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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LII«    ANNÉE.    —    TROISIÈME     PÉRIODE 


1  TOME   LIV.   —  1"   NOVEMBRE  1882. 


Paris.  —  inp.  A.  Quantin,  7,  rue  Saint-Benoîfc. 


REVUE  ^ 


I 

DES 


DEUX  MONDES 


LII«  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME    CINQUANTE-QUATEIEME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE      BONAPARTE,      17 

1882 


ii^ùX^J^^ 


SOUVENIRS 


D'ENFANCE     ET     DE     JEUNESSE 


V. 

LE     SÉMINAIRE     SAIK T-SU LPICE. 


I. 

La  maison  fondée  par  M.  Olier,  en  l6/i5,  n'était  pas  la  grande 
construction  quadrangulaire,  à  l'aspect  de  caserne,  qui  forme 
maintenant  un  côté  de  la  place  Saint-Sulpice.  L'ancien  séminaire 
du  xvii''  et  du  xvm®  siècle  couvrait  toute  l'étendue  de  la  place 
actuelle  et  masquait  complètement  la  façade  de  Servandoni.  L'em- 
placement du  séminaire  d'aujourd'hui  était  occupé  autrefois  par  les 
jardins  et  par  le  collège  de  boursiers  qu'on  appelait  les  robertins. 
Le  bâtiment  primitif  disparut  à  l'époque  de  la  révolution.  La  cha- 
pelle, dont  le  plafond  passait  pour  le  chef-d'œuvre  de  Lebrun,  a 
été  détruite,  et,  de  toute  l'ancienne  maison,  il  ne  reste  qu'un  tableau 
de  Lebrun  représentant  la  Pentecôte  d'une  façon  qui  étonnerait  l'au- 
teur des  Actes  des  apôtres.  La  Vierge  y  est  au  centre  et  reçoit 
pour  son  compte  tout  l'^-fTluve   du   Saint-Esprit,  qui,  d'elle,  se 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  mars  et  du  1"  décembre  187G,  du  1"^''  novembre  1880  et  du 
15  décembre  1881. 


6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

répand  sur  les  apôlres.  Sauvé  à  la  révolution,  puis  compris  dans  la 
galerie  du  cardinal  Fesch,  ce  tableau  a  été  racheté  par  la  compa- 
gnie de  Saint-Sulpice;  il  orne  aujourd'hui  la  chapelle  du  séminaire. 
A  part  les  murs  et  les  meubles,  tout  est  ancien  à  Saint-  Sulpice  ; 
on  s'y  croit  complètement  au  xvii*'  siècle.  Le  temps  et  les  com- 
munes défaites  ont  effacé  bien  des  différences.  Saint-Sulpice  cumule 
aujourd'hui  les  choses  autrefois  les  plus  dissemblables;  si  l'on  veut 
voir  ce  qui,  de  nos  jours,  rappelle  le  mieux  Port-Royal,  l'ancienne 
Sorbonne  et,  en  général,  les  institutions  du  vieux  clergé  de 
France,  c'est  là  qu'il  faut  aller.  Quand  j'entrai  au  séminaire  de 
Saint-Sulpice,  en  18/i3,  il  y  avait  encore  quelques  directeurs  qui 
avaient  vu  M.  Émery;  il  n'y  en  avait,  je  crois,  que  deux  qui 
eussent  des  souvenirs  d'avant  la  révolution.  M.  Hugon  avait  servi 
d'acolyte  au  sacre  de  M.  de  Talîeyraud  à  la  chapelle  d'issy  eu 
1788.  Il  paraît  que,  pendant  la  cérémonie,  la  tenue  de  l'abbé  de 
Périgord  fut  des  plus  inconvenantes.  M.  Hugon  racontait  qu'il 
s'accusa,  le  samedi  suivant,  en  confession  «  d'avoir  formé  des  juge- 
mens  téméraires  sur  la  piété  d'un  saint  évêque.  »  Quant  au  supé- 
rieur-général, M.  Garnier,  il  avait  plus  de  quatre-vingts  ans.  C'était 
en  tout  un  ecclésiastique  de  l'ancienne  école.  Il  avait  fait  ses  études 
aux  robertins,  puis  à  la  Sorbonne.  Il  semblait  en  sortir,  et,  à  l'en- 
tendre parler  de  a  monsieur  Bossuet,  »  de  «  monsieur  Fénelon  (1),  » 
on  se  serait  cru  devant  un  disciple  immédiat  de  ces  grands  hommes. 
Ces  ecclésiastiques  de  l'ancien  régime  et  ceux  d'aujourd'hui  n'avaient 
de  commun  que  le  nom  et  le  costume.  Comparé  à  la  jeune  école 
exaltée  d'issy  (2),  M.  Garnier  me  faisait  presque  l'effet  d'un  laïque. 
Absence  totale  de  démonstrations  extérieures,  piété  sobre  et  toute 
raisonnable.  Le  soir,  quelques-uns  des  jeunes  allaient  dans  la 
chambre  du  vieux  supérieur  pour  lui  tenir  compagnie  pendant  une 
heure.  La  conversation  n'avait  jamais  de  caractère  mystique.  M.  Gar- 
nier racontait  ses  souvenirs,  parlait  de  M.  Emery,  entrevoyait  sa 
mort  prochaine  avec  tristesse.  Cela  nous  étonnait  pai-  le  contraste 
avec  les  brûlantes  ardeurs  de  M.  Pinault,  de  M.  Gottofrey.  Tout 
dans  ces  vieux  prêtres  était  honnête,  sensé,  empreint  d'un  profond 
sentiment  de  droiture  professionnelle.  Ils  observaient  leurs  règles, 

(1)  Qu'il  me  soit  permis  à  ce  sujet  de  faire  une  remarque.  On  s'est  habitué  de  notre 
emps  à  mettre  monseigneur  devant  un  nom  propre,  à  dire  monseigneur  Dupanloup, 

.nonseigneur  AfJ're.  C'est  là  uuc  faute  de  français;  le  mot  «  monseiëneur  »  ue  doit 
s'employer  qu'au  vocatif  ou  devant  un  nom  de  dignité.  En  s'adressant  à  M.  Dupan- 
loup,  à  M.  Affre,  on  devait  leur  dire  Monseigneur.  En  pariant  d'eux,  on  devait  dire 
monsieur  Dupanloup,  monsieur  Affre,  monsieur  ou  monseigneur  l'archevêque  de 
Paris,  monsieur  ou  monseigneur  Vévéque  d'Orléans. 

(2)  Voir  la  Revue  du  15  décembre  lt>Ji. 


SOUVENIRS   D  ENFANCE   ET   DE  JEUNESSE.  7 

défendaient  leurs  dogmes  comme  un  bon  militaire  défend  le  poste 
qui  lui  a  été  confié.  Les  questions  supérieures  leur  échappaient.  Le 
goût  de  l'ordre  et  le  dévoûment  au  devoir  étaient  le  principe  de 
toute  leur  vie. 

M.  Garnier  était  un  savant  orientaliste,  et  l'homme  le  plus  versé 
de  France  dans  l'exégèse  biblique  telle  qu'elle  s'enseignait  chez 
les  catholiques  il  y  a  une  centaine  d'années.  La  modestie  sulpi- 
cienne  l'empêcha  de  rien  publier.  Le  résultat  de  ses  études  fut  un 
immense  ouvrage  manuscrit,  représentant  un  cours  complet  d'Ecri- 
ture sainte,  selon  les  idées  relativement  modérées  qui  dominaient 
chez  les  catholiques  et  les  protestans  à  la  fin  du  xviir  siècle.  L'es- 
prit en  était  fort  analogue  à  celui  de  Rosenmûller,  de  Hug,  de  Jahn. 
Quand  j'entrai  à  Saint-Sulpice,  M.  Garnier  était  trop  vieux  pour  en- 
seigner ;  on  nous  lisait  ses  cahiers.  L'érudition  était  énorme,  la  science 
des  langues  très  solide.  De  temps  en  temps,  certaines  naïvetés  fai- 
saient sourire  :  par  exemple,  la  façon  dont  l'excellent  supérieur  résol- 
vait les  difficultés  qui  s'attachent  à  l'aventure  de  Sara  en  Egypte. 
On  sait  que,  vers  la  date  oh  le  pharaon  conçut  pour  Sara  cet  amour 
qui  mit  Abraham  dans  de  si  grands  embarras,  Sara,  d'après  le 
texte,  aurait  été  presque  septuagénaire.  Pour  lever  cette  difficulté, 
M.  Garnier  faisait  observer  qu'après  tout  pareille  chose  s'était  vue, 
et  que  «  mademoiselle  de  Lenclos  «  inspira  des  passions,  causa  des 
duels  à  soixante-dix  ans.  M.  Garnier  ne  s'était  pas  tenu  au  courant 
des  derniers  travaux  de  la  nouvelle  école  allemande  ;  il  resta  tou- 
jours dans  une  quiétude  parfaite  sur  les  blessures  que  la  critique 
du  xix®  siècle  avait  faites  au  vieux  système.  Sa  gloire  est  d'avoir 
formé  en  M.  Le  Hir  un  élève  qui,  héritier  de  son  vaste  savoir,  y  joi- 
gnit la  connaissance  des  travaux  modernes  et,  avec  une  sincérité 
qu'expliquait  sa  foi  profonde,  ne  dissimula  rien  de  la  largeur  de  la 
plaie. 

Accablé  par  l'âge  et  absorbé  par  les  soucis  du  généralat  de  la 
société,  M.  Garnier  laissait  au  directeur,  M.  Carbon,  tout  le  soin  de 
la  maison  de  Paris.  M.  Carbon  était  la  bonté,  lajovialité,  la  droiture 
même.  Il  n'était  pas  théologien  ;  ce  n'était  nullement  un  esprit 
supérieur;  on  pouvait  d'abord  le  trouver  simple,  presque  commun; 
puis  on  s'étonnait  de  découvrir,  sous  cette  humble  apparence,  la  chose 
du  monde  la  moins  commune,  l'absolue  cordialité,  une  maternelle 
condescendance,  une  charmante  bonhomie.  Je  n'ai  jamais  vu  une 
telle  absence  d'amour-propre.  Il  riait  le  premier  de  lui-même, 
de  ses  bévues  à  demi  intentionnelles ,  des  plaisantes  situations 
où  le  mettait  sa  naïveté.  Comme  tous  les  directeurs ,  il  faisait 
l'oraison  à  son  tour.  Il  n'y  pensait  pas  cinq  minutes  d'avance;  il 
s'embrouillait  parfois  dans  son  improvisation  d'une  manière  si 
comique  qu'on  s'étouflait  pour  ne  pas  rire.  Il  s'en  apercevait,  et 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

trouvait  cela  tout  naturel.  C'était  lui  qui  lisait,  au  cours  d'écriture 
sainte,  le  manuscrit  de  M.  Garnier.  Il  pataugeait  exprès,  pour  nous 
égayer,  dans  les  parties  devenues  surannées.  Ce  qu'il  y  avait  de  sin- 
gulier, en  effet,  c'est  qu'il  n'était  pas  très  mystique.  «Quel,  pensez- 
vous,  peut  être  le  mobile  de  vie  de  M.  Carbon?  »  demandai-je  un  jour  à 
un  de  mes  condisciples.  —  «  Le  sentiment  le  plus  abstrait  du  devoir,  » 
me  répondit-il.  M.  Carbon  m'adopta  tout  d'abord  ;  il  reconnut  que 
le  fond  de  mon  caractère  est  la  gaîté  et  l'acceptation  résignée  du 
sort.  «  Je  vois  que  nous  ferons  bon  ménage  ensemble,  »  me  dit-il 
avec  son  excellent  sourire.  Effectivement  M.  Carbon  est  un  des 
hommes  que  j'ai  le  plus  aimés.  Me  voyant  studieux,  appliqué,  con- 
sciencieux, il  me  dit  au  bout  de  très  peu  de  temps  :  «  Songez  donc 
à  notre  société;  là  est  votre  place.  »  Il  me  traitait  déjà  presque  en 
confrère.  Sa  confiance  en  moi  était  absolue. 

Les  autres  directeurs,  chargés  de  l'enseignement  des  diverses 
branches  de  la  théologie,  étaient  sans  exception  de  dignes  conti- 
nuateurs d'une  respectable  tradition.  Sous  le  rapport  de  la  doctrine, 
cependant,  la  brèche  était  faite.  L'ultrainontanisme  et  le  goût  de 
l'irrationnel  s'introduisaient  dans  la  citadelle  de  la  théologie  mo- 
dérée. L'ancienne  école  savait  délirer  avec  sobriété;  elle  portait 
dans  l'absurde  même  les  règles  du  bon  sens.  Elle  n'admettait  l'irra- 
tionnel, le  miracle,  que  dans  la  mesure  strictement  exigée  par  l'Écri- 
ture et  l'autorité  de  l'église.  La  nouvelle  école  s'y  complaît  et 
semble  à  plaisir  rétrécir  le  champ  de  défense  de  l'apologétique.  Il 
ne  faut  pas  nier,  d'un  autre  côté,  que  la  nouvelle  école  ne  soit  à 
quelques  égards  plus  ouverte,  plus  conséquente,  et  qu'elle  ne  tienne, 
surtout  de  son  commerce  avec  l'Allemagne,  des  élémens  de  dis- 
cussion qu'ignoraient  absolument  les  vieux  traités  de  Locis  theolo- 
gicis.  Dans  cette  voie  pleine  d'imprévu  et,  si  l'on  veut,  de  périls, 
Saint-Sulpice  n'a  été  représenté  que  par  un  seul  homme  ;  mais  cet 
homme  fut  certainement  le  sujet  le  plus  remarquable  que  le  clergé 
français  ait  produit  de  nos  jours;  je  veux  parler  de  M.  Le  Hir.  Je 
l'ai  connu  à  fond,  comme  on  le  verra  tout  à  l'heure.  Pour  com- 
prendre ce  qui  va  suivre,  il  faut  être  très  versé  dans  les  choses  de 
l'esprit  humain  et  en  particulier  danslj^les  choses  de  foi. 

M.  Le  Hir  était  un  savant  et  un  saint;  il  était  éminemment  l'un 
et  l'autre.  Cette  cohabitation  dans  une  même  personne  de  deux 
entités  qui  ne  vont  guère  ensemble  se  faisait  chez  lui  sans  colli- 
sion trop  sensible,  car  le  saint  l'emportait  absolument  et  régnait 
en  maître.  Pas  une  des  objections  du  rationalisme  qui  ne  soit  venue 
jusqu'à  lui.  Il  n'y  faisait  aucune  concession,  car  la  vérité  de  l'or- 
thodoxie ne  fut  jamais  pour  lui  l'objet  d'un  doute.  C'était  là  de  sa 
part  un  acte  de  volonté  triomphante  plus  qu'un  résultat  subi.  Tout 
à  fait  étranger  à  la  philosophie  naturelle  et  à  l'esprit  scientifique. 


SOUVENIRS   D  ENFANCE   ET   DE  JEUNESSE.  9 

dont  la  première  condition  est  de  n'avoir  aucune  foi  préalable  et  de 
rejeter  ce  qui  n'arrive  pas,  il  resta  dans  cet  équilibre  où  une  con- 
viction moins  ardente  eût  trébuché.  Le  surnaturel  ne  lui  causait 
aucune  répugnance  intellectuelle.  Sa  balance  était  très  juste;  mais 
dans  un  des  plateaux  il  y  avait  un  poids  infini,  une  foi  inébran- 
lable. Ce  qu'on  aurait  pu  mettre  dans  l'autre  plateau  eût  paru  léger  ; 
toutes  les  objections  du  monde  ne  l'eussent  point  fait  vaciller. 

La  supériorité  de  M.  Le  Ilir  venait  surtout  de  sa  profonde  con- 
naissance de  l'exégèse  et  de  la  théologie  allemandes.  Tout  ce  qu'il 
trouvait  dans  cette  interprétation  de  compatible  avec  l'orthodoxie 
catholique,  il  se  l'appropriait.  En  critique,  les  incompatibilités 
se  produisaient  à  chaque  pas.  En  grammaire,  au  contraire,  l'ac- 
cord était  facile.  Ici  M.  Le  Hir  n'avait  pas  de  supérieur.  Il  possé- 
dait à  fond  la  doctrine  de  Gesenius  et  d'Ewald,  et  la  discutait  savam- 
ment sur  plusieurs  points.  Il  s'occupa  des  inscriptions  phéniciennes 
et  fit  une  supposition  très  ingénieuse,  qui  depuis  a  été  confirmée. 
Sa  théologie  était  presque  tout  entière  empruntée  à  l'école  catho- 
lique allemande,  à  la  fois  plus  avancée  et  moins  raisonnable  que 
notre  vieille  scolastique  française.  M.  Le  Hir  rappelle,  à  beaucoup 
d'égards,  Dœllinger  par  son  savoir  et  ses  vues  d'ensemble  ;  mais 
sa  docilité  l'eût  préservé  des  dangers  que  le  concile  du  Vatican  a 
fait  courir  à  la  foi  de  la  plupart  des  ecclésiastiques  instruits.  Il  mou- 
rut prématurément  en  1870,  à  la  veille  du  concile,  où  il  devait  se 
rendre  comme  théologien.  J'avais  toujours  eu  l'intention  de  propo- 
ser à  mes  confrères  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles -lettres 
de  le  nommer  membre  libre  de  notre  compagnie.  Il  eût  rendu,  je 
n'en  doute  pas,  à  la  commission  du  Corpus  des  inscriptions  sémiti- 
ques des  services  considérables. 

A  son  immense  savoir  M.  Le  Hir  joignait  une  manière  d'écrire 
juste  et  ferme.  Il  aurait  eu  beaucoup  d'esprit  s'il  se  fût  permis 
d'en  avoir.  Sa  mysticité  tendue  rappelait  celle  de  M.  Gottofrey; 
mais  il  avait  bien  plus  de  rectitude  de  jugement.  Sa  mine  était 
étrange.  Il  avait  la  taille  d'un  enfant  et  l'apparence  la  plus  chétive, 
mais  des  yeux  et  un  front  indiquant  la  compréhension  la  plus  vaste. 
Au  fond,  il  ne  lui  manqua  que  ce  qui  l'eût  fait  cesser  d'être  catho- 
lique, la  critique.  Je  dis  mal;  il  avait  la  critique  très  exercée  en 
tout  ce  qui  ne  tient  pas  à  la  foi  ;  mais  la  foi  avait  pour  lui  un  tel 
coefiicient  de  certitude  que  rien  ne  pouvait  la  contre-balancer.  Sa 
piété  était  vraiment  comme  les  mères-perles  de  François  de  Sales, 
«  qui  vivent  emmy  la  mer  sans  prendre  aucune  goutte  d'eau  marine.  « 
La  science  qu'il  avait  de  l'erreur  était  toute  spéculative  ;  une  cloi- 
son étanche  e npêchait  la  moindre  infiltration  des  Idées  modernes 
de  se  faire  dans  le  sanctuaire  réservé  de  son  cœur,  où  brûlait,  à 
côté  du  pétrole,  la  petite  lampe  inextinguible  d'une  piété  tendre 


10  BEVCE   DES   DEUX  MONDES. 

et  absolument  souveraine.  Comme  je  n'avais  pas  en  mon  espritces 
sortes  de  cloisons  étanches,  le  rapprochement  d'élômens  contraires, 
qui,  chez  M.  LeHir,  produisait  une  profonde  paix  intérieure,  aboutit 
chez  moi  à  d'étranges  explosions. 


II. 

En  somme,  malgré  des  lacunes,  Saint-Sulpice,  quand  j'y  passai 
il  y  a  quarante  ans,  présentait  un  ensemble  d'assez  fortes  études. 
Mon  ardeur  de  savoir  avait  sa  pâture.  Deux  mondes  inconnus  étaient 
devant  moi,  la  théologie,  l'exposé  raisonné  du  dogme  chrétien,  et 
la  Bible,  censée  le  dépôt  et  la  source  de  ce  dogme.  Je  m'enfonçai 
dans  le  travail.  Ma  solitude  était  plus  grande  encore  qu'à  Issy. 
Je  ne  connaissais  pas  une  âme  dans  Paris.  Je  fus  deux  ans  sans 
suivre  d'autre  rue  que  la  rue  de  Yaugirard,  qui,  une  fois  par  semaine, 
nous  menait  à  Issy.  Je  parlais  extrêmement  peu.  Ces  messieurs, 
pendant  tout  ce  temps,  furent  pour  moi  d'une  bonté  extrême.  Mon 
caractère  doux  et  mes  habitudes  studieuses,  mon  silence,  ma  mo- 
destie leur  plurent,  et  je  crois  que  plusieurs  d'entre  eux  firent  tout 
bas  la  réflexion  que  me  communiqua  M.  Gai'bon  :  «  Yoilà  pour  nous 
un  futur  bon  confrère.  » 

J'avais,  en  effet,  pour  les  sciences  ecclésiastiques  un  goût  parti- 
culier. Les  textes  se  cantonnaient  bien  dans  ma  mémoire  ;  ma  tête 
était  à  l'état  d'un  Sic  et  Non  d'Abélard.  Tout  entière  construction 
du  xiu*  siècle,  la  théologie  ressemble  à  une  cathédrale  gothique; 
elle  en  a  la  grandeur,  les  vides  immenses  et  le  peu  de  solidité.  Ni 
les  pères  de  l'égUse,  ni  les  écrivains  chrétiens  de  la  première  moitié 
du  moyen  âge  ne  songèrent  à  dresser  une  exposition  systématique 
des  dogmes  chrétiens  dispensant  de  lire  la  Bible  avec  suite.  La 
Somme  àe  saint  Thomas  d'Aquin,  résumé  de  la  scolastique  anté- 
rieure, est  comme  un  immense  casier,  qui,  si  le  cathoUcisme  est 
éternel,  servira  à  tous  les  siècles,  les  décisions  des  conciles  et  des 
papes  à  venir  y  ayant  leur  place  en  quelque  sorte  d'avance  étique- 
tée. Il  ne  peut  être  question  de  progrès  dans  un  tel  ordre  d'exposi- 
tion. Au  xvr  siècle,  le  concile  de  Trente  tranche  une  foule  de 
points  qui  étaient  jusque-là  controversables  ;  mais  chacun  de  ces 
anathèmes  avait  déjà  sa  place  marquée  dans  l'immense  cadre  de 
saint  Thomas.  Melchior  Ganus  et  Suarès  refont  la  Somme  sans  y 
rien  ajouter  d'essentiel.  Aux  xvii"  et  au  xviii^  siècle,  la  Sorbonne 
compose  pour  l'usage  des  écoles  des  traités  commodes,  qui  ne 
sont  le  plus  souvent  que  la  Somme  remaniée  et  amoindrie.  Par- 
tout ce  sont  les  mêmes  textes  découpés  et  séparés  de  ce  qui  les 
explique,  les  mêmes  syllogismes  triomphans,  mais  posant  sur  b 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE   JEUNESSE.  11 

vide,  les  mêmes  défauts  de  critique  historique,  provenant  de  la  con- 
fusion des  dates  et  des  milieux. 

La  théologie  se  divise  en  dogmatique  et  en  morale.  La  théologie 
dogmatique,  outre  les  Prolégomènes  comprenant  les  discussions 
relatives  aux  sources  de  l'autorité  divine,  se  divise  en  quinze  trai- 
tés ayant  pour  objet  tous  les  dogmes  du  christianisme.  A  la  base 
est  le  traité  de  la  Vraie  Religion ,  où  l'on  essaie  de  démontrer  le 
caractère  surnaturel  de  la  religion  chrétienne,  c'est-à-dire  des 
Écritures  révélées  et  de  l'église.  Puis  tous  les  dogmes  se  prou- 
vent par  l'Écriture,  par  les  conciles,  par  les  pères,  par  les  théolo- 
giens. H  ne  faut  pas  nier  qu'un  rationalisme  U'ès  avoué  ne  soit  au 
fond  de  tout  cela.  Si  la  scolastique  est  fille  de  saint  Thomas  d'Aquin, 
elle  est  petite-fille  d'Abélard.  Dans  un  tel  système,  la  raison  est 
avant  toute  chose,  la  raison  prouve  la  révélation,  la  divinité  de 
l'écriture  et  l'autorité  de  l'église.  Cela  fait,  la  porte  est  ouverte  à 
toutes  les  déductions.  Le  seul  accès  de  colère  que  Saint-Sulpice  ait 
éprouvé  depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  jansénisme  fut  contre  M.  de 
Lamennais,  le  jour  où  cet  exalté  vint  dire  qu'il  faut  débuter,  non 
par  la  raison,  mais  par  la  foi.  Et  qui  reste  juge  en  dernier  lieu  des 
titres  de  la  foi,  si  ce  n'est  la  raison? 

La  théologie  morale  se  compose  d'une  douzaine  de  traités,  com- 
prenant tout  l'ensemble  de  la  morale  philosophique  et  du  droit, 
complétés  par  la  révélation  et  les  décisions  de  l'église.  Tout  cela 
fait  une  sorte  d'encyclopédie  très  fortement  enchaînée.  C'est  un 
édifice  dont  les  pierres  sont  liées  par  des  tenons  de  fer;  mais  la 
base  est  d'une  faiblesse  extrême.  Cette  base,  c'est  le  Xviiiè  de  la 
Vraie  Religion^  lequel  est  tout  à  fait  ruineux.  Car  non-seulement 
on  n'arrive  pas  à  établir  que  la  religion  chrétienne  soit  plus  parti- 
culièrement que  les  autres  divine  et  révélée  ;  mais  on  ne  réussit 
pas  à  prouver  que,  dans  le  champ  de  la  réalité  attingible  à  nos 
observations,  il  se  soit  passé  un  fait  surnaturel,  un  miracle.  L'inexo- 
rable phrase  de  M.  Littré  :  «  Quelque  recherche  qu'on  ait  faite, 
jamais  un  miracle  ne  s'est  produit  là  où  il  pouvait  être  observé  et 
constaté,  »  cette  phrase,  dis-je,  est  un  bloc  qu'on  ne  remuera  point. 
On  ne  saurait  prouver  qu'il  soit  arrivé  un  miracle  dans  le  passé, 
et  nous  attendrons  sans  doute  longtemps  avant  qu'il  s'en  produise 
un  dans  les  conditions  correctes  qui  seules  donneraient  à  un  esprit 
juste  la  certitude  de  ne  pas  être  trompé. 

En  admettant  la  thèse  fondamentale  du  traité  de  la  Vraie  Reli- 
gion, le  champ  de  bataille  est  restreint;  mais  la  bataille  est  loin 
d'être  finie.  La  lutte  est  maintenant  avec  les  protestans  et  les  sectes 
dissidentes,  qui,  tout  en  admettant  les  textes  révélés,  refusent 
d'y  voir  les  dogmes  dont  l'église  catholique  s'est  chargée  avec  les 
siècles.  Ici  la  controverse  porte  sur  des  milliers  de  points;  son  bilan 


12  fiEVUE    DES   DEDX    MONDES. 

se  cliiiïre  en  défaites  sans  nombre.  L'église  catholique  s'oblige  à 
soutenir  que  ses  dogmes  ont  toujours  existé  tels  qu'elle  les  enseigne, 
que  Jésus  a  institué  la  confession,  l'extrême-onction,  le  mariage, 
qu'il  a  enseigné  ce  qu'ont  décidé  plus  tard  les  conciles  de  Nicée 
et  de  Trente.  Rien  de  plus  inadmissible.  Le  dogme  chrétien  s'est 
fait,  comme  toute  chose,  lentement,  peu  à  peu,  par  une  sorte  de 
végétation  intime.  La  [théologie,  en  prétendant  le  contraire,  entasse 
contre  elle  des  montagnes  d'objections ,  s'oblige  à  rejeter  toute 
critique.  J'engage  les  personnes  qui  voudraient  se  rendre  compte  de 
ceci  à  lire  dans  une  Théologie  le  traité  dessacremens;  elles  y  ver- 
ront par  quelles  suppositions  gratuites,  dignes  des  apocryphes,  de 
Marie  d'Âgreda,  ou  de  Catherine  Emmerich,  on  arrive  à  prouver 
que  tous  les  sacremens  ont  été  établis  par  Jésus-Christ  à  un  mo  - 
ment  de  sa  vie.  Les  discussions  sur  la  matière  et  la  forme  des 
sacremens  prêtent  aux  mêmes  observations.  L'obstination  à  trouver 
en  toute  chose  la  matière  et  la  forme  date  de  l'introduction  de  l'aris- 
totélisme  en  théologie  au  xiir  siècle.  Or  on  encourait  les  censures 
ecclésiastiques  si  l'on  repoussait  cette  application  rétrospective  de 
la  philosophie  d'Aristote  aux  créations  liturgiques  de  Jésus. 

L'iutuition  du  devenir  dans  l'histoire  comme  dans  la  nature  était 
dès  lors  l'essence  de  ma  philosophie.  Mes  doutes  ne  vinrent  pas 
d'un  raisonnement,  ils  vinrent  de  dix  mille  raisonnemens.  L'or- 
thodoxie a  réponse  à  tout  et  n'avoue  pas  une  bataille  perdue. 
Certes,  la  critique  elle-même  veut  que,  dans  certains  cas,  on 
admette  une  réponse  subtile  comme  valable.  Le  vrai  peut  quelque- 
fois n'être  pas  vraisemblable.  Une  réponse  subtile  peut  être  vraie. 
Deux  réponses  subtiles  peuvent  même  à  la  rigueur  être  vraies  à  la 
fois.  Trois,  c'est  plus  difficile.  Quatre,  c'est  presque  impossible. 
Mais  que,  pour  défendre  la  même  thèse,  dix,  cent,  mille  réponses 
subtiles  doivent  être  admises  comme  vraies  à  la  fois,  c'est  la  preuve 
que  la  thè>e  n'est  pas  bonne.  Le  calcul  des  probabiHtés  appliqué  à 
toutes  ces  petites  banqueroutes  de  détail  est  pour  un  esprit  sans 
parti-pris  d'un  effet  accablant.  Or  Descartes  m'avait  enseigné  que  la 
première  condition  pour  trouver  la  vérité  est  de  n'avoir  aucun  parti- 
pris. 


IH. 

La  lutte  théologique  prenait  pour  moi  un  caractère  particulier  de 
précision  sur  le  terrain  des  textes  censés  révélés.  L'enseignement 
catholique,  se  croyant  sûr  de  lui-même,  acceptait  la  bataille  sur  ce 
champ,  comme  sur  les  autres,  avec  une  parfaite  bonne  foi.  La 
langue  hébraïque  était  ici  l'instrument  capital,  puisque,  des  deux 


SOUVENIRS  d'enfance    ET   DE   JEUNESSE.  13 

Bibles  chrétiennes,  l'une  est  en  hébreu  et  que,  même  pour  le  Nou- 
veau-Testament, il  n'y  a  pas  de  complète  exégèse  sans  l'hébreu. 

L'étude  de  l'hébreu  n'était  pas  obligatoire  au  séminaire;  elle 
était  même  suivie  par  un  très  petit  nombre  d'élèves.  En  18Zi3-18/iâ, 
M.  Garnier  fit  encore,  dans  sa  chambre,  le  cours  supérieur,  celui 
où  l'on  expliquait  les  textes  difficiles,  à  deux  ou  trois  élèves.  M.  Le 
Hir,  depuis  quelques  années,  faisait  le  cours  de  grammaire.  Je  m'in- 
scrivis tout  d'abord.  La  philologie  exacte  de  M.  Le  Hir  m'enchanta. 
Il  se  montra  pour  moi  plein  d'attentions;  il  était  Breton  comme 
moi  ;  nos  caractères  avaient  beaucoup  de  ressemblance  ;  au  bout  de 
quelques  semaines,  je  fus  son  élève  presque  unique.  Son  exposition  de 
la  grammaire  hébraïque,  avec  comparaison  des  autres  idiomes  sémi- 
tiques, était  admirable.  J'avais  à  ce  moment  une  force  d'assimilation 
extraordinaire.  Je  suçai  tout  ce  que  je  lui  entendais  dire.  Ses  livres 
étaient  à  ma  disposition,  et  il  avait  une  bibliothèque  très  complète. 
Les  jours  de  promenade  à  Issy,  il  m'amenait  sur  les  hauteurs  de  la 
Solitude,  et  là  il  m'apprenait  le  syriaque.  Nous  expliquions  ensemble 
le  Nouveau-Testament  syriaque  de  Gutbier.  M.  Le  Hir  fixa  ma  vie; 
j'étais  philologue  d'instinct.  Je  trouvai  en  lui  l'homme  le  plus 
capable  de  développer  cette  aptitude.  Tout  ce  que  je  suis  comme 
savant,  je  le  suis  par  M.  Le  Hir.  Il  me  semble  même  parfois  que 
tout  ce  que  je  n'ai  pas  appris  de  lui,  je  ne  l'ai  jamais  bien  su.  Ainsi 
il  n'était  pas  très  fort  en  arabe,  et  c'est  pour  cela  que  je  suis  tou- 
jours resté  médiocre  arabisant. 

Une  circonstance  due  à  la  bonté  de  ces  messieurs  vint  me  confir- 
mer dans  ma  vocation  de  philologue  et,  à  l'insu  de  mes  excellens 
maîtres,  entre-bâiller  pour  moi  une  porte  que  je  n'osais  ouvrir  moi- 
même.  En  ISlih,  M.  Garnier,  vaincu  par  la  vieillesse,  dut  cesser  de 
faire  le  cours  supérieur  d'hébreu.  M.  Le  Hir  fit  ce  cours  et,  sachant 
combien  je  m'étais  bien  assimilé  sa  doctrine,  il  voulut  que  je  fusse 
chargé  du  cours  de  grammaire.  Ce  fut  M.  Carbon  qui,  avec  sa  bien- 
veillance ordinaire,  m'annonça  en  souriant  cette  bonne  nouvelle,  et 
m'apprit  que  la  compagnie  me  donnait  pour  honoraires  une  somme 
de  300  francs.  Cela  me  parut  colossal  ;  je  dis  à  M.  Carbon  que  je 
n'avais  pas  besoin  d'une  somme  aussi  énorme;  je  le  remerciai. 
M.  Carbon  m'imposa  d'accepter  150  francs  pour  acheter  des  hvres. 

Une  bien  autre  faveur  fut  de  me  permettre  d'aller  suivre  au  Col- 
lège de  France,  deux  fois  par  semaine,  le  cours  de  M.  Etienne  Qua- 
tremère.  M.  Quatremère  préparait  peu  son  cours;  pour  l'exégèse 
biblique,  il  était  resté  volontairement  en  dehors  du  mouvement 
scientifique.  Il  ressemblait  bien  plus  à  M.  Garnier  qu'à  M.  Le  Hir. 
Janséniste  à  la  façon  de  Silvestre  de  Sacy,  il  partageait  le  demi-ratio- 
nalisme de  Hug,  de  Jahn,  —  réduisant  autant  que  possible  la  part 
du  surnaturel,  en  particulier  dans  les  cas  de  ce  qu'il  appelait  «  les 


14  BETUE   DES   DEUX  MONDES. 

miracles  d'une  exécution  difficile,  »  comme  le  miracle  de  Josué,  — 
retenant  cependant  le  principe,  au  moins  pour  les  miracles  du  Nou- 
veau-Testament. Cet  éclectisme  superficiel  me  satisfit  peu.  M.  Le  Hir 
était  bien  plus  près  du  vrai  en  ne  cherchant  pas  à  atténuer  la  chose 
racontée,  et  en  étudiant  attentivement,  à  la  façon  d'Ewald,  le 
récit  lui-même.  Comme  grammairien  comparatif,  M.  Quatremère 
était  aussi  très  inférieur  à  M.  Le  Hir.  Mais  son  érudition  orientale 
était  colossale  ;  le  monde  s'ouvi'ait  pour  moi  ;  je  voyais  que  ce  qui 
en  apparence  ne  devait  intéresser  que  les  prêtres  pouvait  aussi 
intéresser  les  laïques.  L'idée  me  vint  dès  lors  plus  d'une  fois  qu'un 
jour  j'enseignerais  à  cette  même  table,  dans  cette  petite  salle  des 
langues,  où  j'ai  en  effet  réussi  à  m'asseoir,  en  y  mettant  une  assez 
forte  dose  d'obstination. 

Cette  obligation  de  clarifier  et  de  systématiser  mes  idées  en  vue 
de  leçons  faites  à  des  condisciples  du  même  âge  que  moi  décida 
ma  vocation.  Mon  cadre  d'enseignement  fut  dès  lors  arrêté;  tout  ce 
que  j'ai  fait  depuis  en  philologie  est  sorti  de  cette  modeste  confé- 
rence que  l'indulgence  de  mes  maîtres  m'avait  confiée.  La  nécessité 
de  pousser  aussi  loin  que  possible  mes  études  d'exégèse  et  de  phi- 
lologie sémitique  m'obligea  d'apprendre  l'allemand.  Je  n'avais  à  cet 
égard  aucun  élément;  à  Saint-Nicolas,  mon  éducation  avait  été  toute 
latine  et  française.  Je  ne  m'en  plains  pas.  L'homme  ne  doit  savoir 
littérairement  que  deux  langues,  le  latin  et  la  sienne  ;  mais  il  doit 
comprendre  toutes  celles  dont  il  a  besoin  pour  ses  affaires  ou  son 
instruction.  Un  bon  condisciple  alsacien,  M.  Kl..,  dont  je  vois  sou- 
vent le  nom  cité  pour  les  services  qu'il  rend  à  ses  compatriotes  à 
Paris,  voulut  bien  me  faciliter  les  débuts.  La  littérature  était  pour 
moi  chose  si  secondaire,  au  milieu  de  l'enquête  ardente  qui  m'absor- 
bait, que  j'y  fis  d'abord  peu  d'attention.  Je  sentis  cependant  un  génie 
nouveau,  fort  différent  de  celui  de  notre  xvii^  siècle.  Je  l'admirai 
d'autant  plus  que  je  n'en  voyais  pas  les  limites.  L'esprit  particulier 
de  l'Allemagne,  à  la  fin  du  dernier  siècle  et  dans  la  première  moitié 
de  celui-ci,  me  frappa;  je  crus  entrer  dans  un  temple.  C'était  bien  là 
ce  que  je  cherchais,  la  conciliation  d'un  esprit  hautement  religieux 
avec  l'esprit  critique.  Je  regrettais  par  momens  de  n'être  pas  pro- 
testant, afin  de  pouvoir  être  philosophe  sans  cesser  d'être  chrétien. 
Puis  je  reconnaissais  qu'il  n'y  a  que  les  catholiques  qui  soient  consé- 
quens.  Une  seule  erreur  prouve  qu'une  église  n'est  pas  infaillible  ; 
une  seule  partie  faible  prouve  qu'un  livre  n'est  pas  révélé.  En 
dehors  de  la  rigoureuse  orthodoxie  je  ne  voyais  que  la  libre  pen- 
sée à  la  façon  de  l'école  française  du  xviii®  siècle.  Mon  initiation  aux 
études  allemandes  me  mettait  ainsi  dans  la  situation  la  plus 
fausse;  car,  d'une  part,  elle  me  montrait  l'impossibilité  d'une  exé- 
%ese  sans  concessions  ;  de  l'autre,  je  voyais  parfaitement  que  ces 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE  JEUNESSE.  15 

messieurs  de  Saint-Siilpice  avaient  raison  de  ne  pas  faire  de  conces- 
sions, puisqu'un  seul  aveu  d'erreur  ruine  l'édifice  de  la  vérité  abso- 
lue et  la  ravale  au  rang  des  autorités  humaines,  où  chacun  fait  son 
choix,  selon  son  goût  personnel. 

Dans  un  livre  divin,  en  efiét,  tout  est  vrai,  et  deux  contradic- 
toires ne  pouvant  être  vraies  à  la  fois,  il  ne  doit  s'y  trouver  aucune 
contradiction.  Or,  l'étude  attentive  que  je  faisais  de  la  Bible,  en  me 
révélant  des  trésors  historiques  et  esthétiques ,  me  prouvait  aussi 
que  ce  Uvre  n'était  pas  plus  exempt  qu'aucun  autre  livre  antique 
de  contradictions,  d'inadvertances,  d'erreurs.  Il  s'y  trouve  des 
fables,  des  légendes,  des  traces  de  composition  tout  humaine.  Il 
n'est  plus  possible  de  soutenir  que  la  seconde  partie  d'Isaïe  soit 
d'Isaïe.  Le  livre  de  Daniel,  que  toute  l'orthodoxie  rapporte  au  temps 
de  la  captivité,  est  un  apocryphe  composé  en  169  ou  170  avant 
Jésus-Christ.  Le  livre  de  Judith  est  une  impossibilité  historique. 
L'attribution  du  Pentateuque  à  Moïse  est  insoutenable,  et  nier  que 
plusieurs  parties  de  la  Genèse  aient  le  caractère  mythique,  c'est 
s'obUger  à  expUquer  comme  réels  des  récits  tels  que  celui  du  para- 
dis terrestre,  de  la  pomme,  de  l'arche  de  JNoé.  Or  on  n'est  pas  catho- 
lique si  l'on  s'écarte  sur  un  seul  de  ces  points  de  la  thèse  tradition- 
nelle. Que  devient  ce  miracle,  si  fort  admiré  de  Bossuet  :  «  Cyrus 
nommé  deux  cents  ans  avant  sa  naissance?  »  Que  deviennent  les 
soixante-dix  semaines  d'années,  bases  des  calculs  de  V Histoire  uni- 
verselle^ si  la  partie  d'Isaïe  où  Cyrus  est  nommé  a  été  justement 
composée  du  temps  de  ce  conquérant,  et  si  pseudo-Daniel  est  con- 
temporain d'Antiochus  Épiphane? 

L'orthodoxie  oblige  de  croire  que  les  livres  bibliques  sont  l'ou- 
vrage de  ceux  à  qui  les  titres  les  attribuent.   Les  doctrines  catho- 
Uques  les  plus  mitigées  sur  l'inspiration  ne  permettent  d'admettre 
dans  le  texte  sacré  aucune  erreur  caractérisée,  aucune  contradic- 
tion, même   en  des   choses  qui  ne  concernent  ni   la  foi,   ni  les 
mœurs.  Or  mettons  que,  parmi   les  mille   escarmouches  que  se 
livrent  la  critique  et  l'apologétique   orthodoxe   sur  les  détails  du 
texte  prétendu  sacré,  il  y  en  ait  quelques-unes  où,  par  rencontre 
fortuite  et  contrairement  aux  apparences,  l'apologétique  ait  raison: 
il  est  impossible  qu'elle  ait  raison  mille  fois  dans  sa  gageure,  et  il 
suffit  qu'elle  ait  tort  une  seule  fois  pour  que  la  thèse  de  l'inspiration 
soit  mise  à  néant.  Cette  théorie  de  l'inspiration,  impliquant  un  fait 
surnaturel,  devient  impossible  à  maintenir  en  présence  des  idées 
arrêtées  du  bon  sens  moderne.  Un  livre  inspiré  est  un  miracle.  Il 
devrait  se  présenter  dans  des  conditions  où  aucun  livre  ne  se  pré- 
sente. «  Yous  n'êtes  pas  si  difficile,  dira-t-on,  pour  Hérodote,  pour 
les  poèmes  homériques.  »  Sans  doute  ;  mais  Hérodote,  les  poèmes 
homériques  ne  sont  pas  donnés  pour  des  livres  inspirés. 


16  REVUE  DES   DEUX  MONDES, 

En  fait  de  contradictions,  par  exemple,  il  n'y  a  pas  d'esprit 
dégagé  de  préoccupations  théologiques  qui  ne  soit  forcé  de  recon- 
naître des  divergences  inconciliables  entre  les  synoptiques  et  le 
quatrième  évangile,  et  entre  les  synoptiques  comparés  les  uns  avec 
les  autres.  Pour  nous  rationalistes ,  cela  n'a  pas  grande  consé- 
quence; mais  l'orthodoxe,  obligé  de  prouver  que  son  livre  a  tou- 
jours raison,  se  trouve  engagé  en  des  subtilités  infinies.  Silvestre 
de  Sacy  était  surtout  préoccupé  des  citations  de  l' Ancien-Testament 
qui  sont  faites  dans  le  Nouveau.  Il  trouvait  tant  de  difficultés  à  les 
justifier,  lui  si  exact  en  fait  de  citations,  qu'il  avait  fini  par  admettre 
en  principe  que  les  deux  Testamens,  chacun  de  leur  côté,  sont  infail- 
libles, mais  que  le  Nouveau  n'est  pas  infaillible  quand  il  cite  l'An- 
cien. Il  faut  n'avoir  pas  la  moindre  habitude  des  choses  religieuses 
pour  s'étonner  que  des  esprits  singulièrement  appliqués  aient  tenu 
en  des  positions  aussi  désespérées.  Dans  ces  naufrages  d'une  foi 
dont  on  avait  fait  le  centre  de  sa  vie,  on  s'accroche  aux  moyens  de 
sauvetage  les  plus  invraisemblables  plutôt  que  de  laisser  tout  ce 
qu'on  aime  périr  corps  et  biens. 

Les  gens  du  monde  qui  croient  qu'on  se  décide  dans  le  choix 
de  ses  opinions  par  des  raisons  de  sympathie  ou  d'antipathie 
s'étonneront  certainement  du  genre  de  raisonnemens  qui  m'écarta 
de  la  foi  chrétienne,  à  laquelle  j'avais  tant  de  motifs  de  cœur  et 
d'intérêt  de  rester  attaché.  Les  personnes  qui  n'ont  pas  l'esprit 
scientifique  ne  comprennent  guère  qu'on  laisse  ses  opinions  se 
former  hors.de  soi  par  une  sorte  de  concrétion  impersonnelle,  dont 
on  n'est  en  quelque  sorte  que  le  spectateur.  En  me  laissant  ainsi 
conduire  par  la  force  des  choses,  je  croyais  me  conformer  aux 
règles  de  la  grande  école  du  xvii®  siècle,  surtout  de  Malebranche, 
dont  le  premier  principe  est  que  la  raison  doit  être  contemplée,  et 
qu'on  n'est  pour  rien  dans  sa  procréation,  si  bien  que  le  seul  devoir 
de  l'homme  est  de  se  mettre  devant  la  vérité,  dénué  de  toute  per- 
sonnalité, prêt  à  se  laisser  traîner  oii  voudra  la  démonstration  pré- 
pondérante. Loin  de  viser  d'avance  certains  résultats,  ces  illustres 
penseurs  voulaient  que,  dans  la  recherche  de  la  vérité,  on  s'in- 
terdît d'avoir  un  désir,  une  tendance,  un  attachement  personnel 
quelconque.  Quel  est  le  grand  reproche  que  les  prédicateurs  du 
xvii«  siècle  adressent  aux  libertins?  C'est  d'avoir  embrassé  ce  qu'ils 
désiraient,  c'est  d'être  arrivés  aux  opinions  irréligieuses  parce  qu'ils 
avaient  envie  qu'elles  fussent  vraies. 

Dans  cette  grande  lutte  engagée  entre  ma  raison  et  mes  croyances, 
j'évitai  soigneusement  de  faire  un  seul  raisonnement  de  philoso- 
phie abstraite.  La  méthode  des  sciences  physiques  et  naturelles 
qui,  à  Issy,  s'était  imposée  à  mon  esprit  comme  une  loi  absolue, 
jaisait  que  je  me  défiais  de  tout  système.  Je  ne  m'arrêtai  jamais  à 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE   JEUNESSE.  17 

une  objection  sur  les  dogmes  de  la  trinité,  de  l'incarnation,  envisa- 
gés en  eux-mêmes.  Ces  dogmes,  se  passant  dans  l'éther  métaphy- 
sique, ne  choquaient  en  moi  aucune  opinion  contraire.  Rien  de  ce 
que  pouvaient  avoir  de  critiquable  la  politique  et  l'esprit  de  l'église 
soit  dans  le  passé,  soit  dans  le  présent,  ne  me  faisait  la  moindre 
impression.  Si  j'avais  pu  croire  que  la  théologie  et  la  Bible  étaient  la 
vérité,  aucune  des  doctrines  plus  tard  groupées  dans  le  Syllahus, 
et  qui  dès  lors  étaient  plus  ou  moins  promulguées,  ne  m'eût  causé 
la  moindre  émotion.  Mes  raisons  furent  toutes  de  l'ordre  philolo- 
gique et  critique;  elles  ne  furent  nullement  de  l'ordre  métaphysi- 
que, politique,  moral.  Ces  ordres  d'idées  me  paraissaient  peu  tan- 
gibles et  pliables  à  tous  sens.  Mais  la  question  de  savoir  s'il  y  a 
des  contradictions  entre  le  quatrième  évangile  et  les  synoptiques  est 
une  question  tout  à  fait  saisissable.  Je  vois  ces  contradictions  avec 
une  évidence  si  absolue  que  je  jouerais  là-dessus  ma  vie,  et  par  con- 
séquent mon  salut  éternel,  sans  hésiter  un  moment.  Dans  une  telle 
question,  il  n'y  a  pas  ces  arrière-plans  qui  rendent  si  douteuses 
toutes  les  opinions  morales  et  politiques.  Je  n'aime  ni  Philippe  II 
ni  Pie  V;  mais,  si  je  n'avais  pas  des  raisons  matérielles  de  ne  pas 
croire  au  catholicisme,  ce  ne  seraient  pas  les  atrocités  de  Philippe  II 
ni  les  bûchers  de  Pie  V  qui  m'arrêteraient  beaucoup. 

De  très  bons  esprits  m'ont  quelquefois  fait  entendre  que  je  ne  me 
serais  pas  détaché  du  catholicisme  sans  l'idée  trop  étroite  que  je 
m'en  fis,  ou,  si  l'on  veut,  que  mes  maîtres  m'en  donnèrent.  Cer- 
taines personnes  rendent  un  peu  Saint-Sulpice  responsable  de  mon 
incrédulité  et  lui  reprochent,  d'une  part,  de  m'avoir  inspiré  pleine 
confiance  dans  une  scolastique  impliquant  un  rationalisme  exagéré  ; 
de  l'autre,  de  m'avoir  présenté  comme  nécessaire  à  admettre  le 
summum  de  l'orthodoxie,  si  bien  qu'en  même  temps  ils  grossis- 
saient outre  mesure  le  bol  alimentaire  et  rétrécissaient  singulière- 
ment l'orifice  de  déglutition.  Cela  est  tout  à  fait  injuste.  Dans  leur 
manière  de  présenter  le  christianisme,  ces  messieurs  de  Saint-Sul- 
pice, en  ne  dissimulant  rien  de  la  carte  de  ce  qu'il  faut  croire,  étaient 
tout  simplement  d'honnêtes  gens.  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  ont  ajouté 
la  qualification  Est  de  fide  à  la  suite  de  tant  de  propositions  insou- 
tenables. Une  des  pires  malhonnêtetés  intellectuelles  est  de  jouer  sur 
les  mots,  de  présenter  le  christianisme  comme  n'imposant  presque 
aucun  sacrifice  à  la  raison,  et,  à  l'aide  de  cet  artifice,  d'y  attirer 
des  gens  qui  ne  savent  pas  ce  à  quoi  au  fond  ils  s'engagent.  C'est 
là  l'illusion  des  catholiques  laïques  qui  se  disent  libéraux.  Ne  sachant 
ni  théologie  ni  exégèse,  ils  font  de  l'accession  au  christianisme  une 
simple  adhésion  à  une  coterie.  Ils  en  prennent  et  ils  en  laissent;  ils 
admettent  tel  dogme,  repoussent  tel  autre,  et  s'indignent  après  cela 

TOME  LIV.  —  1882.  2 


IS  REVUE   DES   DEUX   MONDES», 

quand  on  leur  dit  qu'ils  ne  sont  pas  de  vrais  catholiques.  Quelqu'un 
qui  a  faii  de  lu  théologie  n'est  plus  capable  d'une  telle  inconsé- 
quence. Tout  reposant  pour  lui  sur  l'autorité  infaillible  de  l'Écriture 
et  de  l'église,  il  n'y  a  pas  à  choisir.  Un  seul  dogme  abandonné,  un 
seul  enseignement  de  l'église  repoussé,  c'est  la  négation  de  l'église 
et  de  la  révélation.  Dans  une  église  fondée  sur  l'autorité  divine,  on 
est  aussi  hérétique  pour  nier  un  seul  point  que  pour  nier  le  tout. 
Une  seule  pierre  arrachée  de  cet  édifice,  l'ensemble  croule  fatale- 
ment. 

