces sortes de plantes, non moins remarquables par la puissance
de leurs tiges ou de leurs souches que par l'étendue prodigieuse
de leurs feuilles indéfiniment subdivisées et réellement colossales
dans une foulé d'e cas.
A côté des fougères se plaçaient l'es lycopodes géans que l'on a
nommés « lépidodéndrées » et dont les strobiles convertis en silice et
décrits aussi' minutieusement que s'il s'agissait d'un organe vivant,
ont laissé voir la même structure microscopique jusque dans la dis-
position de leurs séminules dissemblables selon le sexe, que celle
qui distingue encore les îycopodés hêtérosporés ou à spores diffé-
renciées.
Pour ces deux classes de plantes, rangées dans l'a catégorie des
ciyptogames, le problème est résolu et le classement définitif. Il
n'en est pas de même de plusieurs autres végétaux de l'âge carboni-
fère, les uns controversés, les autres enveloppés d'obscurités que
la science n'a pas encore percées.
Cependant les calamités sont généralement assimilées aux prèles,
et il en est de même, bien qu'à un degré plus éloigné, des annu-
laires et des astérophyllites, plantes dont les rameaux portaient de
distance en distance des fascicules de feuilles distribuées en étoile.
Plus loin, les dissentimens se prononcent, mais ils étaient plus
accentués encore au moment où M. Grand'Eury s'appliqua cà la
recherche de la vraie nature des plantes carbonifères, et le progrès
I.A FORMATION DE LA HOUILLE. 667
qui résulta de la publication de son Mémoire sur la flore carboni-
fère du département de la Loire fut trop marqué pour ne pas être
mentionné iici.
11 existe un groupe de plantes sur lequel s'est exercée la sagacité
de la plupart des savans dojat les travaux ont eu tpoiur oJDi}ei Ja Hore
carbonifère. Bronguiart, le premier, après lui Geinitz,, Gdnppert et
d'autres 'en Allemagne, Williamson en Angleterre, LesqueneuK en
Améi'iqiie, se sont occupés des sigillaires, type végétal sans l'apport
avec aucun de ceux qui existent actuellement, Vaiv une sorte de
mauvaise chance, les épis fructificateurs de ces plantes, connus à
l'état d'empreinte, n'ont pas encore livré le secret de leur orgaai-
sation iulérieure; au contraire, la structure auatomique de leurs
tiges a été analysée et idécrite. Non-seulement Brongniart, dans
un mémoire demeuré célèbre, mais Williamson et, en France,
M. B. Renault, l'ont étudiée avec autant de soins que s'il s'agissait
d'Hué tige vivante. En .effet, il suffit qu'un ;troDOoa de l'ancien bois ait
été converti en silice, agatisé si l'on veut, pour que, réduit en coupes
minces, il laisse voir clairement les moindres détails de sa texture
initérieure. Eh bien ! les tiges de sigillaires, ainsi examinées, ont
montré un plan et des caractères dont l'ambiguïté a frappé les
divers auteurs. M. Williamson y Yoit une cryptogame qu'il lejoint
aux Jépidodendrées, par conséquent aux lyoopodes. M. Kenault,
sur les traces de Brongniairt, a constaté au contraire, dans la distri-
bution des zones de tissus et la nature des faisceaux libro-vasculaires,
des affinités qui l'engagent à reporter les sigillaires auprès des pha-
nérogames gymnospermes ,et à les rapprocher des cycadées en par-
ticulier.
Mais oe qui ressort avec le (plus id'évidenoe des études de
M. B- Renault, conformes à celles de 5L 'Grand' Euiy et concordant
aussi avec Ja manière de voir de M. Lesquereux, c'est la reconstitu-
tion intégrale de ce type des sigillaires que l'on reconnaît unanime-
ment avoir joué le jwincipal rôle sur les points eux-mêmes où les
dépots de houille s'effectuèrent. Seules, en effet, de tant de végétaux^
les sigillaires paraissertt, dans plusieurs cas, avoir vécu sur place. Leur
souche submergée, formée de rhizomes i-ampams, couchés au fond
deJa vase sous-lacmstre, pouiTue tantôt de feuilles souterraines, tan-
tôt de radicules, les unes et les autres molles, charnues et fusilbrmes,
étalées de toutes parts, répondait aux « stigraariées » qui peuplent
certains lits de houille et paraissent avoir largement contribué .à
leur dépôt. Les stigraariées auraient eu la faculté singulière de per-
sifiter longtemps dans le môme état, c'est-à dire de s'éleodre bori-
zomalement sous les eaux et dans la vase, se imultiipHaat^r stolons,
mais incapables, dans ce pren ier état, de produire aucun appareil
sexué. Au contraire, lorsque des circonstances favorables, et qae
668 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aussi loin il est dilïicile de préciser, venaient à se réaliser, ces
mêmes stigmariées donnaient naissance à d'énormes bourgeons d'où
sortaient en s'éievant verticalement jusqu'à une hauteur de 30, 40
et 50 mètres, les tiges aériennes, érigées en colonne, plaquées à
la surface d'une mosaïque de cicatrices foliaires d'une parfaite régu-
larité, que l'on désigne sous le nom de sigillaires.
Les types houillers dont nous venons de parler, à l'exception
du dernier qui n'a pu être encore rigoureusement défini, étaient
des cryptogames, c'est-à-dire des plantes relativement inférieures,
subordonnées à celles qui forment actuellement l'immense majo-
rité du tapis végétal. C'était pourtant des cryptogames plus éle-
vées et plus parfaites, surtout plus puissantes qu'aucune de celles
que nous connaissons. N'ayant point à subir de concurrence de la
part d'une catégorie encore absente, celle des plantes à feuillage,
les cryptogames dominaient incontestablement ; cependant elles
n'étaient pas les seules, ainsi qu'on l'a cru longtemps. C'est à
M. Grand' Eury que revient en grande partie le mérite de cette
curieuse révélation. Ses études sur les cordaïlées, qui abondent dans
les couches de Saint-Étienne et dont il a reconstruit un à un tous
les organes, les graines silicifiées qu'il a recueillies à Grand-Croix
et que Brongniart, puis M. Renault, ont patiemment analysées, ont
eu pour résultat de faire connaître l'existence d'un nombre relative-
ment considérable de « phanérogames » carbonifères. Ces types, dont
on soupçonnait à peine l'existence, sont venus accroître d'une façon
inattendue la catégorie des « gymnospermes, » que les conifères et les
cycadées représentent seules dans l'ordre actuel. Ces gymnospermes
primitives se distinguent de celles qui leur ont survécu par des
traits curieux d'une structure qui achève de se transformer, dont
l'évolution, en un mot, est sur le point de s'accomplir, tout en lais-
sant entrevoir des vestiges d'un état antérieur en grande partie
effacé. Les gymnospermes constituaient alors le groupe supérieur
par excellence; situées un peu à l'écart et plutôt à l'intérieur des
terres que dans les bas-fonds, elles ont aussi laissé moins de traces
que les cryptogames, et leurs graines entraînées par les eaux cou-
rantes, variées de forme et dénotant une assez grande diversité de
genres et d'espèces, sont le plus souvent les seules parties d'elles
qui nous aient été transmises, comme si les feuilles et les tiges
avaient eu moins d'occasion de venir s'accumuler au sein des lits
en voie de formation.
Pourtant, au milieu de ces types de gymnospermes, dont plusieurs
demeurent énigmatiques, il en est un, celui des cordaïtées, que
M. Grand'Eury a très heureusement reconstitué. Élancé de tige,
subdivisé dans le haut en de nombreux rameaux, il étalait à leur
extrémité des feuilles largement ou étroitement rubannées, striées
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 669
en long, tronquées ou pointues au sommet, selon les espèces, et
insérées sur une base étendue en travers. Les graines et les feuilles
éparses des cordaïtées sont répandues à Saint-Éiienne, parfois avec
une extrême abondance. M. Grand'Eury a observé jusqu'aux traces
visibles de leurs troncs carbonisés, encore dressés verticalement et
traversant les assises de grès de certaines carrières.
IV.
Des végétaux ainsi restaurés, par le rapprochement de leurs
organes épars, remis en connexion, devaient fournir de précieux
indices au sujet des conditions de milieu qui présidaient à leur
développement. Pour certains d'entre eux ces indices étaient faciles
à saisir et s'offraient, pour ainsi dire, d'eux-mômes à la pensée.
Depuis longtemps on a répété que cette multitude de fougères,
dont beaucoup étaient arborescentes et la plupart remarquables
par l'étendue de leur feuillage, annonçaient un climat humide et
chaud, une atmosphère à la fois tiède et étouffée et un ciel fréquem-
ment biumeMx. Ce sont là effectivement les circonstances qui favo-
risent le mieux actuellement la croissance des grandes fougères au
sein des forêts vierges et dans le fond des ravins ombreux, sur le
flanc des montagnes boisées des régions tropicales. La même chose
peut se dire des lépidodendrées, sorte de lycopodes géans que leur
taille et la perfection de leurs organes distinguaient des types actuels
de ce même groupe, mais qui en avaient certainement les apti-
tudes.
Les différences que l'on remarque et qui sont toutes en faveur
des anciennes plantes, c'est-à-dire leur vigueur prodigieuse, l'exu-
bérance de leurs formes, ne font que rendre plus vraisemblable la
présomption d'une chaleur et d'une humidité ultra-tropicale, et
nous ajouterons d'une densité atmosphérique de nature à voiler
le trop grand éclat de la lumière, puisque de nos jours les fou-
gères et les lycopodes redoutent les rayons directs du soleil. Mais
M. Grand'Eury est venu ajouter à ces premières remarques de nou-
velles observations dont l'importance est telle que nous ne saurions
les passer sous silence. Il a fait ressortir avec beaucoup de justesse,
chez les plantes carbonifères, l'extrême abondance des surfaces vertes,
des parties chloropliijUiennes, comme on dit en botanique, c'est-à-
dire de celles qu'occupe la « chlorophylle, » ce principe colorant
des végétaux. Il a encore signalé, dans les tiges de ces plantes, la
prédominance des tissus parenchymateux, c'est-à-dire uni'|uement
cellulaires et essentiellement succulens, aux dépensdes parties dures,
fibro-ligneuses, toujours réduites à un cylindre insignifiant. Ces
parties, effectivement, n'étaient pas destinées à s'accroître par l'ac-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
tion du temps, à l'exemple da bois de nos arbres. Même en exa-
minant les tiges adultes de ces anciens végétaux, on ne rencontre
en elles qu'un anneau très mince de bois proprement dit; la moelle
remplit tout le reste, etl'écorce même, sauf à l'iexténear, présentait
souvent une consistance lacunaire ou spongieuse. M.Grand'Eury a
conclu de tous ces faits que l'atmosphère, et par conséquent l'air am-
biant, étaient alors saturés d'humidité et assez chauds pour que cette
humidité se maintînt constam iientà l'état de vapeur, entraînant de
temps à autre, par excès de saturation, des précipitations aqueuses
dont la violence était €xcessive et dont la preuve résulta de la
manière dont les débris végétaux abattus sur le sol ont été bakyés
et fmaltment entraînés.
De nos jours, cette structure, lâche et snccTul-ente, est surtout
propre aux végétaux aquatiques; mais ceux-ci, lor?iqu'on les sous-
trait au contact de l'ean, se ilétrissent rapidement; ils s'affaissent
dès que l'évaporation leur enlève par tous les pores le liquide qui
remplissait les mailles et les interstices de la trame cellulaire.
Il en aurait été de même des végétaux carbonifères, s'ils s'étaient
trouvés exposés à l'influence de notre atmosphère relativement
sèche. Loin de dresser leurs tiges, d'étendre leurs rameaux et de
déplo;fer leur couronne de feuillage, ils seraient retombés inertes
et promptement épuisés. Ils auraient été incapables ée résister
aux efforts de l'évaporation incessante qui agirait sur des sur-
faces n'ayant pas la fermeté des té^umens inertes qui servent
d'étui à n-os troncs. Il fallait donc qu'il en fût autrement du temps
des houilles, et les plantes de cet âge, sous le bain de vapeur oix
elles plongeai^ent, presque sans bois, gorgées de suc et de parties
moMes intérieures, prolongeaient leurs pousses sans rien perdre
de leur vigueur et parvenaient à atteindre une hauteur considé-
rable. D'après M. Grand'Eury, c'est précisément cette poussée que
ne ralentissait aucune saison, cette extension continue allant jus-
qu'à l'épuisement, sans repos ni alternatives, qui caractérise les
végétaux des houilles. Il faut concevoir une accumulation de par-
ties aussi rapidement évoluées que promptenaent épuisées, s'araoa-
ceknt sur le sol et faisant place à d'autres jets, pour expliquer
le dépôt des lits de combustible, qui ne sont qu'une résultante
de tous les résidus. Une végétation aussi exorbitante n'a pu être
le produit que d'une clialeur ultra-tropicale unie à l"humidité la
plus prononcée, se maintenant toujours égale à la surface d'un
globe dépourvu de saisons, ou ne connaissant en fait de saisons
que des intervalles de calme relatif et de déversemens pluvieux. —
Mais ces intervalles de calme faut-il se les figurer avec un ciel
étincelant de clarté? La question u été touchée par M. Grand'Ëury.
Il lui semble qu'une vive lumière est indispensaMe pour renÂ^
LA FORJTATÏOW DE LA HOUILLE. 671
raison de cet immense développement de parties cblorophyUieniDes.
Les plantes actuelles s'éti'otent eji effet et se décotoreiit à l'orïi'bre;
on est donc en droit de se deinande^f si un piiissatït éclairage n'était
pas nécessaire à des plantes aussi luxuriantes de feuillage queceUes
des Iiourlles, dont la périphérie presf|iïe entière, sur l^s liges et le
long des rameaux, était visiblement verte comme les feuilles elles-
même* et ne perdait cette teinte gu'à la longue, sur les points de
Técorce correspondant aux cicatrices des orj^nes détachés.
Il est certain que la production des grains de chlorophylle, ce
pigment vert des plantes, n'a lieu que sous l'influence de l'a l'umière
et s'affaiblit avec elle. C'est sur cette action verdissante de la
lumière qu'est fondé le procédé de jardinage qui consiste à herles
légumes frais pour décolorer les parties intérieures. Au contraire,
les pbntes exposées au jour deviennent à la fois plus vertes et plus
fermes. Mais ce que nous savons des fougères, qiaii préfèrent l'oHibre
à un jour trop éclatant, prouve bien que l'intensité lumineuse n'est
pas nécessaire dai]s tous les cas à la genèse des organes chloro-
phylliens. 11 siaffit d'une lumière diffose, tamisée à travers un voile
à demi transparent, pom* qne la végétation soit active. L'opération
que l'on fait subir aux vitrages de nos sen'es en les endiuisant de
chaux détrempée en est une démonstration journalière. Les plantes
exotiques ne sont pas moins vertes sous cet abri» et leur développe-
ment se trouve plutôt favorisé par ce procédé.
En combinant ces divers indices, on est amené à conclhare qiie
la chaleur toujours égale et hunoide de l'âge des l)oailles était engen-
drée par une lumière « diffuse, » tempérée par un cifet souvent
chargé de vapeurs, mais venant aussi d'un soleil auquel l'hypo-
thèse du dociem* Blandet s'applique avec plus de vraisemblance
encore (|ue poor toute autre période, telkment elle se trouve; en
harmonie avec l'ensemble des observations que l'étude des plantX3s
carbonifères a permis do' formuler. Selon ce-tte hypothèse, la con-
traction du globe solaire aurait été graduelle. Avant d'être ramené
à son diamètre actuel, encore énornae relativement, l'astre centual
aurait occupé antérieurement dans l'espace un périmètre d'autant
plus considérable qoiel'onj se placerait plus loin dans le passé. Ori-
ginairement, pa? exemple, il aurait excédé l'orbite de la planète
Vénus, puis celle de Mercure, et se serait ensuite condensé peu à
peu à travers la longae durée des temps géo logiques. Aux époques
primitives, le soleil aurait ainsi compensé par l'étendue de l'éclai-
rage et l'aropleur ap[>arente de son disque les effets de l'obliqarôté
de l'éclipiicftie. Par conséquemt, grâce à une ilAwmi nation presque
constante, accompagnée, si l'on veut, dTinterminables crépuscules,
l'influence des latitudes se serait trouvée annulée et la zoue tro-
picale auorait débordé au-delà du pôle pour être ramenée ensuite
672 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'au cercle polaire. La lumière d'un globe solaire moins con-
densé aiiniil été par cela même plus calme. C'est justement ce qui
semble avoir eu lieu dans l'âge où nous nous transportons par la
pensée. Les zones polaires y font visiblement place à un climat
unilorniisé, ainsi que le démontre la présence des houilles du
35^ au 80® degré de latitude, sans variations sensibles dans la com-
position de la flore. L'égalisation absolue du climat à travers les
hémisphères, du Brésil à la terre Melville et au Spitzberg, concorde
si bien avec la supposition d'un soleil encore très loin du degré
de condensation auquel il est ensuite parvenu, que nous ne pou-
vons nous empêcher de proposer cette hypothèse comme la moins
invraisembhible de toutes.
Le troisième élément de la question à définir, la disposition maté-
rielle des lieux, plus décisif encore que les deux autres, était celui
qui soulevait le plus de difficultés. Dès l'abord, deux systèmes se
trouvèrent en présence avec leurs défenseurs respectifs. L'un que
nous avons vu poindre dans le mémoire de Jussieu, expliquait la
houille par des transports de végétaux lointains, opérés soit à l'aide
de courans marins et à de grandes distances, soit au moyen des eaux
d'un fleuve, accumulant à son embouchure des débris entraînés du
fond des forêts.
Les partisans de ce premier système n'étaient pas généralement
des natuialistes de profession. Plus familiers avec la botanique et
surtout avec les plantes des houilles, ils auraient reculé devant
l'impossibilité de justifier un pareil transport. Les savans dont l'es-
prit sagace s'appliqua à l'étude de la flore carbonifère, spéciale-
ment Brongniart, n'ont jamais admis que ces échantillons si déli-
catement posés, entremêlés sans confusion et souvent distribués
uniformément par feuilles accumulées d'une même espèce, aient
été amenés de bien loin, à la façon des bois des Antilles qui
vont échouer en Islande ou aux Orcades, ni même comme ces
radeaux charriés par les grands fleuves, confusément poussés le
long de leurs rives et entassés dans les lagunes de leur delta.
D'ailleurs il n'est pas de régions houillères oii les tiges reconnaissa-
bles des calamités, des fougères, des sigillaires,descordaïtées et d'au-
tres types ne se retrouvent dans le voisinage du charbon, dispo-
sés verticalement à travers les assises de grès qui accompagnent ou
séparent le combustible. Le spectacle n'est pas rare à Saint Etienne;
les restes de forêts enracinés y occupent encore leur place naturelle
dans l'ancien sol. Des légions de psaronius ou fougères arbores-
centes, des calamités, des syringodendrons, sortes de sigillaires,
encore debout, ont été décrits et figurés par M. Grand'Eury, dont
les planches sont presque aussitôt devenues classiques. Ces divers
types couvraient alors la surface entière du sol émergé, et si
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 673
leurs dépouilles ont fourni la matière des lits de charbon, c'est pnr
suite de quelque phénomène localisé, peut-être fort simple ou du
moins fort naturel et résultant des conditions physiques du sol d<3
cette époque, difficile pourtant à définir à une pareille distance
des événemens. D'une façon générale, la raison d'être du phéno-
mène résulte, il est vrai, de l'ensemble combiné de toutes les cir-
constances extérieures, mais c'est plus particulièrement à la confi-
guration de certaines localités et à la fréquence de ces localités
exclusivement favorables ciu'il est rationnel d'attribuer la produc-
tion des lits de combustible, aussi bien que l'étendue limitée du
périmètre occupé par eux. Les plantes houillères couvraient alors
toute la terre, mais elles n'ont donné naissance au charbon que
sur des points déterminés de la surface terrestre. En résumé, le
charbon a dû être engendré toutes les fois que la disposition phy-
sique des lieux est venue s'y prêter.
L'impossibilité d'admettre le transport à distance des plantes carbo-
nifères avait suggéré un autre système qui dépassait le but, comme
nous le verrons, en faisant naître le charbon des seuls débris tombés
des arbres de l'époque et des végétaux vivant à leur pied, gra-
duellement décomposés. Ce système, loin de recourir aux trans-
ports, les supprimait totalement et donnait lieu par cette suppres-
sion à de nouvelles difficultés. 11 avait surtout l'inconvénient d'être
extrême, de ne pas tenir compte de toutes les circonstances qui
ont accompagné le dépôt de la houille et qui expliquent finalement
sa vraie formation. M. Grand'Eury, qui est revenu par un détour,
et en lui étant sa première signification, à l'idée de transport, com-
bat avec raison le système de formation sur place qui a longtemps
prévalu comme le plus logique et le plus naturel. Il l'était en effet
si l'on fait abstraction des études minutieuses du savant de Saint-
Étienne; elles lui ont permis, non-seulement de concevoir ce qu'est
la houille et les procédés auxquels nous la devons, mais d'entrer
dans les détails de ces procédés, de remonter à leur véritable cause,
et de décrire ce qui a dû se passer autrefois, avec autant de préci-
sion que s'il nous avait été donné d'y assister.
Adolphe Brongniart, en 1837, attribuait l'origine de la houille à
des masses de végétaux accumulés, puis altérés et modifiés, « comme
le seraient les couches de tourbe de nos marais, si elles étaient recou-
vertes et comprimées par des bancs de substances minérales (1). »
Dans un rapport sur le grand prix des sciences physiques pourl'an-
(1) Considérations sur la nature des végétaux qui ont couvert la surface de la
terre aux diverses époques de sa formation, par M. A, Brongniart. (Académie des
sci'.Dces, sdance publique du lundi 11 septembre 1837 )
TOME l:v. — 1882. 43
674 REVUE DES DEUX MONDKS.
née 1856, il revient à cette pensée d'un amoncellement des restes
de la végétation carbonifère, pendant une longue suite de siècles,
comme donnant la clé du phénomène. 11 était par cela même parti-
san d'une iormation sur place ou plutôt d'une décomposition à l'air
humide de tous les résidus accumulés. Le savant français touchait
au but de fort près en adoptant une hypothèse qui ne s'écartait pas
très sensiblement du phénomène spécial des tourbières. En somme,
de vastes et profondes forêts se succédant au sein de régions faible-
ment accidentées, dans un calme que des oscillations du sol, suivies
d'immersion, n'auraient troublé qu'à de longs intervalles ; tel est
bien le tableau des houillères, tracé par Brongniart antérieurement
aux premières études de M. Grand'Eury. 11 était réservé à celui-ci
de saisir ce que le point de vue du maître avait encore d'incom-
plet, et, circonstance honorable pour ce dernier, après avoir deviné
la portée des recherches de son élève, il l'encouragea à persister
dans la voie qu'il avait choisie, ne reculant pas devant un démenti
probable des opinions qu'il avait auparavant émises.
11 existait du reste des objections sérieuses et non résolues à
rencontre des conceptions, souvent contradictoires, au moyen des-
quelles on s'appliquait alors à définir l'ancien aspect des pays car-
bonifères.
En admettant des forêts immenses, couvrant un sol faiblement
ondulé, on excluait les petites îles supposées par Élie de Beaumont.
Fallait-il en revanche croire à des teiTes continentales, sillonnées par
de grands fleuves et dominées par dès chaînes assez puissantes
pour donner naissance à ces fleuves, circonscrire et alimenter leur
cours? C'est bien ainsi que se présentent nos continens actuels, avec
leur charpente lentement constituée, à l'aide d'une série d'oscilla-
tions et d'émersions successives, et leur orographie si complexe où
se résument les conséquences dernières des plissemens de l'écorce
terrestre. Mais n'est-il pas extrêmement invraisemblable que la
surface du globe ait été distribuée d'après les mêmes lois, à une
époque aussi reculée que celle que nous considérons? D'ailleurs les
gisemens de houille se trouvent disséminés à travers notre hémi-
sphère tout entier ; par cela même ils' relèvent d'une cause trop
générale, trop uniforme dans ses résultats, pour que l'on soit en
droit de la rapporter à des fleuves; ceux-ci effectivement n'aumient
^u agir dans le sens qu'on leur prête que sur un nombre restreint
de points déterminés, et non sur le pourtour entier d'une contrée
limitée, comme l'est en France le plateau central. La multiplicité,
la dispersion, la répétition du phénomène des houilles, en même
temps que sa localisation, obligent donc celui qui veut s'en rendre
compte à rechercher des conditions physiques différentes de celles
qui résultent du régime fluvialile de nos continens.
LA FOBMATION DE LA HOUILLE. 675
L'examen de ce qu'il faudrait de matériaux accumulés pour
convertir en un lit de houille assez mince une forêt ensevelie subi-
tement par les eaux ou projetant peu à peu ses résidus sur le sol,
conduit à des calculs désespérans, tellement il est nécessaire d'exa-
gérer outre mesure l'un des facteurs, soit le temps, soit la masse
des végétaux. Ceux-ci effectivement ne sauraient passer à l'état de
houille qu'à l'aide d'une opéiation qui leur enlève une certaine por-
tion de leur contenu charbonneux, mais à la condition que cette
portion soit aussi laible que possible. Or la portion soustraite est
d'autant plus considérable que le carbone du végétal se combine plus
librement avec l'oxygène de l'air. De là la nécessité pour la houille,
au moment où elle s'est formée, d'avoir été préalablement sous-
traite à l'mfiuence atmosphérique. Une désagrégation lente, étouf-
fée, poursuivie en dehors du contact de l'air, favorise la production
des composés auxquels le terme de « matières ulmiques » a été
appliqué. Dès lors, le carbone des végétaux, au lieu de se dissiper
sous la forme d'acide carbonique, constitue une masse hydratée,
désormais fixe. Une semblable condition matérielle n'a pas fait défaut
lors de la formation des houilles ; mais il fallait encore la découvrir
et en préciser la nature. Sans elle, c'est-à-dire en supposant que
les débris des plantes houillères s'étaient consumés en dissipant à
l'air libre la plus grande partie de leur carbone, on était bien forcé
d'invoquer des durées invraisemblables, sans expliquer ni la fraî-
cheur de tant de fragmenSî ni l'extrême régularité de leur ordre de
superposition.
La stratigraphie sagement interrogée suffit pour faire connaître
l'économie probable des terres à l'époque carbonifère. Envahis sou-
vent et à plusieurs reprises par la mer, situés par conséquent dans
le voisinage de celle-ci, les dépôts de houille n'en constituent pas
moins une formation essentiellement terrestre, spéciale au sol
émergé de la période, c'est-à-dire une terre ferme, mais récem-
ment exondée. En Belgique , comme en Angleterre , les houilles
reposent sur un fond marin qui leur sert de base et avec lequel
elles alternent plusieurs fois. La mer s'est donc retirée pour leur
faire place, en agrandissant chaque fois l'espace continental ; en un
mot, les terres se sont étendues et c'est justement sur les paities
que les eaux marines venaient d'abandonner que la végétation des
houilles s'est développée. C'est là un fait dont la signification va de
soi, et comme il se répète ailleurs, il acquiert la portée d'un véri-
table phénomène.
Dans la France centrale, les bassins houillers sont distribués
autour d'une région primitive, très anciennement mise à sec; ils
constituent le long de ses limites extérieures une ceinture inter-
rompue et doivent répondre à autant de lagunes plus ou moins
676 REVUE DES DEUX MONDES.
rapprochées des anciens rivages ou établies dans des dépressions
délaissées par la mer et que les eaux douces venaient naturelle-
ment remplir. Mais tous les points non occupés par celle-ci étaient
aussitôt recouverts d'une riche végétation. C'est ce qui résulte de
l'étude du bassin de Saint-Étienne , bien que nous nous abste-
nions volontairement d'entrer ici dans de nouveaux détails. Selon
M. de Lapparent, on distinguerait une double série de bassins dis-
continus qui jalonneraient les flancs de la région primitive , l'une
extérieure constituée par le Greuzot, Blanzy, Saint-Étienne, Alais,
Grois'sessac, Decazeville, etc., l'autre intérieure, relativement à la
première, partant de l'Allier et se prolongeant par Commentry,
Saint-EIoi et la Haute-Dordogne. Ces derniers bassins répondaient
évidemment à des lacs d'une moindre étendue, comme les lacs inté-
rieurs de la Suisse comparés à ceux de Genève, de Constance et de
la Haute-Italie. La mer se montre à la base de quelques-uns de ces
bassins avec l'étage que l'on nomme « anthracifère » et qui précède
dans l'ordre des temps l'étage carbonifère propre ou étage produc-
teur par excellence. Elle se retire ensuite inévitablement pour céder
la place aux dépôts houillers dans lesquels la mer ne joue évi-
demment aucun rôle. Il en est de même à l'ouest, vers la Vendée,
la Bretagne et la Normandie; nulle part, on peut le dire, la mer
n est absente, elle a laissé presque partout des vestiges; mais au
moment du développement le plus énergique des conditions aux-
quelles est due la production de la houille, elle s'éclipse et se retire,
refoulée par les eaux douces et par la végétation terrestre, dont ce
retrait vient agrandir le domaine.
Sans vouloir prolonger outre mesure ces études, ni promener le
lecteur en Allemagne, en Bohême, en Russie, en Amérique, les
traits que nous venons d'esquisser suffisent ; ils attestent la physio-
nomie et les caractères généraux du sol et des terres lors de l'époque
qu'il s'agissait de définir. La production de la houille se trouvait
certainement en rapport avec l'extension des terres relevées au-des-
sus du niveau de la mer. Ces terres, après leur émersion, consti-
tuaient des ceintures littorales qu'une différence de niveau assez
faible séparait de l'élément océanique refoulé. Sur des plages à
peine inclinées, les eaux douces envahissaient presque aussitôt les
points déprimés, tandis que les plantes prenaient possession de tous
ceux que l'èmersion mettait à leur entière disposition.
V.
Il est temps de rechercher maintenant comment les choses se
passaient au sein de ces régions parsemées de cuvettes lacustres
LA FORMATION DE LA HOUIIXE. 077
aux bords évasés en talus ou « lagunes de fond, » lorsqu'une végéta-
tion, aussi remarquable par l'extrênne vigueur de ses élémens que
par la rapidité de sa croissance, était venue les occuper.
En dehors des sligmariées, dont nous avons signalé la singulière
faculté de ramper sous les eaux et de persister quelquefois indéfi-
niment daus cet état avant d'émettre des tiges aériennes et fructi-
fères, les autres végétaux houillers n'avaient rien, à ce qu'il semble,
de précisément aquatique ; mais le voisinage immédiat et le contact
momentané de l'eau ne les arrêtait pas non plus. Partiellement
inondés, ils ne continuaient pas moins à vivre et à s'allonger. Bai-
gnés de vapeurs et de lourdes buées, ruisselant sous les averses,
le pied dans l'humidité stagnante ou clapotante, leur organisation
était telle qu'ils ne cessaient de s'élever en colonnes, de se couron-
ner de feuillage ou de se subviviser en rameaux, appuyés l'un sur
l'autre, serrés et confondus. Les plus forts de ces végétaux domi-
naient les plus faibles, ceux-ci croissant à l'ombre des premiers ou
s' entrelaçant à leurs tiges. Pourtant, M. Grand'Eury l'a bien vérifié,
dans une foule de cas, le désordre faisait place à une distribution
régulière, comparable à celle qui constitue l'aménagement naturel
de nos bois.
De même que , sous nos yeux , les chênes , les bouleaux , les
sapins se groupent séparément, il se formait des associations fores-
tières uniquement composées de certains types. L'existence de ces
colonies ressort en premier lieu de l'examen des lits charbon-
neux qui renferment assez fréquemment les débris uniformément
répétés d'une seule espèce; mais elle est encore visible lorsque, en
dehors de ces lits, on interroge les vestiges épars dans les assises
de grès qui les surmontent ou les séparent. Ces alternances mêmes
fournissent une preuve évidente de l'inteimittence du phénomène.
La houille s'est déposée, en effet, et nous .Ions le montrer, au fond
des déi)ressions lacustres dont les régions étaient alors parsemées
et l'étendue des Hts de charbon se mesure à celle des cuvettes dis-
posées pour les recevoir. Mais une condition était indispensable à
ces sortes de dépôts; sans elle, pas plus alors que depuis et que
maintenant , aucune couche de combustible ne saurait se produire
ni continuer à se former : cette condition consiste en ce que l'eau
qui parcourt le sol n'entraîne avec elle et ne charrie, au fond de la
cuvette où ils vont s'accumuler, que des débris de végétaux, exclu-
sivement à tout autre sédiment de nature détritique.
On conçoit que cette condition sine qua non ait eu plus de chance
de se réaliser dans l'âge des houilles qu'en aucun autre temps, la
flore étant alors plus exubérante et son extension plus favorisée du
cliriiat qu'elles ne le furent jamais. Mais on conçoit aussi que cette
coi.ilition, après s'être établie et maintenue, ait ensuite fait défaut
078 REVUE DES DEUX MONDES.
à plusieurs reprises et sur bien des points. Il a suffi soit d'une faible
oscillation du sol, soit d'un changement dans la direction des eaux
couninles , soit du ravinement de certaines falaises ou enfin de
l'abaissement de certains obstacles, pour l'altérer et la détruire en
substituant à l'apport des seuls résidus végétaux celui des sables,
des limons ou des matières rocheuses triturées.
Nous pouvons l'affirmer tout de suite , pour ne plus avoir à y
revenir, la principale raison d'être des lits de houille a dû dépendre
de l'absence même sur les lieux du dépôt d'un véritable affiuent,
d'un cours d'eau en mouvement, à l'intérieur d'un bassin naturel-
lement fermé et ayant au centre une dépression en forme de lagune.
Dans ce cas, les débris seuls des végétaux ont été entraînés de
tous côtés sous l'impulsion des eaux ruisselant sur le sol, le bai-
gnant sans le raviner, pour gagner le fond et aller aboutir à la
lagune. Mais, dans le cas contraire, la sédimentation prenant un
autre caractère, ce n'était plus des eaux pures servant de véhicule
aux seuls résidus végétaux, mais des eaux bourbeuses, chargées
de limon ou de sable, tendant à combler la lagune ou tout au moins
à former de nouveaux lits d'une nature différente du précédent et
destinés à le recouvrir. A chacun de ces changemens, le dépôt de la
houille se trouvait interrompu pour faire place à un dépôt de grès,
d'argile ou de calcaire plus ou moins pur, selon les cas, ou con-
verti en feuillets schisteux parsemés d'empreintes végétales, lorsque
aux fragmens de plantes ne se joignait qu'une assez faible propor-
tion de matière limoneuse.
Telle est la véritable origine de ces alternances d'assises variées
qui caractérisent constamment les mines de charbon et dont la
connaissance permet aux ouvriers de suivre et de retrouver le
filon productif en traversant pour l'atteindre les lits intermédiaires.
A l'époque carbonifère, lorsque des eaux courantes se frayaient un
passage à l'intérieur d'une région jusque-là fermée, leur effet le
plus ordinaire devait être de refluer par-dessus les bords d'une
lagune devenue insuffisante, d'en relever le niveau et de déposer
la nouvelle assise « transgressivement , » c'est-à-dire au-delà du
périmètre antérieurement occupé par le lit purement charbonneux.
Les plans inclinés ainsi envahis et cette zone indécise tantôt mise à
sec, tantôt comprise dans le domaine des eaux, qui servait de lisière
à l'ancienne lagune, devaient alors se trouver submergés, tandis
que, de leur côté, les pieds de végétaux demeurés en place se main-
tenaient dans une situation tolérable pour des plantes auxquelles le
contact de l'eau n'était pas absolument nuisible. C'est là sans doute
l'explication la plus naturelle de ces forêts fossiles, si souvent citées,
dont la présence a rendu célèbre la carrière du Treuil, à SainlrËtienne,
et dont M. Grand'Eury a si bien restitué le vrai caractère;
LA FORaUTION DE LA HOUILLE. 679
Encore enracinés dans l'ancien sol, ayant leur tronc verticalement
érigé, coupés à la hauteur de l'assise qu'ils traversent, ces végétaux
ont été visiblement ensevelis graduellement dans le sédiment'déposé
autour d'eux par l'eau qui les avait partiellement submergés. Leur
persistance sur les lieux où on les observe atteste deux points essen-
tiels : d'abord, que les assises ou lits encaissans durent se former
dans un temps relativement court proportionné à la durée .rapide
que l'examen de leur structure extérieure oblige d'assigner à la plu-
part d'entre eux; ensuite, que les eaux, au fond desquelles les
sables s'accumulaient, n'étaient pas permanentes, mais provenaient
plutôt de crues temporaires , envahissant l'espace occupé par la
forêt et se retirant ensuite pour un temps plus ou moins long. 11
ne faut pas oublier ici que plusieurs types de végétaux houillers
avaient des tiges aériennes et verticales émises pour une durée
limitée et provenant de stolons souterrains plongés dans la vase,
n'*yant rien à redouter par conséquent de ces apports successifs de
sédiment. Les calamités, les sigillaires, sans doute aussi les lépido-
dendrées, étaient de ce nombre; mais la plupart des autres avaient
encore la faculté de produire à différentes hauteurs des racines
adventives sorties de leur tronc. Ces derniers végétaux se trouvaient
donc parfaitement prémunis contre les éveaitualités du dépôt qui ten-
dait à l'enfouissement graduel de leurs tiges par la base, tandis qu'elles
Continuaient à s'allonger supérieurement. Leur appareil radiculaire
renouvelé suivait le mouvement ascensionnel de l'atterrissement et
se déplaçait avec lui. M. Grand' Eury a figuré un grand nombre
d'exemples de ces émissions de racines opérées à des hauteurs
successives du sol carbonifère. Les parties inférieures achevaient de
se détruire, tandis que la plante, toujours en place, se soutenait à
l'aide du développement d'organes plus récens et plus élevés.
Les associations végétales, ainsi observées, ne représentent (selon
l'expression de M. Grand'Eury) que l'extension clairsemée des forêts
carbonifères. Souvent réduites, comme dans les terrains houillers du
Nord à de Tares individus isolés, elles ne constituent que des excep-
tions, plus fréquentes à Saint-Étienne que partout ailleurs. L'inonda-
tion qui, sur son passage, abattait les masses forestières et charriait
ensuite les débris en les accumulant sur des points déterminés, a
pu épargner, grâce à des circonstances trop lointaines pour être
précisées, les colonies isolées, les pieds épars, situés à l'abri des
remous et du passage des eaux trop profondes. De Là viennent ces
groupes peu nombreux qui nous traduisent, après tant de milliers
d'années, le tableau fidèle d'une végétation aussi étrangère à la
nôtre que les monumens de iNinive comparés aux œuvres des
peuples modernes. Parmi les types associés les mieux reconnais-
(580 BEVUE DES DEUX MONDES.
sables à Saint -Etienne, il faut noter les calamités dont les fûts,
rayés de minces cannelures, s'élevaient nus et simples, évidés à
l'intérieur, réduits à des parois d'une épaisseur à peine sensible,
mais résistantes par suite de la silice qui les encroûtait. Un rem-
plissage postérieur a assuré leur conservation par le moulage exact
de la cavité cylindrique intérieure. Ailleurs, on a découvert un véri-
table bois de psaronîus, qui représentent des troncs de fougères
arborescentes. Leurs tiges charbonnées laissent entrevoir, en tra-
versant la roche, la trace des innombrables radicules adventives qui
garnissaient le pourtour de la souche le long de laquelle elles pre-
naient naissance, incessamment émises, les nouvelles venant de plus
haut et recouvrant toujours les anciennes.
Ces scènes tranquilles, dérobées aux paysages de l'époque, ne sont
pas les seules que l'on ait saisies aux environs de Saint-Étienne. D'au-
tres pages de la même chronique ont été lues par M. Grand'Eury.
Sur quelques points, les eaux, agissant à la façon des courans, ont
charrié des tronçons de tiges, surtout de cordaïtées, associés à des
débris de toute provenance, mêlés dans le plus grand désordre et
couchés horizontalement à la base d'une assise. On constate là l'effet
immédiat de la violence des eaux au moment où elles débordaient
en balayant sur le sol tous les objets laissés à leur portée et les
déposant pêle-mêle avant de les recouvrir d'un manteau détritique.
YI.
Les phénomènes qui viennent d'être signalés et dont les bassins
carbonifères ont gardé des vestiges incontestables, correspondaient
aux intervalles de temps pendant lesquels la houille cessait de
se former. Quelquefois, sous l'influence d'un faible apport limoneux,
il pouvait s'établir une sorte de compromis entre les deux catégo-
ries de dépôts, et la production de la houille, au lieu de s'interrompre,
s'atténuait en se combinant avec la sédimentation marno-sableuse,
trop peu abondante par elle-même pour neutraliser l'action des rési-
dus charbonneux. Ce sont alors des schistes bitumineux qui ont pris
naissance, et dans ces schistes la houille qui les colore plus ou moins
ne se montre qu'à l'état d'indice et dans une proportion trop réduite
pour être l'objet d'une recherche industrielle. Les feuillets sont
cependant très riches en empreintes végétales. Leur examen fait
comprendre que, lors de leur dépôt, le procédé auquel on doit
la houille était en activité avec ses élémens essentiels toujours prêts
à entrer en jeu. Ce qui le prouve, c'est qu'on observe les divers
degrés qui mènent d'un lit purement schisteux à la houille propre-
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 681
ment dite, en passant par tous les intermédiaires. En un mot, on a
sous les yeux les débuts d'un phénomène en train de se manifes-
ter et sans cesse arrêté.
Ce qui précède fait bien voir qu'un lit de houille , quelle
qu'ait été la durée nécessaire à sa formation, durée proportion-
nelle d'ailleurs, non-seulemont à l'épaisseur de l'assise, mais encore
à la masse des résidus accumulés dans un moindre espace de
temps, a toujours exigé comme premier facteur l'absence de tout
autre apport que celui des débris végétaux dont il est une résul-
tante. Une pente naturelle nous ramène ainsi vers les conditions
normales, productrices de la houille, et nous n'avons plus qu'à pré-
ciser le mode de fonctionnement des bassins carbonifères, alors que
n'étant visités par aucune rivière, aux eaux chargées de limon, ils
donnèrent naissance à des dépôts exclusivement charbonneux.
M. Grand'Eury, — et c'est en cela que consiste l'originalité de son
système, — établit la coïncidence et la combinaison nécessaires de
deux circonstances principales qui, selon lui, auraient également
concouru à la formation de la houille. — L'une est le transport à
petite distance de tous les débris végétaux de la région, entraînés
par les eaux, puis étalés à plat et stratifiés au fond d'une lagune
destinée à les recevoir.
L'autre particularité consiste dans le séjour antérieur sur le sol et
l'exposition à l'air libre des débris ensuite entraînés, qui auraient
subi pour la plupart une décomposition préalable dont la nature et
les effets ont été l'objet d'une patiente analyse de la part de l'homme
dont nous apprécions les travaux.
Ce savant insiste tour à tour sur ces deux points aussi indispen-
sables à saisir l'un que l'autre pour celui qui tient à se faire une
idée complète du phénomène. Il a eu soin, dans son mémoire, de
les mettre en pleine lumière, et nous ne saurions faire autrement
que de nous y arrêter après lui. — Il en ressort avant tout un
enseignement précieux, d'un caractère général et que l'on peut
résumer ainsi qu'il suit : Les eaux servant de véhicule aux débris
végétaux, parfaitement claires puisqu'elles étaient pures de tout
limon, assez puissantes pour les entraîner, assez universelles pour
balayer tous les points d'une région boisée, ne pouvaient être que
des eaux de pluie directement déversées sur des pentes assez pro-
noncées pour faciliter leur écoulement et le transport des résidus,
assez égales pour ne pas donner lieu à des ravinemens. La contrée
elle-même où ruisselaient ces eaux devait disparaître sous un lacis
de plantes et de débris accumulés, assez épais pour livrer à leur
action de nombreux matériaux de transport, sans aller jamais jus-
qu'à l'érosion du sol sous-jacent.
(j8-2 REVUE DES DEUX MONDES.
Gea eaux, de leur côté, devaient être intermittentes, afin de lais-
ser aux tronçons de tige abattus, aux résidus et aux IVagnciens de
toute sorte, qui jonchaient le sol forestier, le temps de subir les
effets de décomposition orgajiKjue et de désagrégation partielle des
tissus, constatés, par M. Gran l'Eury et qui ont Ibrcémeat précédé
le moment de l'immersion déiinitive.
H est constant par cela même qu'il existait alors, sinon des sai-
sons^au sens propre) du mot, du moins des intervalles de calme
durant lesquels les ^ parties, des végétaux que la vie abandonnait,
celles que leur poids entraînait, les organes naturellement cadincs
ou accidentellement détachés, enfin toutes les tiges tombées, de
vétusté qui couraient le sol- s'y désorganisaient peu à peu en
attendant le moment où, par une réaction inévitable, le calme fai-
sait place à des précipitatioias pluviaires d'une violence extrême
et d'une durée proportionnée à celle de la période qui avait pré-
cédé.
Desi deux points que M. Grand'Eury a, voulu établir, prenons
d'abord le premiei? : — La stnict-ure stratifiée de la houille attes-
tant le transport par les eaux et le dépôt, à la façon des. divers ordres
de sédimens, des particules organiques dont elle est formée. La
démonstration en est facile. Dans les plaques schisto-charbonneuses,
aussi bien que dans la houille même, tous les résidus, grands ou
petits, les tiges comme les feuillesyles lambeaux d'écorce,, les frag-
mens de bois comme les organes isolés les plus délicats, les frondes
de fougères et les folioles détachées sont toujours étalés à plat,
appliqués les uns sur les autres, se recouvrant à la façon des feuil-
lets d'un livre. Gette disposition ne souffre qu'un très petit nombre
d'exceptions qui ne 'servent qu.'à confirmer la règle, lorsqu'il s'agit,
par exemple, des stigmariées. dont les; stolons circulent et se croisent
dans certains lits de houille,, comme s'ils avaientvécu sur place,
dans des conditions de submersion toutes spéciales*
Si l'on examine' la houille, sa. texture, observée à la loupe et
analysée au microscope., met en, évidence l'intervention de l'eau
qui, seulej peut avoir pris tous ces débris detoute taille et de con-
sistance si diverse pour les accumuler l'un sur l'autre, les coller
et les appliquer, conformément à ce qui a lieu pour des végétaux
qui, d'abord lloltans, gagnent ensuite un à un le fond de l'eau, à
mesure que l'iutbibiiion augmente leur, poids spécifique; ils vont
alors constituer un lit stratifié! qui s'accroît graduellement à l'aide
d'apports successifs. Nonrseulement les élémens de. la houille soBt
demeui-és visibles, non- seulement leur ordonnance en feuillets
supei'posés est sensible et les moindres particules ont dû. combler
les interstices des plans de jonction de. l'assise en voie de formation,
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 683
mais r organisation encore intacte de beaucoup de fragmens, leur
empâtement dans une bouillie amorphe qui résulte de la macéra-
tion préalable d'une foule de résidus, enfin la compression qui s'est
exercée sur toute la masse réduite à la moitié de l'épaisseur primi-
tive, tous ces effets réunis, qui relèvent, en réalité, d'un seul et
même phénomène, dénotent l'action et la pesée de la couche d'eau
au fond de laquelle la stratification s'est opérée.
Comme il s'agissait de débris enlevés au sol dans des états variés
de fraîcheur ou de vétusté, les uns tombés de la veille, les autres
désagrégés ou même totalement dissous, un des résultats forcés de
ce genre de dépôt a été la diversité de composition de la houille.
La plus grande uniformité a présidé, au contraire, au mécanisme
de sa formation, puisque tous les élémens, les écorces déroulées et
aplaties, les moelles détrempées, les larges feuilles aussi bien que
les moindres résidus, ont été d'abord tenus en suspension dans
l'eau de la lagune avant de venir s'étaler au fond.
C'est ainsi que la houille a généralement acquis, en se constituant,
une structure schistoïde, c'est-à-dire formée de minces lits paral-
lèlement disposés, et fissiles dans le sens qui répond au plan du
dépôt. Mais, de plus, elle diffère selon que l'on examine atten-
tivement les élémens qu'elle renferme et qui se trouvent étroi-
tement associés sans être précisément confondus. Il y a d'abord ce
que M. Grand'Eury a nommé le « fusain, » par allusion au léger
charbon de bois ainsi désigné. Toutes les fois que la structure ana-
tomique d'une tige ou d'une portion de tige carbonisée a dis-
paru, tout en conservant reconnaissable l'ordonnance relative des
diverses régions caulinaires, on dit qu'elle est à l'état de fusain.
— Les feuilles, les épidermes, les écorces, les parties vertes, en
un mot, qui sont parvenues, non encore désagrégées, au fond
de l'eau, se montrent dans la houille ordinaire sous l'apparence
de lames et lamelles cristallines, liées ou empâtées par une ma-
tière charbonneuse amorphe, plus ou moins terne, qui sert à les
rejoindre et à les cimenter. D'autres fois, au lieu de lamelles, ce
sent des parcelles noyées dans une masse charbonneuse provenant
de la décomposition de tous les menus débris de végétaux délayés,
réduits à l'état de bouillie et emportés par les eaux avec les autres
fragmens; c'est là une sorte de boue végétale qui devait combler
toutes les flaques et les mares dormantes situées à l'ombre des forêts
humides, aux endroits perdus dans l'épaisseur des bois.
Cette pâte résultant de la macération des parcelles entièrement
décomposées constitue à elle seule les houilles amorphes dans
lesquelles, en dehors du fusain, on finit cependant toujours par
découvrir quelques restes de structure végétale attestant la eom-
684 REVUE DES DEUX MONDES.
mune origine de toutes les productions charbonneuses. Ces diffé-
rences donnent d'ailleurs lieu à d'innombrables variétés qui con-
duisent par degrés d'un type vers un autre en empêchant d'établir
une distinction tranchée entre les houilles les plus homogènes en
apparence et celles qui présentent des traces multiples et manifestes
d'élémens organisés à peine altérés.
En résumé et pour définir d'un mot le phénomène, M. Grand'-
Eury, après avoir admis un aménagement préalable des élémens
charbonneux, état antérieur à leur submersion et à leur stratifica-
tion, considère les écorces, les feuilles et les organes de toute
nature encore revêtus de leur forme comme ayant suivi le même
procédé de dépôt dans la houille normale que dans les schistes.
Dans l'un et l'autre cas, les restes ont laissé leur empreinte sur la
pâte molle du sédiment qui les enveloppait , la seule distinciion
appréciable résulte de la nature de ce sédiment marno-sableux ou
argileux, d'une part, constitué, de l'autre, par une vase détritique
purement végétale. En dehors de cette unique dillerence, le procédé
est respectivement le même et les résultats ont été sensiblement
pareils. Mais l'originalité du point de vue de x\I. Grand'Eury a con-
sisté justement à établir cette similitude. Le premier il a déterminé
les traces appt'éciables de cet état antérieur et préalable des résidus
de toute nature désagrégés et macérés en partie ou même entière-
ment délayés sur le sol humide, et fournissant les matériaux de la
sédimentation charbonneuse aux eaux qui venaient périodiquement
s'en emparer.
Les tableaux tracés par M. Grand'Eury nous introduisent à l'ombre
des forêts carbonifères, au plus épais des régions humides de cet
â^J'e, au pied des ondulations faiblement accusées où s'amoncelaient
dans des mares dormantes ces immensités de résidus de toute
provenance qu'engendrait une végétation toujours active, à la
fois exubérante et promptement épuisée. Si de pareils amas s'ob-
servent de nos jours dans les pays chauds, au sein des forêts
vierges, que devait-il en être dans ces époques premières où rien
dans la structure des plantes n'était fait pour consolider les tiges
par l'accroissement régulier du bois! C'était de tontes parts des
jets eiïrayans, des productions improvisées, des pousséts subites
élevant des colonnes vertes dont le rôle était aussi éphémère que
la fermeté peu assurée. La plupart des tiges carbonifères, creuses
ou gonflées de moelle à l'iutérienr, succombaient par l'exagéra-
tion môme de leur croissance ; les fougères se couronnaient de
frondes invraisemblables par leur dimension; les tiges des sigil-
laires se dépouillaient rapidement de leurs feuilles et tous ces
débris s'accumulaient sans trêve dans une ombre étouffée, sur
LA FORMATiOiN DE LA HOUILLE. 685
un sol détrempé. On conçoit l'énormité des produits ulmiques, la
décomposition faisant de nouveaux progrès à la moindre averse, da
manière à réduire en une pâte noirâtre la couche de résidus la plus
inférieure. L'avamen des dépôts houillers démontre qu'il en était
bien ainsi et c'est pour cette seule raison que l'on a tant de diffi-
culté, en dépit d'une telle réunion de- matériaux, à reconstituer
intégralement certains types. Rarement les tiges tombées demeu-
raient entières; elles se gonflaient, s'ouvraient, les parties molles
et lacunaires se desagrégeaient les premières, les parties denses et
fibreuses se détachaient de la masse corticale ; celle-ci, plus tenace,
souvent lisse et ferme extérieurement, se déroulait et résistait plus
que tout le reste. Des troncs de fougères il ne restait que l'étui
périphérique ou les fibres intérieures désagrégées; des cordaïtes,
des sigillaires, des lépidodendrées, rien que la région corticale. Les
feuilles détachées formaient d'autres entassemens et tous ces mon-
ceaux obstruant certaines places au bas des déclivités, au débouché
des vallées intérieures, attendaient l'arrivée et le passage des eaux
pour abandonner à leur action d'innombrables matériaux parvenus
à des degrés très inégaux de décomposition.
Lorsque venait le temps des grandes pluies, les eaux filtrant de
toutes parts, ruisselant de toutes les pentes, formaient çà et là des
lacs temporaires, puis entraînaient à la fin toutes les digues de
matières organiques mises à leur portée. Quel immense amas de
substances détritiques étaient ainsi charriées jusqu'à la dépression
lagunaire ! Mais avec ces résidus vieillis et désorganisés, les pluies,
que l'on doit imaginer torrentielles, entraînaient encore tout ce qui
cédait à leur impulsion; elles abattaient des tiges, des feuilles, de
jeunes pousses, parfois des végétaux entiers, tout ce qui n'avait
pas la force de leur résister, et, en définitive, dans nos collections,
ce sont ces débris à l'état frais, ces feuilles si délicates, si nettes,
ces organes demeurés entiers que nous retrouvons reconnaissables
dans leurs moindres détails et couchés à plat sar les feuillets de
l'immense herbier dont il nous est donné de dérouler les pages.
C'est par là que notre esprit remonte sans effort le cours des
âges; dans notre naïveté, nous trouvons tout simple qu'un modeste
savant nous en facilite l'accès, qu'il renonce à toute carrière pour
deviner de pareilles énigmes. Les labeurs obstinés, les explorations
souterraines, les recherches pénibles, il les a volontairement assu-
més. Poussé par un instinct irrésistible, botaniste quand il a fallu,
ingénieur, chimiste et géologue à d'autres momens, il s'est enfoncé
bravement dans un passé prodigieux. Gomment ne pas admirer sans
réserve un pareil désintéressement qui par le fait honore notre
époque et notre pays? La science, quoi qu'on dise, sait encore en
686 REVUE DES DEUX MOJNDES.
France animer les volontés et persuader à ses adeptes de lui faire
le don de leurs meilleures années, sans autre but que le noble
espoir d'agrandir un peu l'espace où elle se meut.
Vil.
La conception logique et raisonnée du processus générateur de
la houille appartient donc en propre à M. Grand'Eury, du moins
sous la formule si nettement explicite dont il a su la revêtir. Il ne
saurait plus être question maintenant d'une comparaison vague de
l'ancienne opération avec le phénomène des tourbières, spécial à
notre zone ; ce phénomène, incompatible avec la chaleur, se réalise
sous nos yeux dans des conditions n'ayant avec celles qui caracté-
risaient l'époque carbonifère, qu'un rapport des plus éloignés, puis-
qu'il s'agit de plantes naines croissant en tapis serré sous les brumes
des pays du Nord. Si les tourbes cependant peuvent, d'un certain
côté, nous traduire une image affaiblie de ce que furent autrefois
les houilles, c'est surtout en faisant toucher au doigt l'absolue né-
cessité que, dans toute formation charbonneuse, le lit des résidus
accumulés ait été soustrait à l'action directe de l'atmosphère. 11 est
réservé à l'eau de remplir cette fonction au sein des tourbières,
de même qu'elle lui était dévolue lors de la'production des houilles.
C'est en cela seulement que consiste l'analogie servant de hen entre
les deux ordres de phénomènes ; les autres circonstances diffèrent
pour la plupart, de part et d'autre, quelques-unes du tout au tout.
C'est à l'ombre épaisse des forêts et sous l'influence de la cha-
leur humide que commençait la transformation des résidus amassés
sur le sol; elle amenait la production des matières ulmiques, pre-
mier terme d'une série d'opérations qui aboutiront au charbon, puis
à la houille. Cette dernière combinaison dont le processus demeure
entaché d'une certaine obscurité n'a pu se réaliser qu'à la suite de
la submersion et du dépôt stratifié qui plaçaient définitivement le
lit charbonneux en voie de formation sous une nappe d'eau, par
conséquent sous une couche imperméable à l'air. M. Grand'Eury
est porté à admettre que l'élévation primitive de la température,
jointe à l'humidité, a dû activer la conversion en houille des rési-
dus préalablement ulmifiés, puis stratifiés, finalement comprimés
par de nouvelles assises superposées. Le temps a fait le reste, et le
combustible a acquis graduellement les propriétés qui distinguent
la houille véritable des charbons plus récens, « stipites » et « lignites:»
Ceux-là sont aux terrains secondaires, ceux-ci aux tertiaires, ce
qu'est la houille relativement aux terrains primaires. Les différences
LA FORMATION DE LA HOUILLE, 087
qualitatives qui consistent surtout en une proportion décroissante
de pouvoir calorifique, s'expliquent d'elles-mêmes, puisque des trois
facteurs que nous avions admis comme ayant concouru à la produc-
tion des houilles, deux ont forcément varié dans le cours des âges,
nous voulons dire la flore et les conditions de milieu. Gomment
d'autres végétaux sans rapport avec leurs devanciers, sous un
autre ciel astronomique, exposés à de tout autres influences de cha-
leur et d'humidité, auraient-ils pu donner lieu à la même sorte de
combustible? Loin d'être naturel, un pareil résultat aurait eu lieu de
surprendre. Le combustible produit a dû varier et dans, une pro-
portion en rapport avec l'abondance décroissante des parties vertes
accumulées, avec l'intensité moins prononcée de la chaleur, plus
inégalement distribuée selon les saisons.
Cependant il est des stipites, comme ceux de Fuveau, dans les
Bouches-du-Rhône, qui ont presque les qualités de la houille et qui,
par conséquent, ont dû sans doute leur formation à des circon-
stances rapprochées de celles qui avaient engendré les charbons
anciens, bien que les deux périodes se trouvent séparées par un
immense intervalle. Lors des temps secondaires, une partie au moins
des conditions de milieu qui avaient présidé à la formation des
houilles pouvait encore se reproduire; plus tard, dans le tertiaire,
l'étroite similitude des plantes avec celles que nous possédons oblige
d'admettre pour cet âge une ordonnance des saisons peu différente
de celle qui prédomine actuellement. Pourtant même alors, dans
la plus récente des périodes géologiques, il s'est produit des com-
bustibles charbonneux, bien que sur une moindre échelle que dans
les âges antérieurs. Cette répétition du phénomène prouve seulement
que des trois facteurs que nous avons signalés, un seul est réelle-
ment indispensable à la genèse du phénomène. Ainsi, quoique tout
ait changé, plantes, saisons, température, depuis l'époque primaire,
s'il s'est rencontré une contrée tertiaire, soustraite momentanément
à l'apport des sédimens marno-sableux, pourvue d'une lagune de
fond dont la végétation ait envahi les boi'ds, il a suffi que les rési-
dus provenant de cette végétation aient été entraînés en masse con-
sidérable et stratifiés au sein de la dépression lacustre, pour que la
formation d'un lit de charbon ait inévitablement résulté d'une sem-
blable disposition des lieux. Cette formule, remarquons-le, s'ap-
plique à tous les temps ; elle n'exclut pas même le nôire. Qui sait
si, dans l'intérieur de l'Afrique» peuplée de nos jours de tant de lacs
ahmentcs par des pluies périodiques, avec des plages basses cou-
vertes d'uue riche végétation, le phénomène des ligtiiies ne se
reproduit pas, préparant des trésors moindres sans doute que ceux
que nous exploitons, mais encore considérables, à l'usage des gêné-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
rations à venir ? Vouloir restreindre à un passé reculé la formation
des lits charbonneux, en faire le produit exclusif d'une époque
déterminée, ce serait aller à l'enconlre des faits, «dhaque période
géologique a eu ses combustibles variant d'abondance et de qua-
lités selon les âges, mais relevant, à ce qu'il semble, d'une cause
toujours la même qui ne demande pour entrer en jeu que la réali-
sation des circonstances physiques strictement nécessaires à son
fonctionnement. Pour ce qui est de l'opinion de ceux qui attachent
un sens providentiel au rôle des houillères dont la mission aurait
été d'épurer l'atmosphère à un moment donné, en lui soutirant des
quantités d'acide carbonique, qui le rendaient impropre à entretenir
la vie des animaux à respiration aérienne, bien que des hommes de
génie se soient faits les éditeurs responsables d'une idée aussi bizarre,
il est vraiment impossible de s'y arrêter sérieusement, ou il faudrait
dire la même chose du calcaire, dont les assises, constituées en masse
à partir d'une certaine époque, contiennent 16 pour 100 de car-
bone. Il faudrait craindre aussi, en exploitant et brûlant la houille,
de restituer à l'atmosphère cette proportion nuisible d'acide carbo-
nique qui lui aurait été enlevée jadis. Une semblable conception est
au nombre de celles qu'on formule sans réflexion et qu'on répète
ensuite par n»:*iation ou par routine.
En laissant de côté les notions chimériques, il est naturel de se
demander, dès que la théorie fait procéder les combustibles char-
bonneux d'un concours déterminé de circonstances physiques,
comment elle s'applique aux charbons minéraux d'une origine plus
récente que les houilles, et si les indices fournis par les « stipites »
d'abord, par les « lignites » ensuite, sont de nature à la confirmer.
Dans cet ordre d'idées, nous nous bornerons à deux exemples em-
pruntés a la Provence, choisis de préférence comme nous étant
plus familiers, avec la pensée que dans une matière aussi neuve, à
peine effleurée par M. Grand'Eury, il vaut mieux ne pas s'aventurer
au-delà d'un terrain déjà parcouru. Les lignites de Fuveau sont
distribués en plusieurs bassins partiels et contigus; ils compren-
nent des lits de charbon exploités sur une grande échelle, séparés
par des schistes et d*^s plaques marneuses ou bitumineuses. Celles-ci
résultent d'un mélange de substance charbonneuse et de sédi-
ment, allant depuis le charbon impur jusqu'au calcaire plus ou
moins coloré en brun par la décomposition des résidus végé-
taux. Ces lignites appartiennent incontestablement à la partie ré-
cente du terrain secondaire. Ce sont donc des « stipites, » selon
l'expression de M. Grand" Eury, et la parfaite homologie de struc-
ture qui les caractérise est déjà une preuve que leur formation a
eu lieu dans des conditions et avec des alternances pareilles
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 689
à celles que présente le terrain carbonifère. Mais les temps n'é-
taient plus les mêmes et la végétation en particulier avait pris une
tout autre apparence. Il n'est donc pas sans intérêt de recher-
cher quelles sortes de plantes ont amené la production des lits
de combustibles [dont nous parlons. Il a fallu, pour le savoir, une
exploration d'autant plus patiente que dans les couches de Fuveau,
malgré la nature fissile de la roche et la présence d'une foule
d'indices épars, les débris déterminables, c'est-à-dire ayant con-
servé leur forme, sont partout prodigieusement rares. En revanche,
sur un grand nombre de plaques charbonneuses, on distingue une
multitude de résidus de petite dimension, comme s'il s'agissait de
plantes réduites par une macération prolongée à l'état de parcelles
disséminées et flottantes dans une purée végétale qui aurait occupé
le fond des marécages. L'absence de rameaux et de feuilles d'es-
pèces arborescentes et l'abondance des débris provenant d'un amas
de végétaux aquatiques décomposés sont visibles dans les plaques
bitumineuses de Fuveau et, par conséquent, dans le lignite même de
cette région. — A l'exception d'un vestige de palmier, observé une
seule fois, et qui accuse un type actuellement confiné aux Séchelles,
à l'exception encore des fruits filamenteux d'une nipacée, qui doi-
vent avoir flotté comme leurs congénères actuels flottent sur les eaux
du Gange, toutes les espèces recueillies se sont trouvées des plantes
palustres ou fluviatiles.
Un type aujourd'hui éteint, mais aussi curieux par son organisa-
tion bien définie que par le rôle important qu'il a joué, a dû con-
tribuer pour une forte part à cette abondance de détritus orga-
niques, dissociés et réduits en bouillie. Ce type est celui des rhizo-
caulées dont les tiges, lâchement spongieuses a l'intérieur, lisses et
fer nés au dehors, s'élevaient alors au sein des eaux tranquilles,
muliipliées à l'infini et douées de la propriété d'émettre des radi-
cules caulinaires qui descendaient pour aller, à travers le lacis des
vieilles feuilles, atteindre l'eau et s'enfoncer dans la vase. De nom-
breux fragmens de cette plante curieuse parsèment les plaques
schisteuses au contact des stipites de Fuveau. Récemment, un
nélumbo ou lotus, cet ornement des lagunes fluviatiles de la Chine,
qui se retrouve à l'embouchure du Volga, plus loin dans les eaux
du Gange, et peuplait autrefois celles du iNil, a laissé voir d'in-
nombrables empreintes de ses feuilles dans les lits charbonneux
exploités à Trets, sur le prolongement de ceux de Fuveau.
Ces faits réunis ont leur signification; ils annoncent qu'ici la
masse du combustible a dû se former à la façon de la « houille de
parcelles et bouillie végétales, » c'est-à-dire par le transport de
fragmens encore organisés, noyés dans une pâte charbonneuse
TOME LIV. — 1882. 44
(590 REVUE DES DEUX MONDES.
amorphe, provenant de matières ulmiques préalablement dissoutes.
Cette fusion pâttiise aurait élé la suite du développement d'abord,
puis de l'entassement, au sein des vastes étendues marécageuses,
d'un grand nombre de plantes palustres. 11 convient de les pla-
cer à portée d'un ileuve qui aurait eu, comme le Nil, des temps de
crues et dont les eaux gonflées,, refluant bien au-delà des limites
ordinaires, se seraient ensuite renfermées de nouveau dans leur
lit. Dans ces, conditions, pour obtenir des eaux pures, comme le
Nil le fait voir chaque année dans la Haute-Nubie, il suffit qu'il
existe des bassins supérieurs, traversés par des eaux du fleuve.
Elles s'y décantent et vont ensuite envahir les plaines inférieures en
entraînant tous les détritus organiq,ues qui se trouvent sur leur
passage, tous les résidus de plantes qui, durant la saison sèche,
ont encombré le sol des marais, pour les transporter jusque dans
les dépressions au fond desquelles se forme le lit charbonneux gra-
duellement stratifié. Telle est sans doute la meilleure façon de com-
prendre et d'expliquer l'origine des stipites de Fuveau. Dans ce
processus, on reconnaît à la fois la différence des époques, par l'in-
tervention d'un fleuve ayant, comme le Nil et le Gange, ses crues
périodiques, et l'analogie du mode de formation, par le transport des
résidus végétaux, au moyen d'eaux pures de tout autre apport.
Avançons encore de plusieurs pas pour nous placer au militu du
tertiaire et apprécier le mode probable de formation des lignites
de Manosque. Ici, le combustible est loin d'avoir les caractères de
la houille. C'est un charbon bitumineux dont la structure schistoïde
est due à l'alternance de lames ternes et résineuses. Il existait cer-
tainement auprès de Manosque un grand lac au fond duquel des
affluens avaient longtemps accumulé des couches variées d'argile,
de grès et de calcaire. Ce lac, comblé en partie, dut être envahi,
vers l'époque où se déposèrent les lignites, par une ceinture de végé-
taux aquatiques ou de plantes palustres dont les traces sont encore
visibles dans certains lits. Les joncs, les massettes, les nénuphars
couvraient alors de vastes étendues, le long des bords de la nappe
lacustre. Les arbres eux-mêmes, amis des stations fraîches, les
séquoias, les aunes, les charmes, les peupliers, plusieurs érables
s'aventuraient sur un sol mouvant et par places à demi submergé.
C'est dans ces conditions que se formèrent les couches de liguites.
Pour expliquer cette formation, on est bien forcé d'adœettre que le lac
de Manosque, converti en lagune marécageuse, disparaissait partielle-
ment sous un épais tapis de verdure, qu'il avait des temps de crues
pendant lesquels ses eaux débordaient et des saisons d'assèchement
qui amenaient la décomposition d'une masse de végétaux. De là, sans
doute, des encombremens de résidus que l'action périodique des
LA FORMATION DE LA HOUILLE. 691
eaux transportait des points momentanément envahis jusqu'aux
endroits relativement déprimés. Ces eaux, qu'il faut bien supposer
exemptes de limon, se déchargeaient enfin de tous les résidus végé-
taux, tenus par elles en suspension, au fond de la dépression cen-
trale destinée à les recevoir en dernier lieu.
C'est bien ainsi, ou à peu prèsainsi, qu'ont dû se passer les choses,
et, dyns l'état actuel des observations, on ne saurait pousser plus
loin l'application directe des idées de M. Grand'Eury à l'étude d'une
question locale. 11 suffit de constater que la théorie de ce savant ne
se trouve en désaccord ni avec les phénomènes anciens, ni avec
ceux des périodes plus récentes, enfin qu'elle a peut-être sa place
marquée au milieu des grandes scènes de la nature contemporaine.
Effectivement, quand on lit les récits des voyageurs qui remontent
les grands tleuves de l'intérieur de l'Afrique, le Nil, par exemple, on
voit leurs barques longtemps arrêtées par les herbes, les résidus
submergés, les accumulations de végétaux que l'eau pure des
grandes crues entraîne, en arrivant des plateaux supérieurs et inon-
dant l'espace à perte de vue. Devant ce tableau qui nous montre
des cypéracées, des nénuphars, d'immenses colonies de plantes
flottantes, sous lesquelles le fleuve disparaît, avec ses remous, ses
lagunes temporairement envahies, ses bassins profonds, après avoir
été presque à sec durant de longs mois, il est impossible de ne pas
reporter son esprit vers les phénomènes, non pas sans doute tout à fait
pareils, mais assurément du même ordre, auxquels les anciennes
époques et en particulier notre Europe ont dû autrefois la forma-
tion des houilles, des stipites, plus tard des lignites. Ce ne sont pas
là, en tout état de cause, des phénomènes accidentels ni purement
épisodiques, nés de circonstances une fois réalisées pour ne plus
jamais reparaître. Il s'agit plutôt d'un enchaînement véritable, d'une
suite de combinaisons analogues, que le temps a ramenées à plu-
sieurs reprises, et qui n'ont rien même d'incompatible avec ce qui
se passe de nos jours à la surface du globe. En parlant ainsi, ce
n'est pas l'Europe que nous avons en vue, mais l'intérieur des
terres tropicales, et les parties de ces terres où l'eau, la chaleur
et l'exubérance de la végétation sont encore réunies sur un sol
dont la configuration se prêterait aux conditions matérielles définies
dans celle esquisse.
G. DE Sapokta.
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : k Roi s^amuse.
Le 22 noveiiibre dernier, l'affiche de la Comédie- Française portait
ces mois : « Cinquantenaire et deuxième représentation de le Roi
s'amuse, par Victor Hugo. » Aujourd'hui, 1" décembre, que ne puis-je
à cette place écrire simplement : « Cinquantenaire et deuxième édi-
tion de l'article de M. Gustave Planche sur le Roi s'amuse! » Une
tâche ingrate me serait épargnée.
On connaît l'histoire de ce drame, interdit au lendemain de la pre-
mière représentation comme outrageant les mœurs. Huit jours après
l'interdiciion, l'auteur protestait publiquement; il rappelait qu'/Zer/mni
avait été joué cinquante-trois fois, et Marlon de Lorme soixante et une.
Il demandait « qui lui rendrait intacte et au point où elle en était
cette troisième expérience si importante pour lui. » Apparemment il
craignait qu'après une suspension de quelques semaines ou de quel-
ques mois peut-être, l'impartialité de ce public du lendemain, auquel
il en appelait du public tumultueux de la première soirée, ne se tour-
nât en indifférence. La suspension, comme on sait, a duré tout un
demi -siècle; et l'expéi ience, en effet, n'est pas reprise au même poin
où elle en était. Mais ce n'est pas, comme le craignait l'auteur, en
arrière de là qu'elle est reprise ; c'est, au contraire, bien plus avant
dans l'opinion du public. Voilà peut-être à la fois ce qui explique la
déconvenue de ce public, trop bien disposé pour l'ouvrage, et ce qui
REVUE DRAMATIQUE. 693
fait l'embarras du critique chargé d'enregistrer celte déconvenue. Com-
ment l'ouvrage eût-il répondu à l'attente d'un enthousiasme échauffé
pendant un demi-siècle? Et, d'autre part, aujourd'hui que l'auteur est
en possession de sa gloire, — qu'un accident ne saurait diminuer, —
comment constater le mécompte de cet enthousiasme sans être taxé
d'irrévérence?
En 1832, cette pièce est le troisième essai d'un poète qui n'a que
trente ans à peine. Le baron Ta^lor, commissaire royal près le Théâtre-
Français, a remis à M. Jousselin de La Salle, directeur de la scène, le
manuscrit de ces cinq actes écrits en vingt jours. M. Jousselin de La
Salle a monté la pièce à peu de frais. Il a logé le Rûi s'amuse dans des
décors empruntés kVOtlieUo de Vigny, à r//t'nri/// d'Alexandre Dumas,
au Charles IX de J^jseph Chénier, à Dominique le possédé de MM. d'Épa-
gny et Dupin. Le prix de tous les costumes, ceux de Triboulet et
Blanche seulement exceptés, est de 2,955 fr. 55 (1). Assurément, si la
poésie lyrique peut se payer en espèces sonnantes, la Comédie-Fran-
çaise en a là pour son argent. L'œuvre nouvelle contient plusieurs
belles scènes de ce genre, sinon du genre proprement dramatique;
elle contient de magnifiques tirades et, pour parler net, quelques-uns
des plus admirables vers qui soient écrits dans notre langue. Pourtant
on s'avise que ce troisième essai théâtral du poète est le moins heu-
reux des trois; on y voit, encore mieux que dans les deux premiers,
le chimérique de sa psychologie et le capricieux de son érudition; mieux
aussi que dans les deux autres, on y voit la faiblesse de sa dramatur-
gie. Ajoutez que, si les mœurs ne sont pas outragées dans cette pièce,
comme le prétend le ministre, les bienséances, du moins, y sont vio-
lemment inquiétées; si la royauté nationale n'est pas, comme il l'en-
tend, déshonorée sur la scène, elle y est, du moins, indélicatement
compromise. N'esl-ce pas assez pour qu'U' e critique impartiale, mal-
gré le plaisir qu'elle goûte à entendre de beaux vers, malgré le désir
qu'elle a d'encourager un jeune poète, résiste aux fureurs d'une
école, ne tienne que peu de compte d'une admiration allumée avant
les quinquets de la rampe, et mette dans la balance qu'elle tient plus
de blâme que d'éloge? Cela suffirait aussi, nous ne pouvons en dou-
ter, pour que le public, une fois le combat fini entre les partisans
d'une doctrine littéraire et d'une autre, se désintéressât de ce spec-
tacle. Et c'est, en effet, ce qui arriverait, après une vingtaine de
représentations, en 1832, si les ministres ne craignaient que Saltaba-
diljtrop peu de temps après l'attentat du Pont-Royal, ne suscitât quel-
qu'un de ses émules sur le passage de Louis-Philippe.
(1) J'emprunte ces détails à la brochure de M. J. Valter : la Première de « le Roi
s'amuse. » ;Calmann Lévy, édil.)
QQk REVUE DES DLUX MONDES.
Mais, par un décret de la Providence, les miaistres prennent leur
airêté. Un denii-siùcle passe, et nous voilà conviés à revoir la pièce,
ou plutôt à la voir pour la première fois, à la secoade représentation
dans .des conditions combien différentes! Pendant ce long espace de
temps, le souvenir des vices de l'ouvrage s'est presque effacé; celui
de ses malheurs est seul demeuré dans nos mémoires. Ce n'est plus
un simple drame, à peu près condamné dès le premier jour par ses
juges naturels; c'est un martyr de l'art, exécuté sans procès, victime
de la plus sotte et de la plus outrageuse des t}rannies, de celle qui
s'exerce brutalement sur les ouvrages de la pensée. D'ailleurs, à lire
ces vers sincèrement, et sans même que la haine de l'arbitraire
nous anime trop en leur faveur, nous sommes éblouis de leur éclat
et charmés de leur musique; nous n'avons plus d'yeux ni d'oreilles
pour les invraisemblances du drame. Nous admirons ces pages placées
sous les noms de Saint-Vallier, de François P% de Triboulet, comme
des feuillets arrachés des Odes et Ballades, des Chants du crépuscule ou
des Contemplations. A. la lecture, une tirade, un vers même a son prix,
si la tirade ou le vers est d'un des premiers lyriques du monde, et le
lecteur n'a garde d'examiner, exprès pour gâter son plaisir, quel rap-
port a cette tirade ou ce vers au reste de la pièce. Enfin, pendant ce
siècle écoulé, la personne du poète a conquis une siiuation presque
unique dans l'histoire. Il est adoré par ses disciples, acclamé par la
foule et respecté de tous les lettrés. Il est pour les premiers une
manière de grand-lama, de qui tout, absolument tout, mérite d'être
conservé; — mais qui donc, je vous prie, oserait s'en étonner, dans le
tenips où le biographe de M. Zola, M. Paul Alexis, nous apprend que
l'auteur de Pot- Bouille, quand il était petit, prononçait le cet l's comme
le f : u tautillon pour saucisson, » et que, vers quatre ans et demi seu-
lement, « dans un moment d'indignation enfantine, il proféra un
superbe : Cochon! » pour lequel « son père ravi lui donna cent sous, »
origine de sa fortune. — A la multitude l'auteur des Misérables et des
Chatimens apparaît comme un père du peuple, comme un pape laïque,
innocent de tous les crimes dont la multitude soupçonne confusément
les autres papes. Les lettrés, d'ailleurs, ne font pas porter au poète
la peine de telles superstitions; ils vénèrent en lui quatre-vingts
ans d'âge et plus de soixante années de labeur littéraire et le plus
beau génie lyrique que la France ait possédé : ainsi se forme l'accord
de tous pour écouter avec une ferveur religieuse la seconde représenta-
tion de ce drame interdit il y a cinquante ans. il ne s'agit plus, cette
fois, de juger l'essai d'un jeune poète, d'en peser les torts et les mérites,
ni même d'encourager l'auteur ; il s'agit de réparer un crime de lèse-
génie, de fêter l'œuvre persécutée d'un demi-dieu, dont toutes les
œuvres sont des chefs-d'œuvre. Et c'est bien aune fête que la Comédie-
REVUE DRAMATIQUE. 696
Française nous convie : les mémoires des décorateurs et des costu-
miers, publiés d'avance, en témoignent. Où sont les piteux reliefs de
Dominique le possédé? Où la défroque des « six seigneurs artistes,, à
222 francs pièce? » Le patriarche des lettres françaises assistera lui-
même à la cérémonie; l'œuvre doit être digne de recevoir son auteur.
Elle le sera, n'ayons crainte; et l'histoire gardera le souvenir de cette
soirée comme elle a gardé le souvenir de la représentation d'Irène, avec
cette différence encore une fois, qu'/rène fut toujours une pièce médiocre,
et que le Roi s'amuse, depuis un demi- siècle,. est passé chef-d'œuvre.
Or, le Roi s'amuse étant remis à la scène, il apparaît que, depuis uu
demi-siècle, le Roi s'amuse n'a pas changé. C'est encore un document et
non le moins caractéristique, de cette poétique théâtrale dont Torque-
mada. est le, dernier signe. C'est un poème dialogué, dont le person-
nage central est une abstraction double, une chimère, un monstre formé
de deux idées contraires imaginées du, même coup; c'est de ce per-
sonnage que les autres, évoqués par contraste, tiennent leur raison
d'être; tous ou presque tous sont baptisés de noms historiques; leurs
caractères ni leurs actes ne sont vrais ni vraisemblables, malgré l'exac-
titude minutieuse du décor et des costumes; et enfin, comme des per-
sonnages abstraits,.de quelque manière qu'ils soient costumés et logés,
ne sauraient avoir les exigences de créatures humaines, mais ne peuvent
être que les interprètes dociles de l'auteur, la marche du drame s'arrête,
se détourne, se précipite au gré de l'inspiration du poète. Renoncez à
chercher si tel personnage, en face de tel autre, fait ce qu'un homme
aurait à faire et dit ce qu'un homme aurait à dire, placé dans cette
occurrence : écoutez seulement si le morceau de poésie lyrique que ce
personnage est chargé de réciter est beau d'une beauté propre, et ne
réclamez rien de plus.
Le poète l'a déclaré dans la préface de Lucrèce Borgia : « Quelle est
la pensée intime cachée dans le Roi s'amuse? La voici. Prenez la diffor-
mité physique la plus hideuse, la plus repoussante; et puis jetez-lui
une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit
donné à l'homme : le sentiment paternel. Qu'arrivera-t-i! ? C'est que
l'être difforme deviendra beau. Voilà ce que c'est que le Roi s'amuse. » —
Voilà ce que c'est que Triboulet : difformité, paternité, — double abs-
traction. 11 est bouffon, il est père : à ce bouffon il faut un roi, pour
que l'antiihcse soit constituée; à ce père il faut une fille; à ce père
qui souflrira par sa fille il est b^n d'accoler un autre pèrequ'il ait fait
souffrir par la sienne, ce sera un contraste accessoire : voilà Triboulet,
François 1", Blanche et Saint-Vallier. Assurément ce bouffon pourrait
s'appeler Quasimodo, Gwymplaine,— ou Rigoletto; ce personnage, au
lieu d'être un roi de France et le vainqueur de Marignan, pourrait aussi
bien et peut-être mieux être un duc de Mantoue, — l'événement l'a
696 IILVCE DES DEUX MONDES.
prouvé, — à moins qu'il ne fût un électeur de Saxe : ou plutôt il serait
aussi peu celui-ci que celui-là, mais non moins, car, à vrai dire, il
n'est personne : il est un roi mis en face d'un bouffon :
Ceci c'est un bouffon, et ceci c'est un roi.
Ce n'est pas un roi plutôt qu'un autre, ni ce bouffon-ci plutôt que ce
bouffon-là; disons mieux : ce n'est aucun roi, ce n'e t aucun bouffon;
ce ne sont pas des personnes morales, qui, dans telle circonstance,
ont le droit d'exiger que l'auteur les fasse agir et parler de telle ma-
nière, et non pas de telle autre : ce ne ^ont que des porte-voix indif-
férens, par où le poète va jeter les plus beaux accens de son lyrisme.
Cela posé, il est superflu de confronter le drame avec l'histoire et
de rechercher si tel personnage, à telle date, en tel lieu, a fait ceci
ou cela, ou même s'il l'a jamais pu faire. Il est superflu de rappeler
que, si François I"" fut un débauché, il fut aussi quelque chose de
plus, et tout au moins un gentilhomme qui fît bonne figure de roi. Il
devient même puéril de juger i:haque scène de drame d'après les lois
de la vraisemblance ; d'examiner s'il est admissible que tel personnage
s'arrête au lieu de marcher, sorte au lieu de rester en scène, écoute
au lieu de s'interrompre ou discoure au lieu de se taire. Toutes les
raisons de la critique, au moins de la critique dramatique, sont tran-
chées d'un seul coup. Cela posé, assurément, on est libre d'admirer
ce drame.
Or c'est bien pour l'admirer que le public s'était rassemblé l'autre
soir; mais à quelles conditions il pourrait le faire, c'est de quoi sans
doute il ne s'était pas rendu compte : la lecture apparemment n'avait
pas suffi à l'avertir. Quand le rideau s'est levé devant cette salle où
tant d'admirations attendaient d'éclater, la beauté du décor et des cos-
tumes a d'abord signifié à tous les yeux que cet ouvrage était bien
le chef-d'œuvre espéré. Ce n'est pas pour prononcer des paroles de
peu de prix que des seigneurs vêtus de si riches étoffes se réunissent
aux sons d'un orchestre caché, sous de si riches lambris. Triboulet
paraît, sa marotte à la main : il va illumiaer cette fête des fusées de
son esprit. Cependant ces fusées s'enlèvent lourdement; ce ne sont
que des feux bas. Les lazzi des seigneurs n'ont pas plus d'aisance ni
de vivacité que ceux du fou. Le roi s'amuse, ils le déclarent : on juge
qu'il s'amuse de peu. Cependant on se dit que la gaîté du poète fut
toujours une gaîié de géant, — la formule est consacrée; — on attend
que le géant se fasse grave et qu'il introduise Saint- Vallier; on se
résigne, on prend patience. D'ailleurs on accuse un peu de l'ennui
que Ton commence d'éprouver la majesté de la Comédie-Française.
On se rappelle que le poète a écrit en tète de ce premier acte : « Une
REVUE DRAMATIQUE. 697
certaine liberté règne; la fêle a un peu le caractère d'une orgie. »
On note au passage cette rc^plique de Triboulet au roi : « Sire, vous
êtes ivre ! » Or la cérémonie où figurent ces beaux seigneurs n'a
sûrement pas le caractère d'une orgie, non plus que le roi l'appa-
rence d'un homme égayé par 1 ' vin. On réfléchit là-dessus : cela fait
toujours passer le temps. Un valet annonce M de Saint-Vallier : ce
valet est le bienvenu. Hélas ! cette magnifiiiue tirade, ce « morceau
choisi » d'éloquence qu'on se disposait presque à faire bisser, toute
cette page déjà classique et traduite en vers latins nous laissa froids.
Ceux-là même qui l'ont tant de fois lue en fr^-missant d'aise, ceux-là
surtout peut-être éprouvent une déception qui les navre. Ils ne peu-
vent s'empêcher de penser que cette déclamation est terriblement
longue; qu'il est surprenant que ni le roi ni ses courtisans ne l'inter-
rompent; qu'il est prodigieux qu'on l'écoute ju=iqu'au bout pour se
fâcher ensuite; enfin, — et c'est le pire, — que ce n'est qu'une
déclamation, im exercice merveilleux de rhétorique et de poésie, mais
qui n'a vraiment sa place que dans un Conciones français.
Après ce premier acte, on échange dans les couloirs des plaintes et
des consolations. Il a été froid, glacial , mais c'est le plus faible de
tous, on le savait déjà; l'intérêt va s'échauffer tout à l'heure. N'est-ce
pas le monologue de Triboulet qui rouvre le second acte après quel-
ques répliques de Saliabadil? C'est le monologue, en effet, le premier,
le philosophique, celui qui renferme, en quatre-vingts beaux vers,
l'essence même du drame :
O rag:e! être bouffon ! ô rage! être difforme!
Toujours cette pensée! Et, qu'on veille ou qu'on dorme,
Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,
Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour!
Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire
Que rire ! — Quel excès d'opprobre et de misère !
... O Dieu! triste et l'humeur mauvaise,
Pris dans un corps mal fait, où je suis mal à l'aise,..
Si je veux recueillir et calmer un moment
Mon âme qui sanglote et pleure amèrement.
Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître.
Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d'être,
A force de bonheur oubliant le tombeau,
Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau,
Me pousse avec le pied dans l'ombre oii je soupire
Et me dit en bâillant : — Bouffon, fais-moi donc rire!
— 0 pauvre fou de cour! — c'est un homme, après tout!..
Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilshommes,
Hun ! comme il vous hait bien ! quels ennemis nous sommes !
Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains !
Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains !
69S REVUE DES DEUX MONDES.
Il est le noir démon qui conseille le maître •:
Vos fortunes, messieurs, n'ont plus le temps de naître,
Et, sitôt qu'il a pu dans ses on2;les saisir
Quelque belle existence, il l'elTeuille à plaisir!
On reconnaît le morceau, on Técoute avec soin, mais on le trouve un
peu lonsl:]
Suis-jejjpas un autre homme en passant cette porte?
s'écrie Triboulet. Et l'on se dit qu'en effet, la porte du jardin passée,
il devrait avoir hâte d'entrer dans la maison pour embrasser sa fille,
et l'on s'étonne qu'il s'attarde à philosopher sur le seuil. Blanche
paraît et l'entretien s'engage, ou plutôt le monologue de, Triboulet
s'achève, ponctué à peine des brèves questions de sa fille. C'est pour
ainsi dire l'autre versant du discours. Difformité! paternité! Après que
le bossu a lancé son inv :ctive, la tendresse du père s'épanche en
couplets lyriques. Cette cadence se déroule en deux phrases ; l'une
exquise et discrète, où revient le souvenir de la mère; l'autre, un
peu redondante et plus relâchée, où le père vante presque amoureu-
sement le seul trésor qui lui reste, l'innocente beauté de sa fille :
Oh! ne réveille pas une pensée amère;
Ne me rappelle pas qu'autrefois j'ai trouvé,
— Et, si tu n'étais là, je dirais : j'ai rêvé, —
Une femme, contraire à la plupart des femmes,
Qui, dans ce monde, où rien n'appareille les âmes,
Me voyant seul, infirme, et pau\Te et détesté,
M'aima pour ma misère et ma difformité !
Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
L'angélique secret de son amour fidèle,
De son amour, passé sur moi comme un éclair.
Rayon du paradis tombé dans mon enfer!
Que la ferre, toujours à nous recevoir prête.
Soit légère à ce sein qui reposa ma tête!
— Toi seule m'es restée! Eh bien! mon Dieu, merci!..
Oh ! je t'aime pour tout ce que je hais au monde!..
Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m'ait permis!
D'autres ont des parens, des frères, des amis,
Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
D'aieux et d'alliés, plusieurs enfans, que sais-je ?
Moi, je n'ai que tai seule! Un autre est riche. — Eh bien I
Toi seule es mon trésor, et toi seule es mon bien!
Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu'en ton âme;
D'autres ont la jeunesse et l'amour d'une femme ;
Ils ont l'orgueil, l'éclat, la grAce et la santé,
Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n'ai que ta beauté !..
RETUE DRAMATIQUE. 6^9
Tu rayonnes pour moi d'une ans:61iqne flamme,
A travers ton beau corps mon âme voit ton âmo,
Même les yeux fermés, c'est égal, je te vols.
Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois
Aveugle et l'œil voile d'obscurité profonde
Afin de n'avoir pas d'autre soleil au monde !
On prend plaisir à suivre le développement musical de ces phrases,
et cependant on s', perçoit avec chagrin que toute la pièce, même
quand plusieurs personnages sont en scène, n'est qu'un long mono-
logue. Le drame, comme son héros, est contrefait : un seul rôle,
celui du personnage central, s'est développé outre mesure-, sa végéta-
tion, pour ainsi dire, a envahi toute l'œuvre; les autres ont avorté. Si
l'on prétend que le Roi s'amuse, dans la galerie de Victor Hugo, compte
parmi les toiles de maître, nous consentons que c'en soit une; mais
c'est une esquisse monstrueuse, une composition fantastique, où, par
la volonté de l'auteur, un seul personnage est poussé, de proportions
si démesurées qu'il fait presque éclater le cadre; les autres, à quelque
plan qu'ils soient, ne sont qu'indiqués d'un coup de pinceau.
Est-ce les amours de François et de Blanche qui balancent, dans
l'exécution de l'ouvrage, l'importance de Triboulet? Nous savons que
non, et, toutefois, l'espoir d'un intérêt dramatique nous chatouille,
quand nous voyons la silhouette de François se glisser derrière le
siège de Blanche. L'amour suppose un dialogue, — à moins que l'un des
amans ne soit muet, — et le dialogue est la forme habituelle du drame.
En effet, nous obtenons un duo. Mais combien d'abord l'effet de ce
duo est amorti par la lenteur et la banalité de ses préliminaires, —
j'entends les jeux de scène de dame Rérarde et du roi; — combien
ensuite notre sympathie est gênée par la présence perpétuelle de cette
duègne que nous voyons, au fond du théâtre^ quand les amans ne la
voient plus! Nous ne maugréons pas trop quand l'arrivée des gentils-
hommes abrège cette scène d'amour; heureux si quelque incident
pouvait abréger de même la scène de l'enlèvement! Ces allées et
venues, ce dialogue haché, à voix basse, cette duperie invraisem-
blable de Triboulet, cette escalade, ce rapt, toute cette fm d'acte qui
paraît, à la lecture, vivement menée, semble interminable dans cette
nuit de théâtre, et le drame, au lieu de se précipiter et de s'échauffer
ici comme nous l'espérions, s'affaisse au contraire dans les ténèbres
que fait cette rampe presque éteinte.
Le commencement du troisième acte, la scène de Blanche et du roi, ou
plutôt le morceau de bravoure que le roi lance comme un chant de coq,
lorsque Blanche est devant lui au Louvre, cette cavatine galante nous
laisse encore impassibles. La poulette fuit et le coq la suit, ou, comme
dit noblement Marot, « le lion traîne la brebis dans son antre. » Les
700 REVUE I>ES DEUX MONDES.
seigneurs bien vêtus reviennent et font chatoyer leurs maillots de
soie. Soudain, au milieu d'eux, Triboulet apparaît. Ici, enfin, le jeu de
l'acteur nous émeut. La figure contractée à la fois par la douleur et
par une griniace de son métier, le bouffon s'avance parmi les groupes
de gentilshommes; il rit, et l'on sent que les larmes qu'il dévore lui
retombent en gouttes de plomb fondu sur le cœur; il n'a rien dit
encore : une angoisse nous saisit, et nous frémissons de ce frémisse-
ment que nous n'aurons éprouvé qu'une fois dans cette soirée. M. de
Pienne chante sa chanson, et Triboulet, les dents serrées, d'une voix
stridente, achève le refrain. Toutes les mains battent, et le pire obser-
vateur verrait qu'elles sont heureuses de battre. Il est dommage que
l'auteur insiste, et que l'effet de ces deux répliques aille s'émietter
en quinze autres. Mais voici que le tonnerre éclate : c'est la grande,
la terrible scène où Triboulet réclame sa fille. Nous l'attendions, cette
fameuse scène ; nous pensions y trembler; elle soulèverait des trans-
ports d'enthousiasme et peut-être encore des cris de colère :
Courtisans! courtisans! Démons! race damnée!
Comment le public du cinquantenaire accueillerait -il cette apo-
strophe et de quelles oreilles entendrait-il ces vers :
Au milieu des huées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées !
Hélas! l'enthousiasme n'a pas à combattre la colère ni la colère l'en-
thousiasme. A tous les spectateurs, à tous, même aux plus décidés
partisans de l'ouvrage, la scène paraît pénible, odieusement pénible.
Oh ! combien sont longues les imprécations de ce père, sa mercuriale
politique et sa philippique sociale devant cette porte qui le sépare à
peine du déshonneur de sa fille! Combien longues ensuite ses prières
et ses génuflexions ! Et qui garde cette porte ? Et devant qui s'age-
nouille cet homme? On a beau savoir que ces mannequins décorés de
noms historiques sont des mannequins et non des personnes, on
éprouve quelque malaise à les voir s'aligner et se former en bataille
contre cet infirme, à voir ces grands noms s'entasser pour boucher à
ce père l'entrée de la chambre du roi, et ces mains qui prétendent
manier l'épée s'étendre comme des mains d'automate, dans une lutte
froidement réglée, pour rejeter sur le parquet ce comédien haletant
de sa tirade.
Blanche reparaît, éperdue, égarée, — moins égarée cependant et moins
éperdue que la situation ne l'exige; mais c'est le tort d'une telle situa-
tion qu'elle est à la fois malséante à l'esprit et inexprimable aux yeux,
du moins tant que notre théâtre n'aura pas les licences du théâtre
REVUE DRAMATIQUE. 701
japonais, La chose est si peu claire queTriboulet, qui devrait la savoir,
ne la devine d'abord pas. Il rit, il pleure de joie : il a retrouvé sa fille!
Croyait-il qu'elle fût morte ? Au lieu que son premier mot soit une
quosiion, le second un cri de tureur, il s'attendrit en bavardant. A-t-il
donc juré de ne jamais dire, même en un cas si impérieux, qu'autre
chose que ce qu'il doit dire? En revanche, lorsque sa fille lui a tout
bas déclaré sa honte, — et dans quels termes délicats! — c'est un
surcroît de malaise qu'il nous donne en lui commandant de tout
raconter :
Allons! cause,
Dis-moi tout...
Que va-t-il la forcer de dire! Par bonheur, il s'aperçoit que le récit
qu'il réclame est impossible; il l'interrompt dès l'exorde et le rem-
place, pour occuper la fin de l'acte, par une déclamation sur sa fille,
sur les vices de la cour, sur lui-même et sur sa douleur, — qui serait,
à ce point du drame, excusable d'être muette.
Restent le quatrième et le cinquième actes. On y comptait comme
sur deux morceaux extraordinairement pittoresques et pathétiques.
Ces deux réunis avaient formé naguère le troisième acte de Rîgoletto,
et le souvenir de cette fin d'opéra, l'une des plus troublantes qui
soient à la scène, chantait dans toutes les mémoires. Quelle ne serait
pas notre émotion lorsqu'au lieu des misérables vers du librettiste
italien ou français la poésie même d'Hugo résonnerait à nos oreilles!
Mais c'est ici justement que s'est manifestée plus que partout ailleurs
dans cet ouvrage et plus même que dans aucun autre cette vérité,
entrevue par les connaisseurs, à savoir que le drame d'Hugo est lyrique
plutôt que proprement dramatique. On peut mettre le Cid, on peut
mettre Andromaque en opéra; aucune musique ne prévaudra sur le
dialogue de Rodrigue et du comte, et le« Qui te l'a dit? » d'Hermione :
il n'est personne qui, l'autre soir, n'ait regretté le quatuor de Rîgo-
letto. Combien secs et pauvres, combien misérables et lents ces dialo-
gues alternés de l'une et de l'autre part du décor, pour qui se souvient
de l'ensemble obtenu par le musicien! Ce n'est plus, semble-1 il, que
la carcasse de l'œuvre d'art, ou même les tronçons de cette carcasse
qui rampent malaisément devant nous. La déception, au cinquième
acte, s'achève en morne indifférence, en lassitude qui serait impa-
tiente si elle n'était si respectueuse, quand Triboulet, au lieu de jeter
à l'eau, pour s'enfuir après, le sac où il croit tenir le corps de son
ennemi, s'arrête et prononce, en frappant sur ce sac comme sur une
tribune, le dernier de ses monologues, le plus politique de tous, où,
comme don Carlos devant le tombeau de Charlemagne, il aborde la
question de l'équilibre européen.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin, quand Triboulet a reconnu sa fille et que, d'une voix éteinte,
elle lui a dit adieu, si vénôtablescjue soicntlesÊuprênics divagations do
ce père à qui revient le eouvenir de son enfant au berceau, on voudrait
qu'elles fussent abrégées; on regrette que le poète n'ait pas maintenu,
pour cette seconde représentation, la coupure qu'il avait faite pour
celle du 23 novembre 1832 et remplacé par deux vers les soixante qui
finissent le drame. Mais tout arrive en ce monde, même le dernier
vers de ce dernier monologue :
J'ai tué mon enfant ! j'ai tué mon enfant !
On se retire déçu, mécontent de la pièce et furieux contre soi même; —
et le lendemain on enrage encore plus de n'avoir pu applaudir davan-
tage, lorsqu'on rouvre le volume et qu'on est repris, à la lecture, par
les beautés lyriques dont le charme s'est évanoui au théâtre.
Ainsi le déclarera quiconque se fera l'hirstorien exact de cette soirée :
la renommée en restera comme d'une illustre déconvenue. M. Emile
Deschanel, dans le recueil d'ingénieuses leçons qu'il vient de publier
sous ce titre : le Romantisme des classiques {\), accepte pour vraies ces
définitions de Stendhal : « Le romantisme est l'art de présenter aux
différens peuples les œuvres littéraires, qui dans l'état actuel de leurs
habitudes et de leur croyance, sont susceptibles de leur donner le plus
de plaisir possible. Le classicisme leur présente la littérature qui don-
nait le plus de plaisir à leurs arrière-grands-pères. » A ce compte, le
Rois amuse ne serait guère plus romantique que classique; au moins,
s'il l'a jamais été, ne l'est^il déjà plus: force nous est d'avouer qu'il
nous donne peu de plaisir à la scène.
Cependant, pour être juste, — et. pour être courageux jusqu'au
bout, — il convient d'ajouter que l'interprétation n'est pas étrangère
à notre mécompte. A défaut de tragédien pour jouer ce rôle monstrueux
de Triboulet, mêlé de burlesque et de pathétique, mais où le pathé-
tique l'emporte, j'aurais accepté volontiers un comédien comme
M. Coquelin, 11 eût animé de sa virtuosité comique ce premier acte si
froid, comme il avait fait naguère du quatrième acte de Ruij-B'as. Au
troisièmo acte, il se fût démené en scène avec la vivacité d'un diable;
il eût lancé de sa voix de cuivre aux oreilles des seigneurs ces apo-
strophes éclatantes commodes sonneries de révolte. M. Got a composé
le rôle en savant C( médien, il le joue en consciencieux artiste: il n'a
pas au début le mordant et l'agilité qu'il faudrait; il n'atteint pas au
dernier acte à l'horreur tragique plus que n'aurait fait M. Coquelin. Il
manque de variété, de fantaisieet d'éclat : bourgeois dès l'abord, il le
(1) CalmaBn Lévy. éditeur.
REVtE DRAMATIQUE. 703
reste jusqu'à la fin. Lorsqu'à la lueur d'un éclair, il reconnaît sa fille
morte, il demeure atterré, mais atterré comme le serait M. Bernard
s'il apprenait la faillite de la mai-on Fourchambault, Il peut bien s'at-
tendrir au deuxième acte, où Triboulet justement n'est qu'un bour-
geois dans sa maison et pleure sa défunte femme en caressant sa
fille : il ne peut se transformer en bouffon shakspearien, ni en jus-
ticier de tragédie. Il a beau brandir sa marotte ou faire daguer un
roi, il garde cette gravité moderne qu'il n'a pu dépouiller avec la
redingote. Il nous est pénible de voir ce digne homme se traîner aux
pieds de ces damoiseaux; mais nous ne pouvons au dénoùment
prendre au sérieux ses fureurs. Enfin, à force d'art, il peut dans ce
drame lyrique paraître dramatique par endroits : — j'ai déjà noté avec
éloge soa entrée du troisième acte ; — mais, pour lyrique, il ne l'est pas^
et je dis pas un moment. Sa voix, son geste bref, son débit saccadé,
— qui supprime les e muets, — toute sa diction, tout son jeu, tout
son talent répugne au lyrisme. Or, si le drame ne peut être joué, le
poème, tout au moins, exige qu'on le déclame, — j'allais dire : qu'on le
chante. M. Got rompt à chaque instant le rythme et la musique du vers:
il dit cette poésie comme la prose du duc Job. Il la dit avec justesse,
qui pourrait en douter? Il l'apprendrait merveilleusement à un cama-
rade mieux doué que lui. Le Roi s'amuse, par M. Got, c'est un opéra lu
par un professeur : je demande un élève qui le chante.
J'écris sans y penser: le Rois'amuse par M. Got. C'est qu'en effet, nous
le savons de reste, il n'y a qu'un rôle dans l'ouvrage. M. Mounet-Sully
figure le médiocre personnage du roi : il le figure plus que médiocre-
ment, malgré sa belle prestance et sa grande voix. M. Febvre, en Sal-
tabadil,se montre bon comédien, et M. Maubant, sous le nom de Saint-
Vallier, détestable tragique : cela n'a rien qui nous étonne. Pourquoi
n'avoir pas donné le rôle de Saint-Vallier à M. Silvain? M"«Bartet, qui
joue Blanche, est de tout point exquise ; elle est délicieusement décente,
amoureuse et chaste; elle dit le vers avec une netteté qui n'exclut pas
la grâce. M"* Samary fait Maguelonne : c'est une soubrette de comédie
et non une ribaude de drame héroïque; ses petites mines, ses petits
cris, ses gestes sont étriqués et faux. Nommerai-je M"" Jouassain, qui
représente dame Bérarde, et M"* Frémaux qui a hérité de Julia Fey-
ghine le petit rôle de M"" de Gossé! Hélas! c'est de celle-là qu'on
devait dire, après avoir traité de divines M"''" de Vendôme, d'Albe et
de Montchcvreuil :
Madame de Cossé les passe toutes trois !
Comme l'héroïne de ce drame, elle a murmuré un soir :
... Je n'ai plus qu'à mourir, —
704 REVUE DES DEUX MONDES.
et c'est une autr" qui porte les beaux atours naguère commandés pour
elle! M. Garraui, qui joue Cessé, se porte, lui, le mieux du monde. De
mê.ne, MM. Prudhon, Boucher, Baillet, Joliet, Villain, Davrigny, de
Féraudy, Paul Reney... Puissent les noms sonores dont ils s'appellent,
Gordes, Pienne, Montmorency, Vie, Biion, etc., les consoler de la sot-
tise et de l'ignominie de leurs personnages ! A dessein, je ne nomme
pas Marot, préférant, pour la confrérie, cacher la présence d'un
homme de lettres en cette affaire.