Il  ne  sert  non  plus  de  rien  de  dire  que  l'église  fera  peut-être  un 
jour  des  concessions  qui  rendront  inutiles  des  ruptures  comme  celle 
à  laquelle  je  dus  me  résigner,  et  qu'alors  on  jugera  que  j'ai  renoncé 
au  royaume  de  Dieu  pour  des  vétilles.  Je  sais  bien  la  mesure  des 
concessions  que  l'église  peut  faire  et  de  celles  qu'il  ne  faut  pas  lui 
demander.  Jamais  l'église  catholique  n'abandonnera  rien  de  son  sys- 
tème scolastique  et  orthodoxe  ;  elle  ne  le  peut  pas  ;  c'est  comme  si  on 
demandait  à  M.  le  comte  de  Chambord  de  n'être  pas  légitimiste.  Il  y 
aura  des  scissions,  je  le  crois  plus  que  jamais;  mais  le  vrai  catholique 
dira  inflexiblement:  «  S'il  faut  lâcher  quelque  chose,  je  lâche  tout; 
car  je  crois  à  tout  par  principe  d'infaillibilité,  et  le  principe  d'in- 
faillibilité est  aussi  blessé  par  une  petite  concession  que  par  dix  mille 
grandes.  »  De  la  part  de  l'église  catholique,  avouer  que  Daniel  est 
un  apocryphe  du  temps  des  Macchabées  serait  avouer  qu'elle  s'est 
trompée;  si  elle  s'est  trompée  en  cela,  elle  a  pu  se  tromper  en  autre 
chose;  elle  n'est  plus  divinement  inspirée. 

Je  ne  regrette  donc  nullement  d'être  tombé,  pour  mon  éducation 
religieuse,  sur  des  maîtres  sincères  qui  se  seraient  fait  scrupule  de 
me  laisser  aucune  illusion  sur  ce  que  doit  admettre  un  catholique.  Le 
catholicisme  que  j'ai  appris  n'est  pas  ce  fade  compromis,  bon  pour 
des  laïques,  qui  a  produit  de  nos  jours  tant  de  malentendus.  Mon 
catholicisme  est  celui  de  l'Écriture,  des  conciles  et  des  théologiens. 
Ce  caiholicisme,  je  l'ai  aimé,  je  le  respecte  encore;  l'ayant  trouvé 
inadmissible,  je  me  suis  séparé  de  lui.  Voilà  qui  est  loyal  de  part  et 
d'autre.  Ce  qui  n'est  pas  loyal,  c'est  de  dissimuler  le  cahier  des 
charges,  c'est  de  se  faire  l'apologiste  de  ce  qu'on  ignore.  Je  ne  me 
suis  jamais  prêté  à  ces  mensonges.  Je  n'ai  pas  cru  respectueux  pour 
la  foi  de  tricher  avec  elle.  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  mes  maîtres 
m'avaient  enseigné  la  logique,  et,  par  leurs  argumentations  impi- 
toyables, avaient  fait  de  mon  esprit  un  tranchant  d'acier.  J'ai  pris 
au  sérieux  ce  qu'on  m'a  appris,  scolastique,  règles  du  syllogisme, 
théologie,  hébreu;  j'ai  été  un  bon  élève;  je  ne  saurais  être  damne: 
pour  cela. 


SOUVENIRS    d'eNFAKCE    ET    DE   JEUNESSE.  19 

IV. 

Telles  furent  ces  deux  années  de  travail  intérieur,  que  je  ne  peux 
comparer  qu'à  une  violente  encéphalite,  durant  laquelle  toutes 
les  autres  lonctions  de  la  vie  furent  suspendues  en  moi.  Par  une 
petite  pédanterie  d'hébraïsant,  j'appelai  cette  crise  de  mon  exis- 
tence iSrphfali  (1),  et  je  me  redisais  souvent  le  dicton  hébraïque  : 
«  Naphloulé  élohim  niphtalti  :  J'ai  lutté  des  luttes  de  Dieu,  j)  Mes 
sentimens  intérieurs  n'étaient  pas  changés;  mais,  chaque  jour,  une 
maille  du  tissu  de  ma  foi  se  rompait.  L'immense  travail  auquel  je  me 
livrais  m'empêchait  de  tirer  les  conséquences  ;  ma  conférence  d'hé- 
breu m'absorbait;  j'étais  comme  un  homme  dont  la  respiration  est 
suspendue.  Mon  directeur,  à  qui  je  communiquais  mes  troubles, me 
disait  exactement  comme  M.  Gosselin  à  Issy  :  «  Tentations  contre  la 
foi  !  N'y  faites  pas  attention  ;  allez  droit  devant  vous.  »  Il  me  fit  lire  un 
jour  la  lettre  que  saint  François  de  Sales  écrivait  à  M™""  de  Chantai: 
<(  Ces  tentations  ne  sont  que  des  alllictions  comme  les  autres.  Sachez 
que  j'ai  vu  peu  de  personnes  avoir  été  avancées  sans  cette  épreuve; 
«il  faut  avoir  patience.  Il  ne  faut  nullement  répondre,  ni  faire  sem- 
blant d'entendre  ce  que  l'ennemi  dit.  Qu'il  clabaude  tant  qu'il  vou- 
dra à  la  porte,  il  ne  faut  pas  seulement  dire  :  Qui  va  là?  » 

La  pratique  des  directeurs  ecclésiastiques  est,  en  eifet,  le  plus  sou- 
vent^  de  conseiller  à  celui  qui  avoue  des  doutes  contre  la  foi  de  ne 
pas  s'y  arrêter.  Loin  de  reculer  les  engagemens  pour  ce  motif,  ils 
les  précipitent,  pensant  que  ces  troubles  disparaissent  quand  il  n'est 
plus  temps  d'y  donner  suite  et  que  les  soucis  de  la  vie  active  du 
ministère  chassent  plus  tard  ces  hésitations  spéculatives.  Ici,  je  dois 
le  dire,  je  trouvai  la  sagesse  de  mes  pieux  directeurs  un  peu  en 
défaut.  Mon  directeur  de  Paris,  homme  très  éclairé  cependant, 
voulait  que  je  prisse  résolument  le  sous-diaconat,  le  premier  des 
ordres  sacrés  constituant  un  lien  irrévocable.  Je  refusai  net.  Quant 
aux  premiers  degrés  de  la  cléricature,  je  lui  avais  obéi.  C'est  lui- 
même  qui  me  fit  remarquer  que  la  formule  exacte  de  l'engagement 
qu'ils  impliquent  est  contenue  dans  les  paroles  du  psaume  qu'on 
prononce  ;  Dominus  pars  hœreditatis  meœ  et  ealicis  niei.  Tu  es  qui 
restitues  hœredîtatem  meam  niihi.  Eh  bien  !  la  main  sur  la  con- 
science, cet  engagement-là,  je  n'y  ai  Jamais  manqué.  Je  n'ai  jamais 
eu  d'autre  intérêt  que  celui  de  la  vérité,  et  j'y  ai  fait  des  sacrifices. 
Une  idée  élevée  m'a  toujours  soutenu  dans  la  direction  de  ma  vie, 
si  bien  même  que  l'héritage  que  Dieu  devrait  me  rendre,  d'après 
notre  arrangement  réciproque,  ma  foi!  je  l'en  tiens  quitte.  Mon  lot 

(1)  Luctamea,  G&aè3e,Jy.xx,  î^. 


•20  Ri;VLE    DES    DEUX    MO.NDES. 

a  été  bon,  et  je  peux  ajouter  en  continuant  le  psaume  :  Porlio  reci- 
dit  mihi  in  prœclaris;  elenim  Juiredilas  mea prœclara  est  mihi. 

V. 

J'arrivai  ainsi  aux  vacances  de  18Zi5,  que  j'allai  passer,  comme 
les  précédentes,  en  Bretagne.  Là  j'eus  beaucoup  plus  de  temps  pour 
réfléchir.  Les  grains  de  sable  de  mes  doutes  s'agglomérèrent  et 
devinrent  un  bloc.  Mon  directeur,  qui,  avec  le.  meilleures  inten- 
tions du  monde,  me  conseillait  mal,  n'était  plus  auprès  de  moi.  Je 
cessai  de  prendre  part  aux  sacremens  de  l'église,  tout  en  ayant  le 
même  goût  que  par  le  passé  pour  ses  prières.  Le  christianisme  m'ap- 
paraissait  comme  plus  grand  que  jnmais;  mais  je  ne  maintenais  plus 
le  surnaturel  que  par  un  effort  d'habitude,  par  une  sorte  de  fiction 
avec  moi-même.  L'œuvre  de  la  logique  était  finie;  l'œuvre  de  l'hon- 
nêteté commençait.  Durant  deux  mois  à  peu  près  je  fus  prolestant; 
je  ne  pouvais  me  résoudre  à  quitter  tout  à  fait  la  grande  tradi- 
tion religieuse  dont  j'avais  vécu  jusque-là;  je  rêvais  des  réformes 
futures,  où  la  philosophie  du  christianisme,  dégagée  de  toute  scorie 
superstitieuse  et  conservant  néanmoins  son  efficacité  morale  (là* 
était  mon  rêve) ,  resterait  la  grande  ecule  de  l'humanité  et  son 
guide  vers  l'avenir.  Mes  lectures  allemandes  m'entretenaient  dans 
ces  pensées.  Herder  était  l'écrivain  allemand  que  je  connaissais  le 
mieux.  Ses  vastes  vues  m'enchantaient,  et  je  me  disais  avec  un  vif 
regret  :  «  Ah!  que  ne  puis-je  comme  un  Herder  penser  tout  cela  et 
rester  ministre,  prédicateur  chrétien!  »  Mais,  avec  la  notion  précise 
et  à  la  fois  respectueuse  que  j'avais  du  catholicisme,  je  n'arrivais 
point  à  concevoir  une  honnête  attitude  d'âme  qui  me  permît  de  res- 
ter prêtre  catholique  en  gardant  les  opinions  que  j'avais.  J'étais  chré- 
tien comme  l'est  un  professeur  de  théologie  de  Halle  ou  de  Tul^ingue. 
Une  voix  secrète  me  disait:  «Tu  n'es  plus  catiiolique;  ton  habit  est 
un  mensonge  ;  quitte-le.   » 

J'étais  chrétien,  cependant;  car  tous  les  papiers  que  j'ai  de  ce 
temps  me  donnent,  très  clairement  exprimé,  le  sentiment  que  j'ai 
plus  tard  essayé  de  rendre  dans  la  Vie  de  Jésus,  je  veux  dire  un 
goût  vif  pour  l'idéal  évangélique  et  pour  le  caractère  du  londateur 
du  christianisme.  L'idée  qu'en  abandonnant  l'église,  je  re.sterais 
fidèle  à  Jésus,  s'empara  vivement  de  moi,  et,  si  j'avais  été  capable 
de  croire  aux  apparitions,  j'aurais  certainement  vu  Jésus  me  disant  : 
«  Abatidonne-moi  pour  être  mon  disciple.  »  Cette  pensée  me  sou- 
tenait, m'enhardissait.  Je  peux  dire  que  dès  lors  la  Vie  de  Jésus 
était  écrite  dans  mon  esprit.  La  croyance  à  l'éminente  personnalité 
de  Jésus,  qui  est  l'âme  de  ce  livre,  avait  été  ma  force  dans  ma. 
lutte  contre  la  théologie.  Jésus  a  bien  réellement  toujours  été  mon 


SOUVENIRS    D'£i\FANCE   ET    DE   JEUiNEsSE.  21 

maître.  En  suivant  la  vérité  au  prix  de  tous  les  sacrifices,  j'étais 
convaincu  de  le  suivre  et  d'obéir  au  premier  de  ses  enseignemens. 

J'étais  maintenant  si  loin  de  mes  vieux  maîtres  de  Bretagne,  par 
l'esprit,  par  les  études,  par  la  culture  intellectuelle,  que  je  ne  pou- 
vais presque  plus  causer  avec  eux.  Un  d'eux  entrevit  quelque 
chose  :  «  Ah!  j'ai  toujours  pensé,  me  dit-il,  qu'on  vous  faisait  faire 
de  trop  fortes  études.  »  L'habitude  que  j'avais  prise  de  réciter  mes 
psaumes  en  hébreu,  dans  un  petit  livre  écrit  de  ma  main  que  je 
m'étais  fait  pour  cela,  et  qui  était  comme  mon  bréviaire,  les  sur- 
prenait beaucoup.  Ils  étaient  presque  tentés  de  me  demander  si  je 
voulais  me  faire  juif.  Ma  mère  devinait  tout  sans  bien  comprendre. 
Je  continuais,  comme  dans  mon  enfance,  à  faire  avec  elle  de  longues 
promenades  dans  la  campagne.  Un  jour,  nous  nous  assîmes  dans 
la  vallée  du  Guindy,  près  de  la  chapelle  des  Cinq  Plaies,  à  côté 
de  la  source.  Pendant  des  heures,  je  lus  à  côté  d'elle,  sans  lever  les 
yeux.  Le  livre  était  bien  inoffensif  ;  c'étaient  les  Recherches  philoso- 
phiques de  M.  de  Bonald.  Ce  livre  néanmoins  lui  déplut;  elle  me 
l'arracha  des  mains;  elle  sentait  que,  si  ce  n'était  lui,  c'étaient  ses 
pareils  qui  étaient  ses  ennemis. 

Le  6  septembre  18/i  5  (1), j'écrivis  à  M.***,  mon  directeur,  la  lettre 
suivante,  dont  je  retrouve  la  copie  dans  mes  papiers.  Je  la  reproduis 
sans  rien  atténuer  de  ce  qu'elle  a  de  contradictoire  et  de  légère- 
ment fiévreux. 

Monsieur, 

Quelques  voyages  que  j'ai  dû  faire  au  commencement  de  mes  va- 
cances m'ont  empêché  d«  correspondre  avec  vous  aussitôt  que  je 
l'eusse  désiré.  C'était  pourtant  un  besoin  bien  pressant  pour  moi  que 
de  m'ouvrir  à  vous  sur  des  peines  qui  deviennent  chaque  jour  de  plus 
en  plus  vives,  d'autant  plus  vives  que  je  ne  trouve  ici  personne  à  qui 
je  puisse  les  confier.  Ce  qui  devrait  faire  mon  bonheur  cause  mon  plus 

(1)  M.  l'abbé  Cognât,  curé  de  Notre-Dame-des-Champs,  qui  fut,  avec  M.  Foulon, 
actuellement  archevêque  de  Besançon,  mon  meilleur  ami  au  séminaire,  a  commu- 
niqué diM  Figaro  (3  avril  1879)  et  publié  dans  le  Correspondant  (10  mai  et  10  juin 
1882),  divers  extraits  de  lettres  de  moi  écrites  à  la  même  date  que  celles  que  je  donne 
ici.  J'aimerais  certes  à  relire  toutes  ces  lettres,  qui  me  rappelleraient  bien  des  nuances 
d'un  état  d'âme  disparu  depuis  trente-sept  ans.  Pour  moi,  M.  Foulon  et  M.  Cognât  sont 
d'anciens  amis,  qui  me  sont  restés  très  chers.  Pour  eux,  j'espère  que  je  suis  cela 
aussi;  mais  je  dois  être  de  plus  un  adversaire  du  dogme  qu'ils  professent,  quoique,  à 
vrai  dire,  dans  l'état  d'esprit  où  je  suis,  il  n'y  ait  rien,  ni  personne  dont  je  sois  l'ad- 
versaire. Depuis  nos  anciennes  relations,  je  n'ai  revu  M.  Cognât  qu'une  seule  fois; 
c'était  aux  funérailles  de  M.  Littré.  Nous  portions  la  chappe  tous  les  deux,  lui  comme 
curé,  moi  comme  directeur  de  l'Académie  ;  nous^  ne  pûmes  causer. 


22  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vif  chagrin.  Un  devoir  impérieux  m'oblige  à  concentrer  mes  pensées 
en  moi-même,  pour  en  épargner  le  contre-coup  aux  personnes  qui 
m'entourent  de  leur  affection,  et  qui  d'ailleurs  seraient  bien  incapables 
de  comprendre  mon  trouble.  Leurs  soins  et  leurs  caresses  me  déso- 
lent. Ah  !  si  files  savaient  ce  qui  se  passe  au  fond  de  mon  CTur  1 

Depuis  mon  séjour  en  ce  pays,  j'ai  acquis  des  données  impor- 
tantes pour  la  solution  du  grand  problème  qui  me  préoccupe.  Plu- 
sieurs circonstances  m'ont  tout  d'abord  fait  comprendre  la  gran- 
deur du  sacrifice  que  Dieu  exigeait  de  moi,  et  dans  quel  abîme  me 
précipitait  le  parti  que  me  conseille  ma  conscience.  Inutile  de  vous 
en  présenter  le  pénible  détail,  puisqu'après  tout  de  pareilles  considé- 
rations ne  doivent  être  d'aucun  poids  dans  la  délibération  dont  il 
s'agit.  Renoncer  à  une  voie  qui  m'a  souri  dès  mon  enfance,  et  qui  me 
menait  sûrement  aux  fins  nobles  et  pures  que  je  m'étais  proposées, 
pour  en  embrasser  une  autre  où  je  n'entrevois  qu'incertitudes  et  rebuts; 
mépriser  une  opinion  qui  pour  une  bonne  action  ne  me  réserve 
que  le  blâme,  eût  été  peu  de  chose,  s'il  ne  m'eût  fallu  en  même 
temps  arracher  la  moitié  de  mon  cœur,  ou,  pour  mieux  dire,  en  percer 
un  autre  auquel  le  mien  s'était  si  fort  attaché.  L'amour  filial  avait 
grandi  en  moi  de  tant  d'autres  affections  supprimées  !  Eh  bien  !  c'est 
dans  cette  partie  la  plus  intim  ■  de  mon  être  que  le  devoir  exige  de 
moi  les  sacrifices  les  plus  douloureux.  Ma  sortie  du  séminaire  sera 
pour  ma  mère  une  énigme  inexplicable;  elle  croira  que  c'est  pour  un 
caprice  que  je  Tai  tuée. 

En  vérité,  monsieur,  quand  j'envisage  cet  inextricable  filet  où  Dieu 
m'a  enlacé  durant  le  sommeil  de  ma  raison  et  de  ma  liberté,  alors  que 
je  suivais  docilement  la  ligne  que  lui-même  traçait  devant  moi,  de 
désolantes  pensées  s'élèvent  dans  mon  âme.  Dieu  le  sait,  j'étais  simple 
et  pur;  je  ne  me  suis  ingéré  à  rien  faire  de 'moi-même;  le  sentier 
qu'il  ouvrait  devant  moi,  je  m'y  précipitais  avec  franchise  et  aban- 
don, et  voilà  que  ce  sentier  m'a  conduit  à  un  abîme!..  Dieu  m'a 
trahi  !  monsieur.  Je  n'ai  jamais  douté  qu'une  providence  sage  et 
bonne  ne  gouvernât  l'univers,  ne  me  gouvernât  moi-même  pour  me 
conduire  à  ma  fin.  Ce  n'est  pourtant  pas  sans  efforts  que  j'ai  pu  appli- 
quer un  démenti  aussi  formel  aux  faits  apparens.  Je  me  dis  souvent 
que  le  bon  sens  vulgaire  est  peu  capable  d'apprécier  le  gouvernement 
providentiel  soit  de  l'humanité,  soit  de  l'univers,  soit  de  l'individu.  La 
considération  isolée  des  faits  ne  mènerait  guère  à  l'optimisme.  Il  faut 
du  courage  pour  faire  à  Dieu  cette  générosité,  en  dépit  de  l'expérience. 
J'espère  n'hésiter  jamais  sur  ce  point,  et,  quels  que  soient  les  maux 
que  la  Providence  me  réserve  encore,  je  croirai  toujours  qu'elle  me 
mène  à  mon  plus  grand  bien  possible  par  le  moindre  mal  possible. 
D'après  des  nouvelles  que  je  viens  de  recevoir  d'Allemagne,  la  place 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE    JEUNESSE.  23 

qui  m'y  était  proposée  est  toujours  à  ma  disposition  (1)  ;  seulement  je 
ne  pourrai  en  prendre  possession  avant  le  printemps  prochain.  Tout 
cela  me  rend  ce  voyage  bien  problématique  et  me  replonge  dans  de 
nouvelles  incertitudes.  On  me  propose  toujours  une  année  d'études 
libres  dans  Paris,  durant  laquelle  je  pourrais  réfléchir  sur  l'avenir  que 
je  devrais  embrasser,  et  aussi  prendre  mes  grades  universitaires.  Je 
suis  bien  tenté,  monsieur,  de  choisir  ce  dernier  parti;  car,  bien  que 
je  sois  décidé  à  descendre  encore  au  séminaire,  pour  conférer  avec 
vous  et  avec  mes  supérieurs;  néanmoins,  j'aurais  beaucoup  de  répu- 
gnance à  y  faire  un  long  séjour  dans  l'état  d'âme  où  je  me  trouve. 
Je  ne  vois  approcher  qu'avec  effroi  l'époque  où  l'état  intérieur  le 
plus  indéterminé  devra  se  traduire  par  les  démarches  les  plis 
décisives.  Mon  Dieu!  qu'il  est  cruel  d'être  obligé  de  remonter  ainsi 
le  courant  qu'on  a  longtemps  suivi,  et  où  l'on  était  si  doucement  porté! 
Encore  si  j'étais  sûr  de  l'avenir,  si  j'étais  sûr  que  je  pourrai  un  jour 
faire  à  mes  idées  la  place  qu'elles  réclament,  et  poursuivre  à  mon  aise 
et  sans  préoccupations  extérieures  l'œuvre  de  mon  perfectionnement 
intellectuel  et  moral  !  Mais  quand  je  serais  sûr  de  moi-même,  serais-je 
sûr  des  circonstances,  qui  s'imposent  à  nous  si  fatalement?  En  vérité, 
j'en  viens  à  regretter  la  misérable  part  de  la  liberté  que  Dieu  nous  a 
donnée;  nous  en  avons  assez  pour  lutter,  pas  assez  pour  dominer  la 
destinée,  tout  juste  ce  qu'il  faut  pour  souffrir. 

Heureux  les  enfans  qui  ne  font  que  dormir  et  rêver,  et  ne  songent 
pas  à  s'engager  dans  cette  lutte  avec  Dieu  même!  Je  vois  autour  de  moi 
des  hommes  purs  et  simples,  auxquels  le  christianisme  suffit  pour 
être  vertueux  et  heureux.  Ah  !  que  Dieu  les  préserve  de  jamais  réveil- 
ler en  eux  une  misérable  faculté,  cette  critique  fatale  qui  réclame  si 
impérieusement  satisfaction,  et  qui,  après  qu'elle  est  satisfaite,  laisse 
dans  l'âme  si  peu  de  douces  jouissances!  Plût  à  Dieu  qu'il  dépendît  de 
moi  de  la  supprimer!  Je  ne  reculerais  pas  devant  l'amputation  si 
e  lie  était  licite  et  possible.  Le  christianisme  suffît  à  toutes  mes  facul- 
tés,  excepté  une  seule,  la  plus  exigeante  de  toutes,  parce  qu'elle  est 
de  droit  juge  de  toutes  les  autres.  Ne  serait-ce  pas  une  contradiction 
de  commander  la  conviction  à  la  faculté  qui  crée  la  conviction  ?  Je  sais 
bien  que  l'orthodoxe  doit  me  dire  que  c'est  par  ma  faute  que  je  suis 
tombé  en  cet  état.  Je  ne  disputerai  pas;  nul  ne  sait  s'il  est  digne 
d'amour  ou  de  haine.  Volontiers  donc  je  dirai  :  C'est  ma  faute,  pourvu 
que  ceux  qui  m'aiment  consentent  à  me  plaindre  et  à  me  garder  leur 
amitié. 

Un  résultat  qui    me  semble  maintenant  acquis  avec  certitude,  c'est 
que  je  ne  reviendrai  plus  à  l'orthodoxie,  en  continuant  à  suivre  la 

(1)  Il  s'agit  ici  d'une  éducation  prlrée  dont  il  fut  question  pour  moi  durant  quelque 
temps. 


24  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ligne  que  j'ai  suivie,  je  veux  dire  l'examen  rationnel  et  critique. 
Jusqu'ici,  j'espérais  qu'après  avoir  parcouru  le  cercle  du  doute,  je 
reviendrais  au  point  de  départ;  j'ai  totalement  perdu  cette  espé- 
rance; le  retour  au  catholicisme  ne  me  semble  plus  possible  que  par 
un  recul,  en  rompant  net  la  ligne  où  je  me  suis  engagé,  en  stigmati- 
sant ma  raison,  en  la  déclarant^une  fois  pour  toutes  nulle  et  sans 
valeur,  en  la  condamnant  au  silence  respectueux.  Chaque  pas  dans  ma 
carrière  critique  m'éloigne  de  mon  point  de  départ.  Ai-je  donc  perdu 
toute  espérance  de  revenir  au  catholicisme?  Ah!  cette  pensée  serait 
pour  moi  trop  cruelle.  Non,  monsieur,  je  n'espère  plus  y  revenir  par 
le  progrès  rationnel  ;  mais  j'ai  été  souvent  assez  près  de  me  révolter 
à  tout  jamais  contre  un  guide  dont  parfois  je  me  défie.  Quel  serait 
alors  le  mobile  de  ma  vie?  Je  ne  sais;  mais  l'activité  trouve  partout 
son  aliment.  Croyez  bien  qu'il  faut  que  j'aie  été  rudement  éprouvé, 
pour  m'être  arrêté  un  instant  à  une  pensée  qui  me  paraît  plus  affreuse 
que  la  mort.  Et  pourtant,  si  ma  conscience  me  la  présentait  comme  licite, 
je  la  saisirais  avec  empressement,  ne  fût-ce  que  par  pudeur  humaine. 

Au  moins  ceux  qui  me  connaissent  avoueront,  j'espère,  que  ce  n'est 
pas  l'intérêt  qui  m'a  éloigné  du  christianisme.  Tous  mes  intérêts  les 
plus  chers  ne  devaient-ils  pas  m'engager  à  le  trouver  vrai?  Les  consi- 
dérations temporelles  contre  lesquelles  j'ai  à  lutter  eussent  suffi  pour 
en  persuader  bien  d'autres  ;  mon  cœur  a  besoin  du  christianisme  ; 
l'évangile  sera  toujours  ma  morale;  l'église  a  fait  mon  éducation;  je 
l'aime.  Ah!  que  ne  puis-je  continuer  à  me  dire  son  fils?  Je  la  quitte 
malgré  moi  ;  j'ai  horreur  de  ces  attaques  déloyales  où  on  la  calomnie  ; 
j'avoue  franchement  que  je  n'ai  rien  de  complet  à  mettre  à  la  place 
de  son  enseignement;  mais  je  ne  puis  me  dissimuler  les  points  vul- 
nérables que  j'ai  cru  y  trouver  et  sur  lesquels  on  ne  peut  transiger,  vu 
qu'il  s'agit  d'une  doctrine  où  tout  se  tient  et  dont  on  ne  peut  détacher 
aucune  partie. 

Je  regrette  quelquefois  de  n'être  pas  né  dans  un  pays  où  les  liens 
de  l'orthodoxie  fussent  moins  resserrés  que  dans  les  pays  catholiques. 
Car,  à  tout  prix,  je  veux  être  chrétien;  mais  je  ne  puis  être  orthodoxe. 
Quand  je  vois  des  penseurs  aussi  libres  et  aussi  hardis  que  Herder, 
Kant,  Fichte,  se  dire  chrétiens,  j'aurais  envie  de  l'être  comme  eux. 
Mais  le  puis-je  dans  le  catholicisme?  C'est  une  barre  de  fer;  on  ne 
raisonne  pas  avec  une  barre  de  fer.  Qui  fondera  parmi  nous  le  chris- 
tianisme rationnel  et  critique?  Je  vous  avouerai  que  je  crois  avoir 
trouvé  dans  quelques  écrivains  allemands  le  vrai  mode  de  christia- 
nisme qui  nous  convient.  Puissé-je  voir  le  jour  où  ce  christianisme 
prendra  une  forme  capable  de  satisfaire  pleinement  tous  les  besoins 
de  notre  temps  !  Puissé-je  moi-même  coopérer  à  cette  grande  œuvre  ! 
Ce  qui  me  désole,  c'est  que  peut-être  il  faudra  un  jour  être  prêtre  pour 
cela,  et  je  ne  peux  me  faire  prêtre  sans  une  coupable  hypocrisie. 


SOUVENIRS   d'enfance   ET    DE   JEUNESSE.  25 

Pardonnez-moi,  monsieur,  ces  pensées  qui  doivent  vous  paraître 
coupables.  Vous  le  savez,  tout  cela  n'a  pas  en  moi  une  consistance 
dogmatique,  et,  au  milieu  de  tous  ces  troubles,  je  tiens  encore  à 
l'église,  ma  vieille  mère.  Je  récite  les  psaumes  avec  cœur;  je  passe- 
rais, si  je  me  laissais  aller,  des  heures  dans  les  églises;  la  piété  douce, 
simple  et  pure  me  touche  au  fond  du  cœur;  j'ai  même  de  vifs  retours 
de  dévotion.  Tout  cela  ne  peut  coexister  sans  contradiction  avec  mon 
état  général.  Mais  j'ai  pris  là-dessus  franchement  mon  parti;  je  me 
suis  débarrassé  du  joug  importun  de  la  conséquence,  au  moins  provi- 
soirement. Dieu  me  condamnera-t-il  pour  avoir  admis  simultanément 
ce  que  réclament  simultanément  mes  différentes  facultés,  quoique 
je  ne  puisse  concilier  leurs  exigences  contraires?  N'y  a-t-il  pas  des 
époques  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  où  la  contradiction  est 
nécessaire?  Du  moment  où  l'examen  s'applique  aux  vérités  morales, 
il  faut  qu'on  en  doute,  et  pourtant,  durant  cette  époque  de  transition, 
l'âme  pure  et  noble  doit  encore  être  morale,  grâce  à  une  contradic- 
tion. C'est  par  un  tour  analogue  que  je  parviens  par  momens  à  être  à 
la  fois  catholique  et  rationaliste;  mais  prêtre,  je  ne  puis  l'être;  on 
n'est  pas  prêtre  par  momens,  on  l'est  toujours. 

Les  bornes  d'une  lettre  m'obligent  à  terminer  ici  la  longue  confi- 
dence de  mes  luttes  intérieures.  Je  bénis  Dieu,  qui  me  réservait  de  si 
pénibles  épreuves,  de  m'avoir  mis  en  rapports  avec  un  esprit  comme 
le  vôtre,  qui  sait  si  bien  les  comprendre  et  à  qui  je  peux  les  confier 
sans  réserve. 

M.  ***  fit  à  ma  lettre  une  réponse  pleine  de  cœur.  Il  n'y  com- 

baltait  plus  que  faiblement  mon  projet  d'études  libres.  Ma  sœur, 

dont  la  haute  raison  était  depuis  des  années  comme  la  colonne 

lumineuse  qui  marchait  devant  moi,  m'encourageait,   du  fond  de 

la  Pologne,  par  ses  lettres  pleines  de  droiture  et  de  bon  sens  (1). 

Je  pris  ma  résolution  dans  les  derniers  jours  de  septembre.   Ce 

fut  un  acte  de  grande  honnêteté  ;  c'est  maintenant  ma  joie  et  mon 

assurance  d'y  penser.  Mais  quel  déchirement  !  De  beaucoup,  c'était 

ma  mère  qui  me  faisait  le  plus  saigner  le  cœur.  J'étais  obligé  de 

lui  porter  un  coup  de  poignard,  sans  pouvoir  lui  donner  la  moindre 

explication.  Quoique  fort  intelligente  à  sa  manière,  ma  mère  n'était 

pas  assez  instruite  pour  comprendre  qu'on  changeât  de  foireligieuse 

parce  qu'on  avait  trouvé  que  les  explications  messianiques    des 

Psaumes   sont  fausses,  et  que  Gesenius,  dans  son  commentaire 

sur  Isaïe,  a  raison  sur  presque  tous  les  points  contre  les  ortho- 

(1)  Ce  que  fut  pour  moi  ma  sœur  à  ce  moment  suprême  de  ma  vie,  je  l'ai  dit  ail- 
leurs, dans  un  opuscule  que  l'extrême  discrétion  de  mon  amie  et  son  aversion  pour 
le  bruit  du  moude  m'ont  empêché  de  donner  au  public. 


26  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

doxes.  Certes,  il  m'en  coûtait  aussi  beaucoup  de  contrister  mes 
anciens  maîtres  de  Bretagne,  qui  continuaient  d'avoir  pour  moi 
une  si  vive  affection.  La  question  critique,  telle  qu'elle  était  posée 
pour  moi,  leur  eût  paru  quelque  chose  d'inintelligible,  tant  leur  foi 
était  simple  et  absolue.  Je  partis  donc  pour  Paris  sans  leur  laisser 
entrevoir  autre  chose  que  des  voyages  à  l'étranger  et  une  inter- 
ruption possible  dans  mes  études  ecclésiastiques. 

Ces  messieurs  de  Saint-Sulpice,  habitués  à  une  plus  large  vue 
des  choses,  ne  furent  pas  trop  surpris.  M.  Le  Hir,  qui  avait  une 
confiance  absolue  dans  l'étude,  et  qui  savait  de  plus  le  sérieux  de 
mes  mœurs,  ne  me  détourna  pas  de  donner  quelques  années  aux 
recherches  libres  dans  Paris,  et  me  traça  le  plan  des  cours  du  Collège 
de  France  et  de  l'École  des  langues  orientales  que  je  devais  suivre. 
M.  Carbon  fut  peiné  ;  il  vit  combien  ma  situation  allait  deve- 
nir difficile  et  me  promit  de  chercher  pour  moi  quelque  position 
tranquille  et  honnête.  Je  trouvai  chez  M.  Dupanloup  (1)  cette 
grande  et  chaleureuse  entente  des  choses  de  l'âme  qui  faisait  sa 
supériorité.  Je  fus  avec  lui  d'une  extrême  franchise.  Le  côté  scien- 
tifique lui  échappa  tout  à  fait  ;  quand  je  lui  parlai  de  critique  alle- 
mande, il  fut  surpris.  Les  travaux  de  M.  Le  Hir  lui  étaient  presque 
inconnus.  L'Écriture,  à  ses  yeux,  n'était  utile  que  pour  fournir  aux 
prédicateurs  des  passages  éloquens  ;  or  l'hébreu  ne  sert  de  rien  pour 
cela.  Mais  quel  bon,  grand  et  noble  cœur!  J'ai  là  sous  mes  yeux 
un  petit  billet  de  sa  main  :  «  Avez-vous  besoin  de  quelque  argent? 
ce  serait  tout  simple  dans  votre  situation.  Ma  pauvre  bourse  est  à 
votre  disposition.  Je  voudrais  pouvoir  vous  offrir  des  biens  plus  pré- 
cieux... Mon  offre,  toute  simple,  ne  vous  blessera  pas,  j'espère.  » 
Je  le  remerciai,  et  n'eus  à  cela  aucun  mérite.  Ma  sœur  Henriette 
m'avait  donné  1,200  francs  pour  traverser  ce  moment  difficile.  Je 
les  entamai  à  peine.  Mais  cette  somme,  en  m'enlevant  l'inquiétude 
immédiate  pour  le  lendemain,  fut  la  base  de  l'indépendance  et  de 
la  dignité  de  toute  ma  vie. 

Je  descendis  donc  pour  ne  plus  les  remonter  en  soutane  les  mar- 
ches du  séminaire  Saint-Sulpice,  le  (3  octobre  18^5  ;  je  traversai  la 
place  au  plus  court  et  j'allai  prendre  une  chambre  à  l'hôtel  qui 
occupait  alors  l'angle  nord-ouest  de  l'esplanade  actuelle,  laquelle 
n'était  pas  encore  dégagée. 

Ernïst  Renan. 


(1)  M.  Dupanloup  n'était  plus,  à  cette  époque,  directeur  du  petit  sémiaairede  Saint 
Nicolas-du-Chardonnet. 


L'EXPOSITION  DE  MOSCOE 


L'ART    RUSSE 


Décidément,  la  vie  est  un  voyage  en  terre  de  surprises.  On  lit 
dans  des  gazettes  qui  n'ont  jamais  menti  que  la  Russie  agonise  en 
d'atroces  convulsions  ;  on  y  vient  voir  :  on  trouve  une  grande  expo- 
sition nationale,  une  de  ces  consultations  décisives  où  un  pays 
s'interroge  sur  sa  force,  sur  les  pas  qu'il  a  faits  dans  le  rude  che- 
min du  travail.  Sans  doute,  l'exposition  de  Moscou  s'est  ressentie 
des  calamités  publiques  ;  elle  était  préparée  pour  le  printemps  de 
1881  ;  peu  de  temps  avant  le  jour  fixé  pour  l'ouverture,  le  malheu- 
reux souverain  qui  devait  l'inaugurer  tombait  ensanglanté  sur  le 
canal  Catherine;  la  Russie  prenait  le  deuil,  il  fallait  remettre.  Cette 
année  encore,  les  gens  craintifs  se  demandaient  s'il  n'était  pas  plus 
sage  d'abandonner  une  entreprise  contrariée  par  tant  d'angoisses; 
on  a  bravement  passé  outre,  on  a  ouvert  à  petit  bruit,  à  trop  petit 
bruit.  Notre  siècle  n'a  ni  le  goût  ni  le  loisir  de  chercher  les  vio- 
lettes ;  quand  on  veut  capter  son  attention,  même  pour  le  meilleur 
motif,  il  faut  tout  d'abord  faire  emplette  d'une  grosse  caisse.  Les 
Moscovites  n'ont  pas  manié  la  réclame  avec  une  vigueur  assez 
américaine  :  aussi  leur  exposition  n'est-elle  pas  précisément  assié- 
gée; à  l'intérieur,  elle  se  heurte  à  cette  indifférence  magnanime,  à 
cette  somnolence  qui  est  le  trait  caractéristique  de  la  masse  du 
peuple  ;  à  l'étranger,  la  Russie  n'est  pas  un  but  de  voyage  à  la  mode 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  les  oisifs,  et  la  plupart  de  nos  négocians  seraient  fort  surpris 
si  on  leur  parlait  d'aller  chercher  à  Moscou  des  leçons  et  des  mo- 
dèles ;  ils  se  contentent  d'y  envoyer  des  pacotilles,  comme  chez  les 
rois  nègres.  Les  compagnies  de  chemins  de  fer  n'ont  rien  fait  pour 
attirer  le  public  et  lui  faciliter  l'accès  de  l'exposition  ;  une  soixan- 
taine de  voyageurs  enterrés  vivans  par  l'une  d'elles,  ce  n'est  vrai- 
ment pas  suffisant  pour  activer  la  circulation. 

La  modestie  n'était  pas  de  mise  ici  :  l'exposition  de  1882  est  un 
véritable  triomphe  pour  la  Russie  industrielle  ;  elle  fait  toucher  du 
doigt  l'immense  progrès  réalisé  depuis  vingt  ans  dans  toutes  les 
branches  du  labeur  humain.  Nul  de  ceux  qui  l'auront  visitée  ne 
regrettera  sa  peine.  L'économiste  y  trouve  des  sujets  d'étude,  le 
travailleur  des  points  de  comparaison  ;  l'artiste,  le  simple  curieux,  y 
sont  amusés  par  de  piquans  contrastes.  Dans  nos  villes  d'Occident, 
une  exposition  ne  modifie  pas  sensiblement  la  physionomie  moderne 
de  la  cité  ;  ce  n'est  que  le  résumé  de  la  vie  quotidienne,  avec  ses 
travaux,  ses  besoins,  son  confort.  A  Moscou,  entre  la  ville  et  le 
palais  de  l'Industrie,  il  y  a  un  quart  de  lieue  de  distance  et  quatre 
siècles  de  temps.  Le  voyageur  descend  dans  la  ville  chinoise  (1),  au 
pied  du  Kremlin  ;  le  voilà  aux  confins  de  l'Asie  et  au  cœur  du  moyen 
âge  russe;  tout  ce  qui  l'entoure  l'arrache  à  notre  civilisation  et  le 
transporte  au  siècle  des  Ivans  :  les  milliers  d'églises  aux  coupoles 
bizarres,  les  couvens  reclus  dans  leurs  remparts,  les  cloches  qui 
bourdonnent  leur  prière  perpétuelle.  Sur  la  rue  ouvrent  à  chaque 
pas  des  bazars,  des  parvis  de  cloîtres,  des  chapelles  ardentes  de 
cierges,  peuplées  de  vierges  vêtues  de  vermeil  et  d'émail.  Dans  ces 
bazars,  de  vieux  marchands  sont  assis  derrière  leurs  éventaires, 
comme  les  joailliers  arméniens  dans  un  bêzestein  de  Turquie.  Dans 
ces  cloîtres,  des  moines  errent  silencieux  entre  les  touffes  de  sor- 
bier. Devant  ces  chapelles,  le  peuple  se  prosterne,  brûle  des  cires 
et  répond  aux  litanies.  Voici  la  place  Rouge,  la  Grève  moscovite,  où 
tout  parle  encore  des  forêts  de  gibets  qui  se  sont  succédé  là,  tout 
le  long  de  la  tragique  histoire  russe.  Une  procession  y  déroule  ses 
bannières  et  s'engouffre  dans  le  plus  étrange  monument  qu'ait  jamais 
rêvé  un  architecte;  c'est  la  monstrueuse  cathédrale  de  Basile  le 
Réat,  avec  ses  neuf  coupoles  coloriées  imitant  des  fruits  mys- 
tiques, ananas,  melons,  artichauts,  cauchemar  d'un  jardinier  en 
délire.  On  passe,  tête  nue,  sous  la  voûte  que  domine  la  Vierge  mira- 
culeuse, on  pénètre  dans  le  Kremlin  ;  chaque  pierre  y  témoigne 
d'un  autre  âge  ;  on  monte  sur  le  beffroi  d'Ivan  le  Terrible,  et  aussi 


(1)  L'usage  a  consacré  ce  contre  sens  des  premiers  voyageurs  français,  qui  ont  tra- 
duit à  la  légère  l'appellation  russe  de  kitaï  gorod ;  en  réalité,  elle  siguifie  «  la  ville 
des  fascines.  » 


l'exposition   de  MOSCOU.  29 

loin  que  se  porte  le  regard,  il  voit  se  confondre  à  l'horizon  les  dômes 
d'or,  les  toits  verts  et  les  jardins  d'une  cité  d'Asie. 

Maintenant,  voulez-vous  passer  dans  un  autre  hémisphère?  Prenez 
un  de  ces  drochkis,  au  profil  de  sauterelles,  qui  tremblent  sur 
leurs  grêles  ressorts  ;  mieux  que  le  manteau  magique  des  ballades, 
il  vous  portera  en  un  quart  d'heure  dans  le  Nouveau-Monde. 
Vous  franchissez  l'enceinte  de  l'exposition  ;  où  est  le  recueillement 
de  la  vieille  Moscou,  attentive  aux  pieux  appels  de  ses  clochers? 
Ici  domine  la  rude  voix  de  ce  siècle,  la  respiration  haletante  et  le 
cri  rauque  de  la  chaudière  à  vapeur,  le  râle  précipité  des  pistons, 
le  sifflement  des  courroies  de  transmission,  le  battement  des  métiers. 
Partout  l'esclave  moderne  étend  ses  longs  bras  d'acier  et  accom- 
plit, impeccable,  les  plus  formidables  comme  les  plus  délicates 
Ijesognes.  Mille  machines  vous  livrent  leurs  secrets  ingénieux; 
l'électricité  multiplie  ses  miracles  et  meut  un  chemin  de  fer  qui  ser- 
pente autour  des  bâtimens.  Près  des  instrumens  du  travail,  une 
travée  nous  en  montre  les  alimens,  la  houille,  le  fer,  les  échantillons 
du  trésor  russe,  gardé  dans  les  entrailles  de  l'Oural,  les  sables 
d'or,  les  métaux  rares,  les  pier-  :;s  précieuses.  Puis,  le  long  de  ces 
vitrines,  toutes  les  conquête-^  des  sciences  nées  d'hier,  tous  les 
produits  d'une  industrie  .  Jinée,  toutes  les  recherches  du  luxe  et 
du  bien-être.  — Yraimenl,  entre  le  Kremlin  et  cette  immense  usine, 
le  voyageur  a  le  sentiment  d'avoir  franchi  un  fossé  béant.  Ah!  ce 
fossé,  ce  lamentable  et  curieux  fossé,  quiconque  étudie  la  vie  russe 
le  rencontre  à  chaque  pas  ;  c'est  à  la  fois  l'attrait  et  la  fatigue  de 
cette  étude,  que, pour  tout  expliquer,  il  faille  passer  et  repasser  sans 
trêve  cet  abîme  entre  les  temps,  voyager  sans  relâche  entre  le 
moyen  âge  et  l'heure  actuelle.  Nul  ne  comprendra  les  contradic- 
tions, la  difficulté  de  vivre,  les  peines  russes,  s'il  ne  les  reporte  à  ce 
fossé,  mal  comblé  par  les  siècles  ;  il  sépare  la  Russie  d'en  bas, 
attardée  dans  le  passé,  de  la  Russie  d'en  haut,  avancée  dans  le  pré- 
sent, parfois  même  dans  l'avenir.  Regardez  une  lettre  venue  de  ce 
pays  :  elle  porte  deux  dates,  pour  satisfaire  aux  deux  calendriers; 
en  affirmant  ainsi  qu'il  vit  simultanément  à  deux  époques,  le  Russe 
ne  ment  pas,  il  témoigne  d'une  nécessité  qui  régit  toute  son  exis- 
tence, et  avec  un  écart  de  bien  plus  de  douze  jours. 

Le  lecteur  craint  peut-être  que  je  ne  le  promène  impitoyable- 
ment à  travers  les  huit  groupes  de  l'exposition,  sans  lui  faire  grâce 
d'un  produit  brut  ou  fabriqué.  Je  le  prie  de  se  rassurer.  Je  n'ai  ni 
goût  ni  compétence  pour  apprécier  la  trame  des  tissés  et  des 
filés,  la  perfection  des  machines  agricoles,  la  solidité  des  cuirs, 
la  beauté  des  cassonades,  des  suifs  et  des  huiles  qui  remplissent  ces 
vastes  halles.  Mais  avant  d'aborder  le  sujet  auquel  je  veux  me  res- 
treindre, je  dois  indiquer  une  observation  générale  qui  touche  direc- 


30  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tement  aux  intérêts  de  la  patrie  :  un  gros  souci  qu'on  traîne  partout 
et  qui  passe  toujours  premier.  Nous  avons  accepté  bien  des 
déchéances,  avec  une  résignation  peut-être  trop  philosophique, 
consolés  par  cette  idée  que  nos  talens  et  notre  industrie  nous  garan- 
tissent la  richesse  et  assurent  notre  royauté  économique.  Cette 
confiance  peut  éprouver  des  mécomptes.  Voici  un  pays,  la  Russie, 
qui  était  jusqu'à  ces  dernières  années  notre  tributaire  exclusif  pour 
une  infinité  d'articles  commerciaux;  le  grand  enseignement  de 
l'exposition  de  Moscou,  c'est  que  ce  tributaire  prend  des  allures 
terriblement  émancipées.  Arrêtons-nous  un  instant  dans  la  section 
des  étoffes  :  c'est  de  l'aveu  de  tous  le  plus  éclatant  succès  de  cette 
exposition  ;  des  juges  compétens  m'assurent  que  la  Russie  peut  lutter 
ici  avec  la  concurrence  étrangère,  aussi  bien  pour  les  articles  de 
grand  luxe  que  pour  les  articles  à  bas  prix  de  consommation  popu- 
laire. Ces  brocarts  d'or  soutiennent  la  comparaison  avec  nos  mer- 
veilles lyonnaises  ;  ces  cotonnades,  ces  indiennes,  ces  perses,  d'un 
dessin  charmant  et  d'un  prix  de  revient  très  modique,  n'ont  plus 
rien  à  envier  à  Rouen  ou  à  Mulhouse.  Dans  peu  d'année?,  les  fabri- 
ques moscovites  seront  en  état  d'approvisionner  tout  l'empire;  déjà 
elles  commencent  à  combattre  avec  succès  l'exportation  anglaise 
en  Asie  centrale,  en  Perse,  dans  les  territoires  naturellement  dévo- 
lus à  l'influence  russe.  Youlez-vous  d'autres  exemples?  On  me 
montre  un  simple  paysan  devant  un  grand  étalage  de  porcelaines 
et  de  faïences  ;  cet  homme  sensé  s'est  dit  un  jour  que,  puisque  les 
Anglais  et  les  Français  gagnaient  beaucoup  d'argent  en  fournissant 
la  Russie  de  théières,  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  faire  de  même  et  d'at- 
tirer dans  sa  poche  les  roubles  de  ses  compatriotes  ;  il  a  fondé  une 
maison  considérable,  et  aujourd'hui  sa  marque  est  préférée  dans  les 
provinces  du  Sud  aux  marques  étrangères.  Ailleurs,  je  rencontre 
des  papiers  peints  de  fort  bon  goût,  je  m'informe  auprès  des  experts 
et  je  recueille  ce  chiffre  :  il  y  a  trois  ans,  les  papiers  peints  fran- 
çais figuraient  au  tableau  des  importations  pour  3  millions  de 
roubles;  aujourd'hui  ils  sont  descendus  à  200,000.  On  pourrait 
citer  vingt  chiffres  aussi  instructifs.  Je  m'arrête,  avec  quelque  éton- 
nement,  devant  une  vitrine  de  gantier  :  je  ne  soupçonnais  pas 
l'existence  de  cette  industrie  en  Russie.  C'est  un  marchand  de  la 
ville  de  Jitomir  qui  l'a  fondée;  il  me  raconte  ses  procédés,  ses 
espérances,  et  conclut,  avec  une  superbe  confiance  :  «  Avant  peu, 
nous  écraserons  Grenoble,  monsieur!  »  C'est  bientôt  dit;  Grenoble 
ne  s'effraiera  pas  de  si  peu,  et  le  bonhomme  a  l'enthousiasme 
des  novateurs;  mais  il  paraît  intelligent,  énergique,  il  veut  être  le 
Jouvin  de  Jilorair;  pourquoi  ne  réussirait-il  pas?  —  Ils  s'avisent 
même  de  faire  du  vin  ;  voilà  une  grande  salle  pleine  de  bouteilles 
des  crus  de  Crimée,  du  Don  et  du  Caucase.  Ceci  n'est  pas  mena- 


l'eXPOSITIOINÎ    de   MOSCOU.  31 

çant.  11  est  un  empire  que  nous  garderons  toujours,  celui  de  l'élo- 
quence. Longtemps  encore,  nos  commis-voyageurs  sauront  persua- 
der à  ces  gens-là  que  leurs  vins  sont  exécrables  et  que  le  bon  ton 
leur  commande  de  boire  les  préparations  chimiques  vendues  dans 
le  dernier  village  russe  sous  le  nom  de  Ghâteau-Laffitte.  Pourtant, 
si  un  jour  ils  se  mettaient  en  tête  de  boire  leur  vin,  au  lieu  de  payer 
au  poids  de  l'or  les  décevantes  étiquettes  du  nôtre? 

Je  ne  veux  pas  multiplier  les  faits;  je  résume  une  impression  géné- 
rale. L'exposition  démontre  que  depuis  vingt  ans,  —  depuis  l'éman- 
cipation, —  la  Russie  a  fait  des  pas  de  géant  dans  le  domaine 
industriel  comme  dans  tous  les  autres.  Il  y  a  vingt  ans,  les  classes 
populaires  vivaient  sans  besoins,  vêtues  et  nourries  par  les  procé- 
dés primitifs  du  travail  individuel  et  local  ;  les  classes  aisées  ne  pou- 
vaient vivre  qu'en  empruntant  tout  au  dehors,  depuis  les  rails  et 
les  locomotives  de  leurs  chemins  de  fer  jusqu'aux  objets  de  toilette 
et  d'ameublement  les  plus  usuels.  Aujourd'hui,  les  besoins  sont 
décuplés,  et  la  plupart  d'entre  eux  trouvent  à  se  satisfaire  dans  la 
production  nationale.  Des  industries  qui  n'existaient  pas  sont  nées, 
et  bien  qu'encore  dans  la  période  d'enfance,  elles  promettent  un 
essor  rapide  ;  d'autres,  qui  sommeillaient  et  retardaient  sur  le  pro- 
grès, se  sont  mises  à  niveau  et  ont  pris  une  extension  colossale. 
Grâce  à  des  tarifs  protecteurs  qui  sont  presque  des  tarifs  prohibi- 
tifs, avant  un  quart  de  siècle  les  manufactures  russes  seront  maî- 
tresses chez  elles  et  pourront  évincer  la  concurrence  étrangère,  en 
attendant  qu'elles  lui  disputent  l'Asie.  Après  l'Angleterre,  personne 
ne  souffrira  plus  que  la  France  de  la  fermeture  de  ce  grand  marché. 
Et  la  Russie  ne  fait  que  suivre  de  loin  l'exemple  d'affranchissement 
donné  par  les  autres  nations  du  continent.  Il  y  a  là  de  quoi  réflé- 
chir. Les  économistes  répondront  avec  raison  que  les  barrières  du 
monde  reculent  à  mesure  que  les  vieux  marchés  se  ferment  et  que 
la  production  européenne  augmente;  l'extrême  Orient,  l'Afrique, 
réservent  à  l'avenir  des  débouchés  incalculables.  Pour  s'assurer 
ces  débouchés,  il  faut  l'esprit  maritime,  la  grande  politique  colo- 
niale, la  présence  active  et  l'autorité  sur  les  mers  lointaines,  le  pavil- 
lon qui  se  dresse  haut  et  force  les  portes  barbares...  Ne  continuons 
pas;  à  l'heure  où  j'écris,  ces  lignes  sembleraient  une  triste  ironie 
en  un  sujet  qui  ne  comporte  pas  le  sourire. 

Une  transition  d'idées  que  chacun  comprendra  me  suggère  un 
dernier  souvenir.  Quand  on  a  fait  le  tour  des  salles  où  s'entassent 
les  produits  de  l'industrie  et  parcouru  la  galerie  des  machines, 
on  arrive  dans  une  travée  placée  en  sentinelle  à  l'extrémité  du 
palais;  là,  comme  une  bête  fauve  entourée  de  ses  petits, un  énorme 
canon  de  100  tonnes,  accroupi  sur  son  alTùt,  rassemble  autour  de  lui 
des  pièces  de  bronze  et  d'acier  de  tout  calibre;  leurs  gueules  rayées 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bâillent  sur  la  longue  avenue  où  battent  les  métiers,  commandent  et 
gardent  le  travail.  Après  avoir  rempli  cette  enceinte  de  créations  utiles 
ou  charmantes,  la  science  et  l'industrie  ont  rassemblé  leurs  derniers 
efforts  pour  perfectionner  l'engin  qui  doit  détruire  ces  créations  en 
quelques  instans.  Il  y  a  là  un  thème  de  philosophie  facile  sur  la  folie 
du  génie  humain,  les  visiteurs  ne  se  font  pas  faute  de  le  développer. 
M.  Prudhomme  a  de  la  famille  en  Russie  ;  j'ai  entendu  ses  proches 
émettre  dans  la  section  d'artillerie  des  vues  très  sages,  très  justes 
et  pas  neuves.  Il  ne  faut  qu'une  sagesse  ordinaire  pour  relever  les 
contradictions  qui  font  de  ce  monde  une  machine  d'apparence  très 
baroque  ;  on  peut  employer  plus  utilement  ses  méditations  en  creu- 
sant jusqu'aux  lois  immuables  qui  expliquent  ces  contradictions  et 
gouvernent  la  vie.  La  première  de  ces  lois,  c'est  la  lutte  pour  l'exis- 
tence, la  nécessité  de  défendre  ce  qu'on  a  acquis;  tant  qu'on  n'aura 
pas  changé  la  nature  humaine,  l'opulence  fera  des  jaloux,  des  convoi- 
teux,  et  il  faudra  travailler  comme  les  maçons  de  Samarie,  la  truelle 
dans  une  main,  l'épée  dans  l'autre.  Nul  peuple  ne  pourra  se  vanter 
longtemps  de  sa  richesse,  de  sa  prééminence  industrielle,  s'il  n'a 
dans  ses  usines  une  réserve  d'acier  pour  les  canons,  et  surtout  dans 
son  âme  une  réserve  d'énergie  pour  le  sacrifice.  Les  intérêts  maté- 
riels, alors  même  qu'on  ne  veut  plus  connaître  que  ceux-là,  exi- 
gent qu'on  les  défende  et  qu'au  besoin  on  en  risque  une  part  pour 
sauver  le  tout.  —  Voilà  du  moins  ce  que  les  canons  russes  répon- 
dent aux  philosophes  qui  s'irritent  de  les  rencontrer  dans  l'exposi- 
tion :  je  crois  que  les  philosophes  disent  a  dans  les  grandes  assises 
de  la  paix.  » 

Nous  savons  maintenant  que  la  Russie  a  quelques  industries  flo- 
rissantes et  que  les  autres  sont  en  bon  chemin  ;  nous  savions  depuis 
longtemps  qu'elle  a  de  gros  canons  et  des  cœurs  résolus  pour  les 
servir.  Il  lui  reste  à  prouver  ce  qu'elle  vaut  dans  les  arts,  ce  super- 
flu si  nécessaire.  Ce  n'est  pas  assez  pour  un  grand  empire  de  trafi- 
quer et  de  batailler  ;  sa  couronne  est  pâle  et  précaire  si  elle  n'en- 
châsse pas  ce  diamant  de  l'art,  dont  la  lumière  passe  les  siècles  et 
garde  sûrement  le  souvenir  des  races  mortes.  Je  ne  sais  si  les  Athé- 
niens fabriquaient  de  bonnes  étoffes,  s'ils  vendaient  beaucoup  d'olives 
noires  et  de  leur  détestable  vin  résiné  ;  je  ne  suis  pas  sûr  qu'ils  aient 
repoussé  autant  de  Perses  et  de  Mèdes  qu'ils  veulent  bien  nous  le 
conter;  je  sais  qu'ils  nous  ont  laissé  le  Parthénon,  et  que  du  haut 
de  ce  piédestal  ils  dominent  tout  l'ancien  monde.  Bien  peu  d'éru- 
dits  pourraient  dire  si  les  gens  de  Florence  furent  plus  souvent  vic- 
torieux ou  battus  par  ceux  de  Prato,  de  Sienne  et  de  Pérouse,  si  la 
balance  du  commerce  était  en  faveur  de  la  république  toscane,  de 
Gênes  ou  de  Pise  :  il  suffit  que  Florence  nous  montre  les  Offices,  la 
chapelle  des  Médicis  et  Or  San  Michèle,  nous  saluons  en  elle  l'insti- 


l'exposition  de   MOSCOU.  33 

tutrice  du  monde  moderne.  Les  Russes  ont  de  grands  rêves  d'ave- 
nir, ils  se  promettent  toutes  les  gloires  ;  avant  d'acquiescer  à  leurs 
prétentions,  renseignons-nous  sur  la  valeur  artistique  de  ce  peuple. 
Est-il  arrivé  à  la  possession  d'un  art  national?  Est-il  du  moins  ache- 
miné vers  ce  but?  C'est  pour  essayer  de  répondre  à  cette  question 
que  je  suis  venu  à  Moscou  et  que  j'ai  entrepris  cette  étude. 

I. 

L'étranger  qui  jugerait  l'art  russe  uniquement  d'après  les  œuvres 
rassemblées  à  l'exposition  serait  mal  renseigné.  Faute  de  place  ou 
d'une  bonne  volonté  suffisante  chez  les  détenteurs  de  tableaux, 
l'amateur  éclairé  qui  a  organisé  la  section  des  beaux-arts  n'a  pu 
en  faire  la  représentation  exacte  des  forces  de  l'école.  On  y  entre- 
voit à  peine  quelques-uns  des  peintres  russes  les  plus  intéressans, 
on  y  voit  trop  certains  autres.  Hâtons-nous  d'avertir  ce  même  étran- 
ger que,  s'il  croyait  compléter  ses  informations  au  musée  de  l'Ermi- 
tage, à  Saint-Pétersbourg,  il  ferait  à  la  Russie  une  cruelle  injure. 
Il  y  a  bien,  dans  cette  admirable  collection,  une  salle  précédée  d'un 
cartouche  où  on  ht  cette  annonce  pompeuse  :  «  École  russe.  »  L'an- 
nonce est  peu  patriotique,  car  la  plupart  des  voyageurs  n'ont  pas 
le  loisir  de  s'enquérir  ailleurs,  et  ils  doivent  emporter  l'impression 
d'un  néant  absolu  (1).  C'est  dans  les  collections  particulières  qu'il 
faut  chercher  les  œuvres  éparses  des  artistes  ;  c'est  aux  expositions 
annuelles  de  l'Académie  des  beaux-arts  et  dans  des  expositions  indi- 
viduelles d'un  usage  très  fréquent  en  Russie  qu'on  peut  étudier  1 1 
mouvement  contemporain.  Je  ne  me  serais  jamais  enhardi  à  parler 
d'un  sujet  aussi  neuf,  si  les  circonstances  ne  m'avaient  permis  de 
profiter,  durant  plusieurs  années,  de  toutes  ces  sources  d'informa- 
tion. Enfin,  à  Moscou  même,  la  riche  galerie  de  M.  Trétiakof,  libé- 
ralement ouverte  au  public,  forme  le  complément  indispensable  de 
l'exhibition  officielle  :  là  se  trouvent  réunis,  avec  les  œuvres  les  plus 
marquantes  de  la  jeune  école,  les  quelques  documens  qui  servent  à 
reconstituer  la  courte  histoire  de  l'art  russe. 

Comme  bien  des  choses  en  Russie,  la  pratique  des  beaux-arts  date 
d'hier.  Durant  tout  le  moyen  âge,  c'est-à-dire  jusqu'à  Pierre  le  Grand, 
il  n'y  avait  de  place  pour  la  peinture  que  dans  les  églises  ;  elle  y 
était  condamnée  par  les  habitudes  orientales  à  un  canon  hiératique, 
emprunté  aux  vieux  maîtres  de  Byzance  et  de  l'Athos.  Il  ne  s'agis- 

(1)  Cette  lacune  tient  à  la  constitution   môme  du  musée  impérial,  à  l'esprit  qui 
présida  à  sa  formation,  comme  on  le  verra  plus  loin,  elle  n'est  pas  imputable  à  l'homme 
de  goût  et  de  savoir  qui  dirige  actuellement  l'Ermitage  :  je  lui  offre  ici  mes  remercl- 
mens  pour  une  aide  qui  m'a  été  bien  souvent  précieuse  dans  mes  recherches. 
TOME  LIV.   —   1882,  3 


34  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sait  pas  d'être  inventif,  mais  d'être  fidèle.  Dans  ces  conditions,  l'art 
gracieux  et  vivant  de  Pansélinos  était  prompteraent  devenu  une  rou- 
tine machinale.  Les  imagos  et  les  peintures  murales  de  l'époque  des 
Ivans  qui  sont  parvenues  jusqu'à  nous  n'offrent  qu'un  intérêt  archéo- 
logique, rarement  un  éclair  d'individualité.  —  Il  faut  arriver  aux 
successeurs  de  Pierre  pour  trouver  les  premiers  essais  d'art  civil;  la 
grande  Catherine   réunit  les  collections   de   l'Ermitage   et    fonda 
l'Académie  des  beaux-arts  pour  donner  des  peintres  à  son  empire. 
Malheureusement,  c'est  là  un   ordre  de  fonctionnaires    qu'on  ne 
crée  pas  par  ukase.  Les  conditions  sociales  secondaient  mal  le  désir 
des  souverains  russes.  L'art  a  beau  être  un  personnage  de  qualité, 
il  subit  plus  qu'il  ne  croit  la  loi  commerciale  de  l'offre  et  de  la 
demande  ;  j'aurai  occasion  de  citer  à  cet  égard  des  exemples  con- 
cluans.  Or,  jusqu'à  ces  derniers  temps ,  il  n'y  avait  pas  de  demande 
pom'la  peinture  nationale.  A  la  fin  du  dernier  siècle  et  au  commen- 
cement de  celui-ci,  les  goûts  délicats  et  les  besoins  qu'ils  font  naître 
n'existaient  qu'à  la  cour  et  dans  une  petite  fraction  de  l'aristocratie; 
ces  goûts  ne  croyaient  pouvoir  se  satisfaire  qu'à  l'étranger  ;  on  sait 
quel  était  l'engoûment  de  la  société  russe  pour  tout  ce  qui  venait  d'Oc- 
cident, langues,  livres,  vêtemens  et  mobiliers  ;  se  fût-il  révélé  un 
Titien  à  Moscou,  on  aurait  cru  déroger  au  bon  ton  en  appendant  ses 
toiles  à  côté  de  celles  de  Greuze,  puis  de  Vernet  et  de  Gudin.  Décou- 
ragées par  ce  dédain  préconçu,    les  vocations  artistiques  étaient 
faussées  par  un  enseignement  énervant;  victimes  à  leur  tour  de 
l'engoûment  général,  elles  ne  voyaient  de  salut  que  dans  une  imi- 
tation scrupuleuse  des  modèles  étrangers.  Alors  se  succédèrent  ces 
générations  d'académiciens,  dont  la  descendance  n'est  pas  éteinte 
au  palais  de  Yassili-Ostrof,  qui  ont  fait  durant  un  siècle  du  prix  de 
Rome  avec  conscience,  labeur  et  médiocrité  ;  il  y  eut  là  une  effrayante 
consommation  de  tuniques  rouges  et  de  manteaux  bleus,  d'hommes 
nus  sous  des  casques,  de  glaives  carrés,  de  trépieds,  de  ruines 
doriques  et  de  pâtres  d'Albano.  On  leur  avait  montré  David  comme 
le  grand  prophète  de  l'art  ;  ils  imitaient  David,  qui  imitait  les  Grecs 
et  les  Piomains;  il  en  résultait  l'ombre  d'une  ombre.  Ce  sera  un 
curieux  problème  pour  les  historiens  slaves  de  l'avenir,  ce  long 
intermède  de  l'histoire  nationale  qui  va  de  Pierre  le  Grand  à  la  fin  du 
règne  d'Alexandre  P';  tout  le  corps  du  grand  empire  plongé  dans 
l'ombre,  ignoré  de  tous  et  s'ignorant  lui-même;  la  tête,  la  partie 
éclairée  et  vivante,  réduite  au  rôle  d'un  miroir  qui  reflétait  fidèle- 
ment des  images  étrangères,  en  politique ,  en  littérature ,  en  art. 
Ouvrez  un  recueil  littéraire  du  temps  de  Catherine  ou  d'Alexandre  ; 
les  vers  y  foisonnent,  car  la  muse  russe  a  toujours  été  très  proli- 
fique :  ce  sont  des  odes  et  des  bouquets  à  Chloris  pensés  en  fran- 
çais, du  pseudo-Pompignan  et  du  sous-Parny  ;  n'était-il  pas  natu- 


l'exposition   de   MOSCOU.  â5 

rel  que  l'ambition  des  peintres  se  bornât  à  faire  du  sous-MichalIon  ? 

Le  premier  essai  de  réaction  nationale,  qui  suivit  1812  et  pré- 
para à  la  Russie  une  littérature  indépendante,  n'eut  qu'une  faible 
influence  sur  les  traditions  de  l'académie.  La  brillante  généra- 
tion qui  grandit  sous  Alexandre  et  donna  ses  fruits,  malgré  mille 
obstacles,  au  commencement  du  règne  de  Nicolas,  comptait  peu 
d'artistes.  On  remarque  pourtant,  çà  et  là,  à  cette  époque,  la 
trace  d'un  effort  personnel.  Il  y  a  de  bons  portraits  du  temps  aux- 
quels resteront  attachés  les  noms  de  Kiprenski  et  de  Tropinine.  Un 
peu  plus  tard,  deux  Petits- Ru ssiens,  Litovtchenko  et  Zarianko, 
apportent  également  dans  le  portrait  l'esprit  intelligent  et  libre  qui 
caractérise  leur  race.  Il  y  a  du  dernier,  dans  la  galerie  Trétiakof, 
une  figure  de  femme  au  regard  brillant,  bien  individuelle,  bien 
vivante.  Un  homme  mérite  une  place  à  part  dans  cette  génération, 
c'est  Ivanof,  l'ouvrier  obstiné  et  tourmenté,  qui  ne  fit  guère  qu'un 
tableau,  le  fit  toute  sa  vie  et  mourut  sans  l'achever.  Pour  son  bonheur 
ou  son  malheur,  Ivanof  était  l'ami  intime  de  Gogol;  le  poète,  ima- 
gination pleine  de  formes  et  de  couleurs,  rêva  un  jour  un  tableau 
merveilleux  et  entreprit  de  le  faire  peindre  par  son  ami,  nature 
timide,  en  défiance  contre  elle-même.  Gogol  souffla  son  feu  au 
pauvre  artiste,  s'attacha  à  lui  comme  un  génie  taquin  et  ne  cessa  de 
le  persécuter,  toujours  mécontent  de  l'œuvre  qui  ne  rendait  pas  son 
rêve.  Sous  l'empire  de  cette  possession,  Ivanof  travailla  vingt  ans; 
il  alla  à  Rome,  il  multiplia  des  études  de  détail  dont  chacune  repré- 
sente le  labeur  d'un  tableau  définitif.  De  cette  lutte  acharnée  contre 
une  idée,  il  est  sorti  une  composition  puissante  et  défectueuse, 
l'Apparition  du  Christ.  Aux  bords  du  Jourdain,  la  foule  des  Juifs 
entoure  Jean-Baptiste;  tous  les  yeux  se  tournent  vers  le  point  de 
l'horizon  que  désignent  le  regard  et  le  geste  du  Précurseur;  là- 
bas,  sur  les  collines,  apparaît  Jésus,  un  homme  triste,  qui  vient 
vers  les  Juifs  de  très  loin,  rasant  la  terre  d'un  pas  divin.  On  devine 
que  cet  inconnu  marche  vers  les  transfigurations  du  Thabor.  L'en- 
semble du  tableau  laisse  une  impression  saisissante;  chaque  tête  de 
Juif  est  étudiée  avec  un  soin,  un  acharnement  de  pinceau  qui  nous 
emportent  bien  loin  des  banalités  académiques;  mais  la  couleur 
est  conventionnelle,  désagréable;  on  ne  saurait  dire  pourquoi  l'en- 
fant nu  qui  sort  de  l'eau  est  lilas.  Le  paysage  est  sans  caractère,  les 
personnages  mal  liés  entre  eux,  et,  malgré  ces  défauts,  l'œuvre 
marque  une  volonté  si  intense  que  nul  ne  l'oubliera  après  l'avoir 
vue  une  fois.  Il  est  curieux  de  suivre,  à  l'exposition  et  dans  la  gale- 
rie Trétiakof,  les  conceptions  successives  par  lesquelles  a  passé  ce 
tableau,  les  morceaux  d'étude  qui  ont  amené  chaque  tête  à  son 
expression  définitive. 

Ivanof  fut  une  exception  dans  un  temps  qui  ne  les  comportait 


36  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

guère.  Le  règne  de  l'empereur  Nicolas  devait  être  pour  l'art,  comme 
pour  bien  des  choses,  un  temps  d'arrêt  et  de  langueur  sous  des 
dehors  d'éclat.  La  fée  fantasque  et  libre  qui  préside  à  la  nais- 
sance des  artistes  fut  effrayée  par  cet  uniforme  sous  lequel  la  Rus- 
sie se  raidit  durant  trente  ans.  La  nature  avait  comblé  Nicolas  des 
qualités  les  plus  désirables  dans  un  souverain,  l'élévation,  la 
vigueur  et  la  parfaite  honnêteté  de  l'âme;  mais  elle  avait  fait  d'un 
fer  trop  dur  celui  qui  devait  conduire  tant  de  millions  d'hommes, 
de  petits  organismes  libres,  divers  et  complexes;  la  passion  de  la 
ligne  droite  et  de  l'absolu  hantait  sa  conscience  rigide.  Ayant  à  sa 
disposition  des  masses  inertes  et  une  table  rase,  ce  prince  rêva  de 
construire  une  société  ajustée  dans  toutes  ses  parties  avec  la  perfec- 
tion d'un  meuble  japonais,  obéissant  à  la  pression  d'un  bouton; 
puis  d'iaunobitiser  sa  création,  de  fermer  à  tout  jamais  les  casiers 
une  fois  étiquetés.  Sans  doute  un  de  ces  casiers  était  réservé 
aux  beaux-arts  ;  Nicolas  voulait  que  cette  parure  ne  manquât  pas 
à  sa  grandeur.  Le  souverain  qui  s'était  avisé  un  jour  de  changer 
le  génie  de  Pouchkine  et  de  vouer  le  poète  à  l'histoire,  entendait 
que  les  peintres  gardassent,  dans  le  régiment  qu'il  commandait, 
la  place ,  l'esprit  et  les  tendances  que  sa  volonté  leur  marquait. 
Ils  devaient  lui  faire  de  la  peinture  noble  et  correcte,  bien  pen- 
sante, bonne  à  meubler  les  palais.  Gomme  Louis  XIV,  son  modèle, 
Nicolas  voulut  avoir  son  Lebrun  et  son  "Van  der  Meulen  :  il  eut 
Brulof  et  Kotzebue.  Le  premier,  qui  ne  manquait  pas  de  talent, 
certains  de  ses  portraits  le  prouvent,  exécuta  des  machines  gla- 
cées et  solennelles  dans  le  genre  du  Dernier  Jour  de  Pompêi. 
Il  y  eut  alors  une  conspiration  tacite  pour  faire  à  Brulof  une  répu- 
tation bien  disproportionnée  à  son  œuvre  ;  on  peut  lire  dans  divers 
manuels  qu'il  est  le  premier  des  peintres  russes;  la  critique 
nationale  commence  à  reviser  ce  jugement,  qui  ne  sera  jamais 
sanctionné  par  la  critique  étrangère.  Kotzebue  avait  la  partie  des 
batailles  :  il  orna  les  résidences  impériales  de  larges  toiles  où  étaient 
retracées  les  gloires  militaires  de  la  Russie;  l'exactitude  historique 
des  uniformes  est  scrupuleuse,  car  le  tsar  n'entendait  pas  la  plaisan- 
terie en  cette  matière  ;  à  part  cela,  les  victoires  de  Souvarof  et  de 
Koutousof  pourraient  aussi  bien  s'appeler  Malplaquet,  Fontenoy, 
Austerlitz;  les  habitués  du  musée  de  Versailles  se  figureront  sans 
peine  ces  compositions ,  avec  les  alignemens  de  bataillons ,  les 
charges  de  cavalerie  et  les  cadavres  du  premier  plan  qui  servent  à 
la  confection  de  ces  peintures  officielles.  Sagement  dessinées  et 
sobrement  coloriées,  elles  ne  manquent  pas  d'un  certain  air  de 
grandeur,  vues  dans  la  perspective  des  salles  d'un  palais ,  parmi 
tous  les  accessoires  de  la  majesté  d'une  cour;  elles  ne  rentrent 
qu'indirectement  dans  le  propos  du  critique  désireux  d'étudier  les 


l'exposition   de  MOSCOU.  37 

qualités  natives,  les  efforts  et  les  tendances  de  l'art  russe.  Cet  art 
souffrait  d'ailleurs,  jusque  sous  le  règne  de  Nicolas,  du  n'ai  ancien, 
l'indiflérence,  j'allais  dire  l'incrédulité  du  pu!;lic  éclairé;  on  lui 
rendait  officiellement  quelques  respects,  puisque  l'empereur  avait 
décrété  qu'il  existait  en  ouvrant  une  salle  russe  à  l'Ermitage;  mais 
les  particuliers  qui  voulaient  former  un  cabinet  allaient  acheter 
leurs  toiles  à  l'étranger.  Le  jour  où  le  souverain  inaugura  et  meu- 
bla à  son  goût  la  salle  russe  de  son  musée,  les  amateurs  durent  s'y 
rendre,  l'air  attentif  et  en  vice-uniforme;  je  gage  bien  qu'après  ils 
en  oublièrent  le  chemin  et  ne  franchirent  plus  la  zone  lumineuse 
des  Rembrandt,  des  Van  Dyck,  des  Murillo. 

Nous  arrivons  au  dernier  quart  de  siècle,  à  l'époque  d'où  l'avenir 
datera  la  naissance  sinon  d'une  école  russe,  du  moins  des  premières 
tentatives  sincères  pour  la  fonder.  Les  amis  du  passé  m'accuseront 
peut-être  d'avoir  glissé  bien  légèrement  sur  toute  une  période  où 
il  se  dépensa  beaucoup  de  travail  ;  ils  diront  avec  raison  que  des 
centaines  de  portraits,  pour  ne  parler  que  de  ce  genre,  témoignent 
de  traditions  soutenues  et  parfois  d'un  mérite  réel.  Je  n'en  discon- 
viens pas ,  et  si  je  faisais  ici  de  la  critique  d'art  au  point  de  vue 
purement  technique,  j'aurais  bien  des  oublis  à  réparer;  mais  je 
crois  répondre  à  une  curiosité  plus  générale  en  cherchant  en  Rus- 
sie des  traits  propres  au  génie  russe.  Je  n'ai  voulu  établir  qu'un 
point,  sur  lequel  la  controverse  n'est  guère  possible;  jusque  vers  le 
milieu  de  notre  siècle,  les  œuvres  enfantées  à  Pétersbourg  ou  à 
Moscou  ont  eu  un  caractère  franchement  exotique,  elles  révèlent 
une  seule  des  qualités  nationales,  le  talent  de  copie  et  d' assimila- 
tion, elles  auraient  pu  sortir  tout  aussi  bien  des  académies  de  Paris, 
de  Rome  ou  de  Vienne.  —  Cherchons-le  donc,  cet  insaisissable 
génie  russe  :  quelques  considérations  générales  nous  feront  com- 
prendre comment  le  moment  eet  venu  où  il  va  se  dégager.  On  sait 
que  Nicolas  mourut  dans  un  accès  de  noir  désenchantement;  la 
machine  savamment  construite  par  lui  et  qu'il  croyait  infaillible  se 
trouva  impropre  à  servir  au  jour  de  l'épreuve;  la  foi  de  toute  sa 
vie  sombrait,  il  n'y  survécut  pas.  Depuis  quelques  années  déjà,  un 
vent  soufflait  de  partout  qui  battait  en  brèche  la  construction  arti- 
ficielle; dès  que  la  main  qui  la  soutenait  fut  relroidie,  elle  s'écroula 
en  mille  pièces.  Ces  rouages  si  exacts,  qu'aucune  vie  propre  n'ani- 
mait, cessèrent  de  fonctionner  et  ne  purent  se  rejoindre,  un  flot 
d'idées  et  d'intelligences  nouvelles  monta  sur  ces  ruines;  ce  fut 
une  débâcle  large  et  rapide  comme  la  débâcle  des  fleuves  russes 
quand  les  grandes  eaux  captives  crèvent  leur  prison  de  glace,  noient 
les  digues  et  couvrent  les  plaines.  Bientôt,  sur  l'étroite  scène  où 
quelques  acteurs  répétaient  discrètement  leurs  rôles  classiques,  un 
acte  généreux  et  effrayant  introduisait  cinquante  millions  d!inconnus 


38  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

qui  allaient  vivre  et  parler.  Toutes  les  perspectives  s'ouvraient;  mais, 
entre  l'état  social  de  l'avenir  qu'elles  promettaient  et  celui  du  passé 
que  chacun  sentait  condamné,  malgré  quelques  vieux  décors  restés 
debout,  il  y  avait  un  vide  redoutable;  c'était  l'inquiétant  passage 
des  limbes  entre  doux  vies,  les  trois  journées  mystérieuses  de  Lazare 
dans  le  caveau  de  Béthanie.  Alors  commença  une  période  d'attente, 
d'efforts  et  de  contradictions  que  je  ne  me  permettrais  pas  d'appeler 
le  chaos,  si  je  ne  lui  avais  entendu  donner  ce  nom  par  tous  les 
Russes  qui  l'ont  bien  comprise.  Le  génie  national,  très  confus  jusqu'à 
Pierre  le  Grand,  systématiquement  ignoré  depuis  ce  souverain,  se 
cherchait  lui-même  avec  angoisse,  se  trahissait  par  de  vagues  indices, 
des  traits  épars,  qui  rendent  bien  difficile  encore  la  tâche  de  celui 
qui  voudrait  le  définir. 

Ces  réflexions  pouvaient  seules  expliquer  l'évolution  des  arts, 
comme  celle  de  la  littérature  et  de  tout  l'organisme  social.  Ainsi 
que  tous  leurs  compatriotes,  les  artistes  subirent  l'impulsion  nou- 
velle; tirés  de  l'ornière  par  ce  grand  courant  et  portés  en  pleine 
mer,  ils  se  mirent,  qu'ils  me  passent  la  comparaison,  à  nager 
comme  déjeunes  chats  jetés  à  l'eau,  furieusement,  au  hasard  et 
sans  direction.  Des  vocations  décidées  s'éveillèrent,  on  travailla  en 
dehors  de  l'académie,  le  succès  vint  sourire  à  une  carrière  jusque-là 
si  ingrate  ;  la  mode  était  aux  choses  russes,  au  «  retour  à  la  mai- 
son, »  suivant  une  expression  fameuse  à  Moscou.  La  société  riche 
s'engoua  de  ses  peintres,  acheta  leurs  œuvres;  des  noms  firent  du 
bruit  dans  un  public  qui  s'élargit  chaque  jour  par  l'ascension  de 
nouvelles  classes.  A  la  faveur  de  cette  action  réciproque  des  artistes 
sur  la  société  et  de  la  société  sur  les  artistes,  une  école  nombreuse 
apparut.  On  devine  que  le  caractère  général  de  cette  école  fut  le 
désarroi  des  idées,  la  recherche  d'une  forme,  d'une  voie  nationale. 
Chacun  partit  en  conquête,  au  gré  de  sa  fantaisie  :  nous  passe- 
rons tout  à  l'heur^  en  revue  les  divers  groupes,  voyons  maintenant 
quels  sont  les  traits  communs  à  ces  fantaisies.  D'abord,  et  comme 
on  pouvait  s'y  attendre,  la  confiance,  l'ambition,  le  robuste  appétit 
de  l'extrême  jeunesse.  C'est  affaire  aux  vieilles  races,  blasées  et 
refroidies,  de  priser  très  haut  la  discipline,  le  goût,  c'est-à-dire  l'art 
de  choisir  dans  ce  que  la  nature  nous  offre  et  de  composer  avec  des 
élémens  choisis.  Ne  demandez  pas  ce  choix  à  cette  jeunesse  ivre  de 
vie,  qu'on  vient  de  lâcher  sur  le  spectacle  merveilleux  du  monde 
après  une  longue  contraiute  dans  les  classes  académiques.  Elle 
ouvre  les  yeux  tout  grands,  elle  admire  tout,  et,  dans  le  premier 
feu,  elle  veut  tout  reproduire;  comment  choisir  d'ailleurs  dans  l'il- 
limité, dans  cette  énorme  Russie  aux  paysages  sans  bornes,  aux 
foules  sans  fond?  Le  peintre  plante  son  chevalet  au  hasard;  il  y 
place  volontiers  une  toile  de  2  mètres,  et,  quel  que  soit  son  genre, 


l'exposition  de  MOSCOU.  â9 

paysage,  marine,  histoire,  il  découpe  droit  devant  lui  une  vaste 
tranche,  —  ce  mot  familier  fera  comprendre  mon  idée  aux  artistes, 
—  une  tranche  de  forêt,  de  mer  ou  de  foule,  avec  tous  les  arbres, 
toutes  les  vagues,  tous  les  hommes,  tout  ce  qui  peut  entrer  dans 
le  champ  de  la  vision.  De  même,  un  roman  russe  a  communément 
quatre  volumes;  il  ne  fait  pas  grâce  d'un  détail  et  promène  le  lec- 
teur autour  du  monde  moral  tout  entier.  J'ai  dit  que  le  peintre  pré- 
fère une  large  toile;  il  ne  sait  pas  se  restreindre;  telle  scène  de 
genre  qui  se  rasseuible  naturellement  pour  nous  dans  un  cadre  de 
quelques  pouces  apparaît  à  l'artiste  russe  avec  les  dimensions  d'un 
tableau  de  maître-autel.  Dans  sa  façon  de  calculer  l'espace,  il  n'y  a  pas 
de  comnmne  mesure  entre  l'œil  du  Russe  et  le  nôtre,  pas  plus  qu'entre 
son  immense  territoire  et  nos  petits  pays.  Une  ville  de  quelques 
milliers  d'âmes  se  répand  sur  une  aire  d'une  lieue  carrée;  un  par- 
ticulier se  bâtit  une  maison  qui  logerait  chez  nous  un  régiment; 
dans  ses  vastes  salles,  il  accueille  voloniiers  des  cadres  qui  barre- 
raient nos  cabinets  lilliputiens.  Rien  n'est  plus  insupportable  au  vrai 
Russe  que  notre  vie  resserrée,  et  les  tableautins  que  réclament  nos 
boudoirs  seraient  perdus  dans  sa  demeure.  L'artiste  slave  fait  grand 
et  il  fait  vite;  autre  instinct  d'une  race  pressée  de  vivre,  comme 
tous  les  jeunes.  J'ai  vu  des  peintres  accomplir  des  tours  de  force  de 
vélocité.  Le  ciel  leur  a  di-^pensé  une  redoutable  facilité;  ils  en  usent 
et  en  abusent.  Ne  cherchez  pas  ici  les  frottis  acharnés,  les  surcharges 
de  la  brosse,  les  détails  laborieux;  un  pinceau  agile  a  effleuré  cette 
toile  dont  on  voit  le  grain.  Par  tempérament,  beaucoup  d'artistes 
russes   sont  des    impressionnistes  inconsciens,   satisfaits  de  fixer 
sommairement  un  relief,  une  vibration  lumineuse.  A  ce  jeu  péril- 
leux, ils  sont  souvent  servis  jîar  une  singulière  justesse  de  coup 
d'œil  :  quand  ils  rencontrent  la  note  vraie,  ils  la  rendent  avec  un 
rare  bonheur  ;  quand  ils  la  manquent,  ils  retombent  au-dessous  du 
médiocre.  Par  une  anomalie  bizarre,  sous  ce  triste  ciel  qui,  durant 
plusieurs  mois  de  l'année,  fait  chômer  l'artiste  en  lui  refusant  la 
lumière,  il  s'est  formé  une  école  de  coloristes  à  outrance;  ne  leur 
demandez  pas  le  dessin,  qui  exige  des  études  et  un  labeur  patient, 
toutes  choses  vers  lesquelles  le  caractère  national  est  peu  porté; 
il  est  rare  de  rencontrer  des  peintres  russes  qui  dessinent  savam- 
ment; il  l'est  moins  d'en  rencontrer  qui  ne  dessinent  pas  du  tout. 
Après  les  procédés  techniques,  cherchons  l'inspiration  morale  qui 
prédomine.  L'art  a  lidèlement  reflété  l'évolution  si  remarquable  de 
la  littérature.  En  moins  de  cinquante  ans,  une  courbe  rapide  a  mené 
celle-ci  des  élégances  aristocratiques  et  de  l'idéal  romantique  d'un 
Pouchkine  ou  d'un  Lermontof,  à  l'analyse  maladive,  au  réalisme  âpre, 
grossier  parfois  et  souvent  très  puissant,  des  productions  contem- 
poraines. De  même,  l'art  nouveau  a  des  partis-pris  qui  trahissent 


AO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  génie  foncièrement  démocratique  de  la  race.  L'esprit,  la  gaîté, 
les  fines  qualités  qui  ont  fait  la  fortune  du  genre  en  France,  sont  à 
peu  près  inconnus  ici.  L'âme  russe  est  épique  et  lyrique;  aujour- 
d'hui c'est  l'épopée  des  humbles  qui  est  en  faveur.  Les  peintres  les 
plus  récens  et  les  plus  goûtés  du  pu])lic  ont  adopté  une  interpréta- 
tion de  la  vie  triste,  amère;  les  figures  et  les  scènes  qu'ils  nous 
montrent  de  préférence  parlent  de  fatalité  résignée  ou  de  sourdes 
révohes;  on  sent  que  le  pinceau  traduit  des  pages  de  Dostoïevski 
ou  de  Nékrassof.  Les  humoristes  ont  la  main  lourde;  ils  forcent  la 
note  et  tombent  facilement  dans  le  vulgaire.  Ce  qui  nous  choque  le 
plus  dans  ces  rudes  natures,  hâtivement  écloses  à  la  civilisation, 
c'est  l'absence  de  politesse,  au  sens  ancien  et  complet  de  ce  mot  : 
ime  sombre  énergie  la  remplace.  Les  peintres  de  la  misère  et  de  la 
souffrance  sont  dramatiques  parce  que  leur  impression  est  sincère; 
ils  ne  jouent  pas  sur  un  thème  d'art.  Enfin  ceux  qui  étudient  la 
nature  la  voient  avec  un  sentiment  pénétrant  qu'on  ne  trouverait 
pas  toujours  au  même  degré  chez  nos  maîtres.  En  somme,  la  ten- 
dance générale  est  très  humaine,  sérieuse,  réaliste,  éprise  de  vérité 
et  d'actualité.  On  apprendra  peut-être  avec  étonnement  que,  dans 
les  expositions  de  la  sainte  Russie,  la  peinture  religieuse  tient  encore 
moins  de  place  que  dans  nos  salons  parisiens.  Ce  fait  s'explique 
par  ce  que  j'ai  dit  plus  haut  de  l'ornementation  des  églises;  c'est 
un  genre  d'industrie  à  part,  soumis  aux  vieilles  règles  et  dont  s'ac- 
commoderait mal  la  liberté  de  l'art  moderne,  —  de  la  peinture 
laïque,  diraient  nos  conseillers  municipaux. 

Mes  observations  portent  sur  des  lignes  générales  et  résument 
une  impression  d'ensemble;  elles  soufî^rent  de  nombreuses  objec- 
tions. On  pourra  me  citer  bien  des  œuvres  qui  se  distinguent  par 
des  qualités  ou  des  défauts  opposés  à  ceux  que  j'ai  signalés  :  la 
variété  des  natures  et  des  inspirations  garde  partout  ses  droits.  Je 
me  suis  attaché  à  la  physionomie  des  représentans  de  la  nouvelle 
école  les  plus  russes,  les  moins  suspects  d'influences  étrangères.  Je 
vais  appeler  quelques  noms  à  l'appui  de  mes  assertions. 

n. 

Il  serait  malaisé  de  s'astreindre  à  la  division  rigoureuse  des 
genres  en  étudiant  les  peintres  de  ce  pays.  Ils  s'y  soumettent  peu. 
Ils  n'ont  pas  à  compter  avec  la  tyrannie  de  notre  public,  qui  parque 
chaque  artiste  dans  un  ordre  de  travaux  déterminé  et  lui  demande 
à  perpétuité  le  tableau  par  lequel  il  s'est  fait  connaître  tout  d'abord. 
Rien  n'entrave  la  liberté  de  la  recherche  chez  les  Russes  ;  leur  clien- 
tèle accepte  docilement  leurs  fantaisies.  Sans  nous  tracer  un  plan 
arbitraire,  suivons  tout  simplement  la  foule  qui  entre  à  l'exposi- 


l'exposition   de  MOSCOU.  hi 

tien  ;  elle  se  porte  vers  les  grandes  toiles  éclatantes  des  coloristes, 
MM.  Sémiradski,  Mukovski,  Jacobi.  M.  Sémiradski  est  un  Polonais 
de  Galicie  qui  a  étudié  et  expose  à  Saint-Pétersbourg;  il  s'est  con- 
sacré à  la  grande  peinture  historique  et  fait  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler du  prix  de  Rome  romantique,  sous  l'influence  visible  de  Makart 
et  des  maîtres  allemands.  Deux  tableaux  entre  autres  l'ont  placé 
très  haut  dans  l'estime  du  public,  lu  Pécheresse  et  les  Torches 
viv(niics.  La  Pécheresse  traduit  en  peinture  un  poème  célèbre 
d'Alexis  Tolstoï;  le  poète  raconte  la  première  rencontre  du  Christ 
avec  Marie-Madeleine,  frappée  de  la  grâce  et  prise  de  repentance  au 
milieu  d'une  orgie.  La  lumière  crue  de  Judée  tombe,  à  travers  le 
feuillage  d'un  figuier,  sur  une  galerie  et  des  degrés  de  pierre  blanche, 
où  les  publicains  en  fête  boivent  et  rient.  Le  jeu  des  ombres  trem- 
blantes sur  les  pierres  et  les  personnages  est  rendu  avec  une  grande 
habileté.  La  pécheresse,  debout,  avec  un  geste  de  défi,  se  trouble  et 
laisse  tomb'jr  sa  coupe  en  apercevant  le  divin  inconnu,  qui,  «  dans 
un  profond  silence,  promène  ses  regards  tranquilles  sur  les  assis- 
tans,  s'arrête  à  la  porte  de  la  maison  de  plaisir,  et  fixe  sur  l'orgueil- 
leuse fille  ses  yeux  attristés.  »  Toute  la  partie  matérielle  du  tableau 
est  d'une  exécution  magistrale;  le  sentiment  des  figures  est  moins 
satisfaisant.  De  même  pour  les  Torches  vivantes.  C'est  la  scène 
décrite  par  Suétone;  dans  les  jardins  de  l'Esquilin  envahis  par 
l'ombre,  les  mariyrs,  emmaillotés  de  paille  et  de  poix,  flambent  au 
sommet  de  grands  mâts.  Néron  sort  du  palais  en  litière  pour  jouir 
du  spectacle;  l'orgie  romaine  se  déroule  à  ses  pieds.  On  sent  que 
ce  qui  a  passionné  le  peintre  dans  cette  donnée,  c'est  la  richesse  du 
bric-à-brac  et  non  l'idée  morale;  l'œil  est  tout  d'abord  distrait  par 
la  multiplicité  et  le  rendu  merveilleux  des  accessoires,  la  caisse  de 
nacre  et  le  vélum  de  la  litière,  les  flabellifères,  les  tigres  menés  en 
laisse  par  des  esclaves  nubiens  avec  des  chaînes  d'or,  les  hydries, 
les  colliers  :  les  chrétiens  ne  sont  pas  le  plus  important  de  ces 
accessoires.  L'orgie, —  un  thème  qui  inspire  presque  exclusivement 
tous  les  tableaux  de  M.  Sémiradski,  —  manque  de  mouvement, 
sinon  de  couleur;  encore  cette  couleur  éblouissante  a-t-elle  quelque 
chose  de  dur,  de  marmoréen,  qui  rappelle  les  ouvrages  en  pietra 
dura  des  mosaïstes  italiens. 

Je  préfère  la  couleur  de  M.  Makovski,  aussi  éclatante,  plus  vivante 
et  plus  harmonieuse;  c'est  une  fête  pour  les  yeux.  Le  ciel  s'est 
montré  cruel  en  plaçant  à  Pétersbourg  le  peintre  à  la'mode  de  la 
société  russe  ;  il  a  oublié  de  naître  en  Italie,  aux  jours  de  la  renais- 
sance. Il  a  la  furie  des  artistes  d'alors,  leurs  goûts  sensuels,  leur 
joie  à  regarder  le  monde  ;  comme  eux  il  aime  les  étofi"es  cassantes  et 
flamboyantes,  les  belles  femmes  et  les  belles  armes,  les  enlans  blonds 
et  les  dogues  fauves,  se  détachant  sur  des  tentures  sanglantes,  des 


Zi2  REVUE   DES    DEUX    MONDES.     « 

tapis  de  Recht  et  des  buissons  de  roses.  Hélas  !  il  est  une  passion 
qu'avaient  ces  artistes  du  xvi"  siècle  et  qui  manque  à  M.  Makovski, 
la  passion  du  squelette  humain.  Yasari  nous  les  montre  pâlissant  la 
nuit  sur  les  études  anatomiques,  les  pieds  dans  des  copeaux,  faute 
de  feu  ;  Benvenuto  chante  un  dithyrambe  à  la  gloire  des  muscles  et 
des  os.  Je  crains  bien  que  le  peintre  russe  n'ait  jamais  vu  ses  mo- 
dèles déshabillés.  Aussi  le  corps  ne  palpite  pas  sous  ces  vêtemens  si 
bien  traités.  Voici  un  portrait  de  l'empereur  Alexandre  II  très  appré- 
cié :  la  tête  est  frappante  de  ressemblance,  d'une  expression  superbe, 
mais  l'uniforme  de  hussard  repose  sur  un  mannequin.   Dans  cet 
autre  portrait  de  jeune  fille,  une  ravissante  figure  ne  peut  se  tour- 
ner vers  nous,  car  elle  est  fichée  sur  un  pivot  en  bois.  La  faiblesse 
du  dessin  est  moins  apparente  dans  ces  groupes  d'enfans;  elle  se 
révèle  pourtant  quand  on  arrive  aux  pieds  et  aux  mains,  qui  finis- 
sent en  appendices  confus.  Mais  ils  désarmeraient  le  critique  le  plus 
hargneux,  ces  beaux  enfans  si  gracieux,  si  luxurians  de  vie,  qui 
jouent  aux  pieds  de  leurs  mères  ou  grimpent  sur  les  meubles  du 
somptueux  atelier.  M.  Makovski  s'est  constitué  le  peintre  des  élé- 
gances aristocratiques  ;  rappelons-lui  qu'elles  sont  mieux  servies 
par  la  précision  du  dessin  que  par  la  richesse  de  la  couleur.  Telle 
pâle  figure  d'Ingres,  avec  sa  silhouette  sèche  et  fine,  dit  sa  race  bien 
plus  éloquemment  que  les  portraits  à  fracas  du  temps  présent.  Nous 
ne  nous  arrêterons  pas  devant  le  tableau  des  Ondines^  où  une  trentaine 
de  femmes  nues  et  i)ieues  nagent  sous  l'écluse  d'un  moulin;  cette 
grande  toile,  qui  a  eu  les  honneurs  de  l'admission  à  l'Ermitage, fait 
un  tort  réel  au  talent  si  incontestable  de  son  auteur.  L'Orient  devait 
tenter  la  palette  de  M.  Makovski;  il  y  a  été,  il  en  a  rapporté  des 
cafés,  des  bazars,  des  rues  du  Caire  papillotantes  de  couleur.  Je 
voudrais  les  louer,  malheureusement  j'ai  trop  vécu  en  Orient.  Ah! 
ce  terrible  Orient,  il  attire  les  coloristes,  il  semble  facile  et  tout  en 
dehors  :  mais  comme  le  mirage  se  dérobe!  On  croit  qu'il  suQit  de 
renforcer  sa  boîte  à  couleurs  :  passe  encore  pour  l'Orient  turc;  mais 
l'Orient  africain,  si  l'on  peut  accorder  ces  deux  mots,  confond  toutes 
les  idées  préconçues.  Dans  le  jour,  la  lumière  puissante,  intradui- 
sible, est  dans  le  ciel,  autour  des  choses,  partout,  mais  non  dans  les 
choses   elles-mêmes;   elle  écrase  et  éteint  les  nuances  qui  paraî- 
traient criardes  ailleurs.  Aux  heures  du  matin  et  du  soir,  l'exquise 
finesse  des  tons  exigerait  la  touche  légère  des  paysages  da  Pérugin; 
Marilhat  y  était  presque  revenu.  Qu'on  se  rappelle  les  remarques  si 
ingénieuses  de  Goethe  sur  la  valeur  relative  des  colorations  à  INa[)les 
et  dans  le  Nord.  En  outre,  les  objets  se  découpent  avec  une  netteté 
de  contours  effrayante  pour  le  dessinateur  peu  sûr  de  sa  main. 
L'artiste  séduit  par  l'Afrique  joue  une  partie  impossible  et  où  il  n'a 
rien  à  gagner;  s'il  en  rapporte  du  clinquant,  sa  conscience  lui 


l'exposition  de  x\10SC0U.  A3 

reproche  son  succès;  s'il  voit  et  rend  cette  nature  telle  qu'elle  est, 
personne  ne  le  croit.  Un  seul  des  orientalistes  vivans,  M.  Guillau- 
met,  m'a  remis  devant  les  yeux  un  village  arabe  :  je  ne  sache  pas 
que  le  nom  de  ce  maître  peintre  soit  populaire. 

Il  m'est  plus  diflicilc  déjuger  le  tableau  de  M.  Jacobi,  quifitgrand 
bruit  à  son  apparition.  C'est  un  épisode  de  l'histoire  russe,  le 
mariage  grotesque  du  bouffon  et  de  la  naine  de  l'impératrice  Aime, 
dans  un  palais  de  glace  bâti  sur  la  Neva.  Un  cortège  de  carnaval, 
vêtu  de  joyeux  oripeaux,  se  précipite  sur  les  pas  des  mariés  avec 
beaucoup  de  mouvement  et  de  gaîté.  Cette  toile,  peinte  dans  une 
gamme  bruyante,  emprunte  un  éclat  étrange  aux  fonds  vert  bleu 
des  murs  de  glace,  aux  irisations  de  la  lumière  sur  leurs  parois. 
Nous  devons  tenir  ces  effets  pour  exacts,  n'ayant  jamais  habité  une 
maison  de  glace  et  vu  comment  la  lumière  s'y  comporte.  Je  préfère 
du  même  peintre  ce  fm  cardinal  de  Guise,  à  qui  l'on  apporte  la  tête 
de  Coligny. 