On a raconté partout quelle munificence et quel soin M. Perrin avait
mis à cette reprise. Peut-être, à parler franc, n'a-t-il été que trop scru-
puleux. Certaines minuties de mise en scène détournent notre atten-
tion du drame. A Dieu ne plaise que je blâme la musique de M. Delibes,
exécutée dans la coulisse pendant presque tout le premier acte ! Mais
il y a pour le quatrième acte toute une partition d'orage qui donne un
accompagnement terrible à M"*" Bartet. Quand le tonnerre et la pluie
ne couvrent pas sa voix, ils accaparent au moins une bonne partie de
la curiosité du public. Il est vrai que rarement la pluie, et toute sorte
de pluie, fut mieux imitée : pluie cinglante, pluie verticale, pluie fine,
pluie à grosses gouttes. Nous ne dirons pas que ce divertissement soit
ennuyeux comme la pluie; nous dirons seulement qu'il eût fait tom-
ber, en fatiguant ses oreilles, un enthousiasme plus violent que celui
du public de cette soirée : petite pluie abat grand vent.
D'autre part, en admirant tout ce luxe, qui sied à la dignité de
la Comédie, on se demande si ce drame joué sur un autre théâtre, et
plus a la diable, n'aurait pas mieux réussi. Ni la beauté des décors et
des costumes, ni l'auiorité de la maison ne sauvent tel manquement à
la vraisemblance, tel manquement aux bienséances : l'un et l'autre,
au contraire, paraissent plus choquans à cette place et dans ce magni-
fique appareil. La majesté de cette demeura, les habitudes de décence
et de mesure de ses hôtes, leur importance de gens riches se prêtent
mal aux mouvemens désordonné de ce poème dramatique. Tel quel,
est-ce un drame? Je serais curieux de le voir jouer à l'Ambigu. Est-ce
un poème? Je vais le relire dans mon fauteuil.
LoTL's Ganderax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre.
Les chambres françaises, réunies il y a trois semaines pour cette
courte session extraordinaire qui finira avec l'année, n'ont sûrement
pas fait encore un grand travail. La chambre des députés a discuté et
discute tous les jours, ministère par ministère, chapitre par chapitre,
non sans une certaine confusion, un budget dont l'économie géné-
rale devient de plus en plus une sorte d'énigme. Le sénat attend
patiemment que l'autre chambre ait achevé de discuter pour se mettre
lui-même à l'œuvre, pour se livrer à cette tâche ingrate de revoir des
affaires financières qui lui arrivent toujours tardivement, qu'il est
obligé d'examiner et d'expédier au pas de course. Dans les deux
assemblées, au palais Bourbon comme au Luxembourg, les partis
impuissans ou troublés hésitent à engager des luttes décisives, à se
jeter dans des crises nouvelles dont ils n'entrevoient pas l'issue. Jus-
qu'ici, en dépit des turbulences et des excentricités de quelques tapa-
geurs obstinés, cette session est donc et semble devoir rester assez
peu significative; elle ne prend pas une tournure à embarrasser ou à
menacer immédiatement le ministère. >G'est déjà un avantage sans
doute de pouvoir espérer être pour quelques semaines encore à l'abri
des coups de vent qui risqueraient de tout ébranler. On ne peut
cependant s'y tromper : ce n'est là qu'une apparence, une sorte de
répit de circonstance. A travers tout, les questions subsistent, les
dangers n'ont pas disparu, les difficultés sont tout au plus ajournées.
Rien n'est changé dans une situation qui reste en fin de compte avec
TOME uv. — 1882. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
ses redoutables caractères d'anarchique incohérence, qui a été alté-
rée, affaiblie, usée par une série de fautes, d'excès de domination, et
en face de laquelle on se retrouvera nécessairement un jour ou l'autre
à la session prochaine.
Cette situation, qui ne date point d'hier, qui n'a point assurément
été créée par le ministère d'aujourd'hui, il faut oser la voir dans sa
vérité, dans ses élémens essentiels. Il faut se rendre compte de ce
qu'el le est, des causes qui l'ont préparée et aggravée, si l'on veut essayer
sérieusement de la redresser en se servant des dernières ressources
qu'elle peut offrir encore. Que l'état intérieur de la France se soit pro-
gressivement altéré depuis quelques années, qu'il soit à l'heure qu'il
est pénible et inquiétant, c'est un fait qui n'est plus même à démon-
trer. C'est reconnu par tout le monde. Ce qu'on ne dit pas dans les dis-
cours, on l'avoue dans les conversations. Partout il y a ce sentiment que
toutes les conditions d'une vie régulière sont interverties et confon-
dues, que les pouvoirs publics sont sans force, que l'avenir redevient
plus que jamais incertain et obscur. La division est dans les partis,
l'impuissance est dans le gouvernement, la lassitude et la défiance sont
par une suite toute naturelle dans le pays, qui, après avoir tout accepté,
finit par se fatiguer de tout. Le mal est aujourd hui universel, avéré,
et comment en est-on venu là? Ceux qui ne veulent jamais voir que ce
qui flatte leurs préjugés ou qui croient que tout leur est permis peuvent
essayer encore de se payer d'équivoques et se figurer qu'avec la récon-
ciliation de quelques fractions d'opinions on remédiera à tout, on raffer-
mira une situation si profondément ébranlée. Pour ceux qui suivent
avec quelque prévoyance, avec quelque discernement la marche des
affaires, la cause première, essentielle du mal est dans une politique
de parti qui s'est cru le droit d'abuser de la France, qui s'est traduite '
particulièrement sous la forme d'une fanatique intolérance aussi bien
que sous la forme de la désorganisation administrative et financière
dans un intérêt de domination. Tout cela a marché ensemble, et l'im-
prévoyance brouillonne dans le maniement des plus grands intérêts du
pays n'a été égalée que par le déchaînement de l'esprit de secte dans
les questions de l'ordre le plus délicat.
Assurément, si on voulait faire honneur à la république de réformes
sérieuses dans l'organisation administrative et judiciaire, on le pou-
vait, rien n'était plus légitime. Sans doute aussi, si l'on voulait défendre
ou sauvegarder l'indépendance de là société civile dans les rapports
de l'état avec l'église, il n'y avait là encore rien qui fût contraire à de
vieilles traditions libérales de la France. Tout cela était possible, à la
condition qu'on procédât sérieusement, avec la mesure toujours néces-
saire, en se défendant surtout des tentations exclusives, des épura-
tions par représailles ou des emportemens de persécution. L'erreur
REVUE. — CHRONIQUE. 707
désastreuse a été de se jeter dans cette voie, aveuglément, en n'écou-
tant que la passion du jour, de céder sans cesse aux partis les plus
extrêmes de peur de se laisser devancer ou sous prétexte de ne pas
diviser la majorité républicaine, de livrer aux sans-raison du radica-
lisme tantôt la magistrature, tantôt l'enseignement ou l'inviolabilité
des croyances. On s'est laissé entraîner d'excès en excès dans ce qu'on
a appelé la « guerre au cléricalisme, » et à quoi en arrive-ton aujour-
d'hui, en ce moment môme où le gouvernement semble pourtant sen-
tir à demi la nécessité de s'arrêter?
Il se trouve à Paris un préfet qui, pour payer sa bienvenue , pour
complaire au conseil municipal, ne craint pas de toucher à ce qui
était resté sacré jusqu'ici, à l'asile même des morts, qui avait été
toujours respecté. Les autres préfets se sont illustrés par de mémo-
rables campagnes contre les crucifix des écoles; le nouveau préfet
tient à s'illusirer à son tour en portant la main sur les croix, sur
les emblèmes religieux qui décorent les cimetières, qui sont l'ex-
pression d'un culte populaire. Et c'est bien vainement que M. le
préfet de la Seine a cherché à excuser ou à expliquer la mesure
par laquelle il a inauguré son administration en invoquant l'abroga-
tion récente d'un article d'un décret de prairial an xii. L'abrogation
d'un article qui n'a trait qu'à un détail de la police des cimetières,
au classement des sépultures dans les communes où il y a plusieurs
cultes, ne lui faisait nullement un devoir d'offenser les sentimens les
plus intimes en s'attaquant à des emblèmes qui sont une pieuse et tou-
chante commémoration. Il garde le mérite de son interprétation, d'une
invention qui n'est qu'un épisode de plus de cette triste campagne.
Qu'il se trouve un ministre, ce ministre eût-il signé les décrets du
29 mars, qui ait la hardiesse de croire que la protection des intérêts
religieux dans ces pays d'Orient est une tradition nationale, un moyen
d'influence pour la France, et qui, pour cette protection, ait mis une
somme peu importante à la disposition de M. le cardinal Lavigerie
envoyé l'an dernier à Tunis, aussitôt il y a quelque énergumène qui se
lève pour réclamer la radiation du crédit. Peu importe que la mission
de M. l'archevêque d'Alger ait rendu à Tunis les plus utiles services,
au dire des étrangers les plus opposés à l'influence française; c'est un
crédit à biffer du budget pour raison de cléricalisme aussi bien que
pour cause d'irrégularité, et la chambre, un moment troublée, ne s'est
peut être arrêtée que devant la menace d'une crise ministérielle qu'on
lui a laissé entrevoir. S'il s'agit de l'hôtel des Invalides, il faut le sup-
primer! M. le ministre de la guerre a sans doute réussi, par un mou-
vement de vive et patriotique éloquence, à sauver encore pour cette
fois le vieil asile des mutilés de la guerre; mais ce n'est pas sans
peine; et sait-on pourquoi il faut se hâter de supprimer l'hôtel des
708 REVUE DES DEUX MONDES.
Invalides? Connaît-on la raison décisive? Le mot, en vérité, a été dit.
C'est qu'il y a une église, c'est qu'il y a des aumôniers, des prêtres,
c'est que les invalides assistent en armes à certains services ! Oui, ils
font le service toutes les fois qu'on porte un vieux soldat mort sous ce
dôme; ils ont fait le service, il n'y a pas très longtemps, aux obsèques
de ce vaillant amiral Pothuau, dont M. le ministre de la guerre a parlé
avec une généreuse émotion, qui, pour dernière grâce ou pour dernier
honneur, avait demandé à être enterré aux Invalides. Voilà qui est
grave et qui démontre assez le péril clérical.
Quand on en vient là, évidemment, c'est moins une passion sérieuse
qu'une sorte d'amoindrissement d'esprit, une manie qui ne s'arrête
même pas devant le ridicule. Tout y passe ou y passerait si l'on n'y pre-
nait garde, l'hôtel des Invalides, les cimetières, les écoles, le serment
en justice, et le dernier mot est un trouble profond jeté dans les habi-
tudes, dans les cultes, dans les mœurs d'un pays qui ne sait plus où
il en est. Avec ces entreprises de sectaires, on ne supprime pas les
croyances, on les raviverait plutôt, au contraire : on supprime la paix
des esprits et des consciences, de même qu'avec la guerre contre la
magistrature, on n'arrive pas à de grands résultats, puisqu'on ne peut
pas même réussir à s'entendre sur la manière d'exécuter cette magis-
trature; mais, en attendant, on ébranle tout, on met la suspicion par-
tout et l'idée même de la justice finit par être atteinte. C'est la désor-
ganisation dans l'ordre moral et politique.
La désorganisation administrative et financière n'est pas moins sen-
sible et elle vient encore de se traduire sous une forme aussi bizarre
qu'imprévue à propos de ce budget extraordinaire sur lequel on ne
sait plus à quoi s'en tenir. L'aventure serait presque plaisante si tous
les intérêts du pays ne s'y trouvaient compromis. Il y a quelques
semaines, à la veille ou au début de la session, c'était M. le ministre
des finances qui s'était gravement trompé dans ses combinaisons pour
avoir voulu faire du nouveau et abandonner la convention avec la com-
pagnie d'Orléans ; il avait cru pouvoir suppléer au produit de cette con-
vention avec des crédits qui n'existaient pas, avec des sommes dont il
ne pouvait en réalité disposer, et toute vérification faite pour combler
le déficit, on avait à trouver quelque chose comme cent millions ou à
peu près. Là-dessus la commission du budget, bien qu'un peu décon-
certée, se remettait courageusement à l'œuvre. Elle recommençait ses
calculs, refaisait ses comptes, et tant bien que mal, puisant à toutes
les sources, empruntant un peu de toutes parts, particulièrement à la
dette flottante déjà fort surchargée, elle croyait avoir remis à flot le
malheureux budget extraordinaire en y inscrivant les chemins de fer
pour une somme d'un peu plus de 280 millions. Fort bien ; mais à peine
l'édifice semblait-il plus ou moins réparé d'un côté qu'il s'effondrait
REVUE. — CHRONIQUE. 709
tout à coup d'un autre côté, qu'un nouveau mécompte, plus grave encore
que le premier, se produisait. Celte fois, c'était M. le ministre des tra-
vaux publics qui arrivait avec des révélations inattendues et passable-
ment inquiétantes. On avait inscrit au budget extraordinaire 289 mil-
lions pour les chemins de fer; ce n'était plus assez, c'était 583 ou
587 millions qu'il fallait, rien que pour continuer les travaux en cours
d'exécution. Avec toutes sortes de réductions et de combinaisons, on
pourrait peut-être atténuer un peu la difterence : il resterait dans tous
les cas un déficit de près de 200 millions. Sortir de là nest pas chose
facile, on en conviendra, et la patience de la commission du budget,
particulièrement de son rapporteur, M. Ribot, est mise à une rude
épreuve. Tout cela, en effet, est bien étrange; et d'où peuvent venir ces,
erreurs, ces confusions, ces mécomptes? Ils viennent d'un fait évident..
C'est qu'on est allé au hasard, dispersant et gaspillant les ressources
de l'état dans des intérêts locaux et électoraux; c'est que le fameux pro-
gramme de M. de Freycinet s'est étendu par degrés de 8,000 kilomètres
à 15,000, puis à 20,0 00 kilomètres, et que la dépense prévue de k mil-
liards est montée à 6 milliards, à 9 milliards, peut-être plus, si bien
qu'on est aujourd'hui dans l'inconnu, en face de surprises toujours
possibles, funestes pour la fortune publique.
Un incident de ce genre, si extraordinaire qu'il soit, n'est point évi-
demment accidentel et isolé; il se lie à toute une politique, à la situa-
tion financière tout entière, à cette situation sur laquelle M. Léon Say
vient de jeter un jour singulièrement saisissant. L'ancien ministre des
finances est certes compétent et sait ce dont il parle. On peut diret
que, cette fois, il tranche dans le vif. D'un ton net et décidé, il dévoila
toutes les incohérences administratives et financières du moment. 11
montre que tout ce qui arrive tient, d'une part, à l'exagératio'ii des
dépenses en toute chose, à l'abus des crédits, aux faux systèines, et,
d'un autre côté, à la décroissance des ressources de l'état sous l'in-
fluence des fausses directions, à la désorganisation crois^,ante des ser-
vices par les épurations de parti, par l'intervention des députés. Oui,
en vérité, M. Léon Say ne craint pas de déclarer que « jamais l'abus
des recommandations n'a été poussé aussi loin que depuis quelques
années, » que « cela ressemble à l'ancien régime, » et que toute la
tactique des chefs de service consiste à satisfaire le plus de députés
possible. 11 n'hésite pas à dire dicvant le pays qu'on a surexcité outre
mesure l'esprit de dénonciation , qu'on a découragé par la menace et
par la délation les serviteurs do l'état, qu'en certains momens, « on a
recherché les relations que den enfans de seize ans pouvaient avoir
avec des adversaires du gouvernement avant de les admettre comme
surnuméraires dans les bureaux de l'enregistrement et des contribu-
tions indirectes. » Il parle ain si sans se refuser, chemin faisant, les
710 REVUE DES DEUX MONDES.
mots spiriluels et piquans, et quand on sg donnerait aujourd'hui,
comme on le faic, la maligne et facile satisfaction d'objecter à M. Léon
Say qu'il a lui-même participé à celte politique, qu'il a été ministre
des linances plus que tout autre dans ces dernières années, les faits
qu'il dévoile en sont-ils moins saisissans? Ils existent, de telle sorte
que, par tous les chemins, par la guerre aux croyances, par des
réformes qui ne sont que de l'agitation, comme par la désorganisation
administrative et financière, on arrive au même point, à cet état de
trouble et de lassitude dont souffre le pays sans savoir toujours pour-
quoi il souffre. On cherche les causes du mal: les voilà! elles sont
dans une sorte d'anarchie ofTicielle, dans l'asservissement de toutes
les idées justes et de toutes les forces légitimes de gouvernement
aux passions, aux préjugés, aux fanatismes, aux iniquités et aux
cupidités de parti. Le résultat, c'est cette situation où il faut pour-
tant s'arrêter. « Il est bien temps pour les chambres d'ouvrir l'oreille
à la vérité, » dit M. Léon Say, — et, d'un autre côté, un républicain
qui n'est pas apparemment suspect, M. Challemel-Lacour, dit à Mar-
seille: « L'heure est enfin venue non de maintenir la république, mais
de la sauver par la conciliation... Si les gouvernemens succombent,
c'est pour s'être compromis par leurs propres fautes et par leurs
maladresses. »
Eh bien ! cette situation étant donnée, la question est de savoir ce qu'on
veut faire à la session prochaine, quels moyens on compte prendre
pour remettre un peu d'ordre et d'équilibre dans les affaires de la
^ France. Que les partis absolus ne voient un dénoù.ment ou un remède
-., le dans un changement complet d'institutions, c'est leur rôle. Ce
nu'h^^ rêvent est peu vraisemblable pour le moment et ne serait, dans
touslt'^ cas, réalisable que par l'imprévu, par oû de ces coups de
théâtre u'^^ s'appellent des révolutions. Le secret d'une amélioration
nécessaire, ^' ^'^ ^ évidemment à le chercher que dans les combinai-
sons possibleî^'' dans le cadre constitutionnel tel qu'il existe. Il faut
tâcher de se, aeJ"^^'' ^^^ ressources dont on dispose encore. Rien n'est
plus commode, sans doute, que de tout expliquer par les divisions de
partis, par le fractionnement des groupes parlementaires et défaire
appela l'union des républicains, à la réconciliation des groupes, des
chefs de partis. Soit; et après? Ces partis dont on parle, qu'on veut
réconcilier, et les chefs qui les dirigent .ou qui sont censés les diriger, ils
ont eu le pouvoir depuis quelques anné es ; ils ont été au gouvernement
avec M. Jui^^s Ferry, avec M. de Freycin et, avec M. Gambetta, puis encore
avec M. de B>eycinet. Ce sont justeme) it ces ministères qui ont conduit
à lacrise où l'o^n se débat aujourd'hui par la politique qu'ils ontsmvie,
par leurs conoes^sions incessantes à une prétendue majorité, par leurs
complaisances pou'r des passions auxquelles ils ont livré la magistra-
REVUE. — CHRONIQUE. 711
ture, l'armée, les finances, l'administration, la liberté des croyances.
Si ces républicains auxquels on prêche l'union ne se réconcilient que
pour recommencer ou poursuivre la même œuvre ; s'ils doivent reve-
nir au pouvoir avec les mêmes idées, avec les mêmes préjugés et les
mêmes faiblesses, rien n'est changé, la crise continue en s'aggravant,
en poussant à bout la patience du pays. C'est l'imprévu qui peut se
charger un jour ou l'autre de la suite. Si on veut agir sérieusement
dans l'intérêt de la France et de la république elle-même, il est évi-
dent qu'il n'y a qu'un moyen, c'est de se ressaisir en quelque sorte,
de revenir à d'autres idées dans les finances, comme dans l'adminis-
tration, comme dans les affaires morales et religieuses, de ramener
dans la politique l'ordre, la modération, l'équité libérale, la prévoyance.
C'est aux modérés qui ne manquent pas, qui ont même le talent plus
que les autres, de reprendre cette œuvre, de là tenter du moins pour
leur honneur comme pour le bien du pays.
Ce qui est si visiblement nécessaire serait-il donc impossible avec
un peu de volonté? Ce n'est peut-être pas facile, soit; il n'est pas
moins vrai que, toutes les fois que le gouvernement montre une appa-
rence de résolution, il reste maître du terrain. Lorsqu'il y a quelques
jours, la chambre s'est perdue dans toute sorte de votes contradictoires
sur le traitement des évêques, sur le crédit de M. le cardinal Lavi-
gerie, M. le ministre de l'intérieur, qui avait commencé par tergiver-
ser un peu, n'a eu qu'à parler à la fin avec netteté pour faire respecter
le budget des cultes. Lorsque M. le président du conseil a défendu
sans hésitation, sans faiblesse, l'ambassade française auprès du Vati-
can, ill'a emporté sur son adversaire, M.Madierde Montjaù, qui est resté
ébahi de sa défaite. Lorsque M. le général Billot s'est porté si vigoureu-
sement à la défense de l'hôtel des Invalides, il a dompté toutes les résis-
tances etenlevé le vote de l'assemblée. Preuve évidente que si l'on veut
on peut combattre encore avec avantage pourla cause des idées justes,
d'une politique sensée. On le peut avec d'autant plus de chances aujour-
d'hui que, même dans celte chambre dévorée de tant de divisions,
livrée à de médiocres influences, il y a une certaine perplexité, un
sentiment vague, mal défini peut-être, mais apparent, des difficultés
accumulées dans une situation devenue presque impossible. Il y a
comme un mouvement de retour à demi saisissable au Palais-Bour-
bon, plus réel encore dans le pays, et ce mouvement salutaire, il
peut certes être particulièrement »ervi par le sénat. Chose curieuse,
en effet! depuis quelque temps, c'est le sénat qui reprend une impor-
tance sensible, qui redevient pour tous l'assemblée sérieuse, modéra-
trice sur laquelle on compte. Le sénat semble recevoir aujourd'hui
des circonstances le plus utile des rôles, et pour le remplir il ne peut
mieux faire que d'appeler à lui des hommes comme M. Bardoux, qui
712 REVUE DES DEUX MONDES.
sera élu dans quelques jours, qui portera au Luxembourg le concours
d'un esprit sérieux, éclairé et libéral.
Au milieu des diversions, des instabilités et des misères d'une poli-
tique aussi bruyante que stérile, il est parfois des incidens qui n'ont
rien à voir avec l'agitation des partis, qui ne peuvent cependant pas-
ser inaperçus, parce qu'ils se rattachent aux plus généreuses traditions
de l'esprit et des lettres. Ils rappellent que, dans le tumulte contem-
porain, il y a quelque part un monde où tout se passe simplement,
noblement entre des hommes qui sont les représentans respectés de
l'intelligence française. L'autre jour l'Académie des sciences morales
et politiques recevait une lettre par laquelle M. Mignet, sans bruit et
sans ostentation, lui remettait son titre de secrétaire perpétuel. Il n'y
avait pas là de quoi ébranler un ministère; il y avait de quoi intéres-
ser et émouvoir tous ceux qui attachent du prix aux affaires de la pensée
et du goût.
iM. Mignet, qui a sa place partout où l'esprit français a une représen-
tation, est de cette Académie des sciences morales depuis le jour où
elle a été reconstituée au lendemain de la révolution de 1830; depuis
1837, il était secrétaire perpétuel. Il croit aujourd'hui avoir droit à un
repos gagné par quarante-cinq années de service, et si on n'a pu refu-
ser à ses instances une retraite à laquelle personne n'avait pensé
excepté lui, on n'a pu certes se défendre d'une émotion mêlée de res-
pect en se rappelant cette longue et pure carrière, relevée par la dignité
du caractère aussi bien que par l'éclat du talent. M. Mignet ne veut
plus être le secrétaire perpétuel « pour être plus libre; » il laisse du
moins à la compagnie dont il est toujours, la parure de son nom et de
sa présence, selon l'aimable expression qu'il employait un jour lui-
même pour un de ses vieux confrères. Il reste parmi nous un des der-
niers chefs de cette grande école historique qui a illustré le siècle,
qui a compté les Thierry, les Guizot, les Thiers. Depuis qu'il a contri-
bué au renouvellement des études par son lumineux tableau de la révo-
lution française, il a multiplié les travaux, et dans cette fonction même
de secrétaire perpétuel, qu'il a exercée pendant près d'un demi-siècle
avec un zèle si scrupuleux, il n'a cessé de faire de l'histoire. Il a fait
de l'histoire en retraçant dans ses « éloges académiques » les portraits
de tous ces personnages qui ont passé devant lui, qui ont été comme
lui de l'Académie des sciences morales : Sieyès, Rœderer, Portails,
Siméon, Talleyrand, Daunou, Rossi, Cousin, le duc de Broglie, Tocque-
ville. C'était pour lui, comme il l'a dit, « l'occasion de passer en revue
la révolution et ses crises, l'empire et ses établissemens, la restaura-
tion et ses luttes, la monarchie de juillet et ses libres institutions, de
rattacher les événemens publics à des biographies particulières et de
montrer le mouvement général des idées dans les œuvres de ceux qui
REVUE. ■— CHRONIQUE. 713
ont tant contribué à leur développement. » M. Mignet a procédé ainsi
pendant un demi-siècle, déployant dans l'histoire contemporaine comme
dans l'histoire du passé autant de science que d'équitable mesure,
menant la vie d'un sage fidèle aux généreuses convictions de sa jeu-
nesse. En cherchant aujourd'hui le repos dans une retraite honorée, il
laissait un héritage difficile que l'Académie des sciences morales n'a
point hésité à transmettre d'une voix unanime à M. Jules Simon, et le
nouveau secrétaire perpétuel avait certes tous les titres à recueillir la
succession, M. Jules Simon, avec son talent séduisant, est fait pour
être dans la paisible enceinte de l'Institut, comme il l'est sur une autre
scène, le gardien des traditions françaises de tolérance et de libérc^-
lisme.
La science et l'étude sont toujours de grandes conseillères de la paix.
On retrouve la guerre ou les agitations et les disputes avec la politique
telle qu'elle est engagée un peu partout. Ce n'est point, sans doute,
que pour le moment la guerre paraisse être dans les intentions de
ceux qui disposent de la destinée des peuples, qui ont le pouvoir ou
la prétention de diriger les événemens; mais il est bien clair qu'il y
a depuis longtemps en Europe assez de questions indécises, assez de
difficultés et de confusions dans les rapports, assez d'antagonismes
mal déguisés, pour qu'on ne sache pas toujours à quoi s'en tenir,
pour que le moindre incident devienne le prétexte de polémiques et
de commentaires qui, le plus souvent, il est vrai, dépassent la réalité.
Ces atfaires d'Egypte qui restent toujours en suspens, par exemple,
comment se termineront-elles? Où en est l'Angleterre de cette créa-
tion d'un ordre nouveau qu'elle s'est proposé d'établir dans la vallée
du Nil? Quel sera le dénoûment des négociations que le cabinet de
Saint-James poursuit avec la France, avec la Sublime-Porte ou avec
les autres gouvernemens? Serait-il vrai qu'on en revînt bientôt à
remettre en mouvement la conférence de Constantinople, si brusque-
ment interrompue dans ses délibérations, il y a six mois, par le canon
anglais? Évidemment ni M. Gladstone, ni lord Granville ne semblent
pressés de s'expliquer sur tous ces points, pas plus sur la nature
de la mission confiée à lord Dufferin que sur les négociations engagées
avec les autres puissances. M. Gladstone met plutôt jusqu'ici toute la
subtilité d'une savante tactique à éluder les interpellations dont il est
assailli dans le parlement, et si le premier ministre de la reine Vic-
toria se montre si réservé, c'est qu'il n'a encore rien de précis à dire.
Cela ne peut pas signifier cependant qu'entre la France et l'Angleterre
il y ait des dissentiuiens inconciliables à propos de l'Egypte ; cela veut
dire tout au plus que la question n'est peut-être pas aussi simple
qu'on l'aurait cru, qu'elle a pu se compliquer en chemin d'un certain
nombre de questions délicates, quoique secondaires, et qu'il faut
7lâ FEVUE DES DEUX MONDES.
attendre encore un dénoûmont que l'Angleterre et la France sont éga-
lement intéressées à poursuivre dans un esprit de transaction. D'un
autre côté, le successeur du prince Gortchakof dans la direction des
affaires étrangères de Russie, M. de Giers, vient de prendre un congé
pour rejoindre pendant quelques semaines sa famille à Pise. Il est
passé en Allemagne ; il a visité le chancelier dans sa solitude de Var-
zin et il a été reçu par l'empereur Guillaume à Berlin. Une fois à Pise,
il doit aller à Rome et, à son retour d'Italie, il doit aussi, dit-on, passer
par Vienne pour voir le comte Kalnoky, l'empereur François-Joseph.
Quelle peut bien être la portée de ce voyage et de ces visites à toutes
les cours? M. de Giers ne serait-il pas allé par hasard sonder le chan-
celier allemand en vue de quelque conflit possible en Orient ou deman-
der la revision du traité de Berlin à propos des affaires d'Egypte, ou
préparer quelque autre coup de théâtre politique ? Les commentaires
n'ont pas manqué. Qu'en est-il de tout cela? Il est infiniment pro-
bable que M. de Giers n'a pas fait son voyage uniquement par une
raison de famille et qu'il n'est pas allé non plus nouer de vastes com-
binaisons propres à renouveler la face de l'Europe. Il est beaucoup
plus vraisemblable que le ministre du tsar n'est passé à Berlin et ne
passera à Vienne qu'avec la mission toute simple, assez générale, de
dissiper des ombrages, d'effacer la trace de vieux dissentimens, de
rétablir de meilleurs rapports, quelques habitudes de cordialité entre
la Russie et les deux empires alliés, l'Allemagne et l'Autriche. A con-
sidérer la situation présente, le voyage de M. de Giers ne peut avoir
le caractère qu'on lui prête et modifier sensiblement l'état des rap-
ports diplomatiques. L'Europe n'a donc point à se laisser émouvoir
outre mesure par les commentaires de fantaisie qui ont couru le con-
tinent; ce n'est pas encore cela qui peut la menacer.
En attendant que ces questions d'un ordre général soient résolues
ou éclaircies pour l'opinion européenne, les parlemens se réunissent
dans les pays où ils n'étaient pas encore rassemblés. De même que
les élections se sont faites à peu près simultanément en Allemagne et
en Italie, la réunion des chambres a également coïncidé à Berlin et à
Rome. A Berlin, l'empereur Guillaume a tenu à inaugurer lui-même le
nouveau Landtag. Le vieux souverain a paru entouré de sa cour, de sa
famille. M. de Bismarck n'était présent que par la pensée, parce que
le discours impérial n'est visiblement que l'expression de la politique
du chancelier. A vrai dire, ce discours a un premier mérite, celui d'as-
surer que les relations de l'Allemagne avec les autres puissances sont
de nature à laisser espérer la continuation de la paix. C'est déjà beau-
coup. Quant aux affaires intérieures, l'empereur Guillaume s'étend un
peu longuement sur les finances, et il n'en donne pas de trop bonnes
nouvelles puisqu'il avoue la nécessité de recourir au crédit, à un em-
REVUE. — CHRONIQUE. 715
prunt, pour combler un déficit assez important. En un mot, les finances
prussiennes sont pour le moment en désarroi. Ce qu'il y a de caracté-
ristique, c'est la ténacité avec laquelle M. de Bismarck poursuit à travers
tout l'application de son système fiscal, économique ou social qui con-
siste à dégrever particulièrement les classes inférieures, à diminuer
l'impôt direct qui pèse sur les dernières catégories des contribuables,
en demandant de plus en plus lesj^ressources de l'état aux impôts
indirects. Ce n'est pas la première fois que le chancelier propose son
système, ses projets économiques. Il n'a pas tout à fait réussi encore
à imposer ses idées. Sera-t-il plus heureux avec le nouveau Landtag?
Cela dépend de l'appui qu'il trouvera dans le centre catholique, et
c'est ce qui faisait l'intérêt des déclarations impériales sur un autre
point, sur la politique religieuse. L'empereur Guillaume, il est vrai,
parle avec cordialité des relations diplomatiques avec le Vatican, et
il n'est point impossible que l'Allemagne soutienne un peu le saint-
siège contre l'Italie dans l'interprétation de la loi des garanties; mais
en même temps la politique prussienne, dans ses propres affaires,
n'entend pas se dessaisir de ses « lois existantes, » c'est-à-dire des
lois de mai. En d'autres termes, M. de Bismarck prétend bien rester
toujours le maître de ce qu'il fera. Or c'est là justement la question.
Le chancelier ne peut guère avoir une majorité pour ses combinaisons
fiscales qu'avec le concours des catholiques du centre ; il ne peut obte-
nir ce concours que par des concessions auxquelles il s'est refusé
jusqu'ici, et, à défaut de cet appui, se tournât-il encore une fois vers
les nationaux-libéraux, il ne peut pas espérer une majorité. Voilà la
difficulté que le discours impérial ne résout pas et qui ne sera peut-
être tranchée que par quelque apparition décisive du tout-puissant
solitaire de Varzin.
Qu'en sera-t-il, d'un autre côté, de ce nouveau parlement qui vient
d'entrer en scène à Borne, qui inaugure la quinzième législature ita-
lienne? Quel est le vrai caractère du discours par lequel le roi Hum-
bert a ouvert la session nouvelle au lend*:'main de l'éclatant succès du
ministère ou, pour mieux dire, du président du conseil, M. Depretis,
dans les élections? Assurément, dans ce discours que le roi a prononcé,
mais dont le ministère seul est responsable, il y a bien des choses;
rien n'y manque, ni les coinplimens, ni les promesses, ni les amplifi-
cations un peu naïves, ni les témoignages de satisfaction pour tout ce
qu'on a fait, ni les évocations des souvenirs de « l'Italie romaine. » La
seule difficulté est de dégager de cet ensemble un peu touffu une poli-
tique à demi précise, faite pour rallier une majorité dans un parle-
ment tout nouveau, issu d'un suffrage presque universel. Au fond
cependant, à considérer de plus près l'état des esprits au-delà des
Alpes, en se rappelant ce discours sensé et prudent de Stradella, qui
716 lŒVUE DES DEUX MONDES.
9 été comme le programme des dernières élections, il n'est peut-être
pas impossible de démêler à travers tout la vérité telle qu'elle est, de
fixer quelques points caraciéristiques.
Ainsi, il est certain que les Italiens, après avoir eu pendant quelque
temps des mouvemens d'ambition agitée et de surexcitation agressive,
se sont calmés. Ils ont eu des illusioDs un peu trop entretenues par le
ministère, par M. Mancini, qui s'est flatté un moment d'avoir intro-
duit l'Italie dans l'alliance des grands empires, d'avoir contribué à for-
mer une sorte de coalition nouvelle; ils n'ont pas tardé à s'apercevoir
qu'ils s'étaient abusés, qu'ils n'avaient pas conquis M. de Bismarck,
qu'ils ne pouvaient pas même espérer avoir à Rome la visite de l'em-
pereur d'Autriche, et qu'à vouloir multiplier les armemens pour des
desseins inconnus, inavoués, ils risquaient de se ruiner sans compen-
sation et sans profit. Vainement des hommes comme M. Crispi,
M.Nicotera,se sont efforcés, dans les élections,de réchaufferie sentiment
national, de réveiller des passions belliqueuses dans un intérêt de
popularité : ils ont trouvé peu d'écho au scrutin, et, s'ils ont été élus
eux-mêmes, ils ne l'ont pas éié sans contestation. La vérité est que
les élections se sont faites contre la politique de perpétuelle animo-
site à l'égard de la France, contre les vaines poursuites d'alliances chi-
mériques, contre les armemens ruineux, et qu'elles ont bien plutôt
donné raison à la politique d'apaisement que M, Depretis avait expo-
sée dans son discours de Stradella, qui s'est traduite plus récemment
dans la nomination d'un ambassadeur italien à Paris : au fond, c'est
là peut-être ce que le discours du roi ne pouvait pas dire, mais ce qui
est dans cette situation où un certain nombre de mécomptes ont
ramené les Italiens à un sentiment plus juste, plus exact du rôle
auquel ils peuvent prétendre en Europe.
Il y a un auti e fait à dégager de tout ce mouvement récent dont le
discours royal ne donne pas une idée bien précise et bien saisissable.
M. Depretis, qui est un vieux et habile tacticien, qui se trouve placé
aujourd'hui en face d'une majorité encore inconnue, M. Depretis ne
pouvait trop accentuer ses préférences entre les partis ni laisser trop
voir 011 il irait chercher des alliés dans le cas où il aurait à reconstituer
son ministère. 11 ne pouvait pas le dire, il ne le sait peut-être pas lui-
même. Il n'est pas moins certain que, s'il appartient à la gauche par
son passé, il s'est montré plein de modération et de prudence par les
opinions qu'il a exprimées à Stradella, qui ont passé dans le discours du
roi, sur la nécessité de défendre la monarchie et les institutions, de
protéger la tranquillité, et, par là, il se rapproche des anciens libéraux
modérés. Entre eux une alliance n'est plus impossible, de telle façon
que ce qu'il y a de. plus clair en tout cela, c'est l'aflirmation nouvelle
d'une politique toute monarchique, modérée à l'intérieur, pacifique à
BEVUE. — CHRONIQUE. 717
l'extérieur. C'est, après toul, l'intérêt du l'Italie de s'attacher à cette
politique de raison si elle veut marcher librement dans une voie de
paisible progrès, où elle n'a sérieusement à craindre que les difficultés
qu'elle pourrait se créer à elle-même.
Ch. de Mazade.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le mouvement de baisse s'est d'abord assez vivement accentué pen-
dant la seconde quinzaine de novembre sur les rentes françaises et
sur nos grandes valeurs nationales. Dans les derniers jours, une cer-
taine reprise s'est produite, le marché a présenté une grande anima-
tion, les cours ont été énergiquement disputés; nos fonds publics et
la plupart des titres sur lesquels l'épargne s'est volontiers portée de
tout temps restent cotés à des prix un peu plus élevés qu'il y a huit
ou dix jours.
La liquidation de quinzaine s'était effectuée sans difficulté sérieuse;
l'argent éiait très abondant, les engagemens avaient diminué d'impor-
tance; le bon marché des reports et l'apparition, çà et là, du déport
trahissaient la formation d'un découvert. Dès le lendemain, les ordres
de vente affluaient; il était manifeste qu'une spéculation à la baisse
avait résolu d'exploiter le découragement général de la spéculation, la
défiance croissante des capitaux de placement, les inquiétudes politi-
ques et les préoccupations que commençait à susciter l'état de nos
finances.
Il n'était plus question des troubles de Montceau-les-Mines, deg
bombes de Lyon, de l'agitation socialiste; le grand argument des bais-
siers a été le déficit budgétaire. Le fameux plan Freycinet a été dénoncé
devant l'opinion publique d'abord, puis devant la commission du bud-
get, comme un péril des plus graves pour la solidité de notre crédit.
Il a été démontré que l'exécution de ce plan avait été entamée dans
les conditions les plus fâcheuses au point de vue économique, que
d'innombrables chantiers avaient été ouverts en même temps sur tous
718 REVUE DES DEUX MONDES.
les points du territoire, le plus souvent dans un intérêt purement élec-
toral, sans aucun souci de l'utilité ou de l'importance relative des lignes
entreprises. Ces travaux, une fois commencés, ne peuvent être arrêtés;
ce serait compromettre et probablement anéantir tout le fruit des
dépenses déjà faites. La commission du budget a donc décidé, d'ac-
cord avec les ministres des finances et des travaux publics, qu'on pour-
suivra en 1883 l'achèvement de tous les tronçons de lignes ferrées
déjà attaqués, et que le déûcit qui en pourra résulter pour le budget,
déficit évalué à 100 millions de francs, sera couvert par les ressources
habituelles de la dette flottante.
Voilà pour 1883. Mais les exercices suivans ne nous réservent-ils pas
des résultats plus fâcheux encore au point de vue de l'organisation
même des travaux et plus dangereux au point de vue de nos finances?
Le système de l'exécution des grandes entreprises de construction par
l'état n'est-il pas jugé par ses premiers fruits, et ne serait-il pas
prudent et politique de renoncer à de vaines utopies, en se ralliant à
un système dont l'excellence n'est plus à démontrer? Nous voulons par-
ler du recours à l'industrie privée.
Les choses en étaient là et ces questions étaient l'objet de discus-
sions passionnées dans la presse, tandis que la baisse sévissait sur
notre marché, quand le bruit a commencé à se répandre que des négo-
ciations étaient engagées ou allaient s'engager entre le gouvernement
et les grandes compagnies de chemins de fer. Un discours prononcé
par le ministre des travaux publics, à l'ouverture des séances de la
grande commission des chemins de fer, a été interprété comme l'in-
dice des dispositions très conciliantes dont on était animé dans les
régions officielles; des nouvelles à sensation concernant de prétendues
entrevues entre le président du conseil et un très haut banquier, et
présentant l'accord espéré comme déjà conclu, ont circulé avec per-
sistance pendant quelques jours; il n'en a pas fallu davantage pour
provoquer, vendredi et samedi de la semaine dernière, un revirement
très brusque dans les allures de la spéculation et faire renaître l'illu-
sion, tant de fois déçue déjà, que la baisse avait dit son dernier mot.
Cette reprise a été très violente. Le 3 pour 100, qui avait perdu le
cours de 80 francs, s'est relevé à 81 francs ; le 5 pour 100 de 113.65 a
été porté à 115.30; le Crédit foncier, coté un moment 1,275, valait
trois jours plus tard 1,370; le Suez regagnait plus de 150 francs à
2,520. Mais cette chasse au découvert ne pouvait avoir qu'un succès
éphémère. On avait bien pu forcer les petits spéculateurs, baissiers
par occasion, à se racheter précipitamment ; rien ne prouvait que
les vendeurs sérieux, ceux qui mènent le mouvement depuis deux
mois, et qui devaient être bien renseignés sur la réalité des faits
annoncés, eussent pris peur et abandonné leurs positions.
REVUE. — CHRONIQUE. 719
Il n'en était rien ou, du moins, les vendeurs n'étaient nullement
disposés à se laisser imposer des cours de rachat par une spéculation
à la hausse improvisée et dépourvue de toute solidité. Les cours ont
donc été ramenés en arrière depuis lundi, mais sans violence en ce
qui concerne nos fonds publics; ceux-ci ont conservé une bonne atti-
tude, et la tendance générale accuse une amélioration sensible dans la
situation de la place. Si on compare les cours actuels avec ceux de la
liquidation de fin octobre, on ne constate que des différences insigni-
fiantes sur nos fonds publics, alors qu'il y a peu de jours ceux-ci accu-
saient une réaction de près d'un franc.
Les actions des grandes comjDagnies de chemins de fer ont un peu
repris sur les plus bas cours; cependant le mois de novembre les
aura laissées encore en légère dépréciation. Les recettes sont en dimi-
nution, et, de plus, la continuité des pluies et les inondations qui en
résultent font craindre un accroissement de dépenses. Aussi la hausse
est-elle à peu près impossible ; mais chaque fois que les cours recu-
lent de 10 ou de 20 francs, on voit se produire des achats au comptant.
Les recettes sont également stationnaires sur les chemins étran-
gers, exception faite pour la compagnie des Chemins autrichiens, qui
enregistre, au contraire, de fortes plus-values. Les actions se main-
tiennent à 7/^0; les offres dominent sur les Lombards, le Nord de l'Es-
pagne, le Saragosse.
Le Suez a reperdu 100 francs sur les plus hauts cours; le Gaz s'est
maintenu avec fermeté à 1,560 francs.
Le Crédit foncier, après avoir baissé à 1,275, puis remonté à 1,375, a
été ramené à 1,3^0, cours raisonnable, répondant à une capitalisation
à k pour 100 du dividende probable de 55 francs. Faut-il compter que
ce dividende pourra s'accroître d'année en année? ou faut-il craindre
qu'il ne diminue, le Crédit foncier voyant se fermer la source des béné-
fices que lui procuraient naguère les affaires de banque? L'avenir déci-
dera. Pour que le dividende actuel soit maintenu ou dépassé, il faut
que le Crédit foncier développe, dans une large mesure, ses opérations
hypothécaires. Or il paraît être en ce moment dans un grand dénû-
ment de ressources; on a même annoncé comme très prochaine une
émission d'obligations foncières pour une somme de 200 millions de
francs. Rien n'est encore décidé à ce sujet, le moment paraissant peu
propice pour un appel à l'épargne.
La situation des autres établissemens de crédit n'a pu se modifier;
aussi les cours sont-ils restés à peu près immobiles pour la Banque de
Paris, la Société générale, le Crédit lyonnais, la Banque d'escompte, etc.
Le Crédit général français s'acheminait depuis longtemps vers un
dénoûment fatal. Ses titres ne valent plus nominalement que 5 ou
10 francs. Sa valeur intrinsèque n'est-elle pas supérieure? Une des-
720 • REVUE DES DEUX MONDES.
truction aussi complète paraît dinTicile à concevoir. Mais les action-
naires redoutaient, avec juste raison, l'appel de fonds. Cet appel a été
fait; il ne porte que sur 41 fr. 66 par titre et on promet aux action-
naires qu'une fois ce sacrifice accompli, on réunira une assemblée
chargée de statuer sur une réduction du capital et sur l'échange de
trois titres actuels libérés de 1 66 fr. 66 contre une action entièrement
libérée.
Le Mobilier espagnol a baissé de 50 francs en une seule Bourse; il
s'est relevé de 30 francs et vaut 300 francs. On sait que les fluctuations
de cette valeur échappent à toute explication rationnelle et ne corres-
pondent qu'aux intérêts personnels d'un petit groupe de spéculateurs.
Il a été dit, peut-être pour les besoins de la cause, que l'établissement
ne donnerait aucun dividende aux actionnaires pour l'exercice 1882.
On a annoncé cette semaine la fusion de la Compagnie des entre-
pôts et magasins généraux de Paris et de là Compagnie des magasins
généraux de France et d'Algérie, création du Crédit foncier de France.
La compagnie nouvelle serait constituée au capital de 33 millions 1/2
de francs divisé en 67,000 actions entièrement libérées, dont 30,000
seraient attribuées aux Magasins généraux de France et d'Algérie
(une nouvelle pour deux anciennes libérées de 250 francs) et 37,000
aux Magasins généraux de Paris. Les titres de cette société étant au
nombre de 30,000, les actionnaires échangeraient titre pour titre et
recevraient, en outre, un bon de liquidation représentant une part
proportionnelle dans la valeur des 7,000 actions restantes et dans
celle des immeubles appartenant à la société et non compris dans l'ap-
port fait à la compagnie nouvelle.
Les fonds étrangers ont donné lieu à peu de transactions. A Lon-
dres, les consolidés sont à peu près immobiles. L'Italien a été très
ferme au-dessus de 89, l'Unifiée d'Egypte a faibU de quelques francs à
3/jO, le 5 pour 100 turc n'a pu reprendre le cours de 12 francs.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
LA
FERME DU CHOQUxVRD
DEUXIEME PARTIE (i;.
V.
Le lendemain, 15 septembre, la première chose à laquelle pensa
Robert Paluel en se réveillant ne fut pas l'un de ses hangars, dont la
couverture en chaume avait souffert et qu'il avait résolu de couvrir
en tuiles, ni les recommandations qu'il se proposait de faire aux
couvreurs. Ce ne fut pas non plus un cellier en maçonnerie qu'il
faisait creuser sous ce hangar et les instructions qu'il avait à don-
ner au maître-maçon. Il ne pensa pas davantage à un courtier d'as-
surances dont il attendait la visite et aux travaux qu'il avait com-
mencés à la Roseraie, oii sa présence était nécessaire. A peine eut-il
ouvert les yeux, l'image d'abord confuse, puis très nette, d'une jolie
fille aux cheveux roux lui apparut. Il la regarda, il se souvint et il
se dit : Quand la reverrai-je?
Cette aventure lui parut plaisante. Il se secoua, se moqua de
lui-même, prononça deux ou trois exorcismes pour conjurer le
démon. Il avait beau le chasser, la jolie rousse ne s'en allait pas,
elle était toujours là ; pendant qu'il se faisait la barbe, elle tour-
(l) Voyez la Revue du 1'='' dôcembre.
TOME LIV. — 15 DÉCEMBRE 1882. 46
722 IIEVUE DES DEUX MONDES.
nail, rôdait autour de liii, il l'apercevait distinctement dans son
miroir.
— Ma parole , je suis pincé ! se dit-il avec colère.
II l'était en effet, ce qui ne l'empêcha pas de vaquer à ses affaires,
d'expliquer nettement son idée à ses maçons comme à ses cou-
vreurs, d'avoir l'esprit aussi présent que d'habitude. Il avait trop de
volonté pour être à la merci de ses distractions.
A deux heures de l'après-midi, il monta à cheval et partit pour la
Roseraie. En traversant la route de Mailly, il détourna la tête pour
jeter un regard du côté de la Renommée des gibelottes. Il n'aperçut
devant l'auberge qu'un chariot attelé de deux bœufs, dont le con-
ducteur buvait chopine, et une poule noire accompagnée de ses
poussins, qui grattait le pavé sans y rien trouver. Ce n'était pas là
ce qu'il cherchait.
Quand il eut enfilé le chemin rural qu'il avait tant de fois par-
couru, ce chemin lui sembla tout nouveau. Il s'y était passé quelque
chose, et les arbres qui le bordaient, les ornières, les cailloux, les
bruyères en fleur s'en souvenaient. Il atteignit l'endroit d'où il avait
vu tomber la foudre ; à ce moment, sa monture avait fait un écart,
et il avait senti une tête folle d'épouvante se presser contre son
épaule. Il revit ensuite un tas de pierres, où son imagination crut
reconnaître l'empreinte de deux petits pieds, et plus loin le chêne
contrei lequel s'était adossée cette inconnue qui avait eu le tort de
lui dire son nom. Pourquoi s'appelait-elle Aleth Guépie? Il ne s'avisa
pas qu'il y avait, à deux pas de ce chêne, une broussaille sous laquelle
on avait caché précipitamment un parapluie ; mais eût-il cherché
ce parapluie qu'il ne l'eût pas trouvé, on était venu le reprendre dès
la pointe du jour.
Après avoir passé quelques heures avec ses ouvriers, il se remit en
route, et bien qu'il eût l'habitude de ne pas laisser sa jument s'endor-
mir en chemin, il lui permit cette fois d'en prendre à son aise. A chaque
tournant, il se flattait de voir paraître une robe brune à carreaux ; il
se retrouva sur la grande route sans l'avoir rencontrée. Les jours
se suivent et ne se ressemblent pas. La veille, à ce même endroit,
en face d'une borne qui lui était restée dans les yeux, il avait
planté deux grands baisers sur deux joues mignonnes, tendres,
fraîches, aussi douces que du satin. Le souvenir de ce fruit délicieux
auquel il avait mordu lui remuait le cœur et le sang. Hélas! la route
était déserte, et lorsqu'en approchant de la Renommée il tourna de
nouveau ses yeux vers la porte toute grande ouverte, personne ne
se montra. Il arriva au Choquard l'air soucieux, préoccupé. Pendant
le dîner, il parla peu. Mariette, à qui rien n'échappait de ce qui
concernait son seigneur et maître, soupçonna qu'on lui avait donné
LA FERME DU CHOQUARD. 72â
quelque tracas, quelque ennui. Elle attendait qu'il s'en expliquât,
mais c'était, paraît-il, de ces choses qui ne se disent pas.
Le surlendemain, dans la soirée, par une dérogation singulière
à ses habitudes, il ne descendit pas au potager pour y fumer sa
seconde pipe. La fantaisie lui était venue d'aller se promener du
côté de Mailly. La lune, qui était à son premier quartier, fut bien
étonnée de voir le fermier du Ghoquai'd se diriger vers l'auberge de
la Renommée; c'était le dernier endroit du monde où elle se fût
avisée de le chercher. Lui-môme sentait bien ce qu'il y avait d'in-
solite, de surprenant dans cette affaire. Il s'arrêta une minute sous
l'enseigne rouillée qu'un aigre vent d'est faisait grincer sur sa
tringle. Il prit enfin son paiti, il entra. Il n'y avait pas grand
monde dans la salle commune. Un gindre de Mailly y jouait une
poule avec un garçon boucher. Richard Guépie était assis au comp-
toir à côté de sa femme, à qui il dictait une addition. C'était elle
qui tenait la plume, étant plus lettrée que lui ; mais il lui repro-
chait de ne pas s'entendre à enfler les factures. Elle y mettait l'or-
thographe, il rectifiait les chiffres. En voyant paraître Robert, il
poussa vivement le coude de Palmyre, et marmotta :
— Eh ! eh ! la petite n'avait pas menti. Il y a quelque chose.
Il se leva aussitôt, s'avança vers Robert, sa casquette de loutre à
la main, et lui adressant un de ses sourii'es les plus mielleux :
— On n'a pas souvent l'honneur de vous voir, monsieur Palueî.
Qu'y a-t-il pour votre service ?
Robert fut quelque temps à lui répondre. Au moment d'entrer, il
avait cru distinguer une ombre se projetant sur le mur de la cui-
sme,oii brûlait une bourrée. Cette ombre s'était évanouie, un 'esca-
lier de bois avait crié sous deux pieds agiles qui gravissaient préci-
pitamment les marches, une porte s'était ouverte et refermée, après
quoi on n'avait plus rien entendu.
— Elle est allée s'arranger un peu, pensa-t-il. Elle va redes-
cendre.
Puis, s'apercevant que l'aubergiste, toujours incliné devant lui,
attendait une réponse, il lui dit :
— Je pensais trouver ici Valin, le charpentier de Mailly. Je sais
qu'il est souvent chez vous et j'ai à lui parler.
— Il est sorti tout à l'heure. Voulez-vous que je coure après lui?
— C'est inutile, ne vous dérangez pas.
V' — Et ne peut-on rien vous offrir, monsieur Paluel?.. Comme il
fait froid ce soir! Ce n'est pas le temps de la saison. Je me suis
laissé dire que les hirondelles s'assemblent déjà pour partir. Est-ce
vrai? n'est-ce pas vrai? Voyons, monsieur Paluel, un petit verre de
kirsch.
— Va pour un kirsch I dit-il en s'asseyant au bout d'une table.
724 BEVUE DES DEUX MONDES.
II n'eut besoin que de promener les yeux dans la salle pour y
découvrir tous les symptômes d'une maison mal tenue et qui va
mal, une propreté plus que douteuse, une tapisserie portant l'em-
preinte de doigts graisseux et de place en place tombant, en loques,
des rideaux effilochés avec des trous à côté des reprises, une lampe
fumeuse dont le globe était ébréché, un carreau de vitre remplacé
par du papier. Mais la maison ne fit aucun tort à la reine qui l'habi-
tait. Il lui vint au cœur une pitié pour cette pensionnaire du Grat-
teau condamnée à respirer cette poussière, à poser ses coudes sur
ces tables grasses. Le véritable amour ne craint pas de ramasser
ses perles dans des fumiers.
M™" Guépie lui apporta son kirsch, en attachant sur lui ses yeux
humides et s'éloigna sans mot dire. 11 resta là près d'un quart
d'heure, se disant : « Elle tarde bien à venir; viendra-t-elle? » Il
mourait d'envie de questionner quelqu'un. Mais qui? Guépie avait
disparu, sa grosse femme s'était remise à ses écritures; on leur avait
dit : « Soyez sûrs qu'il viendra; mais, vous m'entendez, point d'em-
pressement. » Puisque la petite n'avait pas menti, il fallait faire ce
qu'elle disait, et ils n'avaient garde de s'empresser.
Robert aurait mieux fait de s'en aller, et pourtant il restait. Pour
se donner une contenance, il feignait de s'intéresser à la poule. Le
gindre disait à chaque instant au garçon boucher : « Attention à
ce coup-là! tu m'en diras des nouvelles. » Et, à chaque instant, il
faisait fausse queue. Derrière eux, fixée au mur par quatre épingles,
s'étalait une immense lithographie coloriée, qui représentait la Repu-
bliqu.e, un grand drapeau à la main, traînée su" un grand char auquel
s'étaient attelés tous les rois, tous les empereurs, tous les grands-
ducs de l'univers, couronne en tête. L'un d'eux avait mis la sienne
sous son bras; un autre, « devançant la justice du peuple, » l'avait jetée
à terre et brisée en morceaux. Une troupe de prolétaires, à qui l'ar-
tiste, trahi par son inspiration, avait donné des figures de galériens,
regardaient passer ces rois attelés et acclamaient la République triom-
phante. C'était la déchéance des princes, l'apothéose du voyou et une
façon de résoudre la difficile question de la main-d'œuvre. Mais Robert
Paluel était occupé d'une tout autre question. Il s'obstinait à prêter
l'oreille, dans la vaine espérance d'entendre l'escalier crier de nou-
veau. Une porte s'entre-bâilla, il tressaillit. La servante de l'auberge
avança la tête en disant :
— Faudra-t-il changer demain les draps de la seconde pension-
naire?
— Y penses-tu? elle part dans huit jours, repartit tout bas
M"^^ Guépie.
De guerre lasse, il se leva, s'approcha du comptoir pour payer,
essuya pour la seconde fois une sentimentale œillade de Palmyre.
LA FERME DU CllOQUARD. 725
Gomme il gagnait la porte, Richard reparut tout à coup, sortant d'une
trappe, et ce personnage respectueusement tamilier lui tendit en
courbant l'échiné sa grande main visqueuse, qu'il fallut bien prendre.
Le fermier du Choquard rentra chez lui aussi excité, aussi agacé
qu'un chnsseur devant qui le gibier se dérobe.
Il était décidé à la revoir, mais pour le moment ses desseins n'al-
laient pas plus loin. Avant d'acheter le nouveau cham|) de la Rose-
raie, il avait employé des demi-journées à l'examiner motte après
motte; avant de savoir ce qu'il entendait faire d'Aleth Guépie, il
éprouvait le besoin de causer avec elle et de l'etiibrasser plus d'une
fois encore. Quoiqu'il passât à Mailly et dans les lieux circonvoisins
pour un hon)rae d'humeur vive et qui partait de la niain, tout
est relatif. Dans le temps où il était soldat ou marin, il aimait à
brusquer ses décisions; mais depuis six ans ce fermier malgré lui
avait subi l'influence de ses champs comme de ses bœufs, qui lui
donnaient des leçons de lenteur et de silence. Au village, les amou-
reux même réfléchissent beaucoup.
Le dimanche suivant, M^" Paluel eut une surprise. Comme elle
sortait avec Mariette pour se rendre à la messe, son livre d'heures à
la main, Robert lui oiïrit de l'accompagner, et elle accepta avec em-
pressement cette proposition fort inattendue. 11 n'avait pas l'hor-
reur de la soutane, il trouvait bon qu'il y eût des curés pour bap-
tiser les enfans, pour marier les hommes faits et pour enterrer les
morts; mais il estimait comme bien d'autres que les pratiques reli-
gieuses sont une affaire de femmes. Pour son compte, il s'en pas-
sait très bien, et quand il avait par hasard quelque chose à dire à
u Celui qui est là haut, » comme il l'appelait, il le lui disait sans céré-
monie, seul à seul et face à face. Encore causait-il bien rarement
avec lui. On a vu par son entretien avec Aleth qu'il n'était ni opti-
miste ni pessimiste, qu'il regardait le monde comme une grande
machine très imparfaite, où il y avait beaucoup de frottemens, mais
ce n'était pas la faute du mécanicien, qui avait fait en conscience tout
ce qu'il pouvait. S'il avait pensé que ce mécanicien eût la faculté
de faire des miracles, il l'aurait jugé fort coupable d'en faire si peu;
il aimait mieux croire que sa toute-puissance est soumise comme
notre faiblesse à la fatalité des choses et des destinées. Bref, il était
de ces hommes qu'on ne voit à l'église que les jours de mariages et
les jours d'enterrement. Sa mère lui en voulait un peu, bien qu'elle
n'eût jamais osé lui faire aucune représentation à ce sujet. Elle
n'était pas bigote, mais elle était en toute chose pour la règle, et
sans trop s'en rendre compte, elle considérait la religion comme une
bonne discipline pour les hommes aussi bien que pour les femmes.
Quand ils eurent atteint les premières maisons du village, il fit
mine de s'en retourner.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
— Viens avec nous jusqu'au bout, lui dit-elle. L'ombre d'un clo-
cher n'a jamais tué personne.
— Soit ! répondit-il. Mais je n'entrerai pas.
Et, eu elFet, il n'entra pas. Il resta sur la place à causer avec deux
conseillers nmuicipaux qui n'entraient pas non plus. Tout en cau-
sant, il regai dait à droite et à gauche. Tout à coup le cœur lui bat-
tit plus vit j, il venait d'apercevoir une jeune personne qui, le front
penché, les yeux à terre, l'air recueiUi et modeste, s'acheminait à
petits |.as pressés vers la maison du Seigneur. L'instant d'après, il
avait laussé compagnie aux deux conseillers, dont l'un dit à l'autre:
— Ma parole d'honneur! il est entré. Je l'ai toujours soupçonné
d'être un peu jésuite.
— Allons donc! répondit l'autre. Il ne croit ni à Dieu ni à diable.
Il avait sûrement quelque chose à dire à quelqu'un.
Il n'avait rien à dire à personne, mais il avait quelque chose à
regarder. Immobile dans le fond de l'église, près de la porte, il ne
quittait pas des yeux un petit chapeau dont le bavolet lui lais-
sait voir un beau chignon bien natté et le commencement d'une
jolie nuque avec des frisons d'or. Il espérait qu'un moment ou l'autre
on tournerait la tête de son côté, qu'on échangerait un regard avec
lui. Il se trompait bien, on ne tourna pas la tête, on n'eut pas une
seule distraction, on avait un petit air dévot, on appartenait tout
entière au bon Dieu. Dès que l'office fut fini, il sortit le premier et
alla se poster sous le porche. Il vit bientôt passer celle qu'il avait
tant regardée ; mais elle ne le regarda pas, elle ne parut pas le voir
et s'en alla, trottant menu.
En ce moment, sa mère le rejoignit, et lui montrant de son men-
ton pointu cette jolie trotteuse, elle lui dit :
— En voilà une qui est bien sûre de mal tourner.
— Pourquoi cela? demanda-t-il vivement.
— Ne sais-tu donc pas que c'est une Guépie? répliqua-t-elle avec
un accent de souverain mépris.
jjme Paluel n'avait jamais goûté la parabole de l'enfant prodigue
ni l'histoire de la pécheresse. Il y avait pour elle dans ce monde
deux races d'hommes aussi distinctes, aussi dissemblables que l'eau
et le feu, les honnêtes gens qui observent les dix commandemens
de la loi, les malhonnêtes gens qui les transgressent, et elle pensait
que le devoir le plus sacré des premiers est de mépriser et de haïr
les autres du plus profond de leur cœur. Si bonne catholique qu'elle
fût, son Dieu était Jéhovah, le Dieu jaloux et inexorable, qui punit
l'iniquité des pères sur les enfans jusqu'à la troisième et la qua-
trième génération ; elle ne croyait ni à la grâce ni à aucune autre
justice que la loi du talion.
Robert ouvrait la bouche pour lui répondre quand Mariette, qui
LA FERME DU CUOQUABD. 727
était restée en arrière, les rattrapa, et il garda le silence. Mais ce
jour même il décida qu'il n'essaierait plus de revoir Aleth Guépie.
Il ne tint pas parole ; son amoureuse curiosité triompha de sa réso-
lution. Huit jours plus tard, Mailly célébrait sa fête patronale. Il n'y
avait jamais paru, il y passa cette fois plus de trois heures. On le
vit errer comme une âme en peine autour de l'estrade du haut de
laquelle une fanfare encore novice jouait alternativement la Mar-
seillaise et l'ouveiture du Trovatore. Il entra dans la tente où se
faisaient en hâte les derniers apprêts pour le bal du soir; il daigna
eu dire son avis, donner des conseils, arranger de sa main deux
guirlandes. Il regarda tourner deux carrousels, il contempla d'un
œil indulgent l'enseigne d'une baraque de toile où l'on montrait une
géante, dont il était permis de tâter les jambes ; il se refusa ce plai-
sir, mais il parut trouver bon que d'autres en fussent friands. Il
se promena le long des boutiques en plein vent qui étalaient aux
regards des macarons bien rances,des sifflets en bois et des poupées
sur le retour. Une bande de petites filles attachait sur ces trésors des
yeux d'admiration et de convoitise; il leur acheta tout ce qui leur
faisait envie. Il n'avait jamais été si bon prince ; il liait conversation
avec le premier venu , de quoi chacun s'émerveillait. On le consi-
dérait beaucoup , mais on le craignait un peu ; on lui avait souvent
reproché son humeur solitaire, renfermée et gouailleuse, ses façons
fières et brusques. 11 semblait que, depuis quelques jours, il eût
des raisons particulières de vouloir du bien aux petits, de faire bon
marché des inégalités sociales. Personne ne le questionna; il n'était
pas de ces hommes qu'on questionne. Il rencontra cependant un
gros fermier de sa connaissance, qui lui dit :
— Vous ici, Paluel! Sûrement vous cherchez quelqu'un.
— C'est vrai, répondit-il, et je ne le trouve pas.
Il n'avait jamais dit si vrai : — Que je suis bête! se dit-il en s'en
allant, de m'être imaginé qu'elle pouvait être ici! Qu'y viendrait-
elle faire? — Quand il passa près de la Benommêe^ Richard Guépie
était sur le seuil de son auberge. Il se décida à l'aborder, quoique
ses poignées de main ne lui fussent pas agréables. Heureusement
les mains de Guépie n'étaient pas libres : l'une tenait un couteau,
l'autre un poulet qu'il plumait.
— Les jours de fête, Guépie, lui dit Robert, ne sont pas pour
vous des jours de repos.
— Ni pour ma femme, lui répondit-il.
Robert le regardait plumer son poulet, comme si cette opération,
toute nouvelle pour lui, l'avait vivement intéressé. I! grillait d'en-
vie de lui adresser une question, une seule, et il n'osait pas. Se
sentir embarrassé, intimidé par un Guépie ! quelle étrange aventure !
Il restait là, tortillant sa moustache, tournant sa langue dans sa
728 BEVUE nvs dhix aiondes.
bouche. Enfin il prit son courage, il franchit le saut et d'une voix
que l'émotion faisait trennbler :
— Et votre fille, qu'en faites-vous? demanda-t-il.
Guépie eut nn tressaillement, mais il se remit aussitôt.
— Pauvre petite! dit-il d'une voix doucereuse, vous êtes bien bon
de vous intéresser à elle. Vra'iment je ne sais pas ce qui lui arrive
de|)uis quelque temps. Gela ne va pas, elle ne dort plus, elle ne
mange plus, elle ne quitte plus la maison. Impossible de la faire
sortir. Il faudra qu'un de ces jours je fasse venir le médecin... Mais
excusez-moi, monsieur Paluel, j'entends un client qui me réclame.
Et il s'esquiva. Sa courte réponse avait fait sur Robert une pro-
fonde impression et changé le cours de ses idées. 11 éprouvait un
étonnement mêlé d'inquiétude et de joie.
— 11 n'y a pas à dire, pens?it-il en reprenant le chemin du Cho-
quard, il faut absolument que je la revoie. Mais où et comment?
Bah! elle a beau m'éviter, nous finirons bien par nous rencontrer
et il faudra qu'on s'explique.
Il se creusait l'esprit pour trouver un moyen, il n'en trouvait pas.
Il aurait pu s'épargner cette peine, s'en remettre à la pauvre petite
recluse, qui ne cherchait jamais sans trouver. Il ne se doutait pas
qu'elle était au fait de toutes ses allées, de toutes ses venues, qu'elle
savait toujours où il était, qu'elle connaissait l'emploi de toutes ses
journées et même ses projets. Après son souper, Lesape se rendait
assez souvent à la lierwmmée pour y lire le Petit Joiinuil en buvant
un verre d'eau-de-vie ; c'était le seul plaisir que lui accordât son
austère avarice. Comme il voulait en avoir pour son argent, il vidait
son verre jusqu'à la dernière goutte et lisait son journal jusqu'à la
dernière ligne de la page des annonces. Silencieux comme le tom-
beau sur tout ce qui le concernait, il l'était un peu moins sur ce
qui regardait les autres, et Guépie, en l'interrogeant avec art, avait
appris de lui que, le lendemain A octobre, Robert Paluel, mécontent
de son charron qui lui gâtait ses idées, devait aller à Brie pour en
chercher un autre, et que par la même occasion il assisterait à l'en-
terrement de la fille d'un grainetier avec qui il était en aflaires. Les
grands fermiers de la Brie sont des gens fort occupés, très ména-
gers de leur temps et qui s'arrangent toujours pour faire d'une
pierre deux coups.
VI.
Robert futrelenu par ses affaires plus longtemps qu'il ne pensait;
quand il arriva à Brie, le convoi s'était déjà mis en roule. Il se
hâta de le rejoindre.
Brie est une petite ville aux rues étroites et montueuses, qui fut
LA FERME DU CIlOljUARD. 729
jadis quelque chose; mais le chemin de fer de Vincennes l'a trop
rap[)rochée de Taris pour que son importance n'ait pas souflert de
ce dangereux voisinage. De ses beaux jours il ne lui reste que
quelques ruines et sa grande église, classée parmi les monumens
historiques, laquelle écrase de sa hauteur les maisons basses qui
l'entourent et les envelo])pe de son ombre comme une poule couvre
ses poussins de son aile. Elle est si grande qu'on l'aperçoit de trois
ou quatre lieues à la ronde et qu'elle peut servir à s'orienter. Lors-
qu'on traverse le plateau onduleux qu'elle domine, il arrive quel-
quefois qu'un pli de terrain dérobe la ville au regard, et l'on ne
voit plus qu'un grand clocher qui semble être tombé du ciel dans
un champ de blé.
A l'intérieur, cette église gothique, plus d'une fois remaniée,
n'offre rien de remarquable, hormis la belle rose de son chevet et
dans le bas deux vitraux du xvr siècle, vrais chefs-d'œuvre de des-
sin, de couleur et de sentiment. L'un représente le songe de Jacob.
La tête surmontée d'un haut turban, drapé dans un manteau de
pourpre et dans une magnifique robe de brocart jaune, sur laquelle
se détache sa barbe argentée, le patriarche est agenouillé dans un
gazon verdoyant. Une main levée au ciel, l'autre abaissée vers le
sol, il rêve les yeux ouverts, tournant le dos à l'échelle miraculeuse
où les anges vont et viennent d'un pas léger. La sérénité de leur
visage contraste avec le front soucieux de ce rêveur, qui sonde un
mystère, leurs formes sveltes, fuyantes, avec ses robustes épaules,
meurtries par le poids de la vie, mais accoutumées et résignées à
leur fardeau. Sur l'autre vitrail, placé à l'opposite dans le bas côté
de droite, on voit les principales scènes de l'histoire de saint Jean-
Baptiste. Dans le haut, une Salomô aux cheveux roux est assise
devant une table et devant un plat ; sa pâle figure se dessine entre
deux pilastres sur un horizon lumineux. On est en train de lui pré-
parer la tête du saint, qui les yeux bandés, les mains liées derrière
le dos, va recevoir le coup mortel. Elle attend paisiblement, l'air
impassible, presque indifférent, comme si on lui saignait un poulet
pour son souper. Ce n'est pas une femme, c'est un animal char-
mant et féroce, qu'il faut ou adorer ou étrangler.
De l'endroit où il était placé, Robert pouvait regarder à son aise
le songe de Jacob, il se souvint que sa mère le lui avait fait admirer
dans son entance et qu'elle en avait pris occasion pour lui expliquer
que les anges s'occupent beaucoup de nous, qu'ils portent au ciel
nos plaintes et nos désirs et qu'ils nous en rapportent quelquefois
des nouvelles. Il n'en avait rien cru, il était d'une généraiion qui
ne croit plus aux anges, et de fait, depuis trente ans qu'il était
dans le monde, il ne s'était jamais aperçu qu'ils se mêlassent de
ses affaires. Lorsqu'on se leva pour aller asperger le cercueil, il
730 liHVUfi I>tJS DETJX MONDES.
passa devant la chapelle où règne la Salomé, qui lui fit beaucoup
plus d'impression que Jacob. Cette rousse charmante, mais féroce,
lui en rappela une autre beaucoup plus jolie encore, qui sans être
féroce, était à sa façon fort cruelle pour lui. Au même instant, il
crut l'apercevoir à cinquante pas devant lui. Se trompait-il ? Non
vraiment, c'était elle, ses yeux et son cœur l'avaient reconnue, et
il bénit cet heureux hasard, car s'il ne croyait pas aux anges, il
croyait au hasard, ce qui n'est souvent qu'un autre genre de super-
stition. Dès lors il s'appliqua à ne plus la perdre de vue, il avait
juré de ne pas la laisser échapper. Cependant, comme on faisait le
tour de la nef pour aller serrer la main aux parens de la morte,
un pilier la lui cacha et il eut beau regarder, il ne la retrouva
plus. Dès qu'il eut échangé quelques paroles avec le grainetier, se
jugeant quitte, il résolut de ne pas pousser jusqu'au cimetière,
et étant sorti dans la rue, il promena dans tous les sens ses yeux
d'épervier. Point d'Aleth Guépie. Il laissa tout le monde partir, et
pensant qu'elle était restée dans l'église, il y rentra.
La nef était vide, et il n'y avait dans le chœur que deux sacris-
tains occupés à éteindre les cierges, à tout mettre en ordre. Il
suivit l'un des bas côtés, examinant chapelle après chapelle, quand
tout à coup il se trouva en présence des deux Salomé, dont l'une
attend iit toujours la tête de saint Jean-Baptiste, eL dont l'autre,
agenouillée devant un autel, priait avec ferveur, son visage dans
ses mains. Sa dévotion était si touchante qu'il se serait fait un scru-
pule de la troubler. Il rétrograda de quelques pas, et pour se don-
ner une contenance, il tâcha d'admirer une Mater dolorosa, au
cœur percé de sept glaives, qui visiblement n'était pas du xvr siè-
cle. Elle tenait dans ses bras un Christ rasé de frais, bien lisse, bien
frisé; on ne l'avait pas descendu d'une croix, il sortait de chez
son coiffeur. Les sacristains venaient de partir, ils étaient allés
déjeuner. L'église ne contenait plus que deux personnes; l'une
priait, l'autre attendait.
Enfin Aleth se releva. Elle vint droit à lui sans avoir l'air de se
douter qu'il était là. Il faut croire qu'elle avait pleuré; il la vit tirer
son mouchoir tout en marchant pour s'essuyer les yeux. Tout à
coup elle le reconnut. Saisie de confusion, presque d'épouvante,
elle se détourna subitement, tenta de se frayer un chemin au tra-
vers des chaises pour gagner une autre porte. Il la prévint, l'arrêta
par le bras, la ramena dans le couloir et lui dit avec sa brusquerie
ordinaire ;
Avez-vous été malade, mademoiselle Guépie?
Qu'est-ce que cela vous fait, monsieur Paluel? répliqua-t-elle
avec un accent de fierté indignée.
Il paraît que cela me fait quelque chose, puisque je m'informe.
LA FERME DU CHOQUARD. 781
Elle ne répondit pas.
— Je vous avoue bien franchement, reprit-il, que depuis près de
trois semaines j'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous revoir, que je
suis allé dans tous les endroits où j'espérais vous rencontrer. Mais
on m'a dit que vous étiez souffrante, que vous ne sortiez plus.
Elle parut fort troublée d'apprendre qu'on avait trahi son secret.
— Je n'avais aucune raison de ne pas sortir. Qui donc s'est per-
mis de vous dire?..
— C'est votre père. Je vois bien qu'il s'est trompé et que vous
n'êtes pas malade, puisque vous voilà. Mais je vous ai vue tout à
l'heure vous essuyer les yeux. C'est donc du chagrin que vous
avez?
Nouveau silence.
— Si quelqu'un depuis l'autre jour vous a fait de la peine, vous
devriez me le dire. J'y trouverais peut-être du remède.
— Je ne vous crois plus, répliqua-t-elle vivement, je ne me fie
plus à vous. Quand je vous ai rencontré dans le bois de la Roseraie,
vous m'avez parlé pendant une heure comme un homme sage, vous
m'avez donné de bons conseils, comme un véritable ami, et tout à
coup je ne sais quelle folie vous a pris... Non, je ne vous crois
plus, je ne veux plus avoir rien à faire avec vous.
Il lui répondit avec un sourire qui n'exprimait qu'une demi-con-
trition :
— Il parait que vous ne m'avez pas encore pardonné mes deux
baisers.
— Oh ! taisez-vous, dit-elle.
Ce mot de baiser prononcé dans une église révoltait sa pudeur
et sa religion.
— Il faut que nous nous expliquions, reprit-il, et puisque nous
voilà seul à seule...
Elle leva sa petite main vers la voûte de la nef et dit tout bas :
— Nous ne sommes pas seuls, il y a ici quelqu'un qui nous
écoute.
Il fit un geste qui signifiait : Je veux bien le croire puisque vous
le dites. Il ajouta:
— C'est avec lui que vous causiez tantôt. Lui avez-vous dit votre
secret.
— Où prenez- vous que j'aie un secret?
— Je vous répète que je vous ai vue pleurer!.. Eh bien! puis-
qu'il y a ici quelqu'un qui vous écoute et vous gêne, prenons
rendez-vous ailleurs, dans un endroit où il ne sera pas. Soyez
gentille, allez vous promener cette après-midi sur le chemin de la
Roseraie.
— Jamais, jamais, dit-elle.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je suis résolu à tout savoir et je suis un fameux entêté... Que
craignez-vous? je vous jure d'être bien sage, de ne plus avoir d'ac-
cès de (olie. Viendrez-vous?
— Jamais, jamais, répéta-t-elle d'un ton de reproche et d'irrita-
tion.
Celte fois, sa colère n'était pas feinte. Elle trouvait qu'il était bien
lent en affaires, qu'il tirait de long et, pour employer le mot qu'elle
avait au bout de la langue, qu'il barguignait, qu'il tournait autour
du pot romme un homme qui craint de trop s'engager. Elle lui
avait laissé cependant tout le temps de s'expliquer. Que ne lui
disait-il tout simplement : « Je vous aime et je veux vous épouser? »
C'était là ce qu'elle attendait et ce qui ne venait pas. Elle en avait
quelque dépit.
— Laissez-moi m'en aller, je vous prie, lui dit-elle.
Et elle essaya de s'esquiver; mais il lui barra le chemin.
— Vous ne partirez pas avant de m' avoir fait une promesse. Vous
vous défiez de moi et vous ne voulez pas retourner à la Roseraie.
Soit ! Mais il y a derrière l'auberge de votre père une petite terrasse,
au bi>ut de cette terrasse un mur, et au pied de ce mur un sen-
tier. Du côté de la terrasse, le mur dont je parle est à hauteur
d'appui; du côté du sentier, il a bien deux mètres de haut. Des-
cendez ce soir sur cette jolie terrasse, vous y serez bien en sûreté.
Je serai dans le sentier, il n'y passe personne et nous causerons
tout à notre aise.
Une vieille béquillarde venait d'entrer dans l'église et, après
avoir trempé un doigt dans le bénitier, faisant sonner sa béquille
sur les dalles, elle se dirigeait vers une chapelle. Il fallut s'écarter
pour lui livier passage, et Aleth profita de cet incident pour se
glisser vers la porte. 11 la rejoignit comme elle traversait le tam-
bour.
— Ne me suivez pas, je vous en supplie, lui dit-elle. Mon père
est ici près qui m'attend. Il ne me pardonnerait jamais s'il me
voyait avec vous.
— Promettez-moi du moins que ce soir...
Elle ne répondit ni oui ni non et disparut. Il s'en alla chez son
charron, puis il rentra au Choquard, et le soir, entre huit et neuf
heures, il était au pied de ce mur qui avait deux mètres et demi
de haut. Comme il l'avah dit, l'endroit était fort solhaire. Il y passa
sa soirée à croquer le marmot, personne ne vint. Il se retira fort
chagriné et très déçu. Les choses prenaient une tournure qu'il
n'avait pas prévue. Sans être fat il était fier, et il s'était dit que
quand un Paluel fait la cour à une Guépie, il a le droit de s'attendre
à ce que tous les chemins s'ouvrent devant lui. Il comptait trouver
un père indulgent et facile, une fille empressée et accommodante,
LA. FERME DU CHOQUARD. 733
qui, flattée de ses avances, se livrerait à moitié avant même qu'il
fût question de mariage. Il s'était bien trompé. La fille était un
dragon de vertu, le père un homme de principes rigides dont il
fallait se cacher avec soin sous peine de s'attirer ses anathèmes et
ses foudres. Les Guépie n'étaient pas ce qu'il avait pensé; on le
tenait à distance, on ne lui accordait rien. Il n'en était que plus
épris. Les dillicultés irritent le désir. Aleth lui semblait plus dési-
rable, plus charmauic que le premier jour. Il n'était plus maître
de sa passion, il se sentait incapable de résister au charme qui
l'entiaînait , il était pris et comme possédé. Caton l'Ancien disait
que l'âme d'un homme amoureux habite dans un corps étranger.
Quoique le fermier du Choquard n'eût jamais lu Plutarque et n'eût
guère entendu parler de Caton, il eût volontiers répété son mot; il
sentait que son âme n'habitait plus dans son corps.
Six jours de suite, par tous les temps, il retourna rôder à la
même heure devant une terrasse où il ne venait personne. Adossé
contre un poirier sauvage, il comptait vainement les minutes. Dans
sa mortelle impatience, il déchiquetait de ses ongles le pauvre
arbre, qui n'en pouvait mais; il lui arrachait des lambeaux d'écorce
qu'il pulvérisait entre ses doigts. Le septième soir, il fut plus heu-
reux. 11 entendit le cri d'une porte qui tournait sur des gonds rouil-
les, puis le frôlement d'une robe, et bientôt une tête se pencha sur
le mur, une voix l'appela doucement par son nom. Il s'avança pré-
cipitamment. On l'accueillit par des reproches. Aleth lui dit qu'elle
n'était venue que pour le conjurer de ne plus revenir, que c'était
bien mal à lui, qu'il la compromettait, qu'elle craignait que son
père, son terrible père, ne se doutât de quelque chose. Là-dessus
elle voulut s'en aller; il la supplia tant qu'elle resta. Il n'avait plus
le ton brusque, il était doux comme un fauve maté par la faim. Si
la nuit avaii été plus claire et qu'il eût pu distinguer les traits de
sa belle, l'e-xpresMon triomphante de son visage, lui aurait donné à
réfléchir. L'homme à la jument blanche, dont elle avait admiré un
jour dans une sorte d'extase les blés d'or, les luzernes fleuries et
les quatre cents moutons, l'homme dont les chevaux de labour fai-
saient trembler les grandes routes sous leurs sabots en retournant
à la ferme, l'homme qui éiait le premier parti du pays, dont on
disait qu'il avait quatre cent mille francs chez le banquier, avec qui
personne n'osait se familiariser et dont Alice Gambois eût été fiôre
de devenir la femme', cet homme venait chaque soir comme un men-
diant qui implore une aumône se morfondre au pied d'un mur
dans l'herbe mouillée et dans la boue, alléché par l'espérance d'ob-
tenir un mot d Aleth Guépie et de contempler son ombre. Cette pen-
sée la Taisait irt^ssaillir d'aise, une joie d'orgueil lui emplissait le cœur.
On s'était mis à causer. Elle finit par lui confesser qu'elle avait
734 REVUE DES DEDX MONDES.
un secret, mais qu'elle s'était prorais de ne le dire à personne, sauf au
bon Dieu. Désormais elle n'avait plus besoin de conseils ; après bien
des coniliats, elle avait reconnu son devoir, elle savait ce qu'elle avait
à faire, elle le ferait. Il le devinait à moitié, ce secret, mais il crai-
gnait de se ti'omper. Il eut beau la presser de questions, il ne put
tirer d'elle aucun éclaircissement. Très ému, très anxieux, il fut sur
le point de se trahir, de prononcer la parole irrévocable, de dire :
« Alelh Guépie, je veux vous épouser. » Mais il pensa à sa mère et
ravala sa langue. La pièce lui plaisait beaucoup, sauf le dénoûment,
qui l'effrayait d'avance; il aurait voulu la faire durer indéfiniment,
acte après acte, et pousser le temps avec Tépaule. Ce n'était pas
l'idée d'Âleth; elle entendait que la pièce n'eût qu'un acte et finît
bien: en toute chose, c'était la fin qu'elle regardait. Au lieu de se
déclarer, il se contenta de lui affirmer qu'il la trouvait charmante,
que, dès leur première rencontre, il s'était senti de la sympathie
pour elle, qu'elle était dans toute la Brie l'unique personne avec
qui il eût du plaisir à causer, qu'il donnerait beaucoup pour la voir
tous les jours, qu'il avait une quantité de choses à lui dire. En
attendant, il ne lui disait pas la seule dont elle se souciât, la seule
qu'elle jugeât essentielle. Elle ne lui demandait pas de l'aimer, elle
lui demandait de l'épouser. Elle maudit intérieurement cet incorri-
gible temporiseur, qui se réservait des échappatoires. Elle se mordit
les lèvres de dépit, ne lui répondit plus que par des monosyllabes et,
de temps à autre, elle poussait de longs soupirs. Dieu sait pourtant
qu'il avait le cœur pris. Les yeux obstinément fixés sur un visage
qu'il discernait à peine dans la nuit et qu'il eût voulu couvrir de
baisers, son désir s'irritait toujours plus. C'était un supplice de la
sentir à la fois si près et si loin de lui. Le rempart qui la mettait
hors d'atteinte n'était pas aussi inexpugnable qu'il l'avait prétendu.
Il parla de le prendre d'assaut. Elle se récria, s'indigna :
— Avais-je raison, dit-elle, de ne pas me fier à vous et à votre
parole ?
11 implora son pardon , la supplia de lui donner au moins une
poignée de main par-dessus ce mur odieux qu'elle lui défendait
d'escalader. Elle y consentit après quelques façons, lui tendit une
main timide qu'il réussit tout au plus à effleurer du bout de ses
doigts, il n'y tenait plus, il mit le pied dans une crevasse que lais-
saient entre elles deux pierres disjointes, et il allait s'élancer quand
elle lui dit :
— Adieu ! adieu pour toujours 1
— A demain ! répondit-il, en se laissant retomber au milieu du
sentier.
Mais au même instant, il entendit la voix de maître Guépie, qui
de l'intérieur de la maison, criait : — Aleth, où es-tu donc?
LA FERME DU CHOQUARD. ' 735
— Ah! mon Dieu ! inurinura-t-ellc, ce que je craignais est arrivé.
Et elle s'enfuit à toutes jambes.
L'indécision est pour les âmes bien trempées un tourment mor-
tel. Toutelois, deux jours plus tard, Robert Paluel était encore flot-
tant, incertain de ce qu'il devait faire et profondément malheureux
de son incertitude, lorsque, revenant à cheval de la Roseraie peu
avant la tombée de la nuit, il aperçut au bout de son chemin quel-
qu'un qui s'avançait à sa rencontre. Ce n'était pas Aleth Guépie,
c'était son vénérable père, lequel voyant venir l'homme qu'il cher-
chait, s'arrêta et attendit. Un grand philosophe a prétendu que de
tous les maux auxquels nous sommes sujets dans cette pauvre vie,
les coups de bâton sont le seul absolument réel et dans lequel notre
imagination n'ait aucune part. Robert n'avait pas à craindre que
Richard Guépie se portât à des voies de fait; d'une seule main il
l'aurait terrassé et étranglé. Mais sa conscience n'était pas à l'aise,
il sentait que sa conduite n'avait pas été correcte, qu'il avait des
reproches à se faire. S'exposer à entendre des leçons de morale de
la bouche d'un Guépie est une pénitence aussi dure que de tendre
le dos ])Our recevoir une volée de coups de trique. Mais que faire?
Il se résigna, continua d'avancer, répondit par une inclination de
tête et par un signe de la main à la révérence que lui tira Guépie,
dont la figure l'étonna. Ce n'était plus l'aubergiste de la Renommée,
le Guépie de tous les jours, mais un Guépie inventé tout exprès
pour la circonstance, grave, solennel, auguste, majestueux, un vrai
patriarche, Abraham, père d'Isaac, ou Isaac, père de Jacob.
— Monsieur Paluel, dit-il, me ferez-vous la faveur de m' écouter
deux minutes?
— Aussi longtemps qu'il vous plaira, répondit Robert.
Et immobile, droit en selle comme un piquet, il subit sa desti-
née, les yeux fixés sur les deux oreilles de la jument, qui apparem-
ment lui semblaient plus agréables à regarder que le visage d'un
patriarche de carton.
— Monsieur Paluel, reprit Richard, je ne voudrais pas manquer
au respect que je vous dois. Mais j'ai une question à vous faire, une
seule. Je sais qui vous êtes et que votre parole vaut de l'or. Quoi
que vous me disiez, je vous croirai. Hier soir, il y avait dans le sen-
tier qui passe au pied de ma terrasse un homme qui causait avec
ma fille ; ce n'était pas la première fois qu'il y venait. Connaissez-
vous le nom de cet homme ?
— C'éiait moi, répondit Robert sans broncher.
— Je m'en doutais, j'en étais presque sûr, quoique ma fille ait
obstinément soutenu que ce n'était pas vous, et quand je lui
demandais qui c'était, elle est si discrète, cette pauvre petite, qu'elle
me disait: « Interroge-moi sur ce que j'ai fait, tu sauras tout; mais
736 REVUE DES DEUX MONDES.
les secrets des autres sont pour moi une chose sacrée. » Ce sont
ses propres paroles; ainsi vous voyez!
Maître Guépie s'interrompit un moment pour repasser dans sa
tête les principaux points de son discours et s'assurer qu'il com-
mençait bien parle commencement.
— Monsieur Paluel, continua-t-il , il y a dans la Brie des yeux
qui voient tout et des langues qui s'attaquent sans pitié à l'honneur
des pauvres filles... Le mercredi des Quatre-Temps, il y a près
d'un mois, vous reveniez de la Roseraie comme ce soir, paraît-il.
Vous avez rencontré ma petite Aleth, qui s'était laissé surprendre
par l'orage. Vous l'avez prise en croupe... Je ne vous en veux pas;
je suis sûr qu'à ce moment vous ne pensiez pas à mal. Mais, à quel-
ques pas d'ici, en arrivant sur la route, vous vous êtes permis...
Ahl monsieur Paluel, un homme tel que vous! INon, je n'ose pas
répéter ce que vous vous êtes permis !
Il s'arrêta de nouveau, sufloqué par l'indignation. Puis, faisant
un elFort sur lui-même :
— Vous ne vous êtes pas douté qu'il y avait là quelqu'un qui
vous voyait, quelqu'un que je ne veux pas nommer et qui, le même
soir, est venu ricaner dans mon auberge et me dire : « Ne vous en
déplaise, monsieur Guépie, votre fille a un galant et ce galant res-
semble beaucoup au fermier du Choquard. » Je ne voulais pas le
croire; je sais trop le respect que je vous dois. Et quand je l'au-
rais cru, je ne me serais pas inquiété. Je sais trop qui est ma fille.
Oh! ma fille, voyez-vous, M"^ Bardèche disait d'elle : « C'est une
nature d'élite. » Elle ne l'a pas dit une fois, mais cent fois, et je
n'avais pas besoin qu'on me le dît. Si celle-là venait jamais à for-
faire à l'honneur, monsieur Paluel, je vous le déclare, il n'y aurait
plus d'alouettes dans les champs ni d'étoiles dans le ciel.
Il se tut un instant pour voir quel efiet produisait son auda-
cieuse hyperbole. A en juger par les apparences, elle n'en fit aucun.
Les yeux toujours fixés sur les deux oreilles de la jument, Robert
ne sourcilla pas.
— J'ai toujours entendu dire, monsieur Paluel, reprit Guépie,
que vous étiez bon, généreux, que vous aviez un cœur d'or, et je
suis certain que, si vous aviez pu vous douter des conséquences de
votre conduite, vous auriez tout fait pour les réparer. Mais la petite
Yous plaisait; vous avez couru après elle sans souci des commé-
rages, et la voilà tout à fait compromise, car je gagerais gros (jue,
quand vous rôdiez le soir autour de mon auberge, il se trouvait là
quelqu'un pour vous voir... Je ne vous en fais pas de reproche, je
m'en remets à votre conscience; mais enfin, non-seulement vous
avez perdu la réputation de ma pauvre fille, vous avez détruit son
bonheur... Ah! si vous saviez les scènes qui se sont passées entre
LA FERME DU CHOQUARD. 737
nous hier et aujourd'hui! Je me suis fâché, et je le regrette. Mais
un père est un père, et quand on aime sa fille autant que j'aime la
mienne, on n'est pas toujours maître de soi... Ahl oui, ces scènes
ont été bien pénibles; ma pauvre femme en a eu les sangs tournés.
Il était si ému qu'il ne [)ut continuer; il passa le parement de sa
manche sur ses yeux baignés de larmes. Ces larmes de crocodile
touchaient médiocrement Robert, qui ne s'inquiétait guère non plus
de savoir si I\P Palmyre avait eu oui ou non u les sangs tour-
nés. » Sa tête décrivit un demi-quart de cercle, et il dit doucement
à l'orateur :
— Continuez, je vous prie, et achevez. Je suis un peu pressé.
Son impassibilité révolta Guépie, qui, s'échauffant tout de bon,
s'écria :
— Nous savons qui vous êtes, monsieur Paluel, et nous savons
aussi qui nous sommes, et qu'il ne peut y avoir rien entre nous.
Mais enfin aviez-vous à vous plaindre de moi? Vous ai-je fait le
moindre tort? Ma fille était mon seul bien, mon orgueil, la joie de
ma vie, et vous venez me la prendre, et, grâce à vous, la voilà
perdue pour moi; je ne la reverrai plus. Vraiment vous êtes des
gens heureux, vous autres riches. Quand vous avez des chagrins,
vous regardez vos champs, vous comptez vos écus et vous voilà
consolés. Mais nous autres, quand nous avons le cœur brisé, — car
mon cœur est brisé, "monsieur Paluel, il est brisé, vous dis-je, — qui
se charge de nous consoler? qui s'intéresse à nos peines? Et pour-
tant nous avons un cœur comme vous... Je crois que vous souriez,
monsieur Paluel.
— Vous vous trompez, je ne souris pas, répondit-il d'un ton gla-
cial.
— Je défie un père d'aimer autant sa fille que j'aime la mienne.
Qui oserait m'en laire un crime? Les bêtes des champs aiment leurs
petits... Eh bien! je ne la reverrai plus. Avant huit jours, elle par-
tira pour l'Angleterre.
— Elle part? pourquoi cela? demanda Robert avec quelque viva-
cité.
— Vous le demandez? Vous ne le devinez pas?... Ah! mon Dieu,
je l'ai suppliée de rester, je me suis fâché, j'ai pleuré. Quoi que
j'aie pu dire, elle m'a répondu ceci : « Je veux m'en aller; je serais
trop malheureuse si je restais; j'aime un homme qui ne veut pas et
ne peut pas m'épouser. »
Cette fois Robert tressaillit et perdit entièrement de vue les oreilles
de la jument.
— Guépie ! s'écria-t-il, êtes-vous sûr que votre iiUe m'aime? pou-
yez-vous m'en répondre?
TOMK LIV. — 1«82. i^
738 REVUE DhS DEUX MONDES.
Guépie eut un mouvement oratoire vraiment sublime. Reculant
de deux pas et levant les mains au ciel, il s'écria d'une voix étran-
glée par l'émotion :
— Je l'ai vue dépérir pendant trois semaines. Pour vous con-
vaincre faut-il donc qu'elle meure?
La joie que ressentit Robert racheta pleinement tout l'ennui qu'il
venait d'éprouver. 11 était aimé autant qu'il aimait. Plutôt mourir
que de la laisser partir et de se condamner à ne plus la revoir! C'en
était fait de ses doutes, de ses indécisions; l'île flottante ne flottait
plus. 11 jeta devant lui un regard provocant comme pour défier
l'univers de s'opposer à ce qu'il avait résolu.
Guépie ne savait ce qu'il devait penser de ce regard et de ce
silence. 11 n'avait pas encore épuisé tous ses moyens, et il se dis-
posait à reprendre sa harangue où il l'avait laissée, quand Robert,
l'arrêtant court par un geste, lui dit :
— En voilà assez, Guépie. J'ai écouté attentivement votre dis-
cours, et j'y ai ramassé, chemin faisant, quelques vérités utiles; je
ne lui irouve qu'un défaut, il m'a paru trop long de mohié. Un
mot sullisait, et Dieu soit loué 1 vous avez fini par le dire. Veuillez
en retour assurer de ma part votre fille que, si elle veut de moi
pour mari, je serai heureux de la prendre pour femme.
A cette déclaration, qu'il n'osait espérer et qui lui parut tomber
du ciel, Richard fut pris d'un tel effarement d'allégresse que sa
respiration fut comme interrompue. Les yeux lui sortirent presque
de la tête; il ne tenait plus dans sa peau. Peu s'en fallut qu'il ne se
jetât sur l'étrier pour baiser dévotement comme une relique la botte
de son futur ^^endre, qui, sans le regarder, ajouta :
— Je ne prévois qu'un obstacle à notre bonheur; je crains que
ce mariage ne contrarie ma mère, et il m'en coûterait beaucoup de
me marier sans son aveu. Mais nous viendrons bien à bout de ses
objections; ce sera une affaire de temps. Maître Guépie, ayons un
peu de patience les uns comme les autres. Je lui parlerai dès ce
soir, et dès demain vous aurez de mes nouvelles.
Là-dessus, affectant de ne point apercevoir les deux mains grasses
que lui tendait Richard dans le transport de sa passion, il poussa sa
monture et partit au petit trot.
Cinq minutes plus tard, Guépie arrivait à la Renommée, le front
inondé d'une sueur de joie, hors d'haleine, hors de sens, hors de
lui-même, hors de tout. Ce n'était plus le patriarche; on eût dit
que cet aubergiste venait de boire à même un des tonneaux du vin
fabriqué que renfermait son établissement. 11 avait la langue épaisse,
il ne tenait plus sur ses jambes; c'était l'eilet que produisaient sur
lui les grandes espérances. Il grimpa quatre à quatre à la chambre
de sa fille, après avoir fait signe à sa femme de le suivre. Aussitôt
LA FERME DU GHOQUARD. 739
qu'il eut recouvré ses esprits, il raconta ce qui s'était passé, se fit
un peu valoir, exagéra les miracles opérés par son éloquence, à
quoi Aleth répondit qu'il avait enfoncé une porte ouverte. Il était
trop content pour se formaliser de rien. Il se jeta sur elle, en
disant :
— 0 toi, tu es une fille comme il n'y en a point!
— Prends donc garde, tu me décoiffes, dit-elle en le repoussant.
Mais il fallait absolument qu'il embrassât quelqu'un. 11 réussit,
par un effort énergique, à saisir entre ses deux mains la taille de la
grosse Palmyre en lui criant aux oreilles :
— Eh bien! ma vieille, nous crois-tu, cette fais?
— Bah! lui répondit cette sceptique cuisinière, il ne faut pas
chanter victoire trop tôt. Ce n'est pas tout que le poisson morde, il
faut l'amener au bord, et je sais plus d'un pêcheur qui l'a perdu en
chemin.
Cette judicieuse réflexion dissipa à moitié son ivresse; il devint
pensif, et dit eu se grattant le menton :
— Il est certain que cette chipie de Joséphine Paluel pourrait
bien nous donner du fil à retordre.
Aleth enveloppa son père et sa mère d'un regard de commiséra-
tion dédaigneuse. C'est ainsi que Richelieu eût regardé le père
Joseph si l'éminence grise s'était jamais permis de révoquer en
doute la réussite de quelqu'une de ses combinaisons. Elle sentait
l'événement dans sa main; elle avait déjà abaissé l'orgueil de la
maison d'Autriche, déjà elle était entrée dans Vienne.
VII.
Ce soir-là. M""® Joséphine Paluel était de belle humeur. L'une de
ses vaches avait vêlé, et, quoique le part eût été laborieux, le ciel
s'en mêlant et à force de soins, tout s'était bien passé. L'enfant avait
tous ses membres, la mère se portait à merveille; pour l'en récom-
penser, M"'* Paluel lui avait administré de sa maiii une boisson tiède
accompagnée d'un peu de recoupe.
Après le dîner, aussitôt que Catherine eut ôté le couvert, la reine
mère dit à Mariette :
— Preste, ma fille! il ne s'agit pas de s'endormir. Il faut rac-
commoder le linge de ce beau monsieur.
Mariette n'avait garde de s'endormir. Elle attendait, immobile et
silencieuse, qu'on lui assignat sa tâche. Celle qu'on venait de lui
proposer lui agréait beaucoup; certains travaux honorent le tra-
vailleur. M™® Paluel alla chercher au fond d'une armoire en noyer
une pile de chemises, qu'elle rapporta sur ses deux bras étendus
740 REVUE DES DEUX MONDES.
et d(^posa avec précaution sur la table ovale. Puis, debout, ses
lunettes sur le nez, elle les examina attentivement, en lira une du
tas, la passa à Mariette en lui disant :
— En voilà une oii il n'y a pas grand' chose à faire; tu pourras
t'en tirer.
Elle savait cependant que Mariette était fille à se tirer des rac-
commodages les plus compliqués, et elle s'arrangeait pour les lui
réserver. Mais elle avait pour principe que, de toutes les plantes,
celle qui demande à être cultivée avec le plus de soin est la modes-
tie, et elle s'appliquait sans relâche à la cultiver chez les autres,
particulièrement dans Mariette, qui fit peut-être celte réilexion, mais
qui, ne la faisant jamais à haute voix, se mit incontinent à l'ouvrage.
Robert s'était installé dans sa berceuse. Contre son habitude, il
ne s'y berçait pas, et, par une distraction singulière, il avait oublié
d'allumer sa pipe.
— Tu ne lûmes pas? lui dit sa mère.
— Tout à l'heure, dit-il en regardant tour à tour la paume de ses
deux mains, comme s'il y eût cherché un conseil ou une entrée en
matière.
— Sais-tu, mon garçon, reprit-elle gaîment, que tes chemises
nous donnent bien du mal? Le plastron peut encore aller, mais elles
s'effilochent toutes par les poignets. Voilà ce que c'est que d'ache-
ter son linge tout fait à Paris; il n'y a plus de marchands sérieux.
Autrefois nous avions du chanvre, je le filais, et quel service fai-
saient les chemises de ton père! Je veux mourir si j'en ai jamais
vu une qui manquât par le poignet. Mais tu ne veux plus avoir de
chanvre. Ton père disait cependant que, dans le Beiry, on le cul-
tive sans interruption. 11 ne leur en coûte que de mettre tous les
deux ans dans leurs chènevières une fumure assez maigre de fumier
de moutons.
— C'est possible, répondit-il; mais leurs terres sont plus cal-
caires que les nôtres.
M'"^ Paluel ne savait pas trop si les terres du Berry sont plus cal-
caires que celles de la Brie. En tout ce qui n'était pas de sa partie,
elle s'inclinait avec déférence devant l'autoriié de son fils, qui, d'or-
dinaire, un peu avare de ses propos, ne s'expliquait que par sen-
tences, à la façon d'un oracle. Mais il avait ce jour-là des raisons
pour ne pas lui marchander ses paroles, et il lui représenta avec
beaucoup de bonne grâce que le rouissage est une opération déli-
cate, que les routoirs à l'eau stagnante causent des maladies aux
hommes comme au bétail, que les lessives de carbonate de soude
et le blanchiment au chlore ont des incotivéniens, qu'au surplus le
chanvre épuise la terre et que le lin l'elTrite.
LA FERME DU CHOQUARD. 741
Elle plia la tête sous ce raisonnement; mais elle n'était pas tout
à fait convaincue, et elle reprit :
— C'est égal, je trouve humiliant d'acheter son linge à Paris.
Des gens comme nous ne devraient presque rien acheter; nous
devrions produire tout ce qui nous est nécessaire.
— Même les enfans? s'empressa-t-il de dire, heureux de la tran-
sition qu'elle hii fournissait bénévolement. Je crois cependant que
tu aimeiais mieux les acheter tout faits au prix courant. As-tu pris
ton parti sur cette délicate affaire?
Ele eut un sursaut, ayant deviné sur-le-champ ce qu'il avait
dans l'esprit. Puis, laissant Là le linge qu'elle éiait en train de visi-
ter, elle ôta ses lunettes, qu'elle posa sur le tas. et regarda autour
d'elle pour se chercher un siège. L'habitude elle se contentait d'une
chaise de joncs, dont son échine bien droite eflleurait rarement le
dossier. Cette fois, attirant à elle un fauteuil en cuir qui ne servait
que dans les grandes occasions, elle s'y établ t avec une gravité
de circonstance. En ce moment, sa figure comme son attitude était
imposante ; elle avait son air des grands jours. Cette petite femme
fluette et maigre avait, quand elle le voulait, une majesté presque
royale; on sentait que, malgré ses mains calleuses, malgré son teint
hâlé, elle était située très hautdansla hiérarchie de l'espèce humaine.
Il y a des marquises qui sont des bourgeoises, il y a des paysannes
qui ont des yeux et un orgueil de reine; M. Larrazet n'était pas
seul à s'en apercevoir. Prenant le taureau par les cornes :
— Gageons que lu veux te marier, dit-elle d'une voix saccadée.
Il ne répondit que par un signe de tète, et elle se tut un instant
pour raisonner avec elle-même. Elle se dirait : « (]ela devait arri-
ver, et je n'ai pas le droit de lui en vouloir. C'est moi-même, qui lui
ai tourné l'esprit de ce côté. Je ne savais que décider, il a décidé
pour moi. Il faut être raisonnable. Que la volonté du ciel s'accom-
plisse ! »
— Ah! tu veux te marier! reprit-elle avec un sourire forcé. Et
qui épouses-tu?
Il ne disait mot.
— Tu veux donc que je devine?
Son menton dans sa main, elle passa aussitôt en revue tout ce
qu'il y avait de filles à marier dans la grande culture, car elle n'ad-
mettait pas un instant qu'il prît une femme ailleurs. Autrement,
c'était la fin de tout et le monde n'en avait pas pour trois jours.
— Est-ce Marguerite Bourgerei? reprit-elle... Oh! bleu, cela me
chagrine un peu. Si c'était sa sœur Louise, à la bonne heure, en
voilà une qui te conviendrait! Malheureusement, il n'y faut pas
songer, elle est mariée depuis deux ans. Mais Marguerite n'est pas
ton iait. Veux-tu savoir? pas plus tard qu'il y a huit jours, la cou-
7A2 REVUE DES DEUX MONDES.
sine de Catherine qui est à leur service me disait qu'elle n'est pas
commode, qu'elle est très volontaire, qu'elle a ses quintes..,.