Quittons  ces  amoureux  de  la  couleur  ;  ils  ne  constituent  pas  le 
vrai  corps  de  bataille  dans  le  camp  russe;  la  brillante  école  polo- 
naise des  Matejko  et  des  Brosicz  pourrait  à  bon  droit  les  réclamer 
comme  siens.  Arrivons  aux  produits  authentiques  du  territoire,  tels 
que  j'ai  essayé  de  les  caractériser  plus  haut.  Voici  M.  Riépioe,  un 
des  représentans  les  plus  extrêmes  des  tendances  dont  j'ai  parlé  ; 
aussi  l'accuse-t-on,  suivant  un  mot  très  en  faveur  à  Pélersbourg,  de 
faire  de  la  a  peinture  tendancieuse,  »  comme  qui  dirait  de  la  peinture 
radicale.  11  a  exposé  à  Moscou  le  grand  tableau  qui  fonda  sa  réputa- 
tion, les  Bourlaki.  Les  bourlaki,  ce  sont  les  forçats  qui  remorquent 
sur  les  chemins  de  hàlage,  le  long  du  Volga,  les  lourdes  barques 
remontant  le  fleuve.  L'impression  voulue  parle  peintre  est  produite. 
Tandis  qu'à  l'horizon  un  pan  de  voile  s'illumine  joyeusement  sur  l'eau 
rose  dans  la  fête  du  matin,  une  douzaine  de  misérables  viennent  di'oit 
au  spectateur  en  tirant  sur  leur  câble  ;  hâves,  suans,  courbés,  les 
muscles  tendus  sous  leurs  haillons  troués.  Les  torses  sont  largement 
peinis,  les  figures,  abjectes  ou  fatalement  résignées,  prises  sur  le 
vif.  C'est  là  un  morceau  d'un  grand  effet;  mais  pourquoi  M.  Riépine 
a-t-il  passé  la  même  couche  d'ocre  rougeâtre  sur  les  terrains,  les  corps 
et  les  visages  ?  Quelques  jours  après  avoir  vu  ce  tableau,  j'ai  rencontré 
des  bourlaki  sur  le  Volga  ;  ils  gardaient  leurs  couleurs  naturelles  dans 
la  lumière  ambiante  et  ne  tournaient  pas  au  vieux  cuivre.  Le  Départ 
du  conscrit  nous  montre  un  jeune  homme  arraché  à  sa  famille; 
même  vigueur  dans  les  personnages,  même  effet  d'ensemble,  avec 
une  plus  grande  pauvreté  dans  les  détails  d'exécution.  Presque  tou- 
jours, dans  un  tableau  russe,  l'idée  est  jetée  sur  la  toile  avec  une 
grande  force  et  y  reste  à  l'état  d'indication;  le  public  n'est  pas  exi- 
geant; il  veut  qu'on  lui  livre  cette  idée  en  gros,  il  se  précipite  der- 


lyll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rière  et  n'en  demande  pas  davantage.  M.  Riépine  a  fait  le  printemps 
dernier  une  curieuse  exposition  de  ses  portraits  :  on  pouvait  médi- 
ter là  sur  ce  que  sera  l'art  de  l'avenir  en  Russie,  s'il  persiste  dans 
son  idéal  démocratique.  Les  modèles  choisis  étaient  typiques  :  des 
figures  grossières,  rudes,  qui  semblent  mal  ébauchées  par  le  créa- 
teur et  que  l'artiste  reproduit  tout  d'un  trait,  avec  une  exécution 
brutale,  une  complaisance  marquée  pour  les  réalités  laides  ;  des 
enfans  souffreteux,  de  tristes  vieilles,  une  estropiée;  une  femme  de 
qui  la  pose  et  la  physionoaiie  sont  le  dernier  mot  du  commun  ;  et 
tout  cela,  soyons  justes,  relevé  par  je  ne  sais  quelle  commiséra- 
tion intime,  quel  reflet  de  la  résignation  du  peuple  russe.  Dans  toute 
cette  peinture,  de  la  force  et  pas  de  grâce,  une  vision  nette  du  réel 
et  aucune  inquiétude  de  l'au-delà. 

M.  Kramskoï,  le  portraitiste  que  les  Russes  placent  au  premier 
rang,  sait  mieux  les  secrets  de  son  art  ;  son  dessin  est  plus  serré,  sa 
peinture  plus  habile;  mais  sous  cette  tenue  plus  sévère,  on  retrou- 
verait sans  peine  la  manière  de  voir  et  de  sentir  de  ses  jeunes  émules. 
Dans  le  modèle  qui  pose  devant  lui,  M.  Kramskoï  n'aperçoit  que  la 
tête;  tout  le  reste  est  sacrifié  pour  la  mettre  en  valeur.  Aucun 
accessoire  ne  distrait  le  regard,  le  corps  est  peint  dans  une  tonalité 
terne  et  se  détache  mal  sur  des  fonds  verdâtres  :  les  vêtemens  sont 
éteints,  les  draps  décatis  d'une  façon  particulière.  Tout  conspire  à 
concentrer  notre  attention  sur  le  visage,  qui  éclaire  seul  le  tableau 
comme  une  lampe  discrète.  Ce  procédé  donne  des  effets  très  vivans, 
il  dénote  un  sentiment  de   la  dignité  humaine  qui  vaut  bien  les 
recherches  de  bimbeloterie  si  chères  à  d'autres  peintres.  M.  Krams- 
koï n'a  guère  souci  de  l'élégance,  lui  aussi  ne  poursuit  que  la  vérité 
et  la  force;  il  les  trouve;  on  peut  voir  à  l'exposition  le  portrait  du 
docteur  B..,  une  des  meilleures  œuvres  de  l'artiste.  Que  de  science 
dans  le  modelé  de  ce  front,  de  ces  joues,  dans  le  rendu  de  ce  regard 
clair,  voilé  par  le  verre  des  lunettes!  Il  semble  que,  pour  fouiller 
cette  tête,  le  peintre  ait  emprunté  le  scalpel  de  son  modèle.  Oa  ne 
saurait  trop  louer  la  pensée  patriotique  qui  a  poussé  M.  Kramskoï 
à  peindre  et  M.  Trétiakof  à  réunir  dans  sa  galerie  les  portraits  des 
hommes  qui  ont  le  plus  marqué  depuis  trente  ans  dans  les  lettres 
et  les  arts.  Cette  collection  sera  un  document  précieux  pour  l'ave- 
nir, elle  est  déjà  pleine  d'enseignemens  pour  l'étranger  ;  ces  figures 
caractéristiques  sont  d'un  autre  monde  que  le  sien,  d'autres  pen- 
sées les  tourmentent,  elles  nous  disent  le  travail  de  retrait  que  la 
Russie  fait  sur  elle-même.  J'ai  vu  réunis  ailleurs  des  portraits  de 
la  fin  du  dernier  siècle  ou  du  commencement  de  celui-ci;  sauf  quel- 
ques uniformes  ou  quelques  ordres,  rien  n'indique  que  l'on  est  en 
Russie;  ces  seigneurs,  poudrés  et  corrects,  hautains  ou  sourians, 
sont  de  toutes  les  cours,  ils  appartiennent  à  la  bonne  compagnie 


l'exposition   de  MOSCOU.  àb 

européenne,  comme  le  peintre  qui  a  reproduit  leurs  traits.  Furent- 
ils  courtisans  de  Catherine,  de  Frédéric  ou  de  Joseph  II,  je  l'ignore. 
Ici,  pas  d'erreur  possible  ;  une  race  neuve  a  surgi,  ces  personnages 
et  leur  peintre  sont  des  Russes,  marqués  d'un  cachet  énigmatique 
et  nouveau. 

J'hésite  avant  d'aborder  l'œuvre  d'un  artiste  hors  de  pair,  qui  me 
semble  tenir  la  première  place  dans  son  pays,  qui  la  tiendrait  peut- 
être  partout.  Le  nom  de  M.  Véreschaguiae  soulève  des  discussions 
passionnées,  comme  celui  de  tous  les  novateurs;  on  nie  ou  l'on  exalte 
son  talent.  Il  est  difficile  de  s'expliquer  en  quelques  lignes  sur  le 
compte  d'un  audacieux  qui  renverse  toutes  les  doctrines  reçues^  d'un 
prêtée  qui  personnifie  toute  la  souplesse  de  sa  race  et  nous  appa- 
raît sous  des  aspects  si  divers.  Ne  le  cherchez  pas  à  l'exposition  \ 
il  n'y  a  là  qu'un  petit  tableau  et  quelques  études  de  ce  peintre  qui  a 
déjà  iburni  une  œuvre  colossale  par  le  nombre  et  les  dimensions 
des  toiles.  Cette  œuvre  se  divise  en  trois  groupes  bien  distincts; 
les  scènes  de  l'Asie  centrale,  rapportées  par  M.  Véreschaguine  lors 
de  sa  première  campagne  à  Tachkend,  avec  les  armées  russes  ;  le 
voyage  de  l'Inde,  fait  dans  la  suite  du  prince  de  Galles;  la  guerre 
turque  de  1877.  On  peut  étudier  la  première  série  au  complet  dans 
la  galerie  Trétiakof  :  les  autres,  exposées  dans  toute  l'Europe,  ont 
causé  grand  émoi  à  Vienne,  à  Londres,  à  Berlin,  oîi  j'ai  vu  la  foule 
assiéger  la  salle  qui  les  contenait.  Je  m'explique  mal  l'accueil  distrait 
que  leur  a  fait  notre  Paris  ;  le  public  français  est  sévère  à  qui  dérange 
ses  habitudes  intellectuelles  et  lui  offre  des  choses  trop  nouvelles. 
Et  M.  Véreschaguine  les  trouble  singulièrement,  ces  habitudes;  il 
demande  à  la  peinture  des  efforts  qu'elle  n'avait  jamais  donnés  ;  il 
la  contraint  à  rendre  des  spectacles,  des  impressions,  que  cet  art 
ne  semblait  pas  fait  pour  traduire.  Voyez  d'abord  les  scènes  asia- 
tiques :  voici  des  sujets  que  n'eut  jamais  abordés  un  honnête 
artiste  à  qui  on  aurait  enseigné  la  composition  :  une  Pyramide  de 
crânes^  dans  la  sieppe,  trophée  de  quelque  obscur  plagiaire  des 
Tamerlan  et  des  Gengis-Klian  ;  le  Fuits  des  supplices,  chez  un  des 
tyranneaux  de  cet  heureux  pays;  dans  un  cul  de  basse-fosse  les  fonc- 
tionnaires qui  ont  déplu  sont  condamnés  à  périr  sous  les  morsures 
de  la  vermine  ;  on  devine  les  misérables  grouillant  confusément  dans 
l'ombre,  au  pied  de  cette  haute  toile  oblongue  :  tout  le  reste,  sur  les 
trois  quarts  de  la  hauteur  totale,  ne  représente  que  les  parois  du 
puits,  où  décroît  la  faible  lumière  tombée  de  l'orifice.  Cet  autre 
grand  tableau  n'est  qu'une  porte  monumentale,  d'une  marqueterie 
merveilleuse  ;  au  bas,  deux  gardes  veillent,  pétrifiés,  la  lance  et  le 
bouclier  en  arrêt.  Est-ce  donc  une  étude  de  bibelot,  cette  porte? 
Non,  je  vois  derrière  le  despote  asiatique  qu'annoncent  la  terreur  et 
le  silence  des  choses.  Si  M.  Véreschaguine  prête  à  la  discussion  sur 


46  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bien  des  points,  on  ne  lui  refusera  pas  d'être  par  excellence  le 
peintre  de  l'oriental  :  il  a  dérobé  au  sphinx  ses  plus  intimes  secrets. 
Regardez  ce  hirbL\  où  des  imams  prient  autour  des  tombes,  et  dix 
autres  tableaux  semblables  ;  la  vérité  locale  n'est  pas  due  à  telles 
prodigalités  de  palette,  qui  semblent  au  vulgaire  le  dernier  mot  de 
î'orieitalisme  ;  ce  qu'il  y  a  de  vrai,  de  profondément  vrai  là  dedans, 
c'est  le  calme  immuable,  la  dignité  et  le  fatalisme  de  l'Asie  musul- 
mane. C'est  la  nudité  et  le  silence  sévère  de  la  mosquée.  Le  dessin 
est  exact,  non  point,  cela  se  devine,  par  suite  d'études  patientes, 
mais  par  le  don  d'une  précision  innée  dans  l'œil  du  peintre  ;  la  cou- 
leur est  sobre,  seulement  suffisante  ;  comme  tout  le  côté  technique 
de  l'art,  elle  est  pour  M.  Véreschaguine  non  un  but,  mais  un  instru- 
ment. 

Il  la  trouve  pourtant,  quand  elle  lui  est  nécessaire,  comme  dans 
son  album  des  Indes.  C'est  un  nouveau  monde  barbare  et  inconnu 
qui  nous  est  révélé,  après  celui  de  l'Asie  centrale,  par  l'intrépide 
explorateur.  On  a  beaucoup  discuté  ces  petites  études  de  monu- 
mens  et  de  types  que  M.  Véreschaguine  a  rapportées  du  ÎNépaul  ;  à 
propos  de  cette  peinture  sèche  et  plate,  on  a  parlé  de  photogra- 
phie coloriée.  Peut-être  y  a-t-il  un  peu  de  photographie  dans  cette 
façon  de  fixer  les  notes  sur  son  carnet  de  voyage  sans  leur  faire 
subir  aucun  an-angementj  en  tout  cas,  une  photographie  intelli- 
gente et  habile.  On  reproche  à  ces  études  leur  crudité,  leur  mono- 
tonie, l'immobilité  des  lumières  et  des  ombres;  je  ne  connais  pas 
l'Inde,  les  propriétés  de  la  lumière  sont  si  changeâmes  suivant 
les  latitudes  qu'il  y  a  sottise  à  en  juger  quand  on  n'a  pas  vécu 
là  où  le  peintre  nous  transporte;  je  sais  seulement  que  l'Orient 
n'est  ni  remuant  ni  gai,  qu'il  est  immobile  et  triste.  Je  crois  que 
cet  arrêt  de  la  vie,  dont  les  toiles  de  M.  Véreschaguine  nous  don- 
nent la  sensation,  a  de  grandes  chances  d'être  la  note  juste,  à 
midi,  sous  le  tropique.  Outre  ces  croquis,  l'artiste  a  rapporté  de 
grands  tableaux,  de  trop  grands  même  ;  ït^/ttrcc  du  prince  de  Galles 
est  un  portant  qui  pourrait  servir  de  toile  de  fond  à  un  théâtre  ;  les 
éléphans  y  ont  presque  leur  taille  naturelle  :  c'est  une  tentative 
malheureuse  ;  le  peintre  le  plus  fécond  ne  brossera  jamais  qu'un 
décor  dans  de  pareilles  dimensions.  En  revanche,  admirons  sans 
réserves  la  Prière  à  la  mosquée,  ce  large  parvis  de  marbre  blanc 
où  un  croyant  attend  ses  frères,  prosternés  là-bas  près  du  Mirhâh 
et  vus  de  dos  ;  si  l'on  plaçait  cette  œuvre  au  Luxembourg,  à  côté 
de  \ Exécution  à  Tanger  de  Regnault,  un  jury  serait  sans  doute 
fort  embarrassé  pour  décerner  le  prix  entre  ces  deux  évocations 
de  l'Orient.  Arrêtons-nous  encore  devant  cette  Nuit  dans  la  vallée 
de  Cachemire  :  une  ville  dort  au  bord  de  l'eau  ;  les  indications 
matérielles  sont  aussi  restreintes  que  possible,  des  silhouettes  con- 


l'exposition  de  MOSCOU.  1x1 

fuses  de  maisons,  des  feux  alanguis  qui  piquent  les  chaudes  ténè- 
bres bleues.  Avec  quoi  l'impression  est  produite,  je  l'ignore  ;  mais 
elle  est  intense,  on  est  envahi  par  la  lourde  volupté  et  la  poésie 
pénétrante  de  ce  nocturne  indien. 

J'arrive  à  la  manifestation  la  plus  récente  et  la  plus  personnelle 
du  tempérament  de  l'artiste,  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  «  la  mora- 
lité de  la  guerre.  »  Après  la  campagne  du  Danube,  M.  Vérescha- 
guine  a  exposé  une  série  de  compositions  importantes  inspirées  par 
la  même  idée  philosophique.  Cette  façon  de  traiter  un  vieux  sujet 
ne  nous  aurait  jamais  tenté,  nous  autres  Français:  nous  aimons 
le  soldat  pimpant  et  alerte  d'avant  le  combat,  la  mêlée  furieuse  de 
la  bataille,  le  triomphe  d'après.  Nous  ne  nous  serions  jamais  avisés 
de  peindre  systématiquement  l'ambulance,  le  charnier,  les  misères 
et  les  souffrances  de  la  guerre.  Je  ne  parlerai  pas  ici  des  mérites 
techniques;  ils  sont  réduits  au  minimum,  l'artiste  ne  prend  de  la 
forme  que  juste  ce  qu'il  en  faut  pour  rendre  sensible  son  idée.  Voilà 
qui  condamne  d'avance  sa  méthode  dans  l'esprit  de  la  plupart  de 
nos  contemporains,  fidèles  à  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  enne- 
mis de  la  thèse  et  de  la  prédication.  Dieu  me  garde  de  rouvrir  un 
débat  insoluble  où  je  n'ai  pas  de  parti-pris  !  La  reproduction  des 
choses  dans  le  seul  dessein  de  charmer  me  semble  excellente,  si  elle 
charme  en  effet  ;  d'autre  part,  j'estime  que  chacun  a  le  droit  de  se 
servir  de  l'outil  qu'il  sait  manier,  plume,  pinceau  ou  ciseau,  pour 
défendre  une  idée  morale.  S'il  est  vrai,  comme  on  le  prétend,  qu'il 
ne  faut  pas  parler  pour  ne  rien  dire,  ce  précepte  peut  s'appliquer  à 
l'encre  et  aux  couleurs.  Le  tout  est  de  bien  dire,  clairement  et  for- 
tement :  M.  Véreschaguine  a  ce  don.  Nul  n'est  sorti  de  son  exposi- 
tion sans  maudire  les  horreurs  de  la  guerre  ;  j'y  ai  vu  de  pauvres 
femmes,  qui  avaient  sans  doute  perdu  un  fils  à  Ghipka  ou  à  Plevna, 
essuyer  leurs  yeux  rougis;  on  assure  qu'à  Vienne, l'autorité  mili- 
taire défendit  aux  soldats  de  visiter  ce  spectacle  démoralisant  pour 
eux.  Si  l'on  voulait  disputer  contre  l'artiste,  on  pourrait  lui  dire 
avec  Joseph  de  Maistre  que  la  guerre  est  un  mystère,  qu'il  faut  voir 
par  ses  divers  côtés;  ce  n'est  pas  le  lieu;  voyons  comme  il  veut 
nous  faire  voir.  C'est  poignant;  moins  encore  V Ambulance^  le  Con- 
voi de  blessés,  que  ces  terribles  toiles  où  aucun  vivant  n'est  plus, 
vrais  paysages  de  la  mort  ;  par  exemple,  cette  Roule  de  Bulgarie, 
un  champ  de  neige,  des  poteaux  télégraphiques,  un  cadavre  et  un 
vol  de  corbeaux.  Et  cet  autre  tableau,  encore  plus  inattendu,  qui 
ne  ressemble  à  rien  de  ce  qu'on  a  vu  en  peinture  :  sous  un  ciel 
brouillé  de  pluie,  dans  une  vaste  jachère  d'herbes  jaunies,  la  mort 
a  couché  sa  moisson  du  jour;  tout  un  régiment  de  corps  est  aligné, 
décroissant  jusqu'aux  perspectives  de  l'horizon;  seul,  un  prêtre  en 
costume  sacerdotal,  debout  dans  l'angle  de  la  toile,  lit  les  prières  ; 


llS  REVUE   DES    DEUX   MUNDES. 

ce  personnage,  de  grandeur  naturelle,  est  parlant.  Le  Jour  de 
fHe  est  une  satire  à  peine  déguisée.  On  avait  donné  le  troisième 
assaut  à  Plevna  le  jour  ainiiversaire  de  la  naissance  de  l'empereur. 
Sur  un  tertre,  autour  du  souverain  assis  dans  un  pliant,  le  peintre 
a  groupé  les  figures  connues  du  haut  état-major  ;  sanglés  dans  leurs 
uniformes  irréprochables,  les  chefs  de  l'armée  braquent  leurs  lor- 
o-uettes  sur  un  nuage  du  fumée  que  couvre  l'horizon.  Rien  de  plus  : 
on  devine  assez  sans  les  voir  les  milliers  d'hommes  qui  meurent 
dans  ce  nuage.  Voici  trois  petits  cadres  qui  se  font  pendant  ;  c'est 
uîie  sentinelle  de  Chipka  à  divers  degrés  de  congélation.  Dans  le 
premier,  l'homme  est  debout  dans  la  neige,  l'arme  au  pied,  emmi- 
touflé sous  sa  capote  et  son  capuchon  ;  dans  le  second,  il  lutte 
contre  la  tourmente,  arc-bouté  sur  son  fusil,  déjà  pris  jusqu'aux 
genoux  dans  la  vague  blanche  qui  monte  ;  le  dernier,  ce  n'est  qu'un 
champ  de  neige  égalisé,  où  une  légère  onduiuiion  destine  vague- 
ment la  forme  d'un  corps  humain.  J'en  passa,  et  des  pires.  C'est  du 
mélodrame,  dira-t-on  peut-être.  Non;  il  y  a  mélodrame  quand  le 
dramaturge  enfle  sa  voix  et  essaie  de  nous  entraîner  en  parlant  le 
langage  de  la  passion.  Rien  de  tel  ici;  le  peintre  réaliste  observe 
cruellement,  mais  froidement  et  laisse  parler  la  chose  vue,  comme 
il  a  fait  pour  l'Inde  ou  l'Asie;  il  a  voulu  produire  l'émotion,  soit, 
mais  il  la  voulu  à  la  manière  de  Stendhal  ou  de  Mérimée,  dévelop- 
pani  leur  leçon  d'anatomie,  iuditïérens  à  l'émotion  qu'ils  provoquent. 
Allons  au  fond  de  l'état  d'esprit  que  l'œuvre  du  peintre  russe, 
prise  dans  son  ensemble,  nous  révèle.  Il  y  eut  bien  des  analhèmes 
contre  lui  quand  cette  épopée  tragique  fut  exposée  à  Pétersbourg  ; 
on  ne  pouvait  accuser  son  patriotisme,  on  savait  que,  siuiple  volon- 
taire, il  avait  un  des  premiers  passé  le  Danube  et  reçu  de  graves 
blessures  dans  le  périlleux  service  des  baieaux-torpiiles  ;  on  savait 
que,  par  une  étrange  contradiction  de  la  raison  et  du  cœur,  cet 
ennemi  de  la  guerre  en  avait  le  goût.  On  accorda  tout,  en  décrétant 
que  M.  Yéreschaguine  était  un  nikiliste.  Si  l'on  prend  ce  mot  dans 
son  acception  accidentelle  et  politique  en  Russie,  il  n'y  a  là  qu'une 
calomnie  vulgaire  ;  si  on  le  prend  dans  son  acception  permanente 
et  philosophique,  dans  le  sens  où  un  critique  pénétrant  l'appliquait 
naguère  à  Gustave  Flaubert,  on  doit  être  fort  près  de  la  vérité.  Les 
mieux  doués  parmi  les  lettrés  et  les  artistes  russes  de  l'heure  actuelle 
trahissent  dans  toutes  leurs  œuvres  cet  état  de  pensée  où  conduit 
l'abus  de  l'analyse  :  ils  nous  ont  emprunté  nos  puissans  instrumens 
de  critique  universelle;  dans  nos  âmes,  où  d'anciennes  et  fortes 
traditions  font  digue,  ces  instrumens  trouvent  une  résistance  obsti- 
née, nous  maintenons  un  niodus  viveiidi  peut-être  peu  logique, 
maissortable,  entre  le  ravage  de  la  critique  et  la  résistance  des  tra- 
ditions ;  dans  l'âme  russe,  vide  de  ces  traditions,  l'analyse  s'installe 


l'exposition   de  MOSCOU.  ii9 

en  maîtresse  absolue,  elle  pousse  librement  ses  extrêmes  consé- 
quences. Le  penseur  russe  va  d'un  bond  au  fond  des  choses,  il  voit 
les  contradictions,  la  vanité,  le  grand  rien  de  la  vie,  et  si  son  tem- 
pérament d'artiste  le  porte  à  la  reproduire,  il  le  fait  avec  une  impar- 
tialité dédaigneuse,  parfois  avec  une  froide  désespérance,  le  plus 
souvent  avec  le  fatalisme  inhérent  aux  parties  orientales  de  son  âme. 
J'ai  quelquefois  rêvé  une  édition  du  livre  typique  de  Tolstoï,  la 
Guerre  et  la  Paix,  illustrée  par  M.  Véreschaguine;  il  y  a  parenté 
entre  les  deux  esprits,  précisément  dans  leur  façon  d'envisager  la 
guerre  :  que  les  lecteurs  du  roman  se  rappellent  le  chapitre  sur  les 
ambulances,  après  la  bataille  de  Friedland  ;  la  collaboration  de  ces 
deux  artistes  jetterait  une  vive  clarté  sur  cette  philosophie  russe 
dont  l'influence  est  si  sensible  dans  leurs  œuvres  respectives.  Voilà 
une  digression  qui  semble  nous  mener  loin  de  la  peinture  ;  mais  la 
peintuie  de  M.  Véreschaguine  n'aurait  aucun  intérêt,  si  on  négligeait 
sa  signification  abstraite;  au  point  de  vue  habituel  de  la  critique 
d'art,  il  n'y  faudrait  relever  qu'une  excentricité  macabre,  faite  pour 
étonner  les  connaisseurs,  pour  effrayer  les  amateurs  ;  je  doute  qu'il 
s'en  trouve  un  pour  orner  son  salon  avec  ces  tableaux  de  cimetière. 
Quand  on  considère  dans  son  ensemble  l'œuvre  multiple  de  l'artiste 
russe,  on  est  tenté  de  croire  qu'il  a  voulu  demander  à  la  peinture 
ce  que  Richard  Wagner  demande  à  la  musique,  une  langue  uni- 
verselle pour  exprimer  toutes  les  sensations,  toutes  les  impressions. 
Sera-ce  la  peinture  de  l'avenir?  De  quelque  façon  qu'on  la  juge,  c'est 
l'effort  le  plus  vigoureux  et  le  plus  original  qui  se  soit  produit  jus- 
qu'ici dans  l'art  russe. 

Passons  à  des  spectacles  plus  gracieux.  Les  paysagistes  vont  nous 
les  offrir.  Ces  derniers  sont  nombreux;  dans  ce  grand  voyage  des 
Russes  à  la  découverte  de  la  Russie,  qui  est  le  trait  saillant  du  mou- 
vement contemporain,  les  peintres  devaient  s'éprendre  du  paysage 
national,  avec  son  caractère  si  personnel.  Us  ont  le  sentiment  de  la 
nature,  de  leur  nature,  ils  comprennent  et  rendent  avec  bonheur 
ses  longues  tristesses,  ses  joies  rapides.  Dans  l'étude  des  forêts  et 
des  plaines,  comme  dans  celle  des  hommes,  ils  cherchent  des  im- 
pressions plutôt  que  des  compositions.  Par  une  anomalie  appa- 
rente, ces  peintres  du  Nord  ont  une  passion  dominante,  la  lumière  ; 
les  plus  audacieux  en  arrivent  à  étudier  les  phénomènes  de  la 
lumière  pour  eux-mêmes,  presque  indépendamment  des  objets 
traités  conmie  de  simples  accessoires.  C'est  là  le  caractère  commun 
et  original  de  cette  école  de  paysagistes;  j'imagine  comment  notre 
public  la  baptiserait,  lui  qui  aime  à  résumer  dans  un  mot  nouveau 
les  tendances  d'un  groupe  artistique  :  l'école  des  lw)iiiiistes.  Voici 
d'abord  M.  Kléver,  très  eu  faveur  auprès  de  ses  compatriotes,  et  à 

XOMB  uv,  —  1882.  4 


50  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bien  juste  titre  ;  celui-là  se  garde  de  toutes  les  exagérations  ;  pour- 
tant sa  préoccupation  maîtresse  est  de  bien  placer  le  coup  de  soleil 
couchant  qui  rougit  la  cime  de  ses  bouleaux  et  qui  est  pour  ainsi 
dire  la  signature  de  ses  tableaux.  C'est  le  peintre  des  terres  polaires, 
des  bouleaux  et  des  neiges;  il  les  reproduit  avec  fidélité  et  poésie. 
On  lui  reproche  un  peu  de  monotonie,  il  fait  souvent  le  même 
tableau,  mais  il  le  fait  si  bien  !  L'atmosphère  est  si  pâle  et  si  triste 
en  bas,  sur  le  coteau  de  neige  durcie  ou  fondante,  autour  de  la 
pauvre  cabane  noire  du  moujik!  elle  est  si  splendide  là-haut,  dans 
l'incendie  des  feuillages  et  des  nuées!  Si  M.  Rléver  est  le  peintre 
des  neiges,  M.  Meschersky  est  le  peintre  des  glaces;  il  aime  le  luxe 
cruel  du  vieil  hiver,  son  trésor  de  diamans,  d'opales  et  de  cristaux, 
les  moires  bleues  et  les  franges  d'argent  sur  la  robe  immobile  des 
rivières  russes  ;  il  nous  montre  volontiers  les  granits  et  les  cascades 
gelées  de  Finlande  ;  ou  encore  ces  énormes  cubes  de  glace  qu'on 
tire  de  la  ISéva,  avec  leurs  clartés  laiteuses  par  les  temps  gris,  leurs 
irisations  féeriques  par  un  beau  soleil  de  janvier.  M.  Orlovski  pré- 
fère Tété;  as^ec  lui  nous  touchons  déjà  à  l'étude  systématique  de  la 
lumière  ;  il  lui  suffit  d'un  champ  de  blé  pour  remplir  sa  toile,  s'il 
peut  y  poursuivre  le  rayon  qui  frissonne  sur  les  épis  mûrs;  d'une 
prairie  et  d'un  saule,  s'il  trouve  là  un  prétexte  pour  une  de  ces 
gammes  jaunes  qu'il  affectionne.  Elles  ne  sont  pas  toujours  agréables, 
et  je  crains  que  la  justesse  de  l'œil  ne  soit  pas  aussi  grande  chez  ce 
peintre  que  chez  son  émule,  M.  Kouindji.  Ce  dernier  est  certaine- 
ment le  plus  aventnreux  et  le  plus  inventif  de  l'école.  Voyez  à 
l'exposition,  oi^iil  est  si  peu  représenté,  son  Effet  de  pluie;  c'est  un 
brouillard  peint,  et,  il  faut  bien  le  reconnaître,  peint  de  main  de- 
maître.  11  n'y  a  pour  le  tenter  que  les  éclairages  bizarres;  tantôt 
c'est  un  creux  de  vallée,  un  pré  tout  nu,  où  l'aube  d'un  jour  d'orage 
projette  une  clarté  glauque;  tantôt  un  dessous  de  bois,  où  les  rayons 
obliques  frisent  l'herbe  émaillée  de  fleurs  vives  et  se  brisent  sur 
les  troncs  blancs  des  bouleaux.  L'effet  est  aveuglant  :  le  procédé 
qui  le  produit  est  facile  à  saisir  ;  to-utes  les  parties  blanches,  sur  les 
troncs  de  ces  arbres,  sont  peintes  avec  des  empâlemens  de  chrome 
à  très  fort  relief;  ces  saillies  accrochent  la  lumière  diffuse  et  tran- 
chent vigoureusement  sur  les  ombres,  donnant  ainsi  l'illusion  de 
ce  miroitement  spécial  aux  futaies  de  bouleaux  qui  baignent  dans 
des  marais,  sur  une  grande  partie  du  sol  russe.  Le  spectateur  hésite, 
étonné,  devant  ces  témérités;  il  est  bien  forcé  de  s'avouer  que  la 
réalité  lui  a  donné  de  pareilles  surprises.  Non  content  de  lutter  avec 
le  soleil,  M.  Kouindji  a  tenté  d'assujettir  la  clarté  lunaire  à  ses  pro- 
cédés. Il  fait  depuis  quelque  temps  des  tableaux  de  nuit;  on  les 
montre  au  public  dans  une  chambre  obscure,  la  toile  est  seule 
éclairée  par  une  lampe  à  fort  réflecteur,  dissimulée  derrière  une 


l'exposition   de  MOSCOU.  51 

draperie.  Vue  ainsi,  la  Nuit  sur  le  Dnièpre  est  un  naerveiileux 
décor;  elle  soulève  d'ardentes  controverses  :  pour  les  uns,  c'est  un 
chef-d'œuvre;  pour  les  autres,  un  transparent;  il  est  plus  simple 
de  dire  que,  notre  œil  n'étant  pas  fait  pour  regarder  dans  une  chambre 
noire,  on  trouble  avec  cette  exigence  toutes  les  lois  de  son  optique 
et  on  enlève  toute  valeur  à  son  jugement.  Je  devrais  citer  encore 
M.  Vassilief,  un  peintre  mort  à  la  Heur  de  l'âge,  qui  a  laissé  quel- 
ques études  de  l'hiver  russe  d'une  vérité  saisissante;  et  M.  Ghich- 
kine,  non  que  je  le  goûte  beaucoup,  mais  parce  qu'il  nous  donne 
un  exemple  caractéristique  de  cette  absence  de  composition  dont 
j'ai  parlé  ;  sur  une  vaste  toile  s'étale  un  pan  de  forêt,  des  pieds  de 
sapins  brusquement  coupés  par  le  cadre  à  mi-hauteur;  malgré  le 
soin  du  détail,  ce  n'est  qu'un  jeu  de  quilles:  un  arbre,  un  site,  ont 
comme  un  homme  leur  personnalité  ;  je  ne  trouve  aucun  plaisir  à 
les  voir  dtxapités  et  mutilés. 

Cette  indifférence  pour  le  sujet,  nous  la  retrouvons  parfois  chez 
M.  Aïvazovski,  le  peintre  de  marines  dont  les  Russes  sont  fiers  à  bon 
droit.  C'est  un  talent  fougueux,  d'une  fécondité  inépuisable  ;  nul  ne 
connaît  comme  lui  la  structure  d'une  vague,  le  poudroiement  des  em- 
bruns de  mer,  le  i7thme  du  flux  et  du  reflux;  son  eau  mouille  les 
galets,  on  l'entend  déferler  sur  les  récifs.  Il  se  sait  là  dans  son  élé- 
ment, aussi  se  contente-t-il  parfois  de  transporter  sur  une  toile  2  ou 
3  mèires  de  mer,  pris  en  plein  océan  :  c'est  un  tableau  de  noyé,  où 
la  valeur  de  l'exécmion  ne  rachète  pas  la  monotonie  du  spectacle. 
La  surprenante  facilité  de  cet  artiste  l'entraîne  à  des  exagérations 
fâcheuses  :  au  temps  de  la  guerre,  au  reçu  de  chaque  télégramme 
annonçant  la  destruction  d'un  monitor  turc,  M.  Aïvazovski  brossait 
en  quelques  heures  une  reproduction  fantaisiste  de  l'épisode;  le 
pinceau  surmené  arrivait  à  peine  à  couvrir  la  toile,  c'était  de  la 
peinture  panoramique.  Souvent  il  s'égare  dans  des  con)positions 
mystiques,  de  grandes  machines  d'une  tonahié  violacée  :  le  Déluge, 
la  Découverte  de  l' Amérique ^  une  Tempête,  autant  de  prétextes  à 
ces  immenses  décors.  Mais  quand  il  revient  à  ses  plages  de  Crimée, 
à  ses  matinées  de  Mer-Noire,  dormant  dans  la  brume  rose,  quand 
il  veut  travailler  et  serrer  son  sujet,  M.  Aïvazovski  nous  donne  des 
œuvres  exquises,  dignes  des  vieux  Hollandais.  M.  Soutkovski,  un 
autre  peintre  de  mer,  dépense  un  plus  grand  labeur,  ses  grèves 
sont  estimables  ;  mais  il  ne  trouvera  jamais  les  visions  rapides  et 
justes  de  son  inégal  confrère.  Ji.  Bogoliubof  croit  peut-être  que 
j'oubUe  ses  fines  marines,  ses  jolies  vues  de  villes  à  vol  d'oiseau  ; 
non  certes,  mais  j'étudie  de  préférence  des  tempéramens  russes, 
je  n'ai  pas  à  faire  connaître  en  France  ce  petit  groupe  d'artistes, 
naturalisés  Parisiens,  qui  a  appris  dans  nos  ateliers  toutes  les  habi- 
letés, toutes  les  roueries  de  la  peinture  de  genre;  M.  BogoUubof 


52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nous  appartient,  ainsi  que  M.  Edelt'elt,  un  assidu  de  nos  Salons, 
et  M.  Pochitonof,  l'auteur  de  ces  vues  minuscules  d'Ukraine,  si 
vraies,  si  curieusement  fouillées,  qui  ont  déjà  valu  à  ce  peintre  de 
grand  avenir  le  surnom  de  Meissonnier  du  paysage.  Ces  messieurs 
ont  pris  à  notre  école  des  habitudes  de  travail  et  un  souci  de  l'élé- 
gance qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  tendances  signalées  chez 
les  Russes  originaux. 

La  peinture  m'a  trop  retenu  ;  pourtant  que  de  remords  me  res- 
tent, devant  les  cinq  cents  numéros  du  catalogue  !  Les  artistes  de 
mérite  que  j'ai  omis  de  citer  me  pardonneront  ;  je  devais  présenter  à 
notre  public  quelques  types  plutôt  qu'une  énumération  de  noms  peu 
connus  de  lui.  Saluons  en  nous  éloignant  la  mémoire  de  M.  Péiof  ; 
il  y  a  de  la  simplicité  et  de  la  bonne  humeur  dans  les  t-cènes  bour- 
geoises cie  ce  peintre  que  l'académie  de  Moscou  vient  de  perdre. 
Remarquons  des  rapports  de  tons  bien  délicats  dans  les  Pêcheurs  de 
M.  Poliénof,  des  parties  excellentes  dans  le  Christ  chez  Marthe  et 
Marie  de  x\L  Chapalof,  une  exécution  vigoureuse  dans  les  Derniers 
Momens  d'Olrêpief  de  M.   Vénig.  M.  Svertchkof  méritait  aussi  de 
nous  arrêter;  il  y  a  infiniment  d'observation  et  d'esprit  dans  le 
Départ  de  cette  vieille  dame,  qui  se  case  péniblement  dans  sa  berline 
de  voyage  avec  sa  valetaille,  ses  chiens  et  ses  oiseaux  ;  M.  Svertch- 
kof décrit  avec  entrain  la  vie  russe,  les  troïkas  qui  fendent  l'espace  ; 
j'aime  moins  son  portrait  de  Skobelef,  un  peu  veule.  Gela  ne  me 
rend  pas  la  vaillante  tournure  du  général  blanc.  Ce  n'est  pas  ici  que 
lafoule  vient  le  chercher  àcette  heure:  suivons  la  foule,  on  compreii- 
dra  que  le  voyageur  se  laisse  distraire  un  instant  de  sou  sujet  par 
ce  qui  est  aujourd'hui  l'unique  préoccupation  de  tout  ce  qui  l'en- 
toure. —  Au  moment  même  où  j'entrais  à  Moscou,  les  cloches  à  qui 
la  pieuse  cité  dit  tous  ses  secrets  lançaient  de  sourdes  volées  dou- 
loureuses :  le  peuple  inondait  les  rues,  refluait  sur  les  toits,  silen- 
cieux et  navré;  il  regardait  passer,  partir  le  corps  du  plus  cher  enfant 
de  la  patrie.  A  voir  cette  désolation  si  unanime,  si  sincère,  on  eût 
pu  croire  que  cette  bière  emportait  tout  l'espoir  delà  Russie. — Pour 
comprendre  ce  que  fut  l'adopiion  passionnée  de  ce  jeune  soldat  par 
tout  un  pays,  il  faut  avoir  vu  de  près  combien  ses  qualités  et  ses 
défauts  étaient  la  représentation  exacte  de  l'âme  russe:  àme  chan- 
geante et  extrême,  capable  de  tout  faire  et  toujours  avec  excès.  Au 
hasard  des  heures,  ou  laissait  un  grand  enfant  turbulent,  on  retrou- 
vait un  calculateur  habile  et  froid;  tantôt  il  boudait  silencieux,  tan- 
tôt c'était  le  charme  de  la  plus  chaude  parole  qu'il  m'ait  été  donné 
d'entendre;   un  jour  un  nerveux  abattu,  le  lendemain  le  bogatyr 
des  légendes  slaves,  à  qui  le  monde  semblait  trop  petit  à  dévorer. 
Il  gardait  la  suite  patiente  de  la  volonté  sous  la  fantaisie  des  caprices, 
se  donnant,  se  reprenant,  se  dérobant.,  mais  toujours  ivre  de  peu- 


l'exposition  de   MOSCOU.  53 

sée  el  d'action.  Jamais  peut-être,  depuis  le  xvp  siècle,  la  vie  ne  s'é- 
tait condensée  dans  une  créature  humaine  avec  une  intensité  aussi 
effrayante,  aussi  superbe.  Ce  n'est  pas  la  mort  qui  l'a  abattu,  c'est 
l'excès  et  comme  l'étouffement  de  la  vie.  Il  y  a  pour  l'élite  de  cette 
race  je  ne  sais  quelle  loi  tragique  qui  foudroie  avant  quarante  ans, 
en  pleine  fleur,  tous  ceux  qui  montent  trop  haut  :  rappelez-vous  les 
grands  poètes,  Pouchkine,  Lermontof  ;  Michaïl  Dmitritch,  le  poète 
de  l'épée,  était  de  leur  famille.  C'est  peut-être  pour  cela  que  la 
Russie  l'aimait  tant,  comme  les  mères  aiment  les  enfans  qui  doivent 
mourir,  qu'elle  l'aimait  dans  ses  folies  au  moins  autant  que  dans 
son  génie,  toujours  comme  les  mères.  On  a  vu  à  Moscou  des  femmes 
du  peuple  sanglotant  par  les  rues  devant  les  images,  des  moujiks, 
accourus  trop  tard  pour  saluer  le  corps,  qui  baisaient  l'acier  des 
rails  derrière  le  train  fuiièbre.  Il  y  a  longtemps  qu'une  nation  n'a- 
vait dit  à  un  des  siens,  avec  autant  de  confiance  et  d'orgueil,  le  Tu 
Marcellus  eris!  A  cette  heure,  elle  couvre  la  jeune  tombe  de  ces 
fleurs  que  demandait  le  poète  latin,  elle  y  entasse  les  couronnes  de 
laurier,  et  comme  s'il  fallait  à  ce  capitaine  des  funérailles  dignes 
de  la  vraie  guerre,  au  moment  où  les  archimandrites  psalmodiaient 
les  dernières  prières  dans  l'église  des  Trois  Prélata,  les  télégrammes 
nous  annonçaient  qu'il  y  avait  quelque  part  sur  la  mer  des  flottes 
qui  bombardaient  une  ville  ;  il  semblait  que  le  furieux  soldat,  à  la 
minute  où  il  tombait  dans  le  silence  de  la  mort,  eût  soufflé  son  âme 
et  sa  voix  à  des  canons  qui  voulaient  parler. 

III. 

La  sculpture  est  loin  de  s'être  fait  en  Russie  une  place  propor- 
tionnée à  celle  qu'occupe  la  peinture.  Des  causes  extérieures  ont  con- 
tribué à  ce  retard.  Le  sol  russe  ne  fournit  presque  pas  de  marbre; 
cette  rude  terre  ne  porte  que  du  granit.  Les  marbres  d'Italie  s'accli- 
matent à  grand'peine  sous  ce  ciel  inclément;  ils  s'écaillent  parles 
gelées  de  30  degrés.  Chaque  automne,  on  emprisonne  les  statues 
des  jardins  impériaux  dans  des  guérites  de  bois  ;  malgré  ces  pré- 
cautions, les  pauvres  italiennes  exilées  ont  perdu  des  doigts,  des 
oreilles,  des  nez,  comme  les  invalides  des  guerres  russes.  Le  passé 
d'un  art  est  toujours  religieux  ;  or,  la  religion  orthodoxe  a  supprimé 
la  sculpture,  en  proscrivant  des  temples  et  des  tombeaux  la  repro- 
duction de  la  figure  humaine  en  ronde  bosse.  Enfin,  sur  ces  places 
glacées  où  les  grands  hommes  ne  peuvent   habiter  que   dans  un 
manteau  de  bronze,  l'étiquette  monarchique  avait  inlerdii,  jusqu'à 
une  époque  récente,  les  honneurs  du  bronze  pour  le  génie  civil  ;  on 
ne  dressait  de  statues  qu'aux  souverains  et  à  quelques  hommes  de 
guerre  illustres.  On  me  montrait  naguère  à  Kazan  le  monument  de 


Oa  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Derjavine,  inaugaré  depuis  peu  dans  le  jardin  de  la  ville:  je  m'é- 
tomiais  de  voir  au  vieux  poète  le  costume  à  la  mode  en  18/iO,  poul- 
ies statues,  c'est-à-dire  la  toge  romaine  battant  des  mollets  nus, 
chaussés  de  cothurnes.  On  me  répondit  que  le  monument  datait,  en 
effet,  de  cette  époque;  mais  l'empereur  Nicolas,  apprenant  qu'on 
voulait  l'ériger  dans  un  lieu  public,  fronça  le  sourcil  et  ordonna  de 
reléguer  dans  la  cour  de  l'université  le  père  de  la  poésie  russe. 
Réduit  à  ne  fondre  que  des  souverains  et  des  conquérans,  un  sta- 
tuaire suffisait  à  la  rigueur  pour  tout  l'empire,  comme  il  suffit  d'un 
bourreau  dans  les  états  où  il  se  commet  peu  de  crimes.  La  compa- 
raison n'est  injuste  qu'à  demi  ;  on  a  fort  maltraité  Paul,  Alexandre  P'", 
jNicolas  et  leurs  maréchaux,  dans  les  statues  mesquines  qui  les 
représentent  sur  les  places  de  Samt-Pétersbourg  :  les  artistes  d'alors 
ne  s'inspirèrent  pas  de  l'adaiirable  Pierre  le  Grand  de  Falconet. 
Aujourd'hui,  les  écrivains  émancipés  cummencani  à  apparaître  dans 
les  villes  qui  tirent  gloire  de  leur  naissance  ;  ces  hommages  publics 
témoignent  d'mie  piété  patriotique  plus  que  d'un  art  très  avancé. 
Pouchkine  a  enfin  sa  statue  à  Moscou  ;  mais  sous  ce  raglan,  dans 
ces  gros  souhers  et  cet  horrible  pantalon  de  bronze,  avec  son  air 
soucieux  qui  voudrait  être  fatal,  le  poète  des.  Tziganes  ressemble 
trop  à  UM  notaire  de  province,  rêvant  à  la  perte  d'un  procès. 

Bannie  des  églises  et  des  lieux  publics,  réduite  à  la  décoration 
intérieure  des  maisons,  la  sculpture,  cet  art  sévère  qui  vit  de  foi 
profonde  et  de  grandes  ambitions,  devait  se  borner  à  un  idéal  très 
modeste.  Elle  se  contenta   longtemps,  elle  aussi,  d'imiter  de  son 
mieux  les  modèles  italiens  et  français,  à  une  époque  où  il  n'y  avait 
plus  de  modèles  itahens  et  français;  elle  ne  sortit  guère  du  genre 
maniéré  et  de  la  statuette  d'ameublement.  L'exposition  de  cette 
année  ne  permet  pas  encore  de  prévoir  une  renaissance  nationale; 
il  n'y  aurait  rien  à  en  dire,  si  une  exception  considérable  ne  faisait 
pardonner  la  médiocrité  générale.    La   Piussie  ne  possède  qu'un 
sculpteur,  mais  l'un  des  plus  grands  à  coup  sur  de  noire  temps, 
M.  Antokolski.  Il  n'y  a  pas  à  chercher  ici  l'influence  d'école  ou  de 
race,  —  M.  Antokolski  est  i^raélite,  —  il  n'y  a  qu'à  saluer  une  indi- 
viduahté  puissante,  sans  liens  appréciables  avec  le  milieu  où  elle 
s'est  produite.  Le  Christ  de  cet  artiste  a  obtenu,  si  je  ne  me  trompe, 
une  des  grandes  récompenses  à  l'exposition  universelle  de  1878; 
la  gravure  a  popularisé  son  Iv^n  IV.  On  a  reproché  à  cette  belle 
œuvre  une  parenté   trop  directe  avec  le  Voltaire  de  Houdon  ;  le 
vieux  tsar  est  posé  dans  le  fauteuil  d'où  il  se  soulève  avec  peine,  la 
main  crispée  sur  un  des  bras  du  siège,  comme  le  philosophe  dans 
la  célèbre  statue  de  la  Comédie-Française,  dont  la  bibliothèque  de 
Pétersbourg  possède  un  double.   De  la  main  gauche,  Ivan  le  Ter- 
rible égrène  un  rosaire;  à  portée  de  cette  main,  l'épieu  ferré  avec 


l'exposition  de  MOSCOU.  55 

lequel  il  tua  son  fi's  dans  un  accès  de  fureur.  Près  de  la  mort,  le 
despote  rassemble  toute  son  énergie  pour  vivre  et  commander 
encore  ;  on  sent  la  volonté  tendue  comme  les  muscles  de  ce  col  et 
de  cette  face  sournoise;  on  devine  que  devant  ces  prunelles  ardentes 
passent  les  ombres  formidables  des  trois  mille  quatre  cent  soixante- 
dix  suppliciés  inscrits  sur  le  Synodiquc  de  saint  Cyrille.  Le  jeu  de 
ces  membres  cassés  par  l'âge,  les  plis  des  draperies  qui  les  cou- 
vrent, tout  cela  est  d'un  maître  sûr  de  son  œil  et  de  sa  main.  A 
Moscou,  M.  Antokolski  a  exposé  un  Socrnie  mom^ant-  ce  n'est  pas 
la  meilleure  de  ses  productions.  Cet  affreux  vieillard,  que  les  Athé- 
niens, amis  de  la  beauté,  empoisonnèrent  sans  doute  à  cause  de  sa 
laideur,  est  affaissé  sur  son  siège,  les  jambes  étendues  et  raidies; 
la  tête  retombe  sur  la  poitrine,  un  drap  cache  le  torse  jusqu'aux 
genoux.  Cette  pièce  d'étoffe  a  été  jetée  avec  un  art  consommé  ;  elle 
trahit  la  rigidité  et  le  reste  de  vie  du  corps.  Il  faut  savoir  gré  au 
sculpteur  de  n'avoir  mis  dans  sa  statue  aucun  réalisme  de  mauvais 
aloi  ;  pas  de  spasmes,  pas  de  contorsions  :  la  mort  du  sage  garde  sa 
dignité.  Le  faire  est  large,  l'œuvre  prisf  en  plein  marbre.  J'ai  eu  le 
plaisir  de  voir  dans  l'atelier  de  l'artiste,  à  Paris,  un  Spinoza  sou- 
riant et  pensif,  qui  figurera  dignement  à  côté  de  ses  aînés.  La 
Russie  peut  se  consoler  de  ne  pas  posséder  une  pléiade  de  sculp- 
teurs ;  ils  sont  rares  partout  de  nos  jours,  et  mieux  vaut  en  avoir 
un  de  cette  taille  que  dix  ordinaires.  Ajouterai-je  qu'il  serait  équi- 
table, en  faisant  le  procès  d'une  race  qu'on  supporte  avec  peine, 
de  se  souvenir  qu'elle  a  donné  ce  jeune  maître  à  l'art  national?  — 
Quand  on  quitte  M.  Antokolski,  on  a  vite  fait  le  tour  de  la  galerie 
de  sculpture.  Certainement  M.  Bock,  M.  Tchijof,  connaissent  leur 
métier;  mais  ces  Amours,  ces  Psychés,  ces  gamins  du  Transtevère, 
on  les  retrouverait  dans  chaque  studio  de  Rome  ouvert  à  la  clientèle 
américaine.  Les  bustes  de  littérateurs  de  M.  Bernstam  ont  de  la 
physionomie  ;  dans  tout  ce  modelé  je  vois  bien  la  jjaite,  comme  on 
dit,  je  ne  sens  pas  la  griffe  des  vrais  possédés  de  l'art.  Si  je  ne  parle 
pas  des  petits  chevaux  kosaks  de  M.  Lanseret,  c'est  que  nous  rever- 
roiis  cet  animalier,  si  expert  dans  sa  spécialité,  aux  bronzes  d'art. 
Avant  de  sortir,  regardons  par  curiosité  cette  dame  dévêtue,  une 
Phrynô,  je  crois,  qui  a  eu  la  coquetterie  de  garder  des  bas  de  soie 
avec  des  broderies  stuquées  sur  les  coutures  :  l'Athénienne  serait 
"sûre  de  son  acquittement  devant  un  jury  de  bonnetiers. 

Les  études  et  les  projets  exposés  dans  la  section  d'architecture 
nous  apprennent  les  efforts  des  académies  russes  pour  constituer 
un  art  national.  Ces  tentatives  sont  toutes  nouvelles.  Jusqu'ici,  la 
Russie  ne  possédait,  à  vrai  dire,  aucun  monument  civil,  sauf  les 
palais  impériaux  construits  par  ritalien  Rastrelli  ;  les  églises,  en 
général  fort  petites,  étaient  bâties  avec  très  peu  de  variantes  sur 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plan  de  la  Sainte-Sophie  de  Kiew,  réduction  assez  gauche  de  la 
célèbre  Sainte-Sophie  byzantine.  L'ne  église  de  campagne  en  France 
a  plus  d'élévation  et  de  superficie  que  les  cathédrales  historiques 
du  Krendin.  Je  ne  fais  pas  entrer  en  ligne  de  compte  les  deux  tem- 
ples fastueux  de  Pétersbourg,  Notre-Dame  de  Kazan,  calquée  sur 
Saint-Pierre  de  Rome,  et  Saint-Isaac,  monument  grandiose,  mais 
qu'un  architecte  ne  peut  songer  à  reproduire  s'il  n'a  pas  un  nombre 
respectable  de  millions  à  son  ciédit.  Nulle  ornementation  extérieure 
sur  les  églises  russes,  sauf  des  coupoles  de  métal  plus  ou  moins 
nombreuses,  plus  ou  moins  peintes  et  dorées;  les  lidèles  repor- 
taient tout  leur  goût  de  magnificences  sur  les  orfèvreries  de  l'inté- 
rieur.—  Les  architectes  russes,  à  la  recherche  d'une  forme  monu- 
mentale, se  proposent  une  tâche  fort  ardue.  D'une  part,  ils  sentent 
bien  qu'ils  doivent  faire  grand;  dans  ce  pays,  la  terre,  les  horizons, 
les  cités,  leurs  places  et  leurs  rues,  les  hubiiudes  de  vie  et  les  aspi- 
rations, tout  est  large  et  grand;  l'harmonie  secrète  des  choses 
exige,  tout  au  moins  pour  les  édifict  s  du  culte,  des  proportions 
majestueuses,  de  la  hardiesse  et  de  l'élévation.  D'autre  part,  ces 
architectes  se  font  un  point  d'honneur  national  dt;  rester  attachés 
aux  traditions  du  moyen  âge  russe,  aux  élémens  de  construction 
employés  par  leurs  aïeux.  Les  traditions  du  moyen  âge,  ce  sont  les 
églises  nues,  étroites,  dont  j'ai  parlé,  et,  pour  les  besoins  de  la  vie 
civile,  les  petits  palais  des  Ivans,  de  Boris  Godounof,  ces  maison- 
nettes élégantes  qu'on  appelle  les  téréma  et  dont  le  plus  modeste 
bourgeois  ne  se  contenterait  pas  aujourd'hui.  Les  éléaiens  romano- 
byzantins  qui  constituent  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  le  style 
russe,  ne  soutirent  que  des  dimensions  exiguës  ;  ce  sont  les  colon- 
nettes  courtes  et  trapues,  étranglées  au  milieu,  les  baies  étroites 
aux  cintres  écrasés,  les  coupoles  ramassées.  Gomment  approprier 
ces  traditions  et  ces  instrumens  rebelles  aux  exigences  de  la  vie 
moderne?  Ajoutez  à  cela  l'absence  générale  de  pierre  de  taille  en 
Russie,  la  nécessité  de  l'aller  chercher  fort  loin  et  à  grands  frais,  ou 
de  bâtir,  comme  on  a  fait  jusqu'ici,  en  très  petit  appareil,  presque 
toujours  en  briques.  L'embarras  des  artistes  est  visible  dans  les  plans 
et  les  esquisses  qu'ils  envoient  à  Moscou  ;  leur  fantaisie  est  encore 
à  l'aise  tant  qu'il  s'agit  d'édicules,  de  monumens  commémoratifs, 
de  chapelles  expiatoires  ;  dès  qu'ils  abordent  les  grands  édifices, 
les  uns  s'en  tirent  par  des  superpositions  de  coupoles  à  finfini,  d'un 
effet  assez  lourd,  les  autres  par  des  développemens  qui  enlèvent 
tout  caractère  aux  éiémens  employés.  Dans  la  pratique,  un  seul 
essai  a  été  tenié  à  ma  connaissance,  la  cathédrale  du  Sauveur  à 
Moscou.  La  vieille  capitale,  qui  compte  tant  d'églises,  n'en  possé- 
dait pas  une  où  la  pompe  des  cérémonies  pût  se  déployer  libre- 
ment; elle  a  consacré  des  sommes  considérables  à  la  construction 


l'exposition   de   MOSCOU.  57 

d'un  temple  aux  vastes  proportions.  On  vient  de  l'achever  :  l'inté- 
rieur est  grandiose  et  d'un  luxe  éblouissant  ;  l'architecte  a  prodigué 
les  porphyres  précieux  de  l'Oural,  les  revêtemens  de  labrador  et 
de  jaspe.  A  l'extérieur,  c'est  un  énorme  cube  de  pierre,  aux  profils 
pesans,  rigides  et  tristes,  qui  ne  donne  pas  la  mesure  de  son  élé- 
vation réelle  et  de  ses  dimensions  intérieures.  Peut-être  les  cher- 
cheurs trouveraient-ils  d'heureuses  inspirations  dans  l'étude  de  la 
cathédrale  de  Zvénigorod,  de  la  fin  du  xiii"  siècle,  où  l'harmonie 
de  l'ensemble  résulte  d'une  proportion  parfaite  entre  la  hauteur  du 
vaisseau  et  celle  de  la  lanterne  cylindrique  qui  supporte  une  cou- 
pole unique.  Dans  l'architecture  civile,  il  y  a  un  parti  à  tirer,  pour 
l'ornementation  extérieure,  de  ces  revêtemens  de  terres  émaillées, 
introduits  en  Russie  par  les  Orientaux;  on  ne  craint  pris  les  cou- 
leurs vives  ici;  la  plus  gracieuse  relique  du  temps  passé  est  cer- 
tainement ce  pavillon  conservé  dans  l'ancien  couvent  de  Kroutitzki, 
où  les  carreaux  de  faïence  et  une  dentelle  de  pierre  peinte  déco- 
rent les  entre-deux  de  fenêtres  renaissance.  —  Mais  tout  cela  ne 
résout  pas  le  problème  des  vastes  édifices,  maintenus  dans  le  style 
russe;  je  crains  bien  qu'il  ne  soit  insoluble. 

Tous  les  arts  du  dessin  sont  représentés  à  Moscou  ;  je  ne  pense 
pas  qu'il  faille  attacher  une  grande  importance  à  la  section  d'aqua- 
relle et  de  gravure.  M.  Sokolof,  le  meilleur  des  aquarellistes  russes, 
n'y  figure  pas;  M.  Yillier  expose  un  de  ces  peths  paysages  qu'il 
traite  dans  un  sentiment  très  moderne.  Depuis  quelques  années, 
le  talent  de  nos  artistes  a  poussé  ce  genre  si  loin  que  nous  sommes 
involontairement  sévères  pour  l'infériorité  des  productions  étran- 
gères. Quant  à  la  gravure,  il  est  bien  difficile  d'implanter  ce  bel  art 
dans  un  terrain  nouveau,  alors  que  la  concurrence  des  procédés 
scientifiques  le  menace  jusque  dans  les  vieilles  écoles  où  il  a  des 
traditions  glorieuses.  Soyons  d'autant  plus  reconnaissans  à  ceux 
qui  s'y  consacrent,  comme  M.  Pojalostine,  le  graveur  de  portraits, 
et  M.  Ghichkine;  ce  dernier  attaque  le  paysage  avec  un  burin  un 
peu  sec,  mais  non  sans  vigueur.  La  curiosité  de  cette  section,  c'est 
l'évangile  manuscrit,  orné  de  miniatures,  de  M.  Solovief.  Ce  singu- 
lier artiste,  un  oublié  du  moyen  âge,  s'est  avisé  d'enfouir  un  labeur 
de  bénédictin  et  des  dons  exceptionnels  dans  ces  travaux  archaï- 
ques désormais  sans  but.  On  passerait  des  heures  à  feuilleter  ces 
pages.  Quelle  prodigieuse  richesse  d'invention!  quelle  fantaisie  dans 
ces  figurines,  ces  agencemens  de  capitales  et  de  culs-de-lampe! 
quelle  science  du  coloris  dans  ces  petites  scènes  discrètement  tein- 
tées, ces  personnages  monochromes,  ces  camaïeux  et  ces  grisailles! 
J'ai  eu  occasion  de  voir  un  recueil  de  légendes  slaves  enluminé  par 
M.  Solovief  et  peut-être  supérieur  à  son  évangile.  11  y  a  là  par  dou- 
zaines des  compositions  absolument  originales,  et  si  sincères,  si 


58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

naïves  qu'elles  excluent  toute  idée  de  pastiche.  L'horame  qui  a  fait 
cela  ne  peut  plus  se  trouver  qu'en  Russie;  il  serait  bien  curieux  à 
connaître  :  il  doit  sentir  et  imaginer  comme  un  moine  du  xv®  siè- 
cle. Si  son  œuvre  s'égarait  dans  quelque  vente  de  bibliophile, 
des  amateurs  la  couvriraient  d'or,  la  prenant  pour  une  relique  du 
passé. 

L'orfèvrerie  me  seiTÏra  de  transition  pour  passer  aux  arts  indus- 
triels. Faut-il  la  placer  en-deçà  ou  au-delà  de  cette  hmite  arbi- 
traire? C'est  bien  relatif:  personne  n'a  jamais  eu  l'idée  d'accoler 
le  mot  industriel  aux  travaux  d'un  Cellini  ;  toutes  proportions  gar- 
dées, j'ai  conscience  de  l'appliquer  à  ceux  de  M.  Ovtchinnikof. 
Nous  sommes  ici  devant  la  manifestation  d'art  la  plus  vivace  et  la 
plus  originale  du  goût  russe.  Leurs  orfèvres  avaient  depuis  long- 
temps une  réputation  européenne;  après  l'exposition  de  Moscou, 
ils  peuvent  se  dire  sans  rivaux,  de  l'aveu  unanime  des  étrangers. 
Cette  supériorité  tient  en  partie  aux  lois  si  puissantes  de  l'offre  et 
de  la  demande.  Dans  ce  pays,  où  les  autres  artistes  ont  à  lutter 
contre  mille  difficultés,  tout  conspire  au  succès  de  l'argentier;  sans 
parler  de  la  pieuse  munificence  qui  enrichit  sans  cesse  les  trésors 
des  églises,  toutes  les  habitudes  de  la  vie  russe  réclament  son  con- 
cours; les  marques  d'attention  du  souverain,  les  témoignages  de 
dévoûment  que  lui  retournent  ses  sujets,  l'esprit  corporatif,  les 
jubilés  après  un  certain  nombre  d'années  de  service,  les  anniver- 
saires, tout  se  traduit  en  Russie  par  un  échange  continuel  d'objets 
d'art  d'un  grand  prix,  dont  on  laisse  l'invention  à  la  fantaisie  de 
l'artiste.  Vous  n'ouvrirez  pas  un  journal  sans  y  lire  que  telle  assem- 
blée de  province  a  voté  quelques  milliers  de  roubles  pour  off'rir 
à  l'empereur  une  coupe,  un  plat  en  mémoire  de  tel  événement; 
qu'un  régiment  a  fait  de  même  pour  son  colonel,  les  bourgeois 
d'une  ville  pour  quelque  personnage.  Ce  sont  les  habitudes  de  la 
vie  monarchique  et  municipale  au  moyen  âge  :  on  sait  comme  elles 
stimulèrent  les  argentiers  d'autrefois.  Je  ne  doute  pas  que,  dans 
les  mêmes  conditions,  nos  artistes  parisiens  ne  lissent  des  mer- 
veilles; mais,  sauf  quelques  surtouts  de  table,  que  leur  demande- 
t-on?  Combien  d'amateurs  viennent  leur  donner  carte  blanche  pour 
imaginer  un  objet  d'art  pur,  sans  préoccupations  utilitaires?  Je  n'ai 
jamais  lu  dans  la  gazette  qu'un  conseil  municipal  ait  voté  25,000  fr. 
pour  off'rir  un  plat  d'argent  à  M.  le  président  de  la  république.  — 
Cette  année,  les  grands  orfèvres  de  Moscou  sont  sur  les  dents;  les 
commandes  se  sont  multipliées  en  prévision  du  couronnement;  on 
peut  les  admirer  dans  les  vitrines  de  MM.  Sazikof,  Chliebnikof,  dans 
celle  de  M.  Ovtchinnikof,  qui  tient  la  tète  par  la  fertiHté  de  l'inven- 
tion et  la  perfection  du  travail.  Voici  des  plats  curieusement  ciselés, 
représentant  des  scènes  de  l'histoire  nationale,  des  aiguières,  des 


l'exposition   DE   MOSCOU.  59 

samovars  à  la  panse  renflée  surmontés  d'animaux  archaïques  ;  sur 
l'argent  mat  courent  des  cordons  d'inscriptions  en  lettres  slavonnes, 
qui  jouent  dans  l'ornementation  russe  le  même  rôle  que  les  sen- 
tences koufiques  dans  l'ornementation  arabe.  Le  style  national,  qui 
trahit  la  grande  architecture,  est  parfaitement  approprié  au  travail 
des  métaux  précieux,  avec  ses  élémens  raccourcis,  ses  lignes  raides, 
son  bariolage  de  couleurs.  On  sait  quelle  place  tient  dans  l'orfèvre- 
rie moscovite  l'emploi  des  émaux  mariés  à  l'or  ou  à  l'argent  mat. 
Le  danger  de  cette  décoration  est  dans  le  ton  criard  que  donne 
parfois  cette  accumulation  de  losanges  verts,  rouges  et  bleus. 
M.  Ovtchinnikof  a  trouvé  un  outremer  très  pâle,  d'un  effet  char- 
mant dans  les  rainures  d'un  service  d'argent.  Ce  môme  artiste  a 
voulu  se  signalera  l'exposition  par  une  conquête  plus  importante; 
il  a  ressuscité  le  procédé  ])yzantin  des  émaux  cloisonnés  appliqués 
à  la  figure  humaine.  Jusqu'ici,  sur  les  pièces  émaillées,  on  se  con- 
tentait de  peindre  les  figures;  l'orfèvre  de  Moscou  nous  présente  un 
évangéliaire  avec  le  Christ  en  croix  et  les  douze  apôtres,  repro- 
duits en  cloisonné.  Les  nervures  d'or  figurent  les  côtes,  les  saillies 
des  muscles  et  des  os;  la  pâte  rose  simule  la  chair.  Le  résultat  n'est 
pas  encore  parfait,  mais  le  procédé  est  acquis,  M.  Ovtchinnikof  a 
dérobé  un  autre  secret  aux  Japonais;  il  expose  deux  pots  d'un  bel 
émail  rouge  avec  des  applications  de  feuillages  en  argent;  l'ombre 
portée  par  ces  feuillages  est  naturellement  obtenue  sur  l'émail  par 
un  artifice  de  cuisson.  Je  n'en  finirais  pas  d'énumérer  les  trouvailles 
et  les  élégances  accumulées  dans  cette  salle,  les  nielles  délicates, 
imitées  du  Caucase  et  bien  perfectionnées,  les  nimbes  ô'irones  en 
gemmes  et  émaux  copiés  sur  le  diadème  d'une  tsarine  du  xvii'' siècle, 
les  couvertures  de  missels  où  le  filigrane  de  vermeil  et  les  réseaux 
de  perles  enlacent  élégamment  des  fleurs  d'émail  blanc.  11  faut  se 
borner  et  terminer  en  admirant  la  pièce  de  résistance  de  l'exposi- 
tion, le  monument  symbolique  de  la  libération  des  Bulgares,  tou- 
jours chez  M.  Ovtchinnikof.  Ce  monument,  d'un  mètre  de  haut, 
représente  un  cavalier  abritant  une  jeune  fille  dans  les  plis  du  dra- 
peau sur  un  socle  de  marbre  rouge;  par  une  heureuse  invention, 
on  a  rompu  la  monotonie  du  socle  en  faisant  courir  &ur  les  plinthes 
deux  soldats.  Bulgare  et  Monténégrin.  Ces  deux  figurines  sont  exé- 
cutées avec  une  hardiesse  et  un  sentiment  de  vie  dignes  de  la  renais- 
sance. J'ai  plaisir  à  constater  qu'elles  ont  été  modelées  par  un  de 
nos  compatriotes,  M.  Lanseret,  le  même  qui  a  renouvelé  ici  le 
bronze  d'art  avec  ses  groupes  de  chevaux  kosaks  et  de  bachi- 
bozouks  si  naturels,  si  mouvementés.  Ce  jeune  artiste  fait  autant 
d'honneur  à  sa  patrie  d'origine  qu'au  pays  où  il  travaille. 

Je  vais  être  injuste  et  ne  donner  que  quelques  lignes  à  l'art  indus- 
triel et  décoratif,  m'étant  laissé  trop  entraîner  par  son  grand  frère. 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

11  mériterait  mieux.  Nulle  part  la  transformation  n'a  été  plus  rapide 
et  plus  complète  en  Russie.  Il  y  a  peu  d'années,  quand  ce  pays  vou- 
lait fabriquer  lui-même,  il  empruntait  les  modèles  ou  les  dessina- 
teurs à  l'étranger.  Aujourd'hui,  il  pourrait  prêter  aux  autres.  Il 
n'est  que  juste  de  nommer  les  grandes  écoles  auxquelles  ce  résul- 
tat est  dû.  C'est,  à  Moscou,  l'école  Strogonof  ;  à  Saint-Pétersbourg, 
l'école  de  dessin  généreusement  fondée  par  le  baron  Stiegliz,  qui 
vient  d'ouvrir  et  qui  compte  déjà  des  centaines  d'élèves;  l'école  de 
la  société  d'encouragement,  qui  a  dépassé  le  chiffre  de  mille  élèves 
en  quelques  années.  Un  lettré  et  un  artiste,  un  homme  de  bien, 
M.  Gregorovitch,  s'est  voué  à  cette  dernière  avec  toutes  les  forces 
de  son  intelb'gence;  il  a  obtenu  ces  succès  rapides  par  la  seule  vertu 
de  l'initiative  privée  et  sans  aide  officielle,  phénomène  rare  en  Rus- 
sie. Enfin ,  les  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  se  font  un 
devoir  d'entretenir  chacune  une  école  de  dessin  pour  leur  person- 
nel. Un  esprit  très  large  dirige  l'enseignement,  on  va  chercher  les 
modèles  un  peu  partout,  en  France,  en  Allemagne,  à  Kensington, 
en  Orient.  Dans  ces  conditions ,  il  est  presque  impossible  qu'une 
vocation  sérieuse  ne  trouve  pas  où  se  développer.  Tous  ces  établis- 
semens  ont  leur  exposition  particulière  à  Moscou  ;  on  voit  ce  qui 
existait,  il  y  a  dix  ans,  des  essais  gauches,  sans  goût,  sans  style, 
et  ce  à  quoi  l'on  est  arrivé  aujourd'hui  :  un  dessin  habile,  inventif, 
l'accommodation  du  style  russe  aux  besoins  de  l'orfèvrerie,  de  la 
ferronnerie,  de  la  céramique,  de  l'ameublement,  des  impressions 
sur  tissus.  C'est  de  là  que  sortent  les  cartons  élégans  qui  ont  per- 
mis aux  étoffes  imprimées  de  faire  si  bonne  figure  à  l'exposition. 
Des  procédés  nouveaux  sont  en  honneur;  ainsi  la  gravure  par  la 
pointe  rouge,  sur  une  planche  de  bois  qui  emprunte  à  l'action  du 
feu  de  beaux  tons  fauves.  On  obtient  de  la  sorte  des  panneaux  de 
meubles  d'un  caractère  très  artistique.  A  vrai  dire,  ce  procédé  ne 
répond  guère  aux  exigences  de  l'industrie ,  il  est  surtout  entre  les 
mains  d'amateurs  qui  en  tirent  un  grand  parti.  Voilà  un  de  ces  pan- 
neaux, représentant  une  paysanne  et  ses  enfans  ;  avec  des  moyens 
si  restreints,  l'artiste  nous  rend  l'illusion  des  différons  bois  du  mo- 
bilier, sapin  ou  bouleau,  il  fait  ressortir  les  tons  respectifs  des  bro- 
deries et  des  linges,  donne  de  l'expression  aux  figures.  Il  y  a  bien 
de  l'esprit  et  de  la  finesse  dans  la  main  qui  a  conduit  ce  trait.  — 
Une  génération  de  dessinateurs  est  formée  ;  la  génération  qui  vient 
donnera  sans  doute  des  ouvriers  pour  travailler  sur  ces  modèles, 
dans  toutes  les  industries  encore  retardées,  l'ameublement,  la  ver- 
rerie, la  céramique.  Cette  dernière   commence  à  se  répandre  en 
dehors  de  la  fabrique  impériale,  fondée  par  Catherine  sur  le  plan 
de  notre  manufacture  de  Sèvres.  M.  MasHanikof  expose  des  faïences 
très  soignées,  des  barbotines,  des  flambés  ;  il  est  parvenu  à  repro- 


l'exposition   de   MOSCOU.  61 

duire  un  trépied  de  Gouttière,  avec  les  guirlandes  et  les  masca- 
lons,  tout  cela  par  tâtonnemens,  par  intuition.  C'est  un  ancien 
paysan  qui  s'est  épris  de  son  métier;  M.  Ovtchinnikof,  l'habile 
orfèvre,  est  parti  du  même  point.  Ceci  est  caractéristique;  les  vraies 
trouvailles  d'art,  aux  grandes  époques,  ne  sont  pas  sorties  d'une 
fabrique  patentée ,  elles  sont  nées  d'efforts  individuels,  obscurs  : 
Palissy  et  tant  d'autres  ont  tâtonné  comme  les  chercheurs  russes 
et  vivaient  dans  un  milieu  social  identique.  —  Je  dois  pourtant 
finir  par  une  critique;  une  des  plus  nobles  industries,  celle  du  livre, 
est  de  cinquante  ans  en  arrière  sur  les  autres  ;  on  traite  avec  trop 
dr'  sans-façon  le  premier  des  produits  du  travail.  Sauf  le  caractère 
d'impression,  généralement  bon ,  tout  est  déplorable  dans  le  livre 
russe  :  le  papier,  le  rapport  entre  la  justification  et  la  marge,  le  bro- 
chage, la  reliure.  Quand  vous  avez  lu  vingt  pages  d'un  volume  bro- 
ché, il  ne  vous  reste  entre  les  mains  qu'un  amas  de  feuilles  volantes. 
Les  éditions  des  classiques,  de  Pouchkine,  de  Gogol,  ne  sont  pas 
assemblées  avec  plus  de  respect  qu'un  vulgaire  prospectus;  si  on 
les  confie  au  relieur,  il  vous  rend  un  grossier  cartonnage,  gaufré 
dans  un  goût  barbare.  Le  livre  russe,  relativement  fort  cher,  devrait 
prendre  exemple  sur  la  belle  et  solide  librairie  anglaise. 

J'ai  fait  part  de  mes  impressions  au  lecteur  en  toute  sincérité  ;  à 
lui  de  tirer  les  conclusions.  Il  a  vu  quelle  puissance  de  travail  et 
quelle  métamorphose  l'exposition  de  Moscou  nous  révèle.  Dans  les 
choses  d'art,  il  a  vu  une  classe  nouvellement  arrivée  à  «  l'intelli- 
gence, »  comme  on  dit  en  Russie,  chercher  avec  ardeur  un  peu  de 
tous  côtés,  mais  surtout  dans  la  tradition  nationale,  l'expression  d'un 
idéal  très  confus.  Tous  ces  esprits  sont  en  marche  vers  un  but  qu'ils 
pressentent  et  ne  voient  pas;  nulle  part  ils  ne  l'ont  atteint,  sur 
quelques  points  isolés  ils  en  approchent.  En  tout  cas,  celui-là  se 
ferait  une  grande  illusion ,  qui ,  regardant  une  seule  face  de  la  vie 
sociale,  croirait  ce  peuple  ralenti,  paralysé,  las  de  vivre  ;  sous  les 
orages  des  hautes  régions,  auxquelles  la  masse  est  plus  indiffé- 
rente qu'on  ne  pense,  la  vie  continue,  crée,  transforme.  L'éter- 
nelle inquiétude  de  l'art  tourmente  beaucoup  de  ces  âmes  neuves, 
les  pousse  à  des  efforts  aventureux,  puérils  et  grossiers  quelque- 
fois. Il  est  grossier  aussi,  et  de  mine  chétive,  le  sable  qui  emplit 
cette  manne,  rapportée  des  fleuves  de  Sibérie  par  les  laveurs  d'or; 
quand  on  l'aura  tamisé  et  affiné,  quand  il  aura  passé  dans  la  four- 
naise et  sous  le  laminoir,  il  en  sortira  un  lingot  d'or  vierge.  Tel 
dédaigne  cette  poignée  de  limon  qui  admire  un  bijou  de  chryso- 
cale luisant  et  séduisant;  le  temps  passe  sur  le  bijou,  il  vous  laisse 
aux  doigts  une  once  de  cuivre  sans  valeur.  Tâchons  de  deviner  et 
de  préférer  le  sable,  de  Sibérie. 

Eugène-Melchior  de  YOGIJÉ. 


DANS    LE    MONDE 


DEUXIEME     PARTIE  a^. 


YI. 

Mars  allait  finir.  Oii  était  en  plein  carême,  —  la  saison  des  exer- 
cices pieux,  lesquels  ne  font  pas  aux  autres  tout  le  tort  qu'on  pour- 
rait croire.  Madeleine,  qui  n'allait  pas  à  l'église  uniquement  par 
convenance  et  éprouvait,  de  loin  en  loin,  un  revenez-y  de  dévotion, 
suivait  avec  une  assiduité  de  bon  ton  les  conférences  pour  dames  du 
père  Olanier,  franciscain  de  mérite,  qui  tenait  la  chaire  de  Sainte- 
Glodlde  et  ne  paraissait  pas  vouloir  la  lâcher  avant  d'avoir  vidé  sur 
son  public  de  mondaines  le  sac  plein  de  vérités  un  peu  crues  qu'il 
avait  apporté.  Ce  prédicateur  apprécié,  qui  savait  procurer  aux 
femmes  l'ineffable  jouissance  de  rougir  pour  le  bon  motif,  appelait 
un  chat  un  chat,  —  quand  il  ne  trouvait  pas  d'appellation  plus  pit- 
toresque. Aussi  les  conférences  sur  la  Femme  chrétienne  étaient- 
elles  en  grande  faveur  dans  tout  le  faubourg;  on  passait  même  l'eau 
pour  venir  les  entendre.  Roger,  lui,  était  venu  plusieurs  fois  tout 
exprès  de  Versailles,  bien  qu'il  ne  semblât  pas  qu'il  dût  rien  y  avoir, 
dans  ces  pieuses  instructions,  qui  fût  particulièrement  à  l'usage 
des  dragons.  Il  y  trouva  pourtant  ce  qu'il  ne  cherchait  pas  :  l'ex- 
plication d'un  singulier  phénomène  dont  son  être  était,  depuis  peu, 
le  théâtre. 

{{)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre. 


DANS   LE    MONDE.  63 

Un  jour  qu'il  était  là,  dans  un  des  bas-côtés,  écoutant  distraite- 
ment, derrière  un  des  piliers  à  colonnettes  de  rèlég.^nte  paroisse, 
les  grands  éclats  de  voix  du  moine  rondelet  et  barbu  qui  s'agitait  en 
chaire,  il  fut  frappé  de  certains  mots  saisis  au  vol.  Il  était  question 
des  liaisons  coupables  qui  portent  en  elles  leur  châtiment,  des  hontes 
du  plaisir  qui  se  font  haut-le-cœur,des  voluptés  sales  qui  se  tournent 
en  dégoûts,  etc.  Le  conférencier  insistait,  avec  une  patience  et  une 
conviction  qui  devaient  bien  étonner  la  grande  majorité  des  oreilles 
ouvertes  pour  l'entendre.  Heureusement,  un  jeune  dragon  était  là, 
qui  put  tirer  quelque  parti  de  toutes  ces  excellentes  choses,  dont  le 
tort  unique  était  de  se  tromper  d'auditoire,  et,  grâce  à  cette  circon- 
stance, le  sermon  ne  fut  pas  entièrement  perdu.  —  Roger,  en  effet, 
dont  la  pensée  venait  d'être  brusquement  ramenée  vers  un  sujet  qui 
l'avait  déjà  plusieurs  fois  occupée,  se  livra  à  une  enquête  intérieure. 
Il  se  demanda' pourquoi,  depuis  quelque  quinze  jours,  il  se  ren- 
dait compte  du  temps  passé  avec  Madeleine  ;  il  chercha  la  raison 
qui,  par  instans,  le  faisait  distrait  dans  les  épanchemens  du  huis- 
clos  et  l'empêchait  de  trouver  aussi  belle  qu'autrefois  celle  qu'il 
avait  tant  aimée  pendant  des  années,  tant  regardée  depuis  trois 
mois.  Le  prédicateur,  à  ce  moment,  tirait  la  conclusion  de  son  dis- 
cours, et,  dans  une  péroraison  vibrante,  montrait  le  Devoir,  con- 
vive austère  qu'on  avait  omis  d'inviter,  arrivant  au  dessert  pour 
éteindre  les  bougies  fumeuses  et  briser  les  coupes  vides  de  ces  fes- 
tins terminés.  Roger  ne  put  le  suivre  sur  les  hauteurs  où  l'entraî- 
nait la  muse  de  l'éloquence  sacrée.  Malgré  lui,  il  se  disait  que  ce 
n'est  pas  une  raison,  parce  qu'on  a  trop  mangé  d'un  plat  pour  se 
condamner  au  jeûne  à  perpétuité.  En  tous  cas,  il  avait  réfléchi: 
c'était  assez,  c'était  trop;  il  ne  pouvait  douter  que  le  feu  sacré  ne 
fût  en  train  de  s'éteindre  en  lui.  En  résumé,  il  avait  été  enfant,  il 
se  sentait  devenir  homme;  ce  n'était  peut-être  pas  le  plus  beau  de 
son  affaire,  mais  c'était,  à  coup  sûr,  la  plus  claire  de  ses  sensations. 

Il  se  souvenait  maintenant  de  tous  ces  regards  féminins  dont,  si 
souvent,  il  avait  senti  la  caresse  enveloppante,  sans  se  soucier  jamais 
de  leur  discret  appel;  il  en  était  presque  à  regretter  ces  invitations 
muettes, parfois  inconscientes,  qu'il  avait  dédaignées.  Âprésentqu'il 
savait  ce  que  valait  l'amour  et  ce  que  durait  le  bonheur  qu'il 
engendre,  il  se  surprenait  à  déplorer  tant  de  plaisir  perdu.  —  Il 
s'expliquait  aussi  pourquoi,  depuis  peu,  lui  qui,  jadis,  ne  regardait 
les  femmes  que  pour  s'assurer  qu'elles  étaient  toutes  inférieures  à 
Madeleine,  il  en  était  arrivé  à  les  regarder  avec  une  sorte  de  com- 
plaisance, trouvant  jusque  dans  les  irrégularités  de  certains  minois 
de  fantaisie  des  charmes  qu'autrefois  il  n'eût  ni  découverts,  ni 
soupçonnés.  Plus  de  doute,  il  était  rassasié,  il  était  las,  mais  non  de 
l'amour  en  général,  comme  le  prédicateur  afïïrmait  qu'on  devait 


6A  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

l'être  apr^s  toute  expérience  malheureuse;  il  n'était  rassasié,  il 
n'était  las  que  de  l'amour  de  Madeleine.  Ce  n'était  pas  une  soif  de 
vertu  quile  travaillait;  c'était  simplement  ce  besoin  d'inconnu,  ce 
désir  de  nouveau,  —  la  plus  honteuse  faiblesse  et  le  plus  vif  pen- 
chant du  sexe  barbu  au  pied  de  faune,  —  cette  fièvre  enfin  de  chan- 
gement, grâce  à  laquelle  : 

Une  maîtresse  un  (antet  bise 
Rit  à  nos  yeux... 

quand  nous  sommes  soûls  de  blancheur. 

Le  moine  venait  de  faire  le  signe  de  croix  final.  Un  bruissement 
de  jupes  agitées  succédait  aux  accens  de  la  pieuse  diatribe,  et  des 
effluves  de  parfums  mondains  ondulaient  sous  la  voûte  et  les  arcades 
en  ogive.  Bientôt  les  chants  du  Salut  s'élevèrent  parmi  ce  murmure 
profane  embaumé.  C'était  le  moment  où  les  germes  de  bonnes  réso- 
lutions, tombés  de  la  chaire  dans  les  cœurs  dévots,  flottent  incer- 
tains sans  pouvoir  prendre  racine;  tout  à  l'heure,  le  vent  du  dehors, 
qui  entrera  par  la  grande  porte  ouverte,  les  balaiera  comme  des 
graines  restées  à  la  surface  de  la  terre.  Madeleine,  agenouillée, 
priait,  fort  occupée  à  mettre  d'accord  son  amour,  de  plus  en  plus 
vivace,  et  les  idées  de  vague  piété  qui  l'avaient  ressaisie  par  ce  temps 
de  carême,  amalgamant  toutes  ces  contradictions  avec  l'habileté 
subtile,  le  souci  raffiné  que  savent  apporter  les  femmes  à  cette 
alchimie  du  cœur.  —  Au  reste,  l'amour  était  chez  elle  plus  fort  que 
les  scrupules;  femme,  et  femme  charmante,  femme  complète  aussi, 
puisqu'elle  était  éprise,  le  sentiment  qui  la  possédait  enlaçait 
sa  raison  avec  les  câlineries  grimpantes  d'un  lierre  vigoureux,  et 
étouffait  doucement  sa  conscience  sous  la  grâce  verdoyante  de  ses 
jeunes  frondaisons.  Elle  ne  connaissait  guère  les  vilains  rancœurs 
de  la  satiété,  ni  les  tristes  relens  des  amours  moisies.  Bien  décidé- 
ment, ce  moine  n'avait  pas  le  sens  commun  ;  il  était  venu  parler  à 
des  femmes  un  langage  que,  seuls,  des  hommes  et  des  filles  pou- 
vaient comprendre. 

On  sortait.  Les  grands  vantaux  ouverts  livraient  passage  à  la 
lumière  encore  vive  d'une  fin  d'après-midi  printanière,  et  un  flux 
de  clarté  venait  à  la  rencontre  du  courant  humain  qui  descendait 
vers  la  place,  où  l'on  voyait,  acculés  au  trottoir  du  square,  les  équi- 
pages en  alignement  correct.  Un  pan  de  ciel  pâle  s'encadrait  dans 
la  baie  du  portail,  et  le  jour  doux  des  heures  voisines  de  la  nuit 
venait  frapper  sans  brutalité  en  plein  visage  les  femmes  qui  se 
hâtaient  vers  la  large  issue.  Sous  ce  rayon  discret,  les  laides  seules 
succombaient;  les  figures  agréables  semblaient  jolies,  les  jolies 
paraissaient  belles.  Toutes  ces  têtes  féminines,  éclairées  de  face. 


DANS  LE   MONDE.  65 

se  détachaient  avec  une  poésie  singulière  sur  le  fond  noir  de  l'église, 
qu'étoilaient  les  cierges  encore  allumés  du  maître-autel.  —  Roger 
avait  pris  place  sous  le  porche,  parmi  les  hommes  qui  guettaient 
la  sortie  et  les  valets  qui  attendaient  leurs  maîtresses;  il  dévisa- 
geait les  femmes  qui  passaient  avec  une  curiosité  et  des  réflexions 
chez  lui  nouvelles.  La  princesse  Riva  parut  sous  la  porte.  Il  salua, 
et  son  salut  lui  fut  payé  d'un  boojour  gracieux.  Pendant  que  la 
princesse,  un  instant  arrêtée  en  haut  des  marches,  attendant  que 
sa  voiture  avançât,  stationnait  près  de  lui,  il  regardait  ce  profil  capri- 
cieux, vrai  profil  d'insurgée,  où  tout  semblait  en  révolte  contre  les 
conventions  et  contre  la  règle,  défi  vivant  porté  par  la  Grâce  à  la 
Beauté.  Trois  mois  auparavant,  il  ne  l'eût  pas  trouvée  digne  de  bou- 
tonner les  bottines  de  Madeleine  ;  à  l'heure  présente,  il  découvrait, 
dans  le  charme  heurté  de  ces  traits  incertains  et  jusque  dans  l'effron- 
terie de  ces  allures  tapageuses ,  quelque  chose  de  piquant,  assez 
comparable  à  la  provocation  muette  d'une  jolie  pomme  verte  qui 
vous  agace  les  dents  avant  que  vous  y  ayez  mordu.  Et,  chez  d'au- 
tres femmes  encore,  mille  détails,  autrefois  pour  lui  lettre  close,  lui 
sautaient  maintenant  aux  yeux  pour  forcer  son  attention  et  débau- 
cher son  esprit.  11  n'avait  pas  de  fatuité,  mais  il  lui  était  difficile, 
dans  la  disposition  morale  où  il  se  trouvait,  de  ne  pas  remarquer  que 
toutes  les  femmes  ou  presque  toutes,  en  passant  près  de  lui,  lui 
jetaient  un  regard  plus  ou  moins  prolongé.  Il  se  rendait  compte  que 
quelques-unes,  la  plupart  même,  n'avaient  aucune  arrière-pensée 
malséante;  mais,  précisément  chez  celles  qui  ne  pouvaient  être  soup- 
çonnées de  plier  sous  le  faix  de  leur  vertu,  ce  regard  involontaire, 
machinal,  qui  s'arrêtait  sur  lui  plutôt  que  sur  ses  voisins,  avait 
quelque  chose  de  flatteur  et  de  chatouillant.  C'était  comime  un  hom- 
mage de  femme,  et,  quand  le  regard  s'attardait  un  peu,  il  l'inter- 
prétait ainsi  :  «  Quel  dommage  que  je  sois  vertueuse  !  »  ou,  avec 
plus  de  réserve,  de  cette  autre  façon  :  «  Si  je  n'étais  fermement 
vertueuse,  j'aimerais  à  cesser  de  l'être  par  les  soins  de  ce  mon- 
sieur. »  Il  éprouvait  une  sorte  de  volupté  intérieure  et  de  satisfac- 
tion sensuelle,  en  même  temps  qu'une  véritable  chaleur  au  cœur, 
à  se  dire  que  si,  par  impossible,  la  morale  venait  à  s'effondrer 
comme  un  édifice  miné  ou  vermoulu,  et,  avec  la  morale,  la  conven- 
tion, cet  autre  rempart  des  mœurs,  bien  autrement  solide,  il  ne 
chômerait  pas  de  femmes  de  son  monde  et  n'aurait  qu'à  regarder 
autour  de  lui  pour  choisir.  Pauvre  Madeleine  1  —  Et  pourtant,  quand 
elle  vint  à  son  tour,  cherchant  avec  avidité  le  visage  de  son  amant 
qu'elle  savait  là,  quand  il  entendit  autour  de  lui  le  murmure  de 
dilettante,  qui,  parmi  les  hommes  présens,  circulait  avec  le  nom 
chuchoté  de  la  duchesse,  il  se  reprit,  pour  une  minute,  à  l'aimer 

TOME  LIV.   —   1882.  5 


06  BÉVUE  DES  DEUX  MONDES, 

beaucoup.  Seulement,  cet  amour-là  était  tout  de  vanité,  un  de  ces 
amours  de  mari  repu,  qui,  de  loin  en  loin,  jette  encore  une  flamme, 
lorsque,  sur  le  passage  de  l'épouse  toujours  belle,  mais  trop  con- 
nue, l'admiration  de  la  galerie  rappelle  à  l'oublieux  le  joyau  sacri- 
fié qu'il  possède. 

Le  jeune  homme  s'approcha  de  sa  maîtresse.  Bien  entendu,  il 
était  tête  nue;  mais,  sans  le  vouloir  ni  le  savoir  peut-être,  il  mit 
dans  sa  voix,  dans  son  geste,  dans  toute  sa  contenance,  une  intimité 
trop  apparente,  comme  une  affectation  de  bons  rapports.  Il  sentait 
le  besoin  de  montrer  qu'il  était  lié,  au  moins  de  grande  amitié, 
avec  cette  rayonnante  personne  que  tous  les  hommes  avaient  l'air 
de  convoiter.  Après,  il  se  trouva  stupide  et  se  rabroua  lui-même 
de  son  mieux  pour  ces  sentimens  bas,  ridicules  et  de  ton  détes- 
table. Mais  cela  ne  changea  rien  à  l'état  de  son  cœur,  non  plus 
qu'à  la  tournure  de  ses  idées.  Il  prit,  il  est  vrai,  la  résolution  de 
chasser  ces  laides  pensées  et  de  revenir  tout  entier  à  Madeleine, 
pour  être  à  elle  d'âme  et  d'imagination  comme  de  corps.  Mais, 
bah!.,  un  pavé  de  plus  au  sol  de  l'enfer. 

La  conversation  de  Roger  et  de  Madeleine  avait  été  interrompue 
par  M""^  de  Rhèges. 

—  Vous  étiez  là?  avait  dit  la  duchesse.  Vous  n'êtes  cependant  pas 
des  habituées.  Et  Geneviève? 

—  Vous  pensez  bien,  ma  chère,  que  je  ne  l'amènerais  pas  ici. 
Pour  les  jeunes  filles,  voyez-vous,  il  n'y  a  encore  que  les  jésuites; 
quand  ils  ont  à  vous  faire  avaler  quelque  chose  d'un  peu  âpre  au 
goût,  ils  mettent  tant  de  sucre  autour  que  cela  paraît  doux  comme 
miel.  Le  père  Olanier  est  intéressant,  mais  trop  brutal.  Pour  dédom- 
mager Geneviève,  je  la  conduis  tantôt  au  père  Suavet,  à  Saint- 
Thomas,  tantôt  au  père  Dulcime,  à  Saint-Philippe. 

—  Elle  paraît  mélancolique,  depuis  quelque  temps,  votre  Gene- 
viève, dit  négligemment  la  duchesse. 

—  Yous  savez,  à  cet  âge-là,  on  est  embarrassée  de  soi-même  :  on 
est  trop  vieille  pour  faire  la  petite  fille  et  trop  jeune  pour  se  prendre 
au  sérieux. 

—  C'est  vrai,  fit  Madeleine  en  quittant  la  comtesse  pour  gagner 
sa  voiture.  Et,  en  disant  :  «  C'est  vrai,  ))  elle  eut  un  sourire  presque 
railleur. 

Pendant  ce  temps,  Roger  s'en  allait  le  long  des  quais,  se  remé- 
morant les  joies  du  passé  et  s'efforçant  de  leur  emprunter  un  rayon 
pour  réchauffer  ses  amours  tiédissantes.  —  C'était  dommage  de  ne 
plus  aimer  ou  d'aimer  moins  par  ce  joli  temps  d'avril  en  avance. 
Ce  paysage  des  quais,  unique  en  son  genre,  où  l'on  voit  et  oii  l'on 
entend  tout  ce  qu'on  veut,  la  grande  nature  et  la  grande  ville,  le 


DANS  LE   MONDE.  67 

murmure  voisin  d'un  fleuve  et  le  brouhaha  lointain  d'une  cité,  revê- 
tait, par  ce  commencement  de  soirée  limpide,  des  séductions  char- 
meresses.  C'était  l'heure  où  s'accoudent  volontiers  aux  parapets  des 
ponts  les  désespérés  et  les  joyeux,  tous  ceux  que  le  fardeau  d'un 
bonheur  trop  intense  ou  d'une  infortune  trop  lourde  oblige  à  s'arrê- 
ter, de  temps  à  autre,  pour  reprendre  haleine.  Le  bruit  sourd  de  la 
cité  grouillante  semble  un  écho  de  fête  ou  de  tourmente  qu'on  a 
voulu  fuir,  mais  qu'on  écoute  encore,  le  trouvant  plein  de  souve- 
nirs ;  la  crête  des  monumens  s'enlève  en  un  relief  adouci  sur  le 
fond  d'un  ciel  étroit  que  le  crépuscule  pâlit;  les  flots  jaunes,  rou- 
lant entre  leurs  rives  de  pierre,  semblent  emporter  au  loin  le  triste 
reflet  des  misères  urbaines  :  les  lignes,  les  couleurs,  les  sons,  tout 
est  atténué,  poétisé,  embelli;  à  cette  heure-là,  on  rêve  aussi  bien 
au  bord  de  la  Seine  que  dans  les  solitudes  agrestes,  et  l'on  a  de 
plus  l'accompagnement  en  sourdine  de  cette  musique  sans  pareille 
que  fait  la  vie  lointaine  de  tout  un  peuple  qui  travaille  et  s'amuse. 

Les  voitures  qui  rentraient  du  bois  bifurquaient  sur  la  place  de 
la  Concorde,  les  unes  prenant  la  rue  Royale,  les  autres  passant  les 
ponts;  toutes  marchaient  bon  train,  et  c'était  à  peine  si  l'on  avait  le 
temps  d'apercevoir,  au  fond  des  coupés,  la  silhouette  gracieuse  de 
femmes  élégantes,  un  peu  inclinées  vers  la  portière  pour  recon- 
naître au  vol  les  équipages  qui  les  croisaient  ou  les  dépassaient. — 
Roger  ne  savait  où  dîner  ;  sans  pouvoir  dire  pourquoi,  il  lui  eût  été 
impossible,  ce  soir-là,  de  retourner  à  Versailles  et  presque  aussi 
impossible  de  dîner  chez  sa  mère.  Il  gagna  les  boulevards  et  les 
remonta  jusqu'à  la  porte  Saint-Martin,  goûtant  une  jouissance  nou- 
velle à  se  mêler  au  piétinement  sur  place  de  cette  foule  bizarre 
qui  ne  se  trouve  à  l'aise  que  sur  les  trottoirs  encombrés  dont  la 
poussière  ou  la  boue  est  si  douce  à  ses  pieds.  Il  se  sentit  bientôt 
envahir  par  un  irrésistible  besoin  de  plaisir;  tous  ces  gens  qui 
avaient  l'air  d'être  en  quête  d'une  soirée  folâtre,  ces  femmes  même, 
l'œil  éhonté  et  la  démarche  conquérante,  dont  le  contact  lui  eût 
répugné,  ces  restaurans  qui  se  remplissaient,  ces  théâtres  qui 
allaient  s'ouvrir,  tout  ce  mouvement  boulevardier  du  soir  le  prenait 
dans  ses  ondulations  berceuses  et  quasi  lascives. 

Rarement  un  élégant  dépasse  la  rue  Drouot.  Le  boulevard,  d'ail- 
leurs, n'est  pas  son  terrain;  c'est  la  promenade  des  journalistes,  des 
boursiers,  des  filles  et  des  étrangers,  ce  n'est  pas  la  sienne:  il  y 
passe,  il  n'y  séjourne  pas.  Et,  si,  d'aventure,  il  s'y  promène,  la  rue 
Drouot  est  pour  lui  une  frontière  :  on  ne  va  plus  loin  qu'en  voiture, 
quand  quelque  afi'aire  ou  quelque  théâtre  vous  appelle.  Roger  prit 
plaisir  à  passer  à  pied  la  frontière.  Il  marchait  lentement,  dévisa- 
geant les  passans  et  surtout  les  passantes;  à  mesure  qu'il  s'éloi- 


68  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

gnait  des  lieux  avouables,  se  sentant  de  plus  en  plus  affranchi  de 
cette  contrainte  réelle  qui  oblige  un  homme  à  la  mode  à  composer 
sa  démarche  et  à  se  faire  un  regard,  il  lâchait  la  bride  à  sa  curio- 
sité de  flâneur,  s' attardant  au  spectacle  de  la  voie  publique,  aux 
incidens  du  boulevard.  11  s'étonna  de  l'agitation  commerçante  de  la 
rue  du  Sentier,  de  la  rue  Saint-Fiacre  et  surtout  de  la  rue  du  Fau- 
bourg-Saint-Denis, qui  versaient,  afïluens  rapides,  leurs  flots  de  gens 
affairés  dans  le  grand  fleuve  de  la  circulation  parisienne.  Le  débou- 
ché du  faubourg  Saint-Denis  principalement  l'intéressa,  grâce  à  la 
quantité  de  jeunes  ouvrières  et  de  jolies  impures  qui  s'y  mon- 
traient. Ce  n'était  plus  le  va-et-vient  ouvertement  sans  but  des  bou- 
levards élégans;  tout  le  monde  avait  l'air  pressé,  et  ce  mouvement 
précipité  donnait  une  sensation  de  vie  plus  intense,  plus  vraie, 
plus  captivante  que  le  remous  désœuvré  de  là-bas.  Le  jeune 
homme  eût  voulu  se  faire  négociant,  commis,  employé,  n'importe 
quoi  de  moins  chic  qu'il  n'était,  pour  se  sentir  talonné  par  la 
préoccupation  d'une  affaire,  ou  émoustillé  par  la  vue  d'un  cotillon 
de  lainage  à  conquérir.  Mais  il  était  le  marquis  de  Trémont,  il 
n'avait  pas  d'autre  affaire  que  de  toucher  ses  revenus  par  l'entre- 
mise de  son  notaire,  et  il  se  fût  trouvé  ridicule  de  suivre  une 
demoiselle  de  magasin,  de  sourire  à  une  ouvrière,  ou  d'accoster 
quelque  donzelle  de  bas  lieu  :  ce  sont  choses  qu'on  ne  fait,  dans 
son  monde,  que  quand  on  grisonne.  —  11  redescendit  vers  la  Ma- 
deleine. Comme  il  passait  devant  le  café  Anglais,  se  demandant 
s'il  allait  y  dîner,  quelqu'un  lui  prit  le  bras. 

—  Tiens  !  Rohannet  ! 

—  Où  vas-tu,  petit  dragon,  de  ce  pas  traînant? 

—  Nulle  part. 

—  Cela  se  voit;  tu  n'as  pas  l'air  pressé.  Sais-tu  ce  que  du  devrais 
faire?  Venir  dîner  avec  moi  au  cabaret.  J'ai  donné  rendez-vous 
là  dedans  à  Clémence  et  à  son  amie  Jane,  de  sorte  que  je  vais  dîner 
entre  deux  femmes,  en  pacha,  si  quelqu'un  de  complaisant  n'en 
prend  une  à  son  compte,.,  pas  la  mienne  !  j'y  tiens. 

—  Je  ne  suis  pas  habillé. 

—  Bah  !  j'en  serai  quitte  pour  faire  une  annonce. 

Trémont  ne  demandait  pas  mieux,  et  il  suivit  Rohannet  dans 
le  cabinet  que  le  vicomte  avait  retenu  pour  le  repas  auquel  la 
présence  d'un  quatrième  convive  allait  enlever  tout  caractère 
oriental.  —  Les  jeunes  gens  attendirent  un  quart  d'heure,  au 
bout  duquel  ils  eurent  la  satisfaction  de  voir  entrer  Clémence  et 
Jane. 

La  double  présentation  fut  faite  très  correctement.  Après  un  coup 
d'œil  aux  deux  femmes  et  quelques  mots  échangés,  Roger  commença 


DANS    LE    MONDE.  69 

à  croire  que  son  ami  n'avait  pas  al)solument  tort  de  mettre  si  haut 
dans  son  estime  ces  personnes  dil'liciles  à  classer,  mais  fort  agréa- 
bles à  voir,  qui  sont  assurément  un  peu  moins  loin  des  mondaines 
que  des  filles,  et  dont  on  dirait  volontiers  qu'elles  sont  du  demi- 
monde,  si,  dans  son  acception  primitive  et  vraie,  le  mot  ne  devait 
s'appliquer  exclusivement  aux  déclassées  et  si,  dans  l'abus  maladroit 
qu'on  en  fait,  il  ne  servait  journellement  à  désigner  tous  les  milieux 
galans,  sans  distinction  de  catégories  ni  d'étages.  —  Toilettes  chères, 
mais  sobres;  parfums  pénétrans,  mais  non  sulTocans;  beaucoup 
d'aplomb,  un  peu  de  sans-gêne,  mais  de  la  grâce,  pas  de  laisser- 
aller  :  en  un  mot,  du  chic  et  du  vrai. 