— llassure-toi, dit-il, ce n'est pas Marguerite Bourgeret.
Elle vira aussitôt de bord :
— Eh bien! tout pesé, tout calculé, je le regrette un peu, dit-
elle. Marguerite a ses petits défauts, mais sa mère assure qu'elle a
de l'ordre, beaucoup d'ordre... Hum! qui est-ce donc? Serait-ce
Sophie Lanterneux?... Ce n'est pas elle? Ah! c'est dommage, elle
est gentille, cette petite. Je la regardais l'autre dimanche à la messe
et je me disais : a En voilà une qui me plairait pour bru et je ferais
bon ménage avec elle. »
M'"® Paluel mentait impudemment. Elle n'avait jamais rencontré,
ni à l'église ni ailleurs, une filie quelconque qu'elle eût souhaité
d'avoir pour bru. Elle ne trouvait de qualités qu'à celles qui étaient
déjà mariées; autant vaut dire qu'elle ne faisait grâce qu'aux hrus
impossibles.
— Allons, j'y suis, poursuivit-elle, c'est Alice Cambois.
Il ne dit ni oui ni non, et elle crut avoir rencontré juste.
— Dieu me garde d'en médire! mais, là, je trouve shigulier que
tu te sois coiffé d'elle, car en conscience elle n'est pas jolie. Je sais
bien que la figure... il ne faut pas trop y tenir, à la figure... Mais
enfin je n'aurais pas été fâchée que ta femme fût agréable à regar-
der, qu'on dît en vous voyant passer : « 11 a eu bon goût, il a su
choisir, n Je ne voudrais pas te désobliger, mais cette Alice Cam-
bois est vraiment laide. Es-tu bien sûr qu'elle ait le nez tout à fait
à sa place?
— La fille que je compte épouser, lui dit-il, n'est point laide,
elle a le nez à sa place et ne s'appelle pas Alice Cambois. C'est tout
simplement la plus jolie fille de la Brie.
— La plus jolie fille de la Brie? fit-elle. Ah! ceci est un autre
défaut. Il est bien de n'être pas laide, mais il ne faut pas avoir tant
de beauté que cela. Autrement, gare la coquetterie, le goût des
affîquets et tout ce qui s'ensuit !
Elle se tut un moment pour passer de nouveau en revue toutes
les fermes de Seine-et-Marne, qu'elle connaissait de près ou de loin,
Elle y trouvait beaucoup de filles agréables, elle n'y découvrait
aucune de ces beautés éclatantes qui font retourner les passa ns.
— Et où demeure- t-elle, cette merveille?
— Tout près d'ici.
— Je n'y suis plus, la ferme la plus proche du Choquard est
celle du Grand-Yaux, et je ne vois là que des garçons.
— Aussi n'habite-t-elle pas dans une ferme,
La figure de M'"^ Paluel s'assombrit, elle fit un geste de doulou-
reux déplaisir.
LA FERME DU CHOQUARD. 7Zi3
— Eh quoi! dit-elle, nous sommes allé la chercher à Brie?.. Tu
as eu tort, mon garçon. Ce n'est pas fait pour vivre dans dos fermes,
ces bourgeoises de ville... Mais parle donc, je donne ma langue aux
chiens.
11 répondit d'une voix sourde et avec une émotion mal dissi-
mulée :
— Elle n'est pas de Brie, puisque je t'ai dit qu'elle demeure tout
près d'ici. — Il ajouta après un moment d'hésitation : — Son père
est aubergiste.
Elle fit une grimace fort expressive. Puis un trait de lumière tra-
versa tout à coup son esprit; elle bondit dans son fauteuil qui cra-
qua sous elle, et elle s'écria avec un accent de mépris et d'horreur :
— Seigneur Dieu ! je ne voudrais pas croire que ce fût Aleth
Guépie 1
Il se taisait, son silence était un aveu. Elle sentit le rouge lui
monter aux joues et son sang pétiller dans ses veines. Deux éclairs
jaillirent de ses petits yeux noirs, et elle dit d'une voix terrible :
— Le jour où cette fille entrera ici, j'en sortirai, moi, pourn'y
plus revenir.
A ces mots, elle regarda tour à tour la lampe, la table ovale, les
rideaux, les murs, les chevrons saillans du plafond, comme pour
les prendre à témoin. Mais elle regarda particulièrement une vieille
pendule à coucou qui lui faisait face. On ne savait qui l'avait acheté,
ce coucou ; depuis trois générations au moins il était toujours à la
même place, dans la salle à manger du Choquard. Il avait eu des
malheurs, des enroùmens, des détraquemens ; on l'avait bien sou-
vent raccommodé, mais c'était toujours le même coucou, il était de
la famille, et quand on traitait d'affaires intimes, M'"® Paluel en appe-
lait à lui. Il avait bonne mémoire, ses souvenirs ne s'embrouillaient
jamais, il connaissait les questions, les antécédens et les précé-
dons ; ce juge intègre, dont la probité ne se laissait point cor-
rompre, avait à cœur l'honneur des Paluel, et la reine mère ne
doutait pas en ce moment qu'il n'entrât dans sa colère, qu'il ne fût
résolu comme elle à ne pas boire cette honte, à s'en aller plutôt
clopin dopant, lui aussi, quand cette fille entrerait.
Cependant Robert s'était levé en disant :
— ..Je croyais que nous raisonnerions. Dè^ l'instant que tu te
fâches, bonsoir! nous causerons plus tard.
Il gagnait déjà la porte; elle lui fit signe de retourner à sa place,
de se rasseoir, et il se rassit, tandis qu'elle faisait un énergique
effort sur elle-même pour refouler sa colère dans les profondeurs
de ses entrailles. Cette opération lui parut mille fois plus difficile
que de taire rentrer dans sa mue une oie aU'iimée de grand air.
— Raisonnons, puisqu'il te plaît de raisonner, dit-elle d'un ton
744 REVUE DES DEUX MONDES.
plus tranquille. Mais tu comprends que la surprise, rémotion...
j'en ai été comme sulloquée, comme étranglée... Soit! raisonnons.
Tu l'as donc rencontrée, cette Aleth Guépie? Tu as causé avec elle?
— Plus d'une fois, et à chaque fois elle m'a plu davantage. C'est
la seule fille que j'aie jamais été tenté d'épouser.
— Ah ! [)our jolie, mon Dieu ! mettons qu'elle le soit. Quand on
n'a pas le sou, c'est bien le moins qu'on ait le nez bien fait. Mais
est-elle vraiment si merveilleuse?.. Moi, je la trouve trop grasse et
trop courte de taille; c'est ce que j'appelle une ragote... Tu vois
bien que je ne me fâche pas, que je raisonne... Réellement, Robert,
tu aimes cette couleur de cheveux?
Elle était sincère; elle estimait en conscience que le brun, le
châtain et le blond tranquille, un peu fade, sont les seules couleurs
qui soient de mise dans la grande culture, que des cheveux roux y
sont une inconvenance, une incongruité.
— Mais parle... Où l' as-tu vue?
— Nous nous sommes rencontrés par hasard.
— Oh! par hasard! dit-elle en s'échautîant de nouveau. Comme
si ces Guépie faisaient rien par hasard! Tu crois bonnement au
hasard des Guépie?.. Ils ont tendu leurs filets, lu y es tombé. Dieu
nous garde !
A son tour, il se fâcha un peu et répondit sur un ton d'amère
ironie :
— J'aurai bientôt trente et un ans, j'ai vu le monde, j'ai été
marin, je suis allé àla Martinique, j'ai rencontré beaucoup d'hommes
et beaucoup de femmes, et voyez un peu l'imbécile que je suis! je
me laisse prendre au premier traquenard venu.
— Ces donzelles sont de si fines enjôleuses! Quand elles se
mêlent de vous jeter de la poudre aux yeux!.. Celle-ci surtout, qui
n'a que sa beauté pour la faire vivre. £t vraiment sait-on ce que
c'est, cette fille-là? Après lui avoir fait garder les dindons, ils en
ont fait une demoiselle. Il faut bien qu'elle amorce sa ligne pour
attraper un monsieur; car on entend jouer à la dame, s'amuser, et
c'est le monsieur qui paiera... Mais laissons cela, car tu m'as l'air
de te fâcher à ton tour... Dis-moi seulement, Robert... oui, Robert,
mets-toi un peu à ma place et dis-moi ce que je deviendrais, si
demain les Bourgeret, les Lanterneux et les Cambois, apprenant que
tu te maries, venaient me demander qui tu épouses... Crois-tu que
je ne mourrais pas de confusion si je devais leur confesser que mon
fils épouse une fide dont le père est un cabarelier de dixième ordre
et dont la mère a été cuisinière chez une Anglaise?... lih! bon
Dieu, je le dis comme je le pense, il m'en coûterait moins de leur
apprendre que tu épouses Mariette Sorris, ajouta-t-elle brutalement.
Et elle lui montrait du doigt, par-dessus son épaule, Ihumble
lA FERME DU CHOQUARD. 7A5
fille du porte-balle, dont le saisissement clait lel qu'elle eût été
incapable de décider si la chemise qu'elle reprisait ou faisait sem-
blant de repriser avait deux poitinets ou n'en avait qu'un.
— Que veux-tu? répliqua-t-il. En traversant l'océan, j'y ai noyé
quelques-uns de mes ])réjugés.
— Des préjugés ! des préjugés ! c'est bien vite dit... Moi je pense
que. dans ce monde, il faut que chacun se tienne à sa place, sans
vouloir ni monter ni descendre, et qu'il est bon de se marier entre
soi, sans sortir de sa classe. Autrement tout est pêle-mêle, et il n'y
a plus d'ordre ni rien du tout, et le bon Dieu lui-même ne pourrait
plus s'y reconnaître.
— Ah ! parlons-en de ton bon Dieu, lui dit-il. A ce qu'on prétend,
il ne méprisait pas les péagers ni les gens de rien. Que Jais-tu de
ta religion, je te prie?
Elle ne releva pas cet argument: mais elle fit à part elle plusieurs
réflexions. Elle songeait que si le bon Dieu a vu mauvaise compa-
gnie sur la terre et vécu en de bons termes avec des gens de rien,
ce n'est peut-être pas le plus beau trait de son histoire, mais que
du moins il ne leur a jamais demandé leur fille en mariage. Elle
songeait aussi que ce même bon Dieu est le maître de faire ce
qu'il lui plaît, que quoi qu'il fasse, il sait toujours s'arranger pour
ne pas se compromettre, et que si les Bourgeret, les Lanterneux
et les Cambois s'avisaient de lui demander des explications, il les
enverrait promener. Mais les Paluel n'étaient pas dans le même
cas, leur situation était tout autre, ils n'avaient pas le droit d'en-
voyer promener les gens, et elle se voyait déjà en présence des ques-
tionneurs, dont les uns ricanaient sous cape, dont les autres pre-
naient des airs compalissans, et il fallait leur répondre, et elle res-
tait devant eux embarrassée, interdite, cherchant des biais, suant
d'angoisse. Quel supplice ! Elle en frémissait d'avance.
Elle garda ses réflexions pour elle, et changeant de thème :
— Que ce Richard Guépie soit sans sou ni maille, je consens à le
lui pardonner. Mais, à défaut d'écus, il a un sac de honte. L'a-t-il
vidé devant toi?.. Ce billet qu'il avait signé à son frère, ce billet
qu'il a fait disparaître...
— Il a été mis hors de cour, interrompit-il. Je ne me pique pas
d'être plus sévère que les juges.
— Bien, laissons ce billet tranquille. Mais oseras-tu nier que ce
Richard soit un homme sans honneur, dont la parole vaut du vent,
une sorte d'axenturier qui a déjà crevé deux ou trois métiers sous
lui, un lâi-he paresseux, qui voudrait vivre sans faire œuvre de ses
dix doigts ?. . Ces gens-là ont toujours été aux crochets de quelqu'un.
Celte Anglaise a été longtemps leur vache à lait. Elle s'est rema-
riée, elle les a lâchés, dit-ou; il leur faut une autre vache à traire,
746 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est toi qu'on a choisi... Dis-moi franchement, ton futur beau-père
ne t'a-t-il pas déjà emprunté quelque argent?
— Certainement, dit-il, deux ou trois cent mille francs, je ne
me rappelle plus très bien le chiffre.
— Oh ! s'il ne t'a encore rien demandé, un peu de patience, cela
viendra plus vite que tu ne crois... Mais vraiment je ne sais plus
que penser, je ne sais plus où j'en suis... Quoi! cela ne te ferait
rien d'entrer dans la famille de ces gens-là, de frayer avec eux, de
mettre ta main dans ces mains sales?.. Réponds-moi, je te prie,
qu'en dirait ton père ?
Il répliqua :
— Laissons les morts tranquilles ; il est si facile de les faire
parler !
A ces mots, la colère de M'"'' Paluel se ralluma subitement comme
un feu d'épines qu'on croyait éteint au milieu d'un champ et qui
tout à coup jette une grande flamme claire.
— Eh bien ! moi qui ne suis pas morte, s'écria-t-elle, je te
déclare, Robert, que tous ces Guépie sont des planches où le pied
enfonce, que tous ces Guépie sont du bois pourri où l'on voit courir
les vers, et Seigneur Dieu! je n'entends pas qu'il entre de la pour-
riture ici.
Il s'était promis de ne pas s'emporter, d'être infiniment doux et
patient. Malgré cette violente insulte faite à son amour, il dit : Paix !
à son sang qui bouillonnait, et il resta maître de lui.
— Je n'épouse pas le père qui est cabaretier, répondit-il tranquil-
lement; je n'épouse pas la mère qui a été cuisinière chez une
Anglaise. J'épouse une charmante fille, qui n'est pas responsable
des torts qu'ont pu avoir ses parens, et tu la jugeras d'une autre
façon quand tu lui auras fait l'honneur de la voir et de la connaître.
Elle dénoua brusquement les brides de son bonnet qui la gênaient
et l'ètouffaient, et passant de la violence au sarcasme :
— Mais c'est donc une sorcière que cette créature! Elle t'a jeté
un charme... Raconte-moi un peu les finesses dont elle s'est ser-
vie, ou plutôt ne me dis rien, je sais tout, je vois d'ici ses chatte-
ries, ses simagrées, ses roulemens d'yeux... Tu as beau soutenir le
contraire, elle t'attendait embusquée derrière un buisson, elle te
guettait, et quand tu as passé, elle a raccroché ce beau monsieur
qui avait traversé l'océan, qui avait vu la Martinique et tant d'hommes
et tant de femmes... Dieu 1 comme elle a dû rire et se moquer de
toi, cette drôlesse, en te voyant entrer dans sa nasse!
Cette fois, la patience lui échappa, et il s'écria :
— Tu as raison, il faut qu'elle soit sorcière, cette drôlesse, naais
elle est bien plus fine que tu ne penses, puisqu'elle n'a pas eu
besoin de venir me chercher et que c'est moi qui ai couru après
LA FERME DU CHO(>UARD. ikl
elle... Écoute bien, la première fois que je l'ai vue, elle m'a tant
plu que je l'ai embrassée de force sur les deux joues, elle m'en a
voulu, je lui faisais peur; pendant trois semaines, elle n'est pas
sortie de chez elle, tant elle craignait do me renconlrei^, et j'étais
comme fou de ne pas la revoir. Mais tout s'est arrangé, elle a dû
sortir enfin pour aller à l'enterrement de la fille du grainetier, et je
l'ai rencontrée dans l'église de Brie, où elle priait le bon Dieu de
tout son cœur, car cette créature a le même bon Dieu que toi, et
elles prient quelquefois, ces sorcières. Elle a tenté de m'échapper,
je lui ai barré le chemin, je l'ai suppliée de me donner un rendez-
vous, elle s'est fâchée, elle a refusé, et chaque soir j'allais rôder
autour de sa maison, jusqu^'à ce que j'aie appris qu'on lui oflrait une
place de gouvernante en AngleteiTe, qu'elle était résolue à partir
pour ne plus me voir, sur quoi je lui ai fait demander par son père
de retarder un peu son départ, afin que j'eusse le temps de te par-
ler... Voilà toute l'histoire, et dans cette histoire je ne vois pas de
drôlesse, je n'y vois qu'un drôle, c'est moi.
Bien que M'»® Paluel fût convaincue qu'il y avait dans cette his-
toire une drôlesse assez habile pour cacher son jeu, elle ne pouvait
douter des avances qu'avait faites son fils, de l'ardeur qu'il avait
mise dans ses poursuites. Elle en éprouva un sentiment d'indicible
humiliation, et pour un moment la colère fit place à la honte. Sai-
sissant de ses deux mains les deux bras de son fauteuil, où elle
laissa l'empreinte de ses ongles, elle dit d'une voix sombre qui sem-
blait sortir d'une caverne :
— En voilà assez, Robert, je suis édifiée, et ceci est mon dernier
mot. Choisis entre Aleth Guépie et ta mère, il n'y a pas dans cette
maison assez d'air pour cette fille et pour moi.
Il se leva de nouveau, et prenant entre ses doigts crispés sa pipe
d'écume qu'il avait oubliée sur une console, il en fit voler le four-
neau en éclats et jeta violemment à terre ce qu'il en restait. Cette
exécution le soulagea, et il dit sur un ton presque doux :
— Mère, je te donne six mois pour réfléchir. Si, le l®"" mai de l'an
prochain, tu persistes à répéter ce que tu viens de dire, je ne me
marierai pas, je resterai garçon jusqu'à ma mort. Mais je te prie de
ne pas m'en vouloir si le chagrin me rend malade et si cette mai-
son, où je ne suis revenu que pour te faire plaisir et dans laquelle
il n'y a pas assez d'air pour elle et pour toi, n'est plus pour moi
qu'une prison.
A ces mots, il sortit.
Pour la première fois, Mariette venait d'assister à une scène entre
la mère et le fils, et quelle scène! La pauvre enfant, tout atterrée,
avait les lèvres aussi blanches que la chemise qu'elle essayait en
7â8 REVUE DES DEDX MONDES.
vain de raccommoder. Le mot brutal que lui avait décoché M""® Pa-
luel n'était pas ce qui l'afleclait le plus; elle se rendait justice, elle
sentait son néant. Mais quoi! pouvait-il se faire que celui qui était
si haut dans ses pensées, cet être à part^ supérieur, semblait-il, à
toutes les faiblesses humaines, fût tombé follement amoureux d'Aleth
Guépie et l'eût embrassée de force? Était-il bien vrai que cette
fille extraordinaire, que cette créature privilégiée et prodigieuse-
ment heureuse eût senti un jour sur ses deux joues les lèvres impé-
rieuses et hautaines de ce grand homme, qui s'en servait quelque-
fois pour sourire, pour parler ou pour sifller, mais qui n'embrassait
jamais? Cette pensée était pour elle un abîme où elle se perdait, un
océan, et l'eau de cet océan lui était amère.
Elle fut tirée de sa profonde et triste rêverie par la voix du cou-
cou, lequel marquait neuf heures et s'était mis à chanter. Elle en
fut tirée plus brusquement encore par M""® Paluel, qui lui arracha
des mains la malheureuse chemise, en lui criant d'une voix stri-
dente :
— Le joli travail que tu as fait là ! Va bien vite te coucher, pares-
seuse, au lieu de gâcher ainsi l'ouvrage.
Elle se hâta d'obéir, et M'"'' Paluel resta seule avec sa colère et
avec le coucou, dont ses regards sollicitaient le témoignage et l'im-
puissante sympathie. Au bout d'une demi-heure, elle sortit à son
tour. En traversant la cuisine, elle promena autour d'elle des yeux
flamboyans, dans l'espérance de découvrir quelque trace de désordre,
de négligence et une occasion de décharger sa bile. Mais Catherine
était une fille bien dressée, bien stylée; on ne la prenait jamais en
faute. Toutes choses étaient en ordre, les marmites avaient été soi-
gneusement récurées, pas un torchon ne traînait, les tables étaient
aussi nettes que la pelure d'un oignon, les casseroles s'alignaient le
long de leur mur, chacune à sa place, et reluisaient. M'"® Paluel
monta à sa chambre, qui était située au premier étage. La cage de
l'escalier parut frémir à son approche et les marches tremblèrent
sous elle; c'était une tempête qui passait.
Vin.
Le lendemain, dans le courant de la matinée, Robert eut en pré-
sence d'Aleth un entretien avec Richard Guépie, à qui il rendit
compte de la scène de la veille. Il avoua que les résistances de sa
mère étaient plus vives et promettaient d'être encore plus tenaces
qu'il ne s'y était attendu; mais il ajouta que rien n'était désespéré,
qu'il trouverait bien moyen de la fléchir, de la ramener, et il demanda
qu'on lui accordât un délai de six mois. Maître Richard fit grise
LA FERME DU CHOQUARD. 749
mine à celte proposition, qui le contrariait beaucoup. Il hochait l^
tête, se récriait ; le délai lui semblait trop long, il craignait les acci-
dens et qu'on ne prît le ron^an par la queue. En cette rencontre,
Aleth fit preuve d'une sensilnlilé vraiment touchante et d'un absolu
désinicrt'ssenient. Elle représenta à Robert tous les ennuis aux-
quels il allait s'exposer pour elle, elle l'engngea à l'abandonner. En
même temps, elle le regardait de ses yeux les plus chatouillans et
lui donnait à entendre que le sacrifice serait cent fois plus dur pour
elle que pour lui. Mais c'était plus sage, il fallait se faire une rai-
son. Qu'il la laissât partir, il l'aurait bientôt oubliée. Il lui repartit
qu'il aimait mieux mourir que de renoncer à elle, il la supplia de
patienter un peu, et à ses supplications se mêlèrent des emporte-
mens, indigné qu'il était de trouver partout des résistances. On
finit par s'arranger, le sursis fut octroyé. Mais Guépie déclara
qu'aussi longtemps que l'aflaire ne serait pas dans le sac, on ne se
verrait que rarement et jamais en tête-à-tête; il voulait être là. Il
prononça cette déclaration du ton d'un père aussi tendre que rigide,
qui lient plus à la vertu de sa fille qu'à tous les biens de la terre.
En réalité, il se plaçait au point de vue d'un commerçant qui n'en-
tend pas prêter sa marchandise ni l'exposer à aucun hasard avant
d'en avoir trouvé le débit ; il savait qu'une marchandise avariée ne
se vend plus.
— Oui, mon beau garçon, nous y tiendrons l'œil, disait-il en lui-
même à Robert. Tu ne l'auras ni ne la caresseras avant de lui avoir
mis sur la tète une couronne de fleurs d'oranger. Si tu caressais, tu
n'épouserais pas.
La dernière semaine d'oc'obre s'écoula, puis vint novembre, pen-
dant lequel il plut beaucoup, puis décembre, qui amena la neige.
Vers le premier de l'an, la température se radoucit; à la fin de jan-
vier, il gela très dur et les arbres fruitiers souffrirent, après quoi il
y eut un printemps précoce, si bien qu'au milieu de février les nar-
cisses jaunes étaient en fleur dans les bois et qu'il y avait des vio-
lettes au pied des grands chênes encore habillés de leurs feuilles
jaunes. Mais ni la pluie, ni la neige, ni le gel, ni les brises tièdes,
ni les narcisses et les violettes ne changèrent rien à ce qui se pas-
sait dans les cœurs. Chacune des deux parties attendait que l'autre
cédât et semblait compter sur un miracle. Il ne s'en fit point ; dans
ce siècle d'incrédules, la Providence en est avare.
La mère et le fils vivaient, mangeaient, buvaient ensemble comme
à leur ordinaire ; ils se disaient bonjour le matin, bonne nuit avant
de s'aller coucher. Le parler était bref, les voix étaient rêches. Au
surplus, ils ne causaient que dans les cas de nécessité urgente, à
propos des afïaires du ménage, et de part et d'autre on évitait avec
750 REVUE DES DEUX MONDES.
soin le sujet dangereux, sachant bien qu'il suffirait d'un mot pour
déchaîner les autans et faire éclater la tempête. Sous les propos
qu'ils échangeaient, on sentait des profondeurs de silence. Mariette
voyait venir avec effroi l'heure des repas. De sa place, levant furti-
vement les yeux, elle considérait ces deux visages où se révélaient
deux volontés ennemies. 11 lui semblait que le choc de ces deux
rochers allait l'écraser.
Elle avait depuis longtemps une idée qui lui trottait dans la tête;
elle n'avait jamais vu face à face Aleth Guépie, elle voulait la voir,
examiner de près cette fatale créature qui venait de troubler à
jamais la tranquillité du Choquard et le bonheur de Mariette Sorris.
Un soir que M""' Paluel, n'ayant personne autre sous la main, l'avait
envoyée faire une commission pressée à Mailly, comme elle reve-
nait, sa lanterne à la main, elle constata qu'il y avait de la lumière
à l'auberge de la Renommée et que la porte en était entr' ouverte.
Si peu rusée qu'elle fût, elle s'avisa d'une ruse de guerre, elle sout-
fla sa lanterne et entra dans l'auberge pour la rallumer. Aleth était
assise au comptoir, écrivant une lettre pour son père, qui en atten-
dant d'utiliser sa beauté , voulait tirer parti de son orthographe.
Elle s'y prêtait complaisamment, car à de certaines heures le fié-
vreux ennui d'une trop longue attente pesait à son impatience. Le
front penché, les cheveux un peu ébouriffés, elle était en train
d'arrondir une panse d'«^ quand Mariette s' approchant, elle releva
la tête et lui passa d'un air royal une allumette. Son humble rivale
la contemplait éblouie et consternée. Le monstre lui paraissait plus
beau qu'elle ne se l'était figuré ; il lui semblait que quand une fois
on avait fait la folie d'aimer ses yeux verts, ils vous tenaient un
homme jusqu'à son dernier soupir.
Elle sortit de l'auberge tellement émue et troublée que cette fille
si adroite alla buter contre un tas de pierres et que la secousse lui
fit lâcher sa lanterne, qui s'éteignit à ce coup sans qu'elle s'en
mêlât. Elle eut de la peine à la ramasser, et le carreau en était
brisé. Cette aventure lui attira une verte mercuriale. M'"' Paluel
avait de la colère à dépenser sur tout le monde et elle était plus
impitoyable que jamais pour les moindres peccadilles. Faute de
mieux, elle grêlait sur le persil.
Si on parlait peu dans la salle à manger de la ferme du Cho-
quard, on parlait beaucoup dans la cuisine de l'auberge de la
Renommée, et même on n'y déparlait pas, mais on ne s'entendait
pas toujours. La pessimiste Palmyre déclarait l'affaire manquée, la
partie perdue; elle en prenait prétexte pour dauber sur les éter-
nelles et absurdes espérances de son mari, sur ses imaginations
chimériques, sur ses châteaux en l'air, sur les alouettes qui lui
LA. FERME DU CHOQUARD. 751
tombaient du ciel toutes rôties et que personne n'avait jamais
vues, sur ses projets qui s'écroulaient l'un après l'autre comme
des capucins de caites. Sous l'impression de ces railleries, l'opti-
miste Richard commençait à s'inquiéter, à perdre cœur, il avait
tenté autrefois de concluie un marché avec M""" Joséphine Paluel ;
il s'était flatté d'obtenir d'elle qu'on lui permît de prendre chaque
jour sa provision de lait à la ferme, où on ne le vendait jamais au
détail. Charmée de celte occasion de lui témoigner son mépris, elle
l'avait éconduit avec une verdeur dont il lui souvenait.
— Je crains que ta mère n'ait raison , disait-il à sa fille. Cette
sotte femme ne se rendra jamais.
— Patience! répondait- elle, c'est ce que nous verrons.
Dans son découragement, il en était venu à concevoir un autre
projet, que Paimyre daignait approuver. Lesape, qui aimait à faire
son pot à part, ne dînait ni ne couchait à la ferme. Il s'était loué
une chambrette à Mailly, où il faisait lui-même sa petite cuisine,
dans laquelle les tripes et la fressure jouaient un grand rôle. Mais,
comme on sait, il lui arrivait souvent après son souper d'aller pas-
ser une heure à la Renommée pour y boire la goutte et y lire le
Petit Journal. Guépie avait entendu dire que, sans en avoir l'air,
l'homme de confiance de Robert Paluel était un homme d'étoffe et
d'avenir, qu'il avait du foin dans ses bottes, qu'écu après écu il
mettait beaucoup d'argent de côté, non pour l'enterrer dans des
bas de laine, mais pour le placer à sa convenance, et que tout der-
nièrement, il avait acheté dix obligations de chemins de fer. On pré-
tendait aussi qu'il ne resterait pas éternellement au Choquard, qu'il
préférait le commerce à l'agriculture, qu'il caressait l'idée d'aller
exercer à Paris, au service de quelque grosse maison, son talent de
vendre et d'acheter. Il y avait du vrai et du faux dans tout cela,
Lesape ne disait ses affaires à personne. Mais Guépie se trom-
pait grossièrement quand il s'imaginait que cet honnête et madré
Briard pouvait être un parti pour sa fille. Il n'était pas homme à
épouser une fille pour ses beaux yeux. S'il avait eu des attentions
pour Mariette Sorris, c'est qu'il la jugeait douée de tous les talens
qui font les bonnes ménagères. Encore ne l'eût-il pas choisie si elle
n'avait dû lui apporter en dot que sa coiffe de nuit: mais il lui con-
naissait de petites économies qu'elle devait aux libéralités de son
patron, et il était sûr que Robert ne s'en tiendrait pas là. Le refus
de Mariette ne l'avait point découragé, il se promettait de revenir à
la charge en temps et heu. Quant à épouser une Aleth Guépie, il
riait dans sa barbe à la pensée qu'on pût le croire capable d'un tel
coup. Il était le moins romantique de tous les enfans de la Brie ; il
laissait ce morceau de roi aux gourmets et aux délicats, cette demoi-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
selle à ceux qui les aiment, celte oisive à ceux qui n'ont pas besoin
qu'on les aide. Cela n'empêchait pas Guépie de tourner beaucoup
autour de lui, de lui faire de discrètes avances. Lesape le voyait
venir et se donnait l'air de n'entendre malice à rien. — Tourne seu-
lement, pensait-il. Tu as bien trouvé ton horame, mon gaillard!
Lesape mange, mais il n'est pas lait pour être mangé. — Guépie
devenait-il trop pressant, il s'enfonçait dans la lecture de son jour-
nal, et quoique le format n'en fût pas grand, sa tête y disparaissait
tout entière, y compris ses oreilles. Mais Guépie ne se rebutait pas.
Il aurait voulu que sa fille lui vînt en aide, qu'elle se réservât Lesape
comme pis-aller. Il tâchait de lui insinuer que, quand on ne peut
épouser Dieu le père, c'est encore quelque chose d'épouser l'un de
ses saints. Elle le renvoyait bien loin, en disant :
— Ou lui ou personne.
L'imperturbable assurance de sa fille lui rendait un peu de la
sienne ébranlée par les doutes persistans de sa femme. Il n'en était
que plus attentif à veiller au grain, à ne jamais laisser les amou-
reux seul à seul. Robert avait beau s'ingénier pour se ménager un
tête-à-tête, il voyait arriver cet inévitable père, tour à tour solennel
ou doucereux, impudent ou flagorneur. Il se tenait à quatre pour
ne pas le souffleter et trouvait qu'on lui faisait payer bien cher ses
joies futures. Mais un regard provocant d'Âleth, le rayonnement
de son sourire, suffisaient pour le consoler, en promettant à ses
sens et à son cœur des fêtes qui le dédommageraient au centuple
de tous ses écœuremens.
Depuis longtemps l'affaire s'était ébruitée. Convaincu qu'il était
de son intérêt de faire beaucoup de tapage, Guépie se plaignait à
tout venant que sa fille était bien malheureuse, il gémissait publi-
quement sur les épreuves et les tribulations de sa chère poulette, il
maudissait ceux qui l'avaient compromise et qui maintenant lui
tenaient le bec dans l'eau, répétant cent fois par jour qu'elle n'était
pas allée chercher les gens, qu'on était venu la relancer chez lui et
sous l'aile de sa mère. Bref, il remplissait le pays de ses doléances,
de ses récriminations, et le pays s'occupait de ce grand débat autant
que jadis Vérone s'était intéressée à la querelle des Montaigus et des
Gapulets. Les avis étaient partagés. Les uns disaient que les Guépie
étaient des intrigans, que leurs prétentions étaient ridicules, que le
Choqiiard était un trop gros morceau pour eux, qu'ils en seraient
pour leurs frais d'espérance et d'industrie. Les autres déclaraient
que M'"'^ Paluel était une orgueilleuse qui portait le front trop haut,
ils daubaient sur les insolences de la grande ferme, et ils profitaient
de cette occasion pour affirmer les principes de 89 et la sacro-sainte
égalité de toutes les cultures, de la grande et de la petite.
LA FERME DU CHOQUARD. 753
Si les hommes causaient, les femmes jasaient bien plus encore.
Le lavoir est dans les villages l'endroit où arrivent et d'où se répan-
dent les nouvelles, l'endroit où l'on commente en les embellissant
ou les enlaidissant toutes les histoires de mariages à moitié faits ou
à moitié défaits, les querelles domestiques et le reste. Sous leur
lavoir couvert, les commères de Mailly,tout en s'escrimant de leurs
battoirs sur leurs tapons, en débitaient de belles. Elles racontaient
que l'affaire était allée plus loin qu'on ne pensait, qu'il y avait un
poupon en chemin, que c'était pour cela qu'Aleth se celait, mais
qu'on ne s'épouserait pas, que les Paluel en seraient quittes pour
faire un sort à la mère et à l'enfant. Elles soutenaient que Guépie
réclamait trente mille francs, qu'on ne voulait lui en donner que
vingt. Les jeunes se disaient tout bas que Robert Paluel était un
bien beau garçon et que vingt mille francs sont un joli denier, elles
se sentaient disposées à tenter l'aventure. Mais une vieille sibylle
assurait que les Paluel étaient des gens aussi avisés que seirés et
qu'ils s'en tireraient sans bourse délier. C'était là-dessus qu'on dis-
putait; mais tout le monde tombait d'accord que le mariage était
impossible. Une Guépie épousant un Paluel! C'était contraire à
toutes les lois de 'a nature et de l'histoire de la Brie.
Dans les premiers jours de mars, on put croire que Robert com-
mençait une maladie; cette situation qui se prolongeait avait pris
sur sa santé, si robuste qu'elle fût. 11 ne s'occupait pas moins de
sa ferme et de ses champs; il avait une volonté de fer. Mais il était
nerveux, irascible, s'emportait pour des bagatelles et ses joues se
creusaient ; il était devenu, selon le mot de Lesape, j-une comme
un coing. Lesape n'y comprenait rien ; Lesape n'admettait pas qu'un
homme sensé eût d'autres passions que la passion de son intérêt
et qu'il jaunit parce qu'une fille lui plaît et qu'il ne peut s'en don-
ner la jouissance. Passe encore quand la dot est ronde! Mais une
fille qui n'a rien ! Là, c'était incompréhensible.
Comme Lesape, M™^ Paluel ne pouvait se dissimuler que la santé
de son fils était en souffrance, et elle-même souffrait du long silence
qu'elle s'était imposé; les maux dont on ne parle pas lui paraissaient
les plus insupportables de tous. Elle n'avait pas jauni, mais ses yeux
brillaient d'un éclat fiévreux. Un matin qu'elle avait affaire au mar-
ché de Brie, elle en profita pour se glisser en tapinois chez M. Lar-
razet à l'heure de sa consultation. Elle se soulagea en pleurant dans
le gilet du docteur; elle le prenait pour juge, elle lui disait : A ma
place, ne feriez-vous pas comme moi?
— Je vous confesse, madame Paluel, lui répondit-il,que si j'avais
un fils, je ne le verrais pas sans inquiétude épouser une Aleth Gué-
pie. J'ai peu de goût pour les déclassées; je suis convaincu que
TOME i.v. — 1S82. 48
75Û REVUE DES DEUX MONDES.
pour une qui tourne bien, il y en a dix qui tournent mal. Il est
possible que j'aie raison, mais il est possible que je me trompe.
— Vous n'en êtes pas sûr, monsieur Larrazet? dit-elle avec indi-
gnation.
— Je suis absolument certain que la ciguë est un poison stupé-
fiant ; je ne le suis pas autant que M"" Guépie soit destinée à em-
poisonner la "vie de son mari.
j^jme Paluel n'était pas femme à s'accommoder de cette sagesse à
la Marphurius; elle faisait à l'oracle l'honneur de le consulter; elle
n'admettait pas que l'oracle mît des si^ des mais et des distinguo
dans ses réponses.
— Je vous dis, moi, qu'aussi sûr que j'existe, elle tournera mal.
Je la regardais l'autre jour à l'église, elle a le diable dans les yeux.
— Que voulez-vous, madame Paluel ? je ne suis pas aussi habile
que vous à reconnaître le diable dans les yeux de mon prochain. Je
ne l'ai vu nulle part, ce grand personnage, ni là ni ailleurs. Je crois
au surplus, pour vous dire toute ma pensée, que de bonnes leçons et
de bons exemples peuvent beaucoup pour changer le caractère
d'une jeune fille. Si ce mariage se faisait...
— Il ne se fera pas, interrompit-elle vivement.
— S'il se faisait, vous dis-je, il pourrait arriver que moyennant
beaucoup d'affection et sous la vigilante tutelle d'une belle-mère telle
que vous...
— 11 ne s'agit pas de moi, interrompit-elle de no'iveau.
Elle entendait qu'on l'approuvât; elle n'entendait pas qu'on se
mêlât de la conseiller. Qu'avait-elle besoin de conseils? Ne savait-
elle pas ce qu'elle avait à faire?
— S'il ne s'agit pas de vous, reprit-il, de qui s'agit-il?
— De mon fils, de la folie qu'il veut faire et qu'il faut l'empê-
cher de faire.
— Dame ! considérez qu'il vous a fait un grand sacrifice en s'en-
gageant à ne pas se marier sans votre aveu, puisque après l'âge de
trente ans, à défaut de consentement sur un acte resjiectueux, il
peut être passé outre, un mois après, à la célébration du mariage.
— Que dites-vous In, monsieur Larrazet? s'écria-t-elle. Remontez
jusqu'où vous voudrez, il n'y a pas un Paluel et pas un Larget qui
se soit marié sans le consentement de sa mère.
— Peut-être bien ; mais si je sais mon histoire, il y a un George
Larget qui a levé le pied un beau jour et n'a jamais donné de ses
nouvelles.
Elle sourit dédaigneusement : — Et vous le croyez capable de
s'en aller? Allons donc! C'est assez d'un George dans la famille.
— Bon Dieu, dit-il, je compatis à votre chagrin, madame Paluel.
LA FERME DU CUOQUARD. 755
Mais je crois qu'une femme raisonnable et surtout qu'une bonne
mère telle que vous...
— Encore uu coup, il ne s'agit pas de moi, mais de mon fils et
de cette fille qui, s'il l'épouse, le rendra plus malheureux que les
pierres... Et no voyez-vous donc pas que c'est un méchant caprice,
une folle fantaisie qui lui est venue et qui s'épuisera bien vite?
Qu'il en tâte seulement de cette créature! Je ne lui donne pas quinze
jours pour en avoir assez et pour se repentir.
Et se rappelant un mot qu'elle avait entendu au prône, elle
ajouta :
— Monsieur Larrazet, c'est un amour de la chair et du démon,
et ces amours-là ne passent pas la semaine.
— Oh! oh! comme vous y allez, madame Paluel! Laissons le
démon tranquille ; quand la chair est contente, l'esprit est bien près
de l'être, et puis l'imagination brode là-dessus et votre fils en a
beaucoup... Les amours charnelles, comme vous dites, sont sou-
vent les plus tenaces de toutes, et il y en a quelquefois pour toute
une vie.
M. Larrazet avait raison. Spinoza n'a-t-il pas dit que l'amour est
une joie à laquelle s'unit étroitement l'idée de sa cause? Plus la
joie est intense et plus la cause est évidente, plus aussi l'amour a
de chances de durer.
— Je n'en crois rien, s'écria M™" Paluel. Il faut saler la viande
pour la conserver, et le sel... Je veux dire que si le sel empêche la
viande de se gâter, c'est l'estime qui fait durer les attachemens. A
qui ferez-vous croire que mon fils puisse estimer cette (ille?
Elle se tut un instant; elle se grattait la joue, elle avait l'air em-
barrassé. Puis, levant sur M. Larrazet un regard scrutateur, elle lui
dit avec un accent de mystère.
— Vous êtes si savans, vous autres médecins ! N'y a-t-il rien pour
guérir ces choses-là ?
Il se mit à rire tout de bon, lui repartit qu'il n'avait aucune
drogue à lui offrir pour l'usage qu'elle en voulait faire, qu'à sa con-
naissance le seul moyen de guérir les amoureux qui ont le teint
jaune était de leur octroyer la grâce qu'ils désirent. Elle se retira
très mécontente de lui, se disant que la médecine était une pauvre
science ou que du moins M. Larrazet n'était qu'un petit médecin, et
l'envie lui vint d'en aller consulter un grand à Paris. Mais il se pro-
duisit, dès le lendemain, un incident qui absorba toute son attention
et la détourna de son idée.
Comme il traversait la cour, Robert aperçut Mariette agenouillée
devant une oie qu'elle tenait d'une main vigoureuse, tandis que de
l'autre elle la gavait de son mieux, en lui ingurgitant du maïs dans
le jabot à l'aide d'un cntonnoh*.
750 REYDE DES DEUX UONDFSi
— Quelle idée as-tu là? lui dit-il. On n'engraisse pas les oies au
printemps.
— C'est pour la manger à Pâques, répondit-elle.
— Oli! bien, reprit-il, je n'en mangerai pas de ton oie.
Et comme elle le regardait avec des yeux inquiets :
— Veux-tu savoir, ajouta-t-il quelle est la poudre qui guérit de
tous les chagrins?.. On l'appelle la poudre d'escampette.
Sur quoi il s'éloigna, la laissant plongée dans une douloureuse
méditation. Elle n'y tenait plus ; plantant là son oie et sa pâtée, elle
s'en fut trouver M""" Paluel, qui debout sur une chaise devant une
grande armoire, s'assurait que le reste de ses conserves était en bon
état.
— Madame Paluel ! madame Paluel !
— A qui en as-tu? Le feu est-il à la maison?
— Oh! madame Paluel, c'est bien pis... Je vous prie, qu'est-ce
donc que la poudre d'escampette?
Elle le savait très bien, mais en pareil cas on se flatte toujours de
s'être trompée.
— La poudre d'escampette, répondit rudement M""^ Paluel, je
m'en vais te la faire prendre si tu restes à me regarder sottement
sans t' expliquer.
— Figurez-vous, madame, dit-elle en tâchant de reprendre son
souffle et ses esprits, figurez-vous qu'il veut s'en aller... Il vient de
me dire qu'à Pâques il ne serait plus ici.
M"^ Paluel se rappela le propos que le docteur avait laissé échap-
per dans leur dernier entretien, sans qu'elle y attachât aucune im-
portance.
— C'est donc un complot? dit-elle ; vous avez juré de me dire
tous la même chose... Eh! mon Dieu, puisqu'il veut partir, qu'à
cela ne tienne, qu'il parte I
— Ah! madame Paluel, y pensez- vous? s'écria Mariette stupé-
faite qu'on prît si tranquillement son parti d'une si énorme cata-
strophe.
Lui partir! lui s'en aller! Que deviendrait la maison sans lui!
Elle semblerait un désert, une solitude, elle serait aussi triste, aussi
froide qu'un monde sans soleil. Et que deviendrait Mariette, con-
damnée à ne plus voir ce qu'elle aimait ? Elle reprit :
— Quel malheur, madame ! qu'allons-nous devenir?
— Bah ! le vent continuera de souffler et la pluie de tomber, répli-
qua sèchement M'"® Paluel, et les poules n'en feront pas moins leurs
œufs.
— Quoi! vous pourriez consentir?.,
— Il ne partira pas, petite sotte, ce sont des propos qu'on tient
pour qu'ils soient redits.
LA FERME DU CHOQUARD. 757
— Vous VOUS trompez bien, madame; il est tout à fait décidé. Il
a dit cela si froidement! Et quand il dit les choses froidement... Oh !
6 le connais, je suis sûre que si vous persistez à ne pas vouloir...
0 madame Paluel, madame Paluel, il faut le laisser faire ce qu'il
veut.
jy^me Paluel fut outrée d'indignation qu'une Mariette Soris osât
dire son mot dans des affaires d'6t,at; jusqu'à ce jour elle ne
s'était jamais permis une telle inconvenance que pouvait seul expli-
quer le trouble ou le dérangement de son esprit.
— De quoi te mêles-tu? lui cria-t-elle. Sont-ce là tes affaires?
Décampe-moi d'ici, et laisse-moi tranquille.
Et Mariette retourna à son ouvrage, en songeant que ce monde
est bien mal fait, puisque le plus souvent on n'a qu'à choisir entre
deux maux et que le pins souvent aussi on ne sait pas quel est le
pire. Mais en ce cas-ci, il n'y avait pas à s'y tromper, le pire c'était
qu'il partît. Mon Dieu! qu'il épousât donc son Aleth, puisque sa
fatale beauté lui avait pris les yeux et le cœur! Quoique le sien se
serrât à cette pensée, quoique ce calice lui parût bien amer à ava-
ler, elle aimait encore mieux cela. Ne plus le revoir, ce n'était plus
vivre.
Bien que M*"* Paluel eût feint de recevoir sans émotion l'inquié-
tante nouvelle que lui avait apportée Mariette, elle en avait été
fort émue, connaissant trop son fils pour ne pas le savoir capable
d'un coup de tête. De ce jour l'anxiété la rongea. On n'avait pas à
lui apprendre qu'une ferme sans fermier est un royaume sans roi,
et que s'il partait, il ne restait plus à sa mère qu'à mourir, quoi-
qu'elle se sentît encore pleine de vie. Elle fut dix fois sur le point
de l'interroger, le courage lui manqua. 11 en fallait beaucoup pour
remettre inopinément sur le tapis un sujet dangereux qu'on s'ap-
pliquait à éviter depuis cinq mois; elle en avait peur comme d'un
revenant. Mais il arriva qu'une semaine plus tard, après dîner,
Robert lui tendit une lettre qu'il venait de recevoir, en lui disant à
brûle-pourpoint :
— Voilà ce que m'écrit cette drôlesse.
Ce mot était une de ces injures inoubliables qui vous restent à
jamais sur le cœur; durant cinq mois, à tous ses repas, il l'avait bu
avec le vin qu'il buvait, il l'avait mangé et remangé avec chaque
bouchée qu'il portait à ses lèvres.
Sans rien dire, elle déplia la lettre, dont l'écriture était une belle
anglaise, agréablement penchée et bien coulée, et dont voici le
contenu :
« Mon cher Robert, cela ne peut durer davantage, je suis trop
malheureuse. Soyons raisonnables, renonçons l'un à l'autre. Votre
758 REVUE DES DEUX MONDES.
mère est bien dure, bien cruelle pour nous; elle marche sur nos
pauvres cœurs comme sur la boue des chemins. Mais je ne lui en
veux pas et je vous supplie vous-même de lui pardonner. 11 faut
nous soumettre cà ses volontés, nous dire adieu pour jamais. Je vous
avais promis d'attendre jusqu'au l" mai; mais, je vous en prie,
dégagez-moi de ma promess3. Je vous le dis, cela ne peut durer.
M'""" Blackmore m'a trouvé une place et me presse de partir. Cela
fera plaisir à celle qui ne m'aime pas et envers qui je n'ai pas eu
d'auti'e tort que celui de vous aimer beaucoup. Adieu, Robert' que
le bon Dieu soit avec nous!
« Votre petite Aleth qui vous aime bien et vous conjure de l'ou-
blier. »
M™* Paluel avait eu des tressaillemens nerveux en lisant ce billet,
l'élégance de cette écriture coulée lui faisait horreur. Elle rendit le
papier en disant :
— Qa'as-tu répondu?
— J'ai répondu que je ne délie jamais les gens des promesses
qu'ils me font, que j'exigeais qu'elle attendît jusqu'au l'"'" mai...
Toutefois je ne resterai ici que jusqu'à la mi-avril. Je ne suis pas
bien, je sens lé besoin de changer d'air, et Lesape est un homme à
faire l'ouvrage de deux.
— Où iras- tu? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
— J'irai voir la mer.
C'était l'autre maîtresse, la première en date, aussi redoutée que
la seconde, a\ ssi abhorrée de M"^" Paluel.
— Ah ! tu iras voir la mer?
— Oui, cela me changera les idées. Je serai bien aise de revoir
le Havre ; j'y resterai jusqu'au 1" mai. Ce jour-là, je rendrai sa
liberté à quelqu'un et j'aviserai aussi à me rendre la mienne.
L'instant d'après, il sortit, et peu s'en fallut que Mariette ne
s'écriât: « Vous l'entendez, madame. Avais-je raison? Ah! je vous
en supplie, empêchez-le de partir, il ne reviendra pas. » Mais
jyjrr.e paluel, qul avait deviné son envie de parler, la tenait en res-
pect avec ses yeux. Elle la regardait du haut de sa grandeur comme
une chouette pourrait contempler un grillon qui se mêlerait de lui
donner des avis.
Elle n'en pouvait plus douter, il songeait à partir, et une fois
qu'il aurait revu la mer, qu'arriverait-il? Elle ne dormit pas de la
nuit, et le lendemain elle sentit qu'elle n'était plus sûre de sa vo-
lonté, qu'il s'était fait une brèche dans le rocher, que la forteresse
assiégée demandait à se rendre. Cependant elle se raidissait contre
sa défaite, elle cherchait à se procurer de nouvelles armes, de nou-
veaux argumens pour ne pas céder. Sans en rien dire à per.<onne,
LA FERME DU CHOQUAKD. 759
elle se rendit à Melun et se présenta auprès de M'^^ Bardèche, allé-
guant qu'elle venait de la part de quelqu'un qui ne voulait pas être
nommé lui demander des renseignemens sur une certaine Aleth
Guépie qui avait passé trois ans au Gratteau. Elle se serait épargné
l'ennui de cette inutile visite si elle avait su que, de parti-pris,
M"' Bardèche voyait en beau toutes ses élèves anciennes ou nou-
velles. Elle affectait de dire et de croire qu'elle était très difficile
dans ses choix, que sa maison était une sorte d'institution aristo-
cratique et superflue, où n'étaient admises que les jeunes filles heu-
reusement douées, la fleur du panier, et elle ajoutait dédaigneuse-
ment que le couvent était assez bon pour les autres. Comme on croit
facilement ce qu'on désire, elle était également persuadée que ses
pensionnaires acquéraient chez elle non-seulement les élémens de
toutes les sciences et l'usage du monde, mais les principes de toutes
les vertus, qu'elle garantissait pour des vertus bon teint, incapables
de s'altérer, résistant à toute détérioration, à l'épreuve de tous les
accidens. En vain M"^" Paluel s'obstina-t-elle à lui demander succes-
sivement si Aleth Guépie n'était pas très menteuse, si elle n'avait
pas un goût prononcé pour la dépense, une propension irrésistible
à la coquetterie, voire à la luxure, enfin le germe de tous les vices.
M"'' Bardèche répliqua d'un ton piqué que si Aleth Guépie avait
apporté au Gratteau quelques penchans fâcheux, quelques défauts
mignons, elle les y avait tous laissés, et elle insinua finement que
s'il s'agissait d'un mariage, l'homme qu'épouserait cette chère enfant
lui devrait son bonheur, non sans donner à entendre qu'il serait
bien à lui d'en attribuer une part à la sage institutrice qui avait su
cultiver et mettre en œuvre « cette nature d'élite, »
^]me Paiiiel revint du Gratteau déçue dans sa dernière espérance
et presque vaincue. Pâques approchait. Elle alla se confesser et exposa
sans réticence au curé de Mailly ses combats intérieurs, ses dou-
leurs, ses scrupules. Après l'avoir écoutée attentivement, le curé lui
remontra que, si louables que parussent ses résistances, elles s'ex-
pliquaient peut-être par l'orgueil autant que par ses sollicitudes
maternelles, qu'elle aurait tort de s'entêter, que Dieu l'avait appa-
remment choisie ponr faire une bonne action en retirant une jeune
fille encore innocente d'un milieu suspect où elle ne tarderait pas à
se gâter. Il lui répéta à sa façon ce qu'avait dit M. Larrazet, il lui
représenta que, si elle pouvait prendre sur elle d'avoir pour Aleth
Guépie un cœur de mère, aussi tendre que vigilante, sa bru,
nourrie de ses leçons et n'ayant sous les yeux que de bons exem-
ples, ne manquerait pas de devenir une femme irréprochable. Il
parlait bien, le curé de Mailly, mais il ne la comprenait pas et il lui
demandait l'impossible.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
BuiLue de tous les côtés, elle ne songea plus qu'à se rendre, mais
qu'il lui en coûtait ! Le long du chemin, elle se querella vivement
avec son Dieu, avec celui qui s'était compromis en fréquenlant les
péagers, et elle osa lui reprocher d'avoir fourni par ses fâcheuses
accointances des argumens aux Paluel qui veulent épouser des Gué-
pie. Mais c'était son dernier effort, d'heure en heure elle se défen-
dait plus mollement. Durant toute la soirée elle n'ouvrit pas la
bouche, elle causait avec elle-même. Elle maudissait l'instant on
cette Guépie était née. Qui l'avait priée de venir au monde? Que
ne pouvait-elle la faire disparaître! Elle eût consenti de grand cœur
à entretenir des fleurs sur son tombeau et à faire dire plus d'une
messe pour le repos de son âme. Mais les derniers bouillonnemens
de son sang tombèrent, elle se sentait comme envahie par une
morne résignation.
Le lendemain, dans l'après-midi, comme elle était seule dans sa
chambre qu'elle s'occupait à ranger sans savoir ce qu'elle faisait,
son fils entra pour lui demander un renseignement dont il avait
besoin. Elle ne lui répondit pas, elle contemplait ses joues cousues
et son teint jaune. Puis elle dit d'une voix rauque:
— C'est donc une maladie?.. Elle rend les gens malades, cette
fille?
Il devina, et une ivresse le prit :
— Oui, c'est une maladie, répondit-il, et je n'en guérirai pas,
— Épouse-la donc bien vite, dit- elle, puisqu'il faut cela pour
empêcher que tu ne meures ou que tu ne partes. Mais laissez-moi
partir, vous serez heureux sans moi.
— Jamais! jamais! lui cria-l-il. Si tu quittais le Choquard, tu
n'aurais pas six mois à vivre.
Elle se laissa tomber sur une chaise, en disant :
— Que le seigneur Dieu nous bénisse ! quoi qu'il arrive, je m'en
lave les mains.
11 s'élança, courut s'asseoir auprès d'elle, lui enlaça la taille de
ses deux bras, lui dit et lui répéta qu'elle était une bonne mère, la
meilleure de toutes les petites mères, qu'il l'aimait cent fois plus
qu'il ne l'avait jamais aimée, qu'il l'adorait, qu'il ferait tout pour la
rendre heureuse. Elle se dégagea de ses embrassemens, elle dénoua
le cordon auquel pendaient ses clés et lui passa tout le trousseau
en pleurant.
— Porte-les-lui, dit-elle, et qu'elle vienne régner ici. Je ne suis
plus rien.
11 la gronda, il la réprimanda, il l'obligea de reprendre le trous-
seau, il le rattacha lui-même, lui déclara que ses clés étaient tou-
jours à elle seule, que sa maison aussi était à elle et sa basse-cour
LA FERME DU CIIOQUARD. 761
et sa laiierie, et qu'il n'y aurait rien de changé dans cette maison
du haut en bas, de long en large, sinon qu'il y aurait quelqu'un de
plus pour l'aimer, qu'elle ne connaissait pas Aleth, qu't^lle finirait
par la connaître, que sa bru aurait pour elle toutes les attentions,
toutes les déférences, toutes les soumissions.
Puis, se penchant à son l'oreille :
— Veux-lu que je l'aille chercher?
Elle eut un soubresaut, elle s'écria : — Pas encore! — Mais elle
se dit que, puisqu'elle était condamnée à vider ce calice, mieux
valait le boire tout de suite, et elle murmura : — Fais ce que tu
voudras, je ne veux plus rien.
Il partit comme un trait, et elle entendit bientôt le roulement d'un
cabriolet sur le pavé de la cour. Elle aimait tant l'ordre qu'elle
voulait en mettre dans le désordre. Comme une martyre qui f>iit sa
toilette et range ses vêtemens pour avoir bonne grâce dans le sup-
plice, elle se lava soigneusement le visage et les mains, elle rem-
plaça son bonnet fripé par une coiffe toute fraîche, revêtit sa robe
de soie marron des grands jours, ôta ses galoches et mit ses bot-
tines neuves. Puis elle descendit l'escalier, marmottant de marche
en marche : — Que votre volonté soit faite et non la mienne! —
Elle entra dans la salle à manger, s'assura qu'il n'y avait rien qui
traînât, s'assit dans son fauteuil et attendit, b's yeux attachés sur
la porte, se disant : — Tout à l'heure cette fiH ■ entrera.
Elle entendit de nouveau le roulement du cabriolet, qui revenait
dare dare, et la porte s'ouvrit, et cette fille entra. Elle était fort
pâle, fort émue, mais elle avait le ciel dans les yeux et aux lèvres
un sourire d'ange. Avant que M""" Paluel eût le temps d'y penser,
elle s'était précipitée à ses genoux, elle lui avait pris les deux mains
dans les siennes, elle lui disait d'une voix entrecoupée :
— Oh! que vous êtes bonne!.. Oh! madame, que vous êtes
bonne!.. Quoi! vous voulez? vous consentez?.. Oh! je sens bien
quelle reconnaissance je vous dois, et ce ne sera pas assez de toute
ma vie... Soyez en sûre, Aleth Guépie n'est pas une ingrate... Mon
Dieu! comment dirai-je?.. J'ai le cœur si plein qu'> je ne puis
trouver des mots pour vous parler... Oh ! comme je vous aimerai!
Vous serez ma mère, je serai votre fiU"... Croyez-moi bien, jt^ n'aurai
pas d'autre volonté que la vôtre, vos désirs seront les miens... Oui,
je vous aime, je vous aime... Je veux vous baiser les mains. (Et
elle les baisait.) Je veux vous baiser les genoux. (Et elle les baisait
aussi.)... Je voudrais baiser la poussière de vos pieds. (Elle n'alla
pas jusque-là.)... On vous a dit peut-être que j'étais une fille légère,
une fille sans cœur. Vous verrez comme ils ont menti... Mais il faut
aussi que vous m'embrassiez. Je ne serai contente que quand vous
762 REVUE DES DEUX MONDES.
m'aurez embrassée... Oh! madame, je vous en supplie, embras-
sez-moi.
C'en était trop, c'était le supplice des supplices. M"'^ Paluel se
débattit un instant, elle répéta une fois de plus : « Que votre volonté
soit laite et non pas la mienne! » Puis, se penchant sur un visage
qu'elle aurait voulu anéantir d'un éclair de ses yeux, elle l'effleura
de ses lèvres sèches avec autant de répugnance que si elle les eût
posées sur la peau froide d'un serpent. Le sacrifice suprême était
accompli, il lui parut que ce n'était pas trop d'une éternité de
paradis pour la récompenser de ce qu'elle venait de faire. Après
cela, elle sonna Catherine, lui connnanda d'apporter du café, de la
crème, des galettes et certaines tasses à fleurs bleues et à liseré
d'or^ qui ne sortaient du bullet que lorsqu'on avait du monde. On
but, on mangea, et elle se disait : « Eh! bon Dieu, ce n'est que le
commencement. Ce visage sera là, devant moi, tous les jours, et
tous les jours je le verrai, et tous les jours il faudra que je me
taise. » Alelh lui prodiguait ses sourires d'ange, et s'avisant qu'elle
cherchait quelque chose des yeux, elle devina que c'était un car-
reau et s'élança pour le lui mettre sous les pieds. Quant à Robert,
par une attention délicate pour les jalousies maternelles, il regar-
dait à peine celle qui l'avait rendu malade, il ne s'occupait que
de sa mère, et lorsque Aleth partit, il la reconduisit jusqu'à la
porte de la cour et pas plus loin.
Mais, l'instant d'après, il sortit furtivement. Elle cheminait sur
la grande route, le nez au vent, la tête dans l'azur. Il prit à travers
champs, courut si vite qu'il la rejoignit. Ce fut une surprise pour
elle, ne l'ayant pas entendu venir, et elle poussa un petit cri, comme
la première fois qu'il l'avait embrassée. Personne ne pouvait les
voir, elle avança la tête, leurs lèvres s'unirent, il ne savait où il en
était, et il lui entra au cœur une telle abondance de joie qu'il crai-
gnait de n'y pouvoir suffire. Elle reprit sa route, ivre de bonheur
ainsi que lui, contente d'être aimée, triomphante d'être épousée,
mourant d'envie de crier à tout l'univers : a II est à moi, lui et tout ce
qui est à lui. » Immobile dans la poussière du chemin, il la regar-
dait s'éloigtier. Par l'effet d'un miracle ou d'une étrange illusion,
une petite femme qui n'a pas cinq pieds de haut nous paraît quel-
quefois occuper tant d'espace qu'à côté d'elle il n'y a place pour
rien. Elle nous cache le reste de la terre et tout ce qu'il y a dessus,
elle rempht le monde, et quand elle se retourne pour nous sourire,
si courte que soit la distance du bout de son menton à la passe de
son chapeau, il nous semble que c'est trop peu d'une vie pour faire
le tour de ce visage, qu'il nous sera éternellement nouveau, que
nous n'en épuiserons jamais le charme et les délices, que c'est un
LA FERiME DU CHOQUARD. 763
secret insondable, inlini comme le ciel et ses étoiles. Aleth se
retourna, puis disparut, et il revint lentement sur ses pas. Pour la
première fois, il venait de décider qu'il n'avait rien à regretter dans
sa vie, qu'elle avait été savamment ordonnée et réglée par quel-
qu'un qui lui voulait du bien. Qu'était-ce que le capitaine Barrelet
et sa fameuse Adélaïde? Vraiment, il avait trouvé mieux que cela.
Il jetait sur ses terres un regard complaisant; elles lui paraissaient
grasses, luisantes, il les mettait en idée aux pieds de celle qu'il
aimait. Il disait à ses charrues : « Travaillez pour elle. »
Il avisa un semeur occupé à emblaver un champ. Encore novice
dans son métier, ses pas n'étaient pas égaux, il accomplissait mal
ce geste solennel qui ressemble à un mystère, à un sacrement.
Robert alla droit à lui, voulant lui montrer comment il fallait s'y
prendre. 11 suspendit à son cou le grand tablier de toile qui conte-
nait le grain, il en replia l'extrémité inférieure autour de son bras
gauche, et il se mit à marcher, puisant dans le sac, le visage tourné
contre le vent. Il lui semblait que c'était son cœur qu'il jetait au
souille du printemps, que c'étaient ses espérances qu'il répandait
en terre, et qu'à chaque endroit où un grain était tombé, il voyait
se lever une gerbe d'or.
IX.
Quand on a du caractère, une fois résigné à l'inévitable, au lieu
d'atermoyer, de réclamer des sursis, on n'a plus que le désir de
hâter le dénoûment, d'en finir le plus tôt possible. Ce qu'il y a de
pire, dans certains malheurs, ce sont les détails, et M""' Paluel avait
l'esprit ainsi fait que les accessoires la tracassaient quelquefois plus
que le principal. Il lui tardait que sa disgrâce fût consommée, qu'on
ne parlât plus de cet odieux mariage et de ses préliminaires. Elle
n'ignorait pas qu'à deux lieues à la ronde, on en glosait beaucoup,
et elle estimait, selon le proverbe turc, que plus on pile l'ail, plus
il sent. Elle aurait voulu disparaître pendant quelques semaines
dans un trou de souris, s'y endormir, être réveillée par la nouvelle
que le mariage était fait et rentrer au Ghoquard avec l'apaisement
mélancolique du fait accompli.
Son fils était aux petits soins avec elle, il la couvait des yeux, il ne
savait qu'inventer pour lui être agréable, pour la récompenser d'un
sacrifice dont il sentait l'étendue et la cruauté. Quoi qu'il put faire,
elle ne se départait pas d'une désespérante mansuétude, qui sem-
blait olTrir au ciel ses muettes douleurs. Il la consultait sur toute
chose; elle répondait : « Qu'importe? fais ce qu'il te plaira. » Et
764 KJiVf t: DES DEUX MOIN DES.
son regard disait : « Du moment qu'on fait quelque chose d'énorme,
qu'importe une énormité de plus ou de moins? »
Elle avait toujours habité de moitié avec lui un petit apparte-
ment situé au premier étage. Sans l'en prévenir, elle se mit à démé-
nager. Elle enleva successivement son vieux lit à baldaquin, sa
vieille armoire de noyer, ses chaises de paille, ses rideaux rayés,
son fauteuil de velours jaune, ses portraits de famille, la branche
de Luis et le bénitier accrochés à la muraille. Elle transporta son
petit mobilier au rez-de-chaussée, dans une pièce qu'on appelait la
chambre des amis et qui était attenante à celle de Mariette. Son
déménagement terminé, elle contempla une dernière fois dans sa
nudité le petit logis qui avait été si longtemps le sien et qu'elle
abandonnait, à l'étrangère, et elle dit à son fils :
— Tu le meubleras comme il te plaira ; tu sais ce qu'elle aime.
Elle ne disait plus : cette fille ou cette créature, et encore moins
elte drôlesse ; mais elle ne pouvait prendre sur elle de l'appeler par
son nom.
Elle respectait deux choses dans ce monde : le bon Dieu et l'opi-
nion de la grande culture. Rien ne lui était plus dur que d'avoir à
annoncer son malheur aux principales fermières du voisinage. Elle
tenait cependant à s'acquitter de ce soin; elle se croyait seule
capable de présenter les choses comme il convenait et sous le jour
le moins défavorable, de les raconter en y mettant le véritable
accent, et elle voulait savoir par elle-même ce qu'on pensait, ce
qu'on disait. C'est un vilain poison qu'on a la fureur de boire. Une
après-midi, s'ornant de tous ses atours, elle monta en voiture et
s'en alla de ferme en ferme. Elle était très émue; elle avait la gorge
serrée. Elle entrait, s'asseyait sur le bout d'une chaise, tenant
aussi peu de place qu'il était possible, comme une accusée sur la
sellette, el, avec un sourire douteux, passant son mouchoir sur les
coins de sa bouche, elle disait :
— Eh bien! vous savez ce qui nous arrive?
Et file regardait autour d'elle pour lire dans les yeux. Puis elle
entamait son récit d'une voix haletante, parlant bas comme dans la
chan)bre d'un malade, alléguant que son fils n'était pas un homme
comme un autre, qu'il avait en toute chose des goûts particuliers
et ses idées à lui. Après quoi, s'échauffant par degrés, elle plaidait
es circonstances atténuantes, que M"* Aleth Guépie était une par-
aite beauté, qu'elle avait reçu une excellente éducation, que
M"' Bardèche ne pouvait trop se louer de son caractère, de son
application, de ses rédactions, des progrès qu'elle avait faits dans
tous les gnnres d'études, que, de leur côté, ses pareus valaient
mieux, beaucoup mieux que leur renommée, que, tout bien consi-
LA FERME DU CHO(^UARD. 765
déré, c'étaient de braves gens qui avaient eu des déconvenues. Et
elle regardait de nouveau autour d'elle pour s'assurer si on la
croyait. Mais la grande culture est une grande école de diplomatie;
on y apprend et à parler et à se taire. Ni M™®Bourgeret,ni M'^^Cam-
bois, ni même M""" Alice Cambois, si consternée qu'elle pût être,
ne laissèrent échapper un mot de persiflage ou d'ironie ou de
blâme; elles ne dirent rien non plus qui ressemblât de près ou de
loin à un encouragement, à une consolation. On écoutait avec une
extrême politesse, dans un profond silence, et, de temps à autre,
avec d'agréables sourires qui signifiaient : « Ah! si nous disions ce
que nous pensons! Mais nous n'aurions garde; après tout, ce ne
sont pas nos alFuires. Qui veut se mésallier, qu'il se mésallie! »
Elle revint de sa tournée le cœur gros, et les couleuvres qu'on
lui faisait avaler, elle entendait que son îih les avalât aussi. Elle
lui dit, sans avoir l'air d'y toucher :
— J'ai bien travaillé cette après-midi... J'ai vu les Bourgeret, les
Lanterneux, les Cambois.
— Vraiment?.. Et ils se portent bien?
— Oh! rassure-toi, ces dames ont été très polies, très conve-
nables.
Puis, laissant tomber goutte à goutte son vinaigre sur la plaie :
— Si tu m'en crois, tu ne les inviteras pas à ta noce.
— Pourquoi donc?
— Elles trouveraient quelque défaite pour ne pas venir. Dame!
on n'aime pas à se compromettre, à se rencontrer nez à nez avec
certaines personnes.
Il ne se tâcha pas; il était si heureux qu'il ne se fâchait jamais.
— Mais ils sont donc faits d'une autre pâle que nous, tes éter-
nels Cambois? dit-il en riant. Je voudrais bien voir que quelqu'un
pensât se compromettre en venant au Choquardl.. Eh bien! je les
inviterai, tes Cambois et tes Bourgeret, tu verras qu'ils seront ravis
de venir.
Il essaya de détourner la conversation en lui expliquant certaines
dispositions qu'il avait concertées avec son notaire et comment il
s'arrangerait pour qu'elle lût certaine, quoi qu'il arrivât, de finir
paisiblement ses jours au Choquard. H avait tout prévu, même le
cas où il mounait jeune et sans enfans, et il la consulta sur les
mesures qu'il comptait prendre pour protéger Aleth contre les con-
voitises et les manœuvres de sa famille, ainsi que sur le chilfre de la
pension viagère qu'il se proposait de lui assurer et qui ne conrniit
que du jour où elle serait veuve. M™' Paluel faisait semblant de i.e
pas écouter et ne perdait pas un mot.
— Vrai, tu m'etonnes, interrompit-elle. Tu prends déjà dts pré-»
766 REVUE DES DEUX MONDES.
cautions contre tes beaux-parens, qui sont la crème des honnêtes
gens? Ce n'est pas bien à toi. Et quant à elle, tu comptes ne lui
donner de son vivant que de l'argent de poche au fur et à mesure
de ses besoins? A quoi penses-tu? Elle est si jolie! Si j'étais toi, je
lui donnerais dès à présent tout ce que j'ai...
— Et tout ce que tu as, interrompit-il à son tour. Eh bien! j'ai
causé avec elle de tout cela; je lui ai soumis mon projet de contrat.
Elle s'est hâtée de dire que tout ce que je faisais était bien, qu'elle
ne voulait pas que cela fût autrement.
— Je le crois, dit-elle avec un sourire amer. C'est une fille d'es-
prit qui sait attendre. Elle songeait à sa pension de veuve, dont le
chilï're est beau.
11 ne releva pas ce mot féroce ; il était résolu à tout lui pardonner.
Mais comme il essayait de rentrer dans ses explications, elle l'en
tint quitte, et lui dit comme d'habitude :
— Fais ce qu'il te plaira, c'est affaire à toi, cela te regarde.
Puis, revenant à son premier thème :
— As-tu choisi tes témoins?
— L'un sera le docteur Larrazet, qui a accepté avec beaucoup de
plaisir.
— En es-tu bien sûr?.. Et l'autre?
— Oh ! je n'aurai pas de peine à le trouver. J'ai des oncles, j'ai
des cousins, ce me semble.
— Tu aurais tort de compter sur eux. Je connais les senti-
mens de mes sœurs; elles m'ont écrit toutes les deux. Dieu me
prést;rve de te montrer leurs lettres ! Mais sois parfaitement con-
vaincu que, ni elles, ni leurs maris, ni leurs enfans ne paraîtront à
ta noce.
— Grand bien leur fasse! On se passera d'eux.
— Oui, mais ton second témoin? reprit-elle.
Et, se grattant légèrement la tête avec une aiguille à bas :
— Si j'étais toi, Robert, je me contenterais de Lesape.
Il comprit l'intention et tout ce qu'il y avait de noire profondeur
dans la malice de cette épigramme. Il répondit tranquillement :
— Au fait, tu as raison. Un homme en vaut un autre.
Deux jours plus tard, comme il traversait le bois de la Roseraie,
où il avait affaire, quelqu'un l'appela par son nom, et il vit venir à
lui, monté sur un bel alezan, un grand jeune homme qu'il con-
naissait depuis son enfance, mais qu'il ne voyait que de loin en
loin, sans se soucier beaucoup de le voir plus souvent. C'était le
marquis Raoul de Montaillé, qui était venu faire un tour dans son
château pour s'assurer que son nouveau garde-chasse, Polydore
Guépie, élevait convenablement ses faisans. Le ^marquis Raoul
LA FERME DU CHOQUARD. 767
n'avait que vingt-cinq ans tout au plus et en paraissait davantage.
Il avait le regard fatigué; son sourire était pâle et son front com-
mençait à se dégarnir; il en était réduit à ramener. Il se trouvait
bien tel qu'il était; il y avait du parti-pris, un choix volontaire dans
sa manière d'être. Il n'était pas fâché qu'on devinât en le regardant
que la vie n'avait plus rien à lui apprendre, que le caillou avait
beaucoup roulé, que beaucoup d'affaires et beaucoup de femmes
avaient passé par là. Peut-être se mêlait-il un peu de calcul à ce
grand déiachenient qu'il affectait et que semblait annoncer la sim-
plicité recherchée de sa toilette. Il tâchait de ressemblera un Anglais
en négligé qui méprise les apparences et ne s'inquiète pas d'impo-
ser aux badauds. Mais il faut lui rendre cette justice qu'en toute
chose il ne considérait que son plaisir réel ou son proHt et que les
petites vanités, qui coûtent si cher, ne l'induisaient jamais en
dépense; il était sage dans la folie. Ne passant guère à Montaillé
que la saison de la chasse, personne ne songeait à s'affliger de ses
absences. Quand on le voyait venir, on disait :
— Tiens! c'est le marquis Raoul sur son alezan!
Mais on n'ajouiait rien; on ne parlait de lui ni en bien ni en
mal, et il n'avuii jamais fait ni mal ni bien à qui que ce fût. Il était
parfaitement personnel et toujours poli; il aimait à pratiquer les
vertus qui ne coûtent rien.
Il faui dire a sa décharge que sa première jeunesse avait été fort
malheureuse et qu'en travaillant résolument à son bonheur, il ne
faisait que se rattraper. Son père l'avait toujours tenu de court,
et il n'éiait hors de page que depuis quatre ans. Après avoir mené
longtemps joyeuse vie, ce père, auquel il n'aimait pas à penser,
s'était subitement converti, et l'élrangeté de sa conversion lui avait
acquis la répuuiiion d'un cerveau dérangé, ce qui n'était pas tout
à fait exact. G 'était un de ces hommes de sentiment que le spectacle
des révolutions jt^tte dans le mysticisme, qui, à force de voir dans
ce monde des choses qui leur déplaisent, ne veuletit plus vivre que
dans l'autre et, n'espérant plus rien des causes secondes, s'en
remettent à l'intervention miraculeuse des anges et des archanges.
Ce légitimiste très fervent avait cessé de l'être le jour où il avait
découvert que le comte de Chambord, s'il remontait sur le trône de
ses ancêtres, ferait des concessions à son siècle et n'entendait sup-
primer ni le suffrage universel ni la liberté de conscience. Dès lors
l'héritier de ses rois ne lui était plus apparu que conune un révo-
lutionnaire déguisé, et, dégoûté de la politique, il s'était plongé
dans la théologie. Quittant à jamais ce Paris radical et athée qu'il
abhorrait, secouant contre lui la poussière de ses souliers, il était
venu s'enterrer à Montaillé pour y vivre de régitne et consacrer des
708 REVUE DES DEUX MONDES.
sommes folles à restaurer son magnifique château qui menaçait
ruine. Par surcroît, il s'y était construit un oratoire, un calvaire et
uu chemin de la croix, qu'il gravissait à genoux le vendredi saint
de chaque année, faisant participer sa femme à ce pieux exercice.
Plus jeune que lui de trente ans, elle avait pris diiïicilement son
parti de cette vie de réclusion. Il s'en accommodait à merveille et
ne sortait de son parc, qui était fermé à tout le monde, que pour
aller en pèlerinage à la Salette ou à Lourdes, d'où il rapportait
pgut-être la santé, mais où il n'apprenait pas à rendre heureux ses
entours.
On le traitait dans le pays de vieux fou, on l'appelait aussi la
vieil'e momie, et il est certain que cet homme, à qui le mysticisme
n'avait laissé que la peau et les os , ressemblait à quelque pha-
raon embaumé. Le mal est qu'il avait une volonté tenace et qu'il
se dédommageait de ses agenouillemens en exerçant un despo-
tisme assez dur sur tout ce qui l'approchait. Sa fenime avait fini
par s'accoutumer à lui, son fils n'y avait pas réussi. Il l'avait lait
élever aux jésuites, et dans ses vacances il l'emmenait à la Salette,
ayant promis au Seigneur de lui consacrer cette hostie immaculée.
Cependant le jeune homme, qui se sentait peu de vocation pour le
métier d'hostie, s'amusait comme il pouvait, dans l'om re d'un
profond mystère. Par bonheur, son père ignorait tout, continuait
de croire à la virginale candeur de son rejeton ; s'il se fût douté de
quelque chose, Éliacin aurait vu beau^jeu. On croira sans peine
que, quand ce dévot vieillard rendit son âme à Dieu, ses héritiers
ne firent pas couler beaucoup de larmes sur sa tombe.
Dès que le père fut mort, on put s'apercevoir combien le fils lui
ressemblait peu et paraissait disposé à prendre de tout point le
contrepied de ses sentimens et de sa conduite. M. Larrazet avait
eu raison de dire à M""® Paluel que nous n'héritons guère des vices
et des vertus dont nous avons souffert. Le mysticisme avait trop fait
souffrir Raoul de Montaillé pour qu'il ne criât pas à ce fantôme :
Vade rétro, Salarias/ Il avait conclu des épreuves de sa jeunesse
que le premier devoir d'un marquis est d'être de -on siècle et de
n'avoir point d'opinions extrêmes, à moins qu'elles ne puissent lui
servir à quelque chose. Il en inférait aussi que, dans un temps où
l'homme ne compte que par la quantité d'argent disponible qu'il
possède, il est vraiment ridicule d'engloutir une partie de sa for-
tune dans la restauration d'un vieux château. Il ne vendit pas le
sien, il ne serait pas rentré dans ses frais, et d'ailleurs, étant grand
chasseur, il tenait à son parc et à ses remises. Mais il sut user de
son nom pour se créer des liaisons dans le monde de la finance. Avisé
et prudent, il se défiait des aventures et des coups de bourse, il
L.\ FERME DU CHOQUARD. 769
aima mieux se faufiler avec art dans plusieurs entreprises indus-
trielles qui promettaient de beaux dividendes, et personne ne s'en-
tendait mieux que lui à revendre cher des actions qu'il avait eues
presque pour rien. S'il était de deux ou trois clubs, il était aussi
de trois ou quatre conseils d'administration , et on ne le prenait
jamais sans vert. 11 avait le mérite de ne pas négliger les petits
gains. On le voyait souvent à l'hôtel des ventes, où il apprenait à
deviner sous sa crasse vierge une toile de prix; mais il ne collec-
tionnait pas, il brocantait. Bref, il y avait dans le marquis Raoul de
Montaillé un aristocrate et un bourgeois qui vivaient dans la meil-
leure intelligence. 11 avait de la tournure, de la ligne, des mains
très fines, de la hauteur dans la politesse, de la politesse dans la
hauteur, et il était un cavalier accompli. C'était la part de l'aristo-
crate. En revanche, il adorait l'argent et ne le gaspillait pas, il
savait acquérir et il savait conserver, il mêlait à ses plus grandes dis-
sipations le souci de l'arithmétique, recherchant de préférence les
petites affaires qui rapportent gros et les grands plaisirs qui coûtent
peu. C'était la part du bourgeois. Pour dire toute sa pensée, rien
ne lîii semblait plus pitoyable dans ce monde qu'un fils d'épicier
enrichi qui joue au talon rouge; rien, au contraire, ne lui paraissait
plus admirable qu'un marquis intelligent qui, pour arrondir son
patrimoine, emprunte aux épiciers leurs rubriques et toutes leurs
vertus utiles; quant aux autres, il les leur laissait pour compte.
Gens de peu qui s'emn arquisent, grands seigneurs qui s'embour-
geoisent, on ne sait aujourd'hui quels sont les plus nombreux.
Raoul de Montaillé et Rouert Paluel s'étaient beaucoup fréquentés
dans leur enfance. Le château et la ferme étaient distans l'un de
l'autre de plus d'une lieue; mais la Roseraie servait de trait d'union.
On s'y était rencontré, et trompant la plus jalouse des surveillances,
le futur marquis s'y ménageait des rendezrvous avec le fils du grand
fermier, lequel plus âgé que lui de cinq ans, l'initiait à tous les
secrets de sa précoce expérience et lui enseignait plus d'un exer-
cice agréable. On dénichait ensemble les corbeaux, on péchait les
grenouilles, on donnait la chasse aux hérissons; malheur à celui
qui se laissait prendre! on le jetait au plus profond d'une mare
pour avoir le plaisir de le voir nager. Pendant quelques années, on
s'était perdu de vue; puis Robert était parti. Peu de temps après
sou retour, il eut la surprise de recevoir la visite de son ancien
compagnon de jeux, qui se faisait un point de conduite de ne jamais
négliger une relation utile et qui avait découvert par instinct qu'on
a souvent l)esoind'un plus petit que soi. Par l'intercession d'un direc-
teur de conscience qui avait du crédit, le malheureux prisonnier avait
arraché à son intraitable père la permission d'aller à Paris étudier le
TOME uv. — 18^2. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
droit et de se procurer ainsi un peu de liberté. Mais la pension qu'on
lui faisait était si mesquine que sous peine de vivre sur lui-même, il
était devenu la proie de l'un de ces prêteurs à la petite semaine, do
ces agens d'ulîaires véreux qui pullulent dans le quartier des écoles
et qui, toujours à l'affût des fils de famille, leur otlrent charitable-
ment cinq cents francs en leur faisant souscrire une reconnaissance
de quinze cents. Son prêteur, inquiet de son argent, perdit patience,
le menaça de s'adresser à son père. Dans son angoisse, Raoul s'était
souvenu du dénicheur de corbeaux ; mettant sous ses pie 1s toute
fausse pudeur, il s'était adressé à Robert, qui s'empressa de
lui avancer la somme, laquelle fut remboursée le jour même
où le vieux marquis partit pour cet autre monde qu'il préférait
à celui-ci. Du même coup son fils déclara courtoisement à Robert
qu'il avait contracté envers lui une dette de reconnaissance et
qu'il espérait trouver quelque occasion de lui être agréable, se
promettant en secret d'acquitter cette dette de la façon qui lui coû-
terait le moins. En attendant, il achetait au Choquard sa paille et son
avoine, les ayant ainsi à meilleur compte. Comme il aimait à courir
la perdrix autant que le faisan, chaque année aussi il louait la chasse
de Robert, qui en eût facilement trouvé un meilleur prix. Depuis
quelque temps, il s'était avisé que Robert Paluel pouvait encore lui
servir à autre chose. Convaincu que ses affaires s'en trouveraient
mieux, il aspirait secrètement a la députation. Robert était un homme
à ménager, il était considéré, influent; ou lui avait offert plus d'une
fois les honneurs de la mairie, qu'il avait déclinés. Le marquis es-
pérait faire de lui un de ses courtiers d'élections; c'était un bon
atout à mettre dans son jeu, et il voulait les y mettre tous. Pour ce
qui est de ses opinions, il n'en avait pas encore, se réservant
d'adopter celles qui conviendraient le mieux à ses électeurs, et il
espérait que Robert lui donnerait de salutaires avis à ce sujet. A la
vérité, rien ne pressait, mais il entendait s'y prendre de loin pour
préparer sa candidature, et il avait déjà commencé ses semailles.
Il tendit la main à Robert eu disant :
— J'aurais le droit de vous en vouloir. Vous vous mariez et je
n'en sais rien.
— Il paraît pourtant que vous le savez, monsieur le marquis.
— Je l'ai appris tout à l'heure de mon nouveau garde-chasse,
Poly.lore Guépie, qui, si je ne me trompe, est le demi-frère de
votre future.
Robert ne répondit pas. Il trouvait qu'en ce moment M. Raoul de
MontaiUé n avait pas tout le tact qu'on peut attendre d'un marquis.
Raoul avait cependant l'intention d'être aimable, car il ajouta :
— Je n'ai jamais vu W^" Guépie, mais on la dit charmante... Et
que dit votre mère de ce mariage?
LA. FERME DU CHOQUARD. 771
— Elle n'en est qu'à demi contente.
— Je m'en doutais; mais c'est égal, vous épousez, paraît-Il,
une fort jolie fille, c'est bien quelque chose que cela, et on a rai-
son, en se mariant, de ne consulter que ses goûts.
Il partit de là pour protester du peu de cas qu'il faisait des pré-
jugés, de la sotte tyrannie de l'opinion. Il n'est rien de tel que les
gens très calculés pour encourager les folies des autres, quand ils
n'ont pas à en pcàtir, et pour médire des petites considérations de la
sagesse mondaine et intéressée. C'est la vieille histoire de l'homme
qui crache dans le plat, à la seule fin d'en dégoûter son prochain
et de se le réserver.
— Et quand vous mariez-vous? reprit-il.
— Dans quinze jours, le 26 mai.
— Je reviendrai tout exprès de Paris... Invitez-moi ou je m'in-
vite.
• — C'est trop d'honneur que vous me ferez, repartit froidement
Robert, à qui il importait peu qu'il y eût à sa noce un marquis de
plus ou de moins.
— Mais il me semble que nous sommes de vieux amis, que nous
pouvons compter l'un sur l'autre, reprit Raoul avec autant de viva-
cité que le lui permettait son absolue indilférence... Le fait est,con-
tinua-t-il, que si j'avais été informé plus tôt, j'aurais sollicité la
faveur de vous servir de témoin.
Robert le regarda pour s'assurer qu'il était sérieux, ces derniers
mots lui avaient fait dresser l'oreille. Il se disait que le hasard venait
de lui fournir un admirable moyen de fermer la bouche à sa mère,
qui le croyait réduit à Lesape. Quelle réplique à lui faire!
— Il ne tient qu'à vous, monsieur le marquis, répondit-il; la
place est encore vacante.
Le marquis Raoul se trouva pris et s'exécuta de la meilleure grâce
du monde. Il remercia Robert de tout le plaisir qu'il lui faisait, et
lui serrant de nouveau la main :
— Le 26 mai, je serai votre homme.
Il partit en maugréant contre lui-même. — Ce que c'est que
la rage d'èire aimable 1 pensait-il. C'est une vraie tuile que je me
suis fait tomber là sur la tête. Mais, par exemple, je ne lui devrai
plus rien, nous serons quittes.
Le soir de ce même jour, Robert dit négligemment à sa mère :
— Si tu ne tiens pas trop à Lesape, nous pourrons nous passer
de lui. J'ai trouvé un second témoin, qui s'est olfert de lui-même.
— Et qui donc?
— M. le marquis Raoul de Montaillé.
— Il s'est moqué de toi, s'écria-i-elle.
772 REVLE DES DEUX MONDES.
Il y a beau jour que je le connais, répondit-il, et je le soup-
çonne d'avoir de bonnes raisons pour ne jamais se moquer de moi.
Et il la laissa à son étonnement. Épouser une Guépie et avoir un
marquis pour témoin! Gela déroutait toutes ses idées, il y avait
quelque chose de démonté dans l'univers.
Oti était pour le moins aussi occupé à la Renommée qu'au Gho-
quard. Le lendemain du jour où le mariage fut décidé, Aleth avait
choisi sa meilleure plume pour annoncer l'événement à M"" Black-
more, qui était encore en Italie, et à son récit elle avait joint cer-
taines insinuations qui furent comprises. W^ Blackmore lui répon-
dit qu'elle consentait à se charger de son trousseau et lui envoya
un chèque de deux mille francs sur son banquier de Paris, non sans
lui donner à entendre qu'il y a fin à tout, que c'était la dernière
libéralité qu'elle lui faisait. Depuis lors, ce ne furent plus qu'allées
et venues. La mère et la fille allaient au moins trois fois la semaine
à Paris, on y courait les maga-ins, on examinait, on conférait, on
marchandait, et le soir on revenait en triomphe à la Renommée avec
ses emplettes, dont s'émerveillaient les commères de Mailly, accou-
rues à cet effet. Tout en se pâmant, elles se disaient avec dépit :
« Ont-ils de la chance, ces Guépie ! Depuis qu'il pleut dans leur
écuelle, il n'y en a plus que poui' eux. Est-elle heureuse, cette
petite coquine ! Et dire que nous l'avons vue de nos yeux garder les
dindons ! » Aleth affectait de dédaigner également leurs extases et
leurs jalousies secrètes, et buvait tout cela doux comme du lait. Ce
fut bien autre chose quand arriva la corbeille. Cette fois, le futur
n'avait pas consulté sa mère ; robes, parures, montre, bijoux, rien
ne lui avait paru trop beau pour enchâsser son idole.
Comme lui, elle s'était occupée de bien choisir ses témoins et elle
n'avait que l'embarras du choix. Les hommes sont lâches et tout
réussit aux heureux. Les gens qui avaient le plus méprisé les Guépie
avaient des démangeaisons de figurer dans ce mariage si curieux,
si imprévu, qui faisait tant de brouhaha. On ne put résister aux
instances du boulanger de Mailly, important personnage dont on
était un peu les cousins, sans compter qu'on kn devait quelque
argent. Mais Aleth refusa les autres. Elle avait apjjris que M"''' Black-
more, arrivée depuis peu à Paris, comptait, avant de partir pour
l'Angleterre, passer deux ou trois semaines à Mailly. Taillant de
nouveau sa plume, elle lui représenta que sa chère mai raine com-
blerait tous ses vœux en autorisant M. Blackmore à lui prêter son
assistance dans l'intéressante et solennelle cérémonie qui se prépa-
rait. M"" Blackmore lui octroya encore sa demande, qui cette fois
ne la mettait point en dépense. Il semblait que dans ce mariage
tout dût être prodigieux. Pour témoins, un médecin, un boulan-
LA FERME DU CHOQUARD. 773
ger, un marquis et un Anglais, et encore disait-on qu'il était poi-
trinaire. 11 s'était fait bien des mariages à Mailly, mais de mémoire
d'homme aucun Anglais n'y avait paru. C'était un décor tout nou-
veau.
Fière de son trousseau, de sa corbeille et de son Anglais, préoc-
cupée de ses apprêts, étourdie de son bonheur, Aleth vivait en l'air,
dans les espaces, hors d'elle-même; ses pieds ne touchaient plus à
la terre. Dans les tête-à-tête qu'elle avait avec son fiancé, celui-ci
lui adressait jusqu'à trois fois la même question sans qu'elle s'aper-
çût qu'il l'interrogeait. Elle s'en apercevait enfin, se tirait d'aflaire
en inclinant vers lui son front radieux, qu'il baisait avec passion.
Dans tout amour, a dit l'apôtre, il y a quelqu'un qui aime davan-
tage et quelqu'un qui est plus aimé.
Enfin le 26 mai arriva; désirés ou redoutés, les jours, quels
qu'ils soient, finissent par arriver. Ce matin-là, le cfel était d'un
bleu pur et profond, il n'y avait pas un nuage, ce qui parut absurde
à M™'' Paluel. Les coqs s'éveillèrent de meilleure heure que de cou-
tume , jamais leur chant n'avait été si triomphal , ils annonçaient
des gloires, des béatitudes. Ils lui semblèrent ineptes et imbé-
ciles, elle leur eût volontiers tordu le cou. Elle poussa un soupir
qui en valait dix, s'étant promis de n'en plus pousser jusqu'au soir,
de laire bonne contenance, de telle sorte que personne ne pût lire
son désespoir dans ses yeux. Que cette journée lui fut dure! Elle
eut pourtant une satisfaction. En sortant de la mairie, on se rendit
à l'église. La cérémonie achevée, Richard Guépie, qui guettait le
moment, s'élança vers la belle-mère de sa fille pour lui offrir son
bras." Elle fit semblant de découvrir une petite tache à l'une des
brides de son chapeau de velours, et, baissant le menton, elle ne
s'occupa plus que de la gratter, tout en gagnant la sortie le plus
vite possible. Guépie, le bras arrondi, les yeux en coulisse, la bouche
en cœur, la suivait, disant :
— Permettez, madame Paluel, permettez...
Elle ne voyait rien, n'entendait rien, grattait toujours sa tache,
jusqu'à ce qu'elle lui dit sans le regarder :
— C'est inutile, monsieur Guépie; il faut que je rentre au Cho-
quard pour m'occuper de mon couvert.
Toute la noce, à l'exception de M"® Paluel, se rendit à la Renom-
méey où une collation l'attendait. Puis on remonta en voilure pour
faire une grande promenade, et à six heures précises on arrivait à
la porte du Ghoquard. Les voitures entraient une à une dans la
cour, versaient leur monde et ressortaient par le passage voûté. En
descendant, ces dames de la grande culture se rendaient dans la
chambre de M'"^ Paluel, sanctuaire accessible à elles seules. Elles
77i REVUE DES DEUX MONDES.
s'y débaiTassaient de leurs châles de dentelles, de leurs chapeaux à
la dernuM-e mode, ayant grand soin de ne pas déranger l'indus-
trieux édilice de leur coillure. Puis elles passaient dans la salle à
manger, portant délicatement leurs mains à leur tête pour s'as-
surer que leurs bandeaux bouffaient et qu'il n'y avait pas à leur
chignon quelque épingle qui sortît. La table en fer à cheval était
belle à voir; le linge, les nappes et les serviettes damassées, la
vaisselle, l'argenterie, les cristaux et les fleurs, tout était digne du
Choquard. M""* Paluel s'était arrangée pour que les brebis et les
boucs n'eussent pas commerce ensemble ; les Guépie se trouvaient
tous rangés les uns à côté des autres et faisaient bande à part. Elle
ne leur avait adjoint que Lesape, qu'elle goûtait peu, et l'institu-
teur de Mailly, qu'elle accusait d'être libre penseur et radical. Le
repas fut succulent, exquis; assistée de deux marmitons venus de
Paris, Catherine, qui était un vrai cordon bleu, s'était surpassée.
Les vins étaient tous de première qualité; la cave du Choquard
était célèbre.
Les choses ne se passent jamais comme on pensait, et il y avait
eu, ce jour-là, des attentes trompées, des déceptions, plus d'un
front soucieux. Celui de tous les invités qui du matin au soir avait
semblé le plus satisfait de son sort était François Lesape. 11 s'était
dit de minute en minute : « Mon Dieu ! que je suis content de n'être
pas le marié ! » Celte pensée lui mettait de la joie dans le sang.
Les sœurs de M™^ Paluel étaient restées sous leur tente ; mais
avec leur assentiment, leurs maris et plusieurs de leurs rejetons
étaient venus et faisaient bonne mine à mauvais jeu. On voulait bien
protester, on ne voulait pas se brouiller. Après tout, quelque déplo-
rable que fût ce mariage, s'il n'y avait pas d'enfant, le magot était
destiné à revenir à la descendance des Larget. Mais s'il y avait
un enfant, adieu le cousin à héritage ! Ce double courant de pen-
sées traversait incessamment leur esprit, et il eu paraissait quelque
chose sur leur figure.
Le docteur Larrazet avait vu avec plaisir se lever l'aurore de ce
grand jour. Ce sceptique était un bon vivant, il aimait les fêtes et
les bombances, il avait la réputation d'une fourchette distinguée.
Mais à peine venait-il de se mettre à table, de déplier sa serviette,
on vint le relancer pour qu'il se rendît en hâte auprès d'un typhoïde
qui se mourait. Il partit visiblement contrarié et ne reparut pas.
Le marquis Raoul de Montaillé s'était retiré beaucoup plus tôt
que le docteur. Il était arrivé à l'heure dite, dans les meilleures
dispositions, résolu à faire son devoir, à se montrer bon prince jus-
qu'au bout. Mais, à la mairie déjà, son visage s'allongea par degrés
et l'expression en devint maussade ; il se sentit comme envahi par
LA FERME DU CHOQUARD. 775
une sorte de migraine, quoiqu'il ne fût pas sujet à ce genre d'acci-
dens. Kiait-cebien une migraine? C'était plutôt cette sourde mélan-
colie qui s'empare tout à coup de tel marquis ou de tel bourgeois
lorsqu'invitô à quelque mariage, il fait la découverte que la mariée
qu'il ne connaissait pas est beaucoup trop jolie; il entend par là
qu'elle l'est trop pour le marié, qu'il connaît; ce n'est pas qu'il
voulût l'épouser, mais il lui trotte dans l'esprit des imaginations
qui l'aniigent; le bonheur de son prochain le chagrine. Baoul de
Montaillé, sur ce qu'on lui avait dit, s'attendait à voir une beauté
rustique ; vraiment c'était bien autre chose. 11 employa tout le temps
de la messe à se représenter tantôt ceci, tantôt cela, à considérer
tel cas fortuit qui aurait pu se présenter. IN'aurait-il pasi)U se faire,
par exemple, qu'au lieu de se fiancer à Robert Paluel, cette ravis-
sante créature fût venue un matin prendre des nouvelles de son
frère le garde-chasse, qui lui aurait fait les honneurs du parc de
Montaillé? On se serait rencontré, et de fil en» aiguille il en serait
peut-elre résulté beaucoup de choses agréables. Ces réflexions
assombrirent tellement l'humeur de Raoul qu'en sortant de l'église,
il s'approcha de la mariée et du marié pour leur annoncer qu à son
vif regret une affaire urgente le rappelait à Paris. Le marié ne fit
aucun eûbrt pour le retenir, et, ce qui le mortifia davantage, la ma-
riée ne parut prêter qu'une médiocre attention à ce qu'il lui disait,
elle ne répondit que par un sourire fugitif et banal, puis elle
détourna la tête et, regardant tour à tour Paul et Jacques, elle leur
adressa le même sourire banal et fugitif qui servait pour tout le
monde. Mon Dieu! elle n'était pas fâchée qu'on pût dire qu'il y
avait un marquis à sa noce; mais lui ou un autre, peu lui impor-
tait, et quand il n'y aurait point eu de marquis de tout, elle en eût
pris fjîcilement son parti. Sa gloire et sa félicité se sulli-^aient à
elles-mêmes, et dans cette grande journée les accessoires la tou-
chaient peu.
Comme le marquis de Montaillé, M'"^' Bourgeret et Cambois avaient
trouvé la mariée trop jolie; comme lui, quoique pour un autre
motif, elles avaient eu peine à dissinuiler leur dépit. Elles pen-
saient à leurs filles, elles faisaient d'humiliantes comparaisons. Elles
avaient eu un autre mécompte. Le malin, en faisant leur toilette,
en écoutant l'agréable froufrou de leurs robes de soie, en attachant
à leurs oreilles leurs plus beaux pendans et à leurs poignets leurs
bracelets d'or les plus riches, elles avaient plus d'une fois souri
dans l'espérance qu'un mariage si mal assorti aurait son côté
comique, qu'avant la nuit il se produirait quelque incident, quelque
anicroche dont on pourrait gloser. Elles croyaient savoir, sur la foi
de certains rapports, qu'Aleth ne se souvenait pas toujours des admi-
77(i REVDK DES DEUX MONDES.
rables leçons de M"^ Bardèche, que dans ses échappées d'humeur,
elle avait des mots, des gestes malheureux. Leurs prévisions mali-
gnes étaient déçues. Aleth fut irréprochable de tenue comme de
langage, tour à tour grave et digne sans affectation ou aiïable sans
familiarité, en un mot, aussi princesse de la tête aux pieds qu'au-
cune de celles que renferme la Brie.
M. Blackmore n'avait eu aucune déception ; il s'était attendu à
s'ennuyer beaucoup ; jusqu'au soir il s'ennuyaconsciencieusement. Sa
femme lui avait enjoint d'être aimable, et quand on a un bon carac-
tère et qu'on a épousé une femme riche, on lait ce qu'elle vous dit
de faire. Tout le long du jour; il avait échangé avec celui-ci, avec
celui-là, de vigoureux shake-hands, qui leur faisaient craquer les
os des doigts, et quoi qu'on pût lui dire, il souriait agréablement.
Sa mauvaise fortune voulut que le boulanger Mathieu, intarissable
jaseur, aux phrases et aux gestes arrondis, qui ressemblait à un
gindre d'opéra comique, prît en goût dès la première minute le
teint rosé et les grands favoris en côtelette de l'insulaire. Il s'atta-
cha, se cramponna à lui, ne le quitta plus d'une semelle, lui débi-
tant de longues histoires, agrémentées de coq-à-l'âne, sans réussir
à se convaincre que M. Blackmore ne savait pas un traître mot
de français. M. Blackmore eut sa revanche au dîner, en adressant
aux mariés, entre la poire et le fromage, un interminable speech
en anglais, qu'ils comprirent tant bien que mal et qui fut lettre
close pour tous les autres convives, ce qui ne les empêcha pas de
l'écouter avec recueillement; on respecte toujours un peu ce qu'on
ne comprend pas. Après quoi, M. Blackmore échangea de nouveau
des shake-hands avec toute la compagnie et se retira, au vif cha-
grin du boulanger, qui disait bien des jours plus tard : « Vous avez
beau dire, ce sont de fameux gaillards que ces Anglais! »
L'inconvénient des discours est que, le branle une fois donné, cha-
cun veut faire le sien. Celui du curé de Mailly ne fut pas long. 11
souhaita des jours filés d'or et de soie aux deux époux, u ainsi
qu'à l'honorable, à l'estimable, à la vénérable M"'*' Paluel. » Par
forme de conclusion, il les exhorta tous à penser quelquefois au bon
Dipu, leur assurant que c'était le meilleur moyen qu'on eût encore
inventé d'être heureux dans ce monde et dans l'autre. Cette péro-
raison avait échauffé les oreilles de l'instituteur, qui, se trouvant un
peu lancé, se leva aussitôt pour répliquer. Il déclara que ce n'était
pas du bon Dieu qu'il s'agissait dans cette affaire, mais des miracles
que produit l'enseignement primaire supérieur et laïque, qui pousse
les hommes à s'élever au-dessus d'eux-mêmes et de leur condition.
Il affirma que le jour où le gouvernement ferait son devoir et con-
sacrerait quelques milliards à répandre partout les lumières jusque
LA FERME DU CHOQUARD. 777
dans la plus humble chaumine, toutes les Françaises auraient des
talons distingués, que deux millions au moins de Français auraient
du génie. Il termina sa harangue en portant un toast « à l'instruc-
tion intégrale, représentée dans ce beau jour par la charmante
mariée, qui lui devait son bonheur. » Les principaux passages de
cette pièce d'éloquence provoquèrent quelques murmures dans une
partie de l'auditoire ; mais dans l'autre branche du fer à cheval et
dans tout le clan des Guépie, ils furent soulignés par d'énergiques
applaudissemens. 11 est certain que l'instruction intégrale n'avait
jamais été mieux représentée dans ce monde que par la charmante
mariée, qu'elle n'était jamais apparue sous une forme plus attrayante,
plus coquette. C'était à donner l'envie d'en manger.
On pouvait classer M. et M"*" Guépie parmi ceux des convives qui
n'étaient pas tout à fait contens. Maître Richard gardait sur le cœur,
sans pouvoir le digérer, l'affront public que lui avait fait M'^e Pa-
luel en sortant de l'église et qui avait été remarqué. La première
partie de la journée avait été bonne pour Palmyre; elle avait pro-
mené partout ses yeux humides et l'onction de sou bonheur. Mais
lorsqu'elle avait voulu pénétrer à la suite de M"""' Bougeret et Cam-
bois dans la chambre de M"" Paluel pour s'y débarrasser de son
châle et retoucher sa coiffure, elle avait trouvé visage de bois ; en
vain avait-elle gratté, la porte ne s'était pas ouverte. Elle en avait
été réduite à suspendre son chapeau à l'une des patères de la salle
à manger, et à plusieurs reprises les domestiques qui servaient et
qu'elle suivait d'un œil inquiet l'avaient heurtée et froissée. L'humi-
liation, l'inquiétude lui avaient gâté son repas.
Plus heureux qu'elle étaient ses cinq beaux-fils, qui occupaient
le bas bout de la table, l'employé de l'octroi dans son habit de
lézard, le coquetier en redingote bleue, le vendeur de journaux en
reste courte, le voiturier dans son habit de première communion
devenu trop étroit, Polydore enfin dans son uniforme de garde-
chasse d'un marquis. Aleth leur avait adressé le matin de pressantes
admonestations, elle les avait adjurés de se bien tenir devant l'en-
nemi, de se surveiller beaucoup et de se taire. Ils avaient observé
la consigne, et parlant peu, ils s'étaient repus, gavés, piffrés, ava-
lant les truffes sans les mâcher, vidant d'un trait leur verre de Cham-
pagne. C'était une belle chose de voir manœuvrer ces cinq paires
de mâchoires avec autant de précision que si elles eussent fait l'exer-
cice à la prussienne. Cependant, sur la fin du repas, Polydore
s'émancipa. Chaque fois qu'il voyait le curé porter sa fourchette à
ses lèvres, il se tournait vers le coquetier pour lui dire, la bouche
pleine : « Quelle avaloire a la calotte ! » 11 le dit même une fois si
haut qu' Aleth lui lança au travers de la table un regard terrible,
778 REVUE DES DEUX MONDES.
accompagné d'un geste impératif, pour le faire rentrer dans son
néant.
Jusqu'au soir, Alcth avait été aussi noblement gracieuse, aussi
gracieusement majestueuse qu'une impératrice le jour de son sacre.