Clémence  Holler  était  une  grande  blonde,  un  peu  chargée  d'em- 
bonpoint, portant  beau  :  un  visage  et  une  tournure  de  déesse  grasse 
et  bonne  enfant.  Elle  parlait  lentement,  avec  un  accent  qu'elle  avait 
inventé  et  des  mots  à  elle,  poinçonnés  à  son  chiffre,  que  l'on  eût 
peut-être  difficilement  trouvés  dans  le  dictionnaire,  mais  qu'on  n'avait 
jamais  besoin  d'y  chercher,  tant  ils  étaient  expressifs  et  bien  frappé^. 
Étrangère  pour  de  bon,  née  quelque  part  entre  le  Rhin  et  la  Baltifiue, 
spirituelle  à  froid,  ne  riant  jamais,  souriant  beaucoup,  gaie  sérieu- 
sement, aimable  avec  les  yeux,  avare  de  gestes,  ayant  toujours  l'air 
de  descendre  de  l'Olympe,  mais  d'en  descendre  avec  plaisir,  elle 
était  faite  pour  dépenser  cent  mille  francs  par  an,  sans  mener  grand 
bruit,  et  savait  trouver  la  somme,  dans  la  poche  de  Rohannet  et 
ailleurs,  —  le  sort  ayant  négligé  de  la  doter  en  espèces. 

Quant  à  Jane  Spring,  en  dépit  de  son  nom  anglais,  elle  était 
brune  avec  des  yeux  bleu  d'acier  à  cils  noirs,  qui  n'avaient  vrai- 
ment rien  de  britannique.  Le  baron  Ravenot,  son  heureux  maître, 
—  après  Dieu  et  quelques  autres,  —  l'avait  anglicisée  de  force; 
c'était  un  des  hommes  de  cette  génération  anglomane  tant  raillée, 
mais  si  puissante  et  si  complètement  victorieuse  de  nos  usages  et 
de  nos  goûts,  de  cette  génération  déjà  vieille  qui  nous  a  infectés  de 
mœurs  et  de  locutions  d'outre-Manche,  n'ayant  pris  aux  Anglais  que 
ce  qu'ils  exportent,  et  à  laquelle  nous  devons  les  courses  et  la  grossiè- 
reté, —  deux  plaies  d'Egypte  venues  d'Angleterre.  Pour  ce  baron, 
comme  pour  ses  contemporains,  il  était  de  bon  ton,  à  l'écurie  et  dans 
l'alcôve,  de  ne  parler  qu'anglais,  et  Jeanne  Vernier,  ex-petite  insti- 
tutrice qui  savait  l'anglais,  était  devenue  Jane  Spring  en  devenant  sa 
maîtresse.  Au  surplus,  cette  dénationalisation  violente  n'avait  rien 
enlevé  de  son  charme  à  la  beauté  française  de  la  jeune  femme.  — 
Détaille  peu  élevée,  mais  très  bien  faite,  les  traits  harmonieux  sans 
qu'on  sût  pourquoi,  les  cheveux  presque  noirs  et  surabondans,  ou 
paraissant  tels,  les  dents  belles,  les  mains  fines  et  les  pieds  trop 
petits,  Jeanne  Vernier  ou  Jane  Spring  était  une  personne  fort  atti- 


70  r.F.VUE    DES    DEUX    MONDES. 

rante,  harponnant  les  hommes,  même  malgré  elle,  et  les  retenant, 
même  malgré  eux,  —  du  moins  quand  ils  étaient  de  bonne  prise  : 
témoin  le  baron  llavenot,  qui  défrayait,  depuis  des  années,  le  plus  fort 
de  son  luxe  avec  les  millions  que  Tbéodule  Ravenot,  entrepreneur  de 
travaux  publics,  avait  amassés  sous  Louis-Philippe  et  auxquels  mon- 
sieur son  fils  était  redevable  de  bien  des  choses,  —  entre  autres,  de 
son  titre  de  baron,  car  on  n'était  baron,  dans  la  famille,  que  parce 
qu'on  était  riche,  ceci  ayant  payé  cela. 

Jane  parlait  vite,  avec  une  extraordinaire  propriété  de  termes; 
assez  instruite  pour  causer  de  tout,  pas  assez  pour  s'étendre  sur 
un  sujet  quelconque ,  elle  aimait  à  glisser  sans  appuyer,  après 
avoir  dit  une  partie  de  ce  qu'il  y  avait  à  dire.  Incapable  de  verser 
dans  le  bas-bleuisme ,  où  elle  n'eût  pu,  d'ailleurs,  faire  long- 
temps bonne  figure,  elle  avait  cependant  le  petit  travers  de  par- 
ler trop  volontiers  des  auteurs  qu'elle  avait  lus  de  plus  ou  moins 
loin.  Ainsi,  elle  avait  une  façon  presque  agaçante  de  s'exclamer  : 
«  C'est  du  Jean-Jacques  !  »  toutes  les  fois  qu'elle  voulait  faire 
l'éloge  d'une  épître  bien  tournée  ou  de  quelque  morceau  litté- 
raire à  son  goût.  Elle  usait  notamment  de  l'exclamation  en  faveur 
d'un  ex-avoué  bel  esprit,  qui,  par  habitude  de  grossoyer  des  rôles, 
gâchait  énormément  de  papier  en  l'honneur  des  beautés  aimables 
appréciant  l'encens  épistolaire,  et,  comme  on  ne  voyait  pas  clai- 
rement cet  ex-avoué  écrivant  du  style  de  Rousseau,  l'effet  était 
fâcheux.  Mais,  franchement,  c'était  peu  de  chose.  Ne  reculant 
pas  devant  le  mot,  quel  qu'il  fût,  qui  exprimait  bien  sa  pensée, 
elle  ne  recherchait  pourtant  ni  les  idées  ni  les  expressions  débrail- 
lées, se  contentant  de  ne  pas  les  fuir.  Quand  l'occasion  s'en  pré- 
sentait, elle  lançait  les  paroles  les  plus  crues  avec  une  hardiesse 
tranquille  de  femme  qui  n'a  plus  à  déchoir,  mais  sait  se  maintenir 
là  où  il  lui  a  plu  de  se  placer.  —  Eti  apparence  plus  ardente  que 
son  amie,  Jane  avait  la  réputation,  dans  le  petit  cercle  où  elle  était 
connue,  de  s'entendre  merveilleusement  aux  affaires,  aux  siennes 
tout  au  moins.  On  prétendait  que  sa  grande  supériorité,  attestée  par 
l'état  prospère  de  sa  fortune,  —  une  fortune  solide,  toute  en  pierres 
de  taille  et  sise  en  belle  place  dans  les  quartiers  neufs,  —  était  due 
à  des  facultés  très  parisiennes  qui  lui  permettaient  de  plumer  les 
plus  gros  pigeons  avec  une  légèreté  de  main  prestigieuse  :  elle  sou- 
riait si  bien  pendant  l'opération  qu'on  ne  soufïrait  presque  pas; 
c'était,  du  moins,  ce  qu'affirmaient  quelques-uns  de  ses  anciens 
patiens.  Du  reste,  ne  trompant  pas  sur  la  qualité  de  la  marchandise 
vendue  et  vous  aimant  pour  votre  argent.  —  Elle  avait  voulu  tâter 
du  théâtre,  comme  la  plupart  des  femmes  entretenues  qui  ont  de 
l'intelligence  et  un  brin  d'instruction  ;  mais  elle  n'avait  pas  tardé  à 


DANS   LE    MOKDE.  7i 

se  retirer,  écœurée,  disait-elle,  par  la  quantité  de  pots-de-vin  en 
nature  que  réclament,  pour  vous  aider,  et  même  pour  ne  pas  vous 
nuire,  un  personnel  innombrable  de  directeurs,  d'acteurs  et  de 
journalistes.  Elle  ajoutait,  d'ailleurs,  de  très  bonne  grâce,  qu'elle 
ne  s'était  pas  reconnu  assez  de  talent  pour  triompher  sans  alliances, 
ni  assez  de  solidité  de  cœur  pour  les  subir  toutes.  De  son  court 
passage  dans  ce  monde  des  coulisses,  qui  a  ceci  de  commun  avec 
les  décors  qui  lui  montrent  leur  envers,  qu'il  ne  gagne  rien  à  être 
vu  de  près,  elle  avait  rapporté  un  mépris  caractéristique  de  tout  ce 
qui  vit  dans  ce  milieu  spécial,  et  ce  mépris  lui  allait  si  bien  qu'on 
ne  songeait  pas  un  instant  à  se  demander  où  elle  pouvait  prendre 
le  droit  de  l'afficher. 

Elle  parut  se  mettre  en  frais  pour  Roger,  qui,  de  son  côté,  pre- 
nait visiblement  plaisir  à  l'entendre  parler,  surtout  quand  elle  par- 
lait gaulois.  C'était  nouveau  pour  lui,  ce  genre  exempt  de  trivialité 
autant  que  de  réserve,  où  la  licence  n'excluait  pas  la  grâce,  ni  la 
hardiesse  des  mots  le  souci  du  bien-dire. 

—  Ah!  Jane,  dit  tout  à  coup  Rohannet,  je  vous  préviens  que 
Trémont  est  un  écuyer  sérieux;  vous  devriez  lui  demander  de  mon- 
ter votre  jument  une  douzaine  de  fois  :  il  vous  la  rendrait  moins 
folle,  peut-être  même  tout  à  fait  mise. 

En  disant  cela,  il  jeta  un  coup  d'œil  malin  à  Clémence,  puis  à 
Jane  elle-même.  Il  paraît  qu'il  y  avait  complot  contre  la  vertu  sup- 
posée de  Roger,  car  les  deux  femmes  sourirent,  Jane  en  se  mor- 
dillant la  lèvre  inférieure,  avec  une  petite  moue  qui  la  dispensait  de 
rougir.  —  Et,  de  fait,  si  Roger  n'avait  été,  un  instant  auparavant, 
fort  occupé  à  regarder  par  la  fenêtre  basse  donnant  sur  l'une  des 
faces  latérales  de  l'Opéra-Comique,  il  eût  pu  remarquer  un  aparté 
mystérieux  entre  les  trois  autres  convives,  aparté  que  ponctuaient 
de  petits  rires  et  des  «  Bah  !  »  stupéfaits.  Mais  on  s'était  levé  de 
table,  il  régnait  dans  la  pièce  cette  chaleur  insupportable  des  cabi- 
nets de  restaurant,  compliquée  d'odeurs  culinaires,  et  le  jeune 
homme  trouvait  du  charme  à  respirer  l'air  relativement  pur  de 
la  rue. 

—  C'est  une  idée!  fit  Jane  en  réponse  à  Rohannet.  Reste  à  savoir 
si  M.  de  Trémont  l'acceptera  et  consentira  à  prendre  ma  bête  en 
dressage. 

Elle  venait  de  se  rasseoir,  fumant  une  cigarette  turque,  dont  elle 
souillait  doucement  la  fumée,  sans  aucune  de  ces  grimaces  mas- 
culines dont  s'enlaidissent,  la  plupart  du  temps,  les  femmes  qui 
fument.  Le  coude  légèrement  appuyé  sur  la  table,  elle  montrait, 
dans  l'ouverture  de  la  manche  courte  de  sa  robe,  la  peau  très  blanche 
de  son  bras  qu'enserrait  un  serpent  fait  de  diamans  juxtaposés 


72  KEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sans  monture  visible,  lesquels  paraissaient,  dans  le  mélange  de 
leurs  feux,  se  chevaucher  les  uns  les  autres,  comme  les  écailles 
imbriquées  de  quelque  fantastique  et  éblouissant  reptile.  Les  yeux 
clignaient  légèrement ,  agacés  par  la  fumée ,  et  se  montraient 
humides  entre  leur  double  frange  de  cils  noirs.  Un  regard  qui 
avait  accompagné  sa  phrase  à  l'adresse  de  Trémont  semblait  bien 
une  invitation  à  venir  s'asseoir  auprès  d'elle  sur  le  divan.  Roger 
s'empressa  de  déférer  à  cet  appel  des  yeux,  et,  un  peu  rouge  (il  avait, 
d'ailleurs,  confortablement  dîné),  un  peu  ému,  tout  à  fait  séduit, 
il  s'embarqua  dans  une  phrase  aimable,  quoique  un  peu  gauche, 
où  il  était  question  de  dressage  à  deux,  de  promenades  au  Bois  par 
les  charmantes  matinées  d'avril,  de  chevaux  sages  et  d'amoureux 
qui  aspiraient  à  ne  pas  l'être.  La  conclusion  de  cet  entretien  galant 
fut  que  le  jeune  homme  irait  voir  le  surlendemain  la  jument.  — 
On  sortit. 

C'était  une  soirée  douce,  une  des  premières  de  l'année,  un  de  ces 
temps  par  lesquels  les  gens  paisibles  et  couche-tôt  se  font,  pour  une 
fois,  noctambules.  On  renvoya  les  deux  coupés, —  deux  voitures  de 
bon  style,  qui  n'avaient  rien  de  commun  avec  ces  affreuses  petites 
boîtes  roulantes  à  cocottes,  vraies  voitures-enseignes,  par  l'acquisi- 
tion desquelles  les  petites  dames  de  bas  étage  ont  coutume  de  mar- 
quer leur  première  étape  dans  la  voie  du  luxe.  Ces  dames  voulaient 
marcher,  puis  aller  faire  un  tour  en  fiacre  découvert,  —  pour  chan- 
ger. Roger  offrit  son  bras  à  Jane,  qui  s'y  appuya  tout  de  suite  d'une 
façon  flatteuse,  et  les  deux  couples,  descendant  les  boulevards,  se 
mirent  à  causer  séparément.  L'entretien  du  vicomte  avec  Clémence 
ne  devait  rien  avoir  de  palpitant  :  trois  ans  d'intimité,  —  vieux 
habits!  vieux  galons!  Mais  celui  de  Roger  avec  Jane  paraissait  glis- 
ser bon  train  sur  une  pente  agréable,  car  le  jeune  homme  inclinait 
souvent  la  tête  vers  sa  compagne,  ayant  l'air  de  lui  poser  des  ques- 
tions à  solution  pressée.  A  la  Madeleine,  on  prit  un  fiacre,  et,  après 
avoir  déposé  rue  Galilée  Clémence  et  Rohannet,  les  tourtereaux  qui 
s'étaient  appareillés  si  promptement  continuèrent  leur  route  vers 
l'avenue  du  Cois-de-Boulogne,  qu'habitait  Jane.  Le  coin  de  la  rue 
n'était  pas  tourné  que  le  bras  de  Roger  faisait  le  tour  de  la  taille  de 
Jane,  et  qu'une  demi-douzaine  de  baisers  cherchaient  à  se  caser 
quelque  part,  aux  environs  des  lèvres  de  la  jeune  femme...  Les 
premières  atteintes  du  printemps,  le  charme  d'une  belle  nuit,  les 
agaceries  d'un  parfum  savant,  les  suites  poétiques  d'un  bon  dîner, 
que  sait-on?..  Bref,  Madeleine  était  aussi  parfaitement  oubliée  que 
s'il  se  fût  agi  d'une  antiquité  de  maîtresse  à  mettre  au  rancart.  — 
Au  milieu  de  l'avenue,  le  fiacre  s'arrêta  devant  un  joli  hôtel  à  façade 
blanche,  séparé  du  trottoir  par  un  étroit  jardin.  Le  jeune  homme  se 


DANS   LE   MONDE.  73 

pencha  une  dernière  fois,  dit  à  l'oreille  de  la  jeune  femme  quelque 
chose  de  mystérieux,  puis  attendit  avec  une  mine  d'oraison.  Mais 
Jane  dégagea  sa  main,  que  retenait  celle  de  son  interlocuteur,  mur- 
mura :  «  Quelle  folie!  Et  mes  domestiques?  »  puis  saula  à  terre  et 
tira  de  sa  poche  un  bijou  de  clé  d'or  qu'elle  se  mit  en  devoir  d'in- 
troduire dans  la  serrure  à  secret  de  l'une  des  deux  portes  de  la 
grille. 

—  Allons!  bonsoir!..  Venez  après-demain,  vous  me  ferez 
plaisir. 

Roger,  assez  penaud  et  fort  contrarié,  comme  quiconque  s'est 
mis  en  appétit  trop  longtemps  avant  le  festin,  remonta  tristement 
dans  son  fiacre  à  quatre  places  et  se  fit  conduire  à  la  gare  Saint- 
Lazare. 

Le  lendemain  était  un  de  ces  jours  qu'un  mois  auparavant  il  bénis- 
sait encore,  un  de  ces  jours  qu'il  eût  marqués  d'un  caillou  candide, 
et  qui,  maintenant,  n'avaient  plus  droit  qu'à  une  pierre  teintée. 
Madeleine  vint  à  deux  heures.  —  Certes,  son  amour,  à  elle,  n'avait 
pas  fléchi.  A  la  franchise  de  son  sourire  et  à  l'éclat  de  ses  yeux, 
mieux  encore  qu'à  l'entrain  de  ses  caresses,  il  était  aisé  de  recon- 
naître la  femme  éprise  dans  l'âme.  Sa  tendresse  était  seulement  un 
peu  trop  câline  et  trop  douce,  revêtant  cette  nuance  de  sollicitude 
maternelle  dont  il  est  si  difficile  à  une  femme  plus  âgée  que  son 
amant  de  se  préserver  tout  à  fait,  quand  elle  aime  sérieusement. 
C'était  peut-être  là  ce  qui  avait  aidé  Roger  à  se  refroidir,  —  outre 
les  entrevues  trop  fréquentes.  —  Quoi  qu'il  en  fût,  du  reste,  Roger 
ne  laissait  pas  voir  grand' chose  de  cet  abaissement  de  sa  tempéia- 
ture  intérieure;  tout  au  plus  Madeleine  avait -elle  pu  remarquer, 
deux  ou  trois  fois,  que  son  amant  semblait  distrait.  Mais,  comme  à 
cette  phrase  connue  :  «  A  quoi  pensez-vous  ?  »  il  avait  répondu  par 
celte  autre  phrase  non  moins  connue  et  toujours  rassurante  :  «  Je 
pense  que  je  vous  aime  et  que  je  ne  vous  vois  pas  assez,  »  elle  s'était 
tenue  pour  satisfaite. 

Ce  jour-là,  grâce  à  une  des  facéties  les  plus  fréquentes  du  hasard, 
lequel  s'amuse  constamment  à  attiser  un  foyer  quand  l'autre  va 
s'éteindre,  Madeleine  était  plus  affectueuse  encore  et  plus  cares- 
sante que  de  coutume.  Un  grain  de  mélancolie  était  tombé,  le 
malin  même,  dans  son  amour;  elle  avait  eu  un  petit  froid  au  cœur 
en  s'éveillant,  et  la  pensée  lui  était  venue  qu'elle  était  isolée  dans  la 
vie  comme  dans  son  grand  Ht  :  —  un  amant,  c'est  plus  poétique,  mais 
aussi  plus  fugace  qu'un  mari.  Et  elle  éprouvait  le  besoin  de  deman- 
der des  gages  d'éternité  à  une  chaîne,  qui,  plus  que  jamais,  lui 
paraissait  fleurie,  mais  où  elle  commençait  à  chercher,  avec  un  peu 
d'angoisse,  le  1er  des  anneaux  sous  les  gentillesses  de  la  guirlande. 


74  REVUE  DEK  DEUX  MONDES. 

—  Elle  venait  de  s'asseoir  dans  la  petite  pièce  du  premier  étage,  que 
Trémont  avait  transformée  en  serre  à  son  intention.  Sa  main  splen- 
dide  jouait  avec  la  feuille  large  et  velue  d'un  bégonia  géant;  ses 
yeux  ne  regardaient  nulle  part,  allant  du  tapis  au  plafond,  de  la 
porte  à  la  fenêtre,  sans  passer  par  Roger,  errans  comme  les  yeux 
d'une  femme  qui  cherche  la  phrase  qu'elle  veut  dire  et  qu'elle  craint 
de  trouver. 

—  Savez-vous,  dit  Roger,  que  voilà  une  attitude  qui  ne  tient  pas 
les  promesses  de  votre  entrée  en  matière?  Je  vous  aimais  mieux 
comme  vous  étiez  tout  à  l'heure,  Madeleine,  les  bras  autour  de  mon 
cou ,  me  parlant  presque  à  voix  basse ,  pour  me  demander  ce  que 
j'avais  bien  pu  faire  sans  vous  pendant  deux  jours,  me  regardant 
avec  ces  yeux  qui  maintenant  se  promènent  en  désœuvrés  partout, 
excepté  de  mon  côté.  Tenez  !  voilà  comment  vous  étiez,  et  c'est  ainsi 
qu'il  faut  être... 

Ce  disant,  le  jeune  homme  lui  prit  les  mains,  l'attira  à  lui  d'un 
geste  brusque  et  l'enlaça  dans  une  étreinte  amoureuse.  Aussi  bien, 
la  beauté  radieuse  de  Madeleine,  que  la  pente  de  sa  propre  mélan- 
colie l'avait  conduit  à  analyser  de  nouveau,  venait  de  produire  son 
effet;  il  sentait  l'impiété  de  sa  conduite  et  voulait  se  laver  de  son 
sacrilège  dans  quelque  pratique  exemplaire  de  dévotion  mystique. 

—  Ainsi,  parfois,  dans  un  temple,  le  zèle  endormi  d'un  croyant  se 
réveille  lorsque  le  sens  des  grandes  choses  qu'il  oublie  l'éclairé  d'un 
rayon  subit  dans  le  demi-jour  du  sanctuaire,  et  que  l'impression  de 
sa  négligence  traverse  tout  à  coup  sa  contemplation  distraite. 

—  Oui,  c'est  ainsi  qu'il  faut  être,  dit  Madeleine...  Combien  de 
temps  ? 

—  Mais,  folle,  le  plus  longtemps  possible...  toujours! 

—  Toujours  n'est  venu  qu'après. 

—  C'est  une  querelle  de  mots  que  vous  me  cherchez  là,  madame 
l'ergoteuse;  chacun  sait  que  le  plus  longtemps  possible,  c  est  tou- 
jours pour  ceux  qui  ne  trouvent  pas  le  temps  long. 

—  Il  n'y  a  pas  de  toujours  pour  les  amans... 

Madeleine,  qui  avait,  pour  obéir  à  Roger,  passé  ses  bras  autour 
du  cou  de  son  amant,  se  recula  un  peu  et,  posant  ses  mains  sur  les 
épaules  du  jeune  homme,  pendant  qu'elle  attachait  sur  lui  un  regard 
étrangement  amoureux,  —  un  de  ces  regards  qui  ont  tant  de  prix 
avant  qu'on  les  ait  obtenus  : 

—  Vous  êtes-vous  dit  quelquefois,  Roger,  reprit-elle,  qu'étant 
amans,  nous  pourrions  être  époux? 

—  Époux? 

—  Eh  bien!  le  mot  vous  étonne?  Ne  suis-je  pas  veuve?  N'êtes- 
vous  pas  libre?..  Oh!  je  sais,  nous  avons  commencé  le  roman  par 


DANS   LE    MONDE.  75 

la  fin,  et  alors  le  besoin  ne  se  fait  pas  trop  sentir  de  remonter  jus- 
qu'au premitr  chapitre;  ce  ne  serait  même  pas  très  conforme  à 
l'usage.  Et  puis,  vous  êtes  plus  jeune  que  moi  d'au  moins  quatre 
ans...  Il  y  a  peut-être  encore  d'autres  objections...  Mais  ce  qui  me 
frappe  et  m'eilVaie,  c'est  que,  d'un  jour  à  l'autre,  nous  pouvons  être 
séparés;  le  hasard,  votre  carrière,  que  sais-je?  mille  choses  peuvent 
se  mettre  entre  nous.  Je  ne  parle  pas  d'une  désallection,  car  alors 
laquelle  le  mariage,  bien  loin  d'être  un  remède,  constituerait  une 
aggravation  de  peine...  Enfin,  sans  aucun  motif  précis  de  crainte, 
je  me  suis  surprise  à  trembler,  et  naïvement  je  vous  le  dis.  Je  ne 
regrette  pas  le  don  que  je  vous  ai  fait  de  ma  personne  ;  lorsque  je 
vous  ai  aimé,  je  n'étais  pas  d'humeur  à  me  marier  :  il  fallait  bien 
que  je  fisse  ce  que  j'ai  fait.  Maintenant,  je  vois  les  choses  autre- 
ment. Mais  vous,  sans  doute,  vous  ne  les  voyez  pas  sous  le  même 
aspect  que  moi  ;  vous  avez  une  maîtresse  agréable,  cela  vous  suf- 
fit. On  se  marie  toujours  dans  un  intérêt  quelconque  ;  or,  quel  inté- 
rêt pourriez-vous  avoir  à  m'épouser? 

—  Eh!  mais...  un  intérêt  que,  seule,  la  délicatesse  de  vos  senti- 
mens  peut  vous  empêcher  de  voir  et  que  ma  délicatesse  à  moi  me 
commande  de  ne  pas  oublier.  JN'êtes-vous  pas  très  riche? 

—  Hol 

Ceci  fut  dit  avec  une  grâce  ineffable.  Il  y  avait  de  tout  dans  cette 
interjection  de  Madeleine  :  de  l'étonnement,  du  reproche,  de  l'hu- 
milité, de  la  prière.  —  Roger  avait  trouvé  fort  à  propos  ce  prétexte 
plus  qu'honnête  de  la  fortune  de  Madeleine;  en  réalité,  il  n'y  avait 
jamais  songé  avant  ce  moment-là,  mais  il  fut  bien  aise  de  l'avoir 
rencontré  juste  à  point  pour  couvrir  ses  répugnances.  Il  était  trop 
jeune  et  trop  fier  pour  sourire  aux  miUions  de  sa  maîtresse ,  et  il 
n'était  plus  assez  aimant  pour  s'arrêter  avec  joie  à  l'idée  de  rendre 
éternels  des  liens  qui  ne  devaient  ce  qu'ils  avaient  pu  garder  de 
charme  qu'à  leur  fragihté. 

—  Y  songes-tu?  dit-il  en  appuyant  doucement  sur  son  épaule 
la  tête  de  la  jeune  femme.  T'épouser!  moi  qui  suis,  auprès  de  toi, 
gueux  comme  Job!  Pour  qu'on  dise,  n'est-ce  pas,  que  tu  fais  une 
folie  en  épousant  un  garçon  de  vingt-trois  ans,  déjà  très  fort  en 
arithmétique?  Ah!  je  sais  bien  qu'il  y  a  ta  beauté  qui  serait,  à  elle 
seule,  une  explication  suffisante,  mais,  outre  que  l'on  ne  s'y  tiendrait 
pas,  ce  serait  l'explication  de  ma  conduite,  non  de  la  tienne.  Est-ce 
qu'une  duchesse,  riche  comme  un  banquier  Israélite,  peut  épouser 
sans  ridicule  un  sous-lieutenant  de  mon  âge?  Ce  rôle  de  Dame 
blanche  ne  serait-il  pas  singulièrement  apprécié? 

Il  ne  parlait  pas  de  son  marquisat  et.  affectait  de  compter  pour 
rien  sa  fortune,  qui  cependant  devait  être  un  jour  assez  ronde.  On 


76  BEVUE    DES    DEtJX    MONDES. 

eût  cru,  à  l'cuteiidrc,  qu'il  était  un  sous-lieutenant  quelconque, 
vivant  de  ses  appointemens. 

—  11  n'y  a  d'objection  sérieuse  que  votre  âge,  repartit  Madeleine. 
Et  encore,  laissez-moi  vous  dire  que  l'amour  n'est  pas  si  regardant. 
Que  nous  feraient  les  cancans  mondains?  M'en  suis-je  préoccupée, 
moi,  quand  je  suis  venue  ici?..  Mais,  après  tout,  peut-être  vaut-il 
mieux  que  nous  restions  comme  nous  sommes...  S'il  était  vrai  que 
le  mariage  tue  l'amour! 

—  Eh!  oui,  c'est  vrai,  sois-en  sûre! 

11  la  berça  de  paroles  et  la  grisa  de  baisers.  Elle  oublia,  pour 
une  heure,  cette  première  apparition  de  soucis  grisâtres  dans  le 
bleu  de  sa  vie.  Mais  lui  ne  put  se  dépêtrer  de  cette  idée  de  mariage, 
que  Madeleine  lui  avait  inopinément  jetée  dans  les  jambes.  Comme 
s'il  n'était  pas  déjà  suffisamment  embarrassé  pour  maintenir  au  dia- 
pason convenable  un  amour  qui  dégringolait  vers  les  notes  vul- 
gaires! Vraiment,  les  femmes,  avec  toute  leur  finesse,  sont  souvent 
drôlement  inspirées!  Et  comme  cela  pouvait  lui  agréer  de  songer 
au  mariage,  juste  au  moment  où  il  sentait  tout  son  être  s'élancer  vers 
la  vie,  curieux  de  tous  les  plaisirs,  gourmand  de  toutes  les  jouis- 
sances, connaissant  une  des  faces  de  l'amour,  grâce  à  Madeleine, 
mais  voulant  les  connaître  toutes  par  le  ministère  d'autres  femmes! 
Et  puis,  on  n'épouse  pas  sa  maîtresse.  îl  avait  entendu  dire  cela 
partout  :  dans  le  monde,  au  théâtre,  peut-être  même  dans  des  milieux 
interlopes  où  il  s'était  fourvoyé  une  fois  ou  deux;  c'était  un  dogme 
cela  :  on  ne  plaisante  pas  avec  de  pareilles  choses.  Non,  on  n'épouse 
pas  sa  maîtresse,  à  moins  d'y  avoir  un  grand  intérêt  de  cœur  ou  de 
fortune.  Or,  n'étant  pas  encore  accessible  aux  séductions  de  l'ar- 
gent, il  avait  plutôt  un  intérêt  opposé.  IN'était-il  pas  comme  un  peu 
las  déjà?  11  ne  manquerait  plus  que  le  mariage  pour  rendre  la  chose 
tout  à  fait  agréable!  Joignez  à  cela  qu'on  en  veut  toujours  à  une 
femme  de  la  complaisance  qu'elle  vous  a  montrée,  de  la  pitié 
qu'elle  a  eue  de  vos  désirs  et  de  vos  angoisses,  de  la  charité  qu'elle 
a  mise  à  se  donner  sans  trop  vous  faire  languir;  on  n'est  pas  éloi- 
gné de  croire  que  c'est  un  précédent  gros  de  menaces,  et  l'on  con- 
sidère comme  aventurée  la  foi  qu'on  essaie  de  témoigner  à  la  fidé- 
lité d'une  jolie  personne  qui  vous  a  cédé.  On  s'est  jeté  dessus  avec 
gloutonnerie;  on  trouvait,  au  début,  qu'elle  ne  vous  en  montrait 
et  ne  vous  en  donnait  jamais  assez;  maintenant  on  est  repu,  les 
sens  viennent  s'émousser  sur  des  charmes  connus,  et,  au  lieu  de 
s'accuser  d'avoir  été  trop  vite,  ce  qui  serait  peut-être  fondé,  on  en 
veut  à  sa  maîtresse  d'avoir  manqué  de  pudeur,  ce  qui  est  assuré- 
ment injuste.  Ainsi  faisait  Roger.  —  Ce  jour-là,  il  fut  très  distrait. 

Madeleine  remporta  l'impression  d'inquiétude  qu'elleavaitapportée. 


DANS   LE   MONDE.  77 


VII. 


Un  petit  hôtel  charmant,  juste  au  milieu  de  l'avenue  du  Bois-de- 
Boulogne:  une  grille  à  deux  portes;  derrière  la  grille,  un  parterre; 
dominant  le  parterre,  une  terrasse  à  balustres  de  pierre,  qui  sur- 
plombe; à  droite,  le  perron  d'entrée,  que  surmonte  un  balcon  carré 
soutenu  par  deux  colonnes;  à  gauche,  une  serre  qui  déborde  en 
rotonde.  Habitation  d'un  aspect  très  simple,  très  élégant,  très  fami- 
lial. Stores  de  coutil  écru,  rideaux  blancs;  rien  qui  tire  l'œil.  De 
l'avenue,  on  aperçoit,  au  fond,  assez  loin  de  la  maison  et  séparés 
d'elle  par  un  jardin  beaucoup  plus  vaste  que  celui  que  longe  la 
grille,  les  communs  en  briques  de  deux  couleurs,  bleu  sur  rouge. 

Pour  pénétrer  dans  l'hôtel,  il  faut  sonner  à  une  porte  pleine, 
toujours  fermée  comme  si  elle  donnait  sur  la  rue.  Un  domestique, 
en  habit,  et  non  en  livrée,  vient  vous  ouvrir  et  vous  introduit  dans 
l'unique  salon,  situé  au  rez-de-chaussée  et  communiquant  avec  la 
serre.  Là,  on  a  de  quoi  occuper  ses  yeux,  en  attendant  la  maîtresse 
du  logis.  C'est  d'abord  un  magnifique  portrait  de  la  dame  de  céans, 
dû  à  un  pinceau  fameux.  Elle  est  représentée  assise,  le  coude  sur 
une  table,  en  toilette  noire  décolletée,  une  main  dégantée,  l'autre 
tenant  un  bouquet  de  violettes  de  Parme.  Les  tons  éclatans  de  la 
poitrine,  des  épaules  et  des  bras  éclairent  le  tableau  presque  vio- 
lemment ;  il  semble  qu'il  ne  doive  plus  rester  de  lumière  pour  le 
visage,  qu'on  regarde  en  dernier  lieu,  et  l'on  est  tout  surpris,  quand 
on  y  arrive,  de  le  trouver  parfaitement  clair,  pour  ainsi  dire  limpide, 
avec  les  yeux  d'un  bleu  métallique  grands  ouverts,  mais  plus  inter- 
rogans  que  révélateurs.  Les  cheveux  lisses,  coiifés  sans  apprêt,  font 
un  casque  noir  à  cette  tête,  qui  peut  être  celle  d'une  Minerve  comme 
celle  d'une  Laïs,  —  on  ne  sait  jamais  au  juste.  Quand  on  a  bien 
regardé  le  portrait,  il  reste  à  examiner  une  demi -douzaine  de 
tableaux  absolument  remarquables;  par  exemple,  il  n'y  en  a  pas 
un  de  plus  qu'il  ne  faut  pour  orner  les  murs  sans  les  surcharger  : 
on  dirait  môme  qu'ils  ont  tous  été  faits  sur  commande,  pour  garnir 
exactement  les  panneaux.  Puis  on  admire  des  statuettes,  des  ivoires, 
des  nacres,  des  jades,  toute  une  bimbeloterie  artistique  fort  curieuse, 
mais  pas  plus  abondante  que  de  raison  :  on  sent  que  tout  a  été 
mesuré,  calculé  d'après  la  superficie  des  murailles  et  des  meubles, 
et  l'on  ne  prendra  jamais  ce  salon-là  pour  un  musée,  —  ce  qui,  du 
reste,  est  tout  à  son  avantage.  Le  mobilier  est  de  tous  les  styles, 
ainsi  qu'il  est  de  mode;  les  étoffes  sont  très  riches,  mais  som- 
bres, quelques-unes  brodées  de  vieil  or  et  de  vieil  argent. 


78  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Roger  avait  eu  le  temps  de  faire  un  inventaire  complet,  quand  le 
domestique  qui  l'avait  introduit  vint  lui  dire  que  madame  le  priait 
de  monter.  —  Par  un  escalier  de  bois  à  rampe  sculptée,  dont  la  large 
main  courante  est  recouverte  de  velours  bleu,  on  accède  aux  appar- 
temens  du  premier  étage.  La  première  porte  qu'on  rencontre,  en 
haut  de  l'escalier,  est  celle  d'une  petite  bibliothèque  participant  un 
peu  de  l'oratoire,  grâce  à  des  vitraux  qui  l'obscurcissent  en  même 
temps  qu'ils  la  décorent.  Là,  Jane  reçoit  volontiers,  d'autant  plus 
que  cet  encadrement  austère  de  livres  et  de  vitraux  lui  va  très 
bien  et  lui  donne  un  air  studieux  l'autorisant  presque  à  relever  ses 
jupons,  pour  montrer  qu'elle  n'a  point  coutume  de  porter  des  bas 
bleus. 

—  Pardon  de  vous  recevoir  ici,  monsieur  de  Trémont,  mais  c'est 
mon  séjour  de  prédilection.  Je  ne  descends  guère  que  pour  les 
visites  cérémonieuses,  et  j'ai  pensé  que  vous  ne  m'en  voudriez  pas 
de  vous  faire  un  accueil  exempt  d'apparat. 

—  Mais  vous  êtes  ici  dans  une  véritable  chapelle,  dit  Pioger.  Faut-il 
se  mettre  à  genoux  ? 

—  Non,  il  y  a  des  sièges  où  l'on  est  très  bien  assis;  celui-ci, par 
exemple. 

Elle  lui  désignait  de  la  main  un  fauteuil  forme  crapaud,  aussi 
éloigné  d'elle  que  le  comportaient  les  dimensions  d'une  pièce  qui 
mesurait  cinq  mètres  de  long  sur  trois  de  large. 

—  Je  me  serais  bien  mis  à  genoux,  reprit  Roger.  Ce  demi-jour 
que  tamisent  ces  vieux  vitraux,  ces  boiseries...  on  se  sent  tout  de 
suite  porté  vers  le  culte. 

Il  se  sentait,  en  effet,  très  sérieusement  enclin  à  des  témoignages 
catégoriques  de  vénération  envers  cette  beauté  d'un  caractère  si 
profondément  original,  qui  lui  imposait  presque  autant  qu'elle  le 
charmait.  —  Jane  avait,  ce  jour-là,  une  robe  de  cachemire  noir  que 
sa  femme  de  chambre  eût  pu  mettre,  mais  non  porter  aussi  bien 
qu'elle.  Jamais  elle  ne  recevait,  dans  la  journée,  autrement  que 
vêtue  de  laine  sombre,  les  peignoirs  somptueux  ne  lui  paraissant 
pas  de  mise  au-delà  du  seuil  de  sa  chambre  à  coucher,  et  les  robes 
à  effet,  au  logis,  marquant  trop  clairement,  selon  elle,  l'attente  des 
visites.  Son  chic  par  excellence,  au  surplus,  n'était  pas  dans  ses 
toilettes  :  il  était  dans  son  home,  comme  disait  le  baron,  où  tout 
s'harmonisait  dans  une  simplicité  de  haut  ton,  qui  lui  valait,  avec  le 
suffrage  des  gens  de  goût,  l'admiration  lucrative  des  parvenus, 
lesquels  se  montraient  d'autant  plus  prodigues  qu'ils  n'avaient 
jamais  le  droit  de  dire  :  «  J'ai  payé  une  partie  de  tout  ça.  »  Tout  ça, 
c'était  à  Jane,  bien  à  elle,  —  à  preuve  que,  nulle  part,  ni  pour  or 
ni  pour  argent,  on  n'eût  réussi  à  monter  une  maison  de  petite  dame 


DANS  LE   MONDE.  79 

sur  ce  pied-là,  une  maison  où  les  domestiques  eussent  l'air  de  res- 
pecter leur  maîtresse. 

—  Voyons,  dit  Jane,  vous  n'êtes  pas  venu  pour  me  dé])iter  des 
fadeurs  surannées.  Parlons  de  choses  sérieuses,  parlons  chevaux. 
Je  vous  préviens,  d'ailleurs,  que  je  suis  blasée  sur  les  hommages 
respectueux  comme  sur  les  autres.  Quand  une  femme  de  ma  sorte 
affecte  de  se  tenir  un  peu,  elle  est  tout  de  suite  assassinée  de  madri- 
gaux en  vers  et  en  prose,  en  vers  surtout;  il  y  a,  par  le  temps  qui 
court,  tant  de  poésie  sans  emploi!  C'est  inoui  ce  que  j'en  recueille! 
—  Tenez,  ce  matin  encore,  j'ai  reçu  d'un  poète  fort  connu,  sur  l'ha- 
bit duquel  on  voit  déjà  pousser  les  palmes  vertes,  un  sonnet  qui 
est  charmant,  bien  que  l'on  m'y  donne  pour  la  centième  fois  des 
yeux  de  sphinx.  Ah!  dame,  ils  se  répètent  un  peu,  les  poètes. 
Celui-ci  prétend  que  je  jette  autour  de  moi 


des  sortilèges  graves, 
Que  l'on  n'a  point  le  cœur  de  rimer  en  quatrains, 


et  il  en  profite  pour  m' envoyer  un  sonnet  où  mes  yeux  sont  accusés 
d'un  tas  de  choses  plus  égyptiennes  les  unes  que  les  autres.  Oh!  le 
sonnet  ne  sera  pas  perdu  ;  mon  homme  mettra  ça  dans  son  prochain 
recueil.  Ils  ont  étonnamment  d'ordre,  les  poètes.  L'année  dernière, 
il  y  en  a  un  qui  m'a  envoyé  deux  ou  trois  morceaux  de  choix;  eh 
bien!  cette  année,  au  mois  de  janvier,  il  a  fait  paraître  un  de  ces 
déhcieux  volumes  où,  comme  l'a  dit  je  ne  sais  qui,  il  y  a  tant  de 
papier  blanc,  et  j'y  ai  retrouvé,  sous  des  rubriques  quelconques, 
les  poésies  que  j'avais  inspirées.  Pourtant,  il  n'a  même  pas  fait 
imprimer  en  tête  :  A  Madame  Jane  S.,  ce  qui  eût  été  de  simple 
loyauté.  Mais,  vous  qui  parlez  en  prose,  trouvez-vous  que  je  rap- 
pelle nécessairement  les  pyramides  et  les  sphinx? 

Elle  paraissait  oublier  les  chevaux  en  général  et  sa  jument  en 
particulier,  qui  devaient  cependant,  d'après  elle-même,  faire  les 
irais  de  l'entretien,  et  elle  venait  de  mettre  dans  ses  yeux  et  dans 
toute  sa  mine  autant  de  coquetterie  qu'en  contenaient  ses  paroles. 

—  Une  femme,  dit  Roger  en  se  rapprochant,  ne  peut  rappeler 
les  pyramides  que  par  son  âge,  et  je  n'imagine  guère  que  ce  soit 
votre  cas  ;  quant  aux  sphinx,  si  vous  en  êtes  un,  il  ne  doit  pas  être 
désagréable  de  se  faire  dévorer  par  vous,  et,  s'il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  de  pénétrer  dans  votre  intimité... 

Pendant  que  le  jeune  homme  achevait  sa  phrase,  un  sourire,  dont 
l'expression  n'était  pas  claire  et  qui,  pour  un  instant,  donnait  rai- 
son au  Parnassien  rapetasseur  de  vieilles  comparaisons,  se  prome- 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nait  sur  le  visage  gracieux  et  fin,  mais  assez  souvent  railleur,  de 
celle  muse  sceptique. 

Au  même  moment,  la  porte  s'ouvrit,  et  une  ravissante  petite  per- 
sonne de  six  ou  sept  ans  entra,  le  chapeau  sur  la  tête,  les  mains 
gantées  et  tenant  une  corde  à  sauter. 

—  Je  m'en  vais,  mère  ;  Betsey  m'attend.  Tu  sais,  je  rentre  ce  soir 
à  la  pension;  tu  me  reconduiras,  dis? 

—  Comme  d'habitude.  Monsieur  de  Trémont,  je  vous  présente 
ma  fille,  miss  Henriette,  vulgairement  Bébé,  ou,  plus  correctement, 
Bahy. 

Elle  était  plus  que  charmante,  Bébé  ou  Baby,  avec  ses  cheveux 
déjà  longs  qui  lui  pendaient  sur  le  dos,  enveloppant  ses  épaules  de 
leurs  mèches  brunes  ondulées  du  haut  en  bas,  ses  yeux  bleus  à 
cils  noirs,  qu'elle  semblait  avoir  volés  à  sa  mère,  et  ses  jambes  mai- 
gres, qui  se  montraient  nues  et  brunes  au-dessous  d'une  jupe  courte 
en  drap  vert,  de  forme  écossaise.  Mais  Roger  était  tout  interloqué. 
Jane  avait  une  fille  !  Ce  mélange  de  maternité  et  de  gaudriole  mettait 
le  comble  à  son  étonnement.  Quand  l'enfant  fut  partie  : 

—  Gomment!  dit-il,  vous  avez  une  fille? 

—  Cela  vous  étonne? 

—  Un  peu. 

—  Et  je  l'élève  bien. 

—  Ça,  ça  ne  m'étonne  pas. 

—  Merci.  Mais,  bien  entendu,  je  ne  l'élève  pas  chez  moi. 

—  Sans  indiscrétion,  et  pour  parler  en  français  l'anglais  d'écurie 
auquel  on  vous  a  habituée,  est-ce  que  c'est  un  produit  du  taron, 
cette  jolie  petite  fille? 

—  Non,  grâce  au  ciel!  C'est  un  enfant  de  l'amour,  ma  première 
faute,  la  seule  qui  ait  pris  un  corps,  heureusement!  Du  reste, 
c'est  généralement  la  première  qui  coûte  le  plus  cher,  bien  que  ce 
soit  la  plus  excusable.  Enfin,  tel  qu'il  est,  ce  fruit  de  ma  première 
faute,  je  l'adore.  Car,  vous  savez,  on  peut  être  ce  que  je  suis  et 
aimer  ses  enfans,  quand  on  en  a,  n'en  déplaise  aux  amateurs  de 
classifications  faciles,  qui  ont  des  étiquettes  toutes  préparées  à 
coller  dans  le  dos  de  chacun  :  blanc,  noir,  bon  à  canoniser,  voué 
à  la  potence,  etc.,  n'en  déplaise  même  aux  chroniqueurs  qui,  tout 
dernièrement,  à  propos  de  je  ne  sais  quelle  femme  connue  reven- 
diquant la  tutelle  de  sa  fille,  se  mettaient  en  dépense  de  calem- 
bredaines pour  ridiculiser  les  femmes  entretenues  qui  se  permettent 
d'être  bonnes  mères.  Il  est  vraiment  dommage  que  la  préface  de 
Mademoiselle  de  Maupin  sur  les  journalistes  vertueux  ne  soit  plus 
à  écrire;  elle  serait,  j'imagine,  plus  opportune  aujourd'hui  qu'au 
temps  où  elle  fut  lancée.  Maintenant,  c'est  principalement  le  chro- 


DANS    LE   MONDE.  81 

niqueur  parisien  qui  se  fait  le  champion  de  la  morale  publique.  Le 
chroniqueur  parisien,  ça  se  prononce  la  bouche  en  cercle  ;  c'est  un 
état  qui  a  des  affinités  mystérieuses  avec  le  maintien  des  bonnes 
mœurs...  Non,  ma  parole,  c'est  à  mourir!  Et  quand  on  songe  que 
tous  ces  cuistres  écrivaillans  se  fout  prendre  au  sérieux  par  un  bon 
tiers  des  badauds  qui  les  lisent!  Ah!  ils  ont  de  la  chance  qu'il  ne 
se  soit  pas  encore  trouvé  une  femme  de  théâtre,  désintéressée  de 
la  lutte,  pour  raconter  leurs  procédés!  Du  joli!  Et  du  propre  !  j'en 
réponds  ! 

\  Elle  s'animait  singulièrement.  Décidément,  elle  n'aimait  pas  les 
journalistes.  Il  est  vrai  que,  parmi  les  femmes  entretenues  d'un 
certain  rang,  le  mépris  du  journalisme  est  d'uniforme;  cela  se  porte 
comme  les  gants  de  suède  ou  de  saxe  :  c'est  un  emprunt  aux  femmes 
du  monde.  Toujours  est-il  qu'elle  se  montait,  s'échauffait  dans  son 
harnais  de  bataille,  et  que  sa  beauté  s'en  trouvait  bien.  —  Roger, 
qui  avait  le  bel  âge  pour  lequel  fut  inventé  le  trope  menteur  qui 
fait  de  l'œil  le  miroir  de  l'âme,  eût  laissé  voir  à  de  moins  expéri- 
mentées que  la  dame  du  lieu  les  émotions  qui  l'agitaient.  Ce  dédain, 
d'abord  gouailleur,  puis  virulent,  à  l'endroit  d'une  caste  qu'il  trou- 
vait envahissante  et  dont  toutes  les  calomnies  du  monde  ne  l'eus- 
sent pas  amené  à  prendre  la  défense,  l'emportement  de  cet  amour 
maternel,  blessé  des  traits  dardés  sur  une  autre  femme,  sur  un 
confrère,  ce  visage  aimable  transfiguré,  tout  cela  lui  chatouillait 
l'imagination.  Et  cela  se  voyait.  C'est  même  probablement  parce  que 
cela  se  voyait  trop  que  Jane  jugea  convenable  de  se  calmer  subite- 
ment. 

—  Eh  bien!  fit-elle.  Et  l'écurie!  Ma  jument  que  nous  oublions! 
Venez  la  voir. 

Elle  passa  devant  Roger  et  descendit  l'escalier  avec  assez  de  len- 
teur pour  donner  à  celui  qui  la  suivait  tout  le  loisir  d'admirer  la  grâce 
de  ses  mouvemens  et  le  charme  de  sa  taille.  —  L'écurie  était  ce  que 
sont  toutes  les  écuries  bien  tenues  ;  on  achète  ça  tout  fait  chez  un  bon 
confectionneur  :  il  n'y  aqu'àmetire  en  place  les  cloisons  parquetées 
des  boxesj  la  faïence  des  mangeoires  et  les  revêtemens  stuqués  de 
la  muraille.  Il  y  avait  là  quatre  bêtes  de  prix,  choisies  par  le  baron, 
qui  s'y  entendait  d'autant  mieux  qu'il  ne  s'entendait  qu'à  cela  : 
Brille,  Trinket,  Mylord  et  Arabelle.  Arabelle,  c'était  l'indocile, 
superbe  jument  bai  cerise,  tout  près  du  sang,  très  fine,  la  tête 
petite,  l'œil  vif,  portant  deux  balzanes  transversales  d'une  blancheur 
de  neige,  ce  qui  lui  donnait  un  aspect  fort  original.  Trémont  en  fit 
le  tour,  pénétra  dans  le  box,  flatta  la  croupe,  tâta  les  reins,  regarda 
la  bouche,    enfin  se  livra  à  toutes  les  pratiques  usitées  parmi  les 

lOME  Liv.  —  1882.  6 


82  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

hommes  spéciaux,  lorsqu'il  s'agit  d'entrer  en  relation  avec  une  bête 
de  conséquence. 

—  Quelle  merveille  vous  avez  là! 

—  N'est-ce  pas?  Seulement,  je  ne  peux  pas  la  monter  sans  que 
cola  tourne  au  drame;  tantôt  elle  m'emballe,  tantôt  elle  pointe, 
tantôt  elle  bondit,  enfin  toujours  en  défense.  Je  monte  bien,  mais 
j'aime  mes  aises,  et  elle  m'en  prive.  Bref,  le  baron  ne  montant  plus 
que  des  chevaux  pacifiques,  par  suite  de  rhumatismes  prématurés, 
et  ne  pouvant,  par  conséquent,  se  charger  de  lui  faire  le  caractère, 
je  suis  décidée  à  la  vendre,  à  moins  que  je  ne  trouve  quelqu'un 
pour  la  civiliser. 

—  Nous  essaierons...  Mais,  dites-moi,  ajouta  Roger  en  sortant  à^ 
l'écurie,  vous  n'avez  pas  d'autre  cheval  de  selle? 

—  Non. 

—  Eh  bien  !  écoutez,  nous  allons  faire  une  chose.  Je  vous  prête 
une  bête  à  moi,  7mse  au  bouton,  comme  on  dit  à  Saumur  ;  ça 
marche  comme  un  cheval  à  mécanique  qui  serait  inscrit  au  Stud- 
book,  sans  s'occuper  du  sexe  de  la  personne  qui  est  dessus.  En 
retour,  vous  me  confiez  Arabelle.  Deux  ou  trois  fois  par  semaine,  je 
viendrai  de  Versailles  vous  montrer  les  progrès  de  mon  élève  ;  la 
distance  lui  fera  du  bien.  De  temps  en  temps,  nous  ferons  un  tour 
ensemble,  vous  sur  Coqueluche  (c'est  le  nom  de  ma  bête),  moi  sur 
Arabelle  :  ce  sera  ma  prime  de  dressage.  Est-ce  entendu? 