Son petit moi, ivre de joie et d'orgueil, se dilatait jusqu'à remplir
le monde; la terre lui appartenait; du haut de son nuage, elle
entrevoyait la foule des humains comme une fourmilière qui s'agi-
tait confusément dans les bas-fonds. Par intervalles, en y regardant
de plus près, elle distinguait quelques visages connus, parmi les-
quels elle regrettait de ne pas apercevoir celui d'Alice Cambois, qui
s'était bien gardée de lui procurer ce plaisir et s'était abstenue.
Puis tout disparaissait et elle recommençait à rêver, laissant vaguer
autour d'elle ses yeux ouverts qui ne voyaient rien. C'est ainsi que
du haut d'une montagne on n'aperçoit souvent dans la vallée qu'un
brouillard épais qui l'enveloppe et la cache. Par instans, il se déchire,
il s'entr'ouvre, on distingue un clocher, un bouquet d'arbres, le
cours d'un ruisseau ; puis il se referme, et on ne voit plus qu'une
vapeur grisâtre à ses pieds et le ciel bleu sur sa tête.
Aussi Aleth n'avait-elle gardé de cette journée qu'un souvenir
vague et intermittent. Elle se rappelait qu'à la mairie, un rayon de
soleil était venu frapper tout à coup le visage de M. Blackmore et
avait fait briller comme de l'argent l'un de ses larges favoris. Elle se
rappelait également que, pendant la messe, à laquelle la fanfare de
Mailly avait prêté son concours, un trombone avait fait un couac,
ce qui avait causé un léger chuchotement. Elle se rappelait encore
que, dans le cours de la promenade, s'étant penchée à la poriière,
elle avait aperçu des hirondelles, fraîchement revenues d'Egypte,
qui rasaient le sol et passaient comme des éclairs entre les jambes
des chevaux.
Pendant le banquet, elle n'avait su ni ce qu'elle buvait ni ce
qu'elle mangeait, et, à vrai dire, elle avait très peu mangé et
n'avait bu que de l'eau rougie. En s'asseyant, elle avait dé]>osô ses
gants dans son verre à Champagne. Elle avait vu un soir .\F^ Bar-
dèche en faire autant, ce qui lui avait paru fort distingué. Elle
s'avisait confusément que M"''' Cambois la regardait beaucoup et
qu'il se mêlait quelque dépit à son admiration. Un moment, elle se
réveilla tout à fait pour parcourir des yeux cette grande table en
fer à cheval, et, après les avoir arrêtés sur M""" Bourgeret et son
mari, l'une accorte et bien disante comme une femme du monde,
l'autre grave, un peu empesé comme un diplomate, elle avait em-
brassé d'un seul regard tout le clan des Guépie, et il lui avait paru
que, du coquetier à Polydore,ses cinq demi- frères étaient impossibles,
que son père, avec sa serviette nouée autour du cou, était bien vul-
LA FERME DU CIIOQUARD. 779
gaire, que sa mère, qui, à chaque instant, changeait sa fourchette
de main, était terriblement commune. Elle prévoyait que, lorsqu'on
se lèverait de table, cette mère sentimentale voudrait l'embrasser
pour faire devant le monde entier acte de possession. Au moment
critique, elle se hâta de la prévenir et de lui tendre les deux mains
en même temps que, de ses deux bras allongés, raides comme des
barres de fer, elle la tenait à distance.
Quelques minutes après, encore toute vêtue de blanc, elle se
trouvait seule dans une grande chambre qu'éclairait une lampe.
Dans cette chambre, il y avait un beau lit de noyer à rideaux de
perse, dont elle admira les bouquets. C'était son lit, quoiqu'elle
n'y fût jamais entrée. Elle fureta un peu partout; puis elle fut se
poster dans l'embrasure de la fenêtre, et, le front appuyé contre
une vitre, elle voyait aller et venir dans la cour des étoiles jaunes
ou rouges : c'étaient le« lanternes des voitures qui venaient cher-
cher leur monde. Elle entendait des bruits de voix et, sur le pavé,
le piaffement des chevaux gorgés d'avoine. Bientôt après des fouets
claquèrent, une à une les étoiles disparurent, le silence se fit et,
tout à coup, elle sentit deux mains s'enlacer autour de sa taille,
quelqu'un la souleva de terre, la coucha tout étendue dans ses
bras et l'emporta autour de la chambre en disant :
— Enfin! que cette journée m'a paru longue!
Se penchant sur elle, il lui disait encore :
— Ces cheveux, ces joues, cette petite bouche et le reste, tout
m'appartient.
Et, la regardant jusqu'au fond des yeux, il ajoutait :
— Il n'y a pas à dire, tu es à moi, tu es bien à moi, et tout
entière.
El il la mangeait de baisers.
Au même instant, une pauvre petite fille rentrait dans sa chambre
solitaire. Comme M"'® Paluel, elle s'était promis, le matin, de faire
bonne contenance. En se levant, elle s'était appliqué sur les lèvres
un sourire, et elle l'y avait si bien collé qu'il y était resté tout le
jour. Elle l'avait montré à tout le monde, au docteur Larrazet
comme à M. Blackmore, au curé de Mailly comme à Richard Gué-
pie. A la vérité, dès la tombée de la nuit, il était un peu défraîchi,
un peu fripé, un peu fané, comme ces fleurs qui ne vivent qu'un
jour; ce n'était plus que l'ombre d'un sourire. Heureusement elle
n'en avait plus besoin ; la fête était finie. Elle retira de ses cheveux
un nœud de rubans qu'elle posa sur une commode, puis un bouton
de rose qu'elle jeta tristement dans la cheminée. Elle commença à se
défaire; elle ôta sa robe et ses bottines, mais elle ne put aller plus
loin ; elle se sentait venir une irrésistible envie de pleurer, et, avant
780 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir dégrafé son corset, elle se laissa tomber sur son lit, enfonçant
son visage dans son oreiller pour qu'il étouffât le bruit de ses san-
glots. S'était-elle fait des illusions? avait-elle caressé des chimères?
Point du tout. S'était-elle jamais figuré?.. Oh! que non pas; l'en
soupçonner serait lui faire injure; elle était trop raisonnable pour
cela. Et cependant elle prouvait à cette heure qu'on peut décroire
sans avoir cru, qu'on peut se réveiller sans avoir dormi et rêvé,
qu'on peut se désespérer sans avoir eu d'espérance. Elle pensait à
une superbe fille couronnée de fleurs d'oranger, elle pensait à un
homme cravaté de blanc, à la beauté de l'une, au bonheur de
l'autre, et elle pleurait à chaudes larmes, elle pleurait comme une
Madeleine, ses yeux s'en allaient en eau.
La lassitude eut raison de son désespoir, elle finit par s'assoupir.
A la pointe du jour, elle entendit frapper trois coups secs à la paroi
de sa chambre, qui touchait à celle de M""^ Paluel, et une voix lui
cria :
— Je ne veux pas réveiller Catherine, qui doit être morte de
fatigue. Viens vite, Mariette, j'ai besoin de toi.
Elle fut confuse et honteuse de l'état où elle se trouvait. Elle
s'empressa de se lever, de s'arroser d'eau fraîche, de s'arranger,
d'enfiler les manches de sa robe de cotonnade, et elle descendit bien
vile dans la salle à manger, d'où la grande table avait déjà disparu.
Les meubles étaient rassemblés dans un coin, sens dessus dessous;
les trois fenêtres étaient toutes grandes ouvertes. Armée d'un puis-
sant balai, M"" Paluel s'en escrimait avec fureur. Dès qu'elle vit
Mariette : — Enfin, te voilà! lui dit-elle, c'est bien heureux. — Et
lui jetant une époussette dans les mains :
— Viens donc m'aider à balayer toute la crotte de ces Guépie.
Ce disant, elle se remit à balayer, et avec leur crotte, elle balayait
les Guépie eux-mêmes. Elle balayait le filandreux Richard, elle
balayait la larmoyante Palmyre, elle balayait l'effronté Polydore,
et le coquetier, et le voiturier, et le gabelou , et le marchand de
journaux. Quand toute cette poussière fut sortie, elle s'avança dans
la cour pour avaler une gorgée d'air pur, et machinalement elle
leva les yeux sur une fenêtre du premier étage, dont le volet était
hermétiquement clos. Elle poussa un profond soupir. Hélas! der-
rière ce volet, il y avait une Guépie qu'elle ne pouvait pas balayer.
Victor Cherbdliez.
{La troisième partie au prochain n'.)
LES
TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE
AVANT ET DEPUIS LA RÉVOLUTION
I.
La révolution française ne supprima pas seulement la noblesse
comme caste et institution politique, elle entreprit encore de faire
disparaître toutes les traces, d'anéantir tous les monumens qui
en rappelaient l'antiquité et les privilèges. Le 5 novembre 1789,
l'assemblée nationale décrétait qu'il n'existait désormais en France
aucune distinction d'ordres, et le 15 mars suivant, un autre décret
établissait le partage égal des successions sans égard aux biens
d'origine noble. Cette assemblée abolissait, le 19 janvier 1790, les
qualifications de prince, duc, marquis, comte, vicomte, vidarae,
baron, chevalier, écuyer, noble et toutes autres semblables, ainsi
que les appellations de monseigneur, messire, altesse, excellence,
éminence, grandeur. Elle interdisait également l'emploi des armoi-
ries et des livrées. On ne voulut plus qu'il fût tenu compte des
parchemins qui constataient l'ancienneté des familles, et, le û juin
1790, le ministre de l'intérieur, Saint- Priest, écrivait au généalo-
giste de la couronne, Chérin, pour lui intimer de ne plus recevoir à
l'avenir les titres généalogiques qu'on était auparavant dans l'usage
de lui remettre afin qu'il les présentât au roi. Chérin comprit que
c'en était fait de sa profession; il s'engagea dans l'armée, où il
devait bientôt devenir général et où, plus tard, il fut chef d'état-
major de Masséna. Bien des gentilshommes allèrent alors déposer
en holocauste leurs parchemins sur l'autel de la patrie. Des monceaux
de vieux titres féodaux et de terriers furent livrés aux flammes.
7S2 REVUE DES DEUX MONDES.
On en envoya encore davantage aux arsenaux, où ils servirent, avec
des cartulaires enlevés aux abbayes, à faire des gargousses et des
bourres de fusil. Le peuple faisait alors entendre ce refrain :
S'il faut que le canon gronde
Bourré des droits féodaux,
C'est pour annoncer au monde
Que nous sommes tous égaux.
La convention nationale, en appliquant à tout Français la seule
qualification de citoyen, passait le niveau sur toutes les têtes. On
prétendait ramener tous les hommes à la même condition. Les jaco-
bins s'efforçaient de faire adopter par chacun le bonnet rouge et
la carmagnole. Quelques uns voulurent même supprimer les sou-
liers et chausser tout le monde de sabots. Le ci- devant noble,
comme on disait dans le langage révolutionnaire, ne dut plus être
désigné que sous le nom que portait sa famille avant d'être anoblie.
Mais parfois ce nom avait été oublié. Il rendait méconnaissable l'ex-
gentilhomme auquel il était imposé. On se souvient de la colère de
Mirabeau contre le journaliste qui l'avait désigné dans le Moniteur
sous le nom de Riquetti. « Savez-vous, lui cria-t-il, qu'avec votre
Riquetti vous avez désorienté l'Europe pendant trois jours? » II
fallut donc le plus souvent se contenter de la suppression du titre
et du (le qui l'accompagnait. Le nom de terre prenait ainsi une phy-
sionomie plébéienne. Le marquis de Condorcet ne fut pas appelé
Caritat, mais Condorcet tout court; Lafayette cessa d'être le mar-
quis de Lafayette, mais il ne fat pas pour cela le citoyen Motier.
Quelquefois cependant l'autorité fut s.ns pitié pour le nom féodal,
et il n'est pas jusqu'au roi que l'on n'ait voulu dépouiller du nom
qu'il tenait de ses ancêtres. Louis XVI comparut devant la conven-
tion sous le nom assez ridicule de Louis Gapet, et le tribunal révo-
lutionnaire condamna Marie-Antoinette sous celui de femme Capet.
L'infortuné enfant que l'histoire appelle Louis XVII n'était, pour ses
geôliers, que le petit Capet. C'était le temps, il est vrai, où l'on
parlait du sans-culottes Jésus et de sa mère, Marie, femme Joseph.
Mais il est moins difficile d'abolir des institutions politiques que
de changer les habitudes de langage et les usages de la vie. La tra-
dition et la vanité furent plus fortes que des interdictions formulées
par la loi et appliquées avec une inexorable rigueur. Les nouvelles
dénominations prirent place dans le style ofiiciel; en dehors des
journaux et des clubs, elles ne furent guère usitées. Pans la con-
versation journalière, on continuait à désigner les hommes et les
Heux par leur vrai nom ; c'était le seul moyen de s'entendre, car la
manie de changer les noms s'était tellement emparée du gouver-
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 783
nenient qu il avait débaptisé les villes comme les individus. Il vou-
lait effacer tout ce qui rappelait non-seulement le régime de la
tyrannie, mais encore le règne de la mpcntition. Les noms des
rues n'avaient pas plus trouvé grâce que ceux des personnes et
des localités. Les jacobins ne voulurent pas cependant abandonner
le nom de famille qu'ils portaient, alors même que ce nom rappelait les
croyances proscrites. Saint-Just et Jean-Bon Saint-André ne suppri-
mèrent pas le saint qui entrait dans leur nom. Les nobles titrés qui
étaient conduits à l'échafaud ou qui fuyaient à l'étranger se voyaient
toujours désignés par la masse sous leurs vieilles qualifications aris-
tocratiques. Le duc d'Orléans avait beau prendre le nom d'Égalité, il
restait pour les Français le duc d'Orléans, et l'on n'aurait guère été
compris si, parlant des frères du roi émigrés, on les avait mention-
nés sous le nom des frères Capet ; on continuait à les appeler le
comte de Provence et le comte d'Artois. Dès que la terreur eut
cessé, l'emploi du mot monsieur reparut de tout côté, et, malgré le
langage officiel, bien des gens rendirent par politesse, en leur adres-
sant la parole, le titre qu'ils possédaient à ceux qui en avaient été
dépouillés. Sous le gouvernement directorial, quelques-unes des
qualifications que la loi interdisait furent attribuées par leurs subor-
donnés aux fonctionnaires de la république. Les directeurs s'en ému-
rent et des arrêtés du 18 fructidor an v et du 6 brumaire an vi
défendirent de donner aux ambassadeurs, aux consuls et autres
agens de la république à l'extérieur, ainsi qu'aux généraux en chef
et employés militaires de toute classe, d'autres qualités ou dénomi-
nations que celle de citoyen. Quand le concordat eut été promulgué,
le premier consul, pour ne pas blesser les principes républicains,
crut devoir, par un des articles organiques (titre i, article 12),
défendre aux évoques et archevêques de prendre une autre qualifi-
cation que celle de citoyen ou celle de monsieur. La tolérance de ce
dernier titre était une dérogation à l'usage imposé par la convention,
un retour partiel dans la langue officielle aux vieilles locutions. Bona-
parte s'était borné à interdire qu'on donnât aux prélats du mon-
seigneur, qualification qui sentait par trop l'ancien régime et que la
nation n'était pas encore préparée à voir reparaître. La chose ne se fit
pas beaucoup attendre. Jusqu'en l'an xii, c'est-à-dire jusqu'à la fin
du consulat, l'appellation de citoyen demeura la seule légale pour tous
les Français; elle fut officiellement appliquée même au chef de la
Dation. Mais, dans le monde, dans le commerce privé, surtout entre
gens de bonne compagnie, on ne donnait plus à personne du citoyen :
chacun en était revenu au monsieur. Les femmes s'étaient débar-
rassées les premières de cette appellation de mauvais goût et avaient
repris la qualification de madame. Quand Bonaparte était encore
officiellement appelé citoyen premier consul ou citoyen général,
784 REVUE DES DEUX MONDES.
Joséphine, qui avait déjà des dames du palais, sans qu'elles en
portassent tout à fait le titre, était universellement appelée M""® Bona-
parte. C'est l'empire, en 180/i, qui raya définitivement du langage
officiel les dénominations introduites par la révolution ; elles étaient
déjà près |ue totalement tombées en désuétude. Cependant les titres
nobiliaires proprement dits n'avaient timidement reparu qu'après
que les émigrés eurent été autorisés à rentrer sous de certaines
conditions. On commença alors dans la vie privée à restituer aux
gentilshommes le nom et la qualité qui leur appartenaient. Les
qualifications usitées sous l'ancienne monarchie reprirent faveur.
Mais Napoléon P', en instituant une nouvelle noblesse et en em-
pruntant pour elle à la noblesse féodale une partie de ses qualifi-
cations, mit un terme à cette tolérance ; il ne laissait plus les
ex-nobles afficher leurs titres. Ces titres, il les confisqua pour
ainsi dire à son profit en les soumettant à une hiérarchie qui lui
permettait d'en faire un moyen régulier de récompense, un sys-
tème de promotions, et un complément de la Légion d'honneur. Il
accordait à cette nouvelle noblesse des avantages spéciaux et cer-
tains privilèges sans en faire tout à fait une classe à part de
citoyens, surtout sans la dispenser des charges publiques. Les
anciens nobles, auxquels la nouvelle noblesse ne fut pas conférée, —
et ils formaient l'immense majorité, — durent renoncer à se parer de
leurs titres et se contenter de les recevoir de la bouche de quel-
ques amis qui les leur donnaient encore par courtoisie. Les gentils-
hommes auxquels leur zèle à servir l'empereur avait valu des
lettres d'anoblissement n'obtinrent généralement pas le même titre
qu'ils portaient sous l'ancien régime. Napoléon P"" leur en attribuait
un, presque toujours inférieur à celui qui appartenait à leur faaiille,
car il entendait que sa noblesse restât au-dessus de celle que
la révolution avait supprimée, mais qui n'en subsistait pas moins
dans l'opinion. Il y eut donc, à partir de cette époque, deux noblesses
qui se tenaient fort séparées : l'une, de création récente et qui
faisait montre de ses titres, qui renfermait surtout dans son sein
des hommes nouveaux, dont plusieurs avaient un passé révolution-
naire jurant fort avec la qualification à eux attribuée; l'autre, qui
fière de ses parchemins, vivait à l'écart, et ne dissimulait pas son
mépris pour les nouveaux anoblis. Le public eut grand'peine à
accepter la métamorphose que la collation des nouveaux titres
imposait à tant d'hommes qu'il avait connus sous un autre nom
et qui ne rappelait à son esprit rien d'aristocratique. L'archichan-
celier de l'empire avait vainement été fait duc de Parme et l'ar-
chitrésorier duc de Plaisance : on disait toujours Cambacérès et
Lebrun. Quand on parlait dans la conversation des ducs de Rivoli,
de Dalmatie, d'Elchingen, de Dantzig et de Castiglione, on n'employait
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 785
jamais que les noms de Masséna, de Soult, de Ney, de Lefebvre et
d'Augereau. La loi avait bien pu interdire aux anciens nobles de
prendre les titres sous lesquels ils avaient été si longtemps désignés,
elle était impuissante à détruire en eux l'orgueil de race, et ils s'in-
dignaient des exigences de l'empereur, qui contraignait certaines
familles de vieille noblesse à donner leurs filles en mariage à quel-
ques-uns de ses propres anoblis.
Louis XVIII, en rentrant en France, voulut rapprocher les deux
noblesses. 11 ne pouvait manquer de rétablir dans leurs titres les
gentilshommes qui lui étaient demeurés fidèles. D'autre part, la
politique l'obligeait à reconnaître les nobles d'origine impériale
comme il reconnaissait la Légion d'honneur. L'article 71 de la charte
octroyée porte ces mots : « La noblesse ancienne reprend ses titres ;
la nouvelle conserve les siens. Le roi fait des nobles à volonté, mais
il ne leur accorde que des rangs et des honneurs, sans aucune
exemption des charges et des devoirs de la société. » Les deux
noblesses étaient ainsi mises sur le pied de l'égalité, bien que le
système des dénominations nobiliaires qui y était adopté ne fût
point identique et qu'elles reposassent sur des principes d'un carac-
tère quelque peu différent. Malgré ce rapprochement commandé
par la politique, la vieille noblesse garda tout d'abord son dédain
pour la noblesse de création impériale. Plusieurs des nobles qui
avaient reçu des litres de Napoléon P"^ se hâtèrent de reprendre
leur nom de famille et la qualification nobiliaire qui y était attachée
sous l'ancien régime. Le gouvernement royal affecta de préférer
ces vieilles dénominations, comme il mettait fort au-dessus de la
Légion d'honneur les ordres du Saint-Esprit, de Saint-Michel et de
Saint-Louis, qu'il avait rétablis. Les royalistes, de leur côté, témoi-
gnaient peu de considération pour la décoration instituée par l'usur-
pateur, dont l'effigie en avait disparu pour faire place à celle
d'Henri IV. Mais la société sortie de la révolution, les habitudes et
les idées qu'elle avait introduites furent plus fortes que l'opposition
des ultras aux concessions de Louis XVIII.
La noblesse impériale sut promptement faire sa place à côté de
celle de vieille origine, et les membres de l'une et de l'autre se ren-
contrèrent à la chambre des pairs, où ils siégeaient sur les mêmes
bancs. Plus d'un ancien dignitaire de l'empire devint le favori et le
familier du roi, et se mêla aux gentilshommes qui l'avaient suivi en
émigration. Des alliances entre familles nobles de vieille et de récente
origine scellèrent ce rapprochement. La fusion commença alors à
s'opérer entre les deux noblesses. Des anoblis de Napoléon P"" reçu-
rent de la Mestauration un titre nouveau, d'un degré supérieur et
emprunté à l'ancien vocabulaire féodal. Des comtes de l'empire furent
TOMB LIV. — 1882. 50
786 JUEVUE DES DEUX iMONDES.
créés marquis ; des chevaliers de l'empire furent faits barons y en sorte
que, malgré la différence de règles de transmission, les deux noblesses
tendirent à s'amalgamer. Cette fusion fut d'ailleurs consacrée pour la
chambre des pairs par l'ordonnance royale du 25 août 1817. On y posait
des règles qui n'étaient sans doute applicables qu'à la pairie, mais
que presque toutes les familles titrées s'approprièrent avec le béné-
fice des exceptions que cette ordonnance avait admises. L'article 12
était ainsi conçu : a Le fils d'un duc et pair portera de droit le titre
de marquis ; celui d'un marquis et pair, le titre de comte ; celui d'un
comte et pair, le titre de vicomte; celui d'un vicomte et pair, le
titre de baron ; celui d'un baron et pair, le titre de chevalier. Les
fils puînés de tous les pairs porteront de droit le titre immédiate-
ment inférieur à celui que portera leurfrère aîné. Le tout sans pré-
judice des titres personnels que lesdits fils de pairs pourraient tenir
de notre grâce ou dont ils seraient actuellement en possession, en
exécution de l'article 71 de la charte. » L'ordonnance de 1817, en
combinant le système des titres des deux noblesses, avait inauguré
une nouvelle hiérarchie, mais elle n'avait pas pour cela réglé tout
ce qui touchait à la transmission des titres, surtout à celle de ces
titres multiples qui existaient dans certaines familles. On s'en était
remis pour cela à la commission du sceau, qui avait remplacé le
conseil du sceau des titres institué par Napoléon P". En présence
de la foule de nobles arrivés de l'émigration ou qui, restés en France,
avaient dû, pour un temps, prendre une dénomination plébéienne,
la besogne était immense. La commission s'occupa plus des nou-
veaux anoblissemens faits par le roi et de l'acquittement des droits
pécuniaires réclamés des gentilshommes qui reprenaient leurs titres
que de la vérification des preuves fournies par ceux qui les portaient.
D'ailleurs, la plupart des parchemins qui auraient permis cette opéra-
tion étaient détruits. Les usurpations devenaient par là faciles, pourvu
qu'on se mît en règle avec le fisc. Aussi ne s'en fit-on pas faute;
bien des gens cherchaient à se donner l'apparence de vieux gen-
tilshommes pour s'assurer la faveur des Bourbons. Le roi fut dupe
de plus d'une fraude, et l'on assure que, trompé par une usurpation
de titre, il fit un jour pair de France le fils d'un bijoutier qu'il
prenait pour le descendant d'une noble famille qui a laissé dans
la marine un nom glorieux. La confusion qui s'introduisit dans la
transmission des titres nobiliaires, à raison du mélange des deux
noblesses, s'accrut encore par l'abolition des majorats que porte la
loi du 12 mai 1835. Cette abolition entraîna, suivant finterpréta-
tion intéressée de plusieurs, pour tous ceux dont le père ou l'aïeul
avait reçu de l'empire un titre nobiliaire l'autorisation de le prendre
sans avoir satisfait aux conditions imposées pour sa transmission
héréditaire. Les héritiers des nobles de date récente se répartirent
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 787
alors pour la plupart les titres de leur père suivant la hiérarchie
établie par l'ordonnance de 1817. Les frères, les neveux s'arranf-
gaient entre eux à l'amiable sur ce point, et il en résulta de nou--
velles usurpations. Quoique Louis-Philippe ait été fort sobre en
matière d'anoblissement, l'absence de contrôle sur le port des titres,
la tolérance que l'on montra pour des usurpations manifestes, l'aban-
don des poursuites contre ceux qui s'arrogeaient un nom ou une
qualification ne leur appartenant pas, amenèrent sous son règne
un désordre plus grand qu'il n'était sous le gouvernement de la
branche aînée et dont la vanité des parvenus se trouva fort bien.
On n'observa plus guère les règles de l'ordonnance de 1817. On vit,
par exemple, dans diverses familles titrées, tous les fils prendre la
qualification nobiliaire de leur père, et du vivant même de celui-ci.
Dans telle famille, le fils d'un comte s'intitulait vicomte; dans telle
autre, il s'appelait simplement baron. D'après les règles de l'or-
donnance de 1817, le second fils d'un baron ou le troisième fils
d'un vicomte n'aurait dû, du vivant de son père, porter aucun titre
nobiliaire, la hiérarchie consacrée par cette ordonnance s' arrêtant à
la qualification de chevalier. Tout au plus ce fils puîné eût-il pu
porter le titre d'écuyer, le plus modeste de ceux que présentait la
terminologie nobiliaire de l'ancien régime. Mais ce titre, tombé
assez bas, n'était plus prisé ; c'était le seul que l'on n'eût pu res-
susciter. D'un autre côté, le titre de chevalier tendait à perdre
presque toute sa signification nobiliaire, parce qu'il se confondait
avec celui de chevalier de la Légion d'honneur, dont Louis XVIII
avait singulièrement multiplié les brevets, disait-on, pour le décon-
sidérer; aussi, bien des chevaliers de l'empire s'étaient-ils empressés
de solliciter du roi le titre de baron. Les cadets ne se souciaient donc
pas d'une qualification qui les eût mis fort au-dessous de leurs aînés,
et cependant ils prétendaient à une part dans l'héritage du titre
nobiliaire paternel. Ils s'arrogèrent en conséquence des titres qui. ne
leur appartenaient pas, et sans souci de l'ordonnance de 1817, ils en
prirent un quelque peu à leur fantaisie. Quoique le lustre attaché à
toutes ces qualifications nobiliaires se fût singulièrement aflaibli
par la facilité avec laquelle on les obtenait, l'ardeur à s'en décorer
n'avait pas pour cela diminué; elle s'observait surtout chez les per-
sonnes qui tenaient à déguiser leur origine plébéienne afin de pou-
voir frayer avec la vieille noblesse. Celle-ci se montrait de moins
en moins difficile pour accueillir les titrés de fraîche date, car elle
commençait à ne plus guère connaître la composition de sa caste,
dépourvue qu'elle était des moyens de s'assurer de l'authenticité
des parchemins. Les généalogistes officiels n'existaient plus; il s'en
était improvisé d'autres plus coulans en matière de preuves, et qui
spéculaient sur la vanité de bien des gens. Qui grillait du désir d'être
788 BEVUE DES DEDX MONDES.
noble et ne pouvait découvrir aucun prétexte apparent pour s'attri-
buer le titre de marquis, de comte, de vicomte, de baron, ajoutait à
son nom le de, que le vulgaire prenait pour une marque de noblesse
et que, pour ce motif, il qualifiait de particule nobiliaire. Pourtant,
on savait fort bien que Poquelin de Molière, acteur et fils d'un
tapissier du roi, n'avait jamais été noble, que Garon de Beaumar-
chais était le fils d'un horloger et que M. de Ghamfort était un enfant
naturel, né d'un père inconnu! Mais la vanité n'y regardait pas de
si près, et moins l'autorité attachait d'importance à toutes ces usur-
pations, moins on risquait d'être inquiété pour se les être permises,
plus on les voyait se multiplier. Ici un père prenait un titre en vue
de mieux marier ses enfans, de trouver pour son fils, auquel il en
assurait la transmission, quelque héritière ; là un marchand enrichi
et dont le nom était resté attaché à une maison de commerce échan-
geait ce nom contre un nom titré destiné à faire oublier la profes-
sion à laquelle il avait dû sa fortune et à lui ouvrir l'entrée de
la haute société. Sous la restauration, tel officier aspirait-il à être
admis dans la garde royale ou dans les gardes du corps quoiqu'il
n'appartînt pas à la noblesse, il s'empressait de se décorer de quelque
titre qui lui facilitât son admission. Un jeune homme se desiinait-il
à la diplomatie, pour parvenir plus aisément il se donnait volontiers
un titre de noblesse. Tout cela se faisait sans tenir le moindre compte
des règles jadis consacrées. Un neveu obtenait sans grande difficulté
d'hériter du titre de son oncle, un mari, de celui de quelque ancêtre
de sa femme. Dans les dernières années du gouvernement de juillet,
le désordre et l'arbitraire avaient ainsi pénétré dans tout ce qui tou-
chait au port et à la transmission des titres nobiliaires. Le nombre
de ceux qui se les attribuaient était devenu tel que les gens sérieux
n'y attachaient plus qu'une très médiocre importance. Les titres de
prince et de duc gardaient seuls leur éclat, parce qu'on avait rare-
ment osé les usurper ; quant aux autres, ils couraient les rues. Ce
qui en avait accru le nombre, c'est qu'aux titres conférés par le gou-
vernement français venaient sans cesse s'ajouter ceux qu'on allait
acheter au dehors, qu'on arrachait de la faveur de quelque prince
étranger; ei on les portait bien souvent sans s'être même mis en
règle avec le sceau. On vit certaines personnes, afin de mieux donner
le change au public, quitter pour un temps la France, de façon à
s'y faire oublier, puis reparaître un beau jour sous le déguisement
d'un nom nouveau et d'un titre de noblesse exotique. Le gouver-
nement provisoire de 18A8, en présence de pareils abus, s'ima-
ginant que les titres nobiliaires étaient tombés dans un complet
discrédit, pensa pouvoir renouveler les mesures décrétées en 1790
par l'assemblée nationale. Dès le 20 février paraissait un décret
abolissant les anciens titres de noblesse. Mais cette tentative n'eut
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 789
pas plus de succès que celle qu'on fit à la même époque pour
remettre en usage la qualification de citoyen, qui figura pendant
quelques mois au Moniteur. Le public continua à donner leurs
titres à ceux qui en avaient porté. Un décret du prince-président
du 29 janvier 1852 abrogea finalement le décret du 29 février 18/i8.
Le second empire reprit le droit de faire des nobles, mais il n'en
usa pas beaucoup plus que ne l'avait fait la monarchie de juillet. Il
ne songea point d'abord à assurer par des principes fixes et un sys-
tème régulier de transmission la valeur des titres qu'il conférait ni
à réprimer les fraudes à l'aide desquelles on s'arrogeait des quali-
fications nobiliaires. La confusion continua donc de régner comme
par le passé et les usurpations à se produire de toute part. L'inté-
grité de l'état civil se trouvait ainsi atteinte et le prix des titres
accordés par la faveur impériale singulièrement abaissé. On sentit
la nécessité de porter remède au mal, et le décret du 28 mai 1858
édicta des dispositions pénales contre ceux qui usurperaient des
titres et qui s'attribueraient sans droit des qualifications honorifi-
ques. La difficulté était de procurer l'exécution efficace de la mesure
et d'en assurer l'application sans porter atteinte à des droits acquis
ni inquiéter les possesseurs légitimes. Le gouvernement impérial
crut y arriver en rétablissant le conseil du sceau des titres et en
lui donnant une constitution nouvelle.
Gréé par le second statut du 1" mars 1808, ce conseil avait été
en fait maintenu par la restauration sous la dénomination de com-
mission d'j sceau des titres, qu'institua l'ordonnance du 15 juil-
let 181Ù. En présence de l'afflux incroyable de titres nobihaires
que fit reparaître la restauration, la besogne imposée à cette com-
mission était énorme et elle n'y put suffire. Chargée de statuer sur
les demandes relatives aux lettres de noblesse, aux majorats et sur
une foule d'autres affaires, cette commission ne songea guère à poser
des règles précises pour la prise et la transmission des titres; elle
négligea, comme il a été dit i)lus haut, d'exercer sur les usurpa-
tions un contrôle sévère et vigilant. Après la révolution de juillet, on
supprima la commission du sceau et l'on attribua simplement à un
bureau du ministère de la justice le travail qui était auparavant
dévolu à un comité composé des plus hauts personnages. Les réfé-
rendaires au sceau que l'on avait conservés et qui étaient spéciale-
ment chargés de la poursuite des demandes faisaient à peu pr.^s tout
le travail. Le second empire pensa qu'en remettant la lâche à une
commission supérieure, l'on obtiendrait des garanties qui avaient
jusqu'alors manqué. En janvier 1859, sur le rapport de M. de Royer,
garde des sceaux, le conseil supérieur du sceau des titres fut rétabli
avec des attributions plus étendues que celles qu'avait eues l'ancien
conseil. Le nouveau devait résoudre les questions qui se rattachaient
79€ REVUE DES DEUX MONDES-
à la transmission des titres dans les familles, procéder à la vérifi-
cation des qualifications contestées, à la confirmation et à la recon-
naissance des titres anciens, et proposer pour l'avenir les règles h*
suivre dans la collation des titres et leur transraissibililé, en fixant
les conditions auxquelles cette transmissibilité était assujettie. On
appela à faire partie du conseil du sceau des titres, rétabli par
décret impérial, trois sénateurs, deux membres de la cour de cas-
sation, deux conseillers d'état et un assez grand nombre de maîtres
des requêtes et d'auditeurs au dit conseil. L'œuvre imposée à ces
personnes, qui avaient plus de bonne volonté que de lumières spé-
ciales sur la matière, était considérable. 11 y avait là de quoi occu-
per pendant des années, et leur mission était aussi épineuse que
délicate. Les pièces faisant souvent défaut pour constater la validité
des titres, on en était réduit à recourir à la notoriété. Le nouveau,
conseil avait à se défendre des pièges que la fraude ne pouvait manr
quer de lui tendre et à ménager certaines susceptibilités que la poli-
tique impériale tenait à ne point froisser. Les termes du rapport de
M. de Royer impliquaient pour le conseil de longues recherches et un
travail de critique généalogique dont il n'avait peut-être pas apprécié
l'étendue. La seule mesure efficace qui suivit le décret du 8 janvier
1859 et qui fut prise en vertu d'un décret rendu le 5 mars suivant,
a été l'interdiction à tout Français de porter en France un titre con-
féré par un souverain étranger sans y avoir été autorisé par décret
impérial, après avis du conseil du sceau des titres,, et le décret ajou-
tait que cette autorisation ne serait accordée que pour des causes
graves et exceptionnelles.
: Le nouveau conseil du sceau: des titres,, pendant les onze, années:
qu'il a duré, fit peu parler de lui ; il ne pai'vint pas à résoudre les
questions épineuses sur lesquelles il devait statuer, à remettre
l'ordre là où régnaient la confusion et l'arbitraire. Avertie par les
mesures annoncées, l'autorité se montra quelque temps assez diffi-
cile pour accepter certains noms de fraîche date et enjoignit à ceux
qui les portaient de les abandonner; les rigueurs ne s'étendirent pas
aux titres nobiliaires qu'on s'attribuait par un héritage contestable.
La république de 1870 ne pouvait conserver une institution telle
que le conseil du sceau des titres,, dont le caractère élait essentiel-
lement monarchique ; mais elle eut le bon esprit de ne pas renou-
veler la tentative avortée du gouvernement provisoire de ISZtS, qui
abolit les titres nobiliaires et voulut remettre en usage l'appellatioa
de citoyen. Elle laissa les choses dans l'état où elle les avait trou-
vées, et sans attacher d'importance à ces titres, livrés depuis long-
temps un peu au pillage, elle accepta les qualifications nobiliaires
dont les individus étaient plus ou moins légitimement en possession..
Seulement, dans ces dernières années, les: autorités municipales
LES TITRES NCBILIAIUES EN FRANCE. 791
ont été plus exigeantes à l'égard des titres que se donnent les per-
sonnes mentionnées dans les actes de l'état civil et elles ont réclamé
des pièces justificatives qu'il est parfois malaisé de leur fournir.
En fait, la charte de 1814 avait apporté par son article 71 , en ce
qui touche les titres de noblesse, une irrémédiable confusion, puis-
qu'à une noblesse dont les appellations et les conditions étaient bien
définies, la noblesse impériale, elle en associait une autre au sein
de laquelle l'anarchie en matière de noms et de qualifications avait
depuis longtemps régné ; cette anarchie s'était encore accrue pen-
dant l'émigration, alors que la sul)stitution et l'usurpation des titres
n'avaient à craindre aucun contrôle d'un gouvernement établi. En
rentrant sur le sol qu'ils avaient quitté près de vingt-cinq années
auparavant, les nobles restés fidèles à la royauté légitime portaient
des titi'es dont beaucoup n'avaient jamais été vérifiés. 11 y eut en
ce temps-là d'audacieuses et d'étranges substitutions de noms et de
personnes, même des substitutions de sexe; l'on vit, par exemple,
le valet de chambre d'une demoiselle noble, morte en émigration,
prendre à son retour en France le nom de sa maîtresse, en simuler
le sexe, et obtenir ainsi une pension et un logement au palais de
Versailles. Il abusa jusqu'à la fin le gouvernement et le public, qui
ne connurent la fraude qu'à sa mort.
L'œuvre dont on avait chargé successÎTement la commission du
sceau des titres et le conseil rétabli en 1859 ne pouvait aboutir.
C'était toute une législation rétrospective qu'il eût fallu composer,
puisque depuis bien des années l'arbitraire s'était introduit dans le
port et la transmission des titres. Sous l'ancien régime, le roi avait
entrepris de faire vérifier les titres de noblesse et d'écarter ainsi les
faux nobles, mais la besogne était toujours à reprendre. Les usur-
pations reparaissaient à courts intervalles, et comme la noblesse
jouissait alors de privilèges sociaux et échappait en partie à l'impôt,
elles étaient bien autrement graves dans leurs conséquences que
celles plus récentes qui n'ont porté que sur des dénominations et
sur des titres. L'histoire de ces tentatives pour purger la noblesse
des familles qui s'y étaient indûment et subrepticement glissées est
curieuse ; elle forme un des chapitres les plus piquans des annales
de l'aristocratie française; l'on y retrouve l'empreinte de notre
caractère national. Elle nous montre aussi les vicissitudes par
lesquelles ont passé ces qualifications nobiliaires dont la vanité
demeure encore si éprise et qui se rattachent étroitement aux trans-
formations politiques de la caste à laquelle appartenait sous l'an-
cien régime le second rang dans l'état.
Je veux essayer de retracer rapidement ici cette histoire, en met-
tant en relief la différence qui séparait la vieille noblesse de celle
qu'avait voulu créer Napoléon P% et en indiquant les projets qu'il
792 REVUE DES DEUX MONDES,
avait conçus pour donner à sa nouvelle aristocratie plus d'impor-
tance et d'éclat. On vcM'ra mieux parles pages qui suivent combien
il était difficile d'établir de l'ordre et de la régularité dans la trans-
mission et l'héritage des titres que la charte de Louis XVIII main-
tenait ou faisait revivre.
II.
En France, au moyen âge, à l'époque de la féodalité, les charges
militaires ou, comme nous dirions aujourd'hui, les commandemens
dans les provinces, les villes et les châteaux-forts devinrent héré-
ditaires et constituèrent le patrimoine des familles nobles. Ceux
qui les avaient exercés dans le principe joignaient à l'autorité
miUtaire l'administration de la justice. C'étaient d'ordinaire des
favoris, des familiers du monarque, auxquels celui-ci déléguait la
plus grande partie de son pouvoir. Leurs fonctions se transformè-
rent peu à peu en de véritables souverainetés placées soit directe-
mect sous la suzeraineté du roi, soit ?ous la suzeraineté d'autres
officiers dont les charges étaient également devenues héréditaires
et qui relevaient sans intermédiaire de la couronne. Il y eut bien-
tôt un plus grand nombre d'échelons entre celle-ci et les offices
militaires qui formèrent de la sorte une hiérarchie de sujétion. En
même temps, à la suite des usurpations des possesseurs de béné-
fices accordés par le roi , la propriété foncière se confondait avec
la souveraineté. Tout propriétaire de terre devenait un seigneur qui
régnait sur les serfs et les vilains attachés à son domaine, et prenait
rang dans la hiérarchie féodale, dont le réseau s'étendit graduelle-
ment sur tout le royaume. Il fut vassal d'un seigneur d'un ordre
plus élevé et put avoir ses propres vassaux. Les fiefs s'échelonnè-
rent donc à la façon des charges militaires dont l'exercice s'atta-
chait au reste à la propriété du sol, car celui qui détenait un fief
y avait une habitation, un manoir; commandant à ses vassaux et à
ses sujets, il y rendait la justice et il y recevait les rentes et rede-
vances qui lui étaient dues en retour de la protection par lui
accordée. Les propriétaires dont les terres n'avaient point eu à l'ori-
gine le caractère féodal et étaient, comme l'on disait, de francs-
alleux, enveloppés, enlacés de tous côtés par cette multitude de
seigneurs, durent se recommander de quelques-uns d'entre eux
pour s'assurer une protection qui leur devenait indispensable. Ils
firent hommage de leurs biens-fonds à un voisin puissant et s'en
avouèrent les vassaux, entrant de la sorte dans la hiérarchie féodale
en dehors de laquelle ils avaient été d'abord placés.
De tous les devoirs qui liaient le vassal à son suzerain, le ser-
vice militaire était le plus essentiel et le plus impérieux. Le vassal
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 793
devait prêter l'aide de son bras à son seigneur, en défendre le
domaine, de raème qu'il avait le droit d'exiger de ses sous-vas-
saux qu'ils défendissent sa propre terre. L'étendue et la forme de
l'obligation du service militaire se réglèrent selon l'importance du
domaine et le chifire de la population qui y était attachée. Ici le
vassal dut fournir un nombre déterminé d'hommes d'armes; là oîi
il n'eût point été possible d'en trouver un, on se contenta de cer-
taines prestations et redevances faites en vue de la guerre. Ce
n'étaient pas seulement les noliles qui avaient à marcher à l'appel
du suzerain ; les roturiers finirent par être aussi contraints de por-
ter les armes, mais dans de certaines limites et avec de nombreuses
restrictions. 11 y eut de la sorte un service féodal noble et un ser-
vice féodal roturier; le premier d'un caractère bien plus permanent
que le second. A l'armée, les rangs se réglèrent pour la noblesse
finalement par la terre, et la terre fut classée d'après le service
militaire qu'elle devait. Tenir un fief, ce fut donc avant tout être le
soldat du suzerain. Aussi, au ix* et au x® siècle, vit-on la qualifica-
tion latine de ?/227f.<f appliquée à ceux qui desservaient les fiefs. Au xi^,
au xii^ siècle, celui-là seul pouvait tenir un fief qui était d'âge à
porter les armes. Le fief passait-il par droit d'héritage à un enfant
mineur, il était offert au plus proche de ses parens ayant atteint la
majorité, et celui-ci le desservait jusqu'à ce que le jeune propriétaire
fût en âge de combattre. Les proches parens refusaient-ils cette
charge , le suzerain la pouvait confier à quelqu'un des siens, à
quelque autre vassal.
L'obligation du service militaire était plus ou moins étroite sui-
vant la nature de ce qu'on appelait l'hommage, suivant que cet
hommage était simple ou lige. Dans ce dernier cas, le vassal qui
s'avouait l'homme du seigneur était tenu de l'accompagner sans
cesse dans ses expéditions guerrières, de l'assister dans ses que-
relles, toutes les fois qu'il n'en résultait pas un dommage évident
pour lui-même. Il y eut un hommage-lige réel et un hommage-lige
personnel. Le réel était fondé sur la concession d'un bien-fonds ; le
personnel tirait son origine d'une pension, d'une libéralité pécu-
niaire que celui qui le rendait avait obtenu de son seigneur. Au
milieu du xiii® siècle, la distinction tendit à s'effacer, la plupart
des vassaux recevant du seigneur, à titre d'augment ou d'accrois-
sement de fief, une pension par laquelle il les tenait dans une
plus étroite dépendance. La hiérarchie féodale des terres ne fut
plus dès lors l'unique fondement sur lequel reposa l'obligation du
service militaire. Toute concession du seigneur à l'égard d'un indi-
vidu put prendre en ce temps le caraclèie de fief; toute chose devint
susceptible d'être inféodée. Les charges ecclésiastiques furent,
comme les autres charges, assujetties à la formalité de l'hommage
794 HE7UE DES DEUX MONDES.
envers le seigneur, qui était, dans ce cas, l'évêque, et ce môme
caraclère defief descendit jusqu'aux plus humbles fonctions domes-
tiques. Tout était concédé à charge d'hommage, et conséquemment
en principe sous l'obligation du service militaire. C'était en vue de
s'assurer des auxiliaires dans leurs luttes que le roi et les gras
vassaux prodiguaient les pensions aux gentilshommes peu fortunés ;
ils se ménageaient par là le concours d'une foule de nobles nationaux
et étrangers. Ces liefs de pension viagère étaient ce qu'on appelait
des fiefs de soudée. Quelquefois un noble devenait ainsi pension-
naire de plusieurs princes ou grands barons à la fois. Comme il ne
pouvait les servir tous en personne, il se faisait représenter par des
substituts à l'armée de ceux près desquels il ne se rendait pas.
On le voit, celui qui tenait un fief devait être avant tout un homme
de guerre^ Comme les hostilités renaissaient sans cesse au moyen
âo-e entre les seigneurs, il était presque constamment en cam-
pagne, appelé ici ou là pour venir en aide à. son suzerain. En
principe, il servait à ses frais pour un temps limité; il arrivait à
l'ai'mée dans un accoutrement et un, équipage conformes à son
rang et à ses ressources, tandis que le roturier ne se présentait que
dans un attirail beaucoup plus modeste. Le noble combattait à che-
val, coiffé du heaume, ceint de l'épée, vêtu du haubert,, ayant la
lance et l'écu. Il revendiquait pour lui seul le droit d'être ainsi
équipé, car il se regardait comme l'homme d'armes par excellence,
et l'on trouve, en effet, dès le xi" siècle, la qualification de miles
exclusivement attribuée à celui qui servait dans la cavalerie, arme
qui avait le pas sur l'infanterie. Les nobles constituèrent donc
d'ordinaire la partie montée de l'armée ; ils formaient dans la société
du temps l'ordre équestre. Mais, comme il vient d'être dit à pro-
pos du service militaire dû par le fief, le noble ne pouvait servir
que lorsqu'il avait atteint l'âge convenable. Il lui fallait avoir fait
préalablement et dès l'enfance son apprentissage en qualité de
page, de damoiseau, de varlet. Une fois qu'il avait ses quatorze
ans accomplis, il se rendait à l'armée en qualité de servant de
quelque homme d'armes dont il portait l'écu pendant la marche;
de là, la qualification d'écuyer qu'on lui donnait, et il devait alore
faire ses preuves de force et de courage. C'est seulement quand il
les avait faites que, suivant un usage qui a existé chez un grand
nombre de peuples, il recevait ses premières armes.
Cette remise se faisait avec solennité et était entourée d'un céré-
monial particulier. L'église essaya, même de lui donner un carac-
tère tout à fait religieux. L'armement du jeune chevalier, c'estrà-dire
du jeune noble qui devait désormais combattre à cheval, devint de
la sorte un véritable sacrement. On lui. faisait prendre l'épée sur
l'autel, et on lui imposait le serment de défendre l'église, les veuves
LES TITRES NODILIAIRES EN FRANCE. 795
et les orphelins. Tant qu'il n'avait point été armé chevalier, h
noble ne pouvait servir que comme assistant d'un chevalier, que
comme son varlet ou son écuyer. C'est ce qui explique pourquoi le
titre de chevalier devint un titre d'honneur qui ne pouvait se prendre
qu'après une investiture solennelle et dont on était fier. 11 fut la
mar([ue, la qualification de la vraie noblesse. La chevalerie se con-
stitua de la sorte en un ordre de l'état, dont les membres se
piquaient de généreux sentimens , se donnaient la mission de
défendre hs opprimés et de servir les dames. Ce fut, comme on
l'appela, le temple d'honneur-, mais elle perdit peu à peu ce carac-
tèie élevé, tant parce que les nobles furent loin de se conformer à
de si beaux principes que parce qu'on la conféra directement comme
récompense à des hommes qui ne suivaient nullement la profession
des armes. On attacha les litres de chevalier et d'écuyer à certains
o.fices de magistrature, alors que l'exercice de la justice se déta-
chait du commandement militaire. Le roi créa des chevaliers és-lois
dont la mission n'avait rien de commun avec celle de paraîire sur
les champs de bataille. De plus, les changemens apportés dans l'or-
ganisation des armées par l'irstitution des troupes permanentes
enlevèrent à la vieille gendarmerie française, composée d'abord
exclusivement de chevaliers, une grande partie de son importance.
U arriva donc qu'après avoir désigné une sorte de grade militaire,
le titre de chevalier ne fut plus qu'une appellation indiquant la
noblesse. Elle s'attacha au gentilhomme de vieille, d'illustre famille,
qui s'en parait quand il -avait atteint sa majorité. Aussi les rois ne
conférèrent-ils d'abord ce litre qu'aux nobles des grandes maisons, à
ceux qui, par leur fortune ou leurs exploits, s'étaient placés au pre-
mier rang. On veillait à ce qu'il ne ftit point usurpé par de. petits
nobles sans avoir et sans notoriété. Une ordonnance de 1270 porte
que nul ne peut être chevalier s'il n'est gentilhomme de parage,
autrement le roi et le baron avaient le droit de lui couper ses épe-
rons dorés, insignes du chevalier, les écnyers ne pouvant alors por-
ter que des éperons argentés. Ceux-ci cessèrent également de
représenter les jeunes servans d'armes des chevaliers dont l'emploi
commençait au reste à tomber en désuétude. Gomme le gentil-
homme qui n'avait point été armé chevalier gardait la simple qua-
lification d'écuyer, celle-ci finit par être donnée aux gentilshommes
de mince extraction. La noblesse se trouva par là partagée en deux
classes, la noblesse de chevalerie et celle qui ne pouvait prendre
que le titre d'écuyer. L'ensemble constitua ce qu'on appela les gens
de qualité. Il ne fut plus besoin d'une réception soleianelle, d'un
cérémonial spécial, comme cela avait été par le passé, pour être
déclaré écuyer ou chevalier. Des lettres- royaux suffisaient à c«lui
auquel l'un ou l'autre titre était conféré, «t le gentilhomme put
796 REVUE DES DEUX MONDES.
transmettre à ses descendans sa qualité de chevalier ou d'écuyer
avec les privilèges qui y étaient attachés, et dont jouissait aussi
sa femme, fût-elle même de naissance roturière. Au reste, à partir
du xvii" siècle, on ne distingua plus guère entre la noblesse de
chevalerie et celle des écuyers; c'étaient des titres plus relevés
que les gentilshommes ambitionnaient. En principe néanmoins, la
qualification de chevalier, transmise dans une famille noble, était
tenue pour l'indice d'une vieille origine, quoique les rois l'eussent
attachée à certaines charges, à certains offices dont la possession
n'impliquait certes pas l'ancienneté de la noblesse. Mais jusqu'au
xvr siècle, la distinction entre chevaliers et écuyers demeura très
marquée. Seul, le chevalier avait le droit de porter la cotte d'armes
et la double cotte de mailles, de prendre dans ses vêtemens l'or,
l'écarlate, les fourrures usitées du temps, à savoir : le vair, l'hermine
et le petit-gris. Lui seul était autorisé à se faire représenter sur son
sceau en armure complète et à arborer sur son manoir la girouette,
image du pennon. Tandis que l'écuyer n'était désigné que par son
nom, le chevalier était qualifié de monsieur et de monseigneur.
Si, par le nouveau caractère qu'elles prirent, les dénominations
de chevalier et d'écuyer finirent par indiquer simplement le rang de
la noblesse, elles n'enlevèrent pas pour cela à la possession du fief
noble sa valeur et son importance pour marquer aussi le rang.
C'était toujours elTectivement d'un fief que le gentilhomme tirait
son nom de noblesse. Le roi conférait-il la noblesse héréditaire à un
roturier, il érigeait en fief noble quelque terre dont il lui faisait don
ou que celui-ci possédait déjà; il en augmentait au besoin l'étendue
et les dépendances et y attachait des privilèges seigneuriaux. Le roi
pouvait pareillement élever la condition du gentilhomme en érigeant
sa seigneurie en un fief de dignité d'un rang supérieur. La qualité
du fief indiquait donc celle de la noblesse. Le gentilhomme, pour
se désigner personnellement, mettait après son nom de baptême,
la seule appellation qui existât à l'origine pour l'individu, le nom de
sa seigneurie ou, comme on disait aussi, de sa sirerie, précédé d'un
de. C'est ainsi que l'ancêtre des Montmorency s'appelait Bouchard,
sire ou sieur de Montmorency et, en sous-entendant le mot sieur,
Bouchard de Montmorency ; que l'on disait de même Hugues de Crécy,
Thomas de Marie, Guy de Bochefort, Simon de iNéaufle, etc. Le
noble possédait-il plusieurs seigneuries, il prenait d'ordinaire le nom
de la plus importante ou de celle qu'avait le plus anciennement
pos'^édée sa famille. Mais le droit d'ajouter la qualité de sieur ou
désire devant ce nom de seigneurie ne pouvait passer qu'à l'aîné de
ses fils, puisque le fief se transmettait par droit de primogéniture.
Les puînés portaient simplement après leur nom de baptême le nom
de la seigneurie précédé du de^ sans pouvoir se qualifier de sei-
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 797
gneur de l'endroit. De la sorte, l'appellation de la seigneurie se
transformait en un nom de famille. Toutefois, à l'origine, le privilèo-e
qu'avait l'aînô de posséder la totalité du fief n'était pas absolu. Les
puînés, à la mort du père, en obtenaient par droit d'héritage sou-
vent chacun une fraction ; cette parcelle devenait un véritable
arrière-fief de la seigneurie ; ils en faisaient hommage à l'aîné, pos-
sesseur de celle-ci, et dont ils relevaient conséquemment comme
vassaux. Ils pouvaient dès lors prendre le nom particulier que por-
tait le fonds de terre qui leur était accordé dans la succession.
Philippe Auguste, dans son domaine royal, avantagea plus encore
les puînés; il leur fit assigner une part dans le fief sans les
astreindre à relever de leur aîné, et en ne leur imposant pour
suzerain auquel serait dû l'hommage que le seigneur dont avait
relevé leur p^re. Mais dans la plus grande partie du royaume l'an-
cien usage persista. Les puînés furent, comme on disait, para-
geurs; ils tinrent leurs fiefs de l'aîné, tantôt ajoutant à leur nom
de baptême le nom de la fraction du fief paternel pour laquelle ils
devaient hommage à leur frère, tantôt gardant simplement, sans se
qualifier de sire' ou de sieur, le nom de la seigneurie paternelle.
Cette communauté de nom entre les frères tenait au reste à ce que,
suivant le plus grand nombre de coutumes, l'aîné des enfans n'avait
sur le fief qu'un simple droit de préciput. Il prenait le manoir, il
héritait des armes du père, et les puînés n'en étaient pas alors
réduits à une mince légitime, à ne se partager que quelques objets
mobiliers. Si le père avait possédé plusieurs fiefs, à sa mort, mal-
gré le droit de primogéniture établi en principe, les puînés pouvaient
dans certains cas en avoir un comme apanage, et ils ne man^^uaient
guère d'en prendre le nom. La famille arrivait donc, par ces diverses
circon^^lances, à se partager en plusieurs branches difléremment
dénommées. Tandis que la branche aînée gardait le nom de l'an-
cienne seigneurie, les puînés adoptaient des noms nouveaux, sans
cependant abandonner tout à lait le nom paternel, qui repré-
sentait celui de la souche. Ils devenaient alors seigneurs à leur
tour d'un fief différent du fief auquel leur famille avait dû origi-
nairement son appellation. N'avaient-ils point de fief, ils faisaient
suivre, pour se désigner, le nom paternel, gardé par eux, de la qua-
lifi -ation de chevalier ou d'écuyer, selon que l'une ou l'antre avait
ap[)arlenu à leurs aïeux. Bien entendu, un cadet pouvait par ses
mérites personnels obtenir pour lui-même une seigneurie et devenir
ainsi la tige d'une nouvelle famille seigneuriale dont parfois l'im-
portance éclipsait celle de la branche aînée.
Les choses se passaient semblablement pour ce qu'on appela le
fiefs de dignité, c'est-à-dire pour ceux auxquels étaient attachés les
titres de duché, marquisat, comté, vicomte, baronnie. Ces déuomi-
798 REVUE DES DEUX MONDES.
nations avaient perdu, dès le xiii^ et le xiv^ siècle, leur ancienne
acception et ne représentaient plus, comme cela avait été dans le
principe, des charges militaires. Les ducs étaient d'abord les offi-
ciers auxquels le roi donnait un grand commandement, les géné-
raux d'armée (en latin duces) ; les marquis, ceux qui commandaient
sur les marches ou frontières; les comtes (en latin comités), les
gouverneurs de province, choisis d'ordinaire parmi les leudes ou
compagnons du roi; les lieutenans de ces comtes, résidant dans
certaines villes ou cei'tains cantons de la province, portaient le titre
de vice-comte ou vicomte et n'étaient parfois, comme ils le demeu-
rèrent en Normandie, que d'un rang fort inférieur ; ailleurs ils
devinrent de gros personnages et finirent par se rendre indépen-
dans du comte. Le terme de baron avait eu primitivement un sens
générique. Ce mot, vraisemblablement d'origine celtique, signifiait
simplement homme puissant. Les principaux vassaux du roi et des
grands feuJataires étaient qualifiés de barons. Voilà comment la
dénomination de baronnie fut appliquée à un fief d'une étendue
notable et comptant bon nombre de vassaux. Elle resta attachée à
diverses seigneuries auxquelles n'était pas donnée 'l'une des quali-
fications de marquisat, de comté ou de vicomte et qui étaient
généralement de moindre importance que celles qu'on désignait
par ces appellations. Tout cela formait l'ensemble des fiefs de
dignité, et, quoique les barons et les comtes fussent réputés de
moindre rang que les ducs et les marquis, il n'y eut pas entre eux
une hiérarchie nettement arrêtée. Les fiefs auxquels ces dénomina-
tions respectives s'appliquaient ayant passé par diverses vicissitudes,
ils subirent des diminutions ou des augmentations. De la sorte,
telle seigneurie qui n'avait que le titre de vicomte, par exemple,
devint beaucoup plus importante que tel comté et prit en fait
le pas sur lui ; tel marquisat devint aussi important que tel duché.
Il régna conséquemment une grande inégalité entre les fiefs de
dignité de dénomination identique. Le titre qu'ils conféraient perdit
peu à peu, à dater du xvii^ siècle, son caractère féodal pour devenir
une simple qualification nobiliaire d'un rang élevé. Voilà comment
le titre de comte était donné aux ambassadeurs pendant leur mis-
sion près d'une cour étrangère, comment les membres de certains
chapitres, par exemple, les chanoines de Lyon, de Brioude, de
la collégiale de Mâcon, prenaient tous la qualification de comte.
Lors des érections de terres en pairies, des comtés et des marqui-
sats reçurent quelquefois ce privilège et se trouvèrent par là placés
au-dessus de ceux des duchés auxquels n'était pas attachée la pai-
rie. Cependant en France et en divers autres états de l'Europe, à
dater environ du xvr siècle, on adopta pour les titres nobiliaires
une certaine hiérarchie qui différa peu d'un pays à l'autre. Elle fit
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 799
règle, mais elle subit bien des exceptions; elle donnait l'ordre
descendant suivant: duc, marquis, comte, vicomte, baron; au
plus bas de l'échelle se trouvaient rejetés le titre de chevalier, et
au-dessous celui d'écuyer. On n'assigna pas de rang bien déterminé
au titre de vidaine, qui se transmettait héréditairement dans quel-
ques familles, mais qui ne pouvait aspirer à un échelon supérieur,
car le vidame était, dans le principe, le seigneur que l'évêque ou
l'abbé choisissait pour défendre son fief et auquel il remettait en
temps de guerre le commandement de ses vassaux. D'ailleurs tous
ceux qui portaient en France le titre de vidame, à une seule excep-
tion près, relevaient non directement du roi, mais simplement de
l'évêque ou de l'abbé, dont leurs ancêtres avaient été les avoués.
Quant à la qualification de châtelain, bien que bon nombre de châ-
tellenies eussent pris au moyen âge le caractère de fief héréditaire, elle
demeura personnelle et n'entra pas plus dans la hiérarchie nobiliaire
que les titres de bailli et de sénéchal, que se transmettaient hérédi-
tairement, comme titre d'office, quelques familles. La distinction
de chevalier bannerel, c'est-à-dire de chevalier commandant à des
vassaux, et de chevalier simple ou bachelier avait disparu.
En Angleterre, à la chambre des lords, on retrouve à peu près
le même système de graduation que celui qui prévalait en France.
Les marquis prennent rang après les ducs, les comtes api*ès les
marquis, les vicomtes après les comtes et les barons après les
vicomtes. En dehors de la pairie, il s'était constitué chez nos voisins
une classe inférieure de noblesse correspondant à celle qui chez nous
ne possédait pas de fief de dignité et qu'on appela les petits barons
ou baronnets ; avec eux se confondirent les anciens bannerets. Ils
n'avaient d'ordinaire que de modestes seigneuries dont ils tiraient
la qualification de sir, qui leur est restée. Quant au titre de cheva-
lier [knight], il finit, comme en France, par être une simple marque
de noblesse que prirent ceux qui n'avaient point de titre plus élevé,
mais il ne constitua qu'un titre personnel que la reine accorde
aujourd'hui comme récompense. La qualification d'écuyer {squire)
tomba si bas qu'elle finit par être attribuée, comme en France
celle de monsieur, à toutes les personnes de quelque respectabilité.
En Allemagne, où la féodalité résista davantage, oii les sei-
gneurs s'érigeaient en vrais souverains et n'étaient liés au suze-
rain que par un lien assez lâche et souvent rompu, le rang des
fiefs se régla bien plus d'après la nature de la vassalité que d'après
la qualification du fief. Les vassaux immédiats de l'empereur, quel
que fût leur titre, se plaçaient au-dessus de ceux dont la dépen-
dance n'était que médiate. Les princes-électeurs avaient sans con-
teste le premier rang, mais, à part cela, la hiérarchie des titres
n'était point observée, d'autant plus que les nobles créés par les
800 REVUE DES DEUX MONDES.
princes-électeurs et d'autres grands vassaux, en vertu d'un droit que
ceux-ci s'ctaienl arrogé, ne pouvaient prétendre à !a même impor-
tance que les nobles qui tenaient leur noblesse de l'empereur, qu'elle
fût personnelle ou héréditaire. Entre les comtes ou grafs^ on distin-
guait les landgraves, les margraves, les burgraves, qui constituaient
la haute noblesse; mais leur préséance se réglait moins par leur
titre que par l'étendue et la puissance de leur domaine. Au-dessus
d'eux se plaçaient généralement les herzogs ou ducs, peu nom-
breux en Allemagne, et, par dessus eux, les archiducs. Les freiherren
ou barons n'étaient, à proprement parler, que les possesseurs de
terres affranchies de tout service roturier, mais cette qualification fut
de bonne heure donné par les princes comme un titre inférieur de
noblesse. Dans les villes libres de l'empire, les gros bourgeois qui
avaient exercé des charges municipales formèrent la souche d'une
sorte de noblesse inférieure jouissant de privilèges et qu'on appe-
lait les patriciens. Quant à la qualification de chevalier [ritter]^ elle
resta ce qu'elle était à la fin du moyen âge, une simple marque de
noblesse. Dans le royaume de Bohême , on partageait la noblesse
en deux classes, celle des barons et celle des chevaliers. Les comtes,
qui étaient peu nombreux, faisaient corps avec la première, et les
marquis n'existaient point. En Espagne, au xvi® et au xvii'^ siècle,
la haute noblesse comprenait les ducs et les princes, les marquis
et les comtes. Au-dessous d'eux se plaçaient les barons et au plus
bas de l'échelle était la petite noblesse vivant sans éclat de son
revenu. Dès le principe, l'usage des parages n'avait point été admis
en France pour les grandes baronnies. 11 en résulta que les fiefs de
dignité ne se partagèrent pas, et jusqu'à la fin de fancienne monar-
chie ils relevèrent tous directement du roi et furent indivisibles, lis
se transmettaient par droit de primogéniiure. L'aîné des fils héri-
tait donc du litre attaché au fief. Il était duc, marquis, comte, etc.,
comme l'avait été son père, si toutefois le roi n'avait point érigé
pour lui la seigneurie paternelle en un fief d'un rang plus élevé.
Mais comme un gentilhomme pouvait posséder plus d'un fief de
dignité, réunir dans sa main, par suite d'héritage ou autrement,
diverses terres titrées, les puînés, si l'aîné y consentait, en rece-
vaient quelquefois leur part. En droit, tous les fiefs de dignité,
comme les autres seigneuries, compris dans la succession, étaient
dévolus à l'aîné, qui prenait les divers litres que son père avait por-
tés. Accordait-on, au contraire, au puîné la jouissance d'un des fiefs
de dignité laissés par le père, ce fils cadet en prenait alors ordi-
nairement le titre, tandis que l'aîné gardait le lief de dignité prin-
cipal et en portait le nom. De la sorte, deux frères, et même
davantage, pouvaient hériter à la mort de leur père de la même
qualification, si l'héritage de celui-ci comprenait plusieurs fiefs de
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 801
dignité semblableraent intitulés. Le noble avait-il deux comtés, par
exemple, et son fils aîné se dessaisissait-il du second, le puîné rece-
vait ce comté et en portait le nom et lo titre. 11 devenait ainsi la
tige d'une branche nouvelle de la maison noble dont l'aîné conser-
vait le nom de famille, le litre originel et les armoiries. Toutefois,
ce n'étaient là que des exceptions. La règle, comme il a été dit,
voulait que l'aîné prît tous les fiefs de dignité de son père et ne
laissât au puîné que la simple qualification de chevalier. Celui-ci
pouvait tout à coup l'échanger contre le litre le plus élevé, si son
aîné venait à mourir sans postérité. L'histoire des familles nobles
nous fournit bien des exemples de ces faits. Quoique Maximilien-
Pierre-François de Béthune, duc de Sully, mort en 169/i, eût laissé
dans son héritage, outre le duché de Sully, les principautés de Hen-
richemont et de Boisbelle, les marquisats de Rosny et de Conti, la
baronnie de Bontin, les vicomtes de Meaux et de Breteuil, tous fiefs
de dignité dont il avait les titres, son fils puîné n'eut pas la moindre
part dans ce vaste domaine, qui resta à l'aîné, il fui simplement le
chevalier de Sully. Mais son aîné étant venu à décéder sans enfant,
le chevalier devint soudain duc de Sully.
On le voit, il n'existait en France pour la transmission des titres
rien de semblable à ce que l'ordonnance de 1817 établit pour la
pairie. Tout se réglait pour la transmission des fiefs de dignité par
la coutume de la province et par le partage adopté pour la succes-
sion. Les fiefs de dignité étaient-ils répartis entre les puînés, ce
n'était pas toujours suivant l'ordre hiérarchique des qualifications
attribuées a ces fiefs qu'ils étaient distribués; on se conformait au
désir exprimé par le défunt ou aux conventions intervenues entre
les frères. Il y avait dans certaines provinces des usages particu-
liers touchant l'ordre et la transmission des titres. Ainsi en Bre-
tagne, au dire d'Alain Bouchard, le titre le plus élevé de noblesse
était celui de comte, traduit souvent en latin par le mot consul,
parce que le souverain de la province qui s'était arrogé le droit
d'anoblissement portait seul le litre de duc. Au-dessous des comtes
venaient immédiatement les barons ou bers. Les aînés des maisons
nobl'S étaient comtes et les puînés prenaient le titre de quelque
baronnie. Par exemple, dans la famille des comtes de Rennes, tan-
dis que l'aîné avait ce titre, le puîné portait celui de baron de Fou-
gères. En Sardaigne et en Piémont, les aînés des familles nobles
prenaient du vivant de leur père le même litre que lui.
Le simple titre de chevalier qu'ils étaient réduits à porter humi-
liait quelque peu la vanité des puînés, que ne satisfaisait pas non
plus iou|0urs l'attribution d'un arrière-fief relevant du fief paternel.
S'ils pouvaient obtenir parfois de la faveur royale un titre plus
TOMK UV. — lSù2, 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
élevé, la plupart se trouvaient exposés à demeurer toute leur vie
hiérarchiquement fort au-dessous de leur aîné; et cependant ils
n'étaient pas moins fiers que lui de leur noblesse. En France sur-
tout, où les familles nobles tenaient à ne point altérer la pureté de
leur sang et où tout gentilhomme faisait parade de son extrac-
tion, les cadets ne se seraient pas résignés, comme ils le font en
Angleterre, à porter une qualification qui les confond avec la roture.
N'avaient-ils point de part dans la distribution des fiefs de dignité
compris dans l'héritage, ils cherchaient, et cela arriva de bonne
heure, à se procurer un titre qui les rapprochât de leur aîné. Tout
en gardant le nom paternel que portait l'héritier par droit de pri-
mogéniture, ils l'accompagnaient d'une qualification nobiliaire d'un
ordre moins élevé toutefois que celle qu'avait eue leur père. Les
cadets qui agissaient ainsi devaient se munir de l'autorisation royale,
mais bien souvent ils s'en dispensèrent et se contentèrent de l'agré-
ment de la famille. Cette usurpation par les puînés d'un titre supé-
rieur à celui de chevalier et qui n'était pas celui d'un des fiefs de
dignité du domaine paternel,, se fit sans tenir toujours compte de
l'ordre hiérarchique signalé cirdessus, et l'on vit des cadets prendre
un titre hiérarchiquement plus élevé que celui qu'avait le ftère qui
les précédait immédiatement. Tantôt le nom joint à ce titre était celui
du fief de dignité de l'aîné et le même nom s'accolait de la sorte à deux
qualifications différentes, ce qui était absolument contradictoire avec
la nature du fief, une terre ne pouvant être à la fois, par exemple,
duché et comté, marquisat et vicomte ; tantôt c'était à l'ancien nom
de famille, abandonné pour celui d'un fief de dignité, que le puîné
demandait fappellation qu'il ajoutait à la qualification par lui prise.
Dans le commerce journaUer, la courtoisie faisait souvent donner à
l'aîné du vivant de son père le titre que portait celui-ci, et de même
qu'il pouvait y avoir deux femmes désignées par le même titre, la
douairière et la bru, on vit ainsi quelquefois deux ducs, deux comtes
du même nom. La chose pouvait se produire tout à fait légalement
dans les familles de pairs, si le roi autorisait le père à se démettre
de son vivant de son duché ou de son comté-pairie en faveur de son
fils aîné. Alors celui-ci devenait duc et pair ou comte et pair, et le
père gardait le simple titre de duc ou de comte. Le plus ordinaire-
ment le fils aîné d'un duc ou de quelque autre grand seigneur titré
portait du vivant de son père le nom d'une des seigneuries com-
prises dans l'héritage paternel, ou même celui d'une seigneurie
que lui avait léguée un ascendant ou un collatéral, et c'était seule-
ment à la mort du père que ce fils reprenait le titre et le nom de sa
famille. Tels ont été les divers usages qui introduisirent surtout des
dérogations aux anciennes règles. On s'habitua peu à peu à voir
presque tous les enfans mâles d'une famille noble porter du vivant
LES TITRES NOBILIAIRES EN 'PRAJNCE. 803
de leur père des titres supérieurs à celui âe ichevalier, et comme
ou observait parfois dans la [jrise de ces titres la hiérarchie, le vul-
gaire tenait volontiers tous ks iils d'un noble pour autorisés à prendre
chacun un titre.
Dans plusieurs maisons ducales, le fjls aîné portait le titre de
prince, dont l'apparition dans la hiérarchie des titres ne date en
France que du xvi* siècle. Encore à cette époque, l'opinion domi-
nante était-elle que le titre dcprince ne pouvait appartenir qu'à un
véritable souverain et aux membres de sa famille. Depuis longtemps
chez nous, les fils et les frères du roi recevaient le titre de princes
du sang, ses filles et ses sœurs, celui de princesses du sang. Il
arriva ensuite que les possesseurs de certaines seigneuries récla-
mèrent pour elles le litre de principauté, se fondant généralement
sur des documens fort contestables. Des maisons de haute noblesse
obtinrent alors du roi ou du saint empire pour leur fils aîné le titre
de prince, auquel fut attaché le nom d'une seigneurie. Cette quali-
fication, qui ne figurait pas à l'origine dans la hiérarchie des titres
usités, finit par y faire sa place, et, au siècle dernier, on la classa
tour à tour avant ou après le titre de duc. L'une des plus anciennes
principautés nées de la sorte et qui valut son nom à une illustre mai-
son est la seigneurie de Guéméné. Charles IX M reconnut le titre
de principauté. Elle appartenait aux anciens vicomtes de Rohan,
ancêtres d'une famille qui devint plus tard ducale. Dans cette
même maison de Rohan,noiis renco'ntrons une autre principauté de
date plus récente, celle de Soubise créée par Louis XIV en faveur
du fils d'Hercule de Rohan, comte de Rochefort, puis duc de Mont-
bazon. Autre exemple: le comte François II, père de François
de La Rochefoucauld, qui a été mêlé aux guerres religieuses du
XVI*' siècle et périt à la Saint-Rarthélemy, ayant pris parmi ses titres
celui de prince de Marsillac, tiré d'une seigneurie qui prétendait à
la qualification de principauté, les aînés de sa maison adoptè-
rent l'usage de porter du vivant de leur père le titre de prince de
Marsillac, et c'est sous ce titre que fut d'abord connu, avant d'être
appelé duc, comme héritier du cinquième François de La Rochefou-
cauld, l'auteur des Maximes. En reprenant le titre de duc, La Ro-
chefoucauld ne fit ainsi que se conformer à ce qui se pratiquait
dans d'autres maisons ducales. Ce n'étaient pas seulement les aînés
qui échangeaient à la mort de leur pèie et en d'autres circonstances
le titre qu'ils avaient d'abord porté, c'étaient encore les cadets.
Comme les qualifications de marquis, de comte, de vicomte, ten-
daient à perdre leur acception féodale et à ne plus représenter qu'un
degré dans la hiérarchie nobiliaire, on vit souvent les puînés, tout
en gardant le nom paternel, y ajouter un titre immédiatement infé-
rieur à celui qu'avait leur aîné. Quand celui-ci faisait pareillement
804 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre à son propre fils un titre inférieur au sien, mais de même
dénoiiiinaliot), le puîné et ses enfans se contentaient d'une qualifica-
tion moins élevée que celle de la branche aînée, dont ils retenaient
pourtant le nom, litre qu'ils échangeaient contre un titre plus élevé
si la branche aînée venait à s'éteindre. Gela explique comment, con-
trairement aux règles qui présidaient, dans le principe, à la trans-
mission des fiefs, diverses branches de la même famille portèrent
le même nom de fief avec une qualification nobiliaire difierente. Il y
avait par exemple, à côté d'une branche ducale, une branche de
comte ou de vicomte. C'était là une première confusion; elle s'ac-
crut par l'usage où furent les enfans, du vivant de leur père,
surtout les puînés, de prendre à la guerre ou dans le monde un
nom de noblesse de fantaisie, tout au moins un nom emprunté
à quelque ascendant. Ceux des fils qui entraient dans l'état ecclé-
siastique en agissaient de même. Le gentilhomme se rendait-il
célèbre sous ce nom d'emprunt qu'acceptait sa propre famille,
il le gardait sans se mettre en peine d'obtenir l'agrément du roi,
qui fut cependant quelquefois formellement accordé. On pourrait
citer bien des exemples de ces changemens arbitraires de noms dans
les grandes familles de France. Je n'en rappellerai que deux qui
suffiront pour doimer une idée des libertés qu'on s'arrogeait en
pareille matière. Des quatre fils de Jules-François- Louis de Rohan,
prince de Soubise, l'aîné, qui fut le trop fameux maréchal, hérita du
titre paternel, qu'il porta de bonne heure, son père étant mort à
vingt -sept ans; le second, qui entra dans l'église et devait être plus
tard le cardinal de Soubise, fut d'abord appelé l'abbé de Ventadour;
le troisième fut connu sous le nom de comte de Tournon, et le qua-
trième, bien loin de ne porter que la modeste dénomination de che-
valier, était désigné sous le sobriquet de prince René, emprunté à
l'un de ses noms de baptême; le fils du maréchal, mort en bas âge,
reçut le nom de comte de Saint-Pol. Dans une autre illustre famille
qui a compté quatre maréchaux de France, nous voyons le fils du
second maréchal, Adrien-Maurice, duc de ISoailles et comte d'Ayen,
porter dabord le titre de marquis de Mouchy, puis l'échanger pour
celui de comte de Noailles et reprendre le nom de Mouchy en deve-
nant maréchal, nom auquel s'attacha la qualification de duc que le
roi d'Espagne lui avait d'abord donnée. Ce mai échal de Mouchy fit
prendre à son troisième fils, devenu le premier de ses enfans par
la mon des deux aînés, le titre de piince de Poix, et au dernier de
ses lils, d'abord connu sous le nom de chevalier d'Arpajon que ce
cadet, avait pris en mémoire du comte d'Arpajon, son aïeul maternel,
le titre de vicomte de Noailles, tandis qu'on appela marquis de
Noailles le second des neveux du maréchal de Mouchy, fils puîné
de son frère aîné, Louis, duc de Noailles, également maréchal de
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 805
France et en faveur duquel le comté d'Ayen fut érigé en duché (1).
Le public s'embrouillait facilement au milieu de ces changemens
de non)s qui s'opèrent aussi fréquemment dans la noblesse d'An-
gleterre, mais d'une façon plus régulière ; ils ont donné lieu parfois
à de plaisans quiproquos. Une distribution aussi arbitraire de titres
que celle qui vient d'être signalée amenait une confusion dont se
plaint déjà Montaigne dans le chapitre de ses Essais, intitulé
des Noms : « Un cadet de bonne maison, écrit-il, ayant pour son
appaiiage une terre sous le nom de laquelle il a étécogneu et honoré
ne peut honnestement l'abandonner. Dix ans après sa mort, la terre
s'en va à un estranger qui en fait de même : devinez où nous sommes
de la cognoissance de ces hommes. 11 ne faut pas aller quérir d'au-
tres exemples que de notre maison royale, où autant de partages
autant de surnoins. Cependant l'originel de la tige nous est échappé. »
La confusion qui s'introduisait dans la dénomination des familles
prêtait aux usurpations de qualifications nobiliaires. Aussi les mar-
quis et les comtes pullulaient-ils dans le monde au commencement
du siècle dernier. Saint-Simon, dans ses Mémoires, dit que ces
titres sont tombés dans la poudre. De jeunes seigneurs de noblesse
plus ou moins authentique se donnaient du marquis ou du comte
et compromettaient par l'insolence de leurs manières et le débraillé
de leur conduite la qualité dont ils se paraient. Le théâtre versa sur
eux le ridicule et contribua ainsi à discréditer des litres auparavant
si haut places. Mais les Dorante faisaient encore bien des dupes, et
Molière, en mettant en scène M. Jourdain, avait sous les yeux de
nombreux modèles. Il n'était pas jusqu'à la cour où l'on ne s'amu-
sât quelquefois de ces titres de marquis et de comtes supposés et
où l'on n'en fît de méprisans sobriquets. Une anecdote racontée dans
une de ses Lettres par le baron de Pôllnitz nous montre qu'il arri-
vait au roi lui-même de prendre le titre de marquis en mauvaise
part. 11 est vrai qu'à cette époque, la noblesse, surtout celle de cour,
avait bien dégénéré. Les jeunes gentilshommes se ruinaient par le
jeu et la débauche et oubliaient les vertus guerrières de leurs ancê-
tres. On eût pu leur adresser les sanglantes invectives que Juvénal
lançait aux nobles de son temps, dans sa célèbre satire où il rappelle
que la vraie noblesse est la vertu :
Nobilitas sola est atque unica virtus.
La noblesse donnait alors de plus en plus la main à la roture;
elle s'encanaillait, comme disait un contemporain. iNon-seulement
(I) Le duché d'Ayen ne fut pas duché-pairie comme le duché de Noailles- On distin-
guait avant la révolution les ducs et pairs des simples ducs. Entre ces derniers, les
uns avaient des lettres vérifiées en parlement, les autres ne recevaient qu'un brevet
du roi.
806 RETUE DES DEUX MONDES.
elle se mêlait sous des prête-noms à des trafics et à des tripo-
tages financiers, les gens titrés épousaient des héritières de riches
traitans ou d'opulens bourgeois et fumaient ainsi leurs terres, sui-
vant leur impertinente expression, mais les roturiers l'envahissaient
de toute part à l'aide de titres nobiliaires qu'il n'était pas bien diffi-
cile d'obtenir, car l'anoblissement s'attachait à une foule de fonc-
tions. Les rois avaient accordé la noblesse au premier degré à nombre,
d'offices et de magistratures, et l'exercice de plusieurs de ces charges
pendant deux ou trois générations, dans certaines conditions, faisait
acquérir la noblesse héréditaire. L'entrée dans ces charges, dont la
plupart étaient vénales, fut un sûr moyen d'arriver à être gentil-
homme. 11 y avait là une prime pour engager à les acheter. Tels
offices qui conféraient la noblesse n'étaient pas d'un ordre bien
élevé. Par exemple, les charges municipales, dans maintes villes
de France, valaient la noblesse pei-sonnelle au bout d'un certain
temps d'exercice et donnaient par là un facile accès à la noblesse
héréditaire. Ce privilège pour les offices municipaux fut renouvelé
à diverses reprises. Eu coiifirmant les maires, échevins, capitouls,
jurats, etc. dans la jouissance pour eux et leur famille, et même
pour leur descendaiice, du privilège de noblesse, le roi songeait
moins à récompenser des services rendus au pays qu'à alimenter
son trésor, car toutes ces confirmations entraînaient le paiement de
droits pécuniaires. En 1706, Louis XIV confirma au prévôt des mar-
chands et aux échevins de Paris le privilège de noblesse que leur
avaient déjà accordé Charles V, Charles VI et Henri III ; en juin
1716, le régent renouvelait cette confirmation. Chaque fois, le pré-
vôt et les échevins durent financer. On procéda de même poer les
privilèges de noblesse attachés à diverses charges de judicature.
On ne s'en tint pas à ces anoblissemens intéressés et qu'on pour-
rait appeler fiscaux. La vénalité alla souvent plus loin, et le gou-
vernement royal vendit quelquefois directement des lettres de
noblesse, et cela dès le xvi" siècle.
Il en devenait de la noblesse comme de la monnaie fiduciaire,
qui inspire d'autant moins de confiance qu'il y a une plus grande
émission de papier. Les choses se passaient ainsi au rebours de ce
qu'elles avaient été antérieurement. Jadis, les rois avaient donné
des bénéfices et des terres à ceux qu'ils anoblissaient ; maintenant
c'étaient les anoblis qui payaient le roi. En fait, les titres de noblesse
étaient à l'encan. Un édit royal du mois de mai 1702, portant ano-
blissement de deux cents personnes, auxquelles devaient être expé-
diées des lettres de noblesse irrévocables et exemptes de toute taxe,
déclarait que les nouveaux anoblis auraient à acquitter des droits et
frais modérés en vue de subvenir aux besoins de la guerre. On se
fondait, pour justifier ce trafic, qui s'était déjà fait quelques années
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 807
auparavant, sur ce que les cinq cents lettres de noblesse accordées
précédeinmeut n'avaient pas suffi aux demandes. La vérité, c'est
que les sommes versées par les anoblis antérieurs ne suffisaient pas
aux exigences du trésor, l'exemption des taxes ne portant que sur
ce qu'on appelait les lettres de confirmation. Le prix des lettres
patentes était fixé à 0,000 livres, plus, comme toujours, les deux
sous pour livre. D'abord on n'avait concédé aux acquéreurs que le
titre d'écuyer, mais le public se montra peu empressé à payer si
cher cette modeste qualité. En novembre 1702, un édit royal porta
a'éation de deux cents chevaliers. Deux ans plus tard, on vendait
encore cent lettres de noblesse. Le roi les révoqua bientôt sous
prétexte que ces lettres avaient été accordées aux officiers supé-
rieurs des cours du royaume et qu'il importait à. la considération
de la noblesse qu'on ne la prodiguât pas trop. De telles révocations
furent le moyen arbitraire dont on abusa pour restreindre le chiiTre
croissant des nobles. Les anoblis dépossédés de leur noblesse ayant
financé pour obtenir leurs lettres, c'était là une véritable banque-
route. En novembre ICAO, Louis XIII avait aboli tous les anoblis-
semens accordés depuis 1610 qui n'avaient point été depuis confir-
més. L'édit royal d'août 166Â révoquait tous les anoblissemens
postérieurs au 1^"" janvier 1611, et, par une mesure plus radicale
encore, l'arrêt du conseil du 2 mai 1730 frappa en masse de nullité
les lettres de noblesse concédées de 16Zi3 au l^"" septembre 1715;
un autre édit du mois d'avril 1771 celles accordées depuis le l^-" jan-
vier 1715. II ne s'agissait, du reste, ici que des anoblissemens ven-
dus pour une somme fixe, non des lettres conférant la noblesse comme
récompense spéciale, ni de celles qui érigeaient en faveur d'un
gentilhomme un fief de dignité. D'ailleurs toutes ces révocations
n'étaient, en réahté, que conditionnelles; elles avaient pour consé-
quence d'obliger les anoblis à établir que la noblesse ne leur avait
point été concédée moyennant finances et à leurs sollicitations, qu'ils
la possédaient depuis longtemps par un acte de la libre volonté du
prince, et c'était encore en payant qu'on fournissait cette preuve. Le
roi avait déclaré dans plusieurs des édits d'anoblissement que la
noblesse n'était pas instituée seulement pour récompenser ceux
qui le servaient sur les champs de bataille, qu'il y avait d'autres
moyens que les armes pour l'aider à soutenir ses guerres, qu'on le
fai^ait aussi en lui accordant des subsides, de sorte que ceuX' qui
s'empressaient de lui offrir leur argent avaient autant de titres à
être anohlis que les braves qui vei-saient leur sang. C'était, comme
on le voit, un aveu peu déguisé du caractère vénal qu'on faisait
prendre à la noblesse. On annonça, il est vrai,, que les lettres ne
pourraient être accordées qu'après une enquête sur la vie et les
mœurs de ceux qui les sollicitaient, et, dans: les déclarations, on
808 REVUE DES DEUX MONDES.
insista sur ce fait que ce n'était pas du premier coup qu'on les
avait concéflôi^s, mais seulement après plusieurs années d'examen.
C'étaient là des restrictions plus apparentes que réelles. La nou-
velle émission de deux cents lettres, après les cinq cents accor-
dées par l'édit de mars 1696, prouve assez qu'au lieu de res-
treindre les demandes, on les provoquait, malgré ces belles paroles
qui se lisent au préambule de l'édit de mars 1696 : « Si la noble
extraction et l'antiquité de la race qui donne tant de distinction
parmi les hommes n'est que le présent d'une fortune aveugle, le
titre et la source de la noblesse est un présent du prince qui
récompense avec choix les services importans que les sujets rendent
à leur patrie. » En même temps qu'on laissait acheter la noblesse
à beaux deniers comptans, on devenait de moins en moins exigeant
pour la conférer à ceux qui servaient à l'armée. Au moyen âge, le
service militaire avait été pour le noble le premier des devoirs
féodaux. Plus tard, ce furent seulement l'opinion et le décorum qui
l'obligèrent en temps ordinaire, alors que l'on ne convoquait plus
que très rarement le ban et l'arrière-ban, à servir dans les armées.
C'était pour le gentilhomme, quand il n'entrait pas dans l'église ou
dans la robe, un devoir d'honneur d'être militaire. Tout dans la
carrière des armes était à son avantage. Nommé directement offi-
cier, il avait le pas, la considération sur ce petit nombre d'officiers
dits de fortune, dont quelque action d'éclat était le seul parchemin.
Au milieu du xvin^ sif'cle, loin de s'en tenir au principe de l'obli-
gation du service militaire pour tout gentilhomme, on en vint à
conférer la noblesse à tous officiers ayant atteint un certain grade
et servi pendant un nombre déterminé d'années. Louis XV, réalisant
un projet qu'avait déjà conçu Henri IV, fit d'une manière générale
de la noblesse la récompense des services militaires, de sorte qu'on
y pût arriver par simple droit d'avancement. D'après la déclaration
du 22 janvier 1752, il fut établi qu'aucun officier servant dans les
armées ne serait imposé à la taille tant qu'il conserverait sa qua-
lité; or l'on sait que l'exemption de la taille personnelle était l'un
des privilèges de la noblesse. Cette exemption fut accordée pour la
vie à tout olïicier créé chevalier de Saint-Louis, qui avait servi
trente années non interrompues ou vingt années avec la commission
de capitaine, chiiïre qui était encore abaissé pour les officiers ayant
atteint un grade supérieur et pour ceux qui avaient été blessés.
Tout officier-général fut déclaré noble, lui et sa postérité née et à
naître, de façon que l'état-major supérieur de l'armée, qui n'avait
jamais, au reste, compté que bien peu de roturiers, se composa
désormais exclusivement de gentilshommes, anciens ou nouveaux.
Tout offiiitT fils légitime, dont le père et l'aïeul avaient acquis par
la durée de leurs services ou par le fait de leurs blessures l'exemp-
LES TITRES NOBILIAIUES EN F -ANGE. 809
tion de la taille, devenait noble quand il était créé chevalier de
Saint-Louis, après avoir servi le temps prescrit; cette noblesse pas-
sait niciuc h ceux de ses enfans nés avant son anoblissement.
La transformation de la noblesse en une sorte de grade militaire
acheva d'abaisser les barrières qui séparaient la caste privilégiée
de la bourgeoisie. Il y eut tant de cas où les bourgeois pouvaient
devenir nobles, tant de sources diverses de noblesse, que le public
ne fut plus guère à même de distinguer entre les nobles et les rotu-
riers. Le fait de la noblesse n'était plus décelé par la notoriété
publique, par la possession continue dans une famille de quelque
seigneurie; sa constatation devenait une affaire de bureau, car elle
demandait la vérification de bien des pièces; elle rentrait ainsi
exclusivement dans le ressort des généalogistes, des tribunaux et
des chancelleries. Quant au public, il était facile de lui donner le
change. Ce qui l'abusait davantage, c'était la possession de ces fiefs
qui avaient été dans le principe l'apanage de la noblesse. Les terres
nobles avaient commencé de bonne heure à sortir des mains des
gentilshommes pour passer dans celles des bourgeois. Les nobles
pressés par le besoin d'argent avaient souvent aliéné leur fief à de
riches roturiers. Mais le roturier n'était pas apte à remplir toutes
les obligations attachées au fief; l'aliénation en diminuait ainsi la
valeur ; le fief se trouvait alors, comme l'on disait, abrégé. Et ce n'était
pas seulement le seigneur immédiat qui éprouvait un préjudice,
c'était encore le seigneur supérieur, en remontant jusqu'au roi.
Voilà pourquoi le suzerain ne consentit à l'achat d'une terre noble
par le roturier qu'en retour du paiement de ce qu'on appela le droit
de franc-fief, droit que le roi se faisait payer toutes les fois qu'entre
l'acquéreur et lui il n'y avait pas trois seigneurs. Cette mesure,
toute fiscale d'origine, régularisa et sanctionna les ventes de fiefs
aux roturiers. Les bourgeois aisés, profitant de la détresse, de la
ruine de nombre de gentilshommes, se rendirent acquéreurs d'une
quantité de terres nobles. Boileau reproche durement aux gens de
qualité d'abandonner ainsi les vrais titres de leur noblesse. Tout en
disant au début de sa satire adressée au marquis de Dangeau que la
<( noblesse n'est pas une chimère,» il en montre sans détour l'inanité.
Mais, pour comble, à la fin, le marquis en prison
Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
Alors ce noble altier, pressé de l'indigence,
Humblement du faquin rechercha Talliance,
Avec lui trafiquant d'un nom si précieux,
Par un lâche contrat, vendit tous ses aïeux.
L'acheteur roturir;r fut d'abord regardé comme substitué aux
droits du noble, précédent propriétaire, et par cela même anobli,
810 REVUE DES DEUX MONDES.
sauf confirmation du roi. ^ïais on s'aperçut qu'un tel système ouvrait
la porte à de graves abus, et dans la suite l'acquisition d'une terre
noble par un roturier cessa de lui donner la noblesse. L'acquitte-
ment du droit de franc-fief lui permit sculenient de jouir des droits
seigneuriaux attachés à la terre môme et qui en formaient un des
produits. Le roturier put se dire propriétaire de telle ou telle sei-
gneurie, et même, s'il avait acquis un fief de dignité, d'un comté,
d'un vicomte, d'une baronnie, mais il ne fut pas pour cela seigneur
dans l'ancien sens du mot. 11 n'était ni comte, ni vicomte, ni baron.
Au temps des premières aliénations, l'achat d'un fief noble fournis-
sait au bourgeois un moyen d'assurer la noblesse à sa descendance.
La propriété continuée pendant trois générations de propriétaires
suffisait pour acquérir la noblesse au troisième propriétaire, et,
comme on disait dans le langage des feudistes, on était noble à la
tierce fois. Telle fut la législation du xiii® siècle. Les ventes de fiefs
s'étant fort multipliées, la caste noble se vit en danger d'être enva-
hie par toute la roture, et le gouvernement se montra plus dif-
ficile pour reconnaître la noblesse des descendans des roturiers
acquéreurs de fiefs nobles. Au xvi*" siècle, l'ordonnance dite de Blois
supprima définitivement le privilège de la tierce fois, qui était d'ail-
leurs depuis longtemps contesté. Le propriétaire non noble d'un fief
noble, après avoir payé le droit de franc-fief, ne put donc jouir
sur sa terre que des seuls privilèges qui faisaient corps avec elle;
mais cela ne l'empêcha pas de se donner souvent tous les airs du
gentilhomme à l'égard de ses tenanciers, qu'il qualifiait indûment
de vassaux. Les roturiers possédaient des seigneuries, régaaient
comme l'avaient fait les gentilshommes sur leurs paysans, dont la
condition n'avait ainsi rien gagné au changement de propriétaire ;
et le roturier acquéreur représentait toujours pour eux le sei-
gneur. Celui-ci ne manquait pas d'ajouter à son nom plébéien celui
de la terre féodale qu'il avait acquise ou dont il avait hérité , en le
faisant précéder d'un de-, et il arrivait souvent qu'au bout d'un cer-
tain laps de temps ou après une ou deux générations, le nom rotu-
rier était mis de côté pour ne plus laisser subsister que celui de la
terre. La famille noble qui avait jadis aliéné le fief, mais qui en rete-
nait encore le nom, venait-elle à s'éteindre, l'acquéreur roturier s'en
disait volontiers un rejeton et en prenait les armes (1). Trompé par
l'identité des noms, le public voyait dans l'usurpateur un gentilhomme
de vieille race. Ajoutez à cela que, d'après le droit commun dont ne
s'écartaient qu'un petit nombre de coutumes, le fief noble , même
passé en des mains roturi^es , continuait d'être soumis aux règles
(1) Des familles nobles ou roturières obtinrent plus d'une fois du roi d'être substi-
tuées à la famille dont le nom était éteint.
LES TITRES NOBILÏâIRES EN FRANCE. 811
de la transmission féodale. Le droit d'aînesse existait donc pour ces
terres, ce qui achevait de donner au simple propriétaire l'apparence
d'un gentilhomme. Enfin, certains bourgeois, en particulier les bour-
geois de Paris, étaient autorisés à tenir des fieis nobles sans payer
le droit d)^ franc-fief, dispense qui prêtait également à la confusion.
Tout se réunissait donc pour aider aux usurpations de noblesse et
de qualifications nobiliaires. Aussi, de très bonne heure, elles se
produisirent assez effrontément. Les parlemens et les cours des aides
adressaient de temps à autre à ce sujet des remontrances ; les hérauts
d'ai-mes, les généalogistes officiels réclamaient; la vraie noblesse se
plaignait d'intrusions sans nombre. Aux états-généraux de 1614, ses
députés dénoncèrent l'énormité des abus et demandèrent qu'on
condamnât à la confiscation de la terre noble possédée celui qui s'en
était fait un moyen pour usurper la noblesse. En 1787, le généa-
logiste Chérin, dans le discours préliminaire qu'il a placé en tête de
son Abrégé chronologique des édits sur la noblesse^ se faisait encore
l'écho de ces plaintes; il dénonçait les usurpations comme ayant
pour conséquence de rendre plus lourd sur le tiers-état le poids
des charges publiques, auxquelles tant de gens réussissaient à se
soustraire indûment en. sf attribuant, dies privilèges q;ui les y faisaient
échapper.
Pour remédier à ce désordre, les rois rjendireait frjéquemment des
ordonnances défendant sous des peines pécuniaires de prendre indû-
ment des qualités et des titres de noblesse. Les tribunaux pronon-
çaient l'amende contre les délinquans, mais cette répression, quelque
peu intermittente, n'arrêtait pas les empiétemens dps roturiers.
L'ordonnance d'Amboise du 6 mars 1555 interdit toute usurpation
de noblesse sous peine de 1,000 Hvres d'amende, et l'ordonnance
d'Orléans laissa l'amende à l'arbitraire du juge, de façon qu'il pût
en prononcer au besoin une plus forte. Elle interdit aux roturiers
à. la fois la prise de toute qualification noble et le port des armoi-
ries timbrées. Semblables défenses furent faites par Henri III en
juillet 1576 et en septembre 1577, par Henri IV en 1600, par
Louis XIII en 1632. Ce renouvellement périodique des interdictions
en prouve suffisamment l'inefficacité, et tous les témoignages dépo-
sent de l'audace des usurpateurs. On faJ^riquait des parchemins,
on produisait des pièces frauduleuses, on alléguait de prétendues
généalogies, pour justifier les qualifications que l'on se donnait. Les
juges n'étaient pas en état de discerner le vrai du faux, et pour
se reconnaître aa milieu de ces documens de toute nature, il eût
fallu des lumières spéciales et une véritable érudition. La juridic-
tion des élus qui prétendait statuer sur ces matières était sans
autorité. Il lui fut interdit, en 163A, de procéder sur le fait d'usur-
pation de titres. On réserva ce droit aux cours des aides, qui ne
812 REVUE DES DEUX MONDES.
s'acquittèrent pas toujours habilement de leur tâche, et dont la
compétence fut d'ailleurs souvent entravée par les parlemens et d'au-
tres couis, qui prétendirent, en maintes circonstances, que l'affaire
était de leur ressort.
La France n'était pas le seul pays où les abus, en ce qui touche la
noblesse, se fussent glissés. Nos voisins avaient aussi à s'en plaindre.
Dans les états espagnols, aux Pays-Bas et en Franche-Comté, les
bourgeois pro}.riétaires de fiefs se donnaient indûment des qualifi-
cations nobiliaires. Des ordonnances furent rendues par Philippe III
et Philippe IV pour régler ce qui touchait au port des litres et des
armoiries et interdire les usurpations. On sévit toutefois dans ces
contrées avec moins de rigueur ; on se montra moins exigeant pour
les preuves. Aussi, lors de la réunion à son royaume de la Flandre
et de la comté de Bourgogne , Louis XIV dut-il laisser à leurs habi-
tans le bénéfice de cette législation plus indulgente.
Il fallait des mesures générales et sévères pour arrêter le mal
que les édits n'avaient pu extirper. Louis XIV ne se contenta pas
de confirmer par de nouvelles déclarations celles de ses prédéces-
seurs et d'infliger de fortes amendes aux délinquans ; il ordonna
dans tout le royaume une recherche des usurpations de noblesse
et une vérification de tous les titres nobiliaires. Un arrêt du conseil
d'état du 9 mars 1662 prescrivit cette recherche, en vue, y était-il
dit, de soulager les sujets taillables du roi. Il n'y eut d'excepté que
les provinces de Béarn et de Navarre, dont on tenait à respecter les
franchises. C'était un vrai travail herculéen qu'il s'agissait d'accom-
plir, car on était en face d'une hydre à têtes toujours renaissantes qu'il
fallait abattre. Dans quelques provinces, on avait déjà pris les devans
et l'œuvre avait été entamée dès le mois de mars 1655. L'opération
dura plus d'un demi-siècle, car la recherche, plusieurs fois suspen-
due, puis reprise, ne fut définitivement close qu'en juillet 1718. La
vaste enquête ordonnée par Louis XIV se heurta à bien des difficul-
tés. Elle eut à triompher de mille intrigues, à surmonter des oppo-
sitions de toute nature. Sous l'administration de Golbert, on s'aperçut
que les traitans chargés de la recherche des usurpations de noblesse
s'étaient souvent laissé corrompre pour accepter des pièces suppo-
sées ou des preuves dérisoires. Par contre, les véritables nobles
avaient eu à subir des vexations de ces mêmes traitans qui, voulant
les obliger à financer, se refusaient à reconnaître la validité de leurs
titres. En 1702, le gouvernement constatait que bon nombre de faux
nobles avaient été maintenus, tandis que des gentilshommes du meil-
leur aloi ne pouvaient parvenir à okenir que leurs titres fussent
acceptés. On dut charger les intendans de province et des commis-
saires à ce départis de reprendre le travail. Il leur fut enjoint de
veiller à ce que les roturiers ne s'attribuassent aucune qualification
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 813
pouvant faire supposer la noblesse, telles que celles de chevalier,
écuyer, noble homme, messire; en un mot, on s'efforça d'empê-
cher les abus qui étaient nés précisément des moyens auxquels on
avait eu recours pour faire cesser ceux dont on se plaignait depuis
longtemps et qui étaient l'objet de vives réclamations de la part
de la noblesse. Celle-ci avait en effet singulièrement souffert de
l'enquête destinée en principe à la préserver de l'intrusion des
faux gentilshommes. Elle avait été engagée dans de longs et
dispendieux procès, forcée, pour comparaiire devant les juges et
défendre la légitimité de ses titres, à d'incommodes et onéreux
déplacemens. En reprenant la recherche avec plus d'attention
et d'équité, c'était surtout la mauvaise foi de ceux dont les titres
étaient manifestement faux, tout au moins fort suspects, que l'on
voulait atteindre. Leurs détenteurs recouraient à toutes les res-
sources de la chicane pour paralyser l'action des commissaires et
éviter la radiation et l'amende. Il arrivait souvent que ceux qui
avaient été déboutés et qui se voyaient rétablis sur les rôles de la
taille, sortaient de la province qu'ils habitaient et se réfugiaient dans
quelque ville franche, de façon à échapper aux effets du jugement
les condamnant à payer cet impôt. On prit en conséquence des
mesures pour les poursuivre partout où ils allaient s'établir. Mais
bien des usurpations de noblesse étaient déjà anciennes, et les com-
missaires étaient contraints pour les pouvoir constater de remon-
ter haut dans le passé; ce qui ajoutait encore à la difficulté de leur
tâche. 11 fallut, pour qu'ils pussent s'en tirer, fixer une date au-delà
de laquelle les titres ne seraient plus exigibles, et l'on se contentait
alors d'une possession de notoriété publique : autrement dit, on admit
une prescription en matière d'usurpation de noblesse. Le terme de
cent ans avait été d'abord adopté, mais cette disposition fournis-
sait à ceux dont la possession, originairement non contestée, était
déjà assez ancienne, le moyen d'arriver en traînant les affaires en
longueur, en recourant à des oppositions, à dos appels, à gagner le
terme de cent ans et de s'attribuer ainsi le bénéfice de la prescrip-
tion. Une déclaration royale dut, pour enlever à la mauvaise foi ce
dernier expédient, décider que le terme de cent années ne pouvait
courir que jusqu'à la première assignation signifiée aux contestans.
Le catalogue qui sortit de cette interminable enquête et dont un
arrêt du conseil d'état du 22 mars 1666 avait ordonné la rédaction,
contint les noms, prénoms, armes et demeure des gentilshommes
reconnus. Des copies partielles en furent déposées dans chaque bail-
liage, comme l'avait demandé l'ordre de la noblesse. Quant à l'instru-
ment original, des arrêts du conseil du 15 mars 166^ et du 2 juin
1670 en prescrivirent le dépôt à la bibliothèque du roi, ainsi que
celui de l'état des particuliers condamnés comme usurpateurs.
81A REVUE DES DEUX MONDES.
C'est ce fonds qui constitua ce qu'on appelle le cabinet des titres
et qui se conserve aujourd'hui au département des manuscrits de la
Bibliothèque nationale.
On avait donc enfin un tableau général de la noblesse authen-
tique du royaume, mais il ne s'écoula pas longtemps avant que la
confusion rentrât là où l'on avait voulu la rendre impossible. Les
usurpations recommencèrent. Une foule de gentilshommes ruinés par
la débâcle de Law ou par leurs folles dépenses avaient vendu leurs
terres. Les bourgeois, qui s'enrichissaient de plus en plus par la
finance et le commerce, en achetaient de tous côtés. Le gouverne-
ment était de: plus en plus facile pour accorder des anoblissemens
qui faisaient arriver de l'argent dans sa caisse. Mais ces anoblisse-
mens étaient loin d'être toujours réguliers, et les roturiers, devenus
seigneurs de terres nobles, affichaient de plus en plus la préten-
tion d'être gentilshommes. Comme s'ils eussent été tels, ils s'intitu-
laient dans les actes, hauts et puissans seigneurs, quelquefois même
très hauts et très puissans. On voyait alors, rapporte un témoignage
contemporain [Encyclopédie viéthodiqiie^ article ISohlessé), des
roturiers bien connus ou de simples écuyers s'arroger les titres de
marquis, comte, vicomte et baron. Ils n'osaient pas d'abord les
prendre dans les actes publics, mais en se les faisant donner dans
le commerce journalier, ils commençaient cette possession d'état
qui devait^ au bout d'un siècle, en assurer la propriété légitime à
leur postérité. Le gouvernement ne sévissait guère contre les délin-
quans. Les parlemens, les cours des aides ordonnaient de temps à.
autre des poursuites, et voilà-tout. Louis XV se borna, en avril 1771,
à taxer à une somme de 6,000 livres, sous prétexte de confirmation
de leur noblesse, tous ceux qui avaient été anoblis depuis 1715,
sauf certaines exemptions. Et ceux dont les titres étaient les plus
douteux furent les plus empressés à payer, l'édit royal déclarant la
noblesse définitivement acquise après qu'on aurait acquitté ce droit.
Le chiffre des nobles s'accrut donc considérablement dans le cours
du xvni^ siècle et il s'y glissa bien des gentilshommes de mauvais
aloi. On s'était si fort habitué à ne plus distinguer les possesseurs
de fiefs nobles des véritables gentilshommes qu'en 1789, lors des
élections aux états-généraux, on admit dans plusieurs bailliages à
voter avec la noblesse tous ceux qui tenaient des fiefs nobles, qu'ils
fussent gentilshommes ou non, le relevé des électeurs s'étant fait
non par familles nobles, mais par fiefs. La Chesnaye des Bois écri-
vait, vers 1770, qu'il y avait en France environ soixante-dix mille
fiefs, dont trois mille à peu près étaient titrés (principautés, duchés,
marquisats, comtés, vicomtes, baronnies, etc.).. Il estimait à quatre
mille le chiffre des familles d'ancienne noblesse et à quatre-vingt-
dix mille l'ensemble des familles nobles : ce qui, d'après sa suppu-
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANGE. 815
tation, « représentait environ quatre cent mille têtes ou personnes,
dont cent mille, ajoutait-il, sont toujours prêtes à marcher au pre-
mier ordre pour le service du roi et la défense de la patrie, »
remarque que La Ghosnaye des Bois faisait sans doute afin de jus-
tifier ou excuser ce chiffre énorme de privilégiés, dont il avait à
se concilier la faveur pour composer le livre qui fut pendant plu-
sieurs années son gagne-pain. A la veille de la révolution, Ghérin
trouvait le nombre des nobles si élevé qu'il déclarait impossible
d'en faire le recensement. L'échafaud et les misères de l'émigration
se chargèrent de le réduire.
La révolution avait abattu la noblesse, extirpé les droits féodaux,
aboli les titres qui en rappelaient l'existence, mais elle n'avait pas
pour cela arraché des âmes les passions qui les avaient fait recher-
cher. Sous la couche de cadavres et de ruines qui s'étaient accu-
mulés en quelques années, elles couvaient encore. Ce n'était pas
d'ailleurs toujours un sentiment d'équité qui avait poussé à l'abo-
lition de la noblesse. Si la dure condition que faisait l'ancien régime
aux paysans légitima la haine qu'ils manifestèrent à son égard, les
attaques dirigées contre l'aristocratie par les habitans des villes
étaient moins justifiées, ceux-ci n'avaient point à beaucoup près
à se plaindre de leur sort autant que les gens des campagnes, car
ils étaient même souvent privilégiés comme les nobles. En réalité,
la bourgeoisie était jalouse d'une noblesse dont elle ne cessait de
rechercher les titres et de convoiter les privilèges. Entre les révo-
lutionnaires il en est plus d'un qui avait naguère sollicité du
roi la noblesse, qui s'était au moins paré d'une qualification
quelque peu aristocratique. Depuis longtemps les bourgeois trou-
vaient de bon goût de ne plus porter leur véritable nom, d'y
ajouter, précédé du de., un nom de terre vraie ou supposée. Au
dire de La Bruyère, qui s'est moqué de cette manie de se débap-
tiser, certaines gens avaient plusieurs noms d'emprunt dont ils
usaient suivant les lieux. Les gens sans grande naissance adop-
taient souvent un nom de leur choix quand ils se produisaient
dans le monde, et voilà comment tant d'auteurs sont restés con-
nus sous une appellation d'emprunt, témoin Molière et Voltaire.
Pour entrer sur la scène de la vie, ils faisaient, comme bien des
acteurs qui, en s'engageant au théâtre, prennent un faux nom qu'ils
rendent parfois célèbre, ou encore comme ces soldats qui portent
des noms de guerre. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie pari-
sienne, qui avait des prétentions de noblesse, à raison des privi-
lèges dont elle jouissait, adopta l'usage suivi par les gentillâtres.
Au XVIII® siècle, chez ceux-ci, les frères portaient habituellement
chacun un nom différent tiré de quelque terre. De même, les frères
dans les familles de grosse bourgeoisie se distinguèrent, non par
816 «EVUE DES DEUX MONDES.
leur prénom, mais par le Dom de quelque propriété, ou même
T^ar celui du village où ils avaient été nourris. Contrairement à l'opi-
nion qui veut voir dans le de une marque de noblesse, opinion qu'a
réfutée un érudit qui savait à fond les choses du moyen âge, Pau-
lin Paris, c'était l'aîné seul qui ne prenait pas le de. Il conservait
ainsi, comme par droit d'aînesse, le dépôt du nom de famille. Un
siècle plus tard, les ignorans tinrent ce de des cadets de la bour-
geoisie pour un indice de noblesse, et telle était déjà, en 1789, la
tendance à regarder la particule génitive comme une désignation
nobiliaire que plusieurs hommes de la révolution qui s'étaient donné
auparavant un nom pourvu du de se hâtèrent de s'en défaire pour
n'avoir pas l'air d'être des ci-devant.
La tourmente révolutionnaire balaya donc tous les titres, mais
elle n'en fit pas disparaître le goût; dès que la tempête se fut cal-
mée, on vit rapidement lever les germes d'une vanité qui n'avait
été coupée qu'à ras de terre. Un nouvel ordre de choses allait leur
permettre de pousser de vivaces tiges.
III.
Napoléon P"" tenta de ressusciter au profit de sa dynastie une
partie des institutions que la révolution avait abolies; il voulait
ainsi donner à son trône un éclat auquel ne suffisaient pas, à ses yeux,
les victoires qu'il avait remportées, et, entre ces institutions du passé,
se place la noblesse. En rétablissant les titres et les privilèges hono-
rifiques, il pensait reconstituer une aristocratie qui serait pour la
monarchie impériale une force et un lustre et qui servirait de con-
trepoids à une démocratie dont il redoutait les progrès. Sa chute
l'empêcha de réaliser sur ce point tous ses projets.
Pour un homme sorti, comme l'était Napoléon, de la révolution,
et qui s'en donnait comme le représentant, c'était chose délicate de
faire accepter à la nation, surtout aux hommes dont il était entouré
et qui avaient servi la république, l'institution d'une noblesse. Il y
avait là une dérogation formelle aux idées d'égalité pour lesquelles
la France s'était tant passionnée, pour le triomphe desquelles tant de
sang avait été répandu. La faveur qu'obtint l'institution de la Légion
d'honneur enhardit Napoléon. Il comprit que ce qui avait été détruit,
comme contraire à l'égalité des droits, pourrait revivre présenté
simplement sous la forme de récompense nationale. Le titre d'empe-
reur n'avait-il pas été pour lui-même la haute récompense de ses
victoires? Ne pouvait-il pas attribuer des titres rappelant la monar-
chie et d'un ordre moins élevé que le sien à ses lieutenans, à ceux qui
avaient été les compagnons de ses succès? Il songea donc à leur don-
LES TITKES NOBILIAIRES EN FRANCE. 817
ner des titres nobiliaires et à leur conférer des privilèges rappelant
eeux dont jouissaient en Allemagne les petits princes souverains, à
s'en faire ainsi de véritables vassaux. Mais il eût été dangereux pour
l'empereur d'instituer ces fiefs en France, précisément là où s'était
manifestée une haine si prononcée contre le régime féodal. Il eût fallu
d'ailleurs dépouiller les acquéreurs des biens nationaux et reconsti-
tuer des biens de mainmorte. Napoléon jugea que la chose n'était
praticable que sur un sol étranger et que nos victoires avaient sou-
mis à l'empire. C'est donc en Italie qu'il constitua ces nouveaux
fiefs de dignité, et il les attribua pour prix de leurs services à plu-
sieurs de ses maréchaux et de ses ministres. Tel fut l'objet du décret
du 30 mars 1806 rendu à la suite de la réunion au royaume d'Ita-
lie des états vénitiens cédés par le traité de Presbourg (26 décembre
1805). Napoléon crut pouvoir, en qualité de roi d'Italie, faire ce qu'il
n'avait osé comme souverain de la France, pays qui était encore
nominalement une république. Il érigea dans ces provinces douze
grands fiefs avec le titre de duchés, sous les noms de Dalmatie,
Istrie, Frioul, Cadore, Bellune, Gonegliano, Trévise, Feltre, Bas-
sano, Vicence, Padoue, Rovigo, se réservant d'en donner l'investi-
ture avec transmission héréditaire par ordre de primogéniture, et il
attribua aux titulaires de ces fiefs le quinzième de leur revenu. Il
en agit de même dans l'Italie méridionale, et par le décret qui appe-
lait au trône de Naples son frère Joseph (30 mai 1806) il insti-
tua dans ce royaume six grands fiefs de l'empire avec le titre de
duché et les mêmes avantages et prérogatives dont jouissaient les
duchés qu'il venait de créer dans les provinces vénitiennes réunies
à la couronne d'Italie. Ces grands fiefs étaient également établis à
perpétuité à sa nomination et à celle de ses successeurs.
La France reçut silencieusement ces décrets; il était à cette
époque dangereux de parler librement ; la gloire de Napoléon éblouis-
sait le pays et les folies sanglantes de la démagogie y avaient amené
un esprit de réaction qui faisait facilement accepter le retour aux
institutions du passé. Napoléon se décida alors à pousser plus loin
la constitution d'une noblesse héréditaire, à ne plus lui donner seu-
lement des fondemens hors de l'empire, mais à la relever sur le sol
même où elle avait été proscrite. En prenant une telle résolution,
il suivait d'ailleurs les conseils de quelques-uns des hommes dans
lesquels il avait mis sa confiance. Diverses personnes lui faisaient
parvenir des mémoires sur l'utilité qu'il y avait à rétablir une no-
blesse, institution qui donnerait à la nouvelle monarchie une assiette
plus solide ; sur la nécessité de refaire une classe indispensable à lasta-
bilité des institutions et à la pondération des pouvoirs. Plusieurs de
ces mémoires ont été conservés. Dans l'un, qui a pour auteur un
TOn UY. — 1882. 52
SI- 8 REVUE DES ©EUX MONDES.
M.Jouip.deS*mt-GharIes,an propose derétablirtroisordres'dans l'é-
tat, mais ce-we sont plus précisément ceuxque la révolution a iiboljs.
Ces trois états «ont celui de la noblesse, celuides cadets et celui de
lairofure. Dans un autre mémoire composé par l'ex-tribun Emile
G>audin, maire de la commune d'Ivoy-le-Pré (Cher) «et qui est daté
du 20 fructidor, an xiir, on réclame la création d'une noblesse repo-
sant sur les 'bases de l'esprit nouveau, et ne^ présentant pas les incon-
vénient <ie i'>anrienne noblesse féodale. Mais de tous ces mémoires
adressés à l'empereur, le plus remarquable est sans coidredit celui
que le duc de Lévis, qui s'appelait alors simplement 'M. de Lévis,
lui fit parvenir en aotit 4806. Il y proposait l'établissement d'un
nouveau système de noblesse et notamment rinstiiuti'«n d'un sénat
héréditaire. Cette noblesse déviait être fotidée sur la propriété fon-
cière et ses>membres nommés de façon à y faire entrer les reppé-
sentafis des anciennes familles.
Plus tard, Cambacérès, qui devait être -plus écouté que ces par-
ticuliers dont plusieurs gardaient l'an(»nyme, soumit -sur le même
sujet un rapport à 'INapoléon ^^ Il n'y était pas question de res-
susciter une noblesse sur le modèle, de celle de l'ancien régime
dont les privilèges étaient exorbitans^t abusifs, mais d'instituer
unenoblesse qui serait dotée de certaines prérogatives, suivant'Ie
rang, et ayant une part dans la puissance politique. GambaGerès
demandait notamment d'assurer aux nouveaux nobles un certain
nombre de places dans les corps constitués '(corps électoraux, con-
seils-généraux, corps législatif, sénat). Le décret du l'*"" mars 1808,
qui compléta celui de 1806, fut l'application de ces id'=>es. Par ce
décret, l'empereur fit. revivre les titres de 'princeet d'altesse séré-
nissime pour îles grands dignitaires de l'empire, et dofina à tout
fils aîné d'un de ces dignitaires le adroit de porter le titre de duc
de l'empire, lorsque son père aurait institué en sa faveur un majo-
rât produisant 200,000 francs de revenu. Le titre et le majorât
étaient alors transmissibles à sa descendance directe et légitime,
naturelle, on adoptive, de mâle en mâle, par ordre deiprimogéniiure.
Le déci'et comprend en outre les dispositions suivantes : les grands
dignitaires de l'empire pourront instituer pour leur fils aîné ou
puîné des majorats auxquels seront attachés ile titre de cunite ou de
baron, suivant les conditions déterminées. Les ministres, les séna-
teurs, les conseillers d'état à vie, les prèsidens du corps légisktif,
les archevèffues porteront pendant leur vie le'titre de comte et en
recevront des lettres patentes. Ce titre sera transmissible â leur
descendance directe et légitime, naturelle ou adoptive, de mâle en
nïâle, par ordre de primogéniture. Les archevêques désigneront
pour héritier l'un de leurs neveux. Un revenu de 30,000 francs
était exigé pour obtenir le titre de comte de l'empire, dont, un. tiers
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 819
devait êlre afiecté à la dotation du titre et passer à celui qui en
héritait.
Les nouveaux comtes étaient en outre autorisés à instituer en faveur
de leur fils aîné ou puîné un majorât anquel devait êlre attaché le titre
de baron. Ce titre était de plus conféré personnellement aux prési-
dens des collèges électoraux des dépaitemens, aux premiers prési-
dens et procureurs-généraux de la cour de cassation, de la cour dés
comptes et des cours d'appi^l, aux évêques, et, après dix ans d'exer-
cice, aux maires des trente-sept bonnes villesayant droit d assister au
courotinement. Les présidens des collèges électoraux, devaient avoir
exercé leurs fonctions pendant trois sessions ; mais, pour obtenir te
litre de baron, ces divers fonctionnaires devaient justifier d'un revenu
annuel de 15,(^00 francs, dont le tiers était pareillement aflecté à
la dotation du majorât. Les membres de la Légion d'honneur reçu^
rent le titre de chevalier, qui devenait transmissible à leur descen-
dance par ordre de primogéniture en justifiant d'un revenu annuel
de 3,000 francs et quaod ils avaient sollicité des lettres patentes.
Napoléon P',. on le voit, empruntait les qualifications de sa nou-
velle noblesse au vocabulaire féodal, mais il avait repoussé le titre
de marquis, tombé quehjue peu vers la fin de l'ancien régime dans
la déconsidération. H ne fit pas non plus revivre le tiite de vicomte
et il plaça le titre de prince au-dessus de celui de duc. Cette noblesse
était en principe purement personnelle, puisque l'hérédité n'y était
attachée que sous la condition d'institution d'un majorât. C'était
une récompense de la même nature que la Légion d'honneur, des-
tinée à unir plus étroitement au trône impérial ceux auxquels elle
était conférée. Aussi le décret du l""" marS' l^SOS qui l'instituait por-
tait-il à son article 37 : « Ceux de nos sujets auxquels les titres de
duc, de comte ou baron, ou chevalier seront conférés de plein droit,
ou ceux qui auront obtenu en leur faveur la création d'un majorât
prêteront dans le mois le serment suivant : a Je jure d'être fidèle à
l'empereur et à sa dynastie, d'obéir aux constitutions, lois et règle-
mens de l'empire, de servir Sa Majesté en bon, loyal et fidèle sujet et
d'élever mes eufans dans les mêmes scniimens de fidélité et d'obéis-
sance et de marcher à la déiense de la patrie toutes les fois que le
territoire sera menacé ou que Sa Majesté irait à l'armée.' »
La nouvelle noblesse était donc destinée à former autour du trône
un corps de gentilshommes moralement obligés par leur serment à
ce n)êm'^ service militaire que devait la vieille noblesse, quand on
appelait le ban et l' arrière-ban. Napoléon V' n'entendait cependant
paspour cela ressusciter la féodalité; il ne voulait pas que ses nobles
pussent s'intituler seigneurs d'une localité. La loi du 20 juillet 1808
interdit même de prendre le nom d'une commune comme nom
patronymique. La constitution du majorât était destinée à assurer à
820 REVUE DES DEUX MONDES.
la famille noble une situation de fortune qui lui permît de tenir
son rang. C'était par l'ensemble de ces nobles ayant institué pour
leurs fils un majorât que l'empereur entendait ressusciter l'aristo-
cratie. Le décret du l*"" mars 1808 sur les majorats s'exprime ainsi
en parlant de la noblesse : « L'objet de cette institution a été non-
seulement d'entourer notre trône de la splendeur qui convient à sa
dignité, mais encore de nourrir aux cœurs de dos sujets une louable
émulation en perpétuant d'illustres souvenirs et en conservant aux
âges futurs l'image toujours présente des récompenses qui, sous un
gouvernement juste, suivent les grands services rendus à l'état. »
Par l'établisssement de ces majorats, Napoléon permettait à l'an-
cienne aristocratie d'entrer dans la noblesse. Le sénatus-consulte
du 14 août 1806 et les statuts du 1" mars 1808 n'avaient exclu
personne du droit de faire une demande de création de majorât.
Plusieurs membres de l'ancienne noblesse sollicitèrent des titres de
l'empereur et les obtinrent. Napoléon tenait singulièrement à réu-
nir autour de lui ces gentilshommes de vieille race, dont la pré-
sence à sa cour semblait apporter au trône impérial le prestige
d'antiquité qui lui manquait. Dans le rapport qu'il avait été chargé
par son maître de lui adresser touchant le renouvellement de la
noblesse et le rétablissement des titres héréditaires, Cambacérès
proposait formellement, comme moyen d'entourer le trône impérial
d'une splendeur convenable à sa dignité, de rapprocher de la nou-
velle dynastie des familles respectées et illustres et de les intéresser
ainsi au maintien du nouvel édifice. L'institution de la noblesse
devait, pour reproduire les paroles de l'archichancelier, « former
comme un faisceau de toutes les familles qui étaient l'objet de la
considération générale. » « C'est, ajoutait-il, un cercle qui ne doit lais-
ser hors de son enceinte aucun point autour duquel l'opinion pu-
blique puisse s'égarer. » Quand Cambacérès parlait ainsi, le décret
du 1^^ mars 1808 avait déjà paru. On était au 30 juin 1810. L'archi-
chancelier craignait, comme il le confesse dans son rapport, de voir
la nouvelle noblesse se trouver isolée dans le pays. « 11 s'agit encore,
ajoutait-il, tout en créant de nouveaux nobles parmi les fonction-
naires, d'associer plusieurs des anciens nobles à la nouvelle institu-
tion en subordonnant cette association à des réserves et à des modi-
fications que la prudence commande. » 11 était à redouter, selon lui,
que si l'on n'admettait point les anciennes familles nobles illustres
dans la nouvelle noblesse, il ne subsistât à côté de celle-ci une
noblesse d'opinion, distincte de celle instituée par le souverain et qui
jouirait d'une considération indépendante de ses faveurs. Napoléon
partageait cette manière de voir, et Cambacérès, en lui tenant un pareil
langage, ne faisait que se conformer à ses vues. On en a la preuve dans
des notes que l'empereur lui dicta au sujet de l'institution de la nou-
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 821
velle noblesse et où perce clairement la pensée de rétablir un corps
héréditaire de privilégiés, une noblesse dotée de diverses préroga-
tives. « Un des moyens, disait l'empereur, les plus propres à rafler-
mir cette institution serait d'y associer les anciens nobles ; » mais il
tenait à ce que ceux-ci reçussent des titres nouveaux émanant de
lui seul, qu'ils prissent les nouvelles armoiries qu'il leur aurait don-
nées, et il excluait formellement les émigrés et ceux qui demeuraient
attachés à la vieille dynastie.
Cette noblesse, qui fit revivre en France des titres que la révolu-
tion avait si sévèrement proscrits, ne disparut point avec le régime
impérial, et ceux auxquels elle avait été conférée ne firent pas
grande difficulté de trahir leur serment. La charte de 181 û leur main-
tint, comme il a été dit plus haut, les qualifications nobiliaires qu'ils
tenaient de la faveur de Napoléon 1", et autour du trône des Bourbons
restauré nombre de nobles de l'empire vinrent se mêler aux gen-
tilshommes de la vieille monarchie qui avaient repris leurs titres. 11 en
fut de ce mélange comme de l'association que voulut faire Louis XVIII
de l'ancien et du nouveau régime. Malgré divers caractères communs,
la noblesse de Napoléon I"" et celle des rois légitimes différaient pro-
fondément. L'une avait une constitution arrêtée et systématique sans
traditions, l'autre avait des traditions sans constitution régulière;
l'une était la création d'un homme , l'autre avait été le produit
du temps; l'une rappelait l'omnipotence d'un souverain qui vou-
lait que tout lustre, toute dignité émanât de lui, l'autre prenait son
origine dans les efiorts des mandataires du roi pour se rendre
indépendans. On ne pouvait amalgamer ces deux noblesses sans
détruire l'esprit de l'une ou de l'autre, sans afl"aiblir leur valeur
re-pective. Au lieu de gagner au rapprochement des deux aristo-
craties, les titres nobiliaires perdirent considérablement de leur
importance. Le gouvernement eut beau s'empresser de conférer
un titre à ceux qui acquéraient de la notoriété dans la politique,
dans l'administration , dans la science , dans l'armée , afin que la
noblesse eijt toujours l'air de comprendre toutes les sommités de la
nation, ce fut presque constamment du sein des classes moyennes
et bourgeoises, dont la révolution de 1789 était l'œuvre, que sorti-
rent sous la restauration les hommes les plus distingués, ceux aux-
quels s'attacha la popularité. La démocratie minait la digue qu'on
avait essayé de lui opposer par l'institution de la nouvelle noblesse
qui, associée à l'ancienne, trouvait sa plus haute expression et
comme sa représentation dans une chambre des pairs héréditaires.
Le génie de la révolution l'emporta sur la transaction entre les
institutions impériales et les traditions de la vieille monarchie que
Louis XVIII s'était flatté d'effectuer. La chute de la branche aînée
des Bourbons porta un coup mortel à cette noblesse, qui gardait
822 REVUE DES DEUX MONDES.
encore quelque éclat. L'abolition de riiérédité de la pairie, celle
des majorais, ruinèrent les bases d'une institution qui ne; devait
plus désormais subsister que par des titres ; mais ces titres eux-
mêmes perdaient chaque jour d'e leur valeur, tant ils étaient usur-
pés, tant il y avait d'arbitraire dans la façon dont on se les trans»-
mettait. Le gouvernement de juillet fut le fniit de la victoire des
classes moyennes sur l'aristocratie nobiliaire qu'avait essayé' de
reconstituer la restauration. 11 était l'effet d'un retour décidé auix
principes de Î7W, aux idées que les ultra-royalistes avaient vaine-
meiit tenté d'étouffer. Il prépara chez nous l'avènement de la démo-
cratie. Je n'ai point à me prononcer ici sur les avantages et. les
inconvéniens de cette forme sociale. Il me suffit de constater que
son triomphe n'a point été un accident, qu'il fut la conséquence
d'un ensemble d'événemens et de crises dont l'epoiîjt de départ était
le renversement de l'ancienne jnonarchie. Les progrès de la démo-
cratie ODt été sans doute en France plus rapides que bien des publi-
cist< s ne Tavaient pressenti, que la prudence ne le désirait, mais ils
n'en furent pas moins la résultantede forces que rien n'a pu enrayer.
Tout a finalement tourné à sa victoire. La démocratie s'est emparée
de tout; c'est un torrent dont le lit n'a cessé de s'élargir; il nous
inonde de toutes parts et il déborde aujourd'hui bien au-delà de
nos frontières. Sur ses ondes écumante^ et bourbeuses surnagent
les titres nobiliaires comme des épaves du grand naufrage qu'a
amené le cataclysme; mais la violence du courant les pousse de
plus en plus vers l'océan où tout s'engloutit. Ils sont déjà tellement
battus par les flots qu'ils commencent à devenir méconnaissables,
et peut-être dans deux ou trois siècles, ils ne seront plus qu'un
lointain souvenir. Après leur submersion, la vanité, l'orgueil qui les
auront fait pendant longtemps échapper à la destruction, auront-ils
aussi disparu? Assurément non. Ces passions tiennent trop étroite-
ment à l'essence de notre nature pour qu'on puisse voir en elles
simplement l'eiïet du mode de constitution de la société- elles chan-
geront seulement de mobile. Sous tous les régimes l'homme travail-
lera à s'élever au-dessus d'autrui, il se parera de quelque marque
de sa supériorité vraie ou prétendue. Sous la démocratie radicale,
on demandera aux honneurs civiques, aux fonctions électives, à
des insignes ou à des galons la satisfaction de ces passions, qu'il
ne sera plus possible ni permis de chercher dans des qualifications
nobiliaires; on briguera du peuple les distinctions que, sous une
monarchie, on sollicite de la faveur du prince.
Lue différence fondamentale séparera toutefois cette sorte d'aris-
tocratie populaire de la noblesse telle que nous l'entendons aujour-
d'hui. Elle sera essentiellement viagère et personnelle. La démo-
cratie tend à enlever toute hérédité aux fonctions et aux avantages
LES TITRES NOBILIAIRES EN FRANCE. 823
sociaux, lille veut que chacun conquière par son mérite ou son
savoir-faire le rang qui lui est assigné, que tout individu, même
celui qui est sorti de la classe la plus humble, puisse as()irer aux
premiers emplois et les obtenir du libre choix de ses concitoyens
Aussi, dans la démocratie, la compétition des ambitions politiijues
et des prétentions individuelles va-t-elle sans cesse croissant. Le
dépôt de l'autoriié passe à chaque instant en de nouvelles mains et
ceux qui le reçoivent peuvent appartenir aux couches les plus infé-
riauiVB de la ination gue le régime ai istocratique obligeait au con-
traire à ne jamais monter à la surface. Il en résulte, pour les hon-
neurs et les dignités que la démocratie confère, de moins en moins
déconsidération et d'éclat; il advient pour eux ce qui advient pour
la noblesse quand le souverain en prodigue les titres et en tolère
l'usurpation.
La démocratie réussira-t-^elle à maintenir sur toutes les têtes son
inexorable niveau? fera-t-elle disparaître toutes les supériorités,
et la fortune, le mérite, perdront-ils leurs droits aussi bien que la
naissance? Sommes-nous condamnés à voir un jour s'étendre sur la
société tout entière une terne et irrémédiable uniformité? Il semble
qu'il y a des limites contre lesquelles le mouvement qui nous entraîne
doit venir se briser. Quand même on serait parvenu à imposer à
tous une instruction identique, cette instruction que certaines gens
appellent intégrale, à faire que tout citoyen ait le même pécule et
le même salaire , la môme façon de s'alimenter et de se vêtir,
aurait -on pour cela anéanti au fond des âmes le désir de se distin-
guer de la masse où chacun se trouverait noyé? On n'aurait pas
enlevé à l'individu ce qu'il lient de sa naissance, ce qu'il a hérité
de ses parens et de sa race. Pourrait-on faire sucer à tous les
hommes le même lait et donner à tous la même nourrice , doter
chacun à son berceau de la même organisaiion et des mêmes facul-
tés? Celte fureur d'égalité qui s'est emparée d'esprits chimériques
tendrait à détruire la diversité des esprits et des aptitudes, qui est
la condition même du développement des sociétés. Oui, on peut
supprimer tous les titres, rendre personnels et passagers tons les
honrjeurs; on peut restreindre notablement les conditions de l'héri-
tage et rapprocher par une éducation commune des classes encore
profondément sépaiées, mais on ne saurait supprimer le penchant
qui pousse l'homme à chercher quelque supériorité et le dépouiller
de tons les «moyens d'y -arriver qu'il doit à^ses facultés mêmes. La
justice ne consiste pas à assigner à tous la même part, mais à
garantir à chacun le libre exercice de celle que la nature lui a
dontMie.
Alfred Maury.
LE
RÉGIME PARLEMENTAIRE
E T
LA DEMOCRATIE
Marco Minghetti, t Partiti politici e la Ingerenza loro nelîa giustizia e nelV ammi-
nistrazione {les Partis politiques et leur Ingérence dans la justice et dans l'adminis-
tration).
Tocqueville a montré d'une façon magistrale que le triomphe de
la démocratie était partout inévitable, parce que ses progrès sont
« le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que
l'on connaisse dans l'histoire. » Y voyant une sorte de loi provi-
dentielle, il a parfaitement décrit ce fait, mais il ne semble pas avoir
aperçu aussi clairement les causes qui le produisent. Ces causes
sont économiques : elles sont donc universelles. Elles agissent de
même dans tous les états civilisés, sous le sceptre autocratique de
l'empereur de Russie et à l'ombre de l'épée de l'empereur d'Alle-
magne, non moins que dans la république française ou dans celle
des Étals-Unis.
La cause principale qui assure le triomphe de la démocratie est
l'application de la science et de la mécanique à l'industrie. Cette
action est générale, lente, invisible et irrésistible. Elle s'exerce dans
tous les domaines de la vie sociale. Son principal instrument es
la presse, qui répand à l'instant dans les foules les idées nouvelles.
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. 825
Nous ne pouvons encore mesurer toute sa puissance, ni prévoir
toutes les révolutions qu'elle prépare, mais nous apercevons clai-
rement qu'il y a là à l'œuvre une force immense et inconnue dans les
siècles passés. Qui lisait autrefois? Dans l'antiquité, le philosophe
et le patricien, qui déroulaient, dans les bibliothèques de marbre,
de rares papyrus, ou, au moyen âge, le moine dans les abbayes, qui
possédaient seules quelques manuscrits. Quand un livre écrit à la
main coûtait l'é juivalent d'une année de travail, ni l'homme du
peuple, ni même le bourgeois, ne pouvaient s'en procurer et ils n'y
songeaient pas. L'imprimerie, en mettant le livre et surtout, le
journal à la portée de tous, modifie complètement la base des insti-
tutions politiques et rend inévitables des modifications radicales
dans l'organisation des sociétés.
L'instruction populaire offerte et même imposée à tous complète
et active l'œuvre de démolition ou de transformation préparée par
la presse. Voulez-vous conseiTer l'ancien régime, brisez toutes les
machines, bâillonnez la science et réfugiez-vous dans les ténèbres.
Mais là même le despotisme ne trouvera pas la sécurité. Il sera
faible, et à côté de lui d'autres seront forts. Il sera pauvre alors
qu'ailleurs la richesse s'accumulera, assurant la prépondérance à
qui la possède. Sur le terrain de la concurrence industrielle et
même sur les champs de bataille, l'instruction donne la victoire.
L'absolutisme qui ouvre une école ou crée une chaire d'université
est aveugle : il creuse sa tombe, car il travaille au profit de la démo-
cratie.
L'instruction universelle conduit au suffrage universel. Celui qui
aura appris à lire voudra voter, et bientôt l'un ou l'autre parti croira
avoir intérêt à le satisfaire. Déjà, dans beaucoup de pays, le droit de
voter est accordé à tous, et dans d'autres on s'approche de ce
régime, comme en Angleterre et récemment en Italie.
La locomotive, autre agent de démocratie! Jadis, le manant
vivait immobile, à l'ombre de son clocher, attaché à la glèbe, comme
certains mollusques aux rochers où ils naissent. Il ne savait rien
de ce qui se passait à vingt lieues de chez lui, et, en tout, il sui-
vait la tradition des aïeux. Aujourd'hui, l'ouvrier voyage plus et
plus vile que les souverains autrefois. Il passe d'un pays à l'autre,
et ainsi les idées d'émancipation se communiquent partout avec une
rapidité qui étonne.
L'égalité croissante des conditions se manifeste jusque dans la
similitude du vêtement, qui en est comme le symbole. La bobine
et le métier, mus par la vapeur, produisent des étoffes à bas prix,
et quand l'ouvrier quitte son costume de travail, il est vêtu comme
les gens aisés. Les riches ne portent plus ni velours ni soie; les
dentelles et les pierreries, transformation du tatouage préhistorique,
826 RBVDE DBS DEUX ]»ONDBS.
somtL laissées aux; femmes. La flisiinotinn consiste; dans rArlrArrre
simplicité. On^diivaitique, d'instinct,, notre siècle ai adopté un; vête-
ment que même l'homme du peuple peut se procurer. Le p»rtage
des su» cessions- et d'innombrables sociétés anonymes-, repréaeniant
le fonds social par des: pai'ts assez minimes pour qu'elles puissent
entrer dans toutes les épargnes,, appellent; un nombre rapidemeut
croissant de familles à la propriété. 11 en résulte un état socia:! de
plus en plus démocratique. Ces exemples montrent comment les
progrès économiques favorisent ceux de l'égalité. La machine eat le
tout-puissant mv^eleur. Supprimez-la ou rèsignez-vous au triomphe
de la démocratie.
Seulement le progrès de la démor.ratie, en nous apporlaint l'egat-
litô, peut nous ravir la liberté. Il n'estip^s- impossible qu'elle nous
fuisse, en même temps-, très égaux^ mais tous > éj^alem eut asservis.
C'est ladanger que redouteiit les esprits les- plus clainvo.yians<ie notre
époque. « On dirait, dit Tocqueville, quecha-pie pas que les-naiious
modernes- fonti vers l'égaliié les rapproche du; despotisme. Il est
plus facile' d':établir un gouvernement absolu, chez un peuple oui les
conditions sont égales que chez tout autre.,» Douze ans pins tard,
les événemens- sont venus vérifier les prévisions- qu'énjettait l'il-
lustre écrivain eu IHllOi De même qu'en Grèce' les tyrans surgis-
saient des excès- de la démagogie, ainsi nous-avio,ns- vu comtnent le
césarisme peut se fonder par le suffrage universel; et inème; se
perpétuer jusqu'à ce que son aveuglement le fausse tomber sous l'iur
vasion de l'étranger. Pour échapper au retour de sembluliles «léiRas-
tres, il faut examiner) comment on peut parer aux difficultés et a ix
périls que faiti naître: L'établissement d'institutions dèmotti"aiiques
et' libres^.
I.
Le couroTinementi des> insftitutibns libres eti démocratique» est/le
régime parlementaire. C'est par ce régi ine qu'un pays se gi»uiwnne
lui-même. Grâce à -luii, cnoyaiit-onftaut'ceiqu'unenaiioii renferme de
science et d'expérience, conceniré en des ohatnbres éleraives, fait la
Ibi. Ce devrait être le règne de la parole etide la-raison, en un mot, du
logna». Il y» aî.peui d'années^ posséder; ce régime était le' comble des
vœux des peuples qui en étaient encore privés* AujounMiin qu'il
e-xis- ft dans tous les- pays oiviliséSi. sauf eu RuRNie^-on ii-^uve qu'il
marche mal : on s'en i détourne- avHdr. indilTcivrifee- et' p!irlV>»^< tum\e
avec mépris. Peu de temps- avant sai mort, lé priiH5e' Mbert disait^:
Nowthe parlinmentàry sysU.mis^omitsWi(dl Uh é(^rivajn i u^se qui,
d'une plume incisive et vaailante-, dèleud le-gowivenve -.eni dmtsar wt
attaque ceux, da l^Ocoideut, 0. Rv, me disait' récemment: «La
LE RÉGLME PARLEMENTAIRE. 827
fin de notre siècle verra la chute définitive du règae parlementaire.))
Le fait est que partout il subit une crise. Dans sa patrie d'origine,
en Angletei're, il cesse presque de fonctionner. Sans cesse arrêté,
il n'est plus capable de faire 4es lois; il n!a d'autre résultat que de
harasser les députés et de tuer les Tninistres. Dans le pays-modèle
de toutes les libertés, aux États-Unis, le congrès est devenu,
dit-on, le champ clos des politiciens vulgaires, et les hommes les
plus éminens se retirent de la vie publique. En France, tout le
monde se plaint : le sénat doit être réformé sans tarder, et quant à
la chambre, suivant les uns, elle se laisse pétrir, comme pâte molle,
par un ministi'e liabile ; suivant d'autres, .elle impose à une admi-
nistration sans Tolonté ses velléités décousmes et ses projets impro-
visés. En Italie, le parlement est un kaléidoscope : jamais deux
séances' consécutives n'offrent le même aspect. Les groupes sont
sans cesse en voie de transformation. Une interpellation, un ordre
du jour, une crise et un changement de ministère, voilà tout le
mécanisme parlementaire. A la fin d'une séance où la confusion
avait été au comble, un des hommes politiques les plus distingués
de l'Italie me disait : « N'est-il pas étrange que dans un siècle qui
a fait de l'.éclair son sea-viteur portant notre pensée, en un instant,
aux extrémités de l'univers, et éclairant nos rues et nos maisons, un
pareil régime politique soit encore €e que nous pouvons avoir de
mieux? » En Allemagne, le parlement est maté ou annihilé par la
volonté de fer d'un grand ministre. En Espagne, grâce à de bril-
lans orateurs, les cortès jettent quelque éclat, entre un pronunria-
niiento et un coup d'état, mais les Espagnols prétendent que leurs
chambres font peu de besogne. En Autriche, le lîeichsrath est
réduit à l'impuissance par les rivalités des nationalités qui s'y
ejitre-choqueut. Dans l'unique chambre de la Grèce, les partisse
livrent des combats atroces où l'intérêt du pays est complètement
oublié. Dans cette esquisse rapide je n'ai recueilli que l'avis des
indulgens. Voulez-vous entendre une parole plus sévère? écoutez
ce qu'écrivait M. Louis Blanc, le 7 mai dernier : « Petites con-
ceptions, petites manœuvres, petites habiletés, petites intrigues,
voilà de quoi se compose l'art de conquérir une majorité datis uoe
assemblée législative qui dure longtemps. Ou y arrive à ne plus
tenir compte que de ce qu'on a devant soi, «uiourde soi, et le pays
est oublié. » A la fin d'une séance récente, où la chambre avwr, émà&
trois ou quatre voles contradictoires, pour iiuir par tour rejeter,
M. Clemenceau disait : « te parlementarisme ainsi -compris devient
vraiemeut une occupation d'uu genre tout spéciaL »
ie voudrais étudier quels sont les vices du régime parlementaire
appliqué au gouvernement d'une société dèiBoGratiq^e 'et chercher
si on ne peut y porter retnède. Pour m'aider dans ce travail, j'ai
828 REVCE DES DEUX MONDES.
SOUS la raain un livre nouveau rempli d'observations profondes et
de vues originales. Il est écrit par un des maîtres de la tribune ita-
lienne, qui a plus d'une fois occupé le pouvoir et qui, pendant de
longues années, a illustré dans son pays ce régime, dont il nous
dévoile les imperfections et les dangers : Marco Minghetti.
II.
J'indiquerai tout d'abord ce que je veux essayer de démontrer,
en rappelant uniquement des faits contemporains. Le gouverne-
ment parlementaire est nécessairement un gouvernement de partis,
car plus dans un pays les partis sont nettement séparés et forte-
ment organisés, mieux marche l'administration des aiïaires. Et,
d'autre part, la prédominance de l'esprit de parti offre de graves
inconvéniens et de sérieux dangers. Les difficultés inhérentes au
régime parlementaire sont grandement accrues quand l'organisation
de l'état est très centralisée, et elles deviennent bien plus redou-
tables encore quand cet état centralisé s'est constitué en répu-
blique. Dans les pays où le régime républicain est établi d'une façon
stable, la Suisse et les États-Unis, on ne trouve ni la centralisation
ni le régime parlementaire à l'anglaise. Il s'ensuit que, si l'on
veut sauver la liberté et le régime parlementaire, il faut chercher le
moyen d'obvier aux vices qui, dans sa forme actuelle, peuvent leur
devenir mortels.
Pour se convaincre que le gouvernement parlementaire est néces-
sairement un gouvernement de partis, il suffit de comparer la façon
dont il fonctionne, d'un côté, en Italie, en Grèce, et en France, où
il n'y a point de partis fortement organisés, et, de l'autre côté, en
Angleterre et en Belgique surtout, où deux partis nettement séparés
se disputent le pouvoir.
En Italie, il n'y a point de partis, il n'y a que des groupes. La
droite, la gauche et le centre pensent de même sur toutes les
grandes questions. Presque tous les membres de la chambre veulent
la liberté, le maintien de la constitution et de la maison de Savoie ;
tous sont partisans des idées modernes; nul ne veut rétablir l'an-
cien régime. Les cléricaux^ qui ont pour but de rendre Rome au
pape et de restaurer l'ancien régime, formeraient un vrai parti dissi-
dent, mais ils ne sont pas représentés au parlement. Comme il
n'existe pas de partis ayant un programme arrêté, une platform^
imposé à tout candidat au moment de l'élection, il s'ensuit que
chaque député a ses idées particulières en fait d'impôts, d'ensei-
gnement, de réformes intérieures ou de politique étrangère, et qu'il
se croit autorisé à les faire prévaloir, sans tenir compte de ceux qui
voteront avec lui. De là résultent des groupemens inattendus et
LE REGIME PARLEMENTAIRE. 829
d'étranges surprises du scrutin, suivant les questions mises en dis-
cussion. Un cabinet n'est jamais sûr de sa majorité. A chaque instant,
elle peut lui faire défaut. Aujourd'hui, il obtient un vote de con-
fiance qui réunit les deux tiers des votans ; peu de jours après, il
tombe, sur un incident de peu d'importance. Chaque jour il doit
travailler à maintenir ses partisans unis, par des transactions, des
concessions et des combinaisons. Un chef de groupe se croit-il blessé
par un procédé même extra-parlementaire, par exemple, un coup de
chapeau trop peu affable, il se fâche, boude, refuse les votes dont
il dispose, et la majorité est compromise. Un autre groupe, cette fois,
local et provincial, réclame une route, un pont, un chemin de fer :
il faut tout lui accorder ou il va grossir l'opposition, et celle-ci
triomphe. La somme d'esprit, d'adresse, d'éloquence et de sou-
plesse qu'un ministère doit dépenser pour durer un an est prodi-
gieuse. Le travail le plus lourd de la diplomatie est jeu d'enfant à
côté de ceci. La chambre est un sable mouvant où aucune admi-
nistration solide ne peut s'asseoir. De là résultent des crises minis-
térielles fréquentes. Il y en a eu beaucoup plus qu'il ne s'est écoulé
d'années depuis que le royaume d'Italie existe. Le nombre des
anciens ministres siégeant à la chambre est considérable. Ce sont
autant de dynasties déchues et de prétendans avec qui il faut comp-
ter. Ailleurs on se plaint de manquer d'hommes d'état, ici ils sura-
bondent et chacun commande un petit corps d'armée. Le talent par-
lementaire consiste à en enrôler assez pour être le plus fort; mais on
ne peut jamais compter absolument sur aucun, le jour de la bataille.
S'agit-il de former un ministère, chacun de ces groupes y réclame
sa place. En Angleterre, les chefs de deux grandes armées étant
désignés d'avance par leurs anciens faits d'armes, comme chez les
Grecs et les Troyens d'Homère, le scrutin qui fait tomber un minis-
tère désigne le cabinet qui doit le remplacer. En Italie, il n'en est
pas de même ; plusieurs combinaisons se présentent toujours
comme possibles, et dans toutes, il faut donner satisfaction aux
influences rivales.
Il est impossible que tous les hommes, même s'ils se rattachent
à une tendance générale, aient en tout les mêmes idées. Ils peu-
vent avoir le même but, mais ils différeront nécessairement sur les
moyens de l'atteindre. Si chacun veut faire prévaloir ses vues et
son système, aucune majorité ne pourra se constituer d'une façon
durable. S'agit-il, par exemple, d'établir un impôt nouveau : un
ministère appuyé sur une majorité compacte et disciplinée le fera
voter tel qu'il le propose, malgré les divergences d'opinion qui exis-
tent parmi ses partisans sur les détails de son application ; mais si
la division des partis n'impose pas l'union, on n'arrivera à rien. Tel
830 REVUE DES DEUX MONDES.
député reconnaît qu'il faut de l'argent, mais il a sa petite recette et
son petit impôt qui rapportera plus qu'il ne faut. Un autre va jus-
qu'à admettre le principe de l'impôt, mais le mode de perception
est détestable; pour lui la forme emporte le fond; il ne peut émettre
un vole favorable. Au jour du scrutin, les deux camps se mêlent
au hasard et on aboutit à l'impuissance et à la confusion.
Eu Grèce, le régime parlementaire offre les mêmes tableaux
qu'en Italie, mais avec des teintes plus sombres. Au lieu de vrais
partis politiques, il n'y a que des nuances et des groupes. Quel-
ques représentans se rallient autour d'un chef dont ils acceptent
le mot d'ordre; ils constituent ainsi un certain nombre de factions
qui se combattent ou se coalisent, qui tantôt soutiennent le minis-
tère et tantôt le renversent, suivant l'intérêt du moment. Ils ne
sontiséparés que par des .questions accessoires qui intéressent peu
leipays. Aux élections, ils ont été nommés par des influences per-
sonnelles ou locales et non pour faire prévaloir telle ou telle ligne
de conduite dans la marche générale des affaires. Les candidats
élus arrivent ainsi libres de tout engagement. Us peuvent se porter
à droite ou à gauche, suivant que le commande ou l'intérêt de leur
arrondissement ou leur intérêt propre. Un député ministériel a-t-il
été réélu, rien ne garantit qu'il soutiendra encore le ministère. Il
n'y est tenu ni par ce qu'il doit à ses commettaus ni par ce que lu-i
impose son honneur politique ou la logique de ses propres opi-
nions. Ce que ses électeurs attendent de lui, c'est qu'il obtienne
pour eux, du gouvernement, le plus de faveurs possible. Us savent
que,, pour cela, il lui faut une indépendance complète de tout lien
et une liberté complète de voter à sa guise. C'est ainsi que son
appui sera le plus recherché et le mieux rémunéré, je ne veux pas
dire en argent, mais en places pour ses amis et ses électeurs bien
pensans, ou en subsides et travaux pour sa localité. Plus grande
seira la part des dépouilles opiraes quelui vaut la conquête du pou-
voir, plus il eu sera fier et plus le canton qui l'a élu lui sera
reconnaissant. Au début d'une session, la chambre est une mêlée
confuse. Ou ignore qui est sum'i ou ennemi. Nul ne s'est engagé
d'iune façon précise. De cette matière chaotique les politiciens et les
diefs reconnus tirent une clientèle qui les suit dans les combats
jou milliers. Ils forment leur bande et chacun s'efforce d'avoir la
plus nombreuse. Alors commencent des luttes parlementaires <iont
il est impossible de prévoir l'issue. Gomme l'a dit ici n)ême M. Emile
Bi^riiouf (1870), tous ies députés sont d'afoord ministériels, «aais
bienlôi ceux-là seuls restent fidèles dont l'ajjpétit a été satisfait,
Ciomme la t<i,ble n'est pas assez abundau.ment servie pour rassasier
totit ce monde d' allâmes, le nonibre des méconiens va croissant. Ils
LE HÉ6IME PARLEMENTAIRE. SSl
se coalisent) obtienneat la majorilô et renversent. le ministère;, et
bientôt le même manège recoin mence,-
Il ne faut point prendre pi^sHe^ate de ceoii pour jeter* lapierre nivaux
Italiens ni. aux Grecs. Ge déplorable régime politique n'est pas là
conséquence des vices du caractère national, niaisTelTet inévitable
dU' sysi-èu^e parlementaire, quand il n'existe pas de pamis netter
ment' séfiarés. En France, dans une chambre nombreuse et oiii les
plus graves problèmes sont soulevés, l'aspectiest dillérent,.mais l'inr-
stabilitédu gouvernement n'est pas moindre. Dans le Caprice yd\k\r-
fred de Musset,. M. de Léiy dit : « Ce sont de drôles d'auberges que
vos ministères! on y entre et on en sort sans savoir pourquoi.. G' est
une procession de marionnettes* » C'est ce que. M. P. Leroy-BeaUi-
lieu démontrait récemment par des chiffres exacts : a Depuis le
4. septenibr+3 1870, le ministère de l'intérieup aété occupé par vingt-
trois passaos qui ontéiè parés pendant six> mois cbacun).en. moyenne,
du titre de ministre. Depuis le 20 août 1881, c'esl-à-dire juste
depuisun an, la France a possédé quatre cabinets^ ce qui donne à
chacun trois on quatre mois d'existence. »
Saut le dernier mot, injuste autant qu'irrévérencieux, la boutade
de Musset est bien plus vraie qu'au temps oîi elle a été écrite! Les
Bûiniblères n'ont ni durée ni consistance, lisse renouvellent Iréqnem-
ment, etjuème pendant qu'ils subsistent;, le terrain à chaque instant
se dérobe sous leurs pas. Un cabinet se constitue; une imjuense majpr-
riié salue son arrivée au pouvoir ; de grandes choses vont s'acc omr-
plir. Quelques semaines se passent; la majorité est disloquée; mal-
gré le plus brillant déploiement d'éloquence, elle ne suit j)as au
scrutin smi chef, tout-pui.ssant la- veille. Le ministère se relire,
un autre se forme* il se maintient- plus longtemps, mais- presqne
chaqiie jour unincident.impréV'U, un^vole de hasard forcent l'un ou
l'autre ministre à déposer son portefeuille. Le chef du cabinet, qui
ne peut compter sur une armée lidèle, toujours prête à le suivre, ne
peut avoir nulle autwilé, nulle attitude ferme. S'il f»iti miue. de
vouloir imposer sa. volonté, il porte, dit-on, atteinte à. la digmté de
la chambre. S'il se résigne à attendre d'elle une impulsion ou des
inspirations, on lui reproche de n'être qu'un commis quj une
girouette. Il ne peut gouverner qu'en louvoyant,- cédant aujour-
d'hui, se dérobant demain, résistant parfois, mais loujom s au risque
d«une chute, haicelé pa*.- les- int^'r-pellations, compromis dans les
Ksonfliis les [)lusinfimesi janiaissùiidu lendemain. Ces combinaisons
ministérielles qui se lontet se défont sans cesse comme les tal)}eaux
àesdinsolvinff views, ou qui passent et^ se iranslnrment- comme les
nungesau ciel, ont nécessairement pour elTet de paralyser ou d'af-
faiblir les rouages de l'administration. Gelle-cij qnauii elle est bien
organisée et bien composée, comme en France, peut marcher toute
832 REVUE DES DEUX MONDES.
seule et sans l'impulsiou d'en haut. Cependant, à la longue, la ma-
chine fait de moins bonne besogne. Les ministres qui arrivent ont
à peine le temps de s'initier aux affaires en cours. Le jour où enfin
ils sont prêts à donner leurs instructions, il leur faut boucler leurs
malles et faire place à d'autres. Pourquoi un fonctionuRire obéi-
rait-il à un supérieur dont il prévoit le départ à bref délai? De l'im-
puissance et de l'instabilité des ministères résulte donc inévita-
blement un autre mal, l'inertie ou le désordre dans la hiérarchie
administrative.
Ce qui est plus fâcheux que tout le reste, c'est que la nation perd
confiance dans un régime qui marche mal ou qui tourne à vide. On
dit souvent : Le pays veut être gouverné. Je n'en crois rien. Tout
peuple aime avant tout la liberté et, par conséquent, il désire être
gouverné le moins possible et au besoin faire ses affaires lui-même.
Mais ce qui fatigue et irrite, ce sont des discussions sans issue, des
votes irréalisables et des agitations stériles, en un mot, comme
dans la comédie de Shakspeare, « beaucoup de biuit pour rien :
much ado ahout nothing. » Ce qui le prouve, c'est que le pays n'est
jamais plus tranquille que quand le pouvoir exécutif est à la chasse,
le législatif dans ses terres et le cabinet aux eaux. Les vacances
des chambres produisent une détente générale, un soulagement
universel. Voilà ce qui doit alarmer les amis du régime représenta-
tif. Heureusement le moment n'est pas venu, mais il peut venir,
oii le peuple, fatigué d'être inquiété par les institutions qui de-
vraient le rassurer, dirait brutalement : Cela ne marche pas ; essayons
autre chose. Si les chambres ne se réunissaient qu'une fois tous les
deux ans, nous aurions au moins une année de repos. — C'est pré-
cisément ce que M. de Bismarck a proposé à l'Allemagne.
Cette situation, qu'il est inutile de décrire plus longuement, parce
qu'elle se déroule en ce moment même sous nos yeux, tient-elle à une
incapacité particulière de la chambre française actuelle? Nullement.
Elle provient de ce que le parti de l'opposition absolue est trop peu
nombreux pour forcer le parti républicain à soutenir quand même
le chef qui le guide. Il se forme ainsi des groupes nombreux qui
obéissent tantôt à un mot d'ordre, tantôt à l'inspiration du moment
et tantôt au désir d'essayer jusqu'à quel point est vrai le proverbe :
« iNouveaux balais balaient mieux. »
Comme le faisait remarquer très justement M. de Bismarck dans
un récent discours, l'âge d'or du régime parlementaire est aussi
passé en Angleterre. Gouverner était facile quand il n'y avait que
deux partis en présence, les whigs et les tories, de force à peu près
égale et, par conséquent, chacun d'eux parfaitement discipliné, afin
de ne pas succomber sous les votes unis de l'adversaire. Aujour-
d'hui que se sont formés le parti radical et le parti irlandais, ni whigs
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. 833
ni tories ne peuvent conserver le pouvoir s'ils ont ces deux groupes
contre eux. 11 faut donc s'assurer l'appui complet de l'un d'eux au
moins. De là la nécessité des concessions et des compromis. Le
cabinet Gladstone n'a pu se constituer qu'en donnant une place à
des hommes distingués du parti radical comme Bright, Chamber-
lain, Dilke et Mundella, et leur concours étant indispensable, ce
sont eux en définitive qui dictent la ligne de conduite tant à l'inté-
rieur qu'à l'extérieur, au risque d'éloigner des représentans impor-
tans de l'ancien parti whig. Malgré ces difficultés, qui ne sont pas
légères, le mécanisme parlementaire marche encore passablement
en Angleterre pour deux motifs : d'abord parce que le parti de l'oppo-
sition est assez fortement constitué pour forcer tous les partisans du
ministère à l'appuyer dans toutes les questions importantes, ensuite
parce que les membres du parlement ont fait connaître leurs opi-
nions à leurs électeurs au moment de l'élection et qu'ils sont par
conséquent ainsi tenus d'y rester fidèles. Ainsi ceux qui ont été
nommés pour soutenir le cabinet Gladstone ne peuvent l'abandonner
sans les motifs les plus sérieux, sous peine d'être accusés de forfaiture.
Nulle part le régime parlementaire ne fonctionne aussi correcte-
ment qu'en Belgique, parce qu'il n'y a dans les chambres que deux
partis. La ligne de démarcation est si tranchée que, ni parmi les
représentans ni parmi les sénateurs, il n'y a un seul dissident, un
seul mixte ou douteux. Dès que f intérêt de parti est engagé, les votes
sont parfaitement connus d'avance. Le fait d'abandonner le minis-
tère au jour de l'épreuve serait considéré comme une trahison et
elle coûterait au député qui s'en rendrait coupable son siège, l'es-
time de ses électeurs, et celle même de ses adversaires. Quand un
cabinet s'appuie sur une majorité réunie par les liens d'opinions
communes, d'engagemens publics et d'un programme arrêté, il peut
faire adopter ses projets de loi, exiger le sacrifice des dissidences
accessoires, et ainsi gouverner avec autant d'autorité et de suite que
les ministres d'un souverain absolu, comme l'ont fait tour à tour des
cabinets catholiques et des cabinets libéraux. Mais cette discipline
rigoureuse a ses inconvéniens. Elle étouffe l'initiative individuelle et
tue l'originalité en matière politique. Les députés répètent, une ou
deux fois par an, les mêmes discours; on tourne en rond comme
dans un manège, et les batailles parlementaires ressemblent à ces
combats du moyen âge en Italie, qui duraient tout un jour, mais
qui ne tuaient qu'un homme, écrasé sous le poids de son armure.
Souvent on parle de servilisme et on vante l'indépendance ; c'est à
tort. Le gouvernement parlementaire ne peut marcher que par la
discipline au sein des partis. Autrenaent il aboutit à la confusion, à
l'impuissance et à la déconsidération.
TOMB LIV. — 188?. 53
85* REtïM tfES DHDX BinWDES.
LH.
L'instabilité dès mini^itèreR, qui ost le propre du gouvernement
parlemern aire,. quand; les- partis sonù nombreuxi et floUanR,,PSt cer-
taiietnent'trèS'fàGhensepoup la bon nwadministmlion des affaires inié-
rieures; niaiselle l'est bien plus- encore pour la politique étrangère,
car ellf peut mener un pjtys aux abîmes, et,. on nepeut lie nier^le dan-^
gerest encore pi s grand avec lii; forme républicaine. Sur le terrain
deS' afVaires extérieures Ips ava^ntwgps que possède un ministi%extra>
parlementaire, maintenu au pouvoir, pendant une longuesuiie d'a-n»-
nées-, par laconfiance de son' souverain sont in contesta' il es-. Gel'ui-ci
possède' l'histoire et les traditinns des alVaires engagées^, dont il
peut» dire quorum pnrsrmigna fui;\\ connaît de longue date-le per-
sonnel de la diplomatip ei dés ca'^inets de l'Europe. U sait ce qu'il
peut espérerct ce qu'il doit cran id ce: L'expérience lui apprend,, tnèrne
à defaui» de génie, quel^' ressorts il peut mettre en mouviranut'. Cerr
tain de conserver sa position, il ])eut engager des opérations à longue
échéance, poursuivjTe lentement un dessein lentement mûri ^ profi-
ter su ccessivemient des! fautes d*" ses adversaires, faire n;iître des
circonstances qui- favorisent ses vues, ^t ce qui est essentiel,, s'assu^-
rer des allia*jces durjiblesj. hût-il in<'X)niparitiblefneni plus de capa-
câtéi le ministre intérimaire d!iine majorité flottante ne peut soute-
nir la lutte. Ihe.'Jt battn à coup sûr; Il a été aiTàChé' à son cabmet
de travail, <iù il s'orcnpait tantôt. delalraduction d'un auleuranrien,
tantôt de l'étude de l'hi.stoire ou de« lois ; et il lui. faut tt)ut. a coup
guider son pays à travers, les éciieils de la politique générale. Il
menait la vie recueillie d'un sa-va:ni, ou d'im philosophe; les exi-
gences de son parriieti les votes de lai chambre le irausforii.ent en
diplomate. Comment ne se montrera-t-ih pas tour à tour ignoMnt,
naît, ou présomptueux? Pent-il ne pasétre,. à chaque instant, dui>e de
Iwméme ou'des a-utresi? Il est forcede jouer une partie senve où
le n^oindrefaux mouvement se paie cher, et il ne connaît même pas
l'échiquieron il doit faire n>anher les pièces. Son prédêœsseur's'est
eïïgAgè dans une'voie qu'il nrititttiueste : (pie f'era-t*-il ?■ Persévérer à
tout risqup'ou virer de iK^rdis-^uis- le feu de i'er)nemi,quoique pen ne
soitphis dangereux qu'une m<ircfie de liane?- Péril des deux-façons,
cafT «'CR n'est pas; quand an est- aw milieu d'un gué, à<^\\h Lin-
colni qu'il tant changer de^rhva'uv. » Trop souvent aujourd'hui
l^es étais européen* om à trifKv- rs.efdes guésirès périlleux, et il n'est
pas rare quece soit prée.isément a ce moment que lest hasards du
scrutin renvei\sentles minisièies: ils obiienne»it un vote de c.onliancQ
pour la façon dont ils out dirigé les allaii-es extérieures; mais une
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. 835
question accessoire d'administration intérieure surgit : la majorité
les abandonne, et ils donnent leur démission. Voilà le pays lancé
dans l'inconnu. Quelle puissance étrangère peut s'engager à fond
avec un ministre qui tombera peut-être demain et qui ne peut jamais
répondre des volontés de la chambra dont il dépend? La conduite
d'une négociation importante devient encore bien plus difficile,
quand les députés prennent l'habitude, ainsi que cela a lieu de plus
en plus en Angleterre et en Trance, de harceler le ministre des
affaires étrangères de questions etd'interpellations,etquand le parle-
ment prétend diriger lui-même la politique extérieure. Il n'y a point
de fonction à laquelle il soit moins propre que celle-là. Il ne peut
jamais connaître à fond la situation du moment; car on ne peut
évidemment tout dire à la tribune, voulût-on même publier des
livres bleus, verts ou jaunes, chaque semaine ou chaque jour. Le
dessous des cartes, les pensées de derrière la tête, ce que l'on
entrevoit, ce que l'on craint, ce que l'on projette, c'est-à-dire les
élemens du drame politique, ne peuvent apparaître dans les pièces
diplomatiques, et il serait fréquemment imprudent de les mentionner
même dans un comité secret. La chambre manque donc de la base
indispensable pour émettre un jugement bien motivé; elle ne con-
naît pas suffisamment les faits. En outre, un parlpment est tou-
jours ufâe foule. Tel jour, un mot mal choisi l'indisposera contre
le ministre ; tel autre jour, il se laissera entraîner par l'éloquence
d'un orateur d'opposition. Pai'lez-lui de l'honneur national compro-
mis^ de prestige à conserver, et il est capable d'adopter d'enthou-
siasme les résolutions les plus insensées. Certainement il appartient
au pays et au parlement de déterminer la ligne de conduite géné-
rale qu'il faut suivre et 4e dire, ;par exemple, s'ils veulent la paix
ou la guerre. Ils peuvent renverser qui veut les conduire où ils ne
désirent pas aller. Mais quand le cabinet représente les vues de la
majorité, celle-ci a tout intérêt à le laisser agir librement. Il peut
arriver souvent que la chambre comprenne mieux que le ministère
le véritable intérêt du pays, car, en définitive, c'est la nation qui
paie; mais quand il s'agit de la pratique, un ministre médiocre
sera toujours plus habile que le parlement le plus distingué.
Dans une monarchie les inconvéniens du régitne parlementaire
appliqué à la politique étrangère, sont parfois mitigés par l'inter-
vention d'un souverain prud<'nt et éclairé. Il peut, dans ia mesure
de son influence, apporter de l'esprit de suite dans la direction des
affaires. Par sa position élevée, par ses relations de famille, il obtieo-
dm des inlormaiions, des confidences qu'on ne comniuniquera pas
à un mini'^tre de passage, crainte de les voir paraître dans un blue
bûok^ dans une lettre ou dtins un discours au parlement. C'est
ainsi que le roi Léopold 1"" de Belgique était le confident et le con-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
seiller de la plupart des souverains ses contemporains, et qu'il était à
même de suivre jour par jour la marche changeante des aiïaires
européennes. Un président de république ne peut jamais avoir une
position semblable, ni réunir en ses mains les mêmes sources d'infor-
mation. Personnellement il inspirera peut-être la plus grande con-
fiance ; mais demain il rentrera dans la vie privée et fera place à un
successeur poursuivant des visées complètement difiérentes ; car la
direction qui sera suivie dépendra d'un caprice, d'un revirement
du suffrage universel ou de la majorité dans la chambre. Londres
ou Saint-Pétersbourg engagent une négociation avec un ministre
disposé à l'action : un plan de conduite est arrêté en conséquence;
mais quand vient le moment de le réaliser, un nouveau ministre occupe
le pouvoir, et celui-ci est d'avis que rien ne vaut une magistrale inac-
tion. Les autres puissances sachant qu'elles ne peuvent compter sur
rien éviteront à leur tour de s'engager. Il est donc absolument cer-
tain que le régime parlementaire dans un état démocratique est, par
sa constitution même, incapable de faire de bonne politique étran-
gère. Pour cela, tout lui manque : les traditions, les informations, les
alliances, les desseins réfléchis et surtout, ce que rien ne remplace, la
suite dans les idées et la durée. Ce qu'il peut faire de plus sage est
de concentrer toute son attention et toute son activité au dévelop-
pement intérieur du pays. Ce rôle est-il indigne d'une grande nation?
Nullement: c'a été, jusqu'à présent, celui de la grande république
américaine et elle n'a pas lieu de s'en plaindre. Un peuple qui, abso-
lument dévoué à la paix, parviendrait à faire marcher les institu-
tions démocratiques de façon à assurer l'ordre, la Uberté, l'instruc-
tion et le bien-être pour tous, exercerait, par l'exemple, une influence
bien plus grande qu'en se mêlant aux luttes d'influence et aux com-
binaisons diplomatiques qui constituent toute la politique exté-
rieure.
IV.
Il faut oser le dire, car l'expérience de chaque jour le démontre,
le régime parlementaire, né en Angleterre pour régler un petit
nombre d'aflaires, n'est pas fait pour être le mode de gouvernement
de l'état moderne, avec les mille attributions qu'on lui a successi-
vement imposées sur le continent. On est confondu quand on songe
à la foule d'intérêts et de gens qui dépendent des ministres. En
France, ils disposent tout d'abord d'une somme de trois milliards qui
dépasse le revenu cadastral de toutes les terres. En outre, ils con-
trôlent les budgets des communes, des départemens et des institu-
tions de bienfaisance, qui s'élèvent encore à un bon milliard. Us
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. 837
entretiennent, réglementent et inspectent les écoles publiques de
toute espèce et de tous les degrés, et ont ainsi en mains l'instruc-
tion , c'est-à-dire l'avenir du pays ; ils nomment les évêques et
d'une main paient les ministres du culte et de l'autre les danseuses
court-vêtues qui exhibent leurs grâces à l'Opéra; ils entretiennent
les instituts, les académies, les observatoires, les laboratoires et
encouragent les lettres, les beaux-arts et les sciences ; ils détermi-
nent combien d'hectares seront plantés en tabac, combien chaque
hectare aura de plantes et chaque plante de feuilles, et ils nomment
à cet effet des inspecteurs spéciaux chargés de les compter; ils ven-
dent ce stupéfiant dans les bureaux privilégiés dont ils désignent
les innombrables agens répandus dans tout le pays; ils transpor-
tent lettres, télégrammes et articles de finance, ce qui exige encore
toute une légion d'employés ; ils construisent des routes et des che-
mins de fer, creusent des ports et des canaux, ce qui se fait par le
corps très nombreux des ponts et chaussées; ils exploitent des forêts
domaniales, reboisent les hauteurs et surveillent les terres boisées
des particuliers, ce qui donne naissance à l'administration fores-
tière ; ils font de la porcelaine à Sèvres et des tapis aux Gobelins ;
par les droits dédouane, par les accises et parles primes aux indus-
tries favorisées, ils déterminent la direction du travail dans toutes
les branches de la production, et pour empêcher ainsi chacun de
vendre, d'acheter et de fabriquer au mieux de son intérêt, il leur
faut encore des régimens d'employés; ils choisissent le gouverneur
delà Banque centrale qui donne la note dominante au crédit; ils
ouvrent des bibliothèques, des archives, des conservatoires, pour
lesquels il faut bibliothécaires, sous-bibliothécaires, archivistes, sous-
archivistes, aspirans , commis, portiers, tous fonctionnaires; c'est
de par eux qu'existent et qu'opèrent agens de change, pharmaciens,
notaires, débilans de boissons; ils déclarent à quelles conditions et
en vertu de quels examens on sera avocat, médecin, professeur,
instituteur, ingénieur, garde-côte ou garde-barrière; ils ont en
mains la magistrature tout entière, c'est-dire la base sur laquelle
repose la propriété, la famille, la sécurité publique, en un mot,
rédifice social tout entier; ils entretiennent les prisons, les colonies
pénitentiaires, les institutions de réforme, d'où nouveau bataillon
d'agens rétribués par l'état. Ai-je tout dit ? Il s'en faut ; mais comme
on ne peut prolonger indéfiniment cette trop longue énuméra-
tion . je citerai seulement l'armée et la marine , cette formidable
institution sans précédent dans l'histoire, qui, désormais partout
organisée à la prussienne, avec service universel et obligatoire, sai-
sit la population mâle toute entière et fait du pays une caserne et un
camp, où le militarisme allemand est venu se greffer sur la centra-
lisation française. La nation est devenue l'état, et l'état, c'est le minis-
S38 REVDE iDES ©EUX MONDES.
tère. EnHrez dans n'importe quelle famille et vous verrez que des
décisiofis des pouvoirs publics dépend l'un ou l'autre de f^es inté-
rêts: djsjjenseou coiQ:gé d'un milicien, examens, nominaiions, appli-
cation d'un tarif, ouverture d'une route, primes et faveurs de toiit^
sorte- Ce que l'on appeJle le gouvernement tient donc en ses mains
le sort actu^'l lou l'avenir de la plupart des citoyens^
Cette colossale machine naarchera-t-elle vite ou lentement et dans
quelle dir€<:tion? Inolinera-t-'elle à gauche o-u à droite? JDe quelles
idées, de quelles passions, peut-être de quelles rancunes se .fera-
t-eUe rinsirument? C'est le vote de la chambre, le hasard dti scru-
tin, parfois une ou deux voiji de majorité qui en décident. Qua.ud
l'état absorbe à ee point les intérêts sociaux et pour ainsi dire ia
vie même de la nation, il est mon^strueux que tout cela soit soumis
aux fluctuations incessantes des luîtes parlementaires. Rien de sem-
blable n'existe dans les pays auxquels nous avons emprunté 'es formes
de notre irégime constitutionnel, ni en Angleterre, ni aux États-Unis.
Déjà cependant, en Angleterre, depuis que les attributions du pouvoir
central se sont étendues, le parlement succombe visiblement sous sa
tâche, (chaque année, M. Gladstone constate avec une éloqnenie tris-
tesse la stérilité des sessions où son infatigable activité n'aboutit à
rien. Récemment encore il d^ait que la dernière n'avait été que
« hoate et confusion. »
Des réformes profondes s'accompliront, sinon le gouvernement
parlementaire périra dans l'impuis-^ance et dans la déconsidération.
Là où le conflit ne peut manquer de se produire et où il sera mor-
tel, c'est dans les relations entre le parlement et l'armée; nous en
avons eu déjà de nombreux exemples. En Allemagne,, il existe en
permanence, tantôt à l'état aigu, comme avant 1866,, tantôt déguisé,
comme depuis cette époque. L'Empire a son Reichstag^ et chaque
étal son assernMée délibérante. On y prononce de très beaux dis-
cours; on y vote des lois et même souvent on se donne la satisfac-
tion de rejeter les projets du gouvernement; mais, en réalité, le
maître al»solu, c'est le souverain ou son ministre, par la simple rai-
son (ju un million de baïontvettes disciplinées et obéissantes lorment
un argument irrésistible. Cette vérité est dure, et Jes patriotes libé-
raux en gémissent, d'autant plu« que le grand-chancelier ne se pique
pas de la leur dissimuler. En Egypte, un gouveinement rét^ulier,
écojiorne, favorable aux progrès du pays fonctionnait sous le con-
trôle de la France et de l'Angleterre; mais Ofii avait oublié de
conipier avec l'armée, et elle a, tout renversé. En France même, deux
dates sinis.tres ne s'oublient pas, le 18 brumaire et le 2 (Jécembie.
En Ani^lt terre, les événemens de la l'évolution et de la re>t,aura.tiaia
avaient si cUirement révélé le danger, que le parlement a piis des
mesui-es radicales pour s'en défendre. Le bill qui impose l'obéis-
LE OtiiGIMB RAaLËU£\TA(BB. 9^
sance aux troupes n'est voté que pour un an, et s'il n'était pas
renouvelé, l'armée pourrait se débander, car l'autorité des chefs
n'existerait plus. En Amérique, on ne veut d'armée que pour cou-
vrir la frontière contre les Indiens : vingt-cinq mille hommes jtour
une population de cinquante-trois millions. Dans les réijubliquessud-
améiicain'-s, au conU-aire,. ce sont les colonels qui font et déioni-les
gouvernemens. A qpoi sert donc de nous faire illusion ? Même dansinos
pays d'Occident, où les institutions constituiiounellessenililent avoir
pris défiiiilivf ment: racine, elle n'existentqu&par la tolérance del'ar-
mée. Supposez uia- souverain très décidé à. faire prévaloir ses des-
seins et un différend comme celui de 1864-1,866 en Prusse, et^ assur
renient, ce n'est pas la volonté du parlement qui prévaudra^ Nous
disons volontiers que les Alleïnands n'ont du régime parlementaire
que les apparences. Au fondv la situation est painoutlar» même,, seu-
lement ttlle est. chez nous à l'état latent.
Eui réalité, il est; contre la natnre des choses qu'un^ grand corps
hiérarchisé d! un. million, d'hommes^ dont la base doit, êire l'esprit
d'autorité, soit, soumis aux ordres ou. aux caprict^s d'une assemblée
délibérante qui change de système: tous le& ams et dlun ministre
qu'on renvoie tous les six mois. Je veux admettre que l'armée,
toute dévouée aux institutions' démocratiques de son pays, abhorre
jusqu'à l'idée de jouer le rôle de préloriens et d'imposer une dicta-
ture mililiiire. Mais il est telle cii constance qui peut faire jaillir en
un éclat ou en une catastrophe la contradiction qui est au fond des
choses. Une résolution trop absurde de la cham!)re, le desordre
dans l'administraiion aboutissant à la désorp-anisation^ ou une véri-
taJile humiliaiion nationale peuvent amener l'armée à se dire : (l'en
est trop; je suis créée non pf)urêtre le jouet de messieurs les orati^urs
et les politiciens, mais, pour maintenir l'ordre à l'intérieur et l'hon-
neur du pa\s à l'étranger.. Dangereuse situation d'esprit,,oair si elle
se génf ralisait,rus< rpateur n'aurait qu'à paraître. Il tro«v<»rait sous
lamiitin lesélémensd'un coup-d'éiat. De grandes victoires pounaient
fiiine naître, le: même péril sous une autre forme et pour dlautres
radsons.
Si ce qui précède est.vrai,,et qni peutne pasiaperoevoil'"le péril?
il [MiraîtraH indispensafoie de' soustraire la duieciion de' l'airiuée aux
flurtuaiions des- majorités parlementaires et: d-es perpétuel» chan-
gement de cabmets; Gela^^est plus nécessaire encore duns ujie ivpu-
bliqueoù leohetfde:l'ètat,.a)mmandanl.suprème delà force mi litkire,
n'est point ()ermanent. J'essait-rai de montrer plus loin comment ce
résultat peut être en qjielque mesure obtenu.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
V.
Nous avons vu que le gouvernement parlementaire est nécessai-
rement un gouvernement de partis et qu'il fonctionne d'autant mieux
que les partis sont plus nettement tranchés et plus fortement dis-
ciplinés. Mais, d'autre part,, la prédominance de l'esprit de parti
offre des inconvéniens qui s'aggravent et qui frappent de plus en
plus les observateurs éclairés. Après avoir analysé le mal, il faudra
donc en chercher le remède.
Parmi les auteurs qui ont le plus profondément étudié les res-
sorts du régime constitutionnel, la plupart font l'éloge des partis.
Un politique anglais de premier ordre, Burke, en dit ceci : « Un
parti est une réunion d'hommes qui s'accordent pour travailler en
commun au bien du pays, conformément à certains principes
généraux qui leur sont communs. Les gens qui pensent librement
ne peuvent en tout penser de même ; mais, comme la direction de
la chose publique dépend de quelque principe d'importance supé-
rieure, si on s'entend sur celui-ci, on s'entendra aussi sur ses con-
séquences. Les bons, effets de l'esprit de parti en Angleterre ont été
nombreux et importans. Le premier a été qu'il a imprimé de la suite
et de la cohérence aux opinions des hommes politiques. Il leur a
donné, pour les affaires publiques, certaines règles de conduite sem-
blables à celles de la morale universelle, qui leur permettent de
résoudre les questions obscures ou douteuses. L'attachement à ces
principes les met à même de résister aux tentations de l'intérêt privé,
aux sophismes des autres et à leurs propres caprices. Leur attitude
devient digne et ferme, leur caractère s'élève, leur esprit acquiert
de la suite. Enfin l'union d'un grand nombre de personnes sous un
même drapeau donne au gouvernement la force nécessaire pour
faire les lois qu'exige le bien du pays. » En Allemagne, l'influence
des partis a été étudiée d'une façon systématique par Rôhmer (Ij et
par Bluntschli (2). Tous deux les considèrent comme indispensables
à la marche des institutions libres. D'après Bluntschli, les partis poli-
tiques sont d'autant plus actifs et plus puissans que la vie publique
est plus libre et plus élevée. « L'histoire de la république romaine et
du développement de la monarchie anglaise ne s'explique, dit-il, que
par le conflit des partis, dont les péripéties forment, en réalité, les
(1) Lehre von den politischen Parteien (Théorie des partis politiques).
(2) Character und Geist der poUtischen Parteien (Caractère et esprit des partis
politiques).
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. 841
annales de la liberté. Certaines âmes timides croient que les par-
tis politiques sont une des misères et des maladies de notre époque.
Au contraire, elles sont la preuve d'une activité vigoureuse et saine.
Se vanter qu'on n'appartient à aucun parti, c'est s'accuser d'infir-
mité d'esprit ou d'un condamnable égoïsme. Le seul homme qui ait
le droit et même le devoir de ne se montrer d'aucun parti, c'est le
chef de l'état. »
Cet èminent Italien, trop peu connu à l'étranger, Gesare Balbo,
montre, dans son beau livre : délia Monarchia rappresentativa,
que l'avantage du régime constitutionnel est précisément de rame-
ner les vues particulières à deux courans d'idées, qui, sous la
forme de deux grands partis : celui du ministère et celui de l'op-
position, impriment à la marche du gouvernement une direction
îerme et constante , de même que les vents alizés favorisent la
course des navires. Sous un régime absolu, ils forment les fac-
tions qui donnent naissance aux sociétés secrètes, aux conspirations,
aux révolutions de palais, et aux régicides, comme on l'a vu si sou-
vent en Russie ; avec la liberté, les factions deviennent des partis,
dont les nobles luttes sont l'honneur, l'éclat et la gloire des pays.
Macaulay fait remonter l'origine des deux grands partis qui, depuis
lors, ont tour à tour occupé le pouvoir, les whigs et les tories, à
la seconde réunion du long-parlement (1641), et il ajoute que leur
histoire est véritablement celle de l'Angleterre. On peut donc dire
que les écrivains amis de la liberté ont vanté les avantages des par-
tis et que ceux qui les condamnent sont, en réalité, partisans du
despotisme.
M. Miughetti admet complètementla vérité de ce qu'ont dit Burke,
Balbo, Macaulay, Bluntschli, Rôhmer et tant d'autres, mais, comme
dans nos sociétés, si imparfaites encore, les meilleurs choses ont
leur mauvais côté, c'est celui-ci qu'il a voulu étudier, craignant que
les abus grandissans n'arrivent à fausser complètement les insti-
tutions représentatives, dont les partis sont les moteurs et les res-
sorts. C'est précisément parce que ce grand parlementaire est un
ami dévoué, mais éclairé de la liberté, qu'il cherche à écarter ou à
diminuer les faits fâcheux qui peuvent la mettre en péril.
Le premier inconvénient que signale M. Minghetti est celui-ci : à
mesure que les fonctions de l'état moderne s'étendent et se compli-
quent, les nécessités d'un gouvernement de parti font que les mi-
nistres sont moins aptes à bien faire leur besogne. Il y a trop sou-
vent, dit-il, contradiction entre les motifs qui font attribuer les por-
tefeuilles ministériels à tels ou tels hommes politiques et cette loi
économique qui s'impose de plus en plus dans toutes les branches
de l'activité humaine, à notre époque, la loi de la division du tra-
vail. En matière scientifique non moins qu'en fait de production
842 REVDB DBS DEUX MONDES,
industrielle ;on réclama des « spécialietes : themyhl man in tke
right place ; » le succès et la supériorité ne s'obtiennent pas autre-
mt^nt. Kn administration et dans la gestion des alTaires publiques,
tout secoraplique maintenant, et des connaissances spéciales devien-
nent de plus en plus nécessaires. En fait d'armée, de marine, d'irvstruc-
tion, de travaux publics, d'affaires étrangères, partout surgissent à
chaque instant les problèmes les plus graves et les plus difficiles. Or,
les nécessités du régime parlementaire et du gouvernement des par-
tis, ne permettent pas dechoisir -pour chaque portefeuille l'homme
le plus compétent. Il faut tenir compte des opinions plus que des
capacités. Quand un parti a conquis le pouvoir, on doit bien récom-
penser'ceiix à qui est due la victoire. Souvent aussi il faut donner
satisfaction aux exigences régionales. 'Le Nord et le Midi, l'Est ■et
l'Ouest veulent avoir leur part d'influence. Quand on a distribué les
portefeuilles entre les quatre points cardinaux et les cinq ou six
groupes qui ont formé la majorité, quelle place reste-t-il pour les
hommes spéciaux? Ici, non moins que sous l'ancien régime, oîi il fal-
lait un mathématicien, c'est un -danseur qui l'emporte. C'est une
chajice heureuse et rare si, dans le personnel des chefs du parti
vainqueur, on trouve quelques hommes bien préparés pour les fonc-
tions qu'on est obligé de leur confier.
'Le ministre, une 'fois en place, peut-il au moins consacrer au bien
du pays et aux affaires de son département la somme plus ou nioins
grande d'aptitude et de dévoûment qu'il y apporte? Nullement :
c'est tout au plus «'il a le loisir de se mettre au courant des iaiis les
plus importaiis. L- plus clair de son temps est pris par les ques-
tions de :pe*r8onnes. Les compétitions pour les places vacantes lui
amènent non-seulement les visites on les demandes d'innombrables
solliciteurs qu'il peut, il est vrai, parfois éconduire, mais en outre
les obsessions des députés qu'il est bien forcé de recevoir et qui
sanrfiienldu reste, au besoin, se faire ouvrir toutes les portes. L'après-
m di. ce sont les séances de la chambre avec ses interpellations, et les
négocialion-s, les efforts permanens qu'exige la conservation de la
majorité. Le soir, diiier et réceptions, auxquels on ne peut se sous-
traire; car malheur à celui qui s'isole! on le déclare inabordable ;
c'est un esprit chagrin, un caractère atrabilaire; il devient impopu-
laire; il fait tort au cabinet, et on lui fait sentir qu'il ferait mieux de
s'^n aller.
Ainsi, en résumé, le régime parlementaire tel qu'il est pratiqué
presque partout, sur 'le continent, ne donne pas le poitefeuille aux
hommes qui en sont les plus dignes, et, ce qui est plus lâcheux
encore, il empêche les ministres désignés de 'faire de-^ aptiinde-s
qu'ils possèdent l'emploi le plus utile au pays. Le mal est d'autant
plus grand que les ministères durent moins longtemps et que la
I,E RÉGIME PARLEMÏMATTIE. 843
masse des alVaires qu'une centralisation excessive met à leur change
est pltis coiisidprabl'e.
Tn auire reproche que Ton peut faire à rinfluence des partis dans
le régime représentatif, c'est l'abus de l'iiitervention des députés
dans toutes les branches de l'adiuinist'ralion. C'est pour prouver la
vérité de cette observation que M. Minghetti a écrit son livre, qui
n'est au fond qu'une réponse aux violentes attaques qu'elle lui avait
attirées(l). II n'a nulle peine à montrer que le mal qu'il a cru devoir
dénoncer à l'attention de ses concitoyens, n'est nullement spécial à
l'Italie et que, au contraire, il semble inhérent au régime parlemeo-
taire appli(|ué dans un état fortement centralisé. Ici il multiplie les
citations empruntées aux dilférens partis et il trouve les pitis écra-
santes dans les auteurs américains. Je résumerai seulement ce' que
dit à ce sujet un écrivain français peu suspect d'exagération et, s' oc-
cupant du gouvernement représentatif en France sous Louis-Phi'ippe
dont certes il n'était point l'adversaire, je veux parler de M. Hello
et de son livre du Régime ronstilutionnel. Il montre d'abord les
(1) Daas UD discours éloquent, prononcé à Naples le 8 janvier 1880, M. Ming-hetti
avait cité Aristote montrant comment toutes les tVirrries de gouvernement détiénèrent,
la monarchie aboutissant à la tyrannie, l'arisiociatie à Poligarcliie et la démocratie
à la démagogie. Piii« il avait recherché les causes qui amènent la défoimation du
gouvernement parlementaire, et, parmi celles-ci, il avait sng-nalé l'inpirence indjie
des députés dans toutes les affaires publiques- concernant l'état, les provinces, les
communes et même les corps moraux et les insiituiions dé bienfaisance Cela pro-
vo |ua une lempêie dans la chambre : on duinauda la mise en accusation de l'insolent
orateur qui avait attenté à l'honueur du parlement M. Mlnghetti réponlii que le mal
qu'il a ait sigjialé n'était pas propre à l'Italie ; qu'il oxisiait plus ou moins dans tous
les pays ronstitotionnels sur le continent; que des écrivains étrangers l'avaient noté
également; et qu'il ne pouvait taire une vérité évidente, sur laquelle au contraire il
était uiKeutd'attirer l'attention detous. Vi>;itant l'Ilalieavant que ce discours fût pro-
noncé, j'avais été moi-même très frappé de l'abus qu'il indiq[ue et dont on m'avait
ciié une fuule de preuves. Je me permets de rap[)el<T ce que j'écrivis à ce suje dans
mes Fj't'r.'s d'Italie (1880), écrites au jour le ji>ur, sous l'impression directe des faits
oudes conveMfeations : « Un autre fléau de l'Italie, c'est l'abus des influences parlemen-
taires; nous en souffrons déjà beaucoup en Belgique, mais le mal est plus grand ici,
parce que, à défaut de partis nettement tranchés sur lesquels ils puissent s'a()puyer,
les niiui<ires et lesadministr.itions ne peu\ent résister. Le député doit se fKtre le ser-
viteur des solliciteurs qui l'assiègent, sous peine de perdre leurs voix; et le ministre
doit donner satisfaction aux député» pour for-mer ou pour conserver sa majorité. Dans
les nominations, on tient moins compte des nécessités du service ou du méciie des
candidats, que des recommandations des membres dn parlement Devant eux. à Kome
comme en province, chacun tremble et tous cèdent. Les lois, les règlemens, l'équité',
Tint' rêt public, pour leur complaire tout est mis en oubli II y a là une source per-
manente de désonires, de dilapidations, de favoritisme et de mauvaise gestion. »
L'économiste anglais Thornton s'était exprimé dans le même sens {Mactnillan Maga-
zine, janvier 1880). Ce que j'avais observé en Italie n'otait point pour moi chose nou-
velle : je l'avais remarqué dans mon pays, — et, en France même, ne voit-on rien de
pareil ?
8/i4 REVUE DES DEUX MONDES.
innombrables agens de l'administration répandus sur toute la sur-
face du pays transformés en courtiers électoraux, par la nécessité de
conserver la majorité au parti qui gouverne. L'électeur, dit-il, vote
trop souvent plus en raison des avantages qu'il attend que des convic-
tions qui l'animent. Le député, à son tour, devient le très humble
serviteur de ses commettans. Il soigne leurs affaires, grandes et
petites, place leurs fils et fait volontiers les emplettes de ces dames
dans la capitale. Dans les ministères il a son compte-courant : à son
passif, comme dettes, sont portées toutes les nominations et toutes
les faveurs qu'il obtient ; à son actif tous les votes favorables au gou-
vernement qu'il émet. Ce règlement des obligations réciproques
paraît si avantageux que l'administration fait comprendre que le
député est en tout l'intermédiaire obligé. Toute demande, pour être
examinée, doit être accompagnée de la recommandation du député,
et c'est lui qui apprend tout d'abord qu'elle a été accueillie, afin
qu'il puisse s'en faire un mérite auprès de ses électeurs. A la veille
du scrutin, dans leurs circulaires, les députés ne se font pas faute
d'invoquer les services rendus et de faire entrevoir tous les avan-
tages que leur influence fera obtenir : ponts, canaux, routes, che-
mins de fer, écoles, subsides de toute espèce. De cette façon, l'uni-
verselle ingérence de l'état et les places sans nombre qu'elle crée,
deviennent un instrument de parti et la dépouille opime que se
partagent les vainqueurs. On sait qu'aux États-Unis, ce système
était un droit reconnu : les deux sénateurs de chaque état apparte-
nant au parti qui arrivait au pouvoir disposaient de toutes les nomi-
nations que l'exécutif avait le droit de faire dans l'état qu'ils repré-
sentaient.
M. Guizot définit dans son langage élevé ce fléau des influences
qu'on lui a si amèrement reproché et auquel il n'a pu se soustraire.
11 s'imaginait, à tort, qu'il n'existait ni aux Ëtats-Unis ni en Hollande
ni en Belgique et il ss'aflligeait de le voir régner en France : « Quand
le pouvoir supérieur est chargé à la fois de gouverner avec la liberté
et d'administrer avec la centralisation, quand il a à lutter au som-
met pour les grandes aflaires de l'état et en même temps à régler
partout, sous sa responsabilité, presque toutes les affaires du pays,
deux inconvéniens graves ne tardent pas à éclater : ou bien le pou-
voir central, absorbé par le soin des all'aires générales et de sa propre
défense, néglige les affaires locales et les laisse tomber dans le désordre
et la langueur; ou bien il les lie étroitement aux affaires générales,
les fait servir à ses propres intérêts, et l'administration tout entière,
depuis le hameau jusqu'au palais, n'est plus qu'un moyen de gou-
vernement entre les mains des partis politiques qui se disputent le
pouvoir. Condamnée h porter à la fois le fardeau de la liberté poli-
LE RÉGIME PARLEMENTAIRE. SA 5
tique et celui de la centralisation administrative, la monarchie con-
stitutionnelle naissante a été soumise à des difficultés et à des res-
ponsabilités contradictoires qui dépassaient la mesure d'habileté et
de force qu'on peut raisonnablement exiger d'un gouvernement (1). »
L'ingérence des députés et de l'esprit de parti dans l'administration
et dans la distribution des places est certes fâcheuse, et il faut s'ef-
forcer d'y mettre des bornes ; mais elle ne mettrait peut-être pas
en péril les institutions libres. Ce qui serait tout autrement grave et
probablement mortel pour ces institutions, ce serait que le mal vînt
à atteindre la justice; car celle-ci est la consécration de tous les
droits et le dernier refuge de la liberté. Méditant sur les fonctions
des tribunaux qui assurent le maintien de l'ordre social et rendent
possible le travail de l'humanité, David Hume a dit : « Tout notre
système politique et chacun de ses organes, l'armée, la flotte et les
deux chambres, tout cela n'est qu'un moyen pour atteindre une
seule et unique fin, la conservation de la liberté des douze grands
juges de l'Angleterre. »
M. Minghetti accumule les faits et les citations pour démontrer
cette vérité capitale, que, si la justice à son tour devient un
instrument de parti, tout est perdu. Les avantages et les gloires du
régime représentatif ne sont rien au prix de cet abus qui ôte toute
garantie à la vie sociale. Et, en effet, s'il est une vérité évidente,
c'est que plus complètement règne la démocratie et plus toutes les
positions sont données par l'élection, plus il est alors indispensable
qu'il y ait un pouvoir indépendant où le faible puisse trouver pro-
tection contre le fort. Autrement c'est la tyrannie, et elle serait
pire que celle de l'absolutisme, car elle s'exercerait partout avec la
même violence et la même injustice. Au sein de chaque village, de
chaque institution, en un mot, dans toutes les branches de l'activité
humaine, ceux qui seraient en minorité, au jour des élections, seraient
des proscrits, pour lesquels il n'y aurait plus de droit et qu'on
pourrait opprimer, dépouiller et charger d'impôts sans merci et sans
vergogne. La pire des institutions des États-Unis, et peut-être la
seule qui soit foncièrement mauvaise, est la magistrature élue. Les
conséquences n'en sont pas partout également mauvaises; mais
elles soDt parfois détestables. Voici ce qu'a écrit à ce sujet un Amé-
ricain dont l'opinion a quelque valeur. « On croit au progrès. On
s'imagine qu'il n'y a plus de pirates, de brigands, de tricheurs au
jeu ; c'est une illusion. Les pirates exercent désormais leur indus-
trie sur terre ferme ; ils la gèrent de façon à échapper aux lois et
leurs profits dépassent fantastiquement ce qu'ils pouvaient acqué-
(1) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. i, p. 188.
8A0 KEVUE DES DEUX MONDES.
rir eu écumant les mers. Les brigands ne vivent plus dans les grottes
des montagnes : ils se pavanent sur les places publiques, dans les
sièges des juges et des législateurs, et ils se font nommer colonels
ou généraux. Tricher est une airaiœ de bourse qui enrichit les plus
habiles et les moins scrupuleux. Enlevons le masque au xix® siècle,
et sa civilisation, dont il est si fier, cachera à peine la brutalité des
mœurs du xir siècle, qui étaient plus franches et moins malhonnêtes. »
Déjà on se plaint en< France que les influences politiq^ies faussent la
balance de la justice. Dernièrement le procureur-général de la cour
d'appel de Paris n'hésitait pas à dire dans un discours officiel : « Les
juges de paix s'inquiètent plus des opinions politiques de leurs justi-
ciables que de la légitimité de leurs demandes, et ils se demandent
si une bonne élection ne vaut pas mieux qu'un bon jugement. »
Loin de porter atteinte à l'inamovibilité des magistrats, il faut donc
la fortifier par tous les moyens. Leur nomination et leur avance-
ment doivent même être soustraits à l'arbitraire du mhiistre. On y
parvient en faisant dresser, par des corps indépendans les uns des
autres, pour toute place vacante, une liste double de présentation,
ainsi que cela se fait en Belgique. En Italie, on a aussi réclamé et
momentanément obtenu que le ministre ne pût même point dépla-
cer un magistrat sans son consentement, parce que le droit d'en-
voyer un juge de Turin à Palerme et de Venise à Sassari devenait
parlois un moyen d'influence illicite. Mieux on se rendra compte
des conditions indispensables au maintien de la démocratie, plus
on s'efforcera d'assurer l'impartialité de la magistrature, eu la sous-
trayant aux influences de parti en même temps qu'à l'action du
pouvoir.
vr.
J'ai essayé de montrer quelques-uns des inconvéniens' et des dan-
gers que rencontre le régime parlementaire dans les pays qui pré-
sentent cette lâcheuse anomalie d'être à la fois très démocratiques et
très centralisés. Comment échapper aux conséquences qui résultent
de ces situations contradictoires, c'est-à-dire, comment concilier l'es-
pi'it de suite indispensable à la direction des affaires d'un grand pays
avec la molùlité de résolutions propre aux assemblées déhbérantes^
surtout dans les démocraties? M. Minghetti consacre la» dernière par-
tie de son livre à l'examen de cette importante et difficile ques-
(IV Lire à ce sujet le livre de M. Albert Desjardins cité dans rpxcellent travail
publié ici mémo par M. Arthur Desjardins (Revue du l""" août). Voir aussi celui de
M. Mirabelll, l'InainovibiUlà délia, mayistratura nel regno d'îlalia. Napoli, 1880.
LE RÉGIME PARLEJUCNTAIRE. SA?
tion. Je Depuis ici résumer et disouter les vues oifitcinales et pro-
fondes qu'il émet à ce sujet. Il y auiaigrcind profit à les étudier
dans le livue môme. ,Je dois me borner àdire brièvement ce qui
m'-en paraîttesseuiiel,.
iPour. corriger les incon venions. du parlementarisme, deux ordres
derérorines ont été indiqués : les premièires s'i^ppliqiient à,la<natur,e
des affaires (|ue le parlement doit régler, c'est-àrdire .aux aitribu-
lions de l'état; les secondes se rapportent au , mode de Its réglée,
c'est-à-rlire au mécanisme du gouvernement.
L'une de ces réformes, qui est souvent préconisée„porte un nom
très populaire : c'est la décentialisation. Il est évident que, moinô
nombreux sont les intérêts que règle le pouvoir central, moindres
sont les maux qui résultent de l'instabilité des ministres et de l'incom-
pétence des chambres. On peut même .dire que la décenlralifcaiiojû
est la forme 'propre de .la démucffatie. Si vous la ipoussez à bout,
vous pouvez avoir, sans trop d'inconvéniens, même la législation
directe par le peuple, comme dans les démocraties de la Gièce
antique 'ft dans les cantons alpestres de la Suisse, ou bien le rc^fe-
rendiim, c'est-à-dire l'acceptation ou le rejet par le suffrage uni-
versel des lois votées pur les députés. Le paysan, incnpable de
diriger la [politique générale, peut très bien intervenir dans l'admi-
nistration (les affaires de^on village; aucune révolution universelle
n'est à craindre, car le gouv«^rnement est pour ainsi dire acéphale.
La vie politique est répandue partout, mais elle n'est concentrée
nulle part. Chaque partie de l'état ayant ses tendances .particulières,
jamais la même fièvpe -ne peut le saisir tout entier. Le jôle des
a.«;semblées nationales estsi effacé qu'on -soupçonne à peine leurexis-
lence. Les radicaux ou les conservateurs dominent^ils dans, les con-
seils'fédéraux à Berne? On l'ignore dantôleirestedeiriEurope, et même
en Suisse, cela importe assez peu. En Norvège, autre pays démo-
oratique, le [larlement esttout-ipuissant, car le pouvoir du souve-
rain est presque nul : néanmoins l'atitivité parlementaire est réduite
et n'exerce qu'une influence très restreinte sur la vie nationale.
■Dans les états nù régnent à la fois la centralisation et la démocratie,
tout le monde s'acooi'de à dire qu'il faudrait diminuer les attrihu-
lions des autorités centrales pour accroître celles des communes
et des provinces. Jl n'est pas jusqu'à M. Guizot qui ne regrette de
•ne pas l'avoir fait. «Pour guérir ce;mal, dit-il dans ses Mémoires
'•{i. i, p. 189) ,un double travail était à faire. Il fallait, d'une part,
•faire pénétrer la liberté dans l'administration des affaires locales,
et de l'autre, seconder le développement des forces locales capa-
bles, dans leur sphère, d'exercer le pouvoir. »
Les régimes changent : la république succède à la monarchie,;
848 REVUE DES DEUX MONDES.
chacun répète la formule favorite : Décentralisons. Mais la réforme
vantée par tous n'est accomplie par personne. Pourquoi? Parce que
le parti dominant devrait permettre à ses adversaires d'être les
maîtres dans certaines parties du pays. Il faudrait renoncer à cet
idéal d'une grande nation unifiée, solidaire, marchant en avant
tout entière, du même pas, sans souiïrir ni dissidens ni retarda-
taires. La république une et indivisible, rêvée par les jacobins,
devrait se transformer en une fédération de régions ou même de
communes, dont un grand nombre seraient alors gouvernées par
ce qu'on appelle la « réaction. » C'est à peu près ce que veulent
les économistes à outrance et les collectivistes. Mais le fédéra-
lisme, écrasé en 93, n'est pas encore à la veille de triompher
aujourd'hui. Cherchons donc le remède ailleurs, c'est-à-dire dans
une réforme du mécanisme gouvernemental.
Un écrivain instruit et judicieux, que Stuart Mill aimait à citer,
W. Thornton, très frappé des infirmités du système parlementaire,
propose d'y obvier de la façon suivante. Les ministres n'auraient
point de politique propre qu'ils s'efforceraient d'imposer aux
chambres. Ils suivraient en tout l'impulsion de celles-ci et se bor-
neraient à exécuter leurs volontés. Ils éviteraient de poser à tout
propos des questions de confiance et ils ne se retireraient que devant
un vote formel qui leur signifierait de s'en aller. En outre, il n'y
aurait nulle solidarité entre les ministres. Chacun d'eux porterait
uniquement la responsabilité des actes de son département. Celui
qui aurait démérité ou perdu l'appui de la chambre déposerait son
portefeuille, sans entraîner la démission de ses collègues. De cette
façon, on éviterait des changemens perpétuels de ministères qui
désorganisent les services et affaiblissent le pays. C'est à peu près
ainsi que le régime constitutionnel était pratiqué autrefois en
Angleterre, et après 1815, sur le continent. Il l'a été de même
récemment en France, et on serait porté à croire que c'est le seul
que le parlement veuille désormais supporter. Ce système s'éloi-
gnerait beaucoup de celui du gouvernement de cabinet, si admira-
blement analysé par Bagehot (1) et auquel nous sommes habitués
depuis un demi-siècle. Les ministres ne seraient plus que des chefs
de bureau. La haute direction de la politique générale passerait
entièrement aux mains du parlement. Ce régime peut donner
d'assez bons résultats dans une monarchie tempérée, où le souve-
rain exerce encore, en réalité, le pouvoir exécutif; car on trouverait
au moins dans ses conseils l'esprit de suite indispensable à tout
(Ij Relire à ce sujet son livre, la Constitution anglaise, si plein d'enseignemens
utiles.
LE RÏ'GIME PARLEMENTAIRE. 849
gouvernement; mais dans une république démocratique il abouti-
rait inévitablement à l'impuissance ou à l'anarchie. Les résolutions
improvisées et les incessantes contradictions d'une chambre non
dirijîée et complètement livrée à elle-même feraient tomber le
régime dans le discrédit et sous le ridicule. Au reste, comme il est
probable que la théorie de Thornton continuera à être appliquée
en France pendant quelque temps encore, on pourra juger l'arbre
d'après ses fruits.
Comme on le sait, la constitution des États-Unis a un autre
moyen d'échaj^per aux inconvéniens du parlementarisme. Les
ministres, nommés parle président, ne relèvent pas des chambres,
où ils n'ont pas le droit de pénétrer, même pour défendre leurs
projets. Le gouvernement de cabinet n'existe donc en aucune façon
en Amérique. Le mécanisme gouvernemental diffère ainsi totale-
ment de celui de l'Angleterre et des nôtres. Les chambres et les
ministres agissent dans des sphères complètement séparées, et ils
n'ont pour ainsi dire aucune action les uns sur les autres. Un vote
du parlement ne peut renverser le ministère; à vrai dire, il n'y a
que des secrétaires d'état dépendant du président.
Ce système, si opposé à toutes nos idées sur le régime représen-
tatif, présente cependant de nombreux avantages. Le président peut
choisir comme ministres les plus aptes à en remplir les fonctions,
sans avoir à tenir compte des exigences des groupes et des intrigues
parlementaires. Les ministres, n'étant pas absorbés par les soins
incessans nécessaires en Europe pour conserver une majorité, on*
le temps de s'occuper des affaires du pays. Ils peuvent compter su''
une durée de quatre ans et peut-être de huit ans, si le président est
réélu, au lieu d'être renversés tous les six mois, comme en France
et en Italie, lis ne sont pas à la merci des exigences des députés,
car ceux-ci ne peuvent les renvoyer. Les luttes parlementaires
n'agitent g'ière le pays, car les discours prononcés dans les cham-
bres sont lus comme des morceaux d'éloquence ou des dissertations
instructives qui éclairent le public, mais qui, n'aboutissant pas à
des votes changeant la direction des affaires, ne passionnent pas
l'opinion. La souveraineté du peuple se manifeste de temps en temps,
et elle est alors sans contrôle, car le peuple nomme tous les fonc-
tionnaires; mais, dans l'intervalle, ceux qu'il a choisis peuvent gou-
verner dans la limite des pouvoirs qui leur sont confiés.
Je trouve encore aux États-Unis un autre mode de gérer les
affaires publiques qu'on pourrait utilement imiter en Europe. Cer-
tains services, — et particulièrementcelui que l'on considère là-bas,
et avec raison, comme le plus important de tous, l'instruction du
peuple, — sont administrés non par des ministres dépendant des fluc-
TOMB LIV. — 1882. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
tualions incessantf^s des majorités, mais par de hauts fonctionnaires
que désignent soit le suffrage universel, soit le parlement. S'ils rem-
plissent bien leurs fonctions, ils sont ordinairement renommés, et je
pourrais citer ainsi dans les divers états plusieurs « surintendans de
l'éducation » qui sont considérés comme inamovibles. 11 y aurait
grand avantage à appliquer ce système en Europe, dans les dépar-
temens qui exigent im()érieusement l'esprit de suite, comme la
guerre, l'instruction et les travaux publics. Ces surintendans, nom-
més par la chambre, en raison de leurs aptitudes spéciales, seraient
révocables et responsables ; mais, soustraits aux soins et aux vicissi-
tudes des luttes parlementaires, ils pourraient appliquer leurs con-
naissances et leur activité aubi en général avec autant de succès que
l'ont fait les bons ministres sous le régime autocratique.
Je ne puis ici qu'etlleurer ces idées. Ce qui est évident et ce qui le
paraîtra davantage encore à mesure que l'état social et les institutions
deviendront plus démocratiques, c'est que le régime parlementaire,
tel qu'il est pratiqué maintenant dans les pays où régnent à la fois la
démocratie et la décentralisation, exige impérieusement une réforme.