—  Et  le  baron,  qu'est-ce  qu'il  dira? 

—  D'abord,  avec  lui,  il  paraît  que  c'est  vous  qui  faites  les  demandes 
et  les  réponses.  Et  puis,  n'aime-t-il  pas  les  mœurs  anglaises?  Eh 
bien!  vous  lui  en  donnerez...  Si  même  il  vous  plaisait  de  les  assai- 
sonner à  la  française!..  Mais  à  vos  ordres  en  tout  et  pour  tout.  Enfin, 
je  sais  que  vous  montez  avec  Rohannet,  lequel  n'est  pas  beaucoup 
plus  vieux  que  moi.  Donc,  pas  d'objections. 

—  Allons  !  c'est  convenu. 

L'échange  de  chevaux  eut  lieu  dès  le  lendemain  ;  mais  Roger 
vint  plusieurs  fois  sans  pouvoir  déterminer  Jane  à  sortir  avec  lui. 
Il  arrivait  vers  dix  heures,  en  tenue  équestre  de  gommeux  matinal, 
sonnait  à  la  grille,  mettait  pied  à  terre  et  attendait  dans  le  salon 
que  Jane,  prévenue,  descendît.  Elle  arrivait  bientôt,  déjà  tout 
habillée,  caressait  Arabelle  et  lui  donnait  du  sucre  ;  puis,  Roger  se 
remettait  en  selle  et  faisait  faire  à  la  jument  un  temps  de  trot  et  un 
temps  de  galop  dans  l'avenue,  le  plus  sagement  possible,  tandis 
que  Jane,  sur  sa  terrasse,  suivait  de  loin  ces  évolutions  intéres- 
santes. 

Un  matin  de  la  seconde  semaine,  au  lieu  de  descendre,  elle 
pria  Roger  de  monter.  Il  la  trouva,  non   dans  la  petite  biblio- 


DANS    LE  MONDE.  83 

thèque  où  il  avait  été  reçu  la  première  fois,  mais  dans  sa  chanilDre 
à  coucher,  étendue  sur  sa  chaise  longue  et  vêtue  d'un  peignoir  bleu 
paon  jaboié  de  vieilles  denlcUcs. 

—  Je  suis  horriblement  fatiguée  ce  matin,  dit-elle  en  tendant  à 
Roger,  avec  un  geste  de  lassitude  enchanteur,  sa  main  svelte,  très 
soignée  et  peu  chargée  de  bagnes,  (lilie  avait  une  vraie  main  de 
femme  du  monde  et  un  vrai  pied  de  cocotte,  ce  qui  lui  constiiuait 
des  extrémités  exceptionnellement  avantageuses.) 

—  Eh  quoi  !  malade  ? 

—  iSon,  pas  malade,  mais  soudrante,  ennuyée,  agacée,  nerveuse 
eu  diable...  Arabelle  se  conduit-elle  bien,  ou  plutôt  se  laisse-t-elle 
bien  conduire  ? 

—  Gomme  un  poney  du  Jardin  d'acclimatation.  Mais,  voyons, 
qu'est-ce  que  vous  avez?  Il  vous  est  arrivé  quelque  chose? 

—  Eh!  mon  Dieu,  à  qui  n'arrive- t-il  pas  quelque  chose?  Et  à 
quoi  bon  ennuyer  ses  amis  du  récit  de  ses  menues  contrariétés? 

—  Parfois  l'amitié  rend  ingénieux  et  fournit  le  remède  à  bien 
des  maux;  il  n'y  a  guère  que  l'amour  qu'elle  ne  sache  pas  soulager. 

—  Oh  !  l'amour,  depuis  le  premier  essai  que  j'en  ai  fait,  essai 
auquel  je  dois  ma  fille,  je  n'en  ai  plus  tâté...  ou,  si  j'en  souffre,  il 
n'y  a  pas  longtemps  et  c'est  à  mon  insu. 

Elle  dit  cela  sans  apparente  intention,  les  yeux  au  plafond.  Mais 
il  y  avait  quelque  chose  dans  la  voix,  quelque  chose  de  moelleux, 
de  mélancolique  et  de  rêveur,  qui  procura  à  Roger  une  de  ces 
agréables  bouffées  de  désir  et  d'orgueil  que  l'espoir  d'être  aimé 
vous  fait  monter  au  cerveau. 

—  Si  ce  n'est  pas  l'amour  qui  vous  tourmente,  dites-moi  ce  que 
c'est. 

Elle  le  regarda,  eut  une  crispation  des  doigts  après  un  geste  d'ir- 
ritation, puis,  comme  prenant  son  parti  : 

—  Après  tout,  dit-elle,  vous  êtes  un  ami,  et  je  puis  vous  parler 
d'argent  sans  avoir  l'air  de  vous  en  demander,  puisqui3  vous  n'avez 
pas  le  droit  de  m'en  olfrir.  Car  c'est  d'argent  qu'il  s'agit.  Voilà  le 
baron  qui  refuse  net  de  m'aider  à  payer  un  billet  de  cinq  cents 
louis,  que  j'ai  souscrit  à  une  manière  de  juif  qui  m'a  vendu  des 
tapisseries...  oh!  superbes,  du  reste. 

Elle  tira  de  sa  poche  une  lettre  froissée,  qu'elle  déplia  et  eut  l'air 
de  relire  du  bout  des  cils. 

—  Le  pleutre  !  Croit-il  que  je  subirai  l'aggravation  de  peine  que 
m'inflige  son  commencement  de  ramollissement  sans  exiger  une 
augmentation  de  gages  ?  Car  je  suis  à  ses  gages,  aux  gages  de  ce 
faux  Anglais  qui  renie  la  France,  sa  patrie.  Si  elle  le  savait,  la  France, 
comme  elle  serait  contente,  comme  elle  serait  fière,  et  qu'elle  aurait 
lieu  de  l'êirel 


84  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  parlait  de  son  protecleur  attitré  avec  ce  mépris,  on  peut  dire 
cette  haine  caractéristique  qui  devrait  dégoûter  les  gens  riches  d'un 
rôle  vrairaeut  ingrat.  Les  petites  dames  ont  ceci  de  commun  avec 
les  petits  états  exotiques,  qu'elles  ont  le  besoin  et  l'horreur  du  pro- 
tectorat. Un  autre  point  de  ressemblance,  c'est  que  les  petites  dames 
et  les  petits  états  protégés  sont  toujours  en  quête  de  sous-protec- 
teurs. Roger,  naturellement,  offrit  ses  services,  et,  naturellement 
aussi,  on  fit  semblant  de  ne  les  point  accepter,  ce  qui  mit  le  comble 
à  l'enthousiasme  du  jeune  homme.  Cette  comédie,  à  raison  de 
laquelle  Jane  Spring  eût  été  peu  fondée  à  réclamer  des  droits  d'au- 
teur, car  elle  n'était  pas  précisément  inédite,  eut  tout  le  succès 
habituel. 

—  Que  c'est  bête,  la  vie!  dit  Jane,  quand  elle  fut  sûre  de  son 
homme.  On  demande  de  l'argent  à  des  hommes  qui  réclament  de 
l'amour,  et  le  marché  n'est  exécuté  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre.  Yient 
quelqu'un  à  qui  l'on  ne  demande  rien  et  qui  réclame  à  peine  davan- 
tage :  voilà  tout  le  monde  content...  Tenez,  j'ai  envie  de  prendre 
l'air.  Je  vais  faire  seller  Coqueluche,  et  je  vous  reconduirai  jusqu'à 
Boulogne. 

Elle  sonna  sa  femme  de  chambre,  donna  ses  ordres  et  passa  dans 
son  cabinet  de  toilette,  laissant  Roger  seul  avec  son  bonheur.  Car 
il  était  fort  satisfait,  pas  très  éloigné  même,  lorsqu'il  y  rélléchissait 
avec  attention,  de  trouver  Jane  plus  digne  et  moins  accessible  que 
Madeleine.  Avec  cette  perspicacité  dont  sou  sexe  a  le  secret  en 
amour,  il  devinait  une  âme  d'élite  dans  cette  courtisane,  et  une 
nature  de  fille,  fourvoyée  dans  cette  duchesse.  Enfin,  il  était  content, 
et  son  regard  errait  avec  ivresse  sur  les  objets  qui  l'entouraient.  Le 
lit,  l'immense  lit  de  bois  de  rose,  évoquait  tout  particulièrement  en 
lui  des  idées  aimables  ;  ce  n'était  pas  un  lit  comme  celui  dont  parle 
le  poète  : 

...    un  lit  qui  n'est  bon  qu'à  dormir  ou  mourir. 

La  chambre  de  Jane,  au  reste,  n'avait  pas  du  tout  le  môme  carac- 
tère que  les  autres  pièces  de  l'hôtel  ;  on  sentait  que  c'était  là  la 
pièce  principale,  le  sanctuaire  professionnel.  Il  avait  fallu  céder  aux 
nécessités  du  métier,  et  les  meubles  avaient  ce  cachet  de  confortable 
égrillard,  sévèrement  proscrit  ailleurs,  sans  lequel  il  n'y  a  guère  de 
chambre  de  cocotte.  Une  femme  intelligente,  sachant  le  prix  de  la 
mise  en  scène,  n'a  garde  de  protester  par  son  mobilier  intime  des 
goûts  sérieux  qu'elle  peut  avoir,  car  on  n'est  jamais  bien  aise,  quand 
on  excursionne  à  Cythère,  de  gîter  dans  un  oratoire  ou  dans  une 
salle  de  vieux  château.  Il  faut  des  meubles  gais,  commodes  et  enga- 
geans,  de  ces  meubles  qui  vous  attirent,  vous  enlacent,  vous  retien- 


DANS    LE    MOiNDE.  85 

nent,  se  cramponnent  à  vous,  de  ces  meubles  enfin  auxquels  on 
s'acoquine  volontiers.  Roger  se  trouvait  bien;  il  serait  resté  là  jus- 
qu'au soir  :  une  preuve  que  Jane  s'y  connaissait.  Mais  la  jeune 
femme  ne  tarda  pas  à  reparaître,  ayant  revêtu  une  délicieuse  toilette 
d'amazone,  faite  d'une  jupe  bleue  assez  courte,  coupée  carré  par  en 
bas,  et  d'une  jaquette  gris  de  fer,  étroitement  ajustée,  où  souriait 
une  rose  pâle,  prise  dans  une  des  boutonnières. 

—  Allons!  fit-elle. 

Ils  descendirent.  Roger  la  mit  à  cheval^  et  ils  s'en  allèrent  au 
pas  vers  le  Bois,  précédés  par  un  grand  diable  de  lévrier  que  Jane 
avait  baptisé  Féal,  sans  doute  par  antiphrase,  car  il  s'absentait 
cinq  jours  sur  sept  et,  quand  on  l'emmenait,  ne  revenait  jamais 
avec  vous. 

Ces  matins  d'avril,  à  Paris,  font  mettre  la  selle  sur  le  dos  à  tout  ce 
qu'il  y  a  de  quadrupèdes  à  peu  près  susceptibles  d'être  chevau- 
chés. Le  Bois,  en  effet,  est  merveilleux,  et  cette  nuée  de  cavaliers 
qui  i'empoussière  ne  parvient  pas  à  lui  enlever  tout  le  charme  qu'il 
doit  à  la  jeunesse  de  sa  verdure,  à  l'air  nouveau  qui  circule  dans 
ses  innombrables  percées,  au  doux  éclat  des  belles  matinées  se 
répandant  à  travers  les  branches  mal  feuillées  encore,  et  rayant  le 
sol  des  stries  lumineuses  que  font,  entre  les  ombres  des  arbres,  les 
rayons  d'avant  midi  sur  le  sable  gris  des  allées.  —  Il  était  onze 
heures  ;  on  commençait  à  rentrer,  et  les  cavalcades  regagnaient  Paris, 
semant  sur  leur  route  l'écho  de  ces  causeries  bruyantes  qui  accom- 
pagnent les  retours  joyeux.  Jeunes  gens  et  belles  -petites  sur  leurs 
bètes  fines  écumantes,  garçonnets  et  fillettes  sur  leurs  ponies  trot- 
tinans,  papas  et  mamans  sur  des  cohs  débonnaires,  tout  ce  monde 
équestre  bavardait  et  riait,  dans  ce  complet  épanouissement  de  la 
rate,  cousin  germain  du  bonheur,  qu'engendrent  les  chevauchées 
matinales  au  printemps.  Les  cavaUers  isolés  étaient  en  minorité  ;  on 
part  seul  souvent,  mais  on  trouve  toujours  quelque  groupe  auquel 
se  joindre  pour  revenir  gaîment.  Cependant,  le  marquis  du  Gasc, 
lui,  revenait  solitaire,  le  stick,  sous  la  cuisse,  la  main  gauche  sur  le 
garrot  et  la  droite  tenant  un  cigare.  Il  semblait  pensif  ou  ennuyé, 
répondant  aux  nombreux  gestes  de  la  main  qui  saluaient  son  pas- 
sage par  une  brève  et  distraite  inclination  de  tête,  comme  s'il  eût 
craint  que  trop  d'amabilité  ne  lui  attirât  les  avances  des  fâcheux. 
En  passant  la  grille  du  Bois,  il  croisa  le  jeune  couple  et  salua 
Jane,  en  souriant,  mais  aussi  bas  que  s'il  se  fût  agi  d'une  grande 
dame  à  trente-six  carats.  B'ailleurs,  quiconque  ne  saluait  pas  ainsi 
M'^  Spring  était  dispensé  de  la  saluer  autrement.  —  A  la  vue  de  Tré- 
mont,  le  marquis  sortit  de  son  nuage,  son  visage  renfrogné  s'éclaira, 
et  il  marmotta,  en  rassemblant  son  cheval  pour  le  mettre  au  galop  : 

—  Tiens  !  tiens  !  le  jeune  Trémont  avec  Jane  Spring  ! 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Roger  et  Jane  venaient  de  prendre  le  trot  dans  une  allée  qui 
mène  à  Madrid,  quand  le  jeune  homme  aperçut,  à  trente  mètres 
devant  eux,  Geneviève  en  compagnie  de  son  père,  —  grand  monsieur 
maigre  à  favoris  diplomatiques,  — venant  au  galop  en  sens  inverse. 
Sans  consulter  ni  prévenir  Jane,  il  embarqua  sa  jument  en  se  pen- 
chant sur  l'encolure,  et,  comme  la  bête  était  chaude,  il  passa  auprès 
de  M.  et  de  M'^®  de  Rhèges,  aussi  rapide  que  s'il  eût  été  emballé. 
C'était  stupide,  d'autant  plus  qu'on  ne  pouvait  guère  ne  pas  le 
reconnaître  dans  une  allée  de  dix  pieds  de  large;  mais  il  était 
encore  très  jeune  d'âge  et  de  caractère.  Le  seul  résultat  appréciable 
qu'il  obtint,  ce  fut  un  écart  du  cheval  de  Geneviève,  lequel,  surpris 
de  cette  charge  à  fond  de  train,  se  jeta  dans  un  taillis.  Sans  doute, 
la  jeune  fille  eut  grand'  peur,  puisqu'elle  devint  toute  pâle  ;  elle 
parut  même  perdre  complètement  la  tête,  car,  au  lieu  de  ramener 
son  cheval,  elle  se  retourna  pour  regarder  le  cavalier  qui  fuyait, 
puis  fixa  les  yeux  sur  la  compagne  de  Roger,  laquelle  passait  devant 
elle,  toujours  au  trot. 

—  Eh  bien!  Geneviève, cria  M.  de  Rhèges,  àquoi  penses-tu? Sers- 
toi  du  filet,  mordieu  !  Tu  vas  te  faire  déchirer  la  figure  par  ces  branches  ! 

Geneviève  revint  à  elle,  ou  plutôt  à  son  cheval,  qu'elle  se  mit  à 
cravacher  avec  une  vigueur  difficile  à  expliquer  chez  une  jeune  per- 
sonne assez  craintive  pour  blêmir  quand  sa  monture  faisait  un 
écart.  —  M.  de  Rhèges,  en  sa  qualité  de  diplomate,  avait  parfai- 
tement saisi  le  manège  de  Roger;  une  seule  chose  lui  avait  échappé  : 
le  trouble  de  sa  fille. 

—  Ah  çà!  qu'est-ce  qui  vous  a  pris?  dit  Jane,  lorsqu'elle  eut 
rejoint  Roger,  lequel  faisait  semblant  de  calmer  Arabelle  à  grand'- 
peine.  Allons!  ne  vous  donnez  pas  tant  de  mal,  ajouta-t-elle  en  riant. 
Arabelle  n'a  plus  envie  de  se  sauver,  la  jeune  personne  de  tout  à 
l'heure  est  déjà  loin...  Elle  est  bien  jolie,  celte  jeune  personne,  et 
elle  sait  s'habiller,  ce  qu'on  néglige  pour  l'ordinaire  d'apprendre 
aux  jeunes  filles.  Et  puis,  elle  regarde  en  face;  si  nous  nous  ren- 
controns jamais  tontes  deux,  nous  nous  reconnaîtrons,  je  vous  en 
réponds.  Qui  est-ce? 

—  Une  amie  de  ma  sœur. 

—  Pas  une  fiancée,  j'espère?  Je  serais  désolée  que  cette  ren- 
contre fît  manquer  un  mariage;  je  n'aime  pas  à  me  jeter  dans  les 
toiles  d'araignée  du  prochain,  et  quand  un  homme  est  pris  dans  les 
fils  tramés  par  une  autre  femme,  je  le  laisse  à  qui  a  fait  la  capture. 

C'était  dit  sur  un  ton  badin,  mais  avec  assez  d'ironie  et  de  mor- 
dant pour  qu'on  pût  croire  qu'il  se  cachait  sous  l'enjouement  des 
paroles  un  peu  d'aigreur  jalouse  ou  de  regret  enfiellé. 

—  Non,  dit  Roger,  ce  n'est  pas  une  fiancée  ;  je  ne  songe  guère 
à  me  marier,  je  vous  jure! 


DANS   LE   MONDE.  87 

—  Tant  mieux  pour  vous...  et  pour  celle  que  vous  pourriez  épou- 
ser !  C'est  une  rage,  à  présent,  de  marier  les  jeunes  gens  tout 
petits  ;  on  nous  les  prend  trop  tôt  :  c'est  pour  cela  qu'ils  nous  revien- 
nent si  vite. 

—  Mais,  fit  Roger  en  rangeant  Arabelle  contre  Coqueluche,  je 
n'ai  pas  envie  de  m'en  aller;  j'arrive... 

Oh!  oui,  il  arrivait,  le  pauvre  diable!  Il  arrivait  tout  jeune,  presque 
tout  frais,  le  bec  ouvert  et  la  mine  alléchée,  avec  cette  candeur 
vicieuse  du  premier  âge  masculin.  Elle  était  si  jolie,  cette  Jane,  si 
différente  des  femmes  qu'il  connaissait!  Il  mordait  ferme  à  l'hame- 
çon. La  fine  mouche  doubla  l'appât  en  le  retenant  à  déjeuner.  On 
rendit,  pour  la  journée,  son  box  à  Arabelle,  et  Roger  s'en  alla  fort 
tard  dans  la  soirée,  aussi  grisé  d'amour  et  peut-être  plus  poétique 
encore  qu'après  son  premier  rendez-vous  avec  Madeleine.  —  Il  faut 
dire  aussi  que  cette  Jane  était  une  magnifique  nature  de  courtisane, 
faite  pour  débiter  l'amour  à  prix  d'or  à  une  clientèle  de  choix  et 
sauver  de  la  honte  le  plaisir  vendu,  en  l'éclairant  du  rayonnement 
de  toutes  les  grâces. 

Quand  Roger,  le  lendemain,  revit  la  duchesse,  il  se  sentit  des 
scrupules...  On  alla,  ce  jour-là,  se  promener  en  voiture  le  long  du 
canal,  sous  des  ombrages  qui  connurent  La  Vallière  avant  Montespan 
et  Montespan  avant  Maintenon,  Châteauroux  avant  Pompadour  et 
Pompadour  avant  Du  Barry,  —  sans  parler  de  celles  qui  remplirent 
les  interrègnes  ou  servirent  d'intermèdes. 


VIII. 

Un  beau  soleil,  un  peu  de  vent,  pas  mal  de  poussière  ;  bref,  un 
joli  temps  pour  un  12  avril  à  Paris.  Devant  le  Palais  de  l'Industrie, 
le  cheval  en  simili-bronze  qui  sert  d'enseigne  au  Concours  hippique 
donne  l'exphcation  de  la  grande  alïluence  d'équipages  encombrant 
les  abords  du  singulier  monument.  Au  reste,  de  belles  affiches 
jaunes,  plus  explicites  encore  que  le  cheval  en  simili-bronze,  vous 
tirent  l'œil  de  loin  avec  le  cavalier  qu'on  y  voit  représenté,  à  une 
hauteur  invraisemblable,  au-dessus  d'un  terrifiant  obstacle.  C'est  le 
dernier  jour  du  concours  :  Exhibition  générale  des  chevaux  et  atte- 
lages prijnés',  La  Coupe,  course  d'obstacles  pour  chevaux  de  tout 
âge  et  de  toute  nationalité^  Longchampis  de  chevaux  de  selle.  Tel 
est  le  programme  attrayant  de  la  fête.  Très  attrayant  même,  si  l'on 
en  juge  par  la  quantité  des  entrans.  Les  voitures  se  succèdent,  les 
tourniquets  fonctionnent  avec  frénésie,  les  chevaux  qui  pénètrent 
dans  le  palais  par  la  porte  du  milieu,  la  plupart  tenus  en  main  par 
des  soldats  en  petite  tenue,  ont  grand'peine  à  se  frayer  un  passage 


8S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  écraser  personne.  Les  femmes,  portant  à  leur  corsage  la  carte 
rose,  se  hâtent  vers  les  tribunes  déjà  pleines  ;  en  arrivant,  elles  jet- 
tent un  regard  anxieux  sur  les  rangs  pressés  qui  garnisbent  les 
banquettes  du  pourtour,  songeant  avec  efîroi  qu'il  leur  faudra  peut- 
être  rester  debout  pendant  toute  la  séance,  —  ce  qui  serait  infini- 
ment plus  fatigant  que  de  franchir  à  pieds  joints  tous  les  obstacles 
dont  est  semée  la  piste. 

Le  défilé  des  attelages  tire  à  sa  fm  ;  des  voitures  de  toutes  formes 
se  croisent  dans  le  manège,  menées  savamment  par  des  cochers 
experts,  qui  précipitent  l'allure,  à  mesure  qu'approche  l'instant  du 
signal  à  l'audition  duquel  les  zigzags  enchevêtrés  et  arrondis  de 
ces  roues  en  délire  devront  se  démêler  et  s'étendre,  pour  aller  se 
perdre  dans  la  coulisse,  comme  les  anneaux  déroulés  d'une  farandole 
d'opéra.  Au  roulement  formidable  de  ces  véhicules  affolés,  qui  tour- 
noient dans  une  poussière  lumineuse,  se  mêlent  les  voix  de  cuivre 
de  l'orchestre  militaire  achevant  son  dernier  morceau,  ainsi  que  le 
tintement  saccadé  des  colliers  de  deux  équipages  de  poste  décrivant 
des  ronds  et  des  S  au  galop  de  leurs  chevaux,  fouaillés  à  tour  de 
bras,  mais  dirigés  avec  une  étonnante  sûreté  de  main  par  des  pos- 
tillons classiques,  dont  le  chapeau  ciré  miroite  sous  le  soleil,  tandis 
que  la  poudre  de  leurs  perruques  à  cadenette  s'envole  en  s' irisant 
dans  la  clarté  de  l'immense  vaisseau  qu'inonde  la  lumière.  La  cloche 
sonne  à  deux  ou  trois  reprises,  mais  sans  succès;  on  dirait  que, 
frappés  de  vertige,  chevaux,  cochers  et  postillons  sont  emportés  dans 
une  ronde  infernale  qui  ne  doit  finir  qu'avec  le  souffle  des  bêtes, 
avec  la  vie  des  gens.  Alors,  les  membres  du  jury  et  leurs  agens  se 
précipitent  dans  l'arène,  adressant  aux  automédons  grisés  de  bruit, 
de  poussière  et  d'entrain,  des  gestes  impérieux,  des  injonctions 
désespérées.  Enfin,  quelques-uns  se  rendent  et  se  décident  à  gagner 
la  porte;  bientôt,  d'autres  suivent,  et,  après  un  quart  d'heure  d'ef- 
forts généreux  d'une  part,  de  résistance  enfiévrée  de  l'autre,  le 
manège  est  évacué. — La  première  fanfare  de  chasse  se  fait  entendre. 
Des  soldats  viennent  ratisser  les  abords  des  obstacles  et  remettre  en 
place  les  barres  et  les  claies  déplacées  pour  le  défilé.  Le  chef  de 
l'état,  en  retard,  arrive  de  son  pas  tranquille,  en  homme  qui  vient 
s'amuser  malgré  lui,  en  homme  qui  fait  partie  de  toutes  les  fêtes  de 
quelque  importance  au  même  titre  que  les  trophées  de  drapeaux, 
les  écussons  civiques  aux  initiales  de  la  république  et  autres  acces- 
soires patriotiques.  —  Seconde  fanfare  des  sonneurs  de  trompe 
placés  dans  les  galeries  supérieures.  Un  cheval  se  présente  à  l'en- 
trée de  la  lice,  puis  y  pénètre  au  galop  ;  arrivé  devant  le  jury,  le 
cavalier  salue,  donne  son  bulletin  de  pesage  et  attend  le  coup  de 
cloche.  Au  signal,  prenant  du  champ,  il  se  lance  sur  le  premier 
obstacle,  une  simple  claie  mal  étayée,  qui  tombe  à  la  moindre  éra- 


DANS    LE    MONDE.  89 

flure  que  lui  font  les  sabots  du  cheval.  Les  réflexions  des  assistans 
commencent  : 

—  Toujours  amusant,  n'est-ce  pas? 

—  Peuh!  bien  monotone.  Et  puis,  qu'est-ce  que  ça  prouve?  Un 
cheval  qui  saute  bien  saute  juste  ;  or,  ici,  quand  il  saute  juste,  il 
jette  tout  par  terre  et  on  lui  marque  une  faute.  C'est  un  exercice  de 
cirque.  Avez-vous  chassé,  cette  année? 

Les  hommes,  en  général,  ne  s'ennuient  pas,  même  quand  ils  pré- 
tendent le  contraire.  N'y  a-t-il  pas  là  tout  ce  qu'ils  aiment  :  la  liberté 
du  cigare,  et  puis  des  chevaux,  et  puis  des  femmes,  et,  par-dessus 
le  marché,  des  trompes  de  chasse?  Ces  trompes  jouent  un  grand 
rôle  dans  la  bonne  humeur  fredonnante  de  la  partie  masculine  de 
l'assistance;  elles  évoquent  des  souvenirs  cynégétiques,  font  revivre 
des  épisodes  de  la  dernière  saison  et  promettent  des  joies  nouvelles 
pour  le  prochain  hiver. 

Il  y  a  surtout  quelques  types  de  gentilshommes  campagnards, 
plus  campagnards  que  gentilshommes,  qui  s'épanouissent  à  vue 
d'œil.  Ceux-là,  fumant  leurs  gros  cigares,  dont  ils  soufflent  la  fumée 
avec  une  enflure  de  joues  qui  les  fait  ressembler  à  des  tritons  de 
fontaine,  sont  tout  à  fait  aises  ;  ils  causent  bruyamment,  rient  bête- 
ment en  s'élargissant  dans  leurs  habits  trop  étroits,  racontent  avec 
complaisance  des  histoires  de  femmes  et  des  aventures  de  chevaux 
(femmes  faciles  et  chevaux  rétifs),  faisant  du  tout  une  salade  assai- 
sonnée au  crottin  et  au  patchouli. 

Circulant  autour  du  manège  ou  parqués  au  centre,  des  officiers 
de  toutes  armes,  un  grand  nombre  en  tenue  de  cheval,  prêts  à  con- 
courir. 

Quant  aux  vrais  élégans,  ils  sont  tous  dans  les  tribunes,  parmi 
les  femmes,  excepté  ceux  qui  font  partie  du  jury,  soit  à  titre  per- 
manent, soit  à  litre  auxiliaire. 

Sur  les  gradins  réservés  aux  socîclaircs  et  chargés  à  crouler, 
toutes  les  élégances  féminines  du  Paris  printanier,  qu'on  pourrait 
appeler  le  Paris  complet^  sont  rassemblées,  ou  plutôt  amoncelées. 

Dans  cette  lumière  crue  que  laisse  tomber  librement  le  gigan- 
tesque vitrage  du  palais,  les  nuances  gaies  des  toilettes  de  prin- 
temps, toutes  neuves,  s'étalent  avec  leurs  chaloiemens  radieux  qui 
semblent  des  sourires  d'étoffes,  des  agaceries  que  font  au  regard  la 
soie,  le  velours,  le  barège,  le  satin,  —  le  satin  surtout,  qui  est  à  la 
fois  de  mode  et  de  saison.  Heureusement  pour  les  yeux  délicats, 
beaucoup  de  noir  se  mêle  au  scintillement  des  couleurs,  sur  cette 
palette  mouvante  que  le  hasard  a  composée;  beaucoup  de  gris  aussi 
et  de  tons  neutres,  grâce  aux  costumes  complets  et  aux  petits  pale- 
tots à  l'anglaise.  Le  sombre,  au  reste,  est  en  faveur,  même  auprès  des 
femmes  d'humeur  joviale  et  de  facile  accès  ;  s'habiller  sérieusement 


90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  faire  des  affaires  sérieuses,  il  n'y  a  que  ça,  disent  ces  dames. 
Néanmoins,  il  reste  assez  de  couleurs  encore  pour  égayer  large- 
ment la  vue;  d'abord,  il  y  a  les  incorrigibles  qui  ne  se  croient  agréa- 
bles à  voir  que  quand  elles  sont  voyantes;  et  puis,  le  premier  soleil 
fait  éclore,  bon  gré  mal  gré,  les  teintes  vives  sur  les  jeunes  beautés. 

—  Eh  bien!  Trémont,  tu  vas  monter? 

—  Oui,  je  lance  mon  Cabochard. 

—  Tiens-toi  bien,  il  y  a  du  monde. 

C'était  Rohannet  qui  passait,  la  taille  congrûment  prise  dans  une  • 
irréprochable  redingote  noire.  Trémont,  lui,  était  en  tenue,  botté, 
la  badine  en  main,  revenant  d'accompagner  aux  tribunes  sa  mère, 
sa  sœur  et  la  duchesse.  —  Geneviève  passa,  au  bras  de  son  père. 
M.  de  Rhèges  s'arrêta  un  instant,  donna  une  poignée  de  main  à 
Roger  en  disant  un  mot  aimable  au  jeune  homme  sur  son  succès 
prochain,  puis  continua  sa  route  à  travers  les  uniformes  et  les  redin- 
gotes, emmenant  sa  fille,  laquelle  avait  rougi  sous  le  regard  assez 
incertain  et  troublé  de  l'ami  de  M''^  Spring. 

L'impressionnable  sous-lieutenant  suivait  encore  des  yeux  la  taille 
gracieuse  de  cette  jeune  fille  qu'il  connaissait  depuis  longtemps, 
mais  dont  les  traits  charmans  et  l'œil  profond  venaient  de  le  frapper 
pour  la  première  fois  peut-être,  dans  ce  ruissellement  de  lumière, 
quand  une  petite  main  gantée  se  posa  sur  la  manche  de  sa  tunique, 
au  moment  où  il  assurait  son  képi  sur  sa  tête. 

—  Enchantée  de  vous  trouver  là,  mon  cher!  d'autant  que  c'est 
pour  vous  que  je  viens.  Donnez-moi  votre  bras  et  placez-moi  comme 
vous  pourrez,  mais  le  mieux  possible. 

Il  n'y  avait  pas  à  refuser.  Jane  était  là,  devant  lui,  éblouissante, 
d'ailleurs,  dans  son  très  simple  costume  de  drap  gris  de  souris  sans 
garniture,  et,  comme  toujours,  tranquillement  impérieuse  avec  son 
air  souriant  et  dominateur,  qui,  selon  le  mot  d'un  de  ses  amis  «  vous 
eût  arraché,  au  besoin,  le  chapeau  de  dessus  la  tète.  »  —  S'il  n'avait 
eu,  là-bas,  dans  les  tribunes  qu'il  allait  falloir  parcourir,  une  mère, 
une  sœur  et  une  maîtresse,  Roger  n'eût  pas  été  fâché  de  se  montrer 
en  compagnie  de  cette  séduisante  personne,  avec  laquelle  bien  peu 
de  femmes  du  monde  eussent  pu  lutter  de  véritable  élégance  et  de 
distinciion  raffinée.  Son  cœur  de  jeune  homme  se  fût  même  déli- 
cieusement dilaté  à  la  pensée  qu'on  verrait  en  lui  l'amant  heureux 
du  moment.  Mais,  étant  données  toutes  ces  présences  gênantes,  la 
promenade  qu'on  lui  infligeait  était  une  vraie  corvée.  Enfin,  il  fal- 
lait bien  !  11  y  a  des  fenunes  à  qui  l'on  ne  fait  pas  d'affronts,  —  Jane 
était  de  celles-là,  —  et  il  n'y  en  a  guère  auxquelles  on  puisse  refuser 
son  bras,  quand  elles  vous  le  demandent,  après  vous  avoir  accordé 
tous  les  privilèges  de  l'extrême  intimité.  —  Et  puis,  pour  résister,  il 
eût  fallu  se  soucier  médiocrement  des  suites  de  la  résistance,  être 


DANS   LE   ÎIONDE.  91 

libre  moralement,  indépendant  de  cœur,  maître  de  soi  enfin  ;  or,  ce 
n'était  pas  le  cas.  Elle  l'avait  empanmé,  fasciné,  magnétisé.  Il  essaya 
seulement  de  tirer  du  côté  opposé  à  celui  où  se  trouvait  son  monde; 
mais,  comme  c'était  précisément  le  bon  coin,  le  coin  des  élégances, 
Jane  y  marcha  délibérément,  appuyée  sans  abandon,  mais  avec 
franchise  sur  le  bras  de  son  cavalier.  Naturellement,  une  aussi  jolie 
femme,  en  creusant  son  sillage  dans  les  flots  pressés  d'une  foule 
masculine,  faisait  événement  ;  il  ne  venait,  du  reste,  à  l'idée  de  per- 
sonne delà  prendre  pour  une  femme  entretenue,  pour  une  de  ces 
femmes  tout  récemment  et  si  gentiment  baptisées  tendresses,  et,  si 
cette  pensée  malséante  se  fût  glissée  dans  quelque  esprit  sceptique, 
deux  ou  trois  coups  de  chapeaux,  récoltés  au  passage  et  du  genre  de 
ceux  qu'elle  exigeait  de  tous  les  hommes  de  sa  connaissance,  en  eût 
vite  effacé  l'impertinent  vestige.  Partout  et  toujours  elle  voulait  être 
saluée  ainsi,  même  lorsqu'elle  était  au  bras  de  quelqu'un;  rece- 
vant toutes  les  semaines,  ayant  comme  une  espèce  de  salon,  elle 
ne  voyait  pas  pourquoi  on  aurait  fait  semblant  de  ne  la  point  con- 
naître ou  affecté  de  la  connaître  trop.  Elle  poussait  même  si  loin  le 
souci  d'être  traitée  sur  le  pied  du  respect,  qu'elle  s'était  successi- 
vement brouillée  avec  tous  ses  amis  myopes  :  elle  ne  croyait  pas  à 
la  myopie  quand  la  myopie  empêchait  de  la  reconnaître. 

—  Mâtin  !  la  jolie  femme  ! 

—  Et  faite! 

—  Tiens  !  avec  qui  est  donc  Trémont  ? 

—  Qui  est  donc  cette  ravissante  femme  en  gris  que  vous  venez 
de  saluer? 

—  Jane  Spring. 

—  Qui  ça,  Jane  Spring?  Une  grue?  Elle  n'en  a  pas  l'air. 

—  Pas  une  grue,  ou  du  moins  une  grue  d'une  espèce  rare. 

—  Dites  donc,  quand  vous  voudrez  me  présenter?.. 

—  Oh!  ça  ne  vous  avancerait  pas  à  grand' chose;  peu  d'appelés 
et  encore  moins  d'élus. 

—  Qu'est-ce  qu'il  faut  donc  pour  lui  plaire ,  à  cette  demoiselle 
imprenable  ? 

—  Pas  imprenable,  mais  difficile  à  prendre,  quand  on  ne  fait  pas 
la  brèche  à  coups  de  lingots. 

—  Ah!  bon!..  Mais  le  sous-lieutenant  pourtant?..  Il  ne  doit  pas 
avoir  sa  tunique  rembourrée  avec  des  billets  de  mille. 

—  Vous  n'en  savez  rien.  Moi,  j'imagine  qu'il  saura  un  de  ces 
jours  ce  que  ça  lui  coûte...  si  ce  n'est  pas  toutefois  un  simple  ami 
comme  moi,  car  elle  se  promène  souvent  avec  ses  amis. 

Jane  et  Roger  étaient  arrivés  à  l'endroit  où  l'on  pèse  les  cavaliers 
et  où  les  chevaux  attendent  ;  là,  se  mêlaient  au  public  élégant  qui 
cherchait  à  gagner  l'accès  des  tribunes  une  nuée  de  palefreniers, 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  gens  de  service  du  concours.  Un  lieutenant  sous-écuyer  de 
Saumur  achevait  son  troisième  tour  sans  avoir  fait  une  faute  ;  l'en- 
thousiasme était  grand,  justifié,  au  surplus,  par  la  tenue  acadé- 
mique de  l'ofiicier,  merveilleusement  planté  sur  son  cheval  gris 
pommelé,  Pinc-apple,  —  un  vieux  routier  des  concours,  qui  sau- 
tait en  retroussant  ses  jambes,  comme  eût  fait  de  ses  pattes  un  chat 
sauvage. 

—  Il  paraît  que  je  n'ai  rien,  ou  pas  grand' chose?  dit  le  lieutenant 
de  Saumur,  qui  rentrait. 

Et  il  sauta  à  terre,  très  leste  et  très  gentil  avec  son  uniforme  tout 
noir,  sanglé  de  près  dans  sa  tunique  courte. 

—  Aïe!  fit  Jane,  voilà  qui  diminue  vos  chances.  Avez-vous  entendu? 

—  Oui,  d'autant  plus  que  mon  cheval  est  lunatique  en  diable  et 
qu'il  n'a  pas  l'air  de  bonne  humeur.  Tenez,  le  voilà  aux  mains  de 
mon  ordonnance.  11  n'est  pas  joH  à  l'excès,  mais,  quand  il  veut,  il 
saute  des  choses  invraisemblables. 

Ils  atteignirent  enfin  les  tribunes.  Le  dernier  rang  seul  montrait 
encore  quelques  vides.  Ils  y  montèrent,  puis  longèrent  la  cloison  de 
toile.  Là,  le  malaise  de  Roger  se  fit  plus  intense;  il  apercevait,  à  une 
courte  distance,  et  pas  très  éloignées  du  dernier  rang,  car  elles  étaient 
arrivées  tard,  —  trop  tard  pour  la  tribune  du  jury,  —  sa  mère,  sa 
sœur  et  Madeleine.  Il  commençait  à  sentir  sur  ses  joues  l'impatien- 
tante chaleur  de  ce  masque  pourpre  que  la  jeunesse,  plus  encore 
que  la  timidité,  vous  met  si  promptement  au  visage  dans  les  con- 
jonctures épineuses  de  la  vingtième  année.  Certes,  il  lui  eût  été  facile, 
à  ce  moment-là,  de  dire  à  Jane  qu'il  désirait  ne  pas  aller  plus  loin, 
à  cause  du  voisinage  de  sa  famille  ;  mais,  se  sentant  rouge,  épe- 
ronné,  en  outre,  par  cette  crainte  bête  de  paraître  enfant,  que  con- 
naissent bien  tous  ceux  qui  ont  eu  vingt  ans  autrement  que  sur  les 
registres  de  l'état  civil,  et  qui  ont  vécu  leur  jeunesse  sans  se  faire  tort 
d'une  sottise,  il  se  raidit  et  poursuivit  son  chemin.  Il  n'eût  pu  prendre 
sur  lui,  dans  le  trouble  et  l'embari'as  visibles  où  il  pataugeait,  y  enfon- 
çant à  chaque  pas  davantage,  de  se  donner  par  surcroît  la  charge  d'un 
ridicule  enfantin,  en  invoquant  la  peur  de  se  laisser  voir  par  sa  mère 
en  compagnie  suspecte  :  maman!  il  n'eût  plus  manqué  que  ça!  C'est 
égal,  il  était  fièrement  mal  à  son  aise,  et  Jane  le  voyait  bien.  Il  essaya 
seulement,  alléguant  l'excellence  de  la  place,  de  la  caser  à  l'endroit 
où  ils  étaient  parvenus,  mais  la  jolie  commère,  qui  avait  des  vues  pro- 
fondes sur  Roger,  depuis  qu'elle  avait  appris  qu'il  était  maître  d'un 
demi-million,  et  qui  n'ignorait  pas  de  quelle  importance  il  est  pour 
une  femme  que  son  amant  ait  brûlé  ses  vaisseaux,  l'entraîna  douce- 
ment plus  loin.  C'en  était  fait!  Il  allait  passer  à  quelques  mètres  du 
trio  féminin  redouté.  Il  regardait  devant  lui  et  ne  répondait  que  par 
monosyllabes  aux  questions  nombreuses  que  lui  faisait  Jane  en  se 


DANS   LE   MONDE.  93 

penchant  vers  lui  d'un  air  aimable.  Le  brouhaha  de  cette  volière 
caquetante,  les  miettes  de  conversations  qui  lui  tombaient  au  pas- 
sage dans  les  oreilles ,  ces  mots  envolés  parmi  le  bourdonnement 
qui  l'enveloppait,  ces  morceaux  de  phrases  hachées  par  des  excla- 
mations de  la  foule  attentive  et  captivée,  tout  cela  lui  jouait  sur  le 
tympan  une  symphonie  confuse  achevant  de  l'étourdir. 

—  Gharmans,  ces  jeunes  officiers  de  cavalerie  !  bien  mieux  que 
leurs  contemporains  civils  ! 

—  Aïe  !  la  barre  par  terre.  Deux  fautes. 

—  Mais,  général,  comment  se  fait-il  qu'avec  des  officiers  mon- 
tant comme  cela,  vous  ayez  des  hommes  qui  ne  tiennent  pas  à 
cheval  ?  Il  n'y  a  pas  à  dire,  l'année  dernière,  à  la  revue  de  Long- 
champs... 

—  Étonnant,  ce  corsage-cuirasse  I  II  ne  doit  pas  être  difficile  d'en 
trouver  le  défaut. 

—  Trop  vite  !  Là  !  qu'est-ce  que  je  disais  ?  Touché  en  plein. 

—  Bon  !  le  képi  dans  la  douve. 

—  A  qui  le  tour  ? 

—  Ouf!  j'en  ai  assez. 

—  Prêtez-moi  vos  trois  yeux  et  dites-moi... 

La  voix  s'arrêta.  Roger  avait  tressailli.  Ces  mots,  en  effet,  venaient 
d'être  dits  par  Madeleine,  qui,  à  demi  tournée  vers  le  marquis  du 
Gasc,  placé  derrière  elle  le  monocle  à  l'œil,  lui  désignait  quelqu'un 
ou  quelque  chose  dans  la  direction  de  Roger,  quand  elle  avait  aperçu 
son  amant. 

Il  avait  bien  envie,  le  pauvre  hère,  de  passer  sans  regarder,  mais 
chacun  sait  que  ces  envies-là  sont  des  stimulans  implacables.  Il 
regarda  donc  et  il  vit  Madeleine,  le  visage  décomposé  par  l'émotion 
douloureuse  qui  venait  de  lui  étreindre  le  cœur,  balbutiant  quelque 
chose  en  essayant  de  détourner  la  tête.  Il  subit  pendant  une  seconde 
l'impression  cuisante  qui  fait  fumer  le  cœur  d'un  honnête  homme 
sous  la  brûlure  d'un  remords,  lorsque,  pour  la  première  fois,  il  'se 
surprend  lui-même  en  vilenie  flagrante.  Il  eût  donné  sa  jeunesse, 
son  demi-million  présent  et  ses  deux  millions  à  venir,  avec  Jane 
par-dessus  le  marché,  pour  n'avoir  pas  sur  la  conscience  la  pâleur 
et  le  chagrin  de  Madeleine.  Mais  le  mal  était  fait,  il  fallait  boire  le 
remords,  il  le  but.  Il  s'assit  auprès  de  sa  nouvelle  maîtresse  et  joua 
son  rôle  d'amant-adjoint  avec  une  ardeur  fiévreuse  de  converti  qui 
espère  trouver  dans  une  foi  nouvelle,  en  même  temps  que  l'oubli 
de  ses  anciennes  croyances,  la  glorification  de  son  apostasie.  Il  ne 
trompa  ni  lui-même  ni  Jane,  qui  avait  compris  qu'une  femme  était 
en  jeu,  et  non  pas  seulement  une  mère  et  le  respect  des  conve- 
nances. Au  bout  d'un  quart  d'heure  de  conversation  plus  bruyante 


9/|  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'enjouée,  il  se  leva  pour  aller  s'informer  si  son  tour  approchait. 
11  avait  hâte  de  se  trouver  seul  et  de  se  donner  du  mouvement. 

M''"'  de  Trémont,  causant  tranquillement  avec  une  amie,  n'avait 
pas  vu  passer  son  fils.  Quant  à  la  duchesse,  remise  en  apparence  de 
son  bouleversement,  elle  avait  fait  parler  le  marquis. 

—  Quelle  est  donc  cette  personne,  lui  avait-elle  dit  en  se  pen- 
chant discrètement,  en  compagnie  de  laquelle  vient  de  passer  M.  de 
Trémont  ? 

Et  le  marquis,  modérant  avec  science  l'expression  de  sa  joie, 
avait  répondu  sur  un  ton  d'indiiïérence  : 

—  M"°  Jane  Spring,  demi-mondaine  fort  remarquable  et  très 
recherchée,  pas  banale  du  tout.  M.  de  Trémont  doit  être  de  ses 
intimes,  car  je  les  ai  rencontrés,  l'autre  matin,  au  Bois,  et  elle  ne 
sort  pas  avec  tout  le  monde.  Il  montait  un  cheval  à  elle,  à  ce  que 
m'a  dit  quelqu'un  qui  était  avec  moi... 

Madeleine,  en  entendant  parler  de  cette  rencontre,  qui  lui  confir- 
mait durement  la  révélation  de  tout  à  l'heure,  avait  eu  un  regain 
de  trouble  et  d'émoi,  qui  avait  obligé  le  marquis,  dont  le  jeu 
était  de  ne  rien  voir,  à  changer  de  conversation  par  un  brusque 
détour. 

Arrivé  dans  les  écuries,  Roger  intrigua  auprès  de  deux  ou  trois 
camarades  qui  devaient  passer  avant  lui;  il  y  gagna  de  pouvoir 
monter  presque  immédiatement  à  cheval.  —  La  bête,  indisposée 
par  une  longue  attente  et  énervée  par  les  sonneries  lépétées  du 
cor,  qui  semblaient  autant  de  provocations,  entra  tout  de  suite  en 
défense;  les  éperons  de  Roger,  appliqués  derrière  les  sangles  avec 
une  vigueur  brutale,  firent  perler  des  gouttelettes  de  sang  au  bout 
des  poils  et  mirent  une  parure  de  rubis  aux  flancs  de  l'infortuné 
Cabochard.  Alors,  le  cheval  bondit  en  avant,  renversant,  pour  péné- 
trer dans  le  manège,  le  gardien  de  la  paix  qui  en  interdisait  l'accès 
aux  spectateurs.  Une  fois  dans  l'arène,  ébloui  par  le  grand  jour, 
furieux  des  piqûres  dont  on  venait  d'infliger  l'afiront  à  ses  flancs 
chatouilleux,  il  se  livra  à  une  série  de  pointes  et  de  gambades  qui 
eussent  fait  vider  les  arçons  à  de  très  bons  cavaliers,  mais  laissèrent 
Trémont  parfaitement  inébranlable.  Enchanté  de  trouver  l'emploi  de 
sa  mauvaise  humeur,  le  jeune  centaure,  mordillant  sa  lèvre,  les 
cuisses  collées  aux  quartiers  de  la  selle ,  bien  assis ,  jouant  des 
talons  et  du  bras,  rossa  littéralement  son  cheval,  jusqu'à  ce  que 
l'animal  eût  l'air  de  demander  grâce.  Alors  seulement,  il  replaça  ses 
jambes  et  remit  sa  main  droite  sur  les  rênes,  pour  se  porter  en 
avant.  Les  applaudissemens  éclatèrent.  On  commençait  à  trouver 
a  séance  monotone,  et  l'on  savait  gré  à  ce  charmant  cavalier  de 
fournir  un  intermède  émouvant,  iit  puis,  tout  le  monde  était  séduit 


DANS  LE   MONDE.  95 

par  la  bonne  mine  du  jeune  homme,  par  sa  hardiesse  et  par  son 
savoir-faire.  Mais  quand,  ayant  voulu  mettre  sa  bète,  qu'il  croyait 
calmée,  au  petit  galop,  et  que  celle-ci,  après  une  lançade  imprévue, 
ayant  détalé  à  fond  de  train  vers  l'extrémité  du  manège,  comme  un 
sanglier  qui  prend  son  parti  ou  comme  un  cerf  qui  débuche,  il  eut 
arrêté  net  cette  course  intempestive  en  se  renversant  brusquement 
en  arrière  et  en  broyant  la  bouche  de  Tanimal  d'un  coup  de  poignet 
tout-puissant,  son  succès  se  tourna  en  ovation.  Avant  d'avoir  con- 
couru, il  avait  remporté,  sinon  le  prix  du  concours,  du  moins  la  vic- 
toire de  la  journée;  à  défaut  de  la  plaque  du  jury,  il  était  sûr 
d'avoir  le  cœur  du  public. 