Il est peu probable qu'un grand état, avec une grande armée, consente
à être indéfiniment le jouet des majorités mobiles d'une chambre ou
la matière à expérimentation de ministères semestriels. Son infério-
rité, relativement aux pays gouvernés avec une autorité prévoyante
et des vues suivies et réfléchies, deviendrait trop périlleuse et trop
poignante. Les institutions les plus démocratiques peuvent assurer
la paix, la prospérité et le progrès, mais à certaines conditions que
nous offrent , par exemple , la fédération helvétique absolument
décentralisée, les États-Unis sans ministère parlementaire et cer-
tains états où les chambres ne se réunissent que tous les deux
ans. L'omnipotence des chambres dans une république constituée
comme un empire, mais sans grands partis constitutionnels, est une
source d'agitations stériles et une cause d'inquiétudes qu'une
nation vouée au travail et soucieuse de son avenir ne supportera
pas toujours. Le plus grand et peut-être le seul daiager qui me-
nace la république en France, c'est donc l'imperfection du régime
parlementaire.
M. de Bisiuarck a dit en 1869 : (c Le gouvernement de cabinet est
une sottise et un fléau dont l'Europe ne tardera pas à se guérir. »
Il ne faut pas que les parlemens en France et en Italie lui donnent
trop raison, car la liberté et le régime représentatif seraient en grand
danger sur notre continent.
Emile we Laveleye»
LE
BASSIK DE LA lÉDITEEEAIÉE
LIMITES ET CLIMAT.
Les études géographiques ont acquis de nos jours une grande
popularité. La vapeur et l'électricité supprimant le temps et l'es-
pace, rapprochant les hommes et les choses, on conçoit notre désir
de mieux connaître et apprécier tant de lieux et de iieuples, avec
lesquels nous nous trouvons brusquement en rapports réguliers,
qui, naguère encore, nous étaient à peine connus de noms, perdus
dans le vague brouillard d'un lointain inaccessible. Le perfectionne-
ment récent des voies de communication me paraîtrait une cause
sufiisante pour expliquer ce goût qui s'est si généralement répandu
chez nous des connaissances géographiques, sans qu'il fût bien
nécessaire de l'attribuer à un sentiment de patriotisme national
que je respecte sans trop le comprendre. Cherchant à nos derniers
revers militaires une explication qui n'eût rien de blessant pour
notre amour-propre, on s'est plu à la trouver dans notre ignorance
des langues étrangères et de la géographie. Le fait est passé à
l'état de légende indiscutable. J'ai pourtant peine à concevoir en
quoi la supériorité vraie ou prétendue de nos rivaux dans une telle
spécialité de connaissances aurait pu assurer le succès de leurs
armes, et je plaindrais fort la génération prochaine si, pour se
défendre contre l'agression de ses voisins, elle n'avait à leur
opposer que des diplômes de bachelier ès-sciences géographiques
ou langue allemande.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'il en soit, l'étude de la géographie a pris une large place
dans, noire enseignement. Par la variété de ses descriptions, par la
multiplicité des paysages et des récits qu'elle peut faire dèHler
sous nos yeux, elle se prête plus que toute autre science à cette
adaptation populaire, à cette vulgarisation facile, qui sont un des
besoins de notre épo(iue. Plus heureux que nous ne l'étions à leur
âge, où les connaissances géographiques ne se présentaient à nos
yeux que sous la forme d'arides traités et de fastidieuses nomen-
clatures, nos jeunes gens ont à leur disposition les produits d'une
littérature spéciale toute nouvelle, tour à tour sérieuse ou enjouée,
embrassant tous les genres, depuis la grave dissertation académique
jusqu'aux riantes ou sinistres fictions du roman ou du drame, appe-
lant à son aide la gravure, la photographie, les tableaux plastiques
au besoin, pour nous présenter, comme dans un panorama vivant,
le spectacle de notre nature terrestre sous tous ses aspei ts gra-
cieux ou terribles. Mais, du moment où, grandissant son rôle, la
géographie aspire à prendre rang au nombre des sciences natu-
relles, si elle en veut les honneurs, elle doit en avoir les charges.
Il ne doit plus lui suffire d'être descriptive et attrayante. Elle doit
devenir méthodique et savoir s'astreindre aux exigences de la clas-
sification et de la nomenclature. Elle y perdra peut-être en charme
narratif, mais elle y gagnera en précision philosophique- En tout
cas, le principe de la classification s'impose d'autant plus que les
faits à classer deviennent plus nombreux.
Cette classification sera nécessairement fondée sur les principes
de la méthode naturelle. Pe KÔnc que, en botanique, les espèces
végétales se groupent en familles, non par la prédominance do
tel ou tel caractère arbitrairement choisi, mais par la concordance
de l'ensemble des caractères, de même nous aurons à rechercher
s'il ne serait pas possible de grouper les diverses régions du
globe en familles géographiques d'après l'analogie de leurs rap-
ports communs.
Les caractères généraux qui devront nous guider dans ce classe-
ment des unités géographiques seront nécessairement d'ordre phy-
sique, immuables comme la terre à laquelle ils s'appliquent. Ils
n'en resteront pas moins en rapport avec les caractères de la vie,
qui, en chaque pays, différencient les races animales et, plus encore,
les races humaines. Ces dernières, en effet, sont plus [)ai-t:culière-
ment subordonnées aux conditions physiques du milieu dans lequel
elles se développent, qui leur impriment à la longue leur cachet
individuel. Les caractères physiques se rapportent d'ailleurs à deux
catégories defahs principaux, le relief du sol et le climat, que nous
allons examiner successivement en vue de préciser leur mode par-
ticulier d'action et leur influence réciproque.
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 853
I.
Le relief du sol, caractérisé par la saillie des chaînes de mon-
tagnes et des plateaux, est habituellement ramené à la considéra-
tion des bassins hydrologiques formés par le groupement des
versans, ayant une artère commune d'écoulement des eaux pluviales.
Il y a cependant une distinction à faire entre ce relief hydrolo-
gique, dont les lignes de thalweg sont parfois déterminées par un
simple accident géologique, et le relief orogrnphique dessiné par la
saillie coniinuo des plus hautes cimes, qui donne une idée beau-
coup plus précise de la structure générale d'une région.
Un exemple fera plus nettement ressortir cette différence, et nous
le choisirons sous nos yeux dans la carte d'Europe. Cette partie du
monde présente en son milieu une saillie dorsale fortement accu-
sée, la chaîne des Alpes, qui, se rattachant à l'ouest aux montagnes
du centre de la France, se prolongeant à l'est par les montagnes
illyriennes, constitue un faîte de partage indiqué pour séparer les
versans inclinés au nord vers l'Océan, de ceux qui penchent au
midi vers la Méditerranée. Et cependant le caractère orographique
est en désaccord avec le fait hydrologique, car on sait que notre
plus grand bassin fluvial, celui du Danube, situé au nord des Alpes,
dont il draine les versans sf'ptentrionaux, débouche au sud par la
Mer-Noire dans la cuvette delà Méditerranée. Cette discordance est,
en réalité, plus apparente que réelle et ne résulte que de ce que j'ap-
pelais tout à Iheure un accident géologique. Si l'on considère avec
quelque attention la carte du bassin du Danube, on reconnaît aisé-
ment que la vallée du fleuve, bien qu'ayant son issue de fait dans la
Mer-Noire, n'en est pas moins orientée plutôt vers le nord-ouest,
où elle s'ouvre par des plateaux de faible hauteur vers le lac de
Constance et la vallée du Rhin, que vers le sud-est, oîi elle est bar-
rée par la haute chaîne des Carpathes. L'enseii.ble g<^ologique de
la vallée centrale du Danube a longtemps constitué, en ellet, deux
grands lacs intérieurs qui se sont vidés par les brèches de Pres-
bourg et des Portes de fer d'Orsova. Si le dernier barrage avait tenu
bon, les eaux auraient nécessairement pris leur cours dans le sens
naturel de la pente générale du terrain dirigée vers le nord-ouest
par la vallée du Rhin. Hydrologiquement, tous les versans du
Danube appartiennent au bassin méditerranéen; orographiquement,
ceux qui sont en amont des Portes de ftr devraient être rattachés
au groupe des bassins de la mer du Nord.
Si, dans ce cas particulier, la considération des limites naturelles
nous oblige à restreindre l'étendue de fait d'un bassin hydrologique
654 lUEVDE DES DIOJX MONDiS.
apparent, il est d'autres circonstances où nous devons en étendre
beaucoup raccepiion vulgaire.
Pfis ])lns que les autres sciences, la géographie ne possède de
définitions bien nettes. Pour être exacte et surtout compréhensible,
une définition ne doit rappeler que des idées connues, exprimées
par des mots ayant eux-mêmes une acception bien précise. 11 est
dès lors difficile, on pourrait niême dire impossible, de la formu-
ler au début d'un traité technique, et, par malheur, on néglige
d'ordinaire de l'établir à la fin. Cette observation générale m'est
revenue à l'esprit quand j'ai pensé à me demander ce qu'on devait
entendre par le mot de bassin en géographie, bassin d'une rivière,
d'un fleuve, d'une mer. Sans doute, de prime abord, on est tenté
de répondre que c'est l'ensemble des versans dont les eaux plu-
viales s'écoulent dans cette rivière , ce fleuve ou cette mer, le
bassin étant intérieur ou fermé, si la nappe d'eau qui reçoit l'ena-
bouchure finale n'a pas de communication avec l'Océan. Mais si,
par suite d'une circonstance accidentelle, l'écoulement des eaux
pluviales venait à s'arrêter sur une portion quelconque du bassin,
son éterdue serait-elle diminuée d'autant? devrait-on cesser d'y
comprendre les versans dont les sources auraient tari ou qui res-
titueraient en totalité à l'évaporation atmosphérique l'eau pluviale
qu'ils auraient reçue? Pour prendre un exemple précis, les divers
afïluens et les grands fleuves sans eau qui sillonnent le désert du
Sahara, ont-ils cessé d'appartenir à un même bassin fluvial, par
cela seul qu'ils n'apportent plus leurs eaux à son artère centrale?
Si l'on va plus loin, si l'on considère ces lagunes marécageuses
situées au sud de l'Afrique et de la Tunisie, dans lesquelles on a
voulu retrouver les traces d'un ancien bras de mer te prolongeant
autrefois dans les terres le golfe de Gabès actuel, devra-t-on con-
sidérer ces lagunes, en l'état disjointes, comme dii>tinctes tant des
bassins fluviaux qui s'y déversaient peut-être autrefois, que de la
Méditerranée, dont elles auraient été accidentellement séparées
depuis peu? Évidemment les cuvettes des chotts algériens ne font
qu'un avec les grands fleuves sahariens, et elles n'auraient pas cessé
d'appartenir au bassin de la Méditerranée si, comme ou l'a supposé
plutôt que démontré, elles ne s'en trouvaient séparées que par une
étroite langue de sables et d'alluvions de formation récente, analo-
gues à ces barres de galets qui, sur les côtes de l'Algérie, parfois
même sur les nôtres, ferment pendant un temps plus ou moins
long les embouchures, les gratis, de bon nombre de petits cours
d'eau ou d'étangs littoraux, sans que personne ait jamais songé à
considôier ces lagunes intermittentes comme des bassins distincts
et fermés. Mais si, au lieu d'être une étroite bande de sable, le seuil
de séparation se trouve constitué par un soulèvement géologique de
LE Mi^SIN DE LA ML'DITEURANÉE. 855
terrain stable, plus ou moins élevé, plus ou moins large, à quelles
limites de hauteur et d'épaisseur devons-nous adnieilre que la
lagune intérieure aura décidément cessé de faire partie du domaine
de la Méditerranée pour mériter le nom de bassin fermé?
Prenons un autre exemple comme type de bassin fermé, en
apparence moins contestable; choisissons la mer Caspienne. Son
niveau, on le sait, s'est abaissé à 25 mètres au-dessous du niveau
de la Mer-Noire, dont elle n'est séparée que par un isibme assez
large, il est vrai, mais qui, au nord, vis-à-vis de la mer d'Azof, se
creuse par la jirofonde dépression de Manitch, sorte de canal natu-
rel prêt à unir les deux mers.
L'abaissement relatif de la mer Caspienne provient de la grande
inégalité fpii existe entre la quantité d'eau pluviale tombée sur son
bassin et la tranche d'eau évaporée à sa surface. Si le rapport entre
ces deux nombres était sensiblement égal à la moyenne de trois
quarts, — rapport de la surlace des mers, qui produisent l'évapora-
tion, à la surface totale du globe qui reçoit les pluies, — le niveau de
la Caspienne, s' élevant progressivement, débordant par la dépression
de Manitch, se joindrait à la Mer-Noire par un nouveau Bosphore
qui ne tarderait pas à s'approfondir jusqu'à ce que les eaux se trou-
vassent en équilibre de niveau entre la mer intérieure et l'ensemble
des océans. Un effet inverse, ayant en fait même résultat, se produi-
rait si, par un travail qui n'aurait humainement rien d'impossible,
on fermait le Bosphore par une digue assez puissante pour empêcher
le trop plein des eaux de la Mer-Noire d'^afîluer dansla Méditerranée.
Remontant à un niveau de plus en plus élevé, il pourrait se faire
que, ces eaux dépassant le seuil de Manitch, se déversassent dans la
cuvette de la Caspienne. Peut-on admettre que des changemens qui
résulteraient d'une simple modification météorologique dans le pre-
mier cas, d'un travail de main d'homme dans le second, mais qui
n'altéreraient en rien le relief continental de cette partie du globe,
pussent en modifier la nature géographique? One même déliuiiion
indépendante de cette déviation accidentelle des eaux de suriace ne
doit-elle pas grouper ces diverses parties d'un même tout?
Ce que je viens de dire de la mer Caspienne, bien plus encore
je pourrais le répéter de la mer d'Aral, qui, par le fait de circon-
stances particulières, se trouve naturellement sounjise à des dépla-
cemens périodiques qui, tour à tour, en font une cuvette fermée ou
la mettent en communication avec la Caspienne.
Je crois donc, — et la suite de cette étude le démontrera mieux
encore, — qu'il conviendrait de su[)primer de notre nomenclature
géographique la catégorie trop peu distincte des bassins fermés.
De même que, dans le droit féodal, toute terre devait avoir son sei-
gneur, de même , dans le droit géographique , tout versant doit
8Ô6 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir son bassin océanique, dont il df^pend. Je comprendrai désor-
mais sous le titre de bassin hydrologi jue l'cnseuible de tous les
versans qui déversent leurs eaux dans son artère principale pro-
longée jusqu'à l'océan ou qui les y déverseraient si les eaux plu-
viales, accidentellement trop peu abondantes, le devenaient assez
pour remplir et faire déverser par-dessus leurs seuils de séparation
touies les cuvettes ou d<^pressions intermédiaires. Celte définition
n'a rien d'arbitraire. Elle est nette et précise; mais, par-dessus tout,
elle est naturelle; car elle conserve aux diverses régions du globe
leurs limites caractéristiques.
Toutefois cette règle n'est pas toujours sans quelques exceptions.
Ainsi que nous l'avons vu à propos du Danube, le bassin hydrolo-
gique doit parfois se distinguer de ce que nous pourrions appeler
le bassin géographique, qui, dans son acception la plus générale,
ne saurait s'arrêter à des bornes fictives qu'un accident atmosphé-
rique ou le caprice de l'homme pourrait déplacer. 1! doit être
circonscrit par des limites invariables, orographiquement déterminé
par les plus hautes saillies du globe, groupant en un même tout des
régions distinctes, mais qui dans leur ensemble constituent un
milieu assez homogène pour que certaines races d'hommes aient
pu s'y développer dans des conditions uniformes de vie sociale.
II.
Le climat, plus encore que le relief du sol, contribue à différen-
cier ces conditions générales du développement de la vie animale à
la surface du globe.
Depuis les origines de la géographie, depuis les temps d'Érato-
sthène et de Piolémée, on a conservé l'habitude de diviser chaque
hémisphère terrestre en trois zones de climats , zones torrides,
tempérées et glaciales , séparées par les tropiques et les cercles
polaires. Bien que les lignes isothermiques soient loin de correspondre
aux parallèles terrestres, cette division pourrait être, à la rigueur,
admissible, si les climats ne devaient se distinguer que par la tem-
pérature moyenne subordonnée à la quantité de chaleur annuelle-
ment reçue du soleil. Mais il est deux autres élémens qui, bien
plus que la température moyenne, différencient les climats: la
répartition des eaux pluviales et surtout l'évaporation à la surface
du sol. Ces deux élémens qui, par leur ensemble, constituent l'état
hygrométrique de la superficie terrestre et de l'atmosphère am-
biante ne sauraient être confondus. Ainsi , pour ne citer qu'un
exemple, la Hollande peut être considérée comme un type de climat
humide, l'Algérie de climat sec, bien qu'il tombe peut-être deux fois
plus d'eau pluviale dans la seconde contrée que dans la première.
LE BASSIN DE LA AlÉDITERRANtE. 857
Diverses circoiislances , les unes locales, les autres générales,
influent sur la répartition des pluies et l'intensité relative de l'éva-
poration. Ce double phénomène est intimement lié à la direction
dominante des vents, régie elle-même par/le grandes lois physiques
dépendant de la rotation de notre planète sur son axe et de son
évolution autour du soleil.
Pour simplilier l'exposé de ces grandes lois, ou, pour mieux dire,
en indiquer nettement le principe, faisons pour un moment abstrac-
tion de l'inégalité des saisons, en même temps (|ue dé la répartition
des mers et des continens. Admettons que le globe soit uniformé-
ment recouvert d'un seul et même océan, que, de plus, le soleil
reste toujours dans le plan de l'équateur. Les masses gazeuses ,
constamment surchauffées par l'excès de chaleur reçue au voisinage
de l'équateur, se dilateront et, devenues plus légères, s'élèveront
verticalement, comprimées et remplacées à mesure par l'air des
couches latérales. Il s'établira ainsi dans chaque hémisphère un
mouvement circulatoire qui, considéré sur un même méridien, ira
du pôle à l'équateur dans sa branche inférieure, de l'équateur au
pôle dans sa branche supérieure. On sait d'ailleurs que ces deux
directions méridiennes sont modifiées par le mouvement de rota-
tion diurne, qui incUne vers l'ouest le courant ou alizé inférieur,
vers l'est le courant ou alizé supérieur.
Négligeant ce détail d'obliquité, continuons à considérer le mou-
vement circulatoire comme se produisant dans le plan du méridien,
suivant une courbe présentant deux branches verticales (1), l'une
(I) Dans la remarquable étude qu'il a récemment consacrée à la météorologie
(Revue du i*'' novembre), M. Radau rappelle, sans plus s'y arrêter qu'elle ne le mérite,
une objeciioD faite à la théorie du courant circulatoire. Plusieurs physiciens s'éton-
nent qu'on n'ait janais pu constater directement l'existence du courant ascensionnel
sous les 'ropiques; M Faye, en particulier, voudrait qu'il fuit de force à redresser
verticalement le'* banderoles pendantes des navires. L'inexactitude de cette conclusion
provient du point de départ, de l'assimilation qu'on a faiie de ce courant ascension-
nel au tirage d'une étroite cheminée aspirant brusquement à angle droit l'ensemble
des couches d'air inférieures d'une vaste usine. Il serait beaucoup plus juste de
prendre pour terme de comparaison le mouvement qui se produit dans un étroit cou-
loir hori/omal débouchant librement dans deux niasses d'air de température diffé-
rente, dans le tunnel du Mont-Cenis, par exemple, dont, si je ne me trompe, on est
obligé de fermer la porte d'entrée pour atténuer la vitesse du courant d'air.
La section du courant polaire horizontal de l'alizé inférieur, mt surée verticale-
ment, ne saurait dépasser 3,000 maires, puisqu'on a constaté la présence de l'alizé
supérieur sur le pic de Ténériffe. L'aire de la cheminée d'appel de la branche verti-
cale embrasse probablement plusieurs degrés de latitude sur un même méridien ; en
n'en comptant qu'un seul, sa section, mesurée horizontalement, dépasserai), 1 10,000 mè-
tres. Les vites^'es du courant devant étie en raison inverse des sections, un courant
asceusionnel df, 1 métré par seconde équilibierait un ouragm hoiiz'mtal de 30 à
40 mètres, et encore cetie vitesse asi^eosionnclle, trop faible pour être mesurée direc-
tement, ne serait-c.le franchement verticale qu'à une altitude de 1,000 à 1,500 mé-
858 REVUE DES DEDX MONDES.
ascendante près l'équateur, l'autre descendante vers le cercle polaire
et deux longues branches horizontales, parcourues par des courans
de sens inverses, que j'appellerai courant polaire et courant équato-
rial, suivant qu'ils se dirigent vers l'équateur dans la branche infé-
rieure, vers le pôle dans la branche supérieure. Isolant par la pen-
sée l'air en mouvement de la masse d'air ambiant qu'il traverse,
admettons, en outre, que ces deux masses gazeuses se maintiennent
constamment à l'état de complète saturation hygrométrique, ce qui
ne saurait manquer de se produire au contact d'un océan que nous
avons supposé général. On sait que ce degré de saturation n'est pas
proportionné à la température, mais croît beaucoup plus rapide-
ment qu'elle. Toutes les fois que deux masses d'air saturées à
diverses températures se mélangent ou, ce qui revient au même,
mais est plus conforme à notre hypothèse, équilibrent leur tempé-
rature, il y a condensation de vapeur et précipitation d'eau pluviale.
Comme première conclusion, nous voyons d'abord qu'il y aura
double précipitation de pluie suivant les deux branches verticales :
l'une, plus coiisidérablp, provenant du refroidissement direct de la
branche ascendante à l'équateur; l'autre du refroidissement de l'air
ambiant par la branche descendante au cercle polaire.
Ces principes sont connus depuis longtemps et servent de point
de départ à tous les traités de météorologie; mais ce qui ne me
parait pas avoir été aussi bien reconnu ou tout au moins assez net-
tement sigrialé, c'est ce qui théoriquement doit se produire sur les
deux branches horizontales du courant de circulation. Raisonnant
comme s'il s'agissait d'un appareil distillatoire qui aurait sa chaudière
à l'équateur, son condenseur près des pôles, la plupart des auteurs
qui ont traité ce sujet, négligent complètement les points intermé-
diaires.
En allant du pôle à l'équateur, la branche inférieure que j'ai appe-
lée courant polaire, traversant au ras de la mer des parallèles de
plus en plus chauds, produira une évaporation nécessaire pour
maintenir son état de complète saturation; elle entraînera avec elle
un surcroît de vapeur d'eau qu'elle ira apporter à la colonne verti-
cale d'ascension. La branche supérieure ou courant équatorial tra-
versant, au contraire, à hauteur égale, un milieu de plus en plus
froid, se déchargera progressivement dans sa marche d'une partie
de sa vapeur d'eau. Absorption de vapeur par le courant polaire,
précipitation d'eau par le courant équatorial; vent desséchant à la
surface terrestre, vent humide dans les hautes régions de l'atmo-
tres. Sa composante irait en diminuant en se rapprochant du sol. Elle serait nulle à
la surface, où doit se trouver une zone de calme absolu accidentée seulement par les
tourbillons et les cyclones provenant du remous.
LE 15ASSIX DE LA MÉDITERRANÉE. SbQi
sphère, telle serait donc la loi générale de l'état hyajrométrique
dans les conditions normales de l'exislenctî du grand courant ali-
zéen. A mi-distance, entre les deux coloiines veiiicales. soit ver&
le SS"" parallf'le, il devrait exister une zone plas pairticulièrement
remarquable pour ce double phénomi^ne d'évaporation dans les
couches inférieures, -de précipitation de pluie dans les couches,
supérieures de Tatmosphère.
Eu lait, ces deux eltets contraiTes se compenseraient ])robable-
ment, si les choses se trouvaient dans les conditions in)[)liqiiées par
l'hypothèse où nous nous sommes placés* Cette compensation
partiît même se produire sous les méridiensdu Pacifique, qui, d'un
pôle à l'awtre, sont occupés par l'Océan. Les vents alizés y sont peu.
caracién'sés et je n'ai pas ouï dire que sur les petites îles qui em
jalonnent Pa surface, on ait signalé des cas particuliers de grandes
pluies ou de Ion 2:n es sécheresses.
Le principe de ïa circulation atmosphérique n'em subsiste pas
moins en tous fieirx, et il est aisé de voir que la présence de sur-
faces terrestres sur le parcours du courant polaire doit en exagérer
les effets. Dès cpi'il cesse de se trouver en contact avec une nappe
liquide apte à lui fournir incessamment le surcroît de vapeur d'eau
que réclame le réchaulFeraent graduel, résultant de sa marche vers
l'équateur, ce courant inférieur ne peut se maint^^tiir ea état de
saturation. Sa température s'élève en même temps que sa siccité
s'acccroît, ces deux effets ne cessant de réagir l'un sur l'autre
à la traversée d'une étendue continentale. La radiation solaire
qni, sur la mer, est en grande partie absorbée par l'eau, dont la
température reste à peu près invariable, surchauff^î au co'nùraire la
superficie du sol terrestre et, avec lai, l'air en contact, qui devient
d'autant plus sec qu'il est plus chaud, d'autant plus chaud qu'il est
plus sec.
Quand la surface terrestre, ainsi traversée par le courant polaire
dans l'e sens du méridien, est assez vaste pour que des influences
latérales ne puissent pas réagir, il peut en résulter, surtout au.
voisinage dé la zone tropicale, comme dans le Sahara, une sorte de
foyer central de sol surchaulïé, qui ne dessèche plus seulement le
vent polaire dlominant, mais tes courans atmosphériques acciden-
tels de toute direction. Cette zone dfe siccité relative qui, théorique^
ment, doit se superposer sur la zone tempérée des géographes, au
voisinage du SS*^ parallèle, se retrouve à on état plus ou nnoins cai'ac-
térisé sur tous nos cofïtinens, au centre sud de l'ilrique et de TAmé-
rique méridionale, aussi bien qu'au centre de l'Australie dans l'hé-
mis[)hère austral'. Klle reparaît dans t'h'^misphère Iwréal, entre le
Mexique et les États-Unis d'Amérique. Mais c'est surtour, dans les
tfrrcs massives de noire ancien continent qu'elle a pris son plus
860 REVUE DES DEUX MONDES.
grand développement. Elle s'y prolonge en une Large zone de
déserts conniius,qni,des rives de rAllanliqueàcelles da Pacifique,
embrassent le Sahara , la Syrie, l'Arabie et toute l'Asie centrale
jusqu'au désert de Gobi.
Ainsi de ce premier aperçu sur les conditions de climat il résulte
que nous aurions à distinguer dans chacun des hémisphères terres-
tres trois zones de climat, une zone de grande sécheresse ou d'éva-
poration, entre deux zones humides ou de condensation, l'une
polaire, l'autre équatoriale. Si nous passions à un examen plus appro-
fondi de la question en tenant compte de ses conditions réelles,
de l'influence des saisons qui doit déplacer l'aire des grands courans
atmosphérique et de l'inégale répartition des continens qui doit en
modifier l'action , nous rencontrerions sans doute bien des excep-
tions de détail, des anomalies apparentes dans l'apidication des
grandes lois physiques dont je viens d'indiquer le principe. Pour
la zone humide équatoriale, par exemple, nous aurions à tenir
compte de la distribution des pluies, suivant qu'elle serait uniforme
ou répartie en deux saisons annuelles.
Je ne crois pas nécessaire d'entrer à ce sujet dans de plus amples
détails. Je n'ai ni le temps, ni les documens nécessaires pour essayer
de formuler une classification complète de toutes les contrées du
globe. Il me suffira d'avoir indiqué les bases de ce travail d'en-
semble. Gomme application pratique des principes que je viens de
poser, j'essaierai seulement, — et c'est là le but essentiel de cette
étude, de montrer comment ils s'adaptent au bassin de la Médi-
terranée, qui, de toutes les régions terrestres, est celle qui nous
est le mieux connue et qui nous intéresse le plus, tant par le pré-
sent que par les souvenirs historiques du passé.
III.
Nous avons été conduits par des motifs différens à retrancher,
d'une part, du bassin hydrologique de la Méditerranée celui du
Haut-Danube, en amont des délilés d'Orsova; à y ajouter, de
l'autre, tant en Asie qu'en Afrique, les bassins fermés qui, déverse-
raient leurs eaux s'ils étaient suffisamment alimentés par les pluies,
ou, ce qui est plus exact, n'étaient pas asséchés par une évapora-
tion anormale. Ainsi défini, le bassin orographique de la Méditer-
ranée est limité au nord à partir du détroit de Gibraltar par les
hautes cimes des montagnes dorsales de l'Europe dont les Alpes
forment le nœud central. Au-delà des Carpathes, en Russie et en
Sibérie, le faîte à la fois hydrologique et orographique s'abaisse en
collines de peu de hauteur sur lesquelles tranchent seuls : au centre,
l'Oural, qui coupe transversalement le faîte plutôt qu'il ne le pro-
LE liASSIN DE LA MéoiTERRANÉE. 861
longe ; à l'est, vers l'origine extrême des versans aralo-caspiens,
l'Altaï, qui, au même litre que le célèbre plateau de Pamir, peut
être coiisidéié comme un « toit du monde. » Un filet d'eau qui ne
s'évaporerait pas eu route et remplirait par suite, à la longue, toutes
les dépressions intermédiaires, pourrait être à volonté dirigé suivant
sa pente naturelle, à partir de l'Altaï, vers l'Ailantique par Gibraltar,
vers rOoéiin (îlacial par l'Ienisséi, vers le Paci'ique par l'Amour.
C'est au |)itd de l'Altaï, près la petite ville de Barkoul, en Dzoun-
garie, que se trouve le véritable sommet de la dépression aralo-
caspienne, à une altitude qui ne paraît pas dépasser 1,200 à
1,500 mètres, hauteur de seuil bien faible pour une région où se
trouvent des montagnes de plus de 7,000 mètres.
Au-delà du seuil de Barkoul, la gran le dépression asiatique se
continue avec une pente inverse par la vallée de l'Amour et les ver-
sans du graud désert de Gobi, inclinés vers une ancienne mer de
l'Asie centrale, dont la cuvette aujourd'hui sillonnée par le Tarim
était presque aussi étendue que celle de notre Méditerranée.
Dans des conditions inverses de celles du Danube, qui, en Europe,
reporte le faîte hydrologique au-delà de la chaîne dorsale des Alpes,
cette dépre.-sion du Tarim qui n'appartient pas aux versans de la
Méditerranée, laisse le faîte de ces derniers en -deçà de la grande
chaîne culminante du continent asiatique, qui, partant des cimes
de l'Himalaya, se prolonge par les puissantes montagnes du Kouen-
lun, ceinturant l'empire chinois d'un inexpugnable rempart.
En fait, les deux versans opposés de la Méditerranée et du Tarim,
que réunit plutôt qu'il ne les sépare le seuil de Barkoul, consti-
tuent un même ensemble orographique et géographique. Quant au
seuil en lui-même, si inconnu, si peu fréquenté qu'il soit aujour-
d'hui, n'unissant encore que des régions désertes, il n'en est pas
moins la grand'^ porte de l'extrême Orient, le point de passage obligé
des relations continentales qui s'ouvriront un jour entre l'Europe
et l'Asie orientale, quand nous aurons bien voulu reconnaître que
notre grand engin de civilisation moderne, le chemin de fer, est plus
apte encore à franchir le désert que les montagnes.
Si nous reprenons le faîte hydrologique de la Méditerranée au
seuil de Barkoul, nous le voyons suivre les hautes cimes des monts
Célestes au nord-ouest du Tarim, pour rejoindre la grande arête
dorsale asiatique, à l'Hiiidou-Kouch, au sud du (.iateau de Pamir,
et se continuer avec elle vers le nord-ouest, en se rattachant au Cau-
case et au Tauruspour venir se perdre dans les sables de l'isthme de
Suez. E[j ce point, le bassin de la Méditerranée présente une coupure,
une issue sur l'océan, tout au moins aussi naturelle que celle du
détroit de Gibraltar, car si l'homme a pu sans trop d'efforts couper
l'isthme, il ne serait peut-être pas au-dessus de ses moyens d'ac-
8(52 BEVUE DES DEUX MONDES.
liou de barrer le détroit, si cette opération devait avoir pour lui des
résultats aussi avantageux qu'elle en aurait en réalité de désastreux,
comme nous le verrons bientôt.
Quoi qu'il en soit, l'Afrique, au point de vue géographique-, peut
être considérée à volonté soit comme uneîle, soit comme une pres-
qu'île à deux, isthmes opposés. Le' versant africain fournir dès
l'abord au bassin de la Méditerranée son plus important affluent
par l'étendue de sa vallée, sinon- par le volume doses eaux, affaibli
par une traversée de /lOO lieues de désert, le Nil, dont les sources,
enfin presque connues se trouvent dans l'hémisphère austral.
Après avoir, au-delà de la vallée du Nil, traversé des régions peu
explorées de l'Afrique centrale, le faîte méditerranéen se ralta,che'
vers le nord au massif montagneux qui occupe le centi-e du
Sahara pour se souder ensuite aux plateaux barbaresques- qui
nous ramènent au détroit de Gibraltar, notre premier point de
départ.
Le bassin de la Méditerranée tel que je viens d'en définir les
contours hydrologiques à grands traits, en m'abstenant autant que
possible de détails de pure géographie dont l'intelligence exigerait
le secours d'une carte, en)brasse dans ses limites 95 degrés de lon-
gitude, soit environ 7,500 kilomètres dans sa plus grande longueur,
entre le détroit de Gil)raka.r et le seuil de Barkoul; 65 degiés de
latitude, soit 7,200 kilomètres dans sa plus grande largeur, entre
les sources du Vol^^a et celles du Nil. En dehors de ces deux grands
axes de figure qui lui donnent une forme étoilée, ce bassin est loin
d'aAToir une largeur uniforme. Si certains de ses aflluens ont une
grande longueur, sjr bien des points, au contraire, ses versans,
brusquem^'nt relevés, n'ont qu'une faible étendue qui ne dépasse
pas 50 kilomètres, sur nos côtes du Languedoc, en France, et sur
celles de la Syrie, en Asie.
Sa superficie totale est, auta-nt qu'on peut approximativement
s'en rendre compte, de 25 millions de kilomètres cariés, dont 21
de surface terrestre et h de surface aquatique, tant pour la cuvette
principale de la Méditerranée et de ses annexes directes que pour
les bassins fermés de la dépression aralo-caspienne.
Rapporté à la superficie du globe, qui est de 500 millions de
kilomètres carrés, dont plus des trois quarts sont recouverts par
les eaux, le bassin de la Méditerranée représente un vingtième, en
surface totale, plus de un sixième en surface terrestre, un cent
viwgt-cioquième à peine en surface maritime. Ces ch lires ne s'ap-
pliquent qu'au bassin hydrologique déterminé par l'écoulement
réel ou théorique desversans qui penchent vers le détroit de Gibral-
tar. Nous avons déjà vu que, au point de vue des limites natu-
relles résultant surtout du relief orographique, on devrait en dis-
LE BASSIN DE LA MEDITERRANEE, 863
traire le bassin du Haut-Danube et y ajouter, en revanche, les
grands versans du Cobi et du Tarim vers l'Océan-Pacifique.
Des considérations analogues nous porteraient probablement, si
la consiiiution de l'Afrique centrale nous était mieux connue, à
retrancher le bassin du Ilaut-Nil comme celui du Haut-Danube.
Ainsi modifié dans ses limites, ce double bassin ou, pour mieux
dire, cette zone orographique que nous pourrions appeler centrale
ou niéditerranéenne par une extension logique de l'appellation
actuelle, constituerait une division du globe nettement définie par
les frontières naturelles du relief du sol, traversant l'ancien monde
d'un sillon relativement profond qui, du détroit de Gibraltar, s'éten-
drait à la mer du Japon en une dépression unijue, dominée de
droite et de gauche par deux chaînes culminantes auxquelles se rat-
tacheraient les hautes cimes de nos montagnes les plus célèbres.
Mais si, en même temps que les considérations de relief, nous
faisons intervenir celles du climat, qui n'ont pas moins d'impor-
tance, nous ne tardons pas à reconnaître la nécessité de nouvelles
adjoncti"ns territoriales pour compléter cette première esquisse de
délimitation naturelle. La zone orographique s'étend, en effet, tout
entière sur la zone centrale des terres sèches, mais ne la comprend
pas en totalité. Pour les identifier l'une et l'autre, il* suffn-ait de
rattacher à la première le sud du Sahara et probablement nne par-
tie du Soudan, en Afrique; la presqu'île arabique, la va'lée de l'Eu-
phrate et les rivages de la mer d'Oman jusqu'à l'Indus, en Asie; en
un mot, toutes les régions où existent des lacs intérieurs ou bas-
sins sans issue. Cette extension est d'autant plus naturelle que ces
dernières régions ne sont, en général, séparées du bassin méditer-
ranéen que par des faîtes orographiques de peu d'importance. Le
Caucase seul fait exception. Détaché avec ses annexes de la chaîne
dorsale asiatique, il constitue en fait une sorte d'île montagneuse
formant utje puissante saillie au centre de la zone des grandes séche-
resses, saus pouvoir notablement modifier les conditions générales
du cliuiaf, qui se retrouvent à peu près les mêmes sur les deux
versans opposés. Les limites de la zone cliniatologique ne cessent pas
d'ailleurs d'être naturelles en substituant sur une partie de leur
parcours la frontière maritime à la frontière orographique.
En résumé, nous arrivons à reconnaître que les terres de l'ancien
monde, toutes comprises, sauf une petite partie de l'Afrique, dans
l'hémisphère boréal, se divisent en trois zones flistincies : une zone
centrale d'excessive sécheresse, où l'évaporatio/i déj)asse beaucoup
la chute d'eau pluviale, et deux zones humides : l'une polaire, l'autre
boréale, dans lesquelles ces deux facteurs du cfimat compensent à
peu près leur action.
L'aspect géologique des zones extrêmes est surtout caractérisé par
864 REVUE DES DEUX MONDES.
le régime do leurs lours d'eau, dont le débit, croissnnt avec l'éten-
due du bassin parcouru, a été sulTisant pour comph ter à peu près
le travail du nivellement des thalwegs, comblant les dépressions,
creusant les seuils, déterminant en tout cas pour chaque bassin flu-
vial une artère centrale d'écoulement aboutissant à l'Océan.
Dans la zone centrale, au contraire, le travail géologique est à
peine ébauché. La plnpait des fleuves alimentés à leurs sources par
les neiges et les glaciers des chaînes culminantes voient leur débit
décroître à mesure que leur cours se prolonge et pai-tois se perdent
dans des bassins fermés qu'ils ne peuvent mettre en communica-
tion avec l'Océan.
Les limites de séparation de ces trois zones, déierminées surtout
par les considérations prédominantes du climat, n'en concordent pas
moins le plus souvent avec celles qui résultent du relit^f.
La limite septentrionale se prolongeant sans discontinuité depuis
le Portugal jusqu'à rOcéan-Pacifique, très accentuée dès l'abord dans
l'Europe occidentale et centrale, s'allaisse en collines en général peu
élevées en Russie et en Sibérie. Sur tout le parcours, les commu-
nications de versant à versant sont habituellement friciles, soit par
le peu d'élévation, soit par les coupures, qui, comme le seuil de
INaurouze, la trouée de Belfort, les portes du Danube, s'ouvrent à
travers les hautes crêtes. Les barrières naturelles n'ont alors olFert,
de ce côté, aucun obstacle sérieux aux relations paciliques ou hos-
tiles, qui, de tout teii ps, ont existé entre les populations des deux
zones contiguës, dont l'histoire embrasse celle de toutes les civi-
lisations avec lesquelles la nôtre n'a jamais cessé de se trouver
en rapport depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Il
en a été autrement de la frontière méridionale, où la ligne oro-
graphique, discontinue et remplacée en son milieu par les rives de
l'Océan-Indien, est constituée, à l'est, en Asie, par les plus hautes
montagnes du globe; à l'ouest, en Afrique, parles déserts tout aussi
infranchissables du Sahara.
En arrière de ces remparts, ont pu se développer, dans un état
de civilisation avancée en Asie, de barbarie en A'riqne, des popula-
tions distinctes longtemps privées de toute relation avec les autres
régions du globe. Une profonde coupure partageant la zone cen-
trale en son milieu, la Mer-Piouge, ouvrait cependant une communi-
cation facile entre les deux zones extrêmes. Mais celte voie natu-
relle, toujours peu Iréquentée, longtemps délaissée pour la route
maritime beaucoup plus longue du cap de Bonne-Ivspérance, n'a
pris de sérieuse importance que de nos jours, dep'ds que l'indus-
trie moderne a su débarrasser des vases qui en obsiruaieiit le seuil
cette porte du sud et de l'eAtrême Orient,
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 8*35
IV.
Parmi ces trois grandes régions du vieux monde, la zone cen-
trale est de beaucoup la plus étendue. Avec son extension sur le
bassin du Tariin, qui n'ajoute pas grand'chose à sa popnlalion, elle
occupe au moins un quart de la surface terrestre du globe. A peine
aussi peuplée que la zone du nord, beaucoup moins que celle du
sud, où se trouvent ces grandes fourmilières humaines de la Chine
et de l'Inde, elle n'en a pas moins eu et elle conservera longtemps
encore, il faut l'espérer, son rôle prépondérant dans l'histoire de
'humanité. Son bassin le plus important, celui de la Méditerranée,
iété le berceau et est encore le foyer de nos civilisations les plus
Vvaces; et cette considération seule suffit pour justifier la spùcia-
liuôe cette étude sur les conditions physiques qui ont pu influencer
tan de peuples de races diverses, réunis cependant par des rap-
port communs résultant de l'uniformité générale du milieu dans
leqiel ils ont vécu.
El disant que cette région centrale était surtout caractérisée par
la sécheresse anormale de son climat, je n'ai point cédé au vague
désii dégrouper par un signe commun, arbitrairement choisi, des
1 régions d'ailleurs dissemblables. Rien n'est, en fait, plus réel que
cette distinction.
Sans doute, il ne saurait y avoir rien d'absolument tranché dans
les caractères naturels qui différencient les familles et les espèces,
)as plus dans le monde de la mat ère inerte que dans celui des
très organisés. De même que, dans les classifications zoologiques,
h propriétés distinciives se confondent parfois à la limite de deux
fciîilles voisines, de même, sur la, zone frontière des grandes divi-
si(ns géographiques que je propose, on pourra parfois trouver cer-
taiies similitudes de contact; c'est ainsi, par exemple, que la vailée
de a Saône a plus de rapports de climat avec les vallées de la Seine
et ûu Rhin, entre lesquelles elle est enchâssée, que ces dernières
n'en ont avec la Sibérie, qu'elle n'en a elle-même avec l'Egypte.
On ne doit pas oublier d'ailleurs que les conditions de climat ne
sont pas permanentes, en un même lieu. Le grand courant qui
en détermine les principaux caractères se déplace avec le soleil
dans son mouvement atmuel. La zone de sécheresse qui règne con-
".inuelleinent, sur le Sahara central, se reporte sur la cuvette de la
léditerranée avec l'équinoxe du printemps, sur le Soudan africain
Vec l'équinoxe d'autuntne. Pendant. L'S saisons 0|)po>ées,ces régions
vtrêmes restent plus ou moins longtemps sous l'influence humide
TOME LIV. — 1882. 55
866 R^VUE DES DEUX MONDES.
des courans verticaux polaire ou tropical, et doivent à cette circon-
stance des conditions de climat plus variées, plus appropriées au
développement intermittent de la vie végétale. Mais le caractère
général du climat n'en reste pas moins rattaché à un type moyen
caractérisé par la prédominance annuelle de l'action desséchante
du vent polaire, du vent du nord dans notre hémisphère.
Ces nuances de détail sont pourtant beaucoup moins étendues
qu'on ne pourrait le croire, et si l'on comparait les observations
météorologiques de contrées fort éloignées, très dissemblables en
apparence, on serait surpris de la grande similitude qui les rap-
proche au fond. Retranchez au climat de Marseille ou de Montpel
lier cinq ou six jours de pluies annuelles et vous retrouvez no'-
seulement dans l'état météorologique de l'atmosphère, mais daJS
l'aspect du sol, les conditions physiques du Sahara,
Ces contrées privilégiées de la zone centrale où quelques aveses
accidentelles tempèrent la sécheresse générale de l'atmosphèe et
entretiennent la végétation du sol, sont elles-mêmes peu étemues.
Distribuées sur les versans étroits du rivage septentrional de limer
intérieure, pbis particulièrement dans ces péninsules déliées, ïlta-
lie, la Grèce, l'Asie-Mineure, prolongeant au loin dans les flots leurs
rivages, ramifiées comme autant de tentacules qui aspireni une
petite partie de l'abondante évaporation de la nappe d'eau cen-
trale, ces régions relativement arrosées plutôt qu'humides, ne
représentent peut-être pas un dixième de la giande zone géogra-
phique. Sur tout le reste, la sécheresse règne sans partage, et, sau
dans quelques rares oasis accidentellement arrosées, son influenc
amène la complète stérilité du sol, la steppe ou le désert.
Il ne faudrait pourtant pas croire que ces déserts, le Sahara U-
même, soient complètement privés de pluie. J'ai sous les yeuxle
relevé des observations météorologiques recueillies par la misson
Ghoisy dans le Sahara algérien, indiquant que, pendant trois moisdu
15 janvier au 15 avril, la moyenne des journées pluvieuses a ét<' de
1 sur 3; mais ces petites averses de printemps qui, sauf une seule,
n'ont pas dépassé 0'^,0 10, sont restées inférieures à l'évaporation
qui, variant eu général de 0'^,006 à 0'",008, s'est élevée une fois à
0™, 025 en un jour. L'eau pluviale est reprise par l'évaporation avant
d'avoir iuibibé le sol ; parfois même elle ne l'atteint pas. Ces cirrus
qu'on voit tour à tour, non-seulement dans le Sahara, mais sur nof
côtes méridionales d'Europe, se former et se fondre dans les haute
régions de l'atmosphère, ne sont autre chose que la condensatio
naturelle et normale des vapeurs de l'alizé supérieur se précipitât
en gouttes de pluie insuffisantes pour saturer les couches d'air inf-
rieures, qui les absorbent et les vaporisent au passage.
Dans des conditions atmosphériques différentes, les mêmes préi-
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. S67
pitations des vapeurs supérieures, dans un air inférieur saturé d'hu-
midiié, déienniiifnl sur nos côtes de l'Océan ces grains journaliers,
ces ondées soudaines qui se produisent presque sans nuages, par la
simple conden-ation des vapeurs inférieures entraînées par les pre-
mières gouttes de pluie.
I Oueli|ues chiffres fel'ont mieux comprendre encore l'importance
\t la généralité de ce caractère distinctif de siccité atmosphéri jue,
d'évaporation relative, qui, plus encore que l'abondance ou la répar-
tiùon des pluies, différencie les climats.
En princi|)e, la quantité d'eau pluviale étant moyennement égale
à lévaporation îintiuelle, la surface des mers étant trois fois supé-
rieu'-e à celle des continens, l'a même proportion de 3 à 1 devrait
existtr entre la surface évaporante d'une cuvette recevant intégra-
lemeLt les eaux d'un certain nombre de versans et l'étendue super-
ficielle de ces vei'saus. Pour l'ensemble du bassin hydrologique de
la Méditerranée, compris presque en entier dans It-s lin)ites de la
zone cciitrale de sécheresse, nous avons vu que le rapport de la
surieice maritime à la surface terrestre n'est que de !i à 25, soit une
propoition dix-sept fois moindre que la proportion nonnale; et
ce chiffre déji si' réduit est cependant bien loin de présenter la réa-
lité du rapport.
L'évaporalion superficielle mesurée sur le littoral de la Méditer-
rinée s'élève à près d^ 2 mètres sur nos côtes, à plus de 3 mètres
sur les côtes d'^AlVi [ue, et dans les îles iotennédiaires, comme la Corse
et' les Baléares, ne paraît pas être au-dessous de la moyenne de
2"»,50, qu'on pourrait attribuera l'ensemble de l'a surface d'évapo-
rat^on. La tranche d'eau pluviale également annuelle ne dépasse
pas 0", 80. La différence représente pour l'ensemble une lame d'eau
de 1"',70, ce qui pour la totalité de la cuvetre répond à une évapo-
ration moyenne de 170,000 mètres à la seconde.
Pourcombler cedélicit, la Méditerranée nr^oit à peine 30,000 mètres
cubes de ses divers affluens, dont moitié au moins provenant d'u
Danube et du iNil qui lui apportent les eaux de bassins situés en
dehors de sa zone climatologique. La dilférence, soit environ
110,000 mètres à la seconde, doit nécessairement provenir de
l'Océan par le détroit de Gibraltar.
Si cette coupure géologique, qui n'a pas plus de 15 kilomètres de
laigeur, venait à se fermer, la Méditerranée, ne recevant plus que
se* affluens directs, devrait peu à peu restreindre sa surface éva-
porante dans le rapport de 3 à 17, soit à 1/6^ de son étendue
aciuelle. Dans ces limites nouvelles, notre mer intérieure, abaissant
sor. niveau, d« plus de 1,000 mètres peut-être, se réduirait à deux
cu\el)ies distinctes, dont l'une grande à peine comme l'a Caspienne,
conbenirerait les "eaux de h. Mer-Noire ti*ansformée en lac d'eaa
868 REVUE DES DEUX MONDES.
douce, unies à celles du INil et du Pô; l'autre, comparable à la mer
d'Aral, évaporerait le Rhône, et le peu qu'elle pourrait peut-être
recevoir des deruiers cgouttages de l'Kbre. Quant aux espaces
intermédiaires Jls se trouveraient transformés en steppes analogues
à ceux de la dépression aralo-caspienne. Cette première ci^nclusion
ne résulte pas seulement de chiiïres précis, elle repose sur une
hypothèse beaucoup trop favorable. Nous avons raisonné comme si
le climat des versans méditerranéens directs ne devrait pas êtrf
modifié par cette transformation géologique, si minime crpenda»t
en elle-même qu'il serait presque au pouvoir de l'homme de la réa-
liser; si, ne trouvant plus dans la guerre un élément suffisant à sa
soif de destruction, il lui prenait fantaisie d'anéantir d'un seul c>up
la race humaine dans cette région de l'Europe méridionale où elle
a pris son premier et son plus bel essor.
En fait, les choses se passeraient autrement. La majeure par:ie de
l'eau évaporée par la Méditerranée saturant au passage le vent
polaire prédominant, traverse avec lui le Sahara, pour aller se fondre
dans le grand courant vertical des tropiques qui en détermine la
précipitation. Une certaine partie de cette eau cependant, ramenée
par les vents accidentels du sud et sud-est, alimente sur place les
pluies du versant européen, et continue à rafraîchir la zone du
versant opposé. Mais si, la Méditerranée réduisant progressivement sa
surface, cet appoint insuffisant d'humidité venait à manquer, les
vents du sud devenus aussi secs sur nos côtes que ceux du nord le
seraient sur celles d'Afrique, ce ne sont plus les conditions de 'a
dépression Caspienne plus éloignée des tropiques, flanquée, au sud,
du massif du Caucase, et dans le lointain des hautes cimes des motts
de l'Asie centrale, ce sont les conditions du Sahara, tout au moiis,
qui se produiraient dans la cuvette et sur les rives septentrionales
de la Méditerranée. Les Alpes, devenues au nord ce que le Caucase
est au sud, une île montagneuse dans le désert, le Rhône, le Pô
mis à sec dès leurs sources, n'approvisionneraient plus que d'arides
sebkhas. Quant au Sahara lui-même, il arriverait à un état de siccité
qui ferait certainement disparaître jusqu'à la dernière de ses oasis,
dont le chapelet discontinu serait probablement refoulé dans la val-
lée du Niger lui-même asséché.
Par une hypothèse contraire, à la réalisation de laquelle l'homme
cette fois ne pourrait avoir aucune part, admettons que, par in
déplacement de l'axe terrestre, l'orientation générale du bass.n
méditerranéen vienne à être modifiée ; que l'axe de cette dépression
centrale, au lieu de suivre obliquement la direction moyenne eu
AO" parallèle, soit couché sur le cercle de l'équateur dans les condi-
tions où se trouve aujourd'hui l'axe du bassin des Amazones, ^es
conditions du climat seront immédiatement renversées. Au lieu
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 869
d'envoyer toute son eau d'évaporation au courant ascensionnel des
tropiques, l'axe niéditciranéeu coïncidant avec ce courant recevra à
l'état de pluie l'eau ravie à toutes les régions voisines. Les lleuves
aujourtl'hui à demi taris et la dépression aralo-caspienne, coulant
à pleins hords, grossis à chaque pas de nouveaux tributaires, rena-
plis-ant leurs cuvettes intérieures, creusant de profonds sillons dans
les seuils qui les séparent, s'uniront dans une artère commune qui,
franc! lissant le dernier isthme de Manicht, viendra rouler ses eaux
dans la Mer-Noire et de là dans la Méditerranée, où elles se réuni-
ront au produit de tous les grands fleuves africains.
En comptant sur un écoulement moyen de 0™,ûO par mètre carré,
très probablement dépassé par le débit de l'Amazone, notre grand
fleuve méditerranéen , au lieu d'emprunter comme aujourd'hui
l/iO,000 mètres à l'Océan, lui en restituerait plus de 300,000 par
le détroit de Gibraltar, autant que lui en apportent dans l'état actuel
les fleuves réunis du naonde entier. Ce n'est pas î^eulement en eaux
courantes, mais en troubles charriés, en limons, que s'accroîtrait le
débit des fleuves méditerranéens. De larges deltas s'épanouiraient
à leurs embouchures, comblant rapidement les dépressions inter-
médiaires, les bassins intérieurs de la Mer-Noire et de ses annexes,
envahissant peu à peu la grande cuvette centrale, jusqu'au jour
où ils l'auraient entièrement comblée d'une nouvelle formation de
terres basses et marécageuses, au milieu desquelles un fleuve cen-
tral, trois ou quatre fois plus grand que l'Amazone, encaisserait
profondément son lit sinueux, estuaire commun vers lequel con-
vergeraient d'innomblables tributaires.
Combien de milliers d'années ou de siècles faudrait-il au travail
des fleuves pour opérer ce gigantesque comblement? La question
importe peu : le temps ne compte pas en géologie. L'œuvre finale
s'accomplirait dans des conditions analogues à celles qui se sont
produites ailleurs, et il nous est même permis de signaler une cir-
constance qui se réaliserait probablement et dont la vraisemblance
peut nous donner la clé d'un phénomène géologique bien connu.
Incessamment refoulé vers l'amont par le dépôt sans cesse croissant
des limons que le fleuve asiatique accumulerait à son embouchure,
le Nil serait très probablement dévié dans la Mer-Rouge. Mais entre
06:, deux grands fleuves ayant dès lors des enibouchures princi-
pales distinctes, continuerait à subsister un canal de trop plein, une
voie d'eau analogue à celles qui, dans le Nouveau-Monde unit par le
Cassiquare le courant de l'Amazone à celui de l'Orénoque.
V.
Ignorant des intentions de la Providence à l'égard du monde
physique, l'homme est en général assez porté à les rapporter à ses
870 REVUE MS DEUX MONDES,
propres intérêts. A ce point de vue, on a pourtant peine à s'expH-
quei* que la sagesse divine, qui a déployé tant de merveilleuse
intellif^cnce dans la coordination des organes du plus chéiif insecte,
ait montré tant d'indiflerence apparente dans la combinaison des
élémens qui concourent au développement gén-'^ral de l'a vie orga-
m(]ue h la surface de ce globe terrestre, où bien'des choses semblent
en f.iit livrées au hasard.
Je sais qu'il est d'usage de soutenir l'opinion contraire, d^e faire
ressortir notamment Iharmo-nieux accord des grandes lois physiques
qui président à ladilïusionde la chaleur eî de Fhumidiié atmosphéri-
ques, etc. Certainement on pourrait imaginer plus mal que ce qui est.
Nous avons vu, par exemple, qu'il suffirait d'un bien simple acci-
dent géologique, de la fermeture du détroit du Gibrahar, pour frap-
per de srérilité comj)lète ce vaste bassin ée h Méditerranée dont
plus des trois quarts sont déjà à l'état de déserf.
L'homme n'en considère pas moins le globe terrestre en entier
comme son dorafiine. De tous les êtres organisés il est, en effet, le
seul qui, paraît-il, puisse s'adapter à tous les climats et à tous
les milieux, vivre tour à tour sous la hutte de glace du Lapon ou
la tente de toile du Saharien. Mais il ne suffit pas de respirer à >a
surface du globe, il faut s'y nourrir. La terre qui nous porte doit
aussi subvenir à notre alimentation; et, à cet égard, on ne saurait
disconvenir que tout n'est pas pour le mieux et qu'il y a beau-
coup d'espace et de forces perdues.
Les terres émergées n'occupent pas plus du quart de la surface
totale du globe ; et c'est à peine si celles qui sont réellement habitables
représentent une égale proportion. Pour ne citer qu'un exemple, ne
vovons-nous pas ce magnifique bassin polaire, vers lequel conver-
gent les plus grandes, vallées de l'ancien et du Nouveau-Monde,
rempli d'îles et de presqu'îles aux formes variées, découpé dans
tous les sens par d'innombrables bras de mer, qui sembleraient
appeler à eux le commerce et l'industrie, — à tout jamais enseveli
sous les glaces, semr de refuge aux ours blancs et aux veaux
marins, qui, mieux que nous, pourraient revendiquer comme leur
appartenant en propre ce domaine terrestre. Et parmi les con-
trées lés plus favorisées du chraat, où l'homme a toujours résidé
de préférence, sous ces cieux démens de la Grèce, de l'iialie, de
îa France et de l'Espagne, combien n'est-il pas de terres qui, a
Tétat de plateaux arides, de montagnes rocheuses, de landes sablon-
neuses ou caillouteuses, de marécages et de lagunes, se retusent
à toute production végétale?
Mais, par cela même que so;î domaine terrestre est plus réduit,
plus incomplet, l'homme doit se préoccuper de l'améliorer et d'en
accroître la surface uttle ; son intelligence lui permet d'entrevoir le
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 871
but à poursuivre. Les agens naturels dont il dispose, s'il apprend à
les niaîlri.-er, pourraient parfois lui donner les moyens de l'aiteindre.
Il ne parviendra jamais sans doute à modifier la structure fonda-
mentale d(i globe; à faire surgir de nouveaux coniinens; à immer-
ger les hautes chaînes de montagnes; mais, dans un ordre de faits
plu-^ modeste, il pourra améliorer le sol qui le fait vivre et mo-
difier peut-être le climat de certaines régions.
Dans une étude précédente, j'ai exposé mes idées particulières
sur la première partie de ce vaste programme. J'ai fait voir com-
ment, par un judicieux emploi des alluvions artificielles, par un
meilleur aménagemeut des eaux courantes, on pourrait régénérer
le sol végétal, en tripler peut-être chez nous la puissance productive.
Mes idées à ce sujet pourront paraître encore chimériques à bien des
gens. Un avenir prochain, je l'espère, démontrera qu'elles n'ont rien
que de pratique et de réalisable. Je n'y reviendrai donc pas aujour-
d'hui. Je me bornerai à examiner dans quelles limites on pourrait
aborder le problème beaucoup plus ardu de la transformation des
climats. En indiquant les effets désastreux qu'entraînerait néces-
sairement la suppression d'une partie notable des surfaces d'éva-
poration dans noire zone centrale, j'ai fait ressortir les Résultats
avantageux d'une entreprise inverse qui, en augmentant la surface
mai'itime i>uv le parcours des vents polaires, pourrait remédier à
l'excès de siccité des grands courans atmosphériques. Si, par exemple,
on pouvait insérer, au centre du Sahara, un nouveau golfe du
Mexique s'avanamt profondément dans les terres eiUre les 15® et
30® parallèles, il n'e»t pas douteux que son influence se ferait res-
sentir sur toutes les régions avoisinantes. Les parties du désert non
immergées reproduiraient au nord le climat du Texas et delà Loui-
siane; à l'est, tout au moins celui du Nouveau-Mexique tt du Colo-
rado. Un njoment on a pu croire qu'une pareille entreprise serait
réalisable. Des renseignemens fournis par des géographes anglais
avaient fait supposer qu'il se trouverait au centre mystérieux du
Sahara africain une vaste dépression, cuvette d'une ancienne mer
desséchée, dans laquelle on pourrait ramener les finis de l'océan.
Des explorations plus sérieuses ne paraissent pas avoir confirmé ces
indication-;, qui n'avaient peut-être d'autre base (pie cette concep-
tion purement tliéorique de certains géologues, qui avaient cru
devoir expliquer par une prétendue mer saharienne l'ancienne
extension des glaciers sur le continent européen.
Les dépiessions de cette nature, présentant à l'intérieur des con-
tinens de vastes cuvettes ayant leur plafond au-dessous du niveau
de l'océan, ne sont pas nombreuses à la surface du globe. Il n'en
est que deux d'une certaine importance qui nous soient connues: le
bassin de la Caspienne à 25 mètres au-dessous du niveau de la Mer-
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Noire et celui de la Mer-Morte, dont la cote négative est de pins de
AOO mètres.
Je n'ai pas à examiner jusqu'à quel point il pourrait être utile et
surtout piati'iue de restituer à l'océan ces deux dépressions. Elles
sont fort éloignées de nous, et leur immersion en tant qu'elle fût
humainement réalisable, n'aurait qu'une influence à peu près nulle
sur le climat de noire pays. Mais on a pensé qu'il pourrait en être
autrement d'une entreprise plus modeste, d'une réalisation plus
facile, dont l'opinion publique s'est assez vivement préoccupée pour
que le gouvernement ait cru devoir la prendre en considération et
la soumetire à l'examen d'une commission spéciale. Je veux parler
de la mer intérieure du Sahara algérien, devant asseoir sa surface
d'évaporation sur une plus ou moins grande étendue de ce chipe-
let d'aridt-s lagunes que j'ai déjà signalées comme formant, au sud
des provinces de Constaniine et de Tunis, le bassin dans lequel
viennent déboucher les lits desséchés des grands fleuves du Sahara
central.
Une première exploration, faite il y a une trentaine d'années par
M. l'ingénieur des mines Dubocq, ayant établi que la plus occi'5en-
tale de ces petites cuvettes, le cliott Mel-Rir, se trouvait bien réelle-
ment à un niveau inférieur d'une vingtaine de mètres à celui de la
Méditerranée, on en a conclu un peu prématurément qu'il devait
en être de même des chotts tunisiens situés plus à l'est ; et que dans
leur ensemble ces cuvettes intérieures pourraient bien constituer
un ancien golfe de la Méditerranée, qui aurait existé dans les temps
historiques. On crut pouvoir l'identifier avec un certain lac Triton,
cité par divers géographes de l'antiquité comme existant de leur
temps, qui n'aurait été si^paré que récemment de la Méditerranée
par une barre ou seuil d'alluvions et de galets, à travers lequel une
trouée facile pourrait permettre de rétablir l'ancien écoulement des
eaux marines. Je ne sais ce qu'était au fond l'ancien lac Triton et
jusqu'à quel poi t on peut considérer comme démontrée et même
comme vraisemblable son identité avec les chotts algériens. Héro-
dote, qui en a parlé le premier, donne du lac Triton, qu'il n'avait
jamais vu personnellement, une vague description, qui à la rigueur
pourrait s'app'iquer au voisinage du golfe de Gabès; mais des
auteurs plus récens, Strabon, Lucien, la table de Peutinger, le pla-
cent expressément près de la ville de Bérénice sur le littoral de la
grande Syrte, à plus de 800 kiloriiètres de distance à l'est de Gabès.
Une exploration directe pouvait seule nous fournir des renseigne-
mens précis à cet égnrd. Cette vérification a eu lieu, et, si elle nous
a valu (les ddcumens géodésiques importons, on doit malheureu-
sement reconnaître que, loin de confirnjer les premières prévisions,
elle les a contredites de tous points. Le seuil de Gabès s'est trouvé
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 873
formé non d'une bande de sables ou d'alluvions récentes, mais d'as-
sises géologiques beaucoup plus anciennes, d'une grande largeur,
d'une hauteur de plus de /iO mètres, à la surface des({uel1es on a
mêuie trouvé des débris d'habitations préhistoriques. Et, ce qui
était beaucoup moins prévu, on a constaté que les deux chotts tuni-
siens du njérid et du Féjij, au lieu d'être inférieurs au niveau de
la mer, lui étaierjt su[)érieurs de 15 à 20 mètres.
Dans ces conditions, l'ouverture de la mer saharienne voyait ses
difficultés s'accroître, à mesure que se réduirait son iniportance. La
cuvette à remplir ne présentait pas plus de 8,000 kilomètres carrés;
et, pour l'atteindre, il faudrait ouvrir un canal de jonction qui n'au-
rait pas moins de 260 kilomètres de longueur, à travers des bas-
fonds ayant une altitude minimum de 15 mètres, présentant des
seui's saillans de plus de àO mètres. Tel est le profil de sol sui-
vant lequel on aurait à creuser, non pas une simple rigole de des-
sèchement, mais un fleuve d'eau salée qui, pour suffire à une éva-
porai ion journalière de 180 millions de mètres cubes d'eau environ,
soit 1,000 mètres cubes à la seconde (1), devrait avoir au minimum
200 mètres de largeur sur 10 mètres de profondeur.
Je n'insisterai pas sur les difficultés pratiques d'un tel travail qui
nécessiterait un terrassement de près de 1 milliard de mètres cubes
de déblais, dix fois plus que n'en a réclamé le canal de Suez. Je ne m'ar-
rêterai pas sur l'influence certaine de l'évaporation qui, s'exerçant
chaque jour sur un approvisionnement sans cesse renouvelé d'eau
de mer, transformerait dans un laps de temps assez court la cuvette
du Mel-[\ir en un gigantesque bloc de sel. Vainement on objecterait
ce qui se passe dans un canal ouvert des deux bouts, comme celui
de Suez ou le détroit de Gibraltar, dans lesquels un courant con-
stant ou alternatif, renouvelant les eaux inférieures, les débarrasse
d'un excès de salure. Il s'agit ici d'un véritable fleuve d'eau salée,
coulant toujours dans le même sens, avec une pente qui ne saurait
être nulle, dans lequel les eaux concentrées ne pourraient pas plus
remonter du Mel-Rir à Gabès,que les eaux salées de la Méditerranée
ne remontent le Rhône, de son embouchure à Beaucaire ou à Valence.
La commission supérieure chargée de l'examen du projet, recu-
lant devant ces difficultés que le rapport ministériel ne lui avait pas
(l) La commissioa ebt arrivée dans son rapport, à des chiffres quatre et cinq fois
plus faibles, par suite de Tinsuffisance de son coefficient d'évaporation. Elle a admis
qu'il ne dépasserait pas en moyenne 0'",0(i3 par jour, l'",08 par an. Or déjà l'éva-
poration annuelle s'éiève au double, à 2 mètres, sur nos côtes de France. Nous avons
vu plus liaut que, pi'udant la dun'ie de l'exploration Choisy, en hiver, dans une saison
exceptionnelleuiciil humide et pluvieuse, l'évaporation journalière, au Sahara, avait
dépassé U'",0ij7. On ne saurait sérieusement supposer qu'elle puisse être inférieure à
• une moyenne journalière de 0'",01, soit pour l'année eniière un volume d'eau à em-
prunter à la Méditerrauée de 30 et non de C milliards de mètres cubes.
87/i REVUE DES DEUX MONDES.
dissimulées, aconchi au rejet de l'entrepi'ise. Je partage complète-
raent son avis au point de vue pratique, mais je ne saurais l'adopter
sans réserve quant à l'influence théorique que la réussite de l'opé-
ration pourrait avoir sur le climat. On a émis à cet é<^ard l^s opi-
nions les plus contradictoires. Les considérations générales dans
lesquelles je viens d'entrer sur le régime météorologique de la grande
zone de terres saches au milieu desquelles se trouve le Mel-Rir,
nous permettent d'apprécier l'influence de la mer intérieure.
Au point de vue de l'ensemble de la région, cette influence serait
mesurée, par l'augrnf^ntation de surface évaporante ou plus exac-
tement d'eau évaporée, par le rapport de 1,000 mètres cubes résul-
tant de la cuvette du Mel-Rir, à 180,000 mètres cubes résutfant de
la cuvette de la Méditerranée. Il serait toutefois plus exact d'ad-
mettre que cette influence se fei'ait ressentir dans le sens méridien
des vents dominans, substituant une longueur de 100 kilomètres
de surface d'é\ aporation à une égale étendue de surface desséchante,
sur le parcours total de 3,000 kilomètres de terrains de cette nature
gai existent entre le golfe de Guinée et la Méditerranée; cette
action, en la doublant pour tenir compte du changement de signe,
augmenterait de 1/15, tout au plus, l'élat hygrométrique moyen
de l'atmosphère. Telle est la proportion suivant laquelle les vents
du nord deviendraient moins desséchans vers le sud dnns le Sahara,
les vents du raidi moins brûlans sur les plateaux de l'Algérie.
Quant à l'action immédiate sur les rivages de la mer intérieure,
elle serait tout aussi insignifiante. La vapeur produite journelle-
ment, mêlée à la masse de l'air atmosphérique, emportée par les
vents régnans, le plus souvent irait rejoindre le courant équatorial
ascendant; plus rarement viendrait se mêler aux vapeurs de la Médi-
terranée. En aucun cas, elle ne se résoudrait sur place en pluies
abondantes ; tout au plus pourrait -elle déterminer sur les lives
du lac une atmosphère plus humide et plus brumeuse parfois, qui
rendrait le pays plus insalubre, mais ne le rendrait pas agi^onomi-
quement plus productif. A cet égard, il suffit de voir ce qui se passe
dans toute l'étendue de la zone climatologique à laquelle appartient
le chott Mel-Rir. La Mer-Rouge présente au milieu de cette zone une
surface d'évaporation quatre-vingts fois plus considérable, sans pro-
duire ni pluie, ni même humidité sur ses rives ; et , plus loin, la
mer d'Aral, le lac Balkash, boivent chaque jour des fleuves d'eau
douce plus considérables que ne le serait le fleuve salé de Gabès;
sans que le climat de leurs rivages immédiats diffère en rien de l'im-
mensité des steppes dans lesquelles sont enclavées leurs cuvettes.
C'est à regret» je le déclare, que j'arrive, comme bien d'autres
avant moi, à cette conclusion complètement négative sur les résul-
tats de l'entreprise projetée. Plus qiiun autre le principe m'en avait
LE BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE. 875
séduit; j'aurais été heureux d'en signaler les avantages ]irobables
comme devant donner une sanction pratique aiuc idées théoriques
que je viens d'esposersur le dimat de la zooe rnédilerranéenne. En
piincipp, rinterposition d'une nouvelle masse d'eau évaporante sur
le pan-ours des vents régnans doit produire une aniélioraticwi ; mais
par le fait même que cette anoélioration doit se généraliser sur une
imm<»nse surface , elle ne saurait localiser ses etléts. L'action pro-
duite serait énomie s'il s'agissait d'une mer intérieure de dimen-
sions comparables à celles de la Mê(?i<>erraiaée ; eile serait insigni-
fiante avec le Mel-Rir.
Parmi les avantages que pourrait avoir l'ouvei-ture de la petite
mer saharienne, il en est un autre que je regrette, je dois ravouer,
d'avoir vu signaler sajs une expresse réserve dans k rapport offi-
ciel, celui de nous créer une frontière artificielle et d'opposer une
barrière à la barbarie, au sud de nos possessions algéiiennes. Les
civilisations en décadence seules ont jamais pu songer à des bar-
rières de ce genre. L'exemple de la Chiiime et du Bas-Empire nous
montre assez combien ces moyens de défense, murs ou fossés, sont
inefljcaces. Ce n'est point en leur opposant des obstacles matériels,
m^s en les subjuguant par la force, en les dominant par son influence
morale, qu'une nation qui, comme la nôtre, se pique d'être à la tête
de la civilisation, sait se faire respecter par des |>euples barbares.
Dans ce grand mo^uvement d'expansion qui sepiépare et-qui fioii'a
par imiformiser la civilisation à la surface du globe, la France aura
sans doute à jouer un grand rôJe, auquel elle renoncerait en fait si
elle voulait le restreindre dans de trop éti'oites limites.
Les nations voisines nous donnent à cet égaixl de grands exemples
à suivre : l'Angleterre et la Russie ne négligent rien pour asseoir leur
suprématie politique et civilisatiice sur la zone méridionale de l'an-
cien monde vers l'Orient. La première y est déjà parvenue par la voie
mai il ime, dont le déblaiement de Suez vient de faire disparaître le der-
nier obstacle matérieU La Russie y tend par une voie moins prompte,
mais plus sûre : l'occupation préalable des déserts de l'Asie centrale
sur lesqu( Ls elle étend chaque jour son empire.
Un champ tout aussi vaste nous est ouvert dans l'Afrique cen-
trale, dont l'occupation de l'Algérie et de la Tunisie nous assurent
l'accès exclusif. Là est pour nous l'œuvre capitale qui devrait nous
intéresser aujourd'hui, non moins importante, relativement plus
facile, que celle à laquelle la Russie consacre de si généreux efforts.
Si, comme elle, nous avons le désert à franchir au début, nous ne
rencontrerons pas rinexpugna!)le rempart des âpres montagnes qui
défendent au nord l'approche de la Chine et de l'Inde. Une fois le
Sahara traversé, nous nous trouverons de plain-pied dans le bassin
876 REVUE DES DkUX MONDES.
du Niger et nous verrons s'ouvrir devant nous toutes les régions tro-
picales de l'AIVi jue, qui ne le cèdent ni en étendue, ni en élémens
de richesses naturelles à leurs similaires du Sud asiatique et qui ne tar-
deraient pas à rivaliser avec elles de prospérité, dès que nous aurions
su substituer les bienfaits d'une administration intelligente et pater-
nelle à la dégradante anarchie sociale qui les désole aujourd'hui.
« Le monde n'est pas grand, » disait déjà Christophe Colomb. Les
distances et les obstacles matériels cessent d'exister pour nous, quand
nous avons trouvé les moyens pratiques de les franchir ou de les sur-
monter; et, sous ce rapport, notre siècle voit s'accomplir une des
plus grandes révolutions économiques de l'humanité.
L'invention des chemins de fer a complètement renversé l'ordre
ancien des voies de communication. Elle a donné en un jour plus
de supériorité à la voie terrestre que quarante siècles de progrès
n'en avaient réalisé pour la voie maritime. L'intérieur de l'Afrique,
isolé jusqu'à ce jour du reste du monde par une infranchissable
ceinture de déserts et de marais pestilentiels, peut devenir plus rap-
proché de nous en distance relative qu'il ne l'est de fait en distance
absolue mesurée à vol d'oiseau sur les blancs énormes de la carte.
Ce continent qui nous fait face nous attire plus que jamais. Bon
gré mal gré, nos gouvernans ne peuvent en détourner leurs regards,
mais c'est moins par ses arides rivages que par ses fertiles régions
intérieures qu'il doit mériter notre attention. C'est au Soudan plutôt
qu'en Tunisie ou en Egypte que nous devons fiapper. Il nous suffit
d'un point de la circonféience, et nous l'occupons en Algérie, pour
atteindre le centre. Le chemin de fer Transsaharien nous en ouvrira
les portes toutes grandes. La voie est tracée sur un sol facile. Elle
n'attend que les rails qui doivent la rendre praticable.
La question était à peine posée qu'un moment j'ai pu croire
qu'elle allait être résolue. Par quel concours de fàcheus' s circon-
stances, de nîalentendus, a-t-on cessé brusquement de s'en occu-
per? Je n'ai pas à le rappeler ici. Mais l'œuvre, un moment ajour-
née, s'impose trop à nous pour qu'elle ne d »ive pas prochainement
s'accomplir. Espérons que la France ne laissera pas échapper cette
occasion unicpie qui se présente à elle de reprendre sa place à la
tête de la civilisation militante dans cette croisade contre les bar-
bares, et qu'elle comprendra que son rôle doit plutôt consister à
supprimer les barrières matérielles qui séparent les peuples qu'à
en créer à grands frais d'artificielles.
DUPOXCHEL.
LE
CANICHE ISOIR
Je me propose de raconter, sans supprimer ni altérer un seul
détail, l'épisode le plus humiliant et le plus pénible de ma vie ; j'ai
pris ce parti, non que j'y trouve le moindre plaisir, mais en vue
de plaider les circonstances atténuantes (ce que je n'ai pu faire
ju qu'à présent).
En thèse gêné aie, jf^ suis convaincu que, dans toute affaire un
peu lou(he, rien n'est muins propre à rétaiilij" une réputation com-
piomise que de faire l'apologie de sa conduite. Mais, dans cette con-
joncture, il est une personne devant qui il m'est à jamais interdit
de me justifier de vive voix, même si j'en trouvais l'occasion. La
mauvaise opinion qu'elle a de moi n'ayant plus de progrès à faire,
ce récit ne peut aggraver ma situation ; c'est à peine, d'ailleurs, si
j'ose me flatter qu'il lui tombe jamais sous les yeux, et qu'après
l'avoir lu, elle se demande si j'étais, en réalité, un scélérat aussi
retors, un hypocrite aussi subtil que j'ai pu le lui paraître. Cet
unique espoir de réhabilitation me rend indifférent à toute autre
considération ; j'expose loyalement à la risée du monde des lec-
teurs mes torts et ma honte, parce qu'en le faisant, je cours la
chance de me justifier dans l'esprit de cette ^eule personne. Cet
aveu fait, je vais sans plus tarder commencer ma confession.
Je m'appelle Algernon Weatherhead: je dois ajouter que j'appar-
tiens aux fonctions publiques, que je suis fds unique et que je vis
avec ma mère. Nous habitions Hammersmith jusqu'à l'époque où
878 REVUE DES DEUX MONDES.
s'ouvre ce récit. A l'expiralion de notre bail, ma mère prétendit
que ma santé exigeait l'air de la campagne après le travail du
bureau; nous louâmes alors une de ces innombrables villas que
l'on voit émerger de terre comme par enchanteo'ent aux alentours
de Londres. Notre nouvelle résidence, nommée par nous Wistaria
Villa, était la dernière d'une rangée de maisons, toutes du même
style et toutes indépendantes les unes des autres; chacune ayant
une porte rustique pour les voitures, une allée sablée devant la
maison; derrière, une pelouse de dimension suffisante pour un jeu
de tennis, puis la rouie qui conduit par la colline à la gare. A.
peine notre propriétaire nous avait-il donné sa parole , qu'il s'a-
visa de se suicider dans notre grenier; j'aurais bien préféré qu'il
allât se pendre ailleurs, car les fournisseurs ayant raconté tous les
détails de cette catastrophe à notre servante, elle nous quitta deux
mois après, prétendant que la maison était hantée, qu'elle avait
vu, de ses yeux vu, quelque chose!
Wistaria Villa n'en est pas moins une jolie demeure et aujour-
d'hui, je pardonnerais presque au propriétaire ce que je considé-
rerai cependant toujours, comme un acte d'affreux égoïsme de sa
part.
A la campagne, le voisin qui n'est séparé de vous que par un
mur mitoyen, est plus qu'un simple numéro; c'est l'espoir d'une
connaissance, ou tout au moins d'une visite, car le nouvel arrivant
vaut toujours bien qu'on tente cette expérience.
Je ne fus pas longtemps sans savoir que Shuturgarden, la villa la
plus rapprochée de la nôtre, était occupée par le colonel Gurrie,
officier en retraite, ayant jadis appartenu à l'armée des Indes. Sou-
vent, en apercevant, grâce à un mur de clôture peu élevé, une gra-
cieuse jeune fille errant parmi les rosiers du jardin contigu au
nôtre, je me plaisais à anticiper sur le temps où s'écroulerait (au
sens figuré du mot) le mur qui nous séparait.
Je me rappelle avec quelle émotion j'appris un soir, en revenant
de mon bureau, que les Gurrie avaient fait visite à ma mère et
qu'ils semblaient tout disposés à se conduire avec nous en bons
voisins. Je me rappelle non moins bien l'après-midi du dimanche
où j'allai leur rendre cette visite. J'étais seul, ma mère s'étant de
son côté présentée chez eux pendant la semaine. Immobile sur le
perron de la villa du colonel, j'attendais qu'on vînt in'ouvrir, quand
tout à coup j'entendis grogner, japer, aboyer derrière moi; me
retournant, je vis un grand caniche qui semblait en vouloir à mes
mollets.
C'était un chien noir comme de l'encre, l'oreille droite à moitié
fendue; de ridicules petites moustaches sur le bout du museau; il
LE CANICHE NOIR. 87P
avait été tondu comme un lion, ce qui passe, en vertu de je ne sais
quelle raison mystérieuse, pour embellir un caniche. On avait seu-
lement laissé par- ci par-là quelques petites mèches de j)oil sur les
flancs; la vue de ce caniche rappela à mon souvenir celui du doc-
teur Faust; j'imaginais qu'il ne serait pas diflicile d'exorciser cet
animal. Il n'en fallait pas davantage pour m'agacer singulièrement,
car je suis d'un tempérament très nerveux et, de plus, j'ai l'horreur
des chiens. Je me laisse facilement déconcerter lorsque je remplis
certains devoii-s du monde, même dans les meilleures conditions
possibles; l'idée qu'un chien d'apparence étrange et à moitié sau-
vage voulait s'en prendre à mes jambes n'avait rien de rassurant,
au contraire. La famille Currie me fit le plus aimable, le plus cordial
accueil. « Bien charmée de faire votre connaissance, masterWealher-
head, me dit M" Currie en me tendant la main. Mais je m'aperçois,
ajouta-t-elle d'un ton de plaisanterie, que vous avez amené le chien
à votre suite. » Oui, je l'avais amené, mais pendu aux pans de mon
paletot.
Il n'était évidemment pas rare de voir arriver des visiteurs
dans des conditions aussi désastreuses, car mon hôtesse fit elle-
même lâcher prise à mon pei-sécuteur ; dès que j'eus recouvré mon
calme, la conversation s'engagea.
Je sus bientôt que le colonel et sa femme n'avaient pas d'enfans;
la jeune personne, à la taille souple et élancée comme un roseau,
que j'avais vue par-dessus le mur du jardin, était leur nièce et
leur fille adoptive. Lilian Roseblade ne tarda pas à faire son appari-
tion; je me disais, pendant que l'on nous présentait l'un à l'autre,
que son doux et frais visage, sur lequel quelques petites frisures
brun foncé jetaient une ombre légère, justifiait am])lement toutes
les espérances et tous les rêves d'un moment si impatiemment
attendu. Elle m'adressa la parole d'un ton que j'ai entendu accuser
d'afféterie et de préciosité par ses meilleurs amis, mais auquel
je trouvais, pour ma part, un charme et une séduction indes-
criptibles, et le souvenir que j'en ai gardé me fait encore battre le
cœur avec une vivacité qui n'est pas que douloureuse.
Môme avant l'entrée du colonel au salon, j'imaginais que mon
ennemi lu caniche occupait une place excqnionnelle dans ce
milieu ; à la fin de ma visite, j'en avais acquis la certitude abso-
lue; c'était évidemment le pivot sur lequel tournait tout le sys-
tème de la maison, et la charmante Lilian, elle-même, rayonnait
autour de lui, comme une sorte de satellite autour d'un astre. A
entenrjre son maître , ce caniche était impeccable : toutes ses ma-
nies (notez que cet animal avait l'esprit des plus bornés) étaient
rigoureusement respectées ; tous les arrangemens domestiques
880 REVUE DES DEUX JiONDES.
avaient pour but de se conformer à ses convenances. C'est peut-être
à tort, mais je ne puis approuver qu'on mette un caniche sur un
piédestal aussi élevé; il m'est impossible de comprendre comment
celui-ci en particulier (quadrupède des plus vulgaires) était par-
venu à s'imposer ainsi à la faiblesse de ses maîtres; mais le fait
n'en existait pas moins. La conversation ne roulait que sur lui; dès
qu'elle languissait, elle y revenait toujours, comme par une force
d'attraction irrésistible.
Je dus me soumettre à écouter une longue biographie du caniche;
ce qu'on appelle, en style de journal anglais, une photographie
anecdotique. Chaque détail du portrait, en accusant davantage les
mauvais instincts et la dépravation de l'original, achevait de me
rendre inexplicable l'admiration enthousiaste de la famille.
— Avez-vous déjà dit à M. Weatherhead, l'histoire de Bingo et
de Tacks (Bingo était le nom bizarre du caniche) ? Non? Alors c'est
moi qui vais la lui raconter; elle l'amusera certainement. Tacks est
notre jardinier, il habite le village; le connaissez-vous? Eh bien!
Tacks était ici l'autre jour; pendant qu'il attachait un treillage au
haut du mûr, maître Bingo, assis tranquillement au bas de l'échelle
le regardait travailler. Vous ne lui auriez pas fait quitter sa place
pour un empire. Tacks croyait que le chien lui tenait compagnie.
Vous n'imagineriez jamais, j'en suis sûre, ce que ce gueux a fait
lorsque Tacks eut fini sa besogne? Bingo le suivit sournoisement
et, après l'avoir mordu aux deux jambes, il s'est sauvé comme un
voleur. Ha ! ha ! ha! c'est très profond, n'est-il pas vrai?
Je convins que c'était, en eff< t, très profond, mais dans mon for
intérieur, je pensais que si Bingo traitait ainsi les gens de la mai-
son, il était fort à craindre qu'il ne se montrât plus profond encore
avec moi.
— Pauvre fidèle vieux chien ! s'écria M" Currie, il prenait Tacks
pour un vagabond et ne voulait pas laisser voler son maître.
— C'est un chien de garde parfait! ajouta le colonel ; je me sou-
viendrai toujouis de la frayeur qu'il a causée dernièrement au pauvre
Heavesides. Avez-vous jamais rencontré Heavesides, ancien officier
des fusiliers de Bombay? Un certain jour qu'il sortait de la piscine
en costume de bain, Bingo l'a si bien arrêté au passage que j'ai
dû m'en mêler pour lui faire lever le siège.
Pendant tout le temps que dura le récit des prouesses du fameux
caniche, il était assis en face de moi, sur le tapis de foyer, me regar-
dant en dessous en clignotant ses yeux durs et méchans. A coup sûr,
il se demandait, in petto, où il m'attraperait quand je me lèverais
pour prendre congé. Nous fûmes bientôt sur le pied de l'intimité
avec nos voisins; j'allais souvent chez eux après dîner et il ne me
déplaisait même pas de rester en tête-à-tête avec le colonel pen-
LE CANICHE NOIR. 881
dant qu'il prenait son claret, tout en me racontant les hauts faits de
Bingo, car après cela, on passait dans le petit salon, où j'avais le
plaisir d'accepter une tasse de thé des mains de Lilian et de l'en-
tendre chanter quelque mélodie de Schubert,
Le caniche ne quittait pas la place; mais, si laid qu'il fût, sa vilaine
tête semblait moins repoussante quand Lilian passait dessus sa jolie
main.
Les Currie me traitaient tous avec une bienveillance évidente ; le
colonel me considérait comme un spécimen inoOensif de l'espèce
dont on peut faire des maris, et M" Currie, par égard pour ma mère,
qu'elle avait prise en grande amitié, se montrait pour moi d'une
extrême amabilité.
Quant à Lilian, je crus bientôt m' apercevoir qu'elle n'était pas
sans soupçonner la nature de mes sentimens pour elle et qu'elle ne
s'en offensait pas.
J'entrevoyais avec ravissement le jour où je pourrais lui faire
ma déclaration sans crainte d'être évincé. Toutefois, un sérieux
obstacle s'opposait à la réalisation de mes plans, c'était de ne pou-
voir gagner les bonnes grâces de Bingo; les membres de la fatiiille
au surplus n'en cachaient pas leur désappointement. Pour lâcher
d'excuser son favori, M'' Currie me répétait sur tous les tons : Bingo
est un chien qui ne s'attache pas facilement aux étrangers. Mais je
continuais à penser qu'il n'était que trop disposé à s'attacher à moi;
je cherchais à l'amadouer en lui apportant des friandises; soins
superflus ! Une fois les bonbons croqués, il ne m'en détestait ni plus
ni moins. Il était clair comme le jour qu'il m'avait pris en pro-
fond mépris, et qu'aucune gâterie de ma part ne le ferait revenir
sur mon compte. Aujourd'hui, lorsque je remonte le cours du temps,
j'incline à croire qu'il avait dès lors le pressentiment que je serais
l'instrument aveugle du sort fatal qui l'attendait.
L'antipathie de Bingo pour moi m'empêchait seule d'être tout à
fait en pied chez nos voisins et causait, à n'en pas douter, l'hésita-
tion de cœur de Lilian à mon égard. Mais qu'y faire, puisque tous
mes frais restaient impuissans à conjurer la mauvaise humeur du
caniche? Malgré cela, en me voyant chaque jour regardé d'un meil-
leur œil par les uns et les autres, je me flattais de n'avoir bientôt
plus rien à redouter de lui.
Outre l'histoire du suicide de notre propriétaire, notre villa avait
encore un autre désagrément ' tous les chats du voisinage avaient,
paraît-il, choisi d'un commun accord notre jardin pour leurs réu-
nions du soir. J'ai des raisons de supposer que notre chatte à trois
couleurs était alors le leader de la société féline de la localité. Ses
al home et ses concerts étaient des plus suivis; très bruyans les
TOME LIV. — 1882. 56
j882 REVUE DES DEUX MONDES.
uns et les autres , ils avaient l'inconvément de troubler le petit
somme que ma mère faisait habituellement après dîner. A entendre
ces miaulemens sauvages, ces cris plaintifs et douloureux, c'était à
se demander si notre jardin n'était pas le lieu d'assemblée d'une foule
de revenans, ou une crèche pour des lutins eu proie aux angoisses
de la dentition. Toujours est -il que le vacarme était vraiment
effroyable. Nous cherchions tous les moyens de nous délivrer de
ce fléau; le poison eût été sans conteste le remède le plus efficace,
mais nous pensions que ce serait un spectacle bien lugubre et qui
pourrait même nous susciter des querelles avec nos voisins, si chaque
aurore voyait dans plusieurs coins de notre jardin, trois ou quatre
chats se débattant dans les dernières convulsions de l'agonie. Les
armes à feu, de leur côté, avaient entre autres inconvéniens celui
de troubler le sommeil de ma mère.
Nous ne savions à quoi nous arrêter lorsqu'un jour, dans une
heure fatale, j'aperçus par hasard, en descendant le Strand, un
objet qui me sembla devoir remplir à merveille le but que j'avais
en vue : c'était un fusil à vent, d'un mécanisme merveilleux. J'en-
trai immédiatement dans le magasin où il était exposé, j'achetai
l'arme muette et je revins chez moi triomphant, me disant que désor-
mais, sans bruit ni fumée, j'allais enfin pouvoir réduire considéra-
blement le nombre de nos ennemis ; un ou deux exemples suffi-
raient sans doute pour décider la société féline à émigrer. Je me
hâtai de tenter l'expérience. Le soir même, je fis le guet par la
fenêtre de mon cabinet de travail; dès que commencèrent la mu-
sique nocturne et la folle sarabande, je couchai mon fusil en joue
dans la direction d'où venait le son ; doué comme un vrai Anglais
de l'instinct national du sport, j'étais dans un état de surexcita-
tion indescriptible; mais il semble que la constitution féline s'as-
simile le plomb sans grave inconvénient pour elle, car nul trophée
ne restait encore comme témoignage de mon adresse... Soudain
j'entrevis vaguement un corps noir qui se glissait sous les buissons.
J'attendis qu'il traversât une allée éclairée par un rayon de la lune,
puis je visai et lâchai la détente.
Cette fois du moins je n'avais pas perdu mon coup... un gémis-
sement étouffé... un bruit sourd... puis plus rien! Alors, avec l'or-
gueil calme et froid de la vengeance satisfaite, j'allai ramasser ma
proie et je trouvai sous un laurier, non pas un chat pillard et vaga-
bond, mais (le lecteur judicieux l'a déjà deviné) le cadavre encore
palpitant du chien du colonel î
Je me propose de dire ici la vérité.., toute la véi'ité : je confesse
donc qu'au premier moment, lorsque je vis ce que j'avais fait, je
n'en fus pas fâché. Il n'y avait pas eu préméditation de ma part; je
LE CANICHE NOIR. 883
n'éprouvai aucun regret et même poussai la folie jusqu'à en rire,
me disant que c'en était à tout jamais fini de Bingo, et que j'étais
débarrassé de la tâche ennuyeuse de me le concilier. Bientôt néan-
moins la réaction se produisit... Je compris la portée terrible de mon
crime, et je frissonnai à la pensée de l'acte fatal qui pouvait à jamais
me ravir Lilian.
Comme un maladroit, j'avais tué une espèce d'animal sacré, sur
la tête duquel la famille Currie avait concentré ses affections les
plus vives ; comment leur annoncer cette catastrophe ? Leur adres-
serais-je Bingo, avec une carte au cou, sur laquelle j'écrirais :
Regrets et eomplimens? Gela ne ressemblait-il pas trop à un envoi
de gibier? Ne devais-je pas le rapporter moi-même? Je l'entoure-
rais du plus beau crêpe noir et je prendrais son deuil pour mon
propre compte : cierge, linceul, sac de cendres, n'eussent pas sem-
blé exagérés aux yeux des Currie, mais je ne pouvais me prêter à
de pareilles bassesses. Je me demandais avec anxiété ce que le colo-
nel dirait; tout en étant d'un caractère doux et facile, il ne se laissait
pa«; moins aller de temps en temps à de violens accès de colère. Ah!
qu'il m'était dur, cruel même, de penser que ni lui, ni Lilian (ce qui
était cent fois pis encore) ne voudraient jamais croire que la mort
de Bingo eût été purement accidentelle! Ils devaient savoir que
j'avais le plus grand intérêt à faire taire le malencontreux caniche;
accepteraient-ils sans arrière-pensée la simple vérité? Je finis par
me persuader qu'ils me croiraient sur parole ; l'absence de toute
dissimulation de ma part , la sincérité de mes remords plaide-
raient puissamment ma cause. Je choisirais un moment favorable
pour mes aveux... Le soir même, je ferais amende honorable. Mais
il n'en tut rien. Je m'agenouillai près du cadavre du pauvre animal;
j'étendis respectueusement ses membres déjà raidis... Ah! que le sort
était cruel d'imposer pareille tâche à un homme doux et bienveillant
de sa nature, et dont les nerfs n'étaient pas d'acier trempé?.. J'étais
dans cette position quand j'entendis des pas sur la route... L'odeur
d'un cigare de Manille confirma mes craintes... C'était le colonel
qui venait de faire faire à Bingo sa promenade habituelle. Je trem-
blai de tous mes membres et songeai à m'étendre par terre der-
rière les lauriers; mais le colonel, qui m'avait aperçu, se rapprochait
pour me parler par-dessus la haie. Il n'était qu'à deux pas de son
caniche bien-aimé. Heureusement que le ciel était ce soir-là beau-
coup plus sombre que d'habitude.
-— Ah! c'est vous! s'écria-t-il avec entrain et bonne humeur. Ne
vous dérangez pas, mon ami. Comme vous restez tard au jardin !
Vous projetez sans doute quelque nouveau mouvement de terrain ?
Ah ! s'il s'était douté de celui que je méditais en ce moment !
Dans mon trouble, je lui dis d'une voix mal assurée :
884 REVUE DES DEUX MONDES.
— La soirée est bien belle !
— Vous trouvez? repartit vivement le colonel; mais le ciel est,
au contraire, chargé de nuages et je crois qu'il pleuvra demain.
N'avez-vous pas vu Bingo par ici ?
Le moment critique était arrivé; ce que j'aurais dû faire eût été
de dire simplement et d'un ton contrit :
— Je suis obligé de vous avouer qu'il vient de m' arriver un
accident des plus fâcheux... Votre caniche est là; j'ai grand'peur de
l'avoir tué.
Le courage me manqua; il m'eût fallu pour cela choisir mon
temps, mon heure, préparer d'avance mon discours. Pris au pied
levé, je reculai et je dis avec une légèreté feinte :
— Comment! l'infidèle vous a abandonné?
— Oh ! il n'a jamais rien fait de pareil de sa vie ; je l'ai vu il n'y
a pas cinq minutes poursuivant un rat, un crapaud, ou quelque
autre bête de ce genre. Le temps d'allumer un sheeroot, et il a dis-
paru ; il me semblait bien qu'il avait passé sous votre porte, mais
j'ai eu beau l'appeler, il n'est pas revenu.
Hélas ! il ne devait jamais revenir ! Toutefois je ne voulais pas
encore le dire au colonel, et je continuai à battre l'eau avec un
bâton.
— S'il avait passé sous la porte , dis-je toujours sur le même
ton, je l'aurais bien vu ; peut-être s'est-il avisé de retourner chez
lui.
— Je le retrouverai sur le perron. Ah! le vieux drôle! le vieux
vagabond!.. Qu'a-t-il pu faire?
Il eût été facile de le lui apprendre, mais je n'osai rien dire...
Cependant il me semblait par trop cruel de rester ainsi à genoux
près de la pauvre bête, tout en riant des anecdotes racontées sur son
compte. Cette situation fausse m'était intolérable.
— Écoutez, dis-je ex abrupto, n'est-ce pas lui qui aboie? l' en-
tendez-vous? Le son vient du côté de votre maison, n'est-il pas
vrai?
— Pour plus de sûreté, je vais aller l'attacher, répliqua le colonel.
Puis il ajouta :
— Comme vous frissonnez, jeune homme! Vous aurez pris froid;
rentrez immédiatement, et, dès que vous serez réchauffé, vous
devriez bien venir prendre un grog à la maison; je vous racon-
terai par la même occasion la fin de l'histoire de l'échappé. Mes
complimens à votre mère; surtout n'oubliez pas l'heure du grog.
Enfin j'étais délivré du colonel; je m'essuyai le front en soupi-
rant d'aise; dans une demi-heure, je me présenterais chez nos voi-
sins et je leur annoncerais enfin la fatale nouvelle; mais, tout à coup,
il me vint à l'esprit que mes faux-fuyans antérieurs ne me permet-
LE CANICHE NOIR. 8S5
taient plus de faire cet aveu ; sans me rendre coupable d'un men-
songe, au sens entier du mot, n'avais-je pas laissé entendre au colo-
nel que je n'avais pas vu son chien? Bien souvent on cherche à se
donner le change, en se persuadant que jongler avec la vérité n'est
pas mentir; je ne vois pas bien la différence, moralement parlant,
mais le fait n'en existe pas moins; seulement c'est un jeu dange-
reux, car lorsque la lumière se fait et qu'on est obligé, pour se
disculper, d'expliquer comme quoi et comment vos paroles ne con-
stituaient pas un véritable mensonge, on ne peut guère après cela
se flatter d'obtenir un grand crédit.
J'avais encore en ce moment un moyen de sortir de difliculté :
laisser croire au colonel que le malheur m'était arrivé après notre
entrevue ; malheureusement le caniche se raidissait et se refroidis-
sait pendant ce temps-là; et il eût été facile de se rendre compte du
moment précis où Bingo avait dû passer de vie à trépas.
Lilian apprendrait à son tour la litanie de mensonges que j'avais
débitée au colonel près du cadavre de Bingo, et* jamais elle ne me
pardonnerait cet abominable sacrilège; ma déloyauté l'indispose-
rait plus contre moi que tout le reste. Néanmoins je ne pouvais
plus reculer; il me fallait continuer coûte que coûte dans la mau-
vaise voie où je m'étais engagé. Moi qui avais la prétention de
conserver intact le dépôt des principes de droiture qui m'avaient
été inculqués, je devais maintenant en faire mon deuil: si je vou-
lais persister à conquérir Lilian, j'étais condamné à mentir, à dis-
simuler et à feindre sans scrupule, — sinon sans remords.
Après mûre réflexion, je me décidai à enterrer le pauvre défunt
à la place même où il était tombé, et surtout à n'en rien dire. Je
commençai, je ne sais pourquoi, par lui enlever son collier d'ar-
gent, puis j'enfouis Bingo sous terre à l'aide d'une bêche, effaçant
avec soin toute trace de l'événement. J'éprouvai un soulagement
réel à penser que, dorénavant, rien ne m'obligerait à faire l'aveu
de ma mésaventure et à courir le risque de perdre l'estime de mes
voisins.
Peu de temps après, je me promis de planter là un rosier, me
disant qu'un jour où, au comble du bonheur conjugal, Lilian et
moi admirerions nos fleurs, j'aurais peut-être alors le courage
d'avouer que ce pied de rosier devait, à n'en pas douter, une
grande partie de sa beauté au pauvre caniche disparu depuis si
longtemps.
Cette pensée, empreinte d'une certaine poésie, dissipa un instant
mes soucis. Je n'allai pas ce soir-là chez mes voisins; je ne me
sentais pas de force à subir pareille épreuve; ma physionomie
seule aurait suffi à me trahir; je trouvai plus prudent de rester
886 REVUE DES DEUX MONDES.
chez moi; mais quelle nuit je passai! Mon sommeil ne cessa d'être
troublé par les plus affreux cauchemars : j'enterrais , non pas
un, mais plusieurs grands fantômes de caniches, qui persistaient à
reparaître dès que j'étais parvenu à les recouvrir de terre... Un
dimanche, j'étais à l'église avec ma fiancée; Bingo nous avait suivis,
et, malgré tous mes efforts pour le renvoyer, il persistait à aboyer
d'une telle façon que le ministre ne pouvait réussir à publier nos
bans... Le jour de la célébration de notre mariage, au moment
suprême, Bingo s'élançait entre nous et avalait la bague d'al-
liance... Au déjeuner de noces, le caniche, à l'état de squelette,
mais avec des yeux de braise, se campait sur le gâteau tradition-
nel, et ne voulait pas permettre à Lilian de le couper. Le fameux
rosier lui-même reparaissait dans mes rêves d'une façon fantas-
tique; l'arbre, maintenant de grande dimension, était chargé de
fleurs ; chacune d'elles contenait la miniature d'un caniche qui
aboyait. A mon réveil, j'étais entrain de vouloir persuader au colo-
nel que c'étaient des dog roses.
Le lendemain, je me rendis à mon bureau; mon pénible secret
me torturait littéralement le cœur ; le spectre de ma victime se dres-
sait devant moi; pendant deux jours, j'hésitai à me présenter chez
les Gurrie; puis je finis par m'y décider, ayant réfléchi qu'une
plus longue absence leur paraîtrait étrange.
Bien que ma conscience fût bourrelée de remords, je n'en pris
pas moins un ton dégagé, mais si peu naturel qu'il était bien heu-
reux pour moi que chacun fût trop absorbé pour le remarquer.
Jusque-là, je n'avais jamais vu de famille si profondément atteinte
par un malheur domestique ; tous trois , réunis dans le salon,
essayaient en vain de lire ou de travailler; après les salutations
d'usage, la conversation s'engagea sur des sujets tellement dépour-
vus d'intérêt que, ne pouvant écouter éternellement de pareilles
banalités, je me lançai, tête baissée, au milieu du danger, en
disant :
— Je ne vois pas Bingo; je suppose que vous l'avez retrouvé
l'autre soir, colonel?
En prononçant ces mots, je me demandais si les Gurrie ne seraient
pas frappés par l'émotion que trahissait ma voix... !\]ais non. Le colo-
nel se mordait convulsivement la moustache; enfin il se décida à
répondre :
— La vérité, c'est que nous n'avons pas entendu parler de lui; il
a déserté.
— Oui, Mr. Weatherhead, oui, répéta M'' Gurrie d'un ton lugubre,
il a déserté sans rien dire !
Il était clair qu'à ses yeux il eût dû laisser sa carte et son adresse.
LE CANICHE NOIR. 887
— Je ne l'aurais jamais soupçonné d'une conduite pareille., dit
le colonel; j'ensuis stupéfait,., confondu. Je n'ai de ma vie été joué
de cette façon... Ah! l'ingrat! le monstre!
— Cher oncle, s'écria Lilian, ne parlez pas ainsi de Bingo, je
vous prie ; il ne mérite peut-être pas les reproches dont vous l'ac-
cablez. Qui sait s'il n'a pas été tué?
— Tué! répéta le colonel avec emportement. Comment peut-on
s'imaginer qu'il existe un être assez cruel, assez dépravé pour tuer
un animal aussi inofîensif? Où avez-vous pu prendre une idée sem-
blable, Lilian? Dites-le-moi, je vous prie! JNon, je vous engage plu-
tôt à ne jamais répéter ce propos. Vous ne croyez pas qu'on l'ait
tué, n'est-il pas vrai, Mr. Weatherhead?
Je répondis (que le ciel me pardonne!) je répondis qu'en effet je
croyais la chose peu probable.
— Non, non, reprit M*"' Gurrie, s'il était mort, je suis sûre que
je le saurais... Je suis certaine, au contraire, qu'il vit encore; cette
nuit, j'ai rêvé qu'il nous revenait dans un cab conduit par M. Wea-
therhead,- il était toujours le même, seulement il portait des lunettes
bleues et la partie tondue de son corps était peinte en rouge... Quand
je me réveillai, j'étais dans une joie !.. Ah ! vous verrez que mon rêve
se réalisera.
Quelle torture pour moi que ces conversations !.. Ah ! qu'il m'était
pénible d'exprimer l'espoir de voir Bingo revenir, lorsque je le
savais enfoui pour toujours, sous une pelletée de terre, dans mon
propre jardin ! La confusion que j'éprouvais me semblait être une
juste punition de ma conduite et j'eusse eu bien mauvaise grâce à
m'en plaindre.
Je fus bientôt passé maître dans l'art des consolations. Je crois,
sans me flatter, que l'expression de ma sympathie faisait grand bien
à mes pauvres amis. Je me plaisais à me dire qu'ils se remettraient
promptement de cette secousse et que Bingo serait sous peu oublié,
et même remplacé, c^mme il arrive d'ordinaire : j'avais compté
sans mon hôte. Le moral du colonel semblait réagir d'une manière
fâcheuse sur son physique ; il voulait à tout prix retrouver son
favori ; mais ses annonces dans les journaux , ses recherches dans
la campagne, ses visites chez les uns et les autres, restaient égale-
ment infructueuses ! Sous l'empire de tous ses désappointemens,
de ses déceptions continuelles, il changeait à vue d'oeil. On eût
dit un homme à qui son fils unique vient d'être ravi, plutôt qu'un
officier de l'armée des Indes qui a perdu son caniche.
Je m'étais imposé le devoir de paraître prendre le plus vif intérêt
à toutes les recherches du colonel, à en écouter religieusement le
récit détaillé et à faire écho à tous les éloges, même les plus extra-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
vagans, du caniche. Mais ce rôle de fourbe me répugnait tellement
que ma sanié, comme celle du colonel, finissait aussi par s'en res-
sentir. Puis je lisais dans les yeux bruns et francs de Lilian une
expression d'incrédulité qui me mettait fort mal à l'aise. Devant
l'abîme qui s'ouvrait sous mes pas , je pris le parti désespéré
d'éclaircir la situation, en provoquant une explication. Un certain
dimanche , que nous revenions de l'église à la brune , je lui fis
l'aveu de mon amour ; elle écouta ma déclaration en proie à une
vive émotion. A. la fin, elle murmura qu'elle ne pouvait agréer mes
vœux à moins que.., non, ajouta-t-elle vivement, c'est impossible 1
— Vous avez dit, à moins que... à moins que quoi? repris-je
avec feu. Lilian, miss Roseblade, depuis un certain temps, je ne sais
ce qui se passe entre nous : dites-moi de grâce la vérité.
— Tenez-vous réellement à la savoir? dit-elle en jetant sur moi
un regard voilé de larmes, alors je vais vous l'avouer... C'est à cause
de Bingo...
Je reculai épouvanté. Savait-elle donc la vérité, ou la soupçon-
nait-elle seulement? Je résolus de m'en assurer. — Qu'y a-t-il de
commun entre Bingo et nous? dis-je d'un ton un peu vif.
— Vous ne l'avez jamais aimé ! répondit-elle en sanglotant, vous
ne pouvez le nier.
A ces mots, je me sentis soulagé, car je craignais bien pis encore.
— Non, répondis-je avec franchise, non, c'est vrai, je n'ai jamais
aimé Bingo ; mais Bingo me le rendait bien, vous le savez ; il ne guet-
tait que l'occasion de se jeter sur moi... Vous ne me chercherez
certainement pas querelle pour cela?
— Oh! non, pas pour cela, dit-elle; seulement je me demande
pourquoi vous prétendez maintenant tant aimer Bingo et tant dési-
rer son retour? Mon oncle et ma tante croient à la sincérité de vos
sentimens; moi, non. Je suis sûre que vous ne seriez pas du tout
content de le revoir ici,., car si vous y teniez, rien ne vous serait
plus facile que de le retrouver.
— Moi!.. Que voulez-vous dire? m'écriai-je d'une voix entrecou-
pée. Comment pourrais-je le retrouver? ^
J'étais plus mort que vif en attendant sa réponse.
— Du moment que vous êtes dans les fonctions publiques, con-
tinua-t-elle, rien ne vous serait plus facile que de mettre le gouver-
nement sur la piste de Bingo; à quoi donc alors le gouvernement
est-il bon? Il y a longtemps que M. Travers l'aurait retrouvé si je l'en
avais prié.
Cet enfantillage de Lilian ne faisait que la rendre plus adorable à
mes yeux; ce qui me déplaisait beaucoup, par exemple, c'était
l'allusion qu'elle avait faite à M. Travers, un jeune avocat qui demeu-
LE CANICHE NOIR. 889
raitavecsa sœur dans un cottage des environs. J'avais déjà trop sou-
vent constaté qu'il ne regardait pas Lilian d'un œil indiHerent.
Heureusement qu'il était alors absent pour affaire de son métier.
Et li'ailleurs n'eût-il pas eu lui-même de la peine, et beaucoup, à
retrouver Bingo? J'avais une véritable satisfaction à me le répéter.
— Vous êtes bien sévère et bien exigeante pour moi, Lilian ; mais,
de grâce, dites-moi ce qu'il faut que je fasse; parlez et vous serez
obéie.
— Ra... ramener Bingo! s'écria-t-elle.
— Ramener Bingo! répétai-je consterné; mais qui sait s'il n'est
pas impossible de le retrouver? il n'est peut-être plus dans le pays!
il est peut-être mort!
— Non ! non ! non !.. ni l'un ni l'autre, croyez-m'en. Ah ! quand je
vous entends répéter sur tous les tons que vous aimez Bingo et que,
d'un autre côté, je ne vous vois rien faire pour le retrouver, je ne
puis m'empêcher de douter de votre sincérité, et j'en resterai tou-
jours là tant que vous ne l'aurez pas ramené au bercail.
Inutile de discuter avec elle : je savais maintenant que j'avais
affaire à une douce entêtée, qui ne se rendait pas facilement... Peut-
être aussi avait-elle pris cet expédient comme moyen dilatoire... Je
la quittai le cœur navré. 11 était évident que, si je ne parvenais pas
à lui ramener Bingo dans un très court délai, M. Travers verrait
toutes les chances tourner en sa faveur, — et Bingo était mort ! Je ne
jetai pas, néanmoins, le manche après la cognée. Si je pouvais du
moins persuader à Lilian que je faisais réellement tous mes efforts
pour retrouver l'objet perdu, elle finirait peut-être par se laisser
toucher et me dispenser de le lui rapporter. Je me mis donc en cam-
pagne, allant voir des chiens de toute dimension, de toute race, de
toute couleur; je dépensai des sommes considérables en annonces
dans les journaux, ayant soin bien entendu de tenir Lilian au courant
de mes pas et démarches, hélas ! toujours inutiles. Mais rien ne
pouvait la gagner, et tout ce que je pus en obtenir fut cette phrase
plus ou moins encourageante :
— Avec de la persévérance j'ai la conviction que vous parviendrez
à retrouver Bingo.
Je mè promenais une fois dans le quartier, fort laid et fort sale,
situé entre Bowstreet et High Holborn, quand j'aperçus, dans la
montre d'un petit costumier de théâtre, une affiche annonçant qu'à
une certaine date, un caniche noir avait suivi un gentleman, et
qu'au cas où le chien ne serait pas réclamé et où celui qui l'avait
trouvé ne recevrait pas la récompense protnise, l'animal serait vendu
pour payer les frais. J'entrai; je pris un spécimen de l'affiche pour
le montrer à LiUan, puis je me rendis à l'adresse indiquée.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
L'individu que le chien avait suivi s'appelait M. Blagg. Il tenait
une petite boutique dans Endell-street et se qualifiait de charmeur
d'oiseaux, bien que personne n'eût moins que lui le physique de
l'emploi. C'était un grand gaillard de mauvaise apparence, coiffé
d'une toque de fourrure, le nez en pied de marmite et des yeux
rouges percés avec une vrille.
Lorsqu'il sut le motif qui m'amenait, il me fit entrer dans une
pièce remplie de petites cages en bois, en fil de fer, en osier, toutes
grouillantes de vie, et de là dans une cour de derrière, où se trou-
vaient deux ou trois chenils et des tonneaux :
Le voilà ! me cria-t-il en me montrant du doigt un chien au
fond du tonneau le plus éloigné ; il m'a suivi depuis Kensington
jusqu'ici. A.lIons, Kim ! allons !
Je vis alors sortir de sa retraite, rampant, grognant, traînant sa
chaîne, un chien exactement pareil à celui que j'avais tué quelques
jours auparavant. Pour le coup, je crus être en présence d'un spectre,
tant la ressemblance était extraordinaire, même dans les moindres
détails: mèches de poil ménagées par-ci par-là sur les flancs,
oreille à moitié fendue. Bien qu'à mes yeux, deux caniches noirs de
mêmes proportions doivent forcément se ressembler comme deux
gouttes d'encre, je n'en étais pas moins stupéfait de celte confor-
mité. Il me parut, en ce moment, qu'une nouvelle chance m'était
offerte de posséder à tout jamais la plus jolie fille du monde, et je
me prorais d'en profiter, me donnant pour prétexte et pour excuse
que j'allais rendre le bonheur et la joie à Shuturgarden.
Un peu de hardiesse, un mensonge encore (mais le dernier) et
je serais libre enfin de ne plus jamais dire que la vérité, rien que la
vérité. William Blagg m'ayant fait cette question :
— Est-ce là votre chien ?
Je répondis sans hésiter :
— Oui, c'est bien lui!
— 11 ne témoigne pas grande joie à vous revoir, dit M. Blagg,
pendant que le caniche me regardait d'un air plus qu'indifférent.
— Oh ! ce n'est pas mon chien à moi , mais celui d'un de mes
amis.
— Qui sait si vous n'êtes pas le jouet d'une illusion ? reprit-il,
après m'avoir dévisagé d'une singulière façon. Je ne voudrais pas
m'exposer à courir des risques... Ce soir même, je devais me pré-
senter à Wistaria Villa, où l'on a perdu, paraît-il, un caniche qui,
d'après la description, me semble en tout point conforme à celui-ci.
— C'est moi-même qui ai fait insérer cette annonce dans les jour-
naux, m'écnai-je vivement.
11 fixa de nouveau sur moi ses yeux défians, puis reprit :
LE CANICHE NOIR. 891
— Je ne saurais me séparer d'un caniche de cette valeur sans
avoir au moins quelque preuve de votre identité,
— Yoilà ma carte; cela vous sulTit-il?
Il la prit, la tourna, retourna, épelant même le nom pour plus
de sûreté ; mais il était clair que le vieux renard se disait que, si
j'avais perdu un chien, ce n'était pas celui-là. Mettant ma carte
dans sa poche, il ajouta :
— Vous comprenez que si je consens à vous remettre ce chien,
il faut que ma responsabilité soit sauve; je n'entends pas m'attirer
des désagrémens. Vous avez donc le choix : ou laisser ici le caniche
quelques jours encore, ou l'emmener de suite en payant en consé-
quence.
Il me tardait trop de sortir au plus tôt de cette atroce affaire
pour hésiter un instant. Lilian ne valait-elle pas mille fois mieux
que tout l'or du monde? J'affirmai de nouveau à M. Blagg que ce
caniche était bien celui que je cherchais, mais que je ne lui donne-
rais pas moins ce qu'il voudrait pour l'emmener tout de suite. Le
marché conclu, je payai et je partis, suivi du fameux duplicata
que j'espérais faire passer à Shuturgarden pour le regretté caniche.
Il est incontestable que j'étais dans mon tort : entre voler un
chien et l'action que j'avais commise, la différence me parait peu
appréciable... Mais que voulez-vous? j'étais exaspéré,., désespéré,
fou ! Je voyais Lilian à jamais perdue pour moi si je ne saisissais
cette dernière planche de salut... La tentation était trop grande
et, comme je n'en étais plus à faire mon premier pas dans la mau-
vaise voie (le seul qui coûte, d'après le proverbe), j'y succombai.
Lecteurs, soyez assez généreux pour m'accorder le bénéfice des
circonstances atténuantes et pour mêler un peu de pitié à votre
mépris !
Ce jour-là, ayant dîné en ville, je pris l'un des trains du soir
pour revenir chez moi avec ma nouvelle acquisition; l'animal
eut une conduite irréprochable pendant tout le trajet; ce n'était
pas une bête à se compromettre par quelque manque flagrant de
savoir-vivre : doux, obéissant, il offrait, sous le rapport du carac-
tère, le contraste le plus frappant avec celui de son semblable.
Malgré cela, je trouvais qu'il me regardait noir, comme si le rôle
qu'il était appelé à jouer ne souriait pas à sa nature droite et sans
détour. Condescendrait-il à me seconder dans mes plans? Sa res-
semblance avec Bingo était si trompeuse que je courais, en défini-
tive, bien peu de risque que ma fraude fût démasquée.
Lne fois arrivé à la maison , je mis le collier d'argent de feu
Bingo autour du cou de son sosie, me félicitant de la prévoyance
dont j'avais fait preuve dans la circonstance. Je le conduisis ensuite
802 REVUE DES DEUX MONDES.
à ma mère, qui l'accepta, sans la moindre hésitation, pour ce qu'il
semblait être; quoique cette première épreuve fût déjà très encou-
rageante, elle n'était pas décisive, le chien apocryphe ayant encore
à passer par l'examen minutieux de trois paires d'yeux, qui connais-
saient pour ainsi dire chaque brin de poil du vrai caniche. Toutefois
je ne pouvais me décider à aller remettre en personne le faux Bingo
à mes voisins; après lui avoir donné à souper, je l'attachai sur la
pelouse, où il passa toute la nuit à gémir, à aboyer et à creuser
des trous dans les plates-bandes. Le lendemain matin, j'écrivis
deux billets : l'un à M'^ Currie pour lui dire combien j'étais heureux
de ma trouvaille; l'autre à Lilian, qui contenait seulement ces mots :
« Croirez-vous maintenant à ma sincérité? » Après les avoir atta-
chés tous les deux au cou du caniche, je le fis passer par-dessus
le mur dans le jardin du colonel, un instant avant de prendre le
train qui devait me conduire à mon bureau.
Qeand je rentrai le soir à la maison, j'étais dans un état d'anxiété
indescriptible... Je pris le chemin le plus long..., tremblant à
chaque pas d'apercevoir le colonel, ou sa femme, ou sa nièce : je
me demandais si ma supercherie avait réussi, ou si le caniche m'avait
trahi... Mes inquiétudes se dissipèrent comme par enchantement
aux premières paroles de ma mère :
— Vous ne sauriez vous imaginer, dit-elle dès que j'entrai dans
sa chambre, la joie de ces pauvres Currie en revoyant Bit)go. Ils
vous portent tous au pinacle et parlent de vous dans les termes les
plus flatteurs, les plus émus, — surtout Lilian, la pauvre enfant ! Ils
projetaient de vous avoir à dîner aujourd'hui, mais je les ai enga-
gés à venir ici, et il est convenu qu'ils amèneront Bingo avec eux,
afin qu'il puisse aussi vous faire ses amitiés... Ah ! à propos, ajoutâ-
t-elle, j'ai rencontré Franck Travers; il revient de voyage... Je l'ai
également prié d'être des nôtres.
Je respirais enfin! J'avais joué un jeu désespéré, mais la par-
tie était gagnée. J'aurais bien préféré, à coup sûr, que ma mère
n'eût pas invité Travers ce soir-là, mais qu'avais-je à craindre main-
tenant ?
Le colonel, sa femme et sa nièce arrivèrent les premiers; M. et
M" Currie m'accablèrent de remercîmens; j'étais littéralement con-
fus. Lilian m'aborda les yeux baissés; une aimable rougeur cou-
vrait ses joues, mais elle ne m'adressa pas la parole; cinq minutes
après, je l'emmenai dans la serre sous prétexte de voir un nouveau
bégonia; après avoir timidement posé sa main sur ma manche, elle
me dit à voix basse :
— Mr. Weatherhead, Algernon, me pardonnerez-vous d'avoir été
si injuste avec vous?
LE CANICHE NOIR, 893
Je l'assurai que je lui pardonnais de toute mon âme. Nous ne
nous éternisâmes pas dans la serre, mais avant d'en sortir, Lilian
avait consenti à faire le bonheur de ma vie.
Au salon, nous trouvâmes Travers, à qui l'on venait de raconter
l'histoire de Bingo. Chacun put alors être frappé de la physiono-
mie découragée de mon ancien rival, de l'expression triomphante
de la mienne et de l'attitude tendre et rêveuse de Lilian. Pauvre
Travers! Bien qu'il n'eût pas mes sympathies, j'étais gêné de son
embarras. C'était le type accompli de l'avocat d'avenir : grand,
mince, d'un extérieur agréable. Ses yeux pleins de feu, sa bouche
mobile, se prêtaient à exprimer les sentimens les plus divers, et
même les plus contradictoires. Doué d'une grande verve et d'une
remarquable facilité d'élocution, sa conversation aurait pu exercer
un véritable charme, s'il eût seulement été plus avare de ses paroles.
Mais pourquoi me préoccuper encore des avantages de ce rival
désarmé? S étant parfaitement rendu compte de la position, il
resta ce soir-là, par exception, muet comme un coffre, poussant
seulement, entre chaque service, des soupirs à fendre les rochers,
et qui ne pouvaient passer inaperçus de personne.
— Quelle bonne action vous avez faite! me dit le colonel. Vous
ne saurez jamais à quel point j'étais attaché à mon chien, combien
il me manquait... J'avais perdu toute espérance de le revoir.
Figurez-vous, Travers, que Mr. Weatherhead a mis littéralement
Londres à sac pour retrouver Bingo ; je n'oublierai jamais cette
preuve de dévoûment, de cœur...
Je lus sur le visage de Travers qu'il se disait qu'en moitié moins
de temps, il aurait pu trouver cinquante Bingos, pour peu qu'il y
eût songé. Il sourit d'un air mélancolique, tout en paraissant s'as-
socier aux paroles du colonel. Au fond cependant, il n'était occupé
que d'une chose : étudier ma physionomie, pour y lire ce qui se
passait dans mon âme.
— Je ne saurais vous dire, répétait de son côté M'^ Currie à ma
mère, combien l'émotion du pauvre Bingo en arrivant chez lui
était touchante; il frôlait tous les meubles comme pour recon-
naître chacun d'eux en particulier ; il a paru positivement stupé-
fait que nous nous soyons permis d enlever son divan favori du
salon. Ah! comme il avait l'air penaud de son escapade! C'est à
peine s'il ose approcher quand Jean l'appelle. 11 a passé toute sa
matinée sous un fauteuil dans le hall; impossible de l'amener ici;
nous avons dû le laisser au jardin.
— Il a l'air tout mélancolique depuis ce matin, dit Lilian, à son
tour; il n'a encore mordu personnel
— Oh ! je ne lui donne pas deux jours pour qu'il reprenne toutes
894 REVDE DES DEUX MONDES.
ses habitudes et qu'il aille faire le sabbat avec les chats, s'écria le
colonel.
— Ah ! ces maudits chats ! riposta ma mère ; Algy, vous ne leur
avez pas fait la chasse ces jours-ci, et ils sont plus insupportables
que jamais; votre fusil à vent doit se rouiller.
En ce moment, je priai le colonel de passer le vin de Bordeaux.
Quelle ingénieuse idée ! s'écria Travers avec la voix timbrée et
vibrante des gens du barreau. Ltes-vous heureux à ce genre de
chasse?.. Ah! un fusil à vent pour tuer les chats.. Ah! ah! ah!..
Et il se tordait littéralement de rire.
— Très heureux ! répliquai-je en rougissant jusqu'au blanc des
yeux!
— Algy est un excellent fusil, continua ma bonne et naïve mère.
Quand nous habitions Hammersmith, il avait un revolver et s'amu-
sait, après avoir jeté des miettes de pain dans le jardin, à tirer sur
les moineaux par une des fenêtres de la cuisine.
Le colonel, sur qui ces souvenirs sportiques ne faisaient pas
grand effet, s'écria : — Surtout n'allez pas vous tromper et tuer Bingo;
vous en auriez presque le droit, mais, je vous en prie, n'en usez
pas. Je ne pourrais passer deux fois par semblable épreuve.
— Si vous ne voulez plus rien accepter, m'empressai-je de dire
au colonel et à Travers, je vous proposerai d'aller prendre l'air au
jardin"; il fera plus frais qu'ici.
J'étouffais, et pour cause, dans la maison.
Je confiai à Travers l'agréable devoir de tenir compagnie aux
dames; maintenant, je n'avais plus rien à craindre de lui; je pro-
fitai de l'occasion, en arpentant une des allées du jardin, pour solli-
citer du colonel son consentement à mon mariage avec son ado-
rable nièce.
— Il n'existe pas dans le royaume-uni de la Grande-Bretagne et
d'Irlande un autre homme à qui je donnerais la préférence, me
répondit-il en me serrant la main. Aux qualités les plus sérieuses de
l'esprit vous joignez celles du cœur; quant à l'argent, bien qu'on
dise que la richesse ne fait pas le bonheur, soyez sûr que Lilian ne
vous arrivera pas sans le sou. Vous n'avez pas l'idée, mon ami, à
quel point, ma femme et moi, nous vous sommes reconnaissans de
ce que vous avez fait pour nous. Mais qu'est-ce qui prend donc à
Bingo? qu'est-ce qu'il a?.. Voyez donc.
A ma stupéfaction profonde, inénarrable, j'aperçus, en effet, le
caniche qui, après être resté quelque temps caché sous la table à
thé, était allé se poster dans un endroit bien en vue et se tenait
debout sur la tête, les pattes en l'air. Chacun se rapprocha pour
le mieux regarder se balancerjdans cette position anormale.
LE CANICHE NOIH. 895
— Miséricorde! s'écria M'* Gurrie en se voilant la face, je n'ai
jamais vu Bingo se livrer à de pareilles facéties.
— A coup sûr, ce n'est pas moi, repartit le colonel, qui lui ai
appris ces exercices-là.
— Je suppose, repris-je vivement (vous connaissez tous aussi
bien que moi, pour ne pas dire mieux, son tempérament nerveux
et surexcilable), qu'il est renversé de joie de se retrouver ici.
On accepta sans protester cette explication des ébats de Bingo.
J'étais bien convaincu d'ailleurs qu'on lui accorderait sans difficulté
toutes les indulgences que mérite une organisation impressionnable
à l'excès. Je sentais néanmoins que j'étais perdu si ce caniche con-
tinuait ses pirouettes, car le vrai Bingo n'avait jamais posé pour le
chien savant,
— Je ne m'explique pas, dit Travers d'un ton méditatif, com-
ment ce Bingo se tient ainsi en équilibre. Mais en voilà bien une
autre! s'écria-t-il ; moi qui avais toujours cru que c'était l'oreille
droite qu'il avait fendue !
— En effet, vous avez raison, répliqua le colonel. Après tout,
ajouta-t-il vivement, c'était peut-être bien la gauche... Je croyais
pourtant, comme vous, que c'était la droite.
Ah! quel saisissement j'éprouvai à ces mots! J'avais, hélas!
complètement oubhé ce détail capital.
— Non, me hàtai-je de dire, c'était positivement la gauche; je le
sais pertinemment, m'étant souvent dit qu'il était étrange que ce
ne fût pas la droite plutôt que l'autre.
Je me jurais in petto que c'était le dernier de mes mensonges.
— Pourquoi étrange? suggéra Travers avec une finesse socra-
tique.
— Je ne me pique pas de vous l'expliquer, mon cher, répli-
quai-je impatienté; tout ne paraît-il pas étrange quand on va au
fond des choses?
— Algyrnon, dit Lilian à son tour, voudriez-vous, je vous prie,
nous raconter où et comment vous avez retrouvé Bingo? M. Travers
est fort curieux de l'apprendre.
Je ne pouvais guère refuser; je pris un siège et brodai une his-
toire de mon mieux. Je dépeignis Blagg, le charmeur d'oiseaux,
plus gros et plus noir qu'il n'était en réalité; puis je décrivis d'une
façon émouvante une scène de rue dramatique, où, ayant reconnu
le chien à son collier, je l'avais réclamé, enlevé, emporté envers et
contre tous. Tout en faisant mon récit à la clarté 'les étoiles, j'eus
la vive salis'action de voir Travers se mordre les lèvres et de sentir
la petite main de Lilîan se glisser dans la mienne. J'étais arrivé au
point le plus intéressant de ma narration, lorsque le chien se mit
896 REVUE DES DEUX MONDES.
à aboyer avec frénésie devant la haie qui séparait notre jardin de
la route.
— Il y a un homme là-bas, dit Lilian, qui a tout l'air d'un étran-
ger, et Bingo a horreur des étrangers.
Sans me rendre compte de la cause de mon émotion, je me sentis
près de me trouver mal.
— Ne craignez rien, cria le colonel au nouveau-venu, le chien
ne peut vous mordre, à moins qu'il n'y ait un trou dans la haie.
L'étranger ôta son chapeau de paille, en disant avec un accent
français très prononcé :
— Ah! ce n'est pas à moi qu'il en veut, allez! Je voudrais parler
à M. Weatherhead.
Je compris qu'il était plus prudent de me rapprocher de la haie
et de causer à voix basse avec le Français.
C'était un petit homme trapu, au teint coloré, aux yeux noirs,
— C'est moi qui suis M. Weatherhead, répondis-je avec le sang-
froid d'un pick-pocket pris en flagrant délit. Qu'y a-t-il pour votre
service?
— Celui de me rendre mon chien, qui est dans votre jardin.
Némésis se faisait enfin entendre par la voix, d'un propriétaire
rival. Je me sentis d'abord désarçonné; puis, ayant repris mes
aplombs, je répondis :
— Je crois que vous faites erreur; ce chien n*est pas à moi,
mais à l'un de mes amis.
— Je le sais, risposta-t-il ; il s'agit d'une autre méprise.
— En tout cas, ce n'est pas mon afiaire, puisqu'il n'est pas à
moi, mais bien à ce monsieur que vous voyez d'ici, dis-je en indi-
quant le colonel. — Je sentais que je devais sans tarder mêler son
nom à l'affaire.
— Je vous répète que vous vous trompez, reprit le Français d'un
ton bourru ; ce chien est mon chien, je n'en démordrai pas ; c'est
bien ici que l'on m'a envoyé. C'est bien voire nom, n'est-il pas
vrai? ajouta-t-il en me montrant ma carte, celle que j'avais eu la
sottise de laisser entre les mains de Blagg. Le vieux coquin n'avait
pas tardé à s'en (aire une arme, pour gagner double récompense
en metiant immédiatement le véritable propriétaire sur ma piste.
Je me décidai a appeler le colonel à la rescousse.
— De quoi s'agit-il? s'écria-t-il, en ne faisant qu'un bond de sa
place jusqu'à moi. — Tous les autres le suivirent tour à tour. Le
Français salua chacun poliment et dit :
— Bien fâché de vous déranger, mais voici ce qui m'amène : je
vous adirme, toi d'honnête homme! que ce caniche est à moi. Or,
quand je le réclame à monsieur comme mon bien, il prétend que
LE CANICHE NOIR. 897
ce n'est pas son affaire, mais la vôtre, parce que ce chien vous
appartient.
— Certainement, s'écria le colonel en prenant une voix de com-
mandement; il n'y a pas à m'y tromper; il était tout jeune quand
on me l'a donné. N'est-ce pas, Bingo, que vous connaissez bien
votre maître?
Au lieu de se rapprocher du colonel et de répondre à son invite,
le caniche faisait des bonds fantastiques pour aller rejoindre l'étran-
ger de l'autre côté de la haie.
Pas besoin n'était d'un Salomon pour dire qui était le vrai pro-
priétaire.
— Je vous répète que c'est mon chien, mon Azor; vous voyez bien
qu'il me reconnaît. Je l'ai perdu il y a trois ou quatre jours. Ayant
lu dans un journal qu'on l'avait retrouvé, je me suis rendu à l'adresse
indiquée, et là, j'ai appris qu'il avait été réclamé par monsieur. Voilà
comment je suis venu ici et comment j'y retrouve mon caniche.
— Qu'est-ce qui prouve que c'est votre caniche? s'écria le colo-
nel ; moi je vous donne ma parole d'honneur que c'est le mien...
Fournissez vos preuves... C'est toujours ainsi qu'on procède, n'est-il
pas vrai, Travers?
— Certainement, répliqua Travers d'un air capable ; affirmation
n'est pas preuve.
— Votre caniche a-t-il quelques talens? ajouta le Français. Sait-il
faire des tours d'adresse?
— Non, certes, riposta le colonel; je ne puis pas supporter les
chiens savans. Bingo n'a aucun de ces ridicules.
— Ah! s'il en est ainsi, attention, je vous prie, à ce qui va se
passer. Azor, mon chou, ddnse donc un peu!
Et l'étranger siflla un air, sur lequel l'infernal caniche fit tout le
tour du jardin sur ses jambes de derrière. On suivait d'une des
fenêtres du salon tous ses mouvemens avec stupéfaction.
— 11 danse comme un vrai saltimbanque ! s'écria le colonel con-
sterné ; malgré cela, ce n'en est pas moins maître Bingo.
— Vous n'êtes pas convaincu? Alors continuons. Azor, ici !.. Pour
Bismarck, Azor ! — Le caniche se mit à aboyer avec furie. — Pour
Gambelta, Azor I — Le caniche agita sa queue en se Hvrant à maintes
gambades d'une gaîté folle. — Meurs pour la patrie, Azor!
A ces mots, l'animal trop savant tomba inerte par terre comme
s'il venait d'être frappé par une balle ennemie.
— Où Bingo a-t-il pu apprendre tout ce français? dit Lilian.
— Et toute cette histoire de France? ajouta le perfide Travers.
— Faut-il lui ordonner encore de se coucher ou de sauter?
demanda le Français.
TOMB UT. — 1882. 67
898 REVUE DES DEUX MONDES.
— iNous avons déjà vu tout cela, répondit le colonel sur \m ton
négatif; je ne sais plus que penser, ajouta-t-il mélancoliquement,
mais rien ne peut me persuader cependant que ce n'est pas Bingo
en chair et en os.
Je résolus alors de jouer ma dernière carte. « Voulez- vous venir
un instant à la maison? dis-je au Français; nous pourrons peut-être
mieux nous entendre de près que de loin. » Mon véritable but était
de lui demander à quel prix il consentirait à faire l'abandon de ses
droits sur le caniche et à en laisser la jouissance au colonel. Cette
proposition lui fit l'effet d'une véritable insulte; il me répondit d'une
voix émue que ce chien était l'orgueil et la consolation de sa vie
(il paraît que tous les caniches noirs sont destinés à jouer ce rôle
dans le monde) et qu'il ne s'en séparerait ni pour or ni pour argent.
— Figurez-vous, s'empressa>-t-il de dire, dès que nous eûmes
rejoint le colonel et les autres, qxie ce gentleman vient de m' offrir
de l'argent en échange de mon chien. Est-il une meilleure preuve
qu'il le considère comme étant à moi? Après cela, il me semble
qu'il n'y a plus rien à ajouter.
— Gomment! s'écria le colonel, auriez-vous donc, vous aussi,
perdu la foi?
Voyant qu'il n'y avait rien à espérer du Français et que ce que
j'avais de mieux à faire était de l'éloigner au plus vite, je me hasar-
dai à dire :
— J'aurai été trompé par l'extrême ressembliince.- Après mûre
réflexion, je ne crois plus, décidément, que ce soit Bingo.
— Et vous, Travers, quelle est votre opinion? demanda le colonel.
— Moi, répliqua l'avocat d'un ton cassant, puisque vous désirez
le savoir, je vous dirai que je ne m'y suis jamais laissé prendre...
— A première vue, continua le colonel, il m'avait également sem-
blé que ce n'était pas Bingo, mais ce que je ne puis comprendre,
c'est que ma femme et ma nièce aient pu s'y laisser tromper.
M" Gurrie et Lilian protestèrent à leur tour de leur incrédulité.
— Alors vous me permettez de l'emmener? dit le Français.
— Certainement, riposta le colonel.
Après quelques excuses, l'étranger filait tout triomphant, suivi
de son caniche, qui ne paraissait pas moins heureux d'avoir enfin
retrouvé son vrai maître.
Le colonel, posiant affectueusement la main sur mon épaule, me
dit :
— Ne prenez pas la chose si au tragique, mon ami ; vous avez
tout fait pour le mieux. Vous aurez été le jouet d'une ressemblance
qui devait faire illusion à tous ceux qui ne connaissaient pas Bingo
comme nous le connaissions.
LE CANICHE NOIR. 899
Au même instant, reparaissait au-dessus de la haie la tête du
Français.
— Mille excuses devons déranger encore ! dit-il, mais voici que je
trouve au cou de mon chien quelque chose qui ne lui appartient pas ;
souffrez que je vous le rende.
C'était le collier de Bingo. Travers le prit et nous l'apporta.
— Ne nous aviez-vous pas dit que ce collier était au cou du
caniche quand vous l'avez trouvé? me demanda-t-il.
Encore un mensonge à faire ! Moi qui étais si fatigué de mentir !
— Oui, répondis-je, avec un certain embarras, il y était en effet.
— Inouï I prodigieux! s'écria Travers. Il n'y a pas à douter que
ce soit un caniche apocryphe; mais qu'on le trouve portant le collier
du vrai caniche, voilà qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer de
plus incroyable ! de plus étrange ! de plus invraisemblable ! Gom-
ment expliquer cela? Gomment l'expliquez-vous , Mr. Weatherhead,
je vous prie?
— Mon cher, répondis-je, je ne suis pas ici à la barre, appelé
comme témoin. Je n'y vois d'ailleurs qu'une simple coïncidence...
— Ge n'est pas moins de la dernière importance, dit Travers avec
un sérieux qui me paraissait trop affecté pour être sincère. Tenez,
écoutez-moi et suivez bien mon raisonnement : Un chien a été perdu
portant à son cou un collier d'argent avec son nom gravé dessus.
Quelques jours après, le dit collier se trouve au cou d'un autre
chien. Eh bien! avec cette pièce à conviction nous avons toute
chance de voir nos recherches suivies de succès ; il s'agit seulement
de se rappeler par le menu comment les choses se sont passées :
voilà une afïaire comme je les aime !
Je n'en pouvais dire autant !
— Je vous prierai de m'excuser, repris-je d'un air assez penaud,
je ne me sens pas très bien ce soir.
Je fus très reconnaissant à Lilian du regard sympathique qu'elle me
jeta en ce moment. C'en était assez pour me rendre quelque courage.
— Oui, dit le colonel, nous reviendrons demain pour causer
ensemble de cette affaire. Mais voilà de nouveau ce Français et son
chien. Que diable veut-il encore?
C'était bien lui, en effet; il revenait vers nous en se dandinant;
son visage grimaçant exprimait une joie sardonique.
— J'ai encore d'autres excuses à vous faire, dit-il, pour les dé-
gâts que mon chien s'est permis de faire dans votre jardin.
Je l'assurai que je n'y attachais pas la moindre importance.
— Je crois, reprit-il, en clignotant les yeux d'un air malin, que
vous ne direz plus cela quand vous aurez regardé le trou dont il
s'agit. Puis il ajouta d'un ton plus élevé: C'est à vous tous, ici pré-
900 REVUE DES DEUX MONDES.
sens, que je m'adresse. Écoutez ce que je vais vous dire : Quelque-
fois on cherche bien loin ce qui est tout près de soi... Ah! ah! ah!..
Et il s'éloigna en éclatant de rire.
Je me sentais glacé de terreur.
— Je ne comprends rien à ses paroles, dit le colonel, et je suis
d'avis d'aller voir ce qu'elles signifient. J'arrivai le premier sur les
lieux, m'imaginant bien que la dernière phrase du Français avait
quelque sens caché et redoutable. 11 faisait encore assez clair pour
me permettre de distinguer un objet à la vue duquel je pensai m'éva-
nouir d'horreur. Le maudit caniche dont j'avais eu la mauvaise foi
de vouloir imposer la propriété au colonel avait dû enfouir la veille
les restes de son souper dans le jardin, près de l'endroit où j'avais
enterré Bingo peu de temps auparavant, et en voulant retrouver
des os, il avait t'ait revenir à la surface ma malheureuse victime !
Un cadavre gisait là, sur le bord même du trou. Le temps avait déjà
exercé ses terribles ravages sur la carcasse de la pauvre bête, qui,
toute décomposée qu'elle fût, n'en était pas moins encore parfaite-
ment reconnaissable aux yeux de l'affection.
— Eh bien! c'est... c'est tout simplement un trou, dis-je en me
plaçant au travers de l'orifice... Ce n'est rien... rien du tout!
— Je doute que ce ne soit rien pour vous, Mr. Algernon Wea-
therhead, esq., me dit tout bas Travers, d'un ton ironique de mau-
vais aloi.
— Étes-vous sûr que le chien n'ait pas abîmé vos massifs? me
demanda le colonel.
— Non, au contraire, répliquai-je sottement. Si nous rentrions à la
maison? Ne trouvez-vous pas qu'il fait trop frais dehors maintenant?
Le colo[iel, qui avait fini par se rapprocher du fatal trou, s'écria :
— Mais venez donc voir un peu... Qu'y a-t-il donc là?
Lilian, placée à côté de lui, poussa un cri aigu... Cher oncle,
dit-elle, ah! voilà... voilà enfin le pauvre vrai Bingo!
Le colonel, se tournant vivement vers moi, m'interpella en ces
termes :
— Entendez- vous ce que dit ma nièce, Mr. Weatherhead ? Par-
lez, de grâce, est-ce Bingo, oui ou non?
Je me décidai enfin à tout avouer. Oui, murmurai-je presque
tout bas et en me laissant tomber lourdement sur un banc du jar-
din... Oui, c'est Bingo... Le malheur... l'a voulu... je... je l'ai tué,
involontairement, bien entendu !
Cet aveu tardif produisit l'effet d'un véritable coup de théâtre ;
tous se disaient que je les avais joués, trompés et me condamnaient
sans pitié. Aujourd'hui encore je rougis de honte et les joues me
brûlent de confusion lorsque je me rappelle cette scène : le colonel
LE CANICHE NOIR. 901
déchargeant sur ma lête les épithètes les plus injurieuses... Lilian
les reproches les plus passionnés... pendant que M" Currie, stupé-
faite, consternée, semblait changée en tête de Méduse !
Je ne cherchai pas à me défendre; car si je n'étais pas aussi
coupable que j'en avais l'air, la colère de mes voisins n'était néan-
moins que trop facile à comprendre.
Soit par délicatesse, ou pour ne pas s'exposer à être pris d'un
fou rire, Travers s'éclipsa le premier ; puis la famille Currie se rap-
procha en silence du banc sur lequel j'étais assis, et chacun, pour
tout adieu, me fit un signe de tête qui n'était, hélas! que trop signi-
ficatif. Quand je n'aperçus plus rien de la blanche toilette de Lilian
dans le jardin, je posai ma tête sur la table et me pris à pleurer
comme un enfant.
Je demandai un congé et je fis un voyage... Le lendemain de mon
retour, tout en faisant ma barbe, je vis une petite plaque de marbre
placée contre le mur du jardin du colonel ; je pris ma lorgnette
et je lus, mais non sans hon*eur, l'inscription suivante :
A LA CHÈRE MEMOIRE
DE
BINGO
TUÉ CRUELLEMENT ET MYSTÉRIEUSEMENT
PAR UN VOISIN ET AMI
JUIN MDCCCLXXXII
Si ce récit tombe jamais sous les yeux de mon voisin, j'ose espé-
rer qu'il aura l'humanité ou d'enlever, ou de modifier cette plaque
commémorative. Je ne saurais dire ce que je souffre, lorsque j'en-
tends des amis curieux épeler les mots cités plus haut et surtout
lorsqu'ils insistent pour que je leur en explique le sens ! Il m'arrive
parfois de rencontrer les Currie dans le village. Lorsqu'ils passent
près de moi en détournant la tête, je sens la rougeur me monter au
front... Maintenant Travers se promène souvent, bien souvent avec
Lilian... 11 lui a donné un terrier.., je sais qu'ils prennent les plus
grandes précautions pour l'empêcher de se fourvoyer dans mon
jardin.
Je voudrais pouvoir leur dire qu'ils n'ont rien à redouter de moi.
... J'ai tué un chien!
F. Anstey.
(Tradjit par Hbphbll.)
LA
FEANCE AU FOUTA-DJALON
Ouvrir des régions nouvelles et riches au commerce français , y
créer des débouchés importans pour notre industrie nationale et
amener sur nos marchés des produits exotiques susceptibles d'une
application dans notre patrie, tels sont les trois termes d'un problème
dont la solution intéresse au plus haut point l'avenir économique de
notre pays. À une époque où chaque nation cherche non-seulement
à se suffire à elle-même, mais encore à produire au meilleur marché
possible, afin de pouvoir lutter contre la concurrence étrangère ; où
nous voyons les ttats-Unis commencer à exporter en Europe des
marchandises qu'ils recevaient jadis; où l'Allemagne et l'Italie, per-
fectionnant leur outillage, s'efforcent de rivaliser avec l'Angleterre et
la France, qui tenaient, il y a peu de temps encore, le premier rang
sur les marchés de l'étranger, nous croyons que la création de
débouchés nouveaux mérite d'être étudiée sérieusement.
Parmi les contrées dignes de l'attention du commerce français,
l'Afrique s'offre à nous tout d'abord. Notre situation en Algérie, les
efforts tentés au Sénégal, le peu de distance qui sépare nos prin-
cipaux ports de mer de l'une et l'autre de ces colonies merveil-
leusement placées pour attirer le transit de l'intérieur du continent
africain, nous imposent le devoir de ne pas nous laisser devancer
dans la lutte pacifique engagée entre les nations européennes pour
la conquête commerciale de ces régions.
Aujourd'hui que l'Angleterre tend à s'installer définitivement
sur les bords du INil, nous ne devons rien négliger de notre côté
pour nous assurer en Afrique une situation prépondérante.
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 903
Depuis quelques années, le gouvernement a encouragé les voyages
d'exploration destinés à nous faire connaître ce Soudan mystérieux
sur lequel on fonde de si grandes espérances. Le massacre de la mis-
sion Flatters a interrompu les études du tracé du chemin de fer trans-
saharien, et les difficultés survenues en Tunisie renvoient forcément
à plus tard toute tentative de communication de l'Algérie au Soudan
par le Sahara. Nous pensons qu'en attendant c'est vers le lac Tchad
que l'on doit se diriger. Là, d'après Barth, d'après le docteur Nach-
tigal, la population est dense, et les produits abondans pourraient
donner lieu à de fructueux échanges. La pacification de la Tunisie
permettra d'aborder cette question. La Tunisie, en effet, est mieux
placée que l'Algérie pour commercer avec les habitans du Bornou,
du Baguirmi et du Haoussa. Si le projet de M. Roudaire était d'une
exécution facile, il contribuerait puissamment à faciliter nos rela-
tions avec le Soudan. De la région des chotts au lac Tchad, par
Ghadâmès et Riiât, on suit une véritable ligne droite; ce serait le
tracé le plus court pour une voie ferrée. Les marchandises arrive-
raient sur les bords de la mer intérieure, d'où elles seraient trans-
portées rapidement à la métropole.
Pendant que l'on essayait d'arriver sur le Niger en partant dAl-
ger, plusieurs missions avaient été envoyées du Sénégal dans la
direction de Ségou. Un crédit avait été voté par les chambres pour
les études préliminaires d'un chemin de fer unissant Médine, port
français situé sur le fleuve Sénégal, à Bamako, sur le Djoliba
(Niger). — La mission Gallieni, puis la mission Desbordes, donnaient
des renseignemens complets sur les pays compris entre Bafoulabé,
point extrême occupé par nos soldats, et le pays de Ségou. Les
rapports remarquables des officiers chargés du levé topographique,
M. le capitaine Vallière et, après lui, M. le commandant Derrien,
démontrèrent la facilité qu'il y aurait à construire une voie ferrée.
Les travaux sont actuellement en cours d'exécution. Le parlement
vient, dans sa dernière session, de voter de nouveaux crédits pour
poursuivre cette entreprise.
La vallée de Ba-Khoy et celle de Ba-Oulé, que devra suivre le che-
min de fer, ne sont pas peuplées. Ces pays, dévastés par les guerres
religieuses au temps d'El-IIàdj Omar, le père d'Hamadou, roi actuel
de Ségou-Sikoro, sont dans un état peu florissant. Il est probable
qu'avec la paix, que notre présence doit anaener, les centres de
population augmenteront, de nouveaux villages s'élèveront dans le
voisinage du chemin de fer, et les habitans du Kaarta et du Bakbou-
nou, laissant une partie des leurs occupés à leurs louguns (champs),
viendront s'établir sur la route commerciale.
Au point de vue économique, il reste à savoir si l'on pourra créer
aisément des besoins chez ces peuples un peu primitifs, quels
904 REVUE DES DEUX MONDES.
seront ces besoins, et si le nombre des consommateurs sera consi-
dérable à un moment donné. Quant aux produits immédiats à expor-
ter, on ne trouvera rien tout d'abord. La présence du chemin de
fer décidera les noirs à travailler et à produire. Les premières
années d'exploitation seront peu fructueuses, mais il laut avoir
confiance dans le succès final. Ce chemin de fer ne sera pendant
longtemps utilisé que pour le ravitaillement des ports échelonnés
dans la vallée du Ba-Khoy. L'énergique colonel Desbordes, qui a
réussi à installer un poste à Makandiambougou (pays de Kiia), doit,
dans sa prochaine campagne, se rendre à Bamako, sur le Niger.
L'année 1883 verra le pavillon tricolore flotter sur les rives du
grand fleuve, et, au point de vue politique, on ne peut nier que la
voie ferrée en cours d'exécution ne soit d'une utilité indiscutable.
Certes l'entreprise est grandiose et pleine de difficultés. Un cli-
mat peu propice aux Européens, mais qui semble devenir plus clé-
ment à mesure que l'on pénètre dans l'intérieur, créera bien des
obstacles, ainsi que la difficulté de se procurer des travailleurs, les
Chinois ne pouvant être utilisés. Les Marocains et les Krounien suf-
firont à cette tâche. Si l'on ajoute la présence de la fièvre jaune au
Sénégal, qui contrarie chaque année l'arrivage du personnel et du
matériel, un fleuve dont le lit semé de bancs de sable n'est navigable
que pendant quelques mois, on appréciera le dévoûment patrio-
tique de ceux qui se sont consacrés à l'accomplissement de cette
œuvre. Les débuts sont pénibles; mais le jour prochain où nous
serons installés sur le Niger verra les difficultés s'aplanir d'elles-
mêmes, et la science de nos ingénieurs saura réaliser le magnifique
projet qui a été conçu.
La France ne cherche pas à conquérir ces contrées ; elle ne veut
qu'étendre ses relations amicales avec les peuples du Soudan, con-
naître les ressources qu'ils peuvent olTrir à notre industrie et les
faire profiter de notre civilisation. L'Européen ne pourra vivre que
d'une manière passagère dans ces pays fiévreux; le noir sera son
courtier naturel. Nous avons donc toutes raisons de faciliter le
développement de la race nègre et pas une de la détruire, comme
fout les Américains à l'égard des Indiens dans le Nouveau- VIonde. ■
Dans le Haut-Sénégal, le gouvernement français ne songe nullement
à faire la conquête du pays et <à s'établir par la force brutale : si
ce système est condamné avec raison par l'opinion publi(pie. il ne
l'est pas moins par la nature même de notre véritable intérêt. 11
s'agit simplement d'occuper par des postes -comptoirs quelques
points de la ligne qui va du Haut-Sénégal au Niger, puis de les relier
par une voie friréede 150 lieues qui deviendra le débouché des pro-
ductions du Soudan central.
Ce n'est pas par la force que nous nous établissons sur ces points ;
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 005
« les populations nous appellent, comprenant que nous ne voulons
que leur donner la paix et acheter leurs produits en échange des
marchandises dont elles ont besoin. » Cette citation, empruntée à
une brochure de M. le général Faidherbe, dont le nom est insépa-
rable de 1 histoire du Sénégal, montre la marche essentiellement
pacifique que le gouvernement a l'intention de suivre.
M. le docteur Quintin , l'intrépide compagnon de Mage, vient,
dans une étude très intéressante parue dans le Bulletin de la Société
de géographie, de donner son opinion sur la question du chemin
de fer du Soudan : « Loin de moi l'idée que l'entreprise de relier le
Sénégal au Niger par des voies ferrées ne puisse se réaliser; mais
ce que je tenais à démontrer, c'est qu'il serait téméraire de penser
que la seule influence d'IIamadou (roi de Ségou) pût nous sufiTu-e
pour traverser en maîtres l'intérieur de l'Afrique, et qu'il faut, au
contraire, s'attendre à ce que cet appui nous cause de grands obsta-
cles à mesure que nous approcherons du Niger. » Nous ne nous
occuperons pas dans cette étude de l'état politique des populations
du Haut-Niger, mais nous tenions à citer l'avis d'un homme aussi
compétent que M. le docteur Quintin pour avoir l'occasion d'affir-
mer notre entière communauté d'idées avec lui.
Les dernières nouvelles reçues du Sénégal nous ont appris que
M. le colonel Desbordes avait poussé une pointe hardie dans le
Manding et avait traversé le Niger, non loin de Nafadié, pour aller
châtier un chef appelé Samori, qui était sans cesse un objet de
crainte pour les populations malinkées placées sous notre influence.
Le traité passé par M. le capitaine Gallieni avec Hamadou , la
défaite des Bambaras à Goubanko par M. Desbordes, la nouvelle
exploration de ce vaillant officier supérieur, ont dû pacifier entière-
ment le Haut-Sénégal et les pays qui le séparent du Ségou. Rien ne
s'oppose plus à notre marche en avant. Nous faisons les vœux les
plus sincères pour le succès de cette œuvre patriotique, qui, si elle
réussit, fera du Sénégal, grâce à l'accroissement de son commerce,
une nouvelle Algérie,
Les pays compris entre Médine et le Niger n'ont donné lieu jus-
qu'à ce jour qu'à de faibles échanges commerciaux. Les Malin kés,
de la vallée du Ba-Khoy, viennent quelquefois porter de la poudre
d'or et de l'ivoire à nos comptoirs du haut fleuve, puis retournent
chez eux avec des fusils, des tissus et de l'eau-de-vie. Les Toucou-
leurs, plus riches, achètent beaucoup d'armes, des guinées et de
l'ambre et apportent en échange de l'or, de l'ivoire, des arachides
(koniakery), de la gomme, et des bandes de sar (lés de coton). Les
habitans du Logo et du Natiaga ont commencé depuis peu à culti-
ver pour venir vendre à notre escale.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
Le commerce de Médine est alimenté surtout par les Maures
Douaïcli, qui apportent la gomme, par les habitans du Rhasso, du
Kaméra et du Logo, qui apportent des arachides, et par quelques
caravanes de Sarracolets, qui vont chercher de l'or et de l'ivoire dans
le Bambouk.
Tel est l'état de notre commerce avec le Soudan par le Sénégal
au moment où nous écrivons. Aucune maison de commerce n'a
essayé de s'établir à Kita, où nous avons un poste à 200 kilomètres
du Niger. Nos derniers comptoirs sont toujours à Médine. Les Dio-
las-Sarracolets, qui sont les voyageurs de commerce de la Nigritie
occidentale, prennent de préférence la route du Kaarta pour aller
à Ségou, ou bien gagnent le Fouta-Djalon par le Boundou et le pays
de Badou. Depuis de nombreuses années, ils avaient renoncé à tra-
verser le Bambouk ; ils allaient à Sadidla, Borokoné, mais n'osaient
pas s'avancer vers le Dentilia et le BéHsougou. J'ai lieu d'espérer
que l'exploration que je viens d'accomplir les décidera à se rendre
dans ces pays, où l'on s'est engagé à les bien recevoir et à les pro-
téger.
Nous voyons que nos marchandises continuent à s'échanger à nos
escales du fleuve, et qu'on n'a pas créé de marchés nouveaux vers
le Soudan. Les négocians qui ont des comptoirs sur les rivières
du Sud , — dépendances du Sénégal au point de vue adminis-
ratift, — semblent vouloir être plus hardis. M. Verminck a envoyé
à ses frais deux explorateurs, MM. Zweifel et Moustier, qui ont
réussi à dépasser Falaba et ont reconnu les sources du Niger.
M. Aimé Ollivier a qutté sa maison de Boulam et a fait lui-même
une exploration scientifique et commerciale dans le Fouta-Djalon
en 1880. En 1881, M. Ollivier, qui avait reconnu la richesse et
l'avenir de cette contrée, y envoyait deux de ses agens, MM. Gabo-
riaud et Ansaldy, hommes d'une grande énergie, que nous avons
eu le plaisir de voir à Fougoumba, où nous étions arrivés avant
eux.
Les rivières du Sud font, comme on le sait, un commerce des plus
importans avec un pays très étendu, formant un tout politique sous
le commandement d'un chef suprême qui prend le titre d'almamy
{el-iman el-moumenin, prince des croyans) et habité par une race
qui a aujnurd'hui la suprématie dans tout le Soudan, de TAtlantique
aux environs du lac Tchad, les Pouls ou Foulahs : nous voulons
parler du Fouta-Djalon.
On n'a peut-être pas encore oublié l'ambassade africaine venue
au mois de janvier dernier, à Paris, signer un traité avec le président
de la république ; elle était composée de chefs pouls, envoyés par
l'almamy du Fouta-Djalon, et que j'avais décidés, non sans peine, à
LA FRANCE AD FOUTA-DJAION. 907
venir avec moi voir de près cette France dont les Mollien, les Hec-
quard, les Lambert, avaient parlé à leurs pères et dont ils ne pou-
vaient soupçonner les richesses et les merveilles.
I.
« On peut discuter, a dit M. Levasseur, sur les difficultés de
l'établissement et de l'exploitation d'une voie ferrée jusqu'au Niger,
mais on ne peut contester l'intérêt scientifique ei politique d'une
étude complète des chemins qui y conduisent et des contrées que
ces chemins traversent. »
Il était nécessaire, pendant que l'on explorait avec tant de soins
la région du Haut-Sénégal, de renouer des relations avec les Pouls,
qui commandent toutes les routes qui vont des rivières du Sud au
gi'and fleuve du Soudan. Les Portugais, par leur occupation des
Bissagos, les Anglais par leur situation sm* la Gambie et à Sierra-
Leone, pouvaient conclure un traité avec ce peuple et arriver par
son intermédiaire à attirer chez eux les caravanes qui viennent du
Haut-Niger. Une mission anglaise, sous les ordres du docteur Gulds-
bury, gouverneur de la Gambie, avait, à la fin du mois de janvier
1881, quitté Sainte-Marie-de-Bathurst pour se rendre à Timbo. Les
Portugais préparaient également une expédition. Le gouvernement
français, qui a de si grands intérêts engagés dans les rivières du sud
(Gasamance, Rio-Nunez, Rio-Pongo, Piio-Dubreko, Mellacorée) ne
pouvait rester inactif. Le parlement vota les fonds nécessaires à
une exploration, et je reçus, le 12 mars, l'ordre de M. le ministre
de la marine de me préparer à partir.
La saison des pluies allait commencer, je n'avais pas une minute
à perdre si je voulais gagner le haut plateau du Fouta-Djalon avant
les pluies torrentielles. Le 5 avril, je quittais la France; le 17 mai,
je laissais derrière moi le poste français de Boké, sur le Rio-Nuhez,
et je m'engageais avec un intrépide camarade, M. Noirot, et une
centaine de porteurs, dans un voyage dont les récits des explora-
teurs anglais et français qui m'avaient précédé me faisaient entre-
voir les difficultés et les périls.
Le l®*" juillet, la mission arrivait à Donhol-Fella, résidence de
Palmamy Ibrahima Sory, fils d'Almamy Abdoul Gadiri, située au pied
des Monts-Coumtat. Le 5, après quatre jours de ;M/^fèr<?, j'obtenais
l'assentiment de l'almamy et de ses chefs aux propositions que je
venais lui faire au nom du gouvernement français, et le lA juillet
nous entrions à Timbo, où l'almamy Hamadou, fils d'Almamy Bou
Bakar, apposait sa signature à ce traité, qui plaçait le Fouta-Djalon
sous le protectorat de la France, et l'ouvrait à notre commerce. Le
nom tout-puissant dans la Sénégambie du vaillant général Fai-
908 REVUE DES DEUX MONDES.
dlierbe, l'excellent souvenir laissé par Hecquard et M. Lambert
chez les Pouls, me servirent beaucoup, et je suis heureux de pou-
voir en témoigner ici.
Les almaniys me confièrent à mon retour quatre des principaux
notables du pays, qu'ils chargèrent d'aller en France saluer en
leur nom le président de la république et se rendre garans des
sentimens de vive sympathie que leur nation portait à la nôtre.
C'était la première fois que des hommes de cette région venaient
en Europe. Je crois avoir rendu service à mes compatriotes en déci-
dant, après une longue résistance de leur part, ces chefs à m'accom-
pagner. J'ai vécu dix mois avec eux, ils ont marché à mes côtés
pendant 1,/iOO kilomètres, traversé tout le Fouta-Djalon, le Bam-
bouk et le Haut-Sénégal ; partout ils ont reçu un accueil amical, et
leur séjour en France, où ils ont pu nous observer et nous juger,
leur a laissé dans le cœur, ainsi que les lettres que je viens de
recevoir le constatent, d'impérissables souvenirs.
Le Fouta-Djalon, ou mieux Fouta-Djalo, que les Pouls prononcent
Fouta-Diâlo, est un grand pays dont les limites politiques ne sont
pas nettement déterminées. Les guerres continuelles qui ont lieu
entre les habitans de cette contrée, qui suivent le rite musulman,
et les populations fétichistes (Sousous, Nalous, Landoumans, Dia-
lonkés, Malinkés, Mandingues, Timnés, Korankos), qui habitent sur
leurs frontières et se défendent avec plus ou moins de succès, modi-
fient chaque année la carte de cette région.
A l'heure actuelle, les Pouls, qui, il y a un siècle à peine, étaient
cantonnés dans les montagnes de la vallée du Ba-Fing et faisaient
paître leurs troupeaux entre Timbo et Fougoumba, occupent un
territoire immense, se rapprochant tous les jours de la mer, qui
semble l'objectif vers lequel tendent tous les peuples conquérans du
centre de l'Afrique dans leur marche envahissante de l'orient à l'occi-
dent.
Les Pouls, ou Fellatas soudaniens, comme les Fans de l'Ogowé et
du Gabon, ont déserté les régions centrales du continent africain,
les premiers poussant devant eux leurs vaches, dont le lait forme la
base de leur alimentation, les seconds, se livrant à la chasse des
éléphans. C'est non-seulement l'idée de se mettre en rapport avec les
« blancs » qui habitent le littoral, et d'acheter à meilleur marché
les objets dont ils ont besoin et que les courtiers noirs leur ven-
dent à des prix qu'on |ne saurait imaginer, qui pousse ces peu-
ples, mais il semblerait que, dans cette course qui les entraîne vers
l'Océan, ils pensent avant toute chose au sel, qu'ils trouveront en
abondance, et dont ils étaient si souvent privés dans les solitudes
de leur pays.
Les Pouls sont les Fans du nord de l'Afrique. C'est la race con-
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 909
quérante. Ils sont les maîtres sur 30 degrés de longitude, des envi-
rons du Cayor au lac Tchad, et entre les latitudes de 10" à 15<*
nord, c'est-à-dire dans une zone d'environ 90,000 lieues carrées.
La grande nation mandingue, qui avait laissé passer sans défiance
ces pasteurs inoffensifs, est aujourd'hui ou bien confondue avec les
Pouls ou pliée sous leur joug.
C'est surtout au Fouta-Djalon, — dont le nom veut dire pays des
Pouls et des Dialonkés, — que l'on peut le mieux étudier l'histoire de
cesdeux peuples. Les Dialonkés appartiennent à la race mandingue.
Le Fouta-Djalon proprement dit est borné au nord par la rive gauche
de la Gambie (depuis le Kantara Foulatenda jusqu'à Kédougou),
par le Sangala, pays montagneux habité par des Pouls et des Dia-
lonkés,'situé entre la Gambie etlaFalémah,etle Konkadougou,pays
malinké, situé entre la Falémah et le Ba-Fing, qui vient limiter au
nord le diwal ou province du Koïn, qui appartient au Fouta-Djalon.
Cette frontière forme une ligne courbe qui, après avoir remonté la
Gambie de l'ouest à l'est, descend droit au sud pour aller ensuite au
sud-ouest. Au sud, les limites sont plus vagues. En allant de l'ouest
à l'est, ce sont : la Haute-Mellacorée, dont le chef Bakari paie tribut
à l'almamy, le Limbah, le Soulimania, le territoire des Houbbous et
le Sougarou. A l'est : le territoire de Dinguiray, qui a été donné
par l'almamy Bou Bakar à El-Hadj Omar, et le Bouré.A l'ouest :
une ligne brisée partant de Kantara, par la Gambie, coupant le haut
Rio-Geba, arrivant sur le Bio-Grande, non loin de Boulam, descen-
dant sur le Cassini, coupant le Rio-Nunez au marigot de Kentao, et
descendant sur la Mellacorée, à travers le pays des Sousous, qui
sont presque tous tributaires des Pouls.
On peut représenter approximativement le Fouta-Djalon par un
grand triangle dont le sommet serait non loin du Bouré, au pays de
Ménien (le chef de ce pays est nommé par Almamy Ibrahima Sory),
et la base représentée par une ligne allant des environs de Foula-
tenda, sur la Gambie, et la Mellacorée. Le territoire de Dinguiray est
enclavé en partie dans ce triangle. En longitude, le pays des Pouls
s'étend du 16" au 11" ouest ; et en latitude du 9" 30' au 13° 20' nord.
C'est une région ttès montagneuse, dont les hauts plateaux sont habi-
tables pour des Européens, arrosée par des fleuves ou des rivières
innombrables, au sol d'une grande fertilité, et dont la position géo-
graphique fait une des clés principales du Soudan.
Les Pouls l'ont compris et toute leur politique consiste à se rap-
procher de nos comptoirs de la côte pour avoir la guinée, les fusils
et la poudre, qui sont les meilleurs objets d'échange pour les contrées
du Haut-lNiger, telles que le Sangaran, le Kankan, le Ouassoulou, le
Toroug et le Bouré, qui toutes entretiennent les relations les plus
suivies avec le Fouta-Djalon.
010 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est que rarement par le Haut-Sénégal que les caravanes du
Haut-Niger vont vendre la poudre d'or et les cuirs; c'est surtout
par la route du Fouta, qui passe à Fodé-Hadji, ou bien par le Sou-
limania, qu'elles se dirigent vers les rivières du sud pour échanger
leurs produits contre les marchandises d'Europe.
II.
Les Pouls, Foulbès, Foulans, Fellatas, Fellahs ou Peulhs forment
une race profondément distincte de celle des noirs du Soudan. Ils
disent eux-mêmes qu'ils sont de race blanche, et qu'ils viennent d'un
pays lointain situé du côté de La Mecque. La légende raconte que
^es pères de leur nation étaient aux côtés des lieutenans du Pro-
phète, et ont combattu pour le triomphe de l'islam à son dél?ut.
C'étaient Modi Ousman et Modi Aliou, guerriers énergiques, mara-
bouts fervens, qui furent chargés de venir convertir les peuplades
sauvages du Niger. Le prophète Mohammed leur accorda comme
récompense que l'heure des punitions et des récompenses sonne-
rait deux cents ans plus tard pour les hommes que celle qu'il avait
d'abord fixée.
Les Pouls qui habitent le Fouta-Djalon sont originaires du Mas-
sina, ainsi que l'a affirmé l'almamy Ibrahima Sory, petit-fils d'Al-
mamy Sory le Grand, le chef illustre qui a fondé l'unité nationale.
Ce sont les Sidiankés; mais d'autres tribus ne tardèrent pas à
venir les rejoindre. Pouls du Fouta -Toro, Toucouleurs, descendirent
sur la Gambie et de là gagnèrent les hauts plateaux du Timbé et du
Labé pour se joindre à leurs frères. Une chronique écrite en arabe
et que m'a donnée Alfa Suleyman, chef de Gousotomi, en témoigne.
Hartmann dit que les Pouls paraissent issus du Fouta-Toro, à
l'ouest de l'Afrique. A la fin du siècle dernier, ils conquirent le
Fouta-Djalon, pays des Mandingues, fondèrent en 1802 l'empire de
Sokoto sous leur prince Da-n-Fodio, musulman inspiré, et s'éten-
dirent de plus en plus à l'intérieur. Ils sont grands et minces; leurs
cheveux sont peu crépus ; leur barbe, rouge brun ou plus foncée,
est rase; leur langue rappelle celle des Berbères.'
S'il faut en croire la chronique d'Ahmed, les premiers Fellatas
ou Foulbés, quittant le Niger, où ils vivaient de leurs troupeaux,
seraient venus s'établir au xvr siècle au Bornou, sous le règne d'Ab-
dallah. « Les Pouls, dit le général Faidherbe, qui deviennent les
maîtres du Soudan depuis leur conversion générale à l'islamisme,
sont peut-être anciennement venus de l'Orient, amenant avec eux le
bœuf à bosse {zébu), qui est le même que celui de la Haute-Egypte
et de la côte orientale d'Afrique. » Muller rapproche, comme race
et comme langue, les Po'ils et les Nubiens.
LA FRANCE AU l' OUTA-DJALON . '911
Il est difficile d'émettre une affirmation. Je crois les Pouls appa-
rentés aux Berbères, mais leur langue ne contient aucun son guttu-
ral. C'est un idiome doux, sonore, très riclie, peu connu encore,
mais qui ne présente pas des difficultés insurmontables pour un
Européen. Les Pouls sont des orateurs remarquables et savent suivre
le fil de leurs discours au milieu des interruptions les plus vio-
lentes. Ils sont très diplomates, comme les Arabes, et s'emportent
comme beaucoup de méridionaux, à froid, calculant et pesant
chaque expression. Ils ne commencent jamais un discours sans les
saints d'usage, que je vais transcrire et qui donneront une idée de
la langue.
Kori djam oualli^ bonjour.
DJdmtou, bonjour.
Tana ala ? comment vas-tu?
Modji, lîien.
Alhoindoullilaî ! remercions Dieu!
Puis l'entretien s'engage. Les Toucouleurs , les Al-Poular des
bords du Sénégal parlent la même langue, mais avec moins de
pureté. Le voisinage des Ouolofs et des Arabes a amené des dilTé-
rences dans la prononciation et dans le fond de la langue. Le Tou-
couleur, comme le Ouolof, prononce le/ guttural, iQJotaàes Espa-
gnols ; le Poul pur, le Poullotigui, ne l'emploie jamais. « Les sons de
cette langue, dit le général Faidherbe, peuvent tous être représentés
par des lettres de notre alphabet, mais on n'y trouve pas nos sons
u, j, rh, X, z; ni les Pons du kha, du i^haîn et du 'ain arabes. »
Le poul n'a pas de genres sexuels, il partage les êtres en deux
catégories : d'une part, ce qui appartient à l'humanité; d'autre part
tout ce qui n'est pas à elle : animaux, plantes, choses inanimées.
Nous renvoyons à l'essai remarquable publié par le général Fai-
dherbe et complété par mon collègue le docteur Quintin, ceux qui
voudraient approfondir cette étude.
M.d'Eichthal, se fondant sur de simples ressemblances de mots, a
trouvé des analogies entre le poul et les langues de la Malaisie, de
l'Archipel Indien, de la Polynésie, et même des langues améri-
caines comme le caraïbe. Il conclut que les Pouls sont venus de
l'archipel Indien ou de la Polynésie.
Il résulte des savantes études du général Faidherbe qu'il y a une
grande analogie entre le poul et les langues ouolof et sérère, bien
qu'à première vue le poul semble tout à fait différent, qu'il n'ait
pas le kh , qu'il n'ait pas d'article et que les noms souvent mono-
syllabiques en ouolof et en sérère soient polysyllabiques dans la
langue qui nous occupe. — Les Pouls, les Ouolofs et les Sérères
comptent jusqu'à cinq, puis disent cinq un, cinq deux, etc., jusqu'à
dix. On calcule ensuite par dizaines.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
L'analogie est surtout frappante avec le toucouleur. Mais si l'on
veut se rappeler que, depuis des siècles, les Pouls sont sur les bords
du Sénégal, que même avant l'invasion des Dénianké, les Pouls con-
quérans venus du Fouladougou, les premiers Pouls pasteurs s'étaient
unis aux familles sérères et ouolofs, donnant ainsi naissance à la
caste des Torodo, Toucouleurs qui, bien que noirs, ont des traits
européens, on ne s'étonnera pas des mots communs que l'on trouve
dans ces trois langues. Les Pouls se servent de l'écriture arabe, et
les lettrés écrivent correctement dans cette langue, qui sert aux
relations diplomatiques avec les peuples du Soudan.
Les écoles sont nombreuses au Fouta-Djalon. Les professeurs les
plus célèbres sont à Donhal Fella, à Fougoumba, à Labé et chez les
Houbbous,qui sont des marabouts très instruits, mais indépendans
de l'almamy du Fouta. Les jeunes filles apprennent à lire, mais on
ne leur enseigne que les premiers versets du Koran; ensuite leur
instruction est jugée suffisante.
Quant aux jeunes gens, ils lisent et commentent « le livre sacré. »
Quelques-uns vont au Boundou ou même chez les Maures du Tagant
compléter leur éducation et reviennent ensuite dans leur pays.
L'homme instruit est vénéré et respecté de tous. Ils ne lisent toute
leur vie qu'un livre : le Koran. Jamais le proverbe : que l'homme
d'un seul livre est à craindre n'a été plus vrai que des Pouls.
C'est ce qui fait la force de l'islam en apprenant à ses adeptes la
résignation et le fanatisme, c'est ce qui pousse ces tribus pastorales
dans leur marche conquérante.
Ils ignorent l'histoire, mais leurs marabouts en ont composé une.
Elle est dans le Koran des Pouls, qui est non-seulement le texte de
la religion , plus ou moins altéré et approprié à leur race et au
milieu dans lequel ils vivent, mais encore un livre légendaire,
montrant le triomphe de l'islam sur les peuples blancs ou noirs,
apprenant aux enfans que leurs pères étaient aux côtés de Moham-
med, dont ils étaient les plus fermes soutiens, et que l'avenir sur le
Niger et dans l'Afrique occidentale leur appartient s'ils marchent
toujours (( dans le sentier droit. »
Je me hâte d'ajouter, à la louange de ce vaillant peuple , que
leur fanatisme est resté doux envers les Européens, s'il a été inexo-
rable pour les populations fétichistes qui les entourent. Aucun voya-
geur jusqu'à ce jour n'a été massacré par eux.
Thompson, le missionnaire anglais, est mort au village de Dara,
près Timbo, entouré de la sollicitude des parens de l'almamy Alfaia
Ibrahima Sory. Il était venu chez les Pouls pour les convertir au
protestantisme. Les marabouts de Timbo l'écoutèrent avec bienveil-
lance, discutèrent avec lui, ne le laissèrent manquer de rien et lui
dirent qu'ils espéraient que Dieu et Mohammed ouvriraient les yeux
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 913
à iiu homme comme lui et qu'il demanderait à devenir musul-
man.
C'est peut-être la légende touchante rappelée par Hecquard
qui est la cause, sinon de la bienveillance, du moins de la réserve
observée par les Pouls à l'égard des chrétiens. Lorsque Mahomet
fut de retour de Médine, il envoya, dit la légende poul, un mes-
sager au chef des chrétiens pour l'engager à embrasser sa reli-
gion comme la seule véritable. L'ambssadeur du Prophète fut
très bien reçu par les chrétiens, qui le comblèrent de cadeaux et
qui , après avoir renfermé dans une boîte d'or la lettre de Ma-
homet, la lui renvoyèrent en répondant que leur religion étant
celle de leurs pères, ils ne pouvaient la renier, mais qu'ils avaient
été touchés et flattés de sa démarche. En recevant cette lettre,
Mahomet se prosterna et pria Dieu de donner aux chrétiens du bon-
heur et des richesses pour les récompenser du bon accueil qu'ils
avaient fait à son messager et du respect qu'ils avaient montré pour
l'envoyé de Dieu. »
11 est regrettable que cette légende ne soit pas répandue chez les
Touaregs et dans ces pays du nord de l'Afrique, où l'islam, oubliant
le respect et la tolérance que les Européens, les Français surtout,
ont toujours montrés pour lui, n'enseigne à ses adeptes que la haine
la plus aveugle et le fanatisme le plus absolu contre ceux qui ne
partagent pas sa croyance.
Aussi je n'oublierai jamais les Pouls. Pendant une grave mala-
die qui a failli m'emporter à l'époque du Kori Leourou Soumayé
(fête du Radaman), quatre cents hommes prosternés autour de la
mosquée de Donhol priaient, l'almamy avec eux, pour que Dieu et
le Prophète voulussent bien conserver mes jours. Je ne sais si ce
sont leurs prières ou leurs soins, — les deux peut-être, — qui m'ont
sauvé; quoi qu'il en soit, je conserverai au fond du cœur le souve-
nir de ces musulmans exempts de fanatisme qui demandent à ne
faire avec nous qu'une même famille, ayant même père et même
mère, pour me servir de leur langage imagé.
Le Fouta-Djalon, qui comprend un territoire considérable habité
par une race travailleuse, âpre au gain et qui nous désire, doit atti-
rer l'attention de notre pays. N'oublions pas que cette contrée, comme
le Sénégal, est la clé du Soudan, que, du Haut-Niger au Haoussa,
on rencontre partout les Pouls, qu'il y a là un empire commercial
immense, dont les habitans du Fouta-Djalon sont les courtiers prin-
cipaux et dont ils ont jusqu'à ce jour défendu l'entrée avec opiniâ-
treté, craignant de perdre leur monopole. Mieux vaut douceur que
violence, au Soudan surtout. Commençons par exploiter le Fouta-
Djalon, et lorsque les Pouls nous connaîtront mieux, ils seront les
TOME uv, — 1882. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
premiers à nous prendre par la main et à nous conduire au milieu
de leurs frères, qui vivent dans la vallée du Niger. C'est par le com-
merce que nous réussirons auprès d'eux.
III.
Le Poul pur existe au Fouta-Djalon, malgré les nombreux mé-
langes qui ont eu lieu avec les Dialonkés. Il est d'une taille élevée
et bien prise. Son physique est agréable; en général, il n'est pas
gros. Le thorax a une forme trapézoïdale , les muscles sont bien
développés. Les cheveux très noirs, à peine laineux, sont ou bien
coupés ras ou tressés sur les tempes. Dans ce cas, on les porte
longs. Cette manière de se coiffer rappelle la coutume des Sarra-
colets et des Bambaras. Les tresses sont de la grosseur du petit doigt.
Le crâne est dolicocéphale. Le front est assez élevé, fuyant vers
les tempes. Les sourcils sont très épais. Les cils très longs, soyeux,
voilent des yeux fendus en amande, très beaux, très doux, à l'ex-
pression un peu sauvage (yeux de gazelle). L'angle externe de l'œil
est un peu plus élevé que l'interne. La couleur des yeux, ou mieux
de l'iris, est d'un jaune brun foncé. Le nez, quelquefois droit, est le
plus souvent légèrement épaté. La bouche est assez grande; les
lèvres, charnues, sont sensuelles. Le menton est rond, allongé. Les
oreilles, petites, ont un lobule peu allongé et sont bien plantées.
Il y a une grande distance entre le menton et l'oreille. Les mains
sont fines; les doigts longs et déliés. Les pieds, généralement petits,
ont le gros orteil nettement séparé des autres doigts, qui sont
plantés. Les articulations des doigts de pied sont très souples. Le
Poul prend le plus grand soin de ses pieds et de ses mains. Ces
hommes sont de grands marcheurs; ils font souvent 80 kilomètres
du lever au coucher du soleil. Le mollet n'est pas en général proé-
minent. Le cou-de-pied est un peu fort, et le talon fait une sail-
lie. La région montagneuse dans laquelle ils vivent, région très
humide (pluies torrentielles de l'hivernage), est la cause de la carie
dentaire qui sévit chez eux. Les Pouls n'ont pas les dents admi-
rables des Ouolofs ; généralement les incisives de la mâchoire supé-
rieure sont cariées chez eux ; les dents sont souvent mal plan-
tées. Le système pileux est peu abondant. Ils ont la moustache rasée
ou coupée ras; ils portent une barbiche coupée généralement en
pointe. La couleur des Pouls est bronzée (couleur chocolat, chocolat
au lait). Lorsqu'il y a mélange de sang dialonké, la couleur devient
souvent noire; la face est plus élargie, les pommettes saillantes, le
nez très épaté et les lèvres plus grosses.
Les Pouls sont plutôt minces que gros; cependant quelques-uns
ont de l'embonpoint. Je citerai Almamy Hamadou et Alfa Aquibou,
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 915
roi de Labé. J'ai vu un chef, Alfa Gassimou, qui avait une taille
de 1™,00. Un parent d'Almamy Sory, Modi Aliou, était également
très grand, mais fort maigre, tandis qu'Alla Gassimou est énorme.
Les mêmes caractères se retrouvent chez les femmes. Les jeunes
filles sont gracieuses, même belles parfois, leurs seins fermes
et d'une forme remarquable, les épaules bien faites, les bras aux
extrémités fines; les jambes et les cuisses, plutôt fortes que maigres,
montrent la beauté et la pureté de cette race. Mais ces femmes se
flétrissent de bonne heure, et, à mesure que les couches se répè-
tent, les charmes disparaissent : les seins se fanent, et à trente
ans elles sont vieilles et prennent de la corpulence. Il y a cepen-
dant des exceptions remarquables; je ne puis m'empêcher de citer
une femme de l'almamy Sory, Néné-Ayba, qui, à quarante ans, a
conservé une beauté exceptionnelle, ainsi que la mère de Modi-
Boukar Biro, fils de l'almamy Omar, qui, malgré son âge avancé,
possède une physionomie très belle, rappelant d'une manière frap-
pante, celle d'une reine de France, célèbre par sa beauté et ses
malheurs, Marie-Antoinette. En résumé, le vrai Poul a, comme on
l'a dit souvent, un type presque européen.
Les Berbères, auxquels notre civilisation convient, prospèrent
dans nos provinces algériennes, tandis que les Arabes, ayant de la
peine à continuer leur vie pastorale, gagnent le Sahara; les Pouls du
Fouta-Djalon, avec leurs terrains immenses, leurs goûts passionnés
pour l'agriculture, feront comme les Berbères du nord de l'Afrique,
si la France profite du traité signé avec eux. Ils s'instruiront, travail-
leront et ne tarderont pas à produire. Il est essentiel de ne pas nous
laisser devancer et perdre bénévolement des résultats acquis.
L'histoire du Fouta-Djalon est peu connue encore. Gaillié,MolIien,
Hecquard et M. Lambert, les deux derniers surtout, ont donné des
renseignemens précieux, mais j'ai pu m' apercevoir, pendant mon
séjour chez les Pouls, combien il est difficile d'obtenir qu'ils disent
la vérité. Les différentes chroniques, écrites en arabe, que j'ai rap-
portées, jetteraient de la clarté sur cette question, je n'ai malheu-
reusement pas encore pu les faire traduire. Elles donnent la liste
exacte des chefs principaux, tant des provinces de Timbo et Fou-
goumba, que l'important pays de Labé, dont le chef à l'origine fail-
lit devenir le maître suprême du Fouta-Djalon.
Ge sont les renseignemens recueillis de la bouche même de l'al-
mamy Ibrahima Sory et de celle de l'almamy Ilamadou que je vais
transcrire. Ils ont été complétés par les récits des griots, chanteurs
attachés à ces princes et qui ont, comme jadis les trouvères du
moyen âge, recueilli les hauts faits de leurs seigneurs et les légendes
concernant leurs aïeux.
Les Pouls, comme nous l'avons dit, prétendent descendre des
916 REVUE DES DEUX MONDES.
blancs. Ils sont venus de l'est, et la tribu qui a envahi les hauts pla-
teaux du Ba-Fiog, de la Gambie et du Rio-Grande, arrivait du Mas-
sina, pays situé sur la rive droite du Niger entre Ségou et Tim-
bouctou. A cette époque, tous les Pouls n'étaient pas musulmans, et
même aujourd'hui on rencontre, dans le Ouassoulou et le Kankan,
des Pouls nomades qui n'ont qu'un seul culte, celui de leurs trou-
peaux qu'ils font prospérer le mieux qu'ils peuvent sans se préoc-
cuper du lendemain. Il y a près de deux siècles que ce peuple
habite cette contrée, où il avait trouvé une population nombreuse,
les Dialonkés, qui faisaient partie de la grande famille mandingue.
Les Pouls se dispersèrent dans le Dialooka-Dougou [Dialonké,
pays), c'était le nom du pays, à la recherche des meilleurs pâtu-
rages et ne tardèrent pas à voir leurs troupeaux prospérer sur ce
sol fertile. D'autres Pouls descendirent du Fouta sénégalais, où, au
commencement du xviip siècle, Abdou-el-Kader avait fondé un
grand état, et se mêlèrent aux tribus venues de l'est.
Les tribus vivaient à l'état d'isolement. Quelques noms de chefs
étaient prononcés, mais aucun n'avait eu l'idée d'unir tous les Pouls
en une même nation et de les rendre par là capables de se faire
respecter d'abord et de devenir ensuite les maîtres de ces pays si
fertiles. C'est à Modi Maka Maoudo (Maka le Grand), grand-père de
Modi Djogo, président actuel de l'assemblée des anciens à Timbo,
que devait venir cette pensée qui a fait la grandeur de son pays.
A leur arrivée, les Pouls étaient conduits par deux frères, Séri
et Seidi, de la famille princière des Sidiankés, à laquelle apparte-
nait Ahraadou-Lobbo, chef du Massina. A cette époque, les chefs
pouls, comme aujourd'hui, portaient des titres de noblesse. Alfa
était le premier titre; venaient ensuite les tierno et les modi. Modi
correspond au titre espagnol don.
Séri et Seidi vivaient dans les environs de Fougoumba, où com-
mençaient déjà à se réunir des assemblées populaires. L'histoire ne
parle pas des enfans de Séri. Seidi, qui était plus remuant que son
frère, prenait peu à peu de l'importance ; il eut un fils appelé Sam-
bégou, qui lui succéda. Sambégou eut pour descendant Madi, qui
fut remplacé par son fils Alfa Kikala. Kikala eut deux fils, Nouhou
et Malik Sy. Les deux frères vécurent en bonne intelligence.
Fougoumba devenait de plus en plus le centre intellectuel et poli-
tique des Pouls. Des écoles où l'on enseignait l'arabe y existaient ;
c'est là que furent élevés Alfa, fils de Nouhou, et Ibrahima, fils de
Malik Sy. Tous deux étaient très pieux, mais Alfa ne tarda pas à
acquérir une instruction supérieure à celle de ses concitoyens, il
lut et prêcha le Koran avec une telle éloquence qu'on lui décerna le
titre de karamoko, l'illustre, et désormais Karamoko Alfa fut vénéré
comme un grand marabout.
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 917
Karamoko avait eu pour maîtres Tierno Samba, marabout
renommé qui habitait alors Fougoumba, et devait mourir plus
tard à Bouria, où j'ai vu sa tombe, qui est un lieu de pèle-
rinage. Il existe même une coutume à ce sujet : il est défendu à
l'almamy, aux chefs et aux simples citoyens d'entrer à cheval dans
cette ville; tous doivent mettre pied à terre pour rendre hom-
mage à Tierno Samba. Nous nous sommes conformés à cet usage
lors de notre passage. Tierno Samba avait également pour halilé
(élève) Maka Djoba, devenu plus tard chef du Bondou et grand-père
de Bou-Bakar Saada, l'almamy actuel.
Les Pouls, devenus nombreux, riches et puissans, commençaient
à lever la tête et parlaient de convertir, les armes à la main, les
Dialonkés fétichistes qui refusaient de croire au vrai Dieu. De nom-
breux conciliabules eurent lieu à Fougoumba, point central situé
à égale distance de Timbo et de Labé ; mais la réunion la plus
célèbre fut tenue entre Broualtapé et Bombolé, dans un endroit
connu des marabouts seuls, sur les bords d'un ruisseau sacré. C'est
là que fut décidée la guerre à outrance contre les Keffirs ou infidèles.
Les marabouts donnèrent à l'endroit où se réunissait la conférence
le nom de Fouta-Djalon, désignant par ce nom seul le but à pour-
suivre : l'unité nationale des Pouls et des Dialonkés convertis de
gré ou de force, — et comptant plus tard étendre ce nom à tout le
tertitoire compris entre le ^ige^ et l'Océan. C'est de là d'abord, de
Fougoumba ensuite, que sont partis les mots d'ordre qui dirigeaient
les fidèles pour les grandes guerres de l'islam.
Presque tous les prêcheurs de guerre sainte ont commencé par
se livrer à la méditation dans la solitude, et cette façon d'agir n'a
pas peu contribué à leur succès en frappant l'imagination popu-
laire. « Karamoko Alfa, me disait le chef de Fougoumba, Alfa
Hamadou, venait de se marier depuis peu avec une jeune et belle
fille. Un jour, il annonça à sa femme que Mohammed lui était
apparu et lui avait dit que, s'il priait longtemps, isolé de tous les
siens. Dieu lui donnerait la gloire de convertir les infidèles et qu'il
deviendrait le chef de son pays. Karamoko se retira dans une case
à Fougoumba et y resta pendant sept ans, sept semaines et sept
jours à demander à Allah la conversion des idolâtres. Jamais il ne
permit à sa femme de pénétrer jusqu'à lui. Il vécut seul, jeûnant
toute la journée, ne prenant qu'une faible nourriture que lui faisait
passer un captif après le salam du soir. « Il y avait sept ans, sept
semaines et sept jours qu'il vivait ainsi dans l'isolement et le recueil-
lement le plus absolu, lorsque son épouse, frappant à la porte, lui
cria : « Allah soit loué! tes prières ont été entendues, et le Fouta te
réclame comme chef pour le conduire contre les infidèles. » Tous
les anciens, en effet, réunis à Fougoumba, venaient sur la proposi-
018 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de Modi Maka et malgré quelques compétitions , celle entre
autres d'Alfa Labé, le guerrier le plus célèbre qu'il y eût parmi
eux, de nommer Karamoko Alfa chef suprême des Pouls.
Modi Maka était ce que l'on appelle en ouolof un diombouren,
un parleur. C'était l'orateur, le leader des réunions politiques. Sa
parole était respectée et la victoire lui restait toujours. On savait
qu'il n'avait aucune ambition pour lui-même, il ne songeait, disait-il,
qu'à son pays et se contenta toute sa vie d'être le président du
conseil des anciens, poste que les Pouls reconnaissans transmirent
ensuite à sa famille et qu'occupe aujourd'hui son fils Modi Djogo,
l'homme le plus habile, le plus fin diplomate qu'il y ait peut-être au
Soudan, où tout le monde n'est pas aussi naïf qu'on se le figure par-
fois, même après avoir vécu de longues années à la côte d'Afrique.
Parmi les chefs réunis à Fougoumba se trouvaient Tierno GoUadé,
Cheikou Kébali, le chef de Koin, le chef de Tembi, Gheikou Sou-
leyman. Le premier appuyait la candidature d'Alfa Labé; il voulait
un guerrier à la tête des Pouls. La discussion, paraît-il, fut très
vive, et ce n'est qu'en voyant l'indécision du conseil que Modi Maka
parla de Karamoko, un des chefs de leur race et l'un des plus pieux
parmi les musulmans. Le nom de Karamoko rallia tous les suffrages.
La chronique qui m'a été confiée par Alfa Suleyman, chef de
Cousotomi, se rapporte à cette époque. J'ai pu, grâce à mon inter-
prète, en traduire les débuts qui se rattachent à la fondation du
Fouta et que je crois intéressant de faire connaître :
« Louange à Dieu, maître de l'univers, le clément, le miséricor-
dieux, souverain au jour de la rétribution et qui nous dirige dans
le sentier droit ! Gonduis ma main pour écrire ce livre ; donne-moi
la mémoire, afin que je n'oublie aucun des noms de nos ancêtres,
de ceux qui les premiers ont commencé à prier le Très-Haut sui-
vant les rites de l'islam et à faire la propagande religieuse (la guerre
sainte : djihad), à élever des mosquées. Ils étaient nombreux.
C'étaient : Gheikou Ibrahima, Sarabégou, Cheikou Alfa Faïmo, Alfa
Laadiamo, puis les grands marabouts Karamoko Alfa, Cheikou
Ibrahima Sory, Yoro Bori, Alfa Samba Bouria, Cheikou Ousman
Fougoumba, Cheikou Kébali, Cheikou Hamadou Koukalabé Mahou,
Cheikou Salifou Bala, Cheikou Souleyman Timbi-Tounni, Cheikou
Mohamadou Sellou Molabé, et Mahou Tisatou. »
Ces chefs et ces marabouts avaient formé de nombreux talibês. Il»
se réunissaient à Fougoumba pour lire et commenter le Koran. Ils
se posaient des questions sur le Prophète et s'excitaient à la prière.
C'est à Fougoumba que la guerre sainte contre les infidèles fut déci-
dée. Tous, maîtres et talibés, furent unanimes. Ils se levèrent, sai-
sirent leur lance, qu'ils jetèrent l'un après l'autre contre un arbre
appelé doundouké. Celui qui toucherait l'arbre devait être proclamé
LA Jî'RAiNCE AU FOUTA-DJALON. 9l9
chef suprême. Personne ne l'atti ignit, et les Pouls se prosternèrent
de nouveau, demandant à Dieu de les protéger dans laguerre qu'ils
allaient entreprendre pour l'islam. »
Nous avons vu plus haut que c'est à Karamoko Alfa que furent
confiées les destinées de son pays.
L'armée était prête, et l'on ne tarda pas à se mettre en campagne.
Ava Bouramo et Condé Bouramo, chefs du Ouassoulou et du San-
garou, avaient quitté les bords du Niger et s'étaient rapprochés du
Ba-Fing. Les deux armées ne tardèrent pas à être en présence ; mal-
heureusement, Karamoko Alfa ne fut pas à la hauteur de sa mis-
sion, et malgré la bravoure de son lils Modi Salafou, il fut complè-
tement défait et obligé de battre en retraite.
Les chefs mandingues envahirent le Fouta, remportèrent de nou-
veaux avantages sur les Pouls et élevèrent une forteresse [tatà]
non loin de Fougoumba, d'où ils se répandirent dans la campagne
et ne tardèrent pas à semer la terreur dans le pays.
Karamako Alla avait eu la raison ébranlée par tous ces désas-
tres. Il ne pouvait rester à la tête du gouvernement. On songea
à le remplacer. Tierno Colladé insista pour qu'on nommât Alfa
Salifou, mais Modi Maka fit pencher la balance en faveur du cou-
sin germain de Karamoko, Alfa Ibrahimo, fils de Malik Sy. A peine
nommé, celui-ci réunissait tous ses parens (il avait une centaine
d'enfans), attaquait bravement l'armée du Ouassoulou et tuait
ses deux chefs sur les bords du marigot de Sirakouré, non loin du
mont Kourou. Ibrahima, poursuivant ses avantages, rejeta bientôt
les Mandingues sur le Niger. C'est dans cette brillante campagne
qu'Alfa Ibrahima eut à combattre une amazone, femme de Condé
Bouramo; plus heureuse que Penthésilée, qui périt sous les coups
d'Achille en combattant pour les Troyens, l'amazone africaine, d'après
M. Lambert, aurait été épargnée par le chef poul.
Le Fouta était sauvé. L'assemblée des anciens, réunie à Fou-
goumba, décerna à Ibrahima le titre de cheikou, qui correspond
à celui deghâzi décerné à Osman- Pacha pour la bravoure qu'il avait
déployée en défendant Plewna contre les Russes. Cheikou Ibra-
hima continua à combattre les infidèles et agrandit rapidement le
territoire de son pays. Pour le récompenser des services rendus aux
Pouls, les chefs réunis en assemblée solennelle le proclamèrent
almamy, à la condition formelle qu'il reconnaîtrait toujours au con-
seil des anciens le droit de donner son avis sur toutes les questions
de politique intérieure et extérieure ; que de plus ses successeurs,
pris dans sa famille, seraient d'abord reconnus comme tels par un
vote de l'assemblée.
L'investiture du nouvel almamy aurait toujours lieu à Fougoumba,
et ce serait le chef de cet endroit qui mettrait sur le front de l'ai-
t):>0 REVUE DES DEUX MONDES.
mamy le turban insigne du pouvoir suprême. Cette ville était réel-
lement à cette époque non-seulement la capitale, mais la ville sainte
du Fouta-Djalon. Ce n'est qu'à ce moment (1789?) que le nom de
Timbo apparaît dans les chroniques. Des Pouls idolâtres l'habi-
taient et l'appelaient Gongovi (grande maison). Ils s'étaient conver-
tis depuis quelques années à la suite d'une expédition à laquelle
avaient pris part les plus grands chefs qui changèrent le nom de
Gongovi en celui de Timbo. Son nom lui vient du mot poul timmè^
qui désigne un arbre magnifique, dont le bois est comparable, sinon
supérieur à l'acajou et qui est très commun dans la vallée où s'élève
cette ville. Almamy Ibrahima transporta le siège du gouvernement
à Timbo, oii le suivirent les principales familles, mais Fougoumba
resta la ville sainte, la ville des talibés, et son influence politique
ne périclita pas.
De cette époque date la prospérité des Pouls. L'almamy fit une
nouvelle guerre aux Mandingues, venus au secours des Dialonkès,
il soumit les pays de Koïn et de Colladé ; fit reconnaître son autorité
par Alfa Hamadou-Sellou, chef du Labé, qui s'était déclaré indé-
pendant; il marcha ensuite vers la Haute-Gambie, imposa le Niokolo
et força Maka, roi du Bondou, à se faire musulman et à prendre le
titre d' almamy. D'après mes renseignemens, il ne serait pas allé
dans le Kaarta, mais il y aurait envoyé des émissaires.
L'almamy Ibrahima était alors à l'apogée de sa puissance. Les
Dialonkès avaient été forcés ou d'embrasser l'islamisme ou de se
réfugier vers le littoral. Les Pouls, pour rappeler le souvenir des
succès et de la rapidité des expéditions d' Almamy Ibrahima lui
donnèrent le surnom de Sory, qui signifie le matinal. Ce nom devint
populaire, et ses partisans prirent tous le nom de souria. Les vic-
toires d'Almamy Ibrahima Sory et sa popularité ne tardèrent pas à
inquiéter le conseil des anciens, qui craignit de perdre son influence
et de s'être donné un maître.
Karamoko Alfa avait laissé des partisans, que l'on appelait les
alfaia. C'étaient tous des marabouts fervens, et, bien que peu nom-
breux, ils avaient un certain pouvoir. A la mort de Karamoko, ils
avaient essayé, mais sans succès, de faire nommer Alfa SaUfou.
Ce dernier ne se découragea pas, il fit plusieurs expéditions dans
le Ouassoulou, mais des défaites successives l'obligèrent à revenir
et il mourut à Timbo.
C'est à cette époque que Modi Maka, s' alliant aux alfaia, fit
également proclamer comme almamy Abdoulaye Bademba, frère
d'Alfa Salifou. 11 y avait désormais deux almamys , l'un en acti-
vité, l'autre en disponibilité. Le temps pendant lequel ils devaient
exercer chacun le pouvoir eflectif fut laissé à la décision du conseil
présidé par Modi Maka. Le plus sage, le plus aimé des citoyens,
LA FRANCE AU FOUTA-D.TALON. 921
devait rester le plus longtemps au pouvoir. Cette mesure avait été
adoptée à une grande majorité par le conseil et fut accueillie avec
enthousiasme par tout le Fouta-Djalon. C'est le même système qui
régit toujours le pouvoir, au moment oii nous écrivons.
Cette mesure paraît excellente aux Pouls, qui y trouvent de grands
avantages. « Le Fouta a de la tète, me disait Modi Mamadou Saïdou,
le chef de la mission poul en France ; sur deux almamys, il y en a
souvent un de bon ; de plus il est stimulé à se faire aimer et à tra-
vailler pour le bien de son pays, grâce à la présence de son col-
lègue, qui n'attend qu'une occasion pour se mettre à sa place. Cette
rivalité, modérée par la présence du conseil, donne plutôt de bons
que de mauvais résultats et les guerres entre alfaia et souria ne
sont jamais ni bien longues ni bien cruelles. Les dissentimens ne
s'étendent pas aux provinces, tout se règle dans les districts de
Timbo, et de Fougoumba et, la guerre finie, il faut que le vainqueur
soit accepté par l'assemblée, qui représente le pays. Un seul maître
veut souvent tout accaparer, témoin l'exemple de Bou-Bakar Saada,
almamy du Bondou, dont les exigences ont forcé les sujet à s'ex-
patrier les uns au Fouta-Djalon, les autres au Kaarta et à Ségou.
Gomme, avec chaque almamy, les chefs de province et les chefs de
village changent, il en résulte qu'un plus grand nombre de Pouls
peuvent exercer le commandement à leur tour. II y a moins de
mécontens. De plus, ajoutait Mamadou , comme c'est par les lar-
gesses que les almamys se font surtout des partisans, tous ceux qui
les approchent sont heureux; ils reçoivent d'une main les impôts et
les coutumes et, de l'autre, ils les rendent, par les aumônes qu'ils
donnent à tous les malheureux et par les riches cadeaux qu'ils font
à leurs partisans. Almamy est la providence des pauvres. »
Almamy- Ibrahima Sory se soumit à la décision du conseil, et
céda le pouvoir à Almamy Abdoulaye; mais il fut rappelé peu de
temps après, remporta de nouvelles victoires, reçut le surnom de
Maoudof, le Grand, et mourut dans la province de Labé, où il était
allé à l'occasion de la mort d'Ala-Mamadou Sellou, chef de ce pays.
L'œuvre de ce conquérant avait été considérable. Il laissait le Fouta-
Djalon augmenté de nombreuses provinces et ayant non-seulement
une unité nominale, mais une unité réelle, et l'almamy était désor-
mais respecté partout, d'abord comme le chef suprême do la reli-
gion, puis comme le maître, comme le roi.
«Almamy Ibrahima Sory Maoudo, dit M. Lambert, avait régné
trente-trois ans. » A sa mort les dissensions politiques commen-
cèrent et la guerre civile ne tarda pas à éclater. Son fils, Sadou,
fut nommé almamy. A cette nouvelle, Almamy Abdoulaye ras-
semble les alfaia, surprend Sadou à Timbo et le massacre dans
022 REVUE DES DEUX MONDES.
cette ville. Le conseil des anciens nomma alors le frère de Sadou,
appelé Abdoul-Gadiri (Àbd-el-Kader). Le premier soin du nouvel
almamy fut de chercher à tirer vengeance des alfaia, dont la con-
duite avait révolté les Pouls. II poursuivit, avec ses partisans,
Almamy Abdoulaye, qui avait quitté Timbo pour se réfugier au
Labé, l'atteignit à Quetiquia, près de la rivière Téné, dans la pro-
vince de GoUadé, et le tua de sa propre main.
Almamy Abdoul-Gadiri mourut de maladie à Timbo après un
règne peu tourmenté. Il fut remplacé par sonfrère Almamy Yaya.
Almamy Abdoulaye Bademba avait eu pour successeur Almamy
Bou-Bakar. Le règne d' Almamy Yaya ne fut pas important. Il mou-
rut de maladie à Timbo et eut pour successeur Almamy Hama-
dou, fils de Modi Amidou. Modi Amidou était le fils d' Almamy Sory
Maoudo et, par conséquent, le frère d'Almamy Yaya.
Almamy Hamadou n'est resté au pouvoir que pendant trois mois
et trois jours. Sa nomination avait eu lieu par surprise, et dans un
grand et violent palabre les habitans de Timbo décidèrent que, Modi
Amidou n'ayant pas été almamy, son fils ne pouvait l'être, d'après
les coutumes des Pouls. Ils sommèrent Almamy Hamadou de quit-
ter le pouvoir. Celui-ci refusa, s'échappa de la capitale et s'enfuit
dans la direction de Socotoro. Bejoint par ses ennemis au-delà de
Saréboval, il fut massacré sur les rives du Tiangol Fella, marigot
qui coule au pied du monticule où se trouve le village de Donhol
Fella.
Almamy Oumarou, fils d'Almamy Abdoul-Gadiri, un des chefs les
plus aimés du Fouta et qui, depuis plusieurs années, s'était fait
connaître par sa bravoure contre les infidèles et sa haine contre les
alfaia, fut appelé au pouvoir comme chef des souria.
Oumarou ne prit, en réalité, le pouvoir qu'à la mort d'Almamy
Bou-Bakar, qui arriva inopinément. Ses partisans avaient caché sa
maladie. Mais, le soir même du décès il faisait son entrée dans la
capitale et conviait son cousin Ibrahima Sory, fils de Bou-Bakar, à
une réconciliation complète. Il convint de lui céder le pouvoir au
bout de trois années. Ibrahima Sory prit le titre d'almamy et se
retira au village de Dara, dans le voisinage de Timbo.
C'est sous le règne d'Almamy Bou-Bakar que le territoire de Din-
guiray fut cédé à El-Hadj-Omar et appartint désormais à la famille
du prophète toucouleur. D'après M. Lambert, El-Hadj-Omar aurait
réussi à détacher du tronc national et de l'autorité del'almamy un
parti de Foulahs ou Pouls, connu sous le nom de Obous, qui, à la
voix du faux prophète, auraient attaqué Timbo en 1859. C'est un
marabout vénéré, appelé Modi Mamadou Djoué, qui a formé ce parti
hostile aux habitans de Timbo, et non le fameux guerrier toucou-
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 923
leur. Cette histoire des Obous, ou mieux Iloubbous, est inlimement
liée aux règnes de l'almamy Omar et de l'almamy All'aia Ibraliima
Sory. Elle jette une vive clarté sur la situation politique des Pouls et
montre que cette race guerrière a une idée nette du mot patrie, qui
semble inconnu à la plupart des nations du Soudan occidental. Elle
explique en même temps le fonctionnement de cette constitution
bizarre qui serait impossible à réaliser dans nos pays, cependant
civilisés, où je suis certain que janjais deux rois ou deux présidons
régulièrement élus, possédant les mêmes attributions et devant
exercer l'autorité à tour de rôle, ne parviendraient à s'entendre. Il
faut l'apathie ou la sagesse de ces noirs barbares pour résoudre un
pareil problème; et pour que cette constitution, qui a plus de cin-
quante ans d'existence, soit encore debout, je commence à croire
avec Mamadou Saidou, qu'il faut que les Pouls aient de la tête et
beaucoup de bon sens.
Les Pouls du Fouta-Djalon sont tous musulmans et bon nombre
d'entre eux, non contons de s'instruire auprès des marabouts de
Fougoumba et du Labé, se rendent sur le lleuve Sénégal et vont
dans le pays des Maures compléter leur éducation. Au début du
règne de l'almamy Oumarou , un chef appelé Modi Mamadou
Djoué, qui habitait à Laminia, dans le diwal de Fodé-Hadji, vint
à Podor et fut ensuite dans le Gannar, sur la rive droite du Séné-
gal , où un chef maure, appelé Gheïk Sidïa, fit de lui un marabout
fervent et instruit. Il revint sept ans après au Fouta, se retira dans
sa maison de Laminia et commença à prêcher. Sa réputation ne
tarda pas à se répandre ; on vint de tous les points du Fouta-Dja-
lon voir cet homme vénéré et lui demander des prières. Les chefs
lui confièrent leurs fils. Alfa Ibrahima, frère de l'almamy Oumarou
aujourd'hui almamy des Pouls sous le nom d'ibrahima Sory, vécut
quelque temps auprès de Modi Mamadou et fut un de ses talibés
favoris. Le village de Laminia acquit de l'importance ; les élèves et
les admirateurs de Modi Djoué prirent le nom de Houbbous. [Houh-
bou rasou Lallai : Quelqu'un qui aime bien Dieu.)
Une querelle insignifiante donna l'occasion à ce chef religieux de
compter ses partisans et de s'ériger en chef politique, indépendant
de l'almamy de Timbo.
Au sud du Fella Goumtat, existe une région montagneuse, d'un
abord difficile et qui s'étend à plusieurs journées de marche dans la
direction de Falaba. De nombreux villages pouls, amis de Modi
Mamadou , étaient cachés dans les montagnes ; ils considéraient
le pays comme leur appartenant. Cheikou Séry, fils du chef de
Bailo, et son ami Mamadou Salifou vinrent à cette époque élever
un roumdé (maison de campagne) dans ces montagnes et firent des
plantations de manioc. Des élèves de xModi 3Iohamadou dévasté-
92Û REVUE DES DEUX MONDES.
rent les champs, coupèrent le manioc et répondirent par des inso-
lences, que le latin seul permettrait de rendre aux justes observa-
tions de Cheikou-Séry. La querelle dégénéra en bataille, et un
esclave fut assommé à coups de bâton.
Le chef de Bailo envoya une députation à l'almamy Oumarou l'in-
former des troubles qui venaient d'avoir lieu. Celui-ci ne voulut pas
trancher le dififérend, il désigna deux hommes qui furent avec ceux
de Bailo trouver Modi-Mamadou Djoué, qui devait, en sa qualité
de marabout, prononcer le jugement.
Le chef des Houbbous reçut les envoyés de l'almamy Omar entouré
de ses talibès. 11 fit un discours sur la religion qui arracha des
larmes à toute l'assistance et termina ainsi : a Mes talibès appar-
tiennent à Dieu et à moi ; ils ne doivent rien à l'almamy. »
Les envoyés sortirent de la salle du conseil en laissant tomber ce
mot de : Modji! C'est bon ! que les Pouls emploient toujours à la
fin d'un palabre. C'était la guerre. Le tabala (tambour de guerre)
retentit dans les provinces de Timbo et de Fougoumba, et quand les
Pouls furent réunis, l'almamy Oumarou leur dit que les Houbbous
étaient trop puissans, qu'ils voulaient se mettre au-dessus des lois et
qu'il fallait les combattre.
Le conseil refusa à l'unanimité de donner des soldats à l'almamy :
« C'est ta politique qui a fait les Houbbous puissans. Ce sont nos
parens ou nos amis et non des rebelles. — Vous avez le droit de
refuser, répondit Oumar, mais vous ne sauriez m'empêcher d'aller
les combattre avec mes propres ressources ; j'armerai tous mes
esclaves et je les conduirai à la victoire. »
Les anciens de Timbo envoyèrent un courrier à Modi-Djoué le
prévenir de l'attaque qui se préparait contre lui, et un grand nombre
de Pouls se joignirent à l'almamy, espérant par leur présence hâter la
conclusion de la paix.
Après plusieurs rencontres avantageuses pour l'almamy, les an-
ciens le prièrent de cesser une guerre sacrilège, puisque c'étaient
des musulmans pouls qui combattaient les uns contre les autres.
L'almamy se soumit, mais à regret, à l'avis de ses conseillers, et
retourna à Timbo. 11 fit appeler son cousin Almamy Ibrahinia Sory,
qui était à Dara, et lui dit : « Les Pouls viennent de laisser se créer
un troisième almamy : c'est le chef des Houbbous, Modi-Djoué.
Devons-nous laisser amoindrir notre prestige ? »
Les deux almamys convinrent de faire de concert une nouvelle
campagne à la fin de l'hivernage ; mais ils furent devancés par les
Houbbous, qui avaient recruté de nombreux partisans. Ces derniers
détruisirent un village voisin de Bailo; mais leur armée échoua à
l'attaque du village de Malako, non loin de Donhol-Fella. Almamy
Omar et Almamy -Ibrahima Sory arrivèrent sur ces entrefaites avec
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 925
des renforts, livrèrent une bataille désastreuse à Modi Djoué sur
les bords du marigot de Mongo, aflluent du Tinguino, et furent obli-
gés de battre en retraite, poursuivis par les Houbbous, qui sacca-
gèrent Tiinbo, Almamy Ouniarou se retira dans le diwal de Koïn
et Almamy Sory se réfugia auXabé.
Bademba, frère d' Almamy Sory, réunit plus de six cents guerriers
du Labé et se dirigea sur Timbo, qui était resté sans défenseurs. Sa
population se composait de femmes et d'enfans. Les Houbbous occu-
pèrent tous les villages situés dans les environs de Donhol-Fella, où
ils s'étaient retranchés.
Bademba envoya le chef de ses esclavesjannoncer à Modi Djoué
et à tous les Houbbous qu'il les considérait comme des captifs et
que lui, Bademba, était leur maître. Une bataille sanglante eut lieu
à KoLimi; deux mille quatre cents Houbbous (des Pouls, des Ma-
linkés, des Dialonkés s'étaient réunis et avaient formé cette armée)
luttèrent tout un jour contre les hommes de Bademba et furent
obligés de battre honteusement en retraite. Après cette victoire, le
chef poul écrivit aux deux almamys de revenir à Timbo , « que
les Houbbous n'étaient pas à craindre. »
Ce ne fut que six mois après que Oumarou et Sory revinrent
l'un de Koïn et l'autre de Labé^ où ils avaient passé l'hivernage.
Hs firent avec succès une expédition contre les Houbbous qu'ils
battirent à Consogoya ; les femmes assistèrent à la bataille et rame-
nèrent des prisonniers. Modi Mamadou Djoué gagna avec ses par-
tisans les hautes montagnes qui s'étendent entre le Ba-Fing et le
Tinguisso et mourut quelque temps après. Son fils, Mamadou, que
le Foula connaît sous le nom d'Abal (le sauvage), devint le chef des
rebelles. Almamy Oumarou ne tarda pas à venir l'attaquer et le bat-
lit complètement sur les bords du Kaba, affluent du Tinguisso.
La défaite des Houbbous semblait irrémédiable, quand les soldats
de l'almamy l'abandonnèrent, lui reprochant de vouloir anéantir des
gens de leur race et de n'agir que par ambition personnelle sans
songer aux intérêts du Fouta-Djalon. Resté seul avec ses captifs,
Almamy Oumarou eut à supporter une attaque d'Abal et, ne se trou-
vant plus en force, il se replia du côté de Socotoro, accompagné par
son frère Alfa Ibrahima, l'almamy actuel.
Les Pouls avaient vu d'un mauvais œil la guerre contre les
Houbbous, et les deux almamys en sortirent amoindris dans leur
influence et leur prestige. Oumarou était trop fin politique pour
ne pas essayer de reconquérir sa popularité et de refaire sa fortune
entamée par les dépenses denses dernières expéditions. Il déclara
qu'il voulait augmenter le territoire poul du côté du Gomba (Rio-
Grande) et combattre les populations fétichistes du N'Gabou. 11 laissa
Alfa Ibrahima comme gardien du pays et le fit reconnaître comme
§26 REVUE DES DEUX MONDES.
son successeur. Ses fils Mamadou Pâté et Bou-Bakar Biro l'accompa-
gnaient dans son expédition. Almamy Oumar détruisit le village de
Kansala, coupa la tète au chef, et parcourut en vainqueur tout le
territoire de Koli. Cette campagne, qui dura deux ans, cessa par
la mort de l'Alinaray Oumar, qui survint en 1872. Le chef poul
s'éteignit à Donibi-lladji dans le N'Gabou des suites d'une maladie
chronique pour laquelle ses médecins lui avaient fait faire usage des
eaux thermales du village de Kadé.
Alfa Ibrahima fut proclamé almamy sous le nom d'Ibrahima
Sory. La nouvelle de la mort d'Oumar s'était répandue dans tout le
Fouta-Djalon avec une étonnante rapidité. Les regrets sincères des
Pouls prouvèrent en quelle estime ils tenaient le chef qui venait
de disparaître. C'est sous le règne de ce prince que les deux explo-
rateurs Hecquard et M. Lambert visitèrent le Fouta-Djalon.
Ils furent accueillis par lui avec la plus grande bienveillance,
tandis qu'ils trouvèrent une sourde antipathie auprès du chef
alfaia Ibrahima Sory. Ils en conclurent l'un et l'autre que les sou-
ria étaient nos amis et les alfaia nos ennemis. Cette distinction n'a
plus sa raison d'être aujourd'hui. Les deux partis sont nos alliés et
le resteront tant que nous ne chercherons pas à occuper le Fouta-
Djalon. C'est un sentiment de jalousie contre Oumar qui a fait
d'Almamy-Ibrahima Sory un ennemi pour Hecquard et M. Lambert.
Les deux chefs du Fouta s' appelant tous les deux Ibrahima Sory,
on disait Almamy Sory-Donhol Fellapour désigner le chef des souria,
successeur d'Oumar, et Almamy Sory-Dara quand on parlait du chef
alfaia.
Pendant la campagne d'Oumar sur les bords du Rio-Grande,
Almamy Sory-Dara était resté à Timbo, sans songer à faire la guerre
aux Houbbous.
A l'annonce de sa mort, il crut le moment favorable pour appe-
ler le Fouta-Djalon à entreprendre une nouvelle expédition contre
des gens qu'il considérait comme des rebelles. Ayant réuni un con-
tingent assez fort, il se rendit à Baiio, ensuite à Firia, dans les pays
des Dialonkés, cherchant inutilement les Houbbous, qui, prévenus
par des espions s'étaient dirigés vers les montagnes de Coumtat,
non loin de Donhol. Il finit par les rencontrer au village de Boqueto,
résidence d'Âbal.
Voici le récit de ce combat d'après Mamadou SaidouTy La bataille
commença à quatre heures du soir, un samedi, et continua jusqu'au
dimanche. A quatre heures du soir, le dimanche, Abal, chef des
Houbbous, fit tuer Almamy Sory-Dara sur les bords d'un petit ruis-
seau appelé Mongodi. Almamy Sory, abandonné par ses hommes,
n'avait pas voulu s'enfuir; il s'assit sur les bords du marigot, et un
homme d'Abal, le trouvant là, le frappa d'un coup de sabre à l'avant-
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 927
bras droit. Cet homme, nommé Goumba, appelait à son aide, tout
en frappant : « Venez, criait-il, je tiens l'almamy. » Il donna un
deuxième coup de sabre sur l'épaule du chef poul, mais celui-ci ne
bougea pas. Un enfant, entendant les cris, était allé prévenir Abal.
Après avoir inutilement frappé l'almamy, Goumba courut après les
Pouls qui fuyaient et coupa le cou à un grand nombre.
Abal arriva sur ces entrefaites. Il vint dire bonjour àAlraamy Ibra-
hima. Almamy lui dit bonjour. « Viens dans le tata (enceinte du
village), je vais te faire soigner, » ajouta Abal. Almamy répondit :
« INon, je ne bouge pas de place, ni pour aller à Timbo, ni pour
entrer dans ton tata. A la fin du monde, on me trouvera ici : Tue-
moi. » Abal lui dit alors : « Tu ne veux pas venir? » Almamy dit :
(( Non ! » Aux renseignemens que le chef houbbou cherche à obtenir
de l'almamy vaincu, celui-ci répond : « Si tu étais mon prisonnier,
je ne te demanderais rien ; tu n'as rien à me demander. »
Abal est parti pour retourner dans son village, en disant aui.
gens qui étaient avec lui de rester et de tuer l'almamy. Ges hommes
l'ont tué à coups de bâton, parce qu'un grand marabout comme
Ibrahima Sory est invulnérable par le sabre, la balle et le fer.
Il faut l'assommer pour en venir à bout; il a la peau trop dure.
Une fois mort, on lui a coupé la tête. Mamadou, fils d' Almamy
Sory Dara, est retourné sur le champ de bataille, où il avait laissé
son père; il est descendu de cheval, puis est resté immobile. Les
hommes d'Abal l'ont tué à coups de sabre. Un autre de ses fils,
Ba Pâté, est venu également se faire massacrer sur le corps de l'al-
mamy, ainsi que ses deux frères, Sadou et Aliou, puis quarante-
cinq guerriers pouls sont venus l'un après l'autre se faire tuer,
escortés de leurs griots, qui chantaient leurs louanges et les encou-
rageaient à mourir avec leur roi. G'est Bay, Toiicouleur du Bon-
dou, gi'iot dévoué à l'almamy, qui, par son chant enthousiaste,
avait fait revenir tous ces hommes, qui fuyaient. Il fut massacré à
son tour. Un autre chanteur reçut trois coups de sabre et trois
balles; il a survécu. Seul, le plus jeune des chanteurs, appelé
Hamadou, dut à sa grâce et à sa bonne mine d'être épargné. Il
fut emmené par les Houbbous, et, plus tard, Abal en fît cadeau à
Almamy Ibrahima, le chef des souria. La tête d' Almamy Sory Dara
fut exposée sur la porte de la maison d'Abal.
Quand le bruit de ce désastre parvint à Timbo, les alfaia pro-
clamèrent Ilaniadou, second fils de Bou-Bakar, almamy. Celui-ci,
depuis son avènement au pouvoir, n'a jamais songé à venger son
frère. Je crois devoir ajouter que le chef alfaia est peu influent.
Almamy Ibrahima Sory, que son titre d'ancien talibé de Mamadou
Djoué, père d'Abal, a rendu favorable à celui-ci, ne permettrait sans
doute pas cette expédition.
928 REVUE DES DEUX MONDESi
Les Iloubbous ne sont pas nombreux. Abal, qui n'a que quarante-
trois ans, sera remplacé par son frère Sory. Bien qu'ils habitent un
pays d'une défense facile, je les crois appelés à disparaître ou,
mieux, à se mêler de nouveau à leurs frères du Fouta-Djalon, si
Fodé Darami, poursuivant ses succès du côté du Kouranko et de
Falaba, leur fermait la route de Mellacorée et de Sierra-Leone, où
ils vont acheter les fusils et la poudre.
IV.
La constitution du Fouta-Djalon est une république aristocra-
tique. Le pouvoir est partagé entre deux chefs élus qui prennent le
titre d'almamy, prince des croyans. Nous avons vu qu'ils étaient
toujours choisis dans les familles d'Alfa et de Sory, Un conseil des
anciens, dont font partie de droit tous les notables de Timbo, est
chargé de discuter les affaires publiques. Il donne son avis sur les
nominations des chefs des provinces et sur les questions de poli-
tique intérieure ; il discute les rapports avec les états voisins ,
approuve les traités passés au nom de l'almamy, qui n'est que le
premier représentant de la nation poul. Une mesure ne peut être
adoptée que si elle obtient l'assentiment de la majorité des anciens.
C'est parmi eux que l'almamy choisit souvent ses ambassadeurs.
Le pays est divisé en treize provinces ou diwals; ce sont ceux
de Timbo, Bouda, Fougoumba, Kébali, Golladé, Colen, Koïn, Timbi
Tounni, Timbi Médina, Labé, Bailo, Fodé-Hadji, Massi.
Chaque province a son chef, ou mieux, ses deux chefs, l'un sou-
da, l'autre alfaia. Ce sont eux qui nomment ensuite les chefs des
villages qu'ils commandent. Ceux du Labé et de Timbi, Alfa Aguibou
. et Tierno Maadjiou, sont les plus influens. Dans chaque capitale de
diwal, il y a un conseil de notables.
Chaque chef de village a le droit de rendre la justice, aidé de son
înarabout. C'est le Koran qui sert de code; mais seuls les chefs de
provinces peuvent prononcer une condamnation capitale, et même,
souvent, le condamné est envoyé à Timbo afin que l'aluiamy et son
conseil puissent prononcer en dernier ressort.
Le chef possède le pouvoir civil et militaire. Tous les Pouls sont
soldats. En cas de guerre, chaque village désigne son nombre
d'hommes suivant son importance, qui sont dirigés sur le chef-lieu
où se forme le corps d'armée de la province, avant de se rendre sur
le théâtre des événemens. Les chefs amènent en outre leurs esclaves.
J'estime que le Fouta-Djalon, qui a une population libre d'environ
cinq cent mille habitans et peut-être cent mille esclaves, peut avoir
facilement une armée de vingt-cinq n)ille hommes, tous arm'>s de
fusils à pierre.
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 929
Les villages si coquets des Pouls, bien que n'ayant pas de rem-
parts, sont plus difficiles à prendre que ceux du Fouta-Toro ou du
Ilaut-Sénégal. Chaque case est entourée d'une solide palissade qui
se réunit à celle des maisons voisines. Une rangée de vigoureux
arbustes (épurges) complète cette défense. Il faudrait faire le siège
de chaque maison, et le canon serait d'une faible utilité.
Il y a une véritable organisation municipale dans chaque village.
J'ai défini le pouvoir du chef. Immédiatement sous ses ordres vien-
nent des notables, chargés, l'un de la voirie, l'autre de la police,
celui-ci marabout des mariages. Les voleurs, si nombreux chez
les Pouls, ne jouissent pas longtemps de leurs méfaits ; ils sont
généralement retrouvés et le châtiment ne se fait pas attendre.
L'impôt est fondé sur le principe de la dîme. Les chefs de village
prélèvent la dîme sur les récoltes et sur les héritages et envoient
des cadeaux au chef de la province, lequel, à son tour, est obligé
d'en faire à l'almamy. Celui-ci, outre ce qu'il reçoit de chaque chef
du Fouta, soit à l'époque de sa nomination, soit à titre gracieux,
perçoit encore un tribut sur les peuples soumis et sur les caravanes
qui traversent le pays ; enfin il a droit au cinquième du butin fait
dans chaque guerre.
La fortune de l'almamy, en esclaves, bœufs, chevaux, moutons,
or, étoffes, ai mes, ne tarde pas à devenir considérable ; mais ses
revenus sont bien vite dépensés en largesses à ses partisans et
surtout en aumônes. En temps de guerre, il contribue à l'entretien
de l'armée, mais chaque village doit fournir aussi sa part d'appro-
visionnement. Ce sont surtout les armes et la poudre que l'almamy
distribue à ses soldats.
Les villes ou villages, au Fouta-Djalon, s'appellent des missidas,
des mosquées. On désigne sous le nom de foulahsos des aggloméra-
tions de cases, quelquefois importantes, où les habitans des missi-
das viennent pendant la saison des pluies surveiller leurs planta-
tions. C'est autour des foulahsos que se trouvent les parcs à bœufs;
c'est dans les cases que l'on eijferme les grains (foigno, riz, maïs,
après la récolte. Une marga est formée par plusieurs fouhlasos. Les
roumdés sont des réunions de cases habitées par des esclaves. 11.^
dépendent du foulahso et se trouvent au uiilieu même des lougans.
Ceci expliquera qu'on ait pu croire à l'existence d'une popula-
tion très nombreuse au Fouta ; mais si l'on songe que, depuis le
mois de juin jusqu'à la fin d'octobre, la plupart des Pouls, surtout
les chefs et les gens fortunés, désertent les villes pour aller habiter
la campagne, on comprendra que, malgré ses villes, ses margas et
ses foulahsos, ce pays, considérable comme étendue, soit relative-
ment peu habité.
TOMB Liv. — 1882. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Les villages ont un aspect ravissant. Les cases sont les mieux
faites et les plus propres de toute la Sénégambie. Elles sont con-
struites de façon à résister aux pluies torrentielles qui durent sept
mois, et donnent de l'ombre et de la fraîcheur pendant la sécheresse.
Le climat est tempéré sur les hauts plateaux de ce pays, dont
bien des sites m'ont rappelé certaines provinces de la France, le
Bourbonnais et l'Auvergne. Je le crois habitable pour les Européens,
surtout dans le Timbi et le Labé.
Outre l'industrie pastorale, qui est très prospère chez eux (dans
certaines régions, le Bouvé, le Tangué, les bœufs viennent très
bien et se multiplient avec une grande facilité), les Pouls forment
des caravanes qui descendent à la côte, portant des cuirs préparés,
du caoutchouc, delà cire, de l'ivoire et de l'or, du beurre de karité
et du café qui vient sur les bords du Rio-Fattala.
Le sol leur donne en abondance du foigno, graminée très nour-
rissante qui fait la base de leur nourriture, du riz, des arachides,
des sésames, du maïs, du mil et des fruits, tels que les orangers,
les citronniers, les papayers, les mangos, les kolas, les dattes et
quelques fruits particuliers au pays. Le tabac y vient très bien, et je
crois que beaucoup de plantes d'Europe y pousseraient, le blé, le
mûrier, peut-être la vigne. Les textiles, les matières tinctoriales se
rencontrent partout. Les bois de construction abondent; les acacias,
les cailcédras, les rosiers, les tamariniers, les pandanus, les rhat
pourraient être utilisés.
La faune n'est pas moins riche que la flore. Les antilopes, les
gazelles, les singes, quelques rares léopards habitent dans les forêts.
Les insectes, les papillons aux riches couleurs y sont en grand
nombre ; les abeilles donnent un miel excellent et de la cire.
Le fer est un peu partout. C'est le seul métal exploité par les
indigènes ; on a renoncé à chercher l'or, qui existe en abondance
sur les bords du Ba-Fing et du Tené. Il existe du cuivre dans les
environs de Donhol-Fella. Je n'ai pu découvrir la houille, bien que
les forgerons de Socotoro m'aient parlé souvent d'une pierre noire
qui brûle et qui existerait à un jour de marche de ce point. Quoi
qu'il en soit, le mouvement d'exportation en cuirs, cire, ivoire,
or, arachides, caoutchouc et café augmente chaque année, et le
chiffre traité dans les factoreries comprises entre Sierra-Leone
et la Gasamance est considérable. C'est ce commerce des rivières
du sud avec le Fouta-Djalon qui fait en partie l'augmentation du
mouvement commercial que l'on constate à Corée.
Depuis quelques années, les caravanes du Haut-Niger sont moins
nombreuses. Elles se forment aujourd'hui dans les provinces de
Labé, Timbo, Koïn et Timbi et vont surtout au Rio-Nufiez, un cer-
tain nombre d'entre elles gagnent le Rio-Pongo,le Kaporo et la Mella-
LA FRANCE AU FOUTA-DJALON. 931
Corée. La Gambie (Sainte-Marie de Bathurst) et Sierra-Leone ont
beaucoup perdu de leur importance commerciale.
Malgré la jalousie qui divise les alfaia et les souria, on peut
affirmer sans crainte que le Fouta-Djalon forme un tout politique
avec lequel on doit compter. Les rivalités des chefs n'empêcheront
pas les Pouls de tenir les promesses qu'ils ont faites. Le traité du
là juillet 1881 ouvre cette riche contrée à notre commerce et per-
met moyennant une redevance fixe à tout Français d'installer une
factorerie dans l'intérieur du pays après en avoir informé le chef de
la province oiî il voudra résider. Ce traité a reconnu notre situa-
tion dans les rivières du Sud, et l'almamy auquel presque tous
les chefs qui environnent notre comptoir paient tribut, nous a
ofïert de porter nos postes plus à l'intérieur.
Les traités que j'ai réussi à passer, au nom du gouvernement
français, avec les dilférens états du Bambouk situés entre la Gam-
bie et le Sénégal confirment ceux obtenus des Pouls, car ils ouvrent
une route nouvelle des postes du Haut-Sénégal au Niokolo, qui est
la province la plus septentrionale du Fouta-Djalon.
Cette contrée est un des chemins les plus courts pour gagner le
Niger ; mais si cette région montagneuse et coupée de nombreuses
rivières n'est pas aussi commode que la vallée du Haut-Sénégal pour
la construction d'un chemin de fer, elle n'en restera pas moins long-
temps encore la route préférée par les caravanes qui viennent du
Bouré, du Ouassoulou et du Kankan, jusqu'au jour où la voie ferrée
unira Bamako à Médine.
Les Pouls du Fouta-Djalon, bien que musulmans, se tiennent à
l'écart des intrigues politiques qui se nouent entre le Bossela (Fouta-
Toro indépendant) et Ségou. Je ne dirai pas qu'ils combattraient
leurs frères en Mahomet, mais ils resteront neutres.
Jaloux de l'influence prise par El-Hadj Omar, auquel ils avaient
donné un asile à Dinguiray et des visées ambitieuses de son suc-
cesseur Ahmadou Gheikou , les Pouls du Fouta-Djalon , qui consi-
dèrent leur almamy comme le calife du Soudan occidental, ont
observé la plus grande réserve. Ils ont appuyé Fodé-Darami, dont
l'influence s'étend de plus en plus sur la région du Niger, voisine
des sources, et envoient des armes à Samadou, ennemi du prince
Aguibou, qui commande ,à Dinguiray, depuis la mort d'El-Hadj
Omar.
On dirait que le sang dialonké mêlé au sang poul a rendu l'ha-
bitant de Timbo moins fanatique. Il ne craint pas de s'allier aux infi-
dèles. Le rêve de l'almamy Ibrahim Sory est de voir sa suprématie
reconnue sur le Haut-Niger, non par la force de ses armes, mais par
l'alliance qu'il médite depuis longtemps avec les chefs du Ouassou-
lou et du Sangaran qui ont embrassé la religion musulmane. Ce
032 REVUfi DES DEUX MONDES.
jour-là Ilamadou Gheikou, battu en brèche par les Béleris du Béle-
dougou, contenu au nord par les gens du Massina, se trouvera en
contact dans le snd-ouest de son empire avec une puissance formi-
dable. Le jour où des états puissans liés par des traités avec les
nations européennes auront remplacé les nombreux royaumes qui
se partagent le Soudan à l'heure actuelle, la question de l'abolition
de l'esclavage sera bien près d'être résolue. La religion musulmane
qui l'autorise, et qui deviendra dans cinquante ans le culte de tous
ces peuples, résoudra malgré elle cette tâche difficile, dont l'huma-
nité bénéficiera. La paix seule peut amener^un résultat si désirable.
Les musulmans ne'se font pas captifs entre eux, et le jour prochain
où les états fétichistes (Bambaras, Malinkés, Soussous) seront con-
vertis à l'islam, les chasseurs d'esclaves seront obligés d'aller en
chercher sur les bords du Congo. Non que je sois pour les musul-
mans contre les Mandingues, mais l'on est forcé d'avouer en étudiant
l'histoire de la Sénégambie, que les populations fétichistes sont en
décadence et qu'il est malheureusement trop tard pour les grouper
en une nation destinée à arrêter les progrès de l'islamisme.
Quoi qu'il en soit, le rôle de la France est tout indiqué. Elle doit
poursuivre résolument une politique pacifique destinée à étendre
son influence sur le Soudan central. L'exemple de notre puissante
voisine l'Angleterre doit toujours être présent à nos yeux. La tâche
à entreprendre est rude, et les compensations que nous réserve le
Haut-Niger ne seront pas immédiates.
Il faut que les travaux qui s'exécutent dans le Haut-Sénégal, sous
l'initiative patriotique du département de la marine, et la nouvelle
campagne que va entreprendre le vaillant colonel Borgnis-Des-
bordes, rendent la position de la France à jamais assurée dans ces
régions. Si l'on ne peut unir l'Algérie au Sénégal par un chemin de
fer, on peut essayer de les rattacher l'une à l'autre en faisant des
traités avec tous les peuples qui les séparent. C'est le but que doit
poursuivre sans relâche notre pays, et je suis heureux, pour ma part,
grâce à la mission que le gouvernement m'avait fait l'honneur de
me confier, d'avoir pu, en plaçant Je Fouta-Djalon et le Bambouk
sous le protectorat français, contribuer à cette grande œuvre qui
touche à notre avenir colonial en Afrique, car s'attacher ces deux
pays (Fouta-Djalon et Bambouk), c'est fermer au gouvernement
britannique les routes qui, de la Haute-Gambie et de Free-Tovvn,
conduisent au Dioli-Ba (Niger).
M. Bayol.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
Si les livres d'étrennes sont un peu moins nombreux cette année
que d'ordinaire, on nous permettra de ne pas trop nous en plaindre,
puisque aussi bien depuis trois ou quatre ans il y avait excès, et qu'au
surplus, d'une manière générale, pour être moins nombreux, ils ne
sont pas moins beaux. Il y a même un progrès à signaler dans la
manière ou, pour mieux dire, dans l'art de les habiller. On fait aujour-
d'hui des cartonnages moins solides assurément, moins durables que
les reliures, et d'un goût moins sévère, mais d'une grande élégance et
d'une remarquable légèreté , Puisque l'on a perdu cette habitude
antique de mettre en vente les livres tout reliés, nous souhaiterions
qu'au moins, comme en Angleterre, l'usage de les vêtir d'un carton-
nage s'étendît des livres d'étrennes à tous les autres indistinctement.
Il nou-; a fallu quelque temps pour égaler les Anglais dans cette partie
do l'industrie du livre. Si j'en juge toutefois par quelques-uns des
échantillons que j'ai là sous les yeux, — ce sont surtout des Albums,
— nous pourrions désormais, sans trop de désavantage, rivaliser avec
eux. On nous pardonnera cette apologie du cartonnage; mais rien de
ce qui touche la confection du livre ne saurait nous être indifférent, et
s'il est un temps qui convienne à ces menus détails, n'est-ce pas le
temps des ètrennes?
En fait de publications d'art proprement dites, si nous omettons,
pour laisser à quelqu'un de nos collaborateurs plus compétent le soin
de les apprécier selon leur mérite, le Benvenulo Cellini de M. Eugène
Pion, et le Jean de Bologne, de M. Abel Desjardins, nous ne voyons
guère à mentionner cette année que le Troisième Récit des temps méro-
934 REVCE DES DEUX MONDES,
vingiens (1), illustré de six grandes compositions de M. J.-P. Laurens.
Nous l'avons déjà dit : le grand historien, dont le nom depuis déjà
loni^temps est devenu celui de l'un de nos classiques, n'aurait sans
doute pu souhaiter une interprétation de ses récits plus fidèle, plus
profondément pénétrée de son esprit, plus mérovingienne enfin, si je
puis ainsi dire, que celle de M. J.-P. Laurens. Il y a bien, sans contredit,
une part d'artifice dans les compositions du peintre, mais il ne faut
pas oublier qu'il y en a une aussi dans les récits de l'historien. Ce qui
du moins n'est pas douteux, c'est que la convenance est étroite entre
l'impression que l'on reçoit du texte et celle que le caractère très marqué
de l'illustration nous procure; et, en fait de couleur locale, que peut-on
demander davantage? Maintenant je ne répondrais pas que, parmi
les scènes dont il avait le choix, M. J.-P. Laurens, dans ce Troisième
Récit, ait toujours choisi celles que l'on attendait. Peut-être a-t-il aussi
un peu abusé des chevaux, cette fois. La quatrième composition est bien
noire; la cinquième nous a paru maigre et dure. Il y aurait, dans les
quatre autres, de ci de là, quelque détail à reprendre, mais l'ensemble
emporte le détail, et l'accent y est. S'il existe un artiste aujourd'hui
qui ait le sens de ces époques barbares, c'est M. J.-P. Laurens; et tout
récemment encore, il me semblait que cela éclate quand on compare
ses vigoureuses et hardies peintures de l'église Sainte-Geneviève aux
décorations plus poétiques peut-être et surtout plus architecturales,
mais un peu trop sommaires aussi et d'une naïveté trop voulue, de
M. Puvis de Chavannes.
Je devrais placer ici le Livre de fortune (2) que publie M. Ludovic
Lalanne, s'il n'était, à la vérité, d'un intérêt un peu bien spécial. 11 fait
partie de celte Bibliothèque internationale de l'art brillamment inaugu-
rée l'an dernier par le livtede M. Eugène Miintz sur les Précurseurs de
la renaissance. Nousexpriuiions alors la crainte, en parcourant la liste
des ouvrages que l'on nous prouiettait, qu'un trop grand nombre
d'entre eux ne répondît pas à l'ampleur du titre de la collection.
Faut-il avouer aujourd'hui que ni le Livre de fortune ni les Origines de
la porcelaine en Europe n'ont donné tout à fait tort à ces prévisions?
Non pas certes, après cela, que la publication de M. Ludovic Lalanne
n'ait son genre d'intérêt. Deux cents dessins inédits de Jean Cousin, —
c'est-à-dire d'un artiste dont nous ne sommes peut-être pas assez
fiers, comme d'ailleurs de la plupart de nos artistes de la renaissance,
— assurément sont quelque chose, et même quelque chose que les
amateurs apprécieront. Nous nous plaignons seulement qu'il n'y en ait
que pour les amateurs, et faisant bon marché, comme profane ou bar-
(1) Troisième Récit des temps mérovingiens, par Augustin Thierry, avec six dessins
de M. J.-P. Laurens, 1 vol. in-folio; Hachette.
(2) Le Livre de fortune, recueil de deux cents dessins inédits de Jean Cousin, publié
par M. Ludovic Lalanne, 1 vol. in-4" ; librairie de l'Art.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. QfZh
bare que nous sommes, de tel ou tel autre ouvrage de la collection,
nous attendons avec impatience les études que nous voyons annoncées
sur Claude Lorrain, par exemple, ou sur Ghiberti et son École.
Je reviens aux livres d'éti ennes : les livres d'hisloire d'abord, et
particulièrement le cinquième volume de Vllistoire des Romains de
M. Victor Duruy (1). Je dirais volontiers, s'il ne fallait toujours craindre
d'aflliger un auteur en laissant paraître une préférence trop décidée
pour une partie de son œuvre, que, de toute cette grande histoire, ce
cinquième volume est le plus remarquable. Le vaste tableau de la
société romaine au n« siècle de notre ère y est tracé, dans l'ensemble
comme dans le détail, avec une sûreté de main, une netteté de con-
tours, une vivacité de relief admirables. C'est que l'ensemble et le
détail s'y rapportent à une idée maîtresse, que l'on sent partout pré-
sente, et sous l'uniié de qui tous les infiniment petits de l'érudition
viennent se classer et s'ordonner. Cette idée, c'est qu'il y a comme une
double histoire de l'empire, une histoire apparente en quelque sorte,
pour ne pas dire convenue, l'histoire telle que les écrivains, les his-
toriens comme Tacite et les satiriques comme Juvénal l'ont faite, l'his-
toire de la ville impériale et de cour des Césars; et d'un autre côté
l'histoire vraie, l'histoire du monde civilisé, l'histoire de ces soixante-
dix ou soixante-quinze millions d'hommes vivant pour la première fois
en repos sous la protection de la paix romaine, éprouvant aussi peu
dans le fond de leur province les effets de la folie furieuse d'un Caligula
que de l'austère sagesse d'un Marc Aurèle, et régis par des lois, des
coutumes, des usages administratifs qui nous servent encore, après
dix-huit cents ans bientôt, de modèles et de guides. Ainsi réduite à ses
traits essentiels, et mutilée plutôt que résumée, l'idée prend une appa-
rence de système qu'il faut nous empresser de dire qu'elle n'a pas
dans le livre de M. Duruy. Mais elle en vivifie toutes les parties, et
c'est ce qui fait de ce volume une véritable œuvre d'histoire, je veux
dire une œuvre d'art qui n'est pas moins à l'honneur du talent que de la
science et de la conscience de M. Victor Duruy,
C'est toute une histoire de France « écrite de siècle en siècle par
les contemporctins » que M""* de Wiit s'est proposé de nous donner
dans ses Chroniqueurs (2). L'ouvrage Rentier formera trois volumes.
Le premier commence avec Grégoire de Tours et finit avec Guillaume
de Tyr : il s'étend donc des premiers Mérovingiens à la première croi-
sade. Le format, l'exécution typographique, le caractère de l'illus-
(1) Histoire des Romains, par M. Victor Duruy, t. v, Hadrien, Antonio, Marc Aurèle
et la société romaine dans le haut empire, contenant 442 gravures, 3 cartes, 1 plan et
4 chromolithographies, i vol. in-8"; Hachette.
(2) Les Chroniqueurs de t Histoire de France, texte abrégé, coordonné et traduit
par M"« de VViil. Première série. Ouvrage contenant 11 planches en chromoiitho
graphie, 47 grandes compositions tirées en noir et 267 gravures, 1 vol. in-S»;
Hachette.
036 REVUE DES DEUX MONDES.
tration, sont les mêmes que, l'an dernier, ceux du Loyal serviteur,
rajeuni par M. Lorédan Larchey, et l'année précédente ceux du Frois-
sart, traduit par M^« de Witt. C'est ainsi comme un commencement qui
n'en sera pas moins bien accueilli pour venir après sa suite. Je l'es-
père du moins, et pour plusieurs raisons, dont la principale est que
l'on ne saurait trop travailler, dans le temps où nous vivons, à rani-
mer chez les générations nouvelles la piété pour l'ancienne France.
C'est à quoi pourra servir aussi le volume dont M. Auguste Maquet vient
d'écrire le texte: Paris sous Louis XIV {!). Il n'est pas établi, je dois com-
mencer par le dire, dans les mêmes conditions de luxe que les Chroni-
queurs de l'Histoire de France, mais ce n'en est pas moins un fort beau
livre, bien imprimé, convenablement illustré, et dont le texte a son
intérêt. Paris y est décrit quartier par quartier, chaque description par
quartier y étant précédée d'un plan de l'époque, chaque monument y
ayant sa notice particulière comme suspendue au-dessus de la planche
qui le représente sous son aspect du temps, enfin chaque description
suivie de la brève énumération des maisons, boutiques, fontaines, cou-
vens, prisons et lanternes que contenait le quartier. De bons por-
traits des artistes d'alors s'intercalent dans cette rapide revue de leurs
oeuvres.
Est-ce bien le moment, à propos de livres d'étrennes, de s'expliquer
sur la révolution? Je ne le pense pas, et, quoique je partage en plus
d'un point, sur les hommes et les choses de 1793, ou même de 1789,
l'opinion de M. d'Héricault (2) ; quoique je fasse, avec lui, remonter
la responsabilité des violences et des crimes de la révolution jus-
qu'aux philosophes du xvni* siècle, et j'entends par là Rousseau, Dide-
rot, Voltaire; quoique j'admette enfin comme lui que la France de
1883 est mal remise des convulsions qui, depuis cette mémorable
date, n'ont pas cessé de la secouer périodiquement, j'estime néan-
moins que ce n'était pas le temps de la trêve des étrennes qu'il fallait
choisir pour le dire. Car enfin ce livre appelle de nombreuses restric-
tions, comme tout livre de polémique; et le moyen de les faire, entre
des considérations sur le progrès de l'industrie du cartonnage, et des
réflexions sur l'envahissement de la chromolithographie? Ceci dit, nous
n'en louerons pas moins la pensée, sinon l'exécution du livre de
M. d'Héricault, qui n'est pas toujours heureuse. Il s'agit, bien entendu,
de l'exécution littéraire ; car, pour l'exécution matérielle et pour le
caractère de l'illustration surtout, la Révolution est l'un des plus beaux
livres et des plus habilement faits que nos éditeurs aient produits
(1) Paris sous Louis XIV. Monumens et vues. Texte par M. Auguste Maquet, 1 vol.
in-S"; Laplace et Sanchez.
{'i) La Révolution, 4789-1882, par M. Ch. d'Héricault. Appendices par MM. de Saint-
Albin, Victor Pierre et Arthur Loth, 1 vol. in-S" ; Dumoulin.
LES LIVRES d'ÉTUENNES. 937
cette année. Les curieux retrouveront là des pièces qu'eu vain cher-
cheraient-ils ailleurs , quelques-unes même uniques peut-être , —
portraits, scènes populaires, autographes, caricatures, — qui donnent
aux yeux la sensation immédiate de ces temps troublés. Et c'est pour-
quoi ceux mêmes qui n'approuveraient pas les opinions de M. d'Héri-
cault, s'ils ne lisent pas son livre, — ce qui serait pourtant le premier
de leurs devoirs, — voudront le feuilleter au moins, et quand ils
l'auront feuilleté, ne manqueront pas de lui donner une place dans
leur bibliothèque.
Mentionnons enfin pour mémoire un volume intitulé Galerie de por-
(rails historiques (1). C'est un choix de figures politiques et militaires
tiré de l'œuvre, ou d'une partie de l'œuvre de Samte-Beuve, — des
Portraits littéraires et des Causeries du lundi, — depuis Henri IV et
son fidèle Sully jusqu'à Napoléon l«^ Les mêmes éditeurs, il y a déjà
quelques années, avaient ainsi formé successivement une Galerie des
grands écrivains français et une Galerie des hommes célèbres. Sans
compter de fori beaux portraits, gravés au burin selon le vieil usage,
qui était le bon, on trouve un intérêt particulier, pour ne pas dire
tout neuf, à parcourir ces volumes : c'est d'y voir, grâce à la différence
du groupement, la pensée de Sainte-Beuve, si diverse et si ondoyante,
prendre sous une lumière nouvelle des nuances nouvelles et des
aspects nouveaux.
Avec V Algérie (2) de M. Paul Gaffarel, nous ne sortons pas des livres
d'histoire, mais déjà nous arrivons aux livres de géographie. Le livre
se divise en trois parties. V Introduction résume brièvement l'histoire
de l'Algérie et de ses rapports avec la France jusqu'en 1830. La pre^
mière partie est intitulée la Conquête : elle se subdivise en trois sec-
tions : la Résistance turque, la Résistance arabe, la Résistance nationale
ou kabyle. La deuxième partie est intitulée : Géographie de l'Algérie,
et se subdivise en quatre sections : Géographie physique, Géographie
économique, Géographie politique, Géographie descriptive. Cette espèce
de table des matières donnera, je crois, une meilleure idée du livre
qu'une analyse que nous serions forcément obligé d'écourter. Un excel-
lent Index bibliographique, où sont classés les documens de toute sorte
dont l'auteur a pu se servir, termine très utilement l'ouvrage. L'exé-
cution typographique est digne de la maison Didot. Pour l'illustration,
nous serions tenté de faire quelques réserves, comme de trouver qu'elle
n'est pas assez étroitement incorporée au texte, que la composition des
chromolithographies, — le Gourbi du Kabyle, ou la Tente de l'Arabe, —
n'est pas toujours ce que l'on voudrait, et autres menues chicanes,
(1) Galerie de Portraits historiques, souverains, hommes d'état, militaires, par
Sainte-Beuve, 1 vol. in-8°; Garnier frères.
(2) L'Algérie, par M. Paul Gaffarel, ouvrage illustré de quatre chromolithogra-
phies, 3 cartes en couleur et 220 gravures, 1 vol. in-8" j Firmia-Didot.
933 REVUE DES DEUX MONDES.
mais comme ce sont observations que nous ne songerions seulement
pas à faire s'il ne s'agissait pas de la maison Didot, le lecteur voudra
bien n'y attribuer qu'une importance toute relative.
Les livres de voyages sont les seuls qui soient presque aussi nom-
breux cette année que d'habitude. En première ligne : le récit des
quatre voyages du docteur Crevaux dans l'Amérique du Sud. Dans ce
quadrilatère que dessinent sur les cartes l'Atlantique, d'une part, et les
Andes, de l'autre, le cours de l'Orénoque au nord, et le cours de l'Ama-
zone au sud, il existait encore, il y a quelques années, de vastes régions
qui n'étaient guère moins inconnues des géographes que l'Afrique
centrale elle-même. Ce sont ces régions que le docteur Crevaux s'était
proposé d'explorer ; qu'il avait successivement attaquées par trois points
différens, en trois voyages, entrepris coup sur coup, de 1876 à 1881;
et c'est le récit fidèle de ces voyages, écrit au jour le jour, encore tout
animé de la fièvre de la découverte, que l'on nous donne aujourd'hui.
Le compagnon du docteur Crevaux dans le dernier de ces voyages,
médecin de la marine comme lui, M. le docteur Lejanne, y a joint
quelques notes sur une Excursion chez les Guaranos (ce sont des Indiens
de l'Orénoque) ; et, en tête du livre, avecles dernières lettres du mal-
heureux voyageur, une courte notice biographique. Il est à peine utile
de rappeler qu'en 1880,1a Société de géographie décernait sa médaille
d'or au docteur Crevaux pour sa laborieuse traversée, de rapides en
rapides, depuis Cayenne jusqu'aux Andes. C'est du moins un souvenir
qui pourra faire juger aux plus indifférons de la difficulté de l'entre-
prise, de l'importance du succès et de l'intérêt auquel l'explorateur a
droit.
Du livre du docteur Crevaux au livre de M. de Nadaillac sur l'Amé-
rique préhistorique (2) la transition est facile. En effet, c'est peut-être à
l'ethnographie du Nouveau-Monde que profiteront surtout les voyages
du docteur Crevaux, et c'est la difficile question de l'origine de l'homme
américain que M. de Nadaillac a traitée dans son livre. L'homme amé-
ricain est-il ce qu'on appelle autochtone, et, sinon, d'où vient-il? Tel
est le problème réduit en quatre mots à ses termes essentiels. La
place nous manquerait si nous voulions discuter, ou seulement énu-
mérer les nombreuses solutions, plus ou moins probables, que l'on en
a données. Bornons-nous à résumer la réponse de M. de Nadaillac.
Les races très diverses qui successivement ont peuplé le continent
américain, — exception faite, comme aussi bien pour l'Europe, de
celles qui ont vécu contemporaines des grands pachydermes et des
grands édentés, — sont venues d'Asie, selon toute vraisemblance.
(1) Voyages dans V Amérique du Sud, par le docteur J. Crevaux, avec 252 gravures
sur bois, 1 vol. in-i" ; Hachette.
(2) L'Amérique préhistorique, par M. le marquis de Nadaillac, avec 219 figures dans
le texte, 1 vol. in-8»; G. Masson.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 939
C'est du moins ce que semble prouver le très curieux parallélisme
que l'on observe entre le développement des civilisations du vieux
monde et celui des grandes nations du nouveau. C'est ce que confir-
ment les analogies que l'on retrouve « entre les monumens, les inscrip-
tions, les armes, les outils, les coutumes elles-mêmes des anciens
Égyptiens, des Assyriens, des Étrusques, des Ibères » et ceux des
peuples les plus anciens de l'Amérique, C'est ce qu'achève de démon-
trer l'étroite conformité du type de l'homme américain avec le type de
l'homme de l'ancien continent. Nous avons d'ailleurs assez dit, il y a
deux ans, à l'occasion de son excellent livre sur les Premiers Horixmes
et les Temps préhistoriques, quelle était la rigueur de méthode de M. de
Nadaillac, et sa prudence, pour que l'on enveloppe de toutes les res-
trictions que l'état de la science commande ce qu'il peut y avoir, non
pas précisément dans ses conclusions, mais au moins dans le sec
résumé que nous en donnons, de trop afiirmatif et de trop absolu.
Le voyage de M. Blunt et de lady Blunt (1) au « berceau de la race
arabe » est aussi bien curieux à lire, et je ne doute pas qu'il ne profite
en ce moment du surcroît d'intérêt qui s'attache aux choses d'Orient.
Comme le fait remarquer le traducteur, M. Derôme, dans la savante
préface qu'il a mise en tête de l'ouvrage, il y a un Orient que nous
connaissons, que nous croyons du moins connaître, l'Orient turc, et
un Orient que nous ignorons, l'Orient nomade, l'Orient proprement
arabe, l'Orient sémitique. Or c'est cet Orient que nos deux voyageurs
ont visité sinon pour la première fois, du moins dans des conditions
telles qu'aucun Européen ne l'avait encore visité, non pas même Pal-
grave. Aussi est-ce avec le récit de Palgrave sous les yeux, — une
Année de voyage dans V Arabie centrale, — qu'il conviendra de lire le
récit de lady Blunt. L'auteur lui-même, au surplus, tout en rendant
hommage à l'œuvre de Palgrave, a pris la peine de marquer ce que
son récit y ajoutait de véritablement nouveau.
Les quatre volumes que voici maintenant nous ramènent en Europe,
ce qui ne veut pas toujours dire, — et deux au moins d'entre eux eu
sont la preuve, — en pays plus connu.
M. Victor Tissot (2) est un guide toujours agréable, qui sait voir,
qui sait faire voir, étonnant pour la quantité d'anecdotes qu'il glane
chemin faisant et dont le tort n'est que d'être quelquefois trop
caractéristiques, d'ailleurs depuis longtemps passé maître dans l'art
de soutenir jusqu'au bout une attention qu'il sait éveiller dès les pre-
mières pages. Une bonne carte permet de suivre pas à pas l'itinéraire
du voyageur. De fort belles héliogravures et de nombreuses gravures
(1) Voyage en Arabie, pèlerinage au Nedjed, traduit de l'anglais par M. Derôme,
contenant une carte et soixante gravures sur bois, 1 vol. in-8°; Hachette.
(2) La Hongrie. De VAiriatique au Danube, par M. Victor Tissot, 1 vol. in-S",
ouvrage illustré de 10 héliogravures et de 160 gravures dans le texte ; Pion.
Ç)hO REVUE DES DEUX MONDES.
sur bois, — au bas d'un bon nombre desquelles nous avons retrouvé le
nom de M. Poirson, que peut-être nos lecteurs se rappelleront-ils que
nous leur avions l'an dernier signalé tout particulièrement, — ajoutent
encore à l'intérêt du livre. Ce voyage, ou plutôt cette promenade en
Hongrie, est assurément un des beaux et bons volumes d'étrennes de
cette année. Nous eu dirons presque autant du récit d'un autre voya-
geur, M. Paul du Chaillu : le Pays du soleil de minuit (1). Le pays du soleil
de minuit, c'est cette partie de la péninsule Scandinave comprise en
dedans du cercle arctique, et d'où l'observateur, projeté pour ainsi dire
en dehors du globe, et littéralement n'y tenant plus que par les pieds,
peut voir à certains jours de l'année le « crépuscule du matin et celui
du soir se fondre l'un dans l'autre » et le lever du soleil, à quelques
minutes d'intervalle, succédant à son coucher, ou réciproquement.
Quant au livre lui-même, ce ne sont pas seulement des impressions
de voyage notées au courant de la plume, c'est un livre composé, où
les résultats scientifiques et les observations morales d'un séjour
d'environ cinq années dans le pays, ont été rassemblés pour en former
un tout. On y retrouvera la question des âges préhistoriques, et ceux
que peut-être cette perspective ne suffirait pas à séduire, des descrip-
tions et détails de mœurs abondans, curieux et nouveaux.
Je passerai plus rapidement sur le livre de M. Edmondo de Amicis :
Constantinople (2), ayant eu prématurément l'occasion l'an dernier d'en
dire quatre mots. La réputation de M. de Amicis n'est plus à faire parmi
nous, et d'ailleurs ce n'est que l'illustration du livre qui nous est nou-
velle. Je dois pourtant ajouter que je ne sais si de tous les récits de
M.' de Amicis que l'on a^traduits en français, Constantinople ne serait
pas celui qui par l'agrément de la narration, et peut-être aussi la sin-
gularité du fond, mérite la préférence. Pour M. Victor Fournel(3), dans
ce journal de voyage, ou plus exactement d'un passage aux pays du
soleil, — Espagne, Italie, et un petit coin d'Egypte, — c'est un tour
de force que d'avoir réussi à se faire lire jusqu'au bout. Madrid,
Séville et Grenade; Venise, Rome et Naples; Alexandrie même et le
Caire, est-ce qu'on ne nous en a pas assez décrit le ciel, et les monu-
mens, et les habitans? Eh! bien non, pas encore, et la preuve c'est
que vous lirez le livre de M. Victor Fournel, et que vous y trouverez
du plaisir, parce qu'il est écrit de bonne humeur d'abord; — par un
homme qui sait beaucoup, ensuite; — et enfin, parce que les choses
(i) Le Pays du soleil'de minuit. Voyages d'été en Suède, Norvège, Laponie et dans
la Finlande septentrionale, par M. Paul du Chaillu, ouvrage illustré de nombreuses
vignettes, 1 vol. in-8»; Calmann Lévy.
(2) Constantinople, traduit par M"» Colomb, et illustré de 183 reproductions de des-
sins pris sur nature, par M. Biseo, 1 vol. in-8» ; Hachette.
(3) Voyage aux pays du soleil. Un été en Espagne. A travers l'Italie, Alexandrie et
le Caire, par M. Victor Fournel, 1 vol. in-S»; Alfred Marne.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 941
eussent-elles été vingt et six vingts fois décrites, ce qui importe déci-
dément, ce n'est pas les choses qui sont vues, mais c'est bien l'œil qui
les voit.
Il faut qu'en les comptant j'aie eu l'esprit distrait,
car plus j'avance dans cette énumération des livres d'étrennes et plus
j'en découvre dont je n'ai point encore parlé. Tels sont quelques récits
d'imagination que l'on appellerait tout bonnement romans s'ils n'étaient
illustrés. Ainsi le Roman cfun brave homme, de M, Edmond About (1),
roman honnête s'il en fut, composé tout exprès, si j'ai bonne mémoire,
pour faire pièce au pontife du naturalisme, et qui reparaît en beau for-
mat, agréablement illustré par M. Adrien Marie. Si c'est un roman, ce
n'est pas le meilleur des romans de M. About; mais si ce n'est pas un
roman, il contient assez de roman pour insinuer, sans qu'on s'en aper-
çoive, les excellentes leçons dont il est tout farci. Ainsi encore, le
Vœu de Nadia (2), d'Henry Gréville, illustré par le même M. Adrien
Marie, et dont l'auteur me permettra de dire que je l'aime mieux
quand il nous peint, comme ici, la vie russe que quand il veut faire,
comme quelquefois, du roman parisien. Ainsi encore, VHisloire d^un
mauvais garçon, de M. T. BaileyAIdrich, traduite ou réduite, sous le titre
d'wn Écolier américain (3), par M. Th. Bentzon : l'un et l'autre, auteur
et traducteur, assez connus des lecteurs de la Revue. J'ajouterai, pour
ceux que le titre seul de cet humoristique récit n'attirerait pas, que
cette histoire d'un écolier n'est rien de moins que l'autobiographie du
célèbre poète et romancier américain. Mais je ne l'ajoute qu'avec une
sorte de remords, car le livre est bien de ceux qui doivent être lus
pour eux-mêmes, et non pas pour aucune raison tirée des circon-
stances. On en appréciera surtout l'accent de justesse et de fran-
chise.
Il eût peut-être été curieux de comparer au livre de M. T. Bailey
Aldrich le livre de M. André Laurie : Mémoires d'un collégien (k). Ren-
contre bizarre! on se fût aperçu au cours de la comparaison qu'un
écolier français ne ressemble pas mal à un écolier d'Amérique, et que
l'homme est sensiblement le même à Rivermouth et à Ghâlillon. Mais
il y a dans les Mémoires d'un collégien une intention pédagogique visible
qui ne permet pas la comparaison. M. André Laurie se propose de nous
retracer ainsi les Scènes de la vie de collège dans tous les pays, en y mê-
lant de fort sages conseils à nos écoliers. Il me paraît surtout enthou-
(t) Le Roman d'un brave homme, par M. Edmond About, 1 vol. in-S" ; Hachette.
(2) Le Vœu de Nadia, par M. Henry Gréville, 1 vol. in-S»; Ch. Delagrave,
(3) Un Écolier américain, par T. Bailey Aldrich, traduit de l'anglais par Th. Bent-
zon, 1 vol. in-S"; Hetzel.
(4) Mémoires d'un collégien, par André Laurie, 1 vol. in-S"; Hetzel.
9A2 REVUE DES DEUX MONDES.
siaste de la gymnastique. Le récit se lit aisément, couramment, mais il
se termine d'une façon un peu bien tragique. Je ferai de plus remar-
quer à l'auteur que ses héros parlent d'ordinaire un langage d'un ou
deux ans plus âgé qu'ils ne sont eux-mêmes. — Si M. André Laurie
semble voir parfois dans la gymnastique le fonds même de l'éducation,
c'est dans la lecture à voix haute que M. Legouvé en a posé la base (1).
J'admire ce que M. Legouvé a su découvrir de choses dans l'art de la
lecture ! Non pas sans doute que de bien lire soit une chose à mépriser,
mais je crains que M. Legouvé ne prenne trop souvent l'effet pour la
cause, et réciproquement. Il suppose ce qui est en question, et il rai-
sonne d'un art de la lecture qui conduirait à l'intelligence des textes,
tandis que c'est l'intelligence des textes qu'il faut avoir d'abord et l'art
de la lecture qui vient ensuite. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas moins
dans ce volume de fort bonnes pages de critiqua Utléraire, habilement
mises en scène; et que d'ailleurs on en retire ou non pour apprendre
à lire le profit que croit M. Legouvé, le fait est qu'elles y sont. Tous
ces livres sont des publications de la librairie Hetzel. Ne nous sera-t-il
permis de regretter en deux mots que Stahl n'y soit point représenté
cette année?
Il ne me reste plus qu'à dire quelques mots de ces nombreuses pu-
blications, — livres, albums, journaux même, — à l'adresse de la jeu-
nesse, mais auparavant je voudrais signaler dans un rang à part et hors
cadre un ouvrage qu'aussi bien je n'ai pu placer nulle part: c'est le
Paris à cheval (2), signé du pseudonyme de Crafty. M. Gustave Drozy
a mis une courte préface dont nous ne saurions mieux faire que d'em-
prunter les termes. S'il lui semble que les croquis du dessinateur ont
parfois h la sûreté d'un Carie Vernet, » c'est un éloge où nous ne pou
vons que souscrire, et quand il ajoute que le texte de l'humoriste
« sent la causerie délicate d'un homme bien élevé, » c'est un juste
compliment que nous avons plaisir à transcrire. Quiconque a seule-
ment feuilleté quelquefois la Vie parisienne y avait depuis longtemps
remarqué ces croquis élégans, malicieux et vivans, voisins de la cari-
cature et cependant n'y tombant jamais, comme ce texte dont l'allure
était aussi fringante que celle des dessins qu'il soulignait. Texte et
dessins, réunis en un beau volume, si je n'avais peur, vu l'emploi
que l'on a fait du mot, d'effaroucher l'artiste et l'écrivain, je m'en-
gagerais qu'ils demeureront comme un document précieux pour les
historiens à venir du Paris contemporain.
Si j'avais reçu le don de rimer, c'est en triolets que j'essaierais de
compter les mérites ou défauts respectifs des trois journaux qui se
disputent la faveur de la jeunesse : le Journal de la jeunesse, que publie
(1) La Lecture en famille, par M. Ernest Legouvé, de l'Académie française, 1 voi.
in-8° ; Hetzel.
(2) Paris à cheval. Texte et dessins par Crafty, 1 vol. in-S»; E. Pion.
LES LIVRES d'ÉTRENNES. 9^3
la maison Hachette; le Magasin cVèducation et de récréation, que public
la librairie Hetzel; et le Saint-Nicolas, que publie la librairie Delagrave..
Mais, en simple prose, et justice une fois rendue sommairement au
soin dont chacune de ces publications porte le témoignage, — quoi-
qu'il y en ait deux qu'on imprime peut-être un peu fin, — je dirai
qu'il en est une (c'est le Saint-Nicolas) dont je désapprouve tout à fait
l'usage d'entretenir correspondance avec ses abonnés pour l'échange
entre enfans de dix ou douze ans, je suppose, de métagrammes,
charades, acrostiches, et autres semblables jeux, fort impertinem-
ment appelés jeux d'esprit. Pourquoi pas des combles aussi?
Les éditeurs de ces trois journaux en extraient chaque année un
certain nombre de volumes d'étrennes. Citons sans autres commen-
taires, à la librairie Hachette : le Roman d\in cancre, par M. J. Girar-
din; le Tambour de Royal- Auvergne, par M. Louis Roiisselet, illustré
par M. Poirson ; les Aventures de trois fugitifs en Sibérie, par MM. V. Tis-
sot etc. Améro; à la librairie Hetzel : l'École des Robinsons et le Rayon
vert de l'infatigable M. Jules Verne; le Théâtre de famille de M. A. Gen-
nevraye,et LuciaAvila, de M. Lucien Biart, — deux écrivains dont nos
lecteurs n'ont certainement pas perdu le souvenir et depuis long-
temps savent les qualités; à la librairie Delagrave : Sans souci, de
^me Adrienne Piazzi ; enfin, à la librairie Hennuyer, un autre volume
de M. Lucien Biart, Entre deux océans (1), d'actualité, comme on dit,
s'il en fut, puisque l'auteur y raconte, avec sa verve accoutumée
d'invention, les premières tentatives que l'on ait faites pour mettre
l'Atlantique et le Pacifique en communication. Deux autres ouvrages,
encore, doivent être nommés à part pour ce qu'ils contiennent, sous
la fable, d'enseignemens utiles. L'un est intitulé : les Épreuves de Nor-
bert; i\ a pour auteur M™' S. Blandy. Nous souhaitons qu'il inspire à
ses lecteurs un vif désir de faire plus ample connaissance avec
le curieux monde chinois où le récit les aura introduits (2). L'autre
est intitulé : les Mercenaires (3) et il a pour auteur M. Léon Cahun.
C'est un récit de la seconde guerre punique, d'une érudition sûre,
d'un intérêt réel, et qu'en vérité, n'était sa forme, renouvelée du
Jeune-Anacharsis, nous aurions pu classer parmi les livres d'histoire.
Que si maintenant, par une rencontre heureuse, il se trouvait
quelque lecteur encore, dans ce siècle trop scientifique, pour le conte
de fées, nous recommanderions le recueil de M. de Lescure (4). C'est
(1) Les Exploralions inconnues. Entre deux océans, par M. Lucien Biart, avec de
nombreuses gravures, 1 vol. in-S"; Hennuyer.
(2) Les Épreuves de Norbert, par M'"' S. Blandy, 1 vol. in-8'; Hetzel.
(3) Les Mercenaires, par M. Léon Cahun, 1 vol. in-S"; Hactiett", L'ouvrage, comme
tous ceux que nous avons cités, est illustré de gravures. Ici, les gravures dans le te.\te
sont d'après l'antique.
(4) Le Monde enchanté, choix de douze contes de fées, par M. de Lescure. Ouvrage
orné de 37 gravures, 1 vol in-S»; Firmin-Didot.
()h!l REVUE DES DEUX MONDES.
un choix de douze contes, depuis Charles Perrault, l'immortel conteur
de Cendrillon et du Petit Poucet, jusqu'à M'"" Leprince de Beaumont,
l'auteur de la Belle et la Bête. En tête du recueil, M. de Lescure a
mis un morceau considérable sur l'Histoire des fées et de la Littcrature
féerique en France. Et si peut-être encore on aimait mieux un conte
écrit d'original, par un véritable écrivain, un conte d'une naïveté plus
étudiée, mais plus gracieux aussi, plus délicat, plus poétique, et qui
fût un charmant album en même temps qu'un joli récit, c'est à
M. Anatole France qu'il faudrait le demander; et lire Abeille (1).
Et les albums? Il y en a tant cette année qu'on ne sait ni lesquels
citer, ni lesquels omettre. Voici les Scènes humouristiqucs de M. Caldecott,
genre anglais, et voilà la Diligence de Ploermel (2), de MM. Quatrelles
et Courboin. Je n'en aime guère les planches, et pour le texte, c'est
l'erreur dun homme d'esprit, mais l'erreur est complète. La bizarre
invention et la froide plaisanterie ! Voici V Affaire Arlequin, illustrée
par M. Robert Tinant, et racontée par M. Léon Valade en petits triolets
insignifians, et voilà deux contre un, ou les Suites dhme consultation,
du même dessinateur, avec un texte en vers, par M. Ernest d'Hervilly.
Ni le dessinateur ni le poète ne manquent de verve (3). Voici les Cinq
Sous dlsaac Laquedem (k), texte de M. Aimé Giron, et dessins de
M. Henri Pille, et voilà les Vieux Proverbes sur de nouveaux airs, de
M"'* Eudoxie Dupuis, illustrés par M'"* Lizzie Lavt'son, — un des plus
jolis albums de cette année. Voici l'Alphabet musical de Af^" Lili, une
invention épouvantablement compliquée, et voilà une Chasse extraor-
dinaire {5). ie voudrais bien savoir, en passant, pourquoi c'est dans les
ateliers de Harlem ou d'Amsterdam que bon nombre de ces albums
s'impriment...
Mais d'album en album l'énumération tourne au catalogue. Arrê-
tons-nous, il en est temps, et je m'en aperçois peut-être un peu tard.
Le lecteur, que nous avons prévenu que les livres d'étrennes étaient
peu nombreux cette année, doit en effet se demander ce que ce
serait donc s'ils étaient plus nombreux. Il comprend sans doute aussi
que nous ne le souhaitions pas et qu'au contraire nous prenions très
aisément notre parti de voir un peu baisser de temps en temps la pro-
duction du livre d'étrennes.
F. B.
(1) Abeille, conte, par M. Anatole France, 1 vol. in-4*; Charavay frères.
(2) Chez Hachette.
(3) Chez Delagrave.
(4) Chez Didot.
(5) Chez Hetzel.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre. '
Depuis quelque temps, on ne peut se le dissimuler, la France a le
privilège d'être redevenue d'une manière toute particulière un objet
de curiosité en Europe. Elle offre d'inépuisables alimens aux polémi-
ques de toutes les capitales, aux correspondances des journaux, aux
conversations des politiques. Il est certain que si on ne s'intéresse
pas beaucoup à notre pays, on ne cesse de parler de lui, de ses crises
intérieures, de ses désarrois financiers ou de ses déboires diplomati-
ques, et il est assez de mode parmi les étrangers de nous traiter légè-
rement, souvent avec ironie , parfois avec quelque pitié pour nos
misères. On se plaît à représenter la France tantôt comme une nation
qui s'affaisse dans une irrémédiable impuissance, dont il n'y a plus
rien à craindre, tantôt comme un foyer d'anarchie qu'il est bon de
surveiller, dont il faut se garder. Les développemens peuvent être
variés, le thème est assez uniforme, et dans tous les commentaires
peu bienveillans qui courent l'Europe, s'il peut y avoir quelque appa-
rence de vérité, il y a certes encore plus de frivolité et d'exagération.
Oui, sans doute, on le sait assez, nous n'avons pas besoin qu'on
nous le répète, les affaires de la France ne sont pas depuis quelque
temps dans un brillant état. Notre pays, sans l*avoir mérité, est la vic-
lirae d'une politique d'imprévoyance qui lui attire aujourd'hui de cruels
mécomptes dans sa diplomatie, dans ses finances, dans toute sa vie
intérieure, et une des plus pénibles conséquences de cette politique
est justement d'exposer la France à ces jugemens dédaigneux qu'on
répand sur elle en Europe; mais enfin il faut rester dans le vrai. S'il
y a des sévérités que nous pouvons nous permettre entre Français,
que nous pouvons même exagérer au risque de donner des armes à
tous nos ennemis, est-ce que ces étrangers qui le prennent de si haut
avec notre pays ont bien ie droit d'être si fiers d'eux-mêmes et de se
xo-JE Liv. — 18S2. 60
QU6 revue des deux mondes.
montrer si exigeans? S'il y a des médiocrités dans nos assemblées et
dans nos mii)istères, est-ce que les hommes de génie sont si nom-
bieuv dans les capitales de l'Europe, dans les parlemens et les cabi-
nets étrangers? Si la France a ses difficultés, ses luttes intimes, ses
conflits de partis, ses agitations stériles, est-ce que les autres nations
peuvent se tlatter de vivre dans une si complète sécurité, de rester
indéliniment à l'abri des commotions intestines, même des révolu-
tions? Toutes les nations en sont aujourd'hui à mener une vie labo-
rieuse, et ont leurs embarras, leurs maladies. L'Allemagne elle-même,
la puissante Allemagne, a eu beau avoir des victoires qui ont comblé
son orgueil, elle n'est pas moins travaillée par des sectes révolution-
naires qui ont plus d'une fois menacé les jours des victorieux et contre
le-^quelles on est réduit à s'armer des ressources du grand ou du petit
état de siège. La Russie vit dans de si étranges conditions que son
souverain, monté au trône à la suite d'un effroyable attentat, paraît à
peine à Saint-Péiersbuurg, hésite encore à se faire couronner à Mos-
cou, et c'est maintenant du Nord que nous viennent les plus merveil-
leuses inventions de l'anarchie. L'Autriche a ses conflits de races qui,
un jour ou l'autre, peuvent se raviver et menacer l'empire. L'Italie, ce
nous semble, n'a pas eu de tels succès, elle ne jouit pas de telles
prospérités et n'est pas tellement à l'abi^i des propagandes révolution-
naires qu'elle puisse regarder les autres du haut de sa sécurité. L'An-
g eterre enfin, jusque dans sa puissance, a l'immortelle plaie de
l'Irlande et ces meurtres agraires qui recommencent sans cesse. Les
choses sont ainsi, en définitive, pour tout le monde, et c'est bien de
la bonté de la part des étrangers d'otiblier si généreusement leurs
propres affaires pour ne s'occuper que de nous et de nos embarras,
pour nous plaindre de ce qu'un député allemand, M. de Bennigsen,
appelait, il n'y a que peu de jours, une « situation peu séduisante. »
La vérité est, n'en déplaise à ceux qui nous censurent et ne seraient
pas fâchés de croire à un irréparable déclin, que la France est peut-
être encore la nation de l'Europe la moins atteinte dans l'essence de
sa vie sociale, de sa constitution nationale. Elle est la moins atteinte
ou la moins menacée en ce sens que le mal dont elle souffre, qui est
réel sans doute, mais qu'on exagère assez souvent, est d'une nature
particulière. Le mal, il n'est pas dans la masse nationale elle-même,
dans cette France vivace qui a traversé sans faiblir et sans périr, sans
reculer devant les sacrifices, les plus terribles épreuves, qui, même
à l'heure qu'il est, reste toujours laborieuse, économe, paisible, étran-
gèie aux agitations et aux excitations des partis. Non, le mal n'est pas,
jusqu'ici du moins, dans cette masse française préservée par le tra-
vail; il n'est, \)o\ic le moment encore, que dans ceux qui la représen-
tent et la gouvernent, qui sont chargés de la conduire et la conduisent
m.diocrement, dans ceux qui abusent de ses finances, qui, au lieu de
REVCE. — CHRONIQUE. 9!l7
s'attacher à des réformes sérieuses dont on parle toujours, font ce
qu'ils peuvent pour violenter les consciences, pour mettre le désordre
dans l'armée, dans la magistrature, dans les lois, dans les institutions.
C'est toujours un danger, et des plus graves sans doute, que le mal soit
là, dans ce monde ofliciel, qui, en définitive, est censé représenter la
France aux yeux de l'Europe et qui, en certains momens, peut disposer
du pays; mais enfin il n'est que là, et, pour le guérir, il n'y aurait,
en vérité, ni une révolution à accomplir ni les institutions à renouve-
ler. Il n'y aurait tout simplement qu'à reconnaître sans faiblesse les
causes de cette situation troublée sur laquelle l'Europe se méprend si
souvent, qui fatigue l'opinion, et à changer de conduite, à revenir au
bon sens, à attester la volonté de redresser la direction de la politique
dans les affaires financières comme dans les affaires morales de la
France.
C'est après tout la vraie question qui se débat depuis quelques
mois, et cette question d'un changement ne'cessaire de politique ou de
conduite, on aurait beau vouloir l'éluder, elle revient sans cesse, sous
toutes les formes. Elle s'agitait ces jours derniers encore dans la dis-
cussion qui a recommencé sur cet éternel budget ordinaire et extra-
ordinaire dont on ne peut venir à bout. Que les finances aient pris
depuis quelque temps une importance particulière dans les préoccu-
pations publiques, c'est assez simple, parce qu'ici tout se traduit en
chiffres et on se trouve bientôt en face des conséquences précises,
inexorables d'une fausse direction. C'est ce qui arrive, et maintenant
on chercherait vainement à se faire illusion en renouvelant l'art de
grouper les chiffres, en usant de toute sorte d'euphémismes : le déficit
est toujours le déficit; le développement démesuré des dépenses est
un fait; le gaspillage des ressources publiques est un autre fait triste-
ment évident qui apparaît de toutes parts, M. le ministre des finances,
en ouvrant cette discussion récente sur le budget extraordinaire par un
exposé de ce qu'il a appelé le système financier et économique du
gouvernement, a tenu sans doute à ne pas laisser prononcer trop haut
le mot de déficit, à ne pas paraître alarmant; il a voulu, lui aussi,
montrer un certain optimisme et garder une bonne contenance. 11 a
fait tout cela cependant, il faut le dire, en brave homme, sans voiler
la vérité, sans déguiser même la gravité de la situation. Il n'a point
hésité à reconnaître que, depuis quelques années, on s'est laissé aller
beaucoup trop complaisamment à une augmentation incessante de
dépenses, sans s'apercevoir qu'à un certain moment, l'augmentation
des recettes n'avait plus marché du même pas. Il n'a fait aucune diffi-
culté de convenir qu'on avait trop multiplié les travaux de tout genre,
qu'on s'était lancé dans l'inconnu, qu'il y avait là une « tendance
mauvaise, » et que le moment était venu « de réfléchir, » de s'arrê-
ter, de mettre un frein au déchaînement des crédits imprévus. M, le
ois REVDK DES DEDX MONDES.
ministre des finances ne pouvait certes parler plus honnêtement, et
si quelque chose est de nature à rendre plus saisissante la nécessité
d'une sagesse sévère, méthodique, c'est le système qui a éié suivi
jusqu'ici, qui a conduit à la situation où l'on se trouve aujourd'hui.
On ne peut, en effet, imaginer rien de plus étrange, de plus carac-
téristique que la manière dont se sont trouvés engagés tant de tra-
vaux, tant d'entreprises, qui retombent maintenant de tout le poids
de sommes colossales sur les finances, sur le crédit public. Exemple :
il y a quatre ans à peu près, M. de Freycinet proposait co fameux
plan qui embrassait tout un ensemble de travaux, chemins de fer,
canaux, réparations de ports, et qui devait coûter quatre milliards.
Quatre milliards, c'était certes déjà beaucoup dans la situation de la
France, au lendemain des rançons de la guerre, et les hommes de
quelque prévoyance sentaient bien le danger; ce n'était rien encore
cependant. A peine voté, le budget des grands travaux et de l'imprévu
s'est développé de toute façon. Tout le monde s'est jeté sur l'opulent
butin, toutes les influences locales et électorales se sont déployées;
chacun a voulu avoir son chemin de fer, surtout à la veille des dernières
élections. Les lignes se sont multipliées, les travaux ont été «engagés
sur une foule de points à la fois, sans esprit d'ensemble ni de suite,
uniquement pour satisfaire des intérêts ou pour capter la popularité,
et eu peu de temps toutes les prévisions ont été dépassées. Ce n'esi. plus
maintenant k milliards qu'il faudra, si l'on veut aller jusqu'au bout,
c'est 9 milliards, peut-être plus, on ne le sait pas au juste, tant on a
procédé avec prévoyance! Autre exemple: les dépenses de l'enseigne-
ment primaire ont pris depuis quelques années une importance fort
légitime, sans doute, en principe, mais qui commence à devenir sin-
gulièrement démesurée. On a créé, toujours en 1878, une « caisse des
écoles » destinée à aider les communes par des subventions, par des
prêts, pour la construction de leurs maisons d'enseignement. Cette
caisse a été dotée d'un fonds de 220 millions, qui devait être dépensé
en sept ans, à partir de 1881. Or les 220 millions sont déjà épuisés;
le gouvernement a demandé un premier supplément de 120 millions,
et il n'y a que peu de jours M. le ministre de l'instruction publique
avouait à la commission du budjjet qu'on ne s'en tirerait pas à moins
de 700 millions, qui s'élèveront peut-être à 1,200, à 1,500 millions
avec les procédés en usage. On s'est livré à un véritable gaspillage des
ressources de l'état aussi bien que ;ies ressources des communes, et
M. le ministre des finances faisait l'autre jour le mélancolique aveu
que, d'après tout ce qui lui revenait, on dépensait pour les écoles
« des sommes infiniment supérieures à celles qui sont absolument
nécessaires. »
C'est l'imprévoyance érigée en système, introduite dans le gouver-
nement des finances publiques et c'est ainsi que, par toutes les voies, on
REVUE. — CHRONIQUE. 9Ù0
arrive à cette situation d'aujourd'hui qui peut se résumer en quelques
mots. Le déficit est dans le budget ordinaire de 1882, on en convient,
et il sera, malgré tout, on peut le craindre, dans le budget ordinaire
de 1883. Pour le budget extraordinaire, même en se défendant de nou-
velles entreprises ou en ralentissant les travaux engagés, il n'y a pas
d'autre moyen, à ce qu'il paraît, que de recourir à la deite flottante,
qui est déjà démesurément surchargée, qui atteint 2 milliards, de
sorte que tous les ressorts sont tendus et presque violentés à la fois.
Après cela, qu'on s'efforce de nous rassurer, qu'on nous répète sans
cesse que rien n'est en péril, que c't^st tout au plus un moment difTicile
à passer, que le pays garde d'inépuisables ressources de travail et
d'industrie, c'est vrai, sans doute, jusqu'à un certain point. C'est vrai,
en ce sens que la France reste toujours la France, qu'elle a assez de
vigueur native pour tenir tête à des difficultés réelles, même pour
réparer les erreurs dont elle souffre; mais, ce qui n'est pas moins vrai,
c'est que, depuis quelques années, elle a été mal gouvernée, et lorsque
M. le ministre des finances assure qu'il y a lieu de réfléchir, lorsque
M. le rapporteur du budget dit que ce qui se passe aujourd'hui est un
avertissement, ces paroles n'auraient aucun sens si elles ne signifiaient
qu'il faut changer de conduite dans la politique comme dans les finan-
ces.Il faut en finir avec les jactances de parti, avec les passions .'igiiatri-
ces, avec tout ce qui a jeté le trouble dans le gouvernement moral comme
dans l'administration économique du pays. 11 faut se décider enfin, si
l'on veut compter sur l'avenir du régime qu'on défend, à faire la répu-
blique pour la France, non une France pour certains républicains, et
c'est la meilleure manière de répondre aux dénigremens, aux frivolités
ou aux dédains des critiques étrangers qui se chargent si généreuse-
ment de faire notre réputation en Europe.
Il y a aujourd'hui de tels désordres d'idées, de telles confusions
d'esprit que tout semble interverti, qu'il ne reste plus au^un senti-
ment de la vérité et de la mesure dans le jugement des choses et des
hommes. Parce qu'on a la majorité, on se croit tout permis. On dis-
pose du budget, des faveurs de l'état, des hommes publics dans des
vues et des intérêts de parti; on élève des statues à des inconnus, on
crée de faux grands hommes, on barbouille les plaques de coins de
rues et de boulevards du nom de quelque vieux factieux, sans discer-
nement et sans choix. L'étiquette républicaine, on le croit du moins,
est un titre universel et supplée à toutes les illustrations. On finit par
créer un panthéon assez vulgaire.
Un homme qui a eu une renommée retentissante de tribun et qui a
été mêlé un moment à une des crises les plus graves d'autcefois,
M. Louis Blanc, vient de mourir; il s'est éteint doucement, simplement
dans une ville du Midi, d'où il a été ramené à Paris. Aussitôt le gou-
vernement s'est empressé de demander aux chambres un crédit pour
950 REVUE DES DEUX MONDES.
faire au mort d'hier des funérailles au nom de l'état, et le conseil
municipal de Paris, qui ne laisse jamais passer une occasion d'inter-
venir à sa façon, s'est hâté d'émettre le vœu que la rue Royale prît
désormais le nom du théoricien de l'organisation du travail: c'est aller
un peu vite dans l'apothéoss ! M. Louis Blanc a été, sans nul doute,
un homme d'un esprit éminent qui, depuis longtemps, s'est fait esti-
mer par la dignité de sa vie, par le désintéressement de son carac-
tère; mais enfin, quel rapport y a-t-il entre ce qu'a été M. Louis Blanc
et ces hommages publics, officiels qui lui sont rendus? De tels hon-
neurs sont d'ordinaire réservés à des hommes qui ont illustré le pays
par une carrière remplie de grandes actions, par des services éclatans
ou par une gloire exceptionnelle dans les sciences, dans les lettres.
Sérieusement, quels éclatans services M. Louis Blanc a~t-il rendus à la
France? Est-ce par son rôle public, est-ce par ses opinions qu'il a
servi le pays? Il a commencé sa carrière par un livre qui, sous le nom
d'Histoire de dix ans, n'était qu'un ardent et habile pamphlet sur la
monarchie de juillet. Porté par une révolution au gouvernement pro-
visoire de 1848, il était pendant trois mois l'orateur du socialisme au
Luxembourg, et par ses propagandes, par ses excitations, il contri-
buait sans le vouloir, imprudemment, mais réellement, à allumer les
passions qui allaient livrer la redoutable et sanglante bataille de juin.
C'est une fatalité qui a pesé sur lui. Condamné par la république
même de 1848, bien avant l'empire, à un exil qu'il a supporté avec
honneur pendant vingt ans, il n'est revenu en France, après le k sep-
tembre 1870, que pour se retrouver bientôt un peu dépaysé dans un
mouvement tout nouveau, assez différent de celui de I8/18. Il est resté
toujours dans les assemblées un orateur correct et brillant, fidèle à un
vieil idéal de république unitaire gouvernée par une convention ; il a
eu, par le fait, peu d'influence même dans son parti, si bien qu'on
peut se demander à quel moment et en quoi il a servi cette répu-
blique nouvelle, pour laquelle il n'a été, en fin de compte, qu'une
sorte d'ancêtre respecté et peu écouté. S'il eût été écouté, il aurait eu
probablement une aussi triste fortune qu'en 1848, et, avant tout, il
aurait sûrement contribué à empêcher la république de s'établir.
Le politique, chez M. Louis Blanc, a toujours été parfaitement chi-
mérique avec ses idées révolutionnaires et socialistes. L'écrivain seul
a des dons éminens qu'on ne peut méconnaître, et, par une sin-
gularité curieuse, l'écrivain, chez M. Louis Blanc, n'a jamais été plus
brillant que lorsque, dépouillant le sophiste, il est resté lui-même.
Son meilleur ouvrage est cette série de Lettres qu'il écrivait de l'exil et
où il racontait, pour ainsi dire jour par jour, l'Angleterre à la France.
Ce sont ces lettres qu'il a recueillies depuis sous le titre de : Dix Ans
de riiistoirc d'Angleterre. Là, dans cette retraite de Londres, loin des
obsessions de la politique de parti et des tentations socialistes, il se
REVUE. — CHRONIQUE. 051
retrouvait avec un esprit plus dégagé; il n'était plus qu'un observa-
teur pénétrant et fin, décrivant les instituiions, les mœurs, les ano-
malies anglaises; prenant prétexte d'un incident imprévu, de la mort
d'un homme, d'une cérémonie nationale, d'un procès; finissant par
comprendre ou par avoir l'air de comprendre comment, dans une
vieille et forte société, les traditions se concilient avec les libertés les
plus étendues, avec les plus sérieux progrès. M. Louis Blanc racontait
avec une humeur libre et un esprit vif cette histoire de tous les jours,
une courte d'Epsom ou le banquet du lord-maire, une visiie au Jardin
de Shakspeare ou la mort du prince Albert. A parle;- franchement, ces
pages sont plus intéressantes et même plus philosophiques que toutes
les transfigurations de la révolution française, et que toutes les décla-
mations socialistes sur l'organisation du travail. Qu'on rende jusitice à
l'écrivain et à ses qualités, rien certes de plus smiple; mais où était
la nécessité de se prêtera des manifestations disproportinnnées, de
paraître confondre dans une sorte d'apothéose officielle l'homme de
talent et le politique qui dans sa vie publique ne représente et n'a
jamais représenté que les idées, les préjugés, les fanaiismes révolu-
tionnaires ? C'était évidemment dépasser le but par un faux calcul, par
faiblesse pour des passions qui ne se sont même pas tenues pour satis-
faites, qui, à ce qu'il semble, n'ont pu pardonner encore à M. Louis
Blanc de s'être arrêté en chemin, de ne point être venu se jeter dans
la fournaise de la commune en 1871. Aujourd'hui, ces funérailles plus
ou moins officielles sont accomplies, et M. Louis Blanc reste pour tous
ce qu'il a été, un homme qui avait trop de talent pour traîner dans les
factions vulgaires, qui n'avait pis la raison assez forte pour s'élever
au-dessus des vaines et décevantes tentations d'une fauf-se popularité.
L'Europe est, pour le moment, assez calme. Elle ne s'occupe ^uère
ni des voyages de M. de Giers à Berlin, à Rome ou à Vienne, ni des
tentatives pour former des alliances nouvelles, ni des négociations pour
réunir une conférence au sujet de la crise égyptienne; elle est à peine
détournée de sa quiétude par les mystérieuses révolutions ministé-
rielles qui se déroulent à Constaminople ou par la condamnation et
l'exil d'Arabi, qui, à l'imitation de INapoléon, fait appel à la g''néro>ité
britannique. Les questions générales, celles qui ont intéressé, qui
peuvent intéresser encore tous les cabinets, semblent provisoirement
suspendues ou assoupies. Les parlemens européens, récemment léu-
nis, sont cependant à l'œuvre; ils discutent leurs alTaires intérieures,
et tandis qu'à Rome les premières séances des chambres paraissent
créer une situation singulièrement favorable au ministère ou, si Ion
veut, au président du conseil. M, Depreiis, le chancelier de Berlin,
vient, (le son côté, d'avoir un mécrmipie de plus avec son par ement
allemand. M. de Rismarck, entre l-iui d', mires [)rojpis sur tome sorte
de questions économiques et financières, a |.ariiculièreinent, depuis
952 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques années, une idée à Liquelle il tient. Il voudrait, dans l'inté-
rêt de la liberté du gouvernement, obtenir du Reichstag le vote du
budget pour deux ans. Malheureusement la consiituiion de l'empire
n'a point prévu le cas et n'autorise pas cette combinaison prévoyante
qui, au besoin, dispenserait de réunir tous les ans le parlement; mais
qu'à cela ne tienne, M. de Bismarck ne demande pas mieux que de
reviser ou interpréter le pacte fédéral. Il a déjà essayé plusieurs fois
d'y arriver, et, à la vérité, il n'a point réussi, il a toujours rencontré
une opposition décidée. Que faire à cela? Puisque le chancelier n'a
point réussi en attaquant de front la difficulté, il a espéré être plus
heureux en la tournant; il a récemment imaginé une combinaison
ingénieuse qui consisterait à faire voter parle Reichstag les deux bud-
gets de 1883-1884 et 1884-1885 simultanément; les deux budgets étaient
distincts, les deux votes devaient se succéder dans cette session même.
L'expédient était curieux; il n'a point eu malheureusement plus de
succès que toutes les tentatives précédentes. Le Reichstag, qui n'a pss
déjà des droits trop étendus, a refusé de livrer cette dernière préro-
gative financière et, à une immense majorité il vient de repousser la
proposition du chancelier. Les choses en sont là, de sorte que voilà
M. de Bismarck, obligé encore une fois de se mettre à la recherche de
quelque combinaison nouvelle. A vrai dire, le terrible chancelier a bien
des combinaisons à chercher pour arriver à se mettre d'accord avec son
parlement ou ses parlemens à l'occasion de îous les projets qu'il leur
propose sur les impôts, sur les assurances, sur les monopoles finan-
ciers, et qui ne paraissent pas jusqu'ici avoir la faveur parlementaire.
M. de Bismarck finira-t-il par réussir ? C'est dans tous les cas un curieux
spectacle que celui de ce puissant homme sans cesse aux prises avec
des difficultés qu'il crée lui-même et qu'il ne sait comment résoudre.
Des difficultés, il y en a pour les plus grands états, il y en a aussi
pour les petits, et dans les pays entièrement libres où il n'y a pas un
chancelier pour dicter sa volonté, pour dominer toutes les volontés
trop résistantes, ces difficultés ont une solution naturelle : un vote en
décide. Un événement ou un incident singulier qui s'est terminé par
un vote populaire, par un plébiscite, vient de se passer en Suisse, et
comme la Suisse est un pays de république, de démocratie, de suffrage
universel, l'incident a son intérêt pour ceux qui vivent sous les mêmes
institutions. Il peut surtout être un avertissement pour ceux qui, sous
prétexte qu'ils sont les représentans privilégiés de la république, de la
démocratie, sont tentés d'abuser d'une victoire d'un moment.
La Suisse est aujourd'hui le seul pays de 1 Europe où le plébiscite
soit un droit, un usage consacré par la constitution, et ce droit de plé-
biscite ne s'exerce pas seulement dans des circonstances graves, excep-
tionnelles, par exemple pour la revision ou l'interprétation du pacte
fédéral ; il peut aussi s'exercer à l'égard de toutes les mesures légis-
RETUE. — CHRONIQUE. 953
latives susceptibles d'être déférées à la sanclion directe de la nation.
Il suffit que l'appel au peuple soit réclamé dans un délai déierminépar
30,000 électeurs ou par huit cantons de la fédération. C'est précisé-
ment ce qui vient d'arriver dans des conditions significatives où une
menace de prépotence abusive du radicalisme qui est depuis longtemps
au pouvoir a rencontré la résistance décidée du sentiment populaire,
de l'esprit cantonal qui s'est manifesté avec éclat. De quoi s'agissait-il
donc? Au premier aspect, la question semblait bien peu importante,
puisqu'elle se réduisait à savoir s'il y aurait un simple fonctionnaire
fédéral de plus aux modestes appointemens de 6,000 francs; au fond,
sous une apparence presque insignifiante, elle touchait à un sentiment
toujours vif en Suisse. La constitution helvétique, telle qu'elle existe
depuis la revision de 187/j, a établi en principe roblij,ation et la gra-
tuité de l'enseignement primaire en mCme temps qu'elle a consacré
la neutralité religieuse des écoles. D'après l'article constitutionnel, le
gouvernement de la confédération est autorisé à prendre les mesures
nécessaires pour veiller à l'application du principe, et d'un auti e côté
les cantons restent chargés de tout ce qui intéresse l'organisation et le
développement de l'enseignement primaire. Ce sont les deux droits
toujours en présence en Suisse. Que s'est-il passé réellement? Quel-
ques-uns des cantons, dans le sentiment de leur souveraineté,
ont-ils interprété et appliqué le principe constitutionnel à leur ma-
nière, selon leurs idées et selon leurs mœurs, en adoucissant quelques-
unes des prescriptions obligatoires ou en maintenant un élément reli-
gieux dans les écoles? Toujours est-il que les radicaux qui régnent
dans les conseils de la confédération n'ont pas tardé à vouloir interpré-
ter à leur tour la constitution pour ressaisir et centraliser la direction
de l'enseignement. Le chef du département de l'intérieur, M. Schenk,
n'a pas caché son intention de proposer des lois nouvelles lour assu-
rer plus strictement l'obligation et pour bannir définitivement tout
élément confessionnel des écoles. Mais avant tout, par un arrêté qui
date de quelques mois, du ik juin de cette année, l'assemblée fédé-
rale a voulu procéder à une enquête «au sujet de la situation des écoles
dans les cantons, »et elle a adjoint au département de l'intérieur chargé
de ce service un nouveau fonctionnaire, un secrétaire, une sorte de
directeur de l'instruction publique de la confédération. C'est là précisé-
ment que la question s'est envenimée et a pris une gravité singulière.
Celte création d'un secrétaire ou ministre de l'instruction publique,
en effet, est apparue aussitôt comme une tentative usurpatrice de l'es-
prit de centralisation, et elle a rencontré une opposition ardenie non-
seulement parmi ceux qui veulent garder la liberté de maintenir un
certain caractère rtligieux dans T'-nseigoement, mais encore parmi les
partisans de l'autonomie cantonale. L'agitation n'a fait que grandir
en se propageant dans toute la Suisse, et bientôt le recours au plébis-
05/» REVnB DES DEUX MONDES.
cite a obtenu près de deux cent mille signatures au lieu des trente
mille exigées par la constitution. Dès lors la lutte était engagée dans
le pays tout eniitir, et elle a été des plus vives. Vainement les radicaux,
s'apercevant un peu tard de leur imprudence, ont essajé d'atténuer
la portée de leur création tt de leurs intentions; vainemetit aussi ils
oni usé dans la lutte de tous les moyens d'influence administrative
ou personnelle dont ils peuvent disposer. Le mouvement était trop
prononcé, trop spontané et trop vif pour être aisément détourné, et
lorsque le scrutin s'est ouvert, aux derniers jours de novembre, l'arrêté
fédéral du IZi juia soumis au vote populaire a été repoussé à une ma-
jorité de près de 150,000 voix; il n'a obtenu quelque petit avantage
que dans trois cantons et demi, Soleure, Thurgovie, Neufchâtel, Bàle-
Vilie. Les plus grands canton^, Berne, Zurich, Genève, ont voté contre
l'arrêté. La victoire de l'autODOrnie est comp ète : la défaite de l'esprit
de centralisation est éclatante, et au premier abord il semblerait que
le crédit des radicaux qui sont au pouvoir dût eu être ébranlé; mais
ceux-ci ont déjà pris leur parti, et, à la récente réunion des chambres
suisses, les présidens des deux assemblées se sont hâtés de déclarer
que le peuple avait parlé, qu'il fallait s'incliner, qu'il n'y avait plus
pour les chambres qu'à s'efforcer de « rétablir le contact qu'elles ont
perdu avec la nation. » Rien de mieux; c'est la monilité pratique de
cet épisode, et elle est à l'usage des radicaux de tous les pays qui se
figurent qu'ils peuvent impunément et indéûniment se livrer à leurs
fantaisies sans tenir compte des croyances, des traditions, des senti-
mens intimes d'une nation.
Le parlement espagnol vient de se rouvrir à son tour, comme la plu-
part des parlemens européens, et si les circonstances dans lesquelles
il reprend ses travaux n'ont rien d éclatant, elles ne laissent pas d'offrir
un certain intérêt. Cette session annuelle piquait m^me d'avance la
curiosité, et elle était attendue d'autant plus impatiemment à Madrid
qu'on se demandait quelle figure allait faire le ministère de M. Sagasta
en face de l'opposition nouvelle qui travaille à s'organiser depuis quel-
ques mois. Au point de vue parlementaire, la question a été bientôt
tranchée ; elle a été résolue dès les premiers jours par l'éleciion à la
présidence du congrès de M. Posada H« rrera, candidat ministériel.
M. Posada Herrera l'a emporté sans grand effort sur son concurrent,
le général Lopez Dominguez, qui est le propre neveu du général Ser-
rano, chef de l'opposition nouvelle; mais ce n'est là évidemment
qu'une escarmouche de scrutin qui ne peut avoir une signification
bien décisive. La vraie question est de savoir quelle sera l'atiitule, la
politique du ministère au milieu des partis, tn face d'adversaires qui
le pressent de toutes pans et dont quelques-uns ne sont pas suis im-
portance. Le principal de ces adversaires, on le sait, est aujourd'hui
le général Serrauo en personne qui, apiès sept ou huit années de
REVUE. — CHRONIQUE. 955
retraite, s'est mis en tôte de rentrer en campagne. Depuis quelques
mois, aidé de ses amis, il s'emploie à refaire un parti, ce qu'il appelle
une opposition dynastique, avec des dissidens de la majorité, avec des
démocrates monarchistes, et même avec quelques républicains qui ne
refusent pas de se rallier à lui. Il n'a pas réussi dans toutes ses avances
aux divers partis qui divisent l'Espagne; il est du moins arrivé à se créer
un certain bataillon d'adhérens, une apparence de force parlemen-
taire. Qu'en fera-t-il? Il est clair que ce parti nouveau est l'incohé-
rence même, et de plus le général Serrano rentre dans la politique sous
un drapeau singulièrement compromis. 11 n'a ni plus ni moins que la
prétention de relever la constitution de 1869 qui a déjà perdu la royauté
d'Amédée; il offre en d'autres termes à ri-:spagne de recommencer
les révolutions, et au roi Alphonse XII de se rouvrir le chemin de l'exi^
parles procédés qui ont conduit le roi Amédée à l'infaillible, dénoû-
ment. Évidemment le ministère n'a qu'à attendre cette opposition avec
son chef, en restant lui-même sur le terrain libéral et constitutionnel,
où il s'est placé, où l'Espagne peut trouver, avec la garantie d'un
ordre intérieur assuré, la possibilité de tous les progrès.
Ch. de Mazade.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE
La liquidation de fin novembre n'a pas rendu au marché ce qui lui
fait de plus en plus défaut, la confiance. Les conditions de report ont
été des plus douces, les ressources très abondantes; mais la liqui-
dation était à peine terminée que les cours ont recommencé à fléchir.
On dirait que la seule préoccupation des rares spéculateurs restés sur
la brèche soit de se dégager peu à peu des positions qu'ils ont pu
conserver envers et contre tous événemens.
La baisse n'a pas tardé à s'arrêter, et depuis le commencement de
la première quinzaine de décembre, les cours, après une très légère
velléité de reprise frappée d'insuccès, se sont tenus dans une immobi-
lité à peu près complète. La tendance est pluiôt encore à la réaction,
mais les niouvemens brusques et violens ne sont plus de saison.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
En fait, depuis quinze jours, la spéculation a pour ainsi dire disparu
de la Bourse. 11 n'y aurait là que demi-mal si le rôle de l'épargne avait
grandi d'autant, 11 n'en est rien; les capitaux de placement font grève;
le marché du comptant n'est pas plus animé que celui du terme, et
l'épargne n'achète rien, pas même la rente française.
Comment expliquer cette faiblesse de nos fonds publics, alors que
les acheteurs à terme de 5 pour 100 par exemple peuvent s'assurer un
revenu mensuel de 42 centimes, moyennant le sacrifice d'un report
moyen de 15 à 17 centimes, tous frais de courtage compris? Il faut tenir
compte d'abord de la situation de la place. Si le nombre des acheteurs
va diminuant, celui des vendeurs augmente. Il y a maintenant un
découvert, phénomène qui n'avait pu être observé à notre Bourse
depuis trois ou quatre ans au moins. Ce découvert ne rachète pas
encore', ou du moins il ne rachète qu'accidentellement et dans l'inten-
tion de doubler ses ventes en cas de reprise.
D'un autre côté, l'attention du monde financier a été constamment
portée sur les questions budgétaires et sur la di;-cussion des mérites
respectifs de l'état et de l'industrie privée à l'égard des constructions
de chemins de fer. De nombreux articles ont été publiés, ayant pour
objet de démontrer que nos finances sont en fort mauvais état et que,
si nous n'y prenons garde, nous allons tomber, au point de vue écono-
mique, au rang des nations de troisième et de quatrième ordre aftli-
gées du déficit à l'état chronique. Les pessimistes ont eu mainte occasion
de broyer du noir; le discours de M. Hérisson à la grande commission
des chemins de fer a posé de nouveau la question du régime de nos
voies ferrées. M. Ribot, dans son rapport sur le bu 'get, a établi que
s'il n'y avait pas lieu de désespérer encore, il était opportun cependant
de tout craindre. La Chambre a voté au pas de course le budget ordi-
naire et discute en ce moment le budget extraordinaire. M. Tirard a
fait à cette occasion les aveux les plus candides.
Oui, la situation des finances est fâcheuse, le budget de 1883 est en
déficit; on dépense beaucoup trop pour les chemins de fer, les canaux
et les bâlimens scolaires; l'état ne peut pas construire à des prix aussi
modérés que l'industrie privée; on a procédé sans méthode à l'exécu-
tion (lu programme Freycinet. Mais les travaux sont commencés, il
faut bien les finir; à l'aide de quelles ressources? On ne pourra pas
toujours charger la dette flottante et il faudra bien un jour emprun-
ter. Le ministre des finances le reconnaît formellement; le dernier
terme, la sanction des erremens financiers suivis jusqu'ici, c'est un
grand emprunt en 3 pour 100 amortissable. Or il est avéré que l'état
du marché ne comporte pas un emprunt, que l'amortissable déjà émis
n'est pas classé, que le type ne plaît pas aux petits rentiers, enfin que
si jamais le besoin d'emprunter se transforme en nécessité absolue,
l'opération ne pourra s'effectuer qu'après une forte baisse des fonds
REVUE. — CHRONIQUE, 057
publics et lor?que déjà on aura réussi à préparer une amélioration
durable sur ces bas cours.
Aussi le 3 pour 100, qui avait atteint un moment 80.60, a-t-il rétro-
gradé subitement à 80.10, entraînant après lui l'amortissable au-des-
sous de 81. L'opinion dominante e.-t que l'exploitation du découvert
existant pourrait sans peine se transformer, entre les mains d'une
spéculation habile, puissante, en instrument de hausse, mais que la
haute banque n'interviendra pas contre les entreprises des baissiers
aussi longtemps que le gouvernement n'aura pas déclaré sans ambages
qu'il est résolu à traiter avec les grandes compagnies pour i'exécuiion
du programme Freycinet. Or il ne serait pas impossible qu'on deman-
dât au gouvernement, comme un témoignage indiscutable du revire-
ment opéré dans ses dispositions l'abandon de ce réseau d'état dont
l'exploitation a donné jusqu'ici de si piètres résultats.
Autrefois on voyait régner à la Bourse, pendant la première quin-
zaine de décembre, une animation extraordinaire, et presque toutes
les valeurs étaient portées aux plus hauts cours que comportât la
situation, parce que chaque société de crédit, au moment d'établir son
bilan de fin d'année, cherchait à obtenir une cote favorable pour les
titres composant son portefeuille. Après un exercice comme celui de
1882, à quoi bon cet effort? Tout le monde sait que la plupart des
sociétés n'ont rien gagné, que quelques-unes ont beaucoup perdu.
Quel que soit le niveau des valeurs à la fin de décembre, il est cer-
tain que, dans le plus grand nombre des rapports qui seront présen-
tés aux assemblées générales le printemps prochain, on ne pourra pas
exposer une situation favorable. Les sociétés paraissent donc avoir
renoncé cette fois à tenter ce qu'on appelait jadis la hausse des bilans.
On confessera hardiment les pertes subies, et l'on pourra engager
ainsi dans des conditions moins défavorables la campagne de 1883.
Il avait été question un moment d'une grande opération que tente-
rait le Crédit foncier en décembre. Il s'agissait de la création de six cent
mille obligations rapportant 15 francs et remboursables à 500 francs,
comme les obligations de chemins de fer. On pouvait se demander
pourquoi une affaire de cette importance serait lancée pendant les
dernières semaines de l'année, alors que les besoins d'argent sont
toujours considérables et quand le marché accuse des dispositions si
peu favorables. C'est que le Crédit foncier se trouve dans cette situa-
tion fort embarrassante, qu'il continue toujours à prêter et que ses
ressources sont complètement épuisées. Il y a bien une émission con-
tinue d'obligations de k pour 100 à 480 francs, mais ces titres ne sont
pas goûtés du public, et si notre grand établissement hypothécaire ne
trouve pas un autre moyen de se procurer 200 millions, il se verra
contraint d'arrêter ou du moins de ralentir ses opérations.
Le Crédit foncier a donc pensé à offrir au public un type connu et
958 REVUE DES DEUX MONDES.
populaire, celui de l'obligation de chemin de fer; il espérait qu'en
fixant le prix d'émission à 350 francs environ, il assurerait le succès
de l'émission. On dit que les compagnies de chemins de fer se sont
émues de ce projet et qu'un premier obstacle a surgi de leur opposi-
tion. De plus, il n'a pas été aussi facile qu'on le supposait de consti-
tuer un syndicat de garantie; enfin le gouvernement a préféré que
l'alï;iire fût renvoyée à janvier. Dans un mois, les tendances du mar-
ché seront peut-être meilleures, la confiance aura peut-être reparu.
Quel effet désastreux aurait produit Tinsuccès notoire d'une émission
de titres du Crédit foncier ! Combien de temps aurait-il fallu laisser
passer avant de proposer à l'épargne un papier nouveau, fût-ce un
papier de l'état ! L'action du Crédit foncier, qui s'était relevée un mo-
ment à 1,350, a fléchi ensuite à 1,330.
On a recherché l'action de la Banque de France jusqu'à 5,400, à
cause du coupon qui sera détaché dans quelques jours et dont on éva-
lue le montant à 120 francs environ.
Les litres de presque toutes les sociétés de crédit ont faibli. La
compar.iison des cours d'hier avec ceux de la liquidation dernière
accuse une baisse de 15 francs sur la Banque de Paris, de 17 francs
sur la Banque d'escompte, de 20 francs sur le Crédit lyonnais, de
30 francs sur le Crédit mobilier, de 25 francs sur la Société foncière
lyonnaise, de 2 francs sur la Société générale, de 7 francs sur la
Banque franco-égyptienne, de 10 francs sur le Crédit mobilier espagnol.
Le Suez a fléchi de 40 fr. et la Part civile de 65 fr. Les recettes se
maintiennent à un niveau élevé, mais il est question de grands tra-
vaux à effectuer, et les journaux anglais continuent à déclarer indis-
pensable la construction d'un second canal. Le Panama reste immobile
à 485 fr. Les nouvelles de l'isthme ne sont pas satisfaisantes ; il est
trop évident que le climat est désastreux et que les travaux n'ont pu
encore être sérieusement commencés.
La question du gaz est posée devant le conseil municipal; un projet
de traité entre la ville et la Compagnie est soumis à ses délibérations.
Les actionnaires attendent avec confiance l'issue du débat, et l'action
conserve avec fermeté le cours de 1,570.
Les actions des chemins français ont été complètement délaissées;
il en est de même des titres des chemins étrangers. Parmi les valeurs
internationales, l'Unifiée, en grande faveur, s'est élevée à 360; le Turc
et la Banque ottomane se sont bien tenus sur la nouvelle que l'ententf
était complète à Constantinople sur l'afl^aire de la régie des tabacs.
le directeur-gérant : G. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
CINQUANTE- QUATRIÉBIE V0L113IE
TROISIÈME PÉRIODE. — LIP ANNÉE.
NOVEMBRE ~ DECEMBRE 1882
Livraison du l" Novembre.
Souvenirs d'enfance et de jeunesse. — V. — Le Séminaire Saint-Sulpice, par
M. Ernest RENAN, de l'Académie française .5
L'Exposition de Moscou et l'Art russe, par M. Eugène-Melchior DE VOGUÉ. 27
Dans le monde, deuxième partie, par IVL Henry RABUSSON 62
La Situation économique de l'Alsace, par M. Jules CLAVÉ 118
Dégrévemens bt Amortissement, par M. Victor BOiNJVET, de l'Institut de
France. 147
La Métf.orologie nouvelle et la Prévision du temps, par M. R. RADAU. . . 167
Poésie. — Le Dernier Baiser, par M. André TIIEURIET 201
M. Savorcnan de Brazza et M. Stanley, par M. G. V ALBERT 205
Revue dramatique. — Gymnase : un Roman parisien, de M. Octave Feuillet,
par M. Louis GANDERAX 217
Chronique de la quinzaine, histoire politique bt littéraire 227
Lb MoUVEHENT FINANUER DB LA QUINZAINB 238
Livrsiisoii du 15 Novembre.
Souvenirs d'enfance et de jeunesse. — VL — Premiers pas hors de Saint-
SULPICE. L'IlOTEL de MADEMOISELLE CÉLESTE. La PeNSION DU FAUBOURG SaINT-
Jacques, par M. Ernbst REiVAN, de l'Académie fraui^iBe , 241
060 REVUE DES DEUX MONDES.
A Travfrs les États-Unis. — Notes et Impressions. — V. — Une Journée
CHiz LES Mormons. Le Nouveau Chemin de fer du Pacifique, par M. OxHtNiN
D'IIAUSSONVILLE 2G2
Le Vatican et le Quirinal depuis 1878. — L — Lb Papf, Lfon XIII et l'Eu-
rope, par M. Anatole LEROY-BEAULIEU 3i4
Dans le monde, dernière partie, par M. Henry RABUSSON 3i2
Les Marines de guerre. — III. — Les Côtes et les Arsenaux, par M. Etienne
LAMY 402
La Compagnie du gaz et la Ville de Paris, par M. Denys COCHIN , 432
PiUVUE LITTÉRAIRE. — A PROPOS d'uNE TRADUCTION DE CaTULLE, par M. F. BRU-
NETIÈRE 453
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire »... 467
Le Mouvement financier de la quinzaine * t 478
Livraison du 1" Décembre.
La Ferme du Choquard, première partie, par M. Victor CHERBULIEZ, de
rAcadémie française 481
Les Grands Combats de mer — T. — La Bataille d'Actium, par M. le vice-
amiral Jurien de la GRAVIÈRE, de l'Académie des Sciences 536
La Riii-oiiME DES études au xvi" siècle, d'après de récens travaux, par
M. Gaston BOISSIER, de l'Académie française 579
Le Déficit communal, par M. BAILLEUX DE MARISY 6H
Jeanne d'Arc et le Culte de saint Michel, par M. Siméon LUCK, de l'Institut
de France 637
La Formation de la houille, par M. Gaston DE SAPORTA 657
Revue dramatique. — CoMiioiE-FRANÇAiSE : le Roi s'amuse, par M. Louis
GANDERAX 692
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 705
Le Mouvement financier de la quinzaine 717
'i
Livraison du 15 Décembre.
La Ferme du Choquard, deuxième partie, par M. Victor CHERBULIEZ, de
l'Académie française. 721
La Noblesse et les Titres nobiliaires en France avant et depuis la révolu-
tion, par M. Alfred MAURY, de l'Institut de France , 779
La Démocratie et le Régime parlementaire, par M. Emile DE LAVELEYE. . 824
Le Bassin de la Méditerranée. — Limites et Climat, par M. DUPONCHEL. 849
Le Caniche noir, par M. F. ANSTEY, traduit par HEPHELL 877
La France au Fouta-Djalon, par M. le docteur M. BAYOL 903
Les Livres d'étrennes 933
Chronique de la quinzaine, histoire politique et httérairb 945
Le Mouvement financier d£ la quinzaine t • • t . . 9)5
Paris. — Typ. A. QUANTIN, rue Saint-Uenoît, 1.
3 9090 007 517 226