Trois  femmes  étaient  là,  agitées  d'émotions  diverses,  en  présence 
de  ce  petit  triomphe  décerné  au  jeune  écuyer  pour  ses  prouesses 
d'équitation  transcendante,  —  trois  femmes,  sans  compter  une  mère 
et  une  sœur,  dont  les  impressions  étaient  faciles  à  deviner;  sans 
compter  non  plus  une  foule  d'inconnues,  qui  jetaient  leurs  cœurs 
sous  les  pieds  du  cheval  vaincu,  ainsi  que,  jadis,  devaient  jeter  les 
leurs,  sous  les  roues  du  char  victorieux,  les  belles  spectatrices  des 
courses  antiques  et  des  jeux  d'Olympie.  La  première  sentait  s'enfoncer 
plus  avant  dans  son  cœur  les  aiguilles  empoisonnées  de  la  jalousie  et 
les  dards  barbelés  du  regret,  à  mesure  que  l'infidèle  semblait  s'éle- 
ver sur  le  pavois  de  carton  peint  de  son  triomphe  d'hippodrome;  la 
seconde  se  prenait  à  aimer  pour  une  heure  ce  joli  garçon,  dans 
lequel  elle  n'avait  vu  d'abord  qu'un  jeune  dadais,  porteur  d'une 
sacoche  facile  à  éventrer,  —  amour  de  fille  pour  un  Léotard  acclamé; 
la  troisième,  enfin,  était  heureuse  tout  simplement.  Placée  du  côté 
opposé  à  celui  où  S3  trouvait  Jane,  Geneviève  n'avait  pu  voir  celle-ci 
au  bras  de  Roger.  M.  de  Rhèges,  en  effet,  au  moment  où  il  cherchait  en 
vain  du  regard  des  places  vacantes,  avait  été  abordé  par  son  carros- 
sier, lequel,  à  l'exemple  de  quelques  confrères  avisés,  profitait  de  la 
circonstance  pour  exposer  deux  ou  trois  voitures,  et  il  avait  accepté 
l'offre  qui  lui  était  faite  d'occuper  avec  sa  fille  le  siège  d'un  phaéton 
sis  justement  à  proximité  de  l'obstacle  le  plus  intéressant  et  le  plus 
ardu  :  deux  barres  posées  à  trois  mètres  l'une  de  l'autre.  Geneviève, 
tout  entière  au  plaisir  de  voir  briller  celui  qu'elle  aimait,  oubliait 
la  rencontre  qu'elle  avait  faite  deux  ou  trois  jours  auparavant;  elle 
oubliait  même  certains  regards  qu'avaient  échangés  en  sa  présence 
Roger  et  Madeleine,  à  quelques-unes  des  réunions  d'hiver  où  elle 
s'était  trouvée  en  leur  compagnie,  et  qui  l'avaient  si  fort  affligée. 
D'ailleurs,  le  premier  saisissement  passé,  la  rencontre  du  Bois  avait 
plutôt  calmé  qu'aggravé  ses  soucis  et  sa  peine.  Elle  était  trop  pure, 
trop  candide,  trop  vierge  d'âme  et  de  corps  pour  s'élever,  ou  plu- 
tôt pour  descendre  du  premier  coup  jusqu'à  la  divination  des  infir- 
mités du  cœur  ;  une  femme  l'avait  effrayée ,  deux  la  rassuraient  ; 


06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  ne  comprenait  pas  très  bien,  mais  elle  se  sentait  moins  loin  de 
Roger,  depuis  qu'une  autre  femme  que  Madeleine  avait  passé  entre 
elle  et  lui. 

Cabochard  venait  de  franchir  le  premier  obstacle  avec  une  légè- 
reté qui  faisait  bien  augurer  du  reste.  Des  murmures  flatteurs  s'éle- 
vaient de  toutes  parts;  tout  le  monde  faisait  des  vœux  pour  le  cava- 
lier :  les  femmes,  à  cause  de  sa  beauté  que  rehaussait  sa  hardiesse; 
les  hommes,  à  cause  de  sa  tenue  irréprochable  et  de  sa  monte 
vigoureuse. 

—  Remarquez-vous  comme  il  attaque  juste ,  à  deux  pieds  de 
l'obstacle? 

—  Crânement  en  selle,  ce  gaillard-là  ! 

La  double  barre,  écueil  où  était  venue  se  briser  la  fortune  d'un 
grand  nombre  de  concurrens  redoutables,  fut  passée  presque  à  la 
volée,  en  deux  bonds,  sans  une  foulée  dans  l'intervalle. 

—  Hein!  avez-vous  vu  ça?  clamèrent  avec  admiration  les  con- 
naisseurs. 

—  Et,  vous  avez  vu?  c'est  le  cavalier  qui  a  sauté;  le  cheval  n'en 
voulait  pas. 

Au  second  tour,  Roger  remarqua  Geneviève.  En  arrivant  sur  la 
barre,  il  se  rapprochait  d'elle  et  voyait  les  yeux  de  la  jeune  fille 
fixés  sur  lui  avec  un  intérêt  passionné.  C'était,  sans  doute,  l'attrait 
d'un  spectacle  nouveau  pour  elle  qui  mettait  cette  jolie  flamme  dans 
son  regard.  Pourtant,  si... 

—  Hop  !  hop  ! 

Les  deux  barres  furent  franchies  comme  au  premier  tour,  et  l'on 
applaudit  à  tout  rompre.  —  Oui,  si  pourtant  Geneviève  l'aimait? 
Ce  serait  bien  dommage  de  ne  pouvoir  pas  la  payer  de  retour,  car 
elle  était  bien  jolie.  H  s'en  apercevait  pour  la  première  fois  :  le  sens 
de  la  beauté  se  développait  en  lui  avec  les  appétits. 

—  Ah  çà!  mais,  je  deviens  stupide,  se  dit-il  en  obligeant  son 
cheval  à  changer  de  pied,  pour  lui  reposer  la  jambe,  car  il  le  menait 
très  sagement,  voilà  que  j'imagine  que  toutes  les  femmes  ont  l'œil 
sur  moi  et  qu'elles  ne  peuvent  me  voir  sans  pâmer.  Allons,  allons  ! 
Trémont,  mon  fils,  il  faudra  soigner  ça. 

—  Hop! 

H  passa  le  mur  en  bois.  Il  n'avait  plus  qu'un  tour  à  faire,  et  pas 
une  faute  ne  lui  avait  été  marquée. 

«  Ce  serait  dommage  tout  de  même,  si  elle  m'aimait,  de  ne  pou- 
voir l'aimer!..  Mais  Jane  me  plaît  tant!  »  Et  il  lança  un  coup  d'œil 
dans  la  direction  de  sa  coûteuse  conquête.  Mais,  arrivé  en  vue  de 
Geneviève,  il  se  reprit  à  rêver  d'amour  pur.  Les  yeux  de  la  jeune 
fille  galopaient  toujours  avec  lui  :  c'était  décidément  de  l'amour 
qu'ils  dardaient.  Un  peu  distrait,  il  s'aperçut  que  son  cheval  avait 


DANS  LE  MONDE.  97 

le  nez  sur  la  première  barre  et  ne  paraissait  pas  vouloir  sauter  tout 
seul  ;  il  l'enleva  des  jambes  et  de  la  main  avec  une  extraordinaire 
vigueur,  et  l'animal  toucha  le  sol  à  quelques  centimètres  de  la 
seconde  barre.  Mais  c'était  trop  près,  et,  enlevé  encore  une  fois 
d'une  irrésistible  façon,  il  vint  donner  en  plein  des  deux  genoux 
dans  la  poutre,  laquelle,  par  hasard  solidement  appuyée  sur  les 
deux  chevilles  de  fer  qui  la  supportaient,  résista,  au  lieu  de  glisser 
et  de  rouler  à  terre,  comme  d'habitude,  si  bien  que  cheval  et  cava- 
lier {ïrent  panache  cottiplet,  la  bête  retombant  sur  l'homme. 

Il  y  eut  un  cri  général,  un  de  ces  cris  poignans  dans  lesquels 
une  foule  entière  met  son  angoisse,  cri  unanime  où  cependant  on 
entend  la  femme  plus  que  l'homme.  Les  cavaliers  de  service  ramas- 
sèrent Roger,  qui  ne  donnait  plus  signe  de  vie,  et,  pendant  qu'on 
l'emportait,  évidemment  fort  mal  accommodé,  on  emportait  aussi  une 
jeune  fille  qui  s'était  évanouie  d'émotion,  et  qui  avait  failli  tomber 
du  haut  du  phaéton  où  elle  était  assise. 


IX. 


—  L'épaule  droite  luxée,  une  côte  enfoncée,  deux  ou  trois  contu- 
sions avec  ecchymoses,  voilà  le  bilan  du  jeune  homme,  —  avait  dit 
le  chirurgien  appelé  le  premier  à  donner  ses  soins  au  cavalier  mal- 
heureux. —  Et,  avait-il  ajouté,  si,  comme  il  y  a  tout  lieu  de  l'espérer, 
aucune  lésion  interne  ne  s'est  produite,  dans  trois  mois  au  plus,  il 
sera  remis  à  neuf. 

Au  bout  de  six  semaines,  Roger,  entre  les  mains  de  sa  mère  et 
de  sa  sœur,  avait  repris  une  attitude  d'homme  bien  portant;  moyen- 
nant qu'il  s'abstînt  de  monter  à  cheval,  de  se  coucher  sur  le  côté 
droit  et  de  faire  de  grands  mouvemens  de  bras,  —  ce  qui  n'était 
pas  dans  ses  habitudes,  —  il  pouvait  se  considérer  comme  rétabli. 
Pendant  les  six  semaines  qu'avait  duré  sa  réclusion,  les  témoignages 
de  sympathie  ne  lui  avaient  pas  fait  défaut,  mais  il  se  montra  parti- 
culièrement touché  de  la  régularité  avec  laquelle  un  domestique, 
inconnu  rue  de  Lille,  était  venu,  chaque  matin,  prendre  de  ses  nou- 
velles, sans  dire  de  quelle  part  il  venait.  Cette  sollicitude  de  Jane  à 
son  endroit  lui  causa  même  un  de  ces  attendrissemens  auxquels  on 
est  surtout  sujet  quand  on  relève  de  maladie,  grâce  à  l'excessive 
sensibilité  de  nerfs  encore  endoloris  et  à  la  bienveillance  univer- 
selle dont  vous  oignent  les  joies  de  la  convalescence.  —  La  consé- 
quence de  cet  attendrissement  fut  une  visite  que  fit  Roger  au  notaire 
de  la  famille  de  Trémont,  visite  dont  le  but  avoué  était  de  contrac- 
ter un  emprunt  d'un  millier  de  louis  sur  les  revenus  à  échoir,  ceux 

TOME   LIV.    —  1882.  7 


98'  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

éehus  ayant  été  absorbés,  ainsi  que  les  économies  du  jeune  honnme, 
fruit  de  sa  continence,  par  les  frais  d'installation  de  Versailles  et 
par  le  don  de  joyeux  avènement  versé  es  mains  dé  la  nouvelle  con* 
quête. 

Le  notaire  se  montra  surpris  de  cette  démarche^  à  laquelle  ne 
l'avait  préparé  en  aucune  manière  la  vie  passée  du  jeune  marquis 
de  Trémont,  dont  les  facultés  d'ordre  et  d'économie  avaient  même 
souvent  provoqué  l'admiration  du  digne  officier  ministériel.  Néan- 
moins, il  se  prêta  de  bonne  grâce  à  ce  qu'on  lui  demandait,  de  peur 
que  son  jeune  client  ne  fût  tenté,  pour  tenir  secrets  ses  subits 
déportemens,  de  s'adresser  à  quelque  usurier  classique,  détenteur' 
d'oiseaux  empaillés,  de  vieilles  médailles  ou  autres  collections 
rarissimes  à  faire  figurer,  parmi  l'argent  comptant,  dans  un  prêt  de 
cette  nature,  et  ce,  pour  une  valeur  un  peu  supérieure  à  la  réalité, 
voire  à  la  vraisemblance  des  choses.  Seulement,  en  vrai  notaire  de 
famille,  il  avertit  M™®  de  Trémont.  Celle-ci,  après  l'avoir  remercié, 
lui  dit,  sur  ce  ton  moitié  aimable,  moitié  hautain,  que  les  femmes 
bien  nées  les  plus  soucieuses  d'affabilité  retrouvent  aisément  dans 
leurs  rapports  avec  ceux  qu'elles  considèrent  comme  leurs  infé- 
rieurs, surtout  quand  il  s'agit  d'affaires  d'intérêts  les  concernant  ou 
concernant  quelqu'un  des  leurs  : 

—  Mon  fils  est  majeur,  libre,  par  conséquent,  de  dépenser  ses 
revenus  et  même  son  capital  comme  bon  lui  semble^  Je  ne  pourrais 
intervenir  et  user  de  mon  droit  de  remontrance  que  si  ses  prodiga- 
lités devenaient  notoires  et  faisaient  scandale...  Néanmoins,  je  vous 
sais  gré  de  m'avoir  prévenue,  et  j'espère  que  vous  voudrez  bien,  le- 
cas  échéant,  me  tenir  au  courant  des  démarches  du  même  genre 
qu'il  pourrait  faire  par  la  suite,  soit  auprès  de  vous,  soit  auprès 
d'autres  personnes,  si  la  chose  parvenait  à  vos  oreilles.  Sa  fortune 
est  en  terres;  il  est  donc  probable  qu'il  procédera  par  voie  d'em- 
prunt le  plus  longtemps  possible,  ne  pouvant  rien  vendre  sans  que 
tout  le  monde  soit  informé. 

Quand  le  notaire  fut  parti,  la  marquise  prononça  presque  à  voix 
haute  cette  phrase  passablement  obscure  :  «  Mon  Dieu!  que  Gene- 
viève a  donc  bien  fait-  de  s'évanouir,  au  moment  de  la  chute  de' 
Roger  !  '  » 

Madeleine  était  en  Bretagne,  depuis  six  semaines;  au  grand 'éton- 
nement  de  ses  amis,  elle  avait  quitté  Paris  en  plein  mois  d'avril, 
sous  prétexte  d'affaires  graves  à  régler  sans  délai.  Personne,  si  l'on 
excepte  Pioger  et  le  marquis  du  Gasc,  ne  comprit  qu'une  Parisienne 
aussi  convaincue  pût  avoir  des  intérêts  campagnards  à  régler  sur 
place  au  commencement  du  printemps.  — Souvent  la  pensée  de 
Roger  s'était  portée  vers  celle  qu'il  avait  trahie,  —  si  l'on  peut 


DANS   LE    MONDE.  99 

I  user  d'un  aussi  gros  mot  pour  caractériser  le  plus  banal,  des  acci- 
dens  humains.  Vingt  fois  il. avait  été  sur  le  point  de  lui  écrire,  mal- 
gré la  défense  expresse  que  lui  avait  faite  le  médecin  de  remuer  le 
bras  droit.  Mais  il  s'était  dit  que,  non-seulement  il  aurait  bien  du 
mal,  physiquement  et  moralement,  à  confectionner  une  épître  pas- 
sable, mais  qu'il  y  aurait  manque  de  délicatesse,  presque  de  pro- 
bité, à  panser,  avec  des  phrases  hypocrites  et  des  protestations  men- 
teuses, les  blessures  qu'avait  faites  son  inconstance  passée  et  que, 
tôt  ou  tard,  devrait  rouvrir  sa  conduite  future. 

Bien  qu'on  fût  seulement  aux  premiers  jours  de  juin.  M""®  de  Tré- 
mont  et ua  fille  quittèrent  Paris  pour  la  Touraine,  où  eiles  aimaient 
.à  se  retrouver  avant  que  le  soleil  eût  roussi  les  charmilles  des 
Ailettes.  \  Le  (rrand  Pj^îx,  ce  coup  de  cloche  des  départs  mondains, 
ne  leur  semblait  pas  indispensable  à  attendre  pour  regagner  les 
champs,  qu'elles  tenaient  à  voir  parés  encore  de  leurs  attraits  blon- 
dissans;  en  \Yà\es  rurales  qu'elles  étaient,  elles  ne  comprenaient 
Paris  que  comme  un  pis-aller  d'hiver,  et  c'était  déjà  bien  trop  de 
sacrifier  à  la  mode  avril  et  mai,  les  deux  mois  agrestes  par  excel- 
lence. 

Roger,  guéri  ou  peu  s'en  fallait,  retourna  donc  à  Versailles,  où, 
.privé  de  cheval  jusqu'à  nouvel  ordre,  il  se  fût  moi  tellement  ennuyé, 
si  une  charmante  femme  n'eût  consenti  à  faire  deux  fois  par  semaine, 
à  seule  fin  de  le  distraire  un  peu,  le  trajet,  assez  long  de  l'avenue 
du  Bois-de-*Boulogne  à  la  cité  de  Louis  XIV.  —  Jane  n'aimait  pas, 
en  effet,  à  recevoir  chez  elle  sur  le  pied  d'une  intimité  complète; 
elle  le  faisait  le  moins  possible.  En  femme  de  tact,  elle  comprenait 
ce  que  certaines  privautés,  accordées  à. des  étrangers  dans  un  nid 
qu'avait  capitonné  la  munificence  du  baron,  eussent  eu  de  désobli- 
geant pour  ce  gentleman,  après  tout  correct  et  atteniionné;  en 
ffemme  pratique  aussi,  elle  trouvait  dangereux  de  donner  barre 
sur  elle  à  ses  domestiques,  qui,  à  ce  jeu,  eussent  tout  au  moins 
risqué  de  perdre  le  respect  que  leur  maîtresse  leur  avait  inculqué 
,bon  gré  mal  gré. —  Elle  trouva,  d'ailleurs,  toutes  choses  en  état 
pour  la  recevoir  et  s'accommoda,  sans  faire  plus  de  façons  ni  feindre 
plus  de  jalousie  que  n'en  comportait  une  tactique  habile,  des  dis- 
positions prises  et  des  aménagemens  établisipour  une  autre.  Roger 
iVit  bien  encore  là  l'occasion  de  quelques  scrupules  attendris;  mais 
ce  sont  nuages  que  dissipe  un  baiser,  et  il  en  reçut  tant  que.  son  ciel 
fut  vite  débarbouillé. 

Il  y  avait  dix  jours  qu'il  avait  repris  gîte  dans  la  maisonnette 
qu'avait,  la  [)remière,  emparadisée  Madeleine,  et.  où  Jane  tenait,  à 
présent,  l'emploi  de  houri.  Il  Usait  beaucoup,,  n'ayant  rien  de  mieux 
-à  faire,  et  dormait  souvent,  un  bon  somme  lui  semblant  la  conclu- 


100  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sion  normale  et  le  couronnement  logique  de  toute  lecture  un  peu 
prolongée.  —  Un  soir,  après  huit  heures,  il  était  près  de  la  fenêtre 
de  son  fumoir,  faisant  la  moue  à  un  roman  de  cinq  cents  pages, 
genre  nouveau,  qu'il  s'entêtait  à  finir,  bien  qu'il  se  demandât  pour- 
quoi l'on  y  prenait  la  peine  de  décrire  si  minutieusement  des 
cuvettes  et  des  pots  de  nuit,  que  tout  le  monde  connaît,  hélas!  et 
d'où  il  se  dégage  plus  d'odeurs  suspectes  que  de  poésie.  La  nuit 
venait  doucement,  ménageant  ses  effets  de  noir,  enveloppant  dans 
le  crescendo  de  ses  teintes  sombres  les  arbres  et  les  toits,  qu'avait 
d'abord  estompés  avec  art  un  lent  et  mélancolique  crépuscule.  Il 
jeta  le  livre  avec  impatience,  d'abord  parce  qu'il  ne  voyait  plus 
clair,  ensuite  parce  que  l'auteur,  l'introduisant  dans  une  nouvelle 
chambre  à  coucher,  prétendait  lui  remettre  le  nez,  pour  la  dixième 
fois,  dans  les  eaux  de  toilette. 

—  C'est  agaçant!  se  dit-il  en  se  levant  pour  s'accouder  à  la 
fenêtre.  On  retombe  toujours  dans  la  description  des  faïences 
utiles.  Quels  drôles  de  mobiliers!  Il  n'y  a  que  des  vases.  Et  quels 
vases  ! 

Par  suite  d'un  phénomène  psychologique  des  plus  naturels,  cette 
lecture  d'un  livre  réaliste  le  poussait  vers  la  rêverie.  Il  regarda  la 
rue,  toujours  morne,  déserte,  vide,  puis  le  ciel,  où  semblaient  s'en- 
flammer successivement,  comme  autant  de  becs  de  gaz  lointains  au 
contact  d'un  invisible  allumoir,  les  petites  étoiles  pâles  des  pre- 
mières heures  du  soir.  Du  ciel,  un  peu  haut  pour  lui,  ses  yeux 
redescendirent  vers  le  pavé,  et  bientôt  sa  songerie  prit,  ainsi 
qu'il  arrive  si  communément  aux  méditations  masculines,  la  direc- 
tion de  l'amour,  ou  plutôt  des  femmes,  ce  qui  n'est  pas  iden- 
tique. Justement,  tout  au  bout,  proche  de  la  place  de  la  Cathédrale, 
une  silhouette  féminine  se  mouvait  dans  la  pénombre  crépuscu- 
laire, semblant  remonter  la  rue  avec  une  paresse  indécise,  avan- 
çant à  peine  et  choisissant  les  pavés.  A  coup  sûr,  cette  femme  n'était 
pas  pressée;  à  coup  sûr  aussi,  elle  était  jeune,  élégante,  bien  faite, 
jolie.  Or,  à  Versailles,  les  femmes  qui  sont  tout  cela,  ne  fût-ce 
qu'en  apparence,  ne  courent  pas  les  rues,  surtout  les  rues  de  ce 
quartier,  si  calme  que  le  silence  granitique  des  hypogées  égyptiens 
peut  seul  entrer  en  comparaison  avec  son  recueillement  séculaire. 
Roger  la  regardait  venir  de  loin,  suivant  avec  intérêt  sa  marche 
lente,  comme  incertaine  et  troublée,  néanmoins  rythmée,  presque 
harmonique,  à  force  de  grâce,  dans  son  élasticité  un  peu  sautillante. 
On  devinait  l'inexpérience  de  la  rue  et  surtout  du  mauvais  pavé 
dans  les  enjambées,  tantôt  longues,  tantôt  craintives,  de  la  prome- 
neuse attardée;  à  mesure  qu'elle  approchait,  il  semblait  au  jeune 
homme  que  cette  prestance  élancée,  hautaine  et  séductrice  à  la  fois, 


DANS   LE   MONDE.  101 

n'était  pas  nouvelle  pour  ses  yeux.  Mais  qui  ne  connaît  cette  illusion 
des  rêveries  interrompues  dont  une  apparition  est  venue  couper  le 
vol  errant,  et  qui,  tout  naturellement,  se  posent,  avec  leur  cortège 
de  types  imaginaires  ou  réels,  sur  l'être  ou  sur  l'objet  qui  s'est  offert 
soudain,  comme  une  étape  accidentelle,  au  cours  d'un  long  voyage 
sans  but  défini?..  Sans  doute,  ce  n'était  là  qu'un  mannequin  sur 
lequel  son  imagination  venait,  malgré  lui,  de  jeter  une  étoffe  con- 
nue, en  la  drapant  de  plis  familiers... 

Mais,  cette  femme,  la  voilà  plus  près;.,  cette  femme,  c'est  Made- 
leine ! 

Eh  oui!   Madeleine,  c'était  Madeleine,    venue  là  à  son   corps 
défendant,  humiliée,  furieuse  contre  elle-même,   mais  aimante 
par  conséquent  lâche,  mûre  pour  la  honte,  prête  aux  compromis. 

—  Quoi!  vous? 

—  Écoutez,  dit-elle,  rougissant  jusqu'à  l'âme  et  retirant  ses  mains 
que  Roger  voulait  baiser,  j'ai  cédé  à  un  mouvement  en  apparence 
bien  peu  digne  de  moi,  mais  que  vous  devez  peut-être  plus  encore 
à  mon  orgueil  qu'à  l'oubli  de  ma  dignité.  J'ai  voulu  savoir  pour- 
quoi vous  m'avez  trompé,  si  je  suis  victime  de  l'inconstance  d'un 
débauché  ou  de  la  faiblesse  d'un  enfant.  Rarement  l'idée  m'était 
venue  que  j'aimerais  quelqu'un,  mais  jamais  que  ce  quelqu'un-  là 
me  trahirait. 

En  parlant,  sa  contenance  s'était  raffermie,  comme  redressée;  la 
confusion  faisait  place  à  l'orgueil  outragé,  et  les  derniers  mots  de 
la  phrase  furent  dits  sur  un  ton  altier  qui  allait  bien  à  cette  aristo- 
crate, que  la  nature,  plus  encore  que  les  hasards  du  rang,  avait  faite 
pour  parler  de  haut.  Roger,  dominé  par  la  simplicité  fière  de  cette 
attittide  peu  commune,  en  même  temps  que  par  l'éclat  d'un  regard 
dont  il  n'avait  connu  jusque-là  que  les  caresses  et  les  langueurs, 
ne  chercha  aucune  des  phrases  stupides  que  met  au  service  des  infi- 
dèles dans  l'embarras  le  fade  vocabulaire  des  amans  pris  en  faute. 
II  ne  tenta  aucun  de  ces  plaidoyers  ridicules  où  l'on  s'abaisse  sans 
profit,  puisque  le  juge  capable  de  s'y  laisser  prendre  est  assez  pré- 
venu pour  absoudre  le  criminel,  celui-ci  fût-il  sans  défense.  Il  resta 
silencieux  pendant  quelques  secondes,  puis  il  reprit  les  mains  de 
Madeleine  et,  la  regardant  en  face,  sans  humilité  feinte,  comme 
sans  hardiesse  déplacée,  il  lui  dit  avec  beaucoup  de  douceur  : 

—  Débauché,  moi?  D'où  le  serais-je?  et  depuis  quand?  Enfant?.. 
Oui,  plutôt.  Je  vous  l'ai  dit,  et  je  n'ai  pas  menti  :  vous  avez  été 
mon  premier  amour;  mais,  au  risque  de  n'être  pas  compris,  j'aurai 
le  courage  d'ajouter  que  j'étais  trop  jeune  pour  vous  aimer  sans 
défaillance.  J'ai  cédé,  non  à  un  caprice  des  sens,  encore  moins  à 
une  passion  violente,  mais  tout  simplement  à  une  immense  curie- 


102  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

site  de  la  vie,  à  une  irrésistible  poussée  de  mon  être  vers  l'inconnu, 
vers  l'ignoré... 

Madeleine  sentit  que  son  orgueil  allait  se  noyer  dans  ses  larmes; 
cette  confession  de  son  amant,  faite  sur  un  ton  caressant  et  attristé, 
mais  empreinte  d'autant  de  franchise  que  de  regret,  résonnait  sour- 
dement dans  son  âme  comme  un  glas  funèbre.  11  fallait  que  l'amour 
lût  bien  mort  au  cœur  de  Roger,  pour  que  le  jeune  homme  osât  par- 
ler ce  simple  langage  d'une  conscience  qui  se  dévoile  et  d'un  cou- 
pable qui  se  juge;  il  fallait  qu'il  se  fut  bien  dépris  de  tout  servage 
pour  ne  pas  préférer  quelqu'une  de  ces  protestations  banales,  d'un 
emploi  si  répandu,  aux  difficultés  d'un  aveu  cruel  autant  qu'inusité. 
La  jeune  femme  se  raidit,  tordit  ses  lèvres  en  une  moue  de  dédain 
et  fit  mine  de  se  dégager  pour  sortir.  Elle  était,  à  ce  moment-là, 
belle  de  deux  beautés  :  la  sienne  et  celle  de  sa  douleur,  —  douleur 
coTitenue,  masquée,  mais  visible  dans  les  yeux,  que  tous  les  mas- 
ques laissent  à  découvert.  Il  se  passa  alors  quelque  chose  de  com- 
plexe dans  l'âme  de  Roger.  Il  comprit  que,  si  Madeleine  franchis- 
sait le  seuil  de  sa  porte,  cet  amour,  le  premier,  probablement  le 
plus  intense,  à  coup  sûr  le  plus  radieux  de  sa  jeunesse, aurait  vécu, 
que  ce  pacte  charmant,  qui  avait  uni,  dans  des  conditions  bien 
rares,  deux  cœurs  purs  pour  une  œuvre  sensuelle,  serait  à  jamais 
rompu.  Et  il  lui  sembla  que  c'était  toute  la  poésie  de  son  jeune  âge 
qui  allait  s'enfuir  d'un  vol  blessé  par  cette  porte  entr'ouverlie;  il 
eut  une  suprême  angoisse,  un  regret  poignant,  une  vision  rapide 
des  joies  disparues  et  des  amertumes  futures,  et,  brusquement,  il 
sentit  sa  tendresse  figée  se  fondre  à  la  chaleur  de  son  rêve.  Une 
sorte  de  sanglot  s'échappa  de  ses  lèvres  avec  un  mot  toujours  puis- 
sant : 

—  Mais,  Madeleine,  comprends  donc  que  je  t'aime  toujours! 
11  mit  dans  cette  exclamation  toute  la  grâce  de  son  âge,  avec 
l'inflexion  charmeresse  de  l'amour  qui  renaît,  et  Madeleine,  venue 
là  pour  succomber,  abandonna  son  corps  à  une  étreinte  qui  la  reprit 
tout  entière.  —  La  nuit  était  descendue  complète  sur  Versailles 
qui  dormait;  par  la  fenêtre,  toujours  ouverte,  il  n'entrait  que  de 
l'ombre,  du  silence  et  de  vagues  senteurs  des  bois,  venues  de  loin_, 
par-dessus  les  toits  d'une  caserne  et  les  croix  d'un  cimetière  :  c'était 
le  calme  de  la  nature  qui  se  repose  pour  quelques  heures,  s'ajou- 
tant  à  l'apaisement  éternel  d'une  cité  ensevelie  vivante,  depuis 
tantôt  cent  ans,  dans  la  gloire  de  ses  souvenirs. 

Les  deux  amans  ne  songeaient  plus,  l'un  à  sa  trahison,  l'autre  à 
sa  peine,  et  peut-être  s'aimaient-ils  plus,  en  cet  instant  de  passion 
meurtrie,  d'un  côté  presque  mensongère  et  de  l'autre  aveuglée, 
qu'ils  ne  s'étaient  jamais  aimés  aux  heures  récentes,  quoique  déjà 


DANS   LE    MONDE.  105 

lointaines,  de  leurs  premiers  baisers.  L'imagination  n'est-elle  pas 
plus  riche  que  le  cœur,  et  qui  pourrait  affirmer  qu'il  a  plus  vécu 
sa  vie  que  ses  rêves?  Deux  ou  trois  heures  passèrent  dans  une  obs- 
curité que  Roger  ne  songea  pas  à  faire  cesser  :  signe  qu'il  y  avait  là 
pour  lui  plutôt  un  songe  poétique,  sous  une  forme  tangible,  qu'une 
joie  réelle  et  vivante.  Il  ne  demandait  à  Madeleine  que  le  parlum  de 
ses  cheveux,  les  effluves  troublans  de  son  beau  corps  de  blonde, 
réner\^it  contact  de  sa  peau  ferme  et  fraîche,  la  griserie  de  son 
souille  tiède;  il  n'avait  plus  besoin  de  la  vue  de  sa  beauté.  —  Elle 
s'en  alla  vers  onze  heures,  un  peu  trébuchante,  au  bras  de  Roger, 
qui  la  reconduisit  jusqu'auprès  de  la  gare  et  ne  la  quitta  qu'après 
s'être  assuré  que  nul  curieux  n'était  là  pour  les  épier. 

X. 

A  force  d'esprit  de  part  et  d'autre,  on  arrive  quelquefois,  —  pas 
souvent,  —  à  faire  une  espèce  d'amitié  des  reliefs  d'un  amour  qui 
finit;  on  peut  aussi  faire  du  mépris  avec  la  desserte  d'une  passion 
terminée  :  ce  qu'on  ne  fait  jamais,  c'est  de  l'amour  avec  des  restes 
d'amour.  —  Le  lendemain  même  de  cette  soirée  d'ivresse  impromptu 
où  Madeleine  avait  cru  reconquérir  son  amant,  celui-ci  vit  arriver 
Jane,  à  qui  son  flair  de  longue  portée  faisait  avancer  d'un  jour  sa 
visite.  La  charmante  donzelle  trouva  que  ça  sentait  la  chair  fraîche, 
et  en  prit  texte  pour  placer  une  scène  de  jalousie  qu'elle  possédait 
sur  le  bout  du  doigt.  Roger,  pris  par  les  sentimens,  se  rendit  à 
merci.  La  scène,  d'ailleurs,  fut  supérieurement  jouée;  soit  que 
l'éniinente  artiste  eût  réellement  deviné  qu'il  se  passait  quelque 
chose,  soit  qu'elle  sentît  le  besoin  de  frapper  un  grand  coup, elle  se 
départit,  ce  jour-là,  de  la  sobriété  de  gestes  et  d'expansion  dont 
elle  affectait  volontiers  de  ne  se  dépouiller  qu'avec  ses  vêtemens,  et 
elle  fut  hardiment  passionnée  dans  son  attitude  et  dans  son  lan- 
gage. Elle  ne  recula  même  pas  devant  la  trivialité  des  sermens  et 
jura  qu'elle  aimait  Roger  pour  de  bon,  c'est-à-dire  à  la  folie.  — 
Pour  inconstant  et  léger  qu'il  se  montrât,  Trémont  n'en  restait  pas 
moins  un  très  brave  jeune  homme,  à  l'âme  délicate,  à  la  conscience 
à  peine  faussée,  de  sorte  qu'il  se  sentait  fortement  embarrassé.  Il  com- 
prenait qu'il  lui  serait  difficile  de  rompre  avec  Madeleine,  du  moins 
tout  de  suite,  après  les  gentillesses  de  la  veille;  et,  d'autre  part,  il 
ne  pouvait  se  résoudre  à  se  priver  de  tout  ce  que  lui  promettait 
la  tendresse  débordante  et  désormais  indisciplinée  d'une  femme 
comme  Jane  Spring,  qui  lui  plaisait  de  plus  en  plus.  Enfin,  ce 
charmant  garçon  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  accepter  l'idée 
de  recevoir  dans  le  même  logis  les  deux  femmes  qui  prétendaient 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  joie  de  se  partager  son  cœur.  Les  garder  toutes  les  deux,  cela 
lui  paraissait  déjà  un  peu  vif;  mais  les  tromper  à  tour  de 
rôle,  sans  même  changer  de  place,  c'était  au-dessus  de  sa  dépra- 
vation de  fraîche  date  :  cette  sorte  de  promiscuité,  à  laquelle  il 
les  eût  ainsi  condamnées  à  leur  insu,  lui  répugnait  comme  une 
malpropreté,  en  même  temps  que  comme  une  indélicatesse.  — 
Ainsi  qu'il  arrive  le  plus  habituellement,  quand  une  question  de 
forme  se  greffe  sur  une  question  de  fond,  la  forme  l'emporta  sur  le 
fond.  Roger  se  résigna  à  mener  de  front  deux  amours,  sauf  à  les 
loger  à  part,  et  voici  ce  qu'il  arrêta,  séance  tenante,  dans  son  esprit: 
Madeleine  resterait  en  possession  des  lieux  qui  avaient  été  ornés 
pour  elle  ;  un  appartement  serait  loué  à  Paris  pour  les  rendez-vous 
avec  Jane.  Et,  de  la  sorte,  à  l'aide  d'un  procédé  très  simple,  le  scru- 
puleux jeune  homme  calma  les  soulèvemens  de  son  honnête  et  tra- 
cassière  conscience. 

—  Voyez-vous,  lui  dit  Jane  fort  à  propos,  vous  ne  m'ôterez  pas 
de  l'esprit  que  vous  recevez  une  femme  ici.  C'est  peut-être  celle  qui 
a  eu  l'étrenne  de  ce  galant  mobilier.  Vous  m'avez  dit,  il  est  vrai, 
que  cette  personne  était  morte  pour  vous,  mais  il  y  a  des  morts  qui 
reviennent  dans  les  maisons  et  dans  les  cœurs;  c'est  peut-être  une 
revenante.  Jurez-moi... 

—  Je  vous  jure,  interrompit  Roger,  que  je  ne  suis  pas  de  force  à 
abriter  deux  intrigues  sous  les  mêmes  lambris.  D'ailleurs,  le  mo- 
ment serait  mal  choisi  pour  multiplier  les  occasions  de  scandale 
dans  une  ville  ennuyée  ;  on  vous  a  vue  entrer  ici  les  quelques  fois 
que  vous  y  êtes  venue;  la  pudeur  de  mon  colonel  s'est  alarmée,  ce 
qui  m'est  assez  indifférent,  mais,  la  curiosité  de  mes  voisins  et  de 
mes  camarades  étant  en  éveil,  on  cherchera  certainement  à  savoir 
quelle  est  la  personne  que  je  reçois,  et  il  me  serait  fort  pénible  de 
penser  que  vous  êtes  à  la  merci  des  indiscrétions  militaires,  les 
pires  qui  soient  au  monde,  après,  si  ce  n'est  avant  les  indiscrétions 
féminines.  Si  donc  vous  voulez  m'en  croire,  étant  donné  surtout 
que  la  course  est  fort  longue,  au  lieu  de  venir  ici,  vous  me  laisse- 
rez louer  à  votre  intention  un  petit  appartement  pas  loin  de  chez 
vous,  et  vous  y  viendrez  souvent,  le  plus  souvent  possible,  sans 
grand  dérangement  ni  grands  risques. 

Jane,  qui  n'aimait  pas  le  chemin  de  fer  et  avait  coutume  de  ména- 
ger ses  chevaux,  accepta  avec  plaisir  l'offre  de  son  amant,  —  ou  de 
son  ami,  comme  on  voudra  (il  faudrait  un  troisième  mot  pour  carac- 
tériser les  relations  d'un  homme  avec  une  femme  qui  lui  prend  son 
amour  et  son  argent,  sans  même  avoir  à  faire  semblant  de  lui  appar- 
tenir). Elle  se  dit  bien  que  cette  nouvelle  détermination  devait  cacher 
quelque  ténébreux  dessein,  mais  la  fidélité  de  Roger  lui  tenant  à 


DANS   LE  MONDE.  105 

peine  plus  au  cœur  que  la  sienne  propre,  elle  parut  trouver  cela 
tout  simple  et  même  tout  à  fait  gentil. 

Dès  le  surlendemain,  Trémont  avait  découvert,  avenue  d'Essling, 
à  deux  pas  de  l'Arc-de-Triomphe,  un  assez  convenable  apparte- 
ment meublé,  sis  au  rez-de-chaussée  d'une  maison  neuve  et  d'as- 
pect honnête,  et,  deux  jours  plus  tard,  le  premier  rendez-vous  était 
donné  dans  cet  asile  de  rencontre,  qui  avait  plus  souvent  abrité 
le  repos  de  touristes  anglais  que  les  ébats  d'un  couple  amoureux. 
—  La  veille  au  soir,  Madeleine  s'était  rendue  à  Versailles,  où  elle 
avait  été  très  bien  reçue  et  où  les  choses  s'étaient  passées,  de  point 
en  point,  comme  dans  la  soirée  mémorable  où  s'était  scellé  le 
replâtrage  de  ses  amours. 

Vers  une  heure  et  demie,  Roger  arrivait  avenue  d'Essling,  porteur 
d'un  petit  paquet  soigneusement  et  coquettement  ficelé.  Un  quart 
d'heure  après,  Jane  y  arrivait  à  son  tour,  —  à  pied,  bien  que  le  temps 
fût  maussade  :  elle  prétendait  que  rien  n'est  plus  compromettant 
qu'un  fiacre  pour  une  femme  qui  a  des  chevaux.  Quoique,  selon 
son  habitude,  elle  n'eût  rien  sur  elle  qui  tirât  l'œil  ni  qui  autorisât 
les  suppositions  encourageantes  de  la  part  des  quêteurs  de  femmes; 
quoiqu'elle  vînt  directement  de  chez  elle,  n'ayant  eu  qu'à  descendre 
la  moitié  de  l'avenue  du  Bois-de-Boulogne  et  à  traverser  la  place 
de  l'Étoile,  elle  avait  à  ses  trousses  trois  messieurs  bien  mis,  qu'elle 
avait  littéralement  cueillis  sur  son  passage,  au  moment  où  ils  sor- 
taient de  leurs  demeures  respectives,  ayant  aux  dents  le  cigare 
hygiénique  de  la  digestion.  Elle  se  retourna,  avant  d'entrer,  pour 
s'assurer  qu'elle  ne  connaissait  aucun  de  ses  sidvans,  et,  ayant  con- 
staté, d'ailleurs,  que  la  maison  où  elle  était  attendue  n'avait  rien  de 
compromettant,  elle  en  franchit  le  seuil  d'un  pas  tranquille.  L'es- 
corte échelonnée  s'arrêta;  les  galans  qui  la  composaient  contemplè- 
rent un  instant  l'immeuble  dont  la  porte  béante  venait  d'engloutir 
la  sirène  qui  les  avait  détournés  du  droit  chemin;  puis,  leurs  regards 
déçus  se  rencontrant,  ils  eurent  un  sourire  mal  réprimé,  en  se 
voyant  ainsi  tous  les  trois  devant  ce  seuil  vide,  et  ils  se  résignèrent 
à  se  disperser,  chacun  reprenant  philosophiquement  sa  direction 
normale. 

Pendant  ce  temps,  Roger,  plus  heureux  que  ses  rivaux  de  la  rue, 
embrassait  Jane  à  loisir.  Celle-ci  lui  rendait  ses  caresses  avec  beau- 
coup de  grâce,  tout  en  lorgnant  le  petit  paquet  déposé  sur  un 
guéridon. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  là-dedans?  dit-elle  enfin  en  se  dégageant. 
De  la  parfumerie? 

Roger  défît  le  cordon  de  soie  bleue  qui  retenait  le  papier  et  mit 
à  découvert  un  écrin  de  velours  noir,  portant  en  reUet  sur  son  cou- 
vercle un  J  et  une  S  d'or  enlacés. 


j06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jane  ouvi'it  l'écrin,  et,  tout  habituée  qu'elle  était  aux  cadeaux  somp- 
tueux, elle  eut  une  exclamation  admirative  des  plus  spontanées  en 
Tovant  paraître  une  éblouissante  et  mignonne  comète,  dont  le  noyau 
était  figuré  par  un  gros  diamant  et  la  chevelure  par  deux  ou  trois 
douzaines  de  petits  brillans  qui  tremblotaient  au  bout  des  fils  d'ar- 
gent d'une  monture  arachnéenne.  A  en  juger  par  l'éclat  des  rayons 
diurnes  de  cet  astre-joyau,  ses  feux  du  soir,  sur  la  tête  brune  qu'il 
devait  orner,  étaient  destinés  à  brûler  bien  des  yeux  des  deux  sexes 
et  à  b.lesser  bien  des  cœurs  de  femme.  En  deux  mots,  c'était  une 
comète  à  ne  pas  passer  inaperçue,  et  qui  valait  presque  les  sept  cent 
cinquante  louis  qu'elle  avait  coûté.  Roger  rougit  de  plaisir  en  voyant 
une  lueur  de  vraie  joie  et  de  reconnaissance  sincère  passer  dans  le 
regard  de  Jane  ;  il  était  à  l'âge  où  l'on  donne  sans  arrière-pensée 
et  sans  regret,  où  l'on  est  franchement  heureux  d'arriver  à  un  ren- 
dez-vous les  maines  pleines  et  de  les  vider  dans  des  mains  aimées, 
à  l'âge  enfin  où  la  satisfaction  de  se  montrer  généreux  n'est  pas 
gâtée  par  l'importune  idée  qu'on  achète  ce  qui  perd  son  prix  à  être 
vendu.  Car  ce  n'est  pas  tout  que  d'être  riche  :  il  faut  l'être  à  temps,  et 
l'argent  vient  trop  tard,  quand  il  vient  après  qu'est  partie  la  jeu- 
nesse. Ce  n'est  plus  alors  qu'un  faux  ami  qui  vous  console  moins 
encore  (ju'il  ne  vous  déprave,  un  ornemeiit  forcé  que  l'on  promène 
partout  avec  soi,  qui  alourdit  et  vulgarise  tous  vos  plaisirs,  un  auxi- 
liaire terrible  qui  attire  à  lui  toute  la  gloire  de  vos  succès,  vous 
écrase  de  son  poids  et  vous  rend  étranger  à  vos  propres  triomphes. 
Heureux  sont  ceux  qui,conmie  Roger,  ont  contm  jeunes  la  richesse! 

L'enirevue  se  prolongea  jusqu'à  cinq  heures. 

Trémont,  ayant  laissé  sortir  Jane,  partit  cinq  minutes  après  elle. 
Il  s'arrêta  un  instant  à  la  porte,  clignant  les  yeux  sous  la  brutalité 
du  grand  jour  de  l'avenue,  en  homme  qui  sort  d'un  lieu  sombre  et 
setrouve,  sans  transition,  en  pleine  lumière.  L'offense  fiiiteàsavue 
par  la  clarié  du  dehors,  jointe  au  nuage  vaporeux  dont  son  après- 
midi  voluptueuse  lui  voilait  le  regard,  l'empêcha  de  voir  un  landau 
huit-ressorts  dont  l'attelage  panaché,  blanc  et  alezan  brûlé,  mer- 
veilleux d'aspect,  avec  des  actions  assez  hautes,  quoique  allongées 
et  rapides,  valait  pourtant  bien  un  coup  d'œil.  L'équipage  passait 
rue  de-,  Tilsitt,  tiaversanlfavi  nue  d'Essling;  la  femme  qui  était  assise 
dans  la  voiture  se  tenait  droite,  les  épaules  serrées  dans  un  court 
mantelet  de.  jais,  sans  presque  se  servir  de  son  coussin  d'appui. 
Elle  jeta  un  regard  distrait  dans  favenue  et  eut  un  mouvement 
involontaire  en  apercevant  Uoger,  qui  sortait  d'une  des  maisons  les 
plus  ra|)prochées  et  semblait  se  demander  s'il  allait  prendre  à  droite 
ou  à  gauche;  elle  parut  une  seconde  sur  le  point  de  faire  arrêter, 
mais,  se  ravisant  presque  aussitôt,  elle  tourna  la  lète  du  coiô  de 
l'Arc-de-Triomphe.  La  voiture  stoppa  avenue  de  Friedlaud,  devant 


DANS   LE   MONDE.  107 

un  des  premiers  hôtels.  Le  valet  de  pied  ayant  rapporté  à  sa  maî- 
tresse une  réponse  négative  quant  à  la  présence  de  la  personne 
qu'elle  allait  voir,  la  jeune  femme  fit  remettre  sa  carte  et,  néan- 
moins, descendit.  Elle  donna  l'ordre  d'aller  l'attendre  devant  une  cha- 
pelle située  plus  bas  dans  l'avenue  et  fort  aristocratiquement  fré- 
quentée. Puis,  elle  remonta  à  pied  jusqu'à  la  place  de  l'Étoile,  ayant 
l'air  assez  perplexe  ;  mais,  là,  prenant  son  parti,  elle  s'engagea  dans 
l'avenue  d'E>jsling. 

Revenant  de  faire  une  visite  avenue  du  Bois-de-Boulogne  et  allant 
en  faire  une  autre  rue  de  Tilsitt,  Madeleine  avait  rencontré  Jane, 
qui  rentrait  à  pied  chez  elle.  Bien  entendu,  elle  l'avait  reconnue  du  pre- 
mier coup  d' œil.  Sachant  ce  qu'elle  savait  et  apercevant  Boger,  cinq 
minutes  plus  tard,  dans  le  même  quartier,  au  sortir  d'une  maison 
d'où  il  n'était  pas  trop  invraisemblable  que  Jane,  eu  égard  à  la 
direction  suivie  par  elle,  sortît  également,  la  duchesse  ne  pouvait 
guère  ne  pas  s'abandonner  à  des  conjectures  pénibles.  Elle  avait 
senti  une  telle  piqûre  au  cœur  qu'elle  résolut  bravement  d'éclaircir 
ses  doutes,  coûte  que  coûte.  —  Il  n'y  avait  personne  dans  l'avenue; 
Madeleine  entra  dans  la  maison,  sans  trop  savoir  ce  qu'elle  allait 
demander  au  concierge,  mais  cherchant  instinctivement  son  porte- 
monnaie.  Au  moment  d'adresser  la  parole  à  la  femme  qui  gardait 
la  loge,  elle  se  rappela  qu'un  écriteau  jaune  était  accroché  à  la 
porte. 

—  Vous  avez  un  appartement  à  louer,  madame?  (Les  apparte- 
mens  à  louer  sont  d'un  secours  providentiel  dans  ces  sortes  d'en- 
quêtes.) 

—  Oui,.,  c'est-à-dire  non;  il  est  loué  depuis  deux  jours  ;  il  faut 
même  que  je  retire  l'écriteau. 

—  Ah  !..  C'est  fâcheux...  On  m'en  avait  parlé,  et,  comme  je  tiens 
beaucoup  à  ce  quartier...  A  quel  étage  e>t-il  donc? 

—  Au  rez-de-chaussée,  la  vue  sur  un  jardin  ;  il  ne  donne  pas  sur 
l'avenue. 

—  Justement  ce  que  je  cherche.  Quel  ennui!..  Et  il  est  loué  pour 
longtemps? 

—  Ça,  madame,  je  ne  poiuTais  pas  vous  dire;  il  est  loué  au 
mois.  Peut-être  que  ça  durera  longtemps^  peut-être  que  ça  sera  vite 
fini. 

Kt  la  portière,  une  grosse  femme,  assez  bien  nippée,  haute  en 
couleur,  polie,  mais  gaillarde,  eut  un  soiu'ire  malin. 

—  Je  vais  vous  dire.  C'est  un  jeune  homme  qui  a  loué  ça;  il 
n'habite  pas.  Et  dame!  vous  comprenez..., 

Voyant  que  son  interlocutrice  rougissait,  elle  comprit  qu'elle 
s'était  trompée.  —  Pour  elle,  comme  pour  beaucoup  de  ses  pareilles, 


108  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

une  femme  jeune,  élégante,  jolie,  sortant]  seule,  ayant  des  cheveux 
très  abondans  et  tirant  plus  ou  moins  sur  le  roux,  ne  pouvait  être 
qu'une  irrégulière. 

—  Oh  !  mais,  reprit-elle,  ça  n'empêche  pas  la  maison  d'être  bien 
habitée;  il  n'y  a  que  des  Anglais  et  des  Américains  avec  des  nichées 
d'enfans.  C'est  moi  qui  loue;  le  propriétaire  ne  s'occupe  de  rien. 
Mais  je  tiens  beaucoup  à  n'avoir  que  des  locataires  convenables. 
Seulement,  j'ai  fait  une  exception  pour  ce  jeune  homme,  qui  est 
très  comme  il  faut.  Un  officier,  à  ce  qu'il  paraît,  mais  un  officier 
riche. 

—  Pourrais-je  voir  l'appartement?  dit  Madeleine  après  une  hési- 
tation, et  ne  sachant  comment  s'y  prendre  pour  en'arriver  à  ses  fins. 
S'il  me  plaisait  vraiment,  je  vous  demanderais  de  me  prévenir  dans 
le  cas  oij  il  deviendrait  prochainement  vacant. 

Elle  tira  de  son  porte-monnaie  une  pièce  de  vingt  francs. 

—  Tenez,  voilà  pour  la  peine  que  je  vais  vous  donner  et  pour  le 
service  que  j'attends  de  vous.  Je  ne  vous  cacherai  pas  que  j'ai  un 
intérêt  à  venir  demeurer  dans  cette  maison... 

—  Mais,  madame,  l'appartement  n'est  plus  à  louer...  Et  puis,  il 
n'est  pas  fait;  tout  est  en  désordre... 

—  N'importe,  j'aimerais  à  le  voir.  Tenez,  voici  encore  vingt  francs. 
Allons  ! 

La  concierge  prit  une  clé  accrochée  au  mur  de  sa  loge,  et,  com- 
prenant qu'il  y   avait,  sous  cette  curiosité  prodigue,  autre  chose 
qu'une  question  d'appartement,  se  dirigea,  sans  résistance,  vers  le 
fond  de  l'allée,  où  se  voyait,  en  haut  de  quatre  marches,  que  proté- 
geait sans  les  orner  un  tapis  d'assez  chétif  aspect,  une  porte  peinte 
en  rouge  avec  enca  dremens  et  filets  noirs.  —  C'était  bien  là  l'entrée 
d'un  appartement  criminel.  Dans  un  quartier  plus  central,  moins 
envahi  par  la  vieille  Angleterre  et  la  jeune  Amérique,  cet  antre  garni, 
où  l'on  pouvait  pénétrer  sans  être  vu,  sans  rien  demander,  sans  gra- 
vir aucun  escalier,  au  milieu  des  ombres  discrètes  d'un  fond  de  cou- 
loir, eût  été  très  recherché  pour  les  fêtes  intimes  de  l'adultère,  qui 
tiennent  une  si  grande  place  dans  le  programme  des  plaisirs,  à  Paris 
—  et  ailleurs.  Les  fenêtres  donnaient  sur  un  jardin  en  contre-haut 
du  sol  de  l'avenue,  un  de  ces  vieux  jardins  étouffés  et  comme  oubliés 
entre  les  hautes  murailles  blanches  des  maisons  nouvelles  dans  les 
quartiers  neufs,  où  des  arbres  poudreux,  efflanqués,  agonisent  parmi 
des  plantes  chlorotiques  qui  s'affaissent  sur  un  gazon  galeux  :  il  n'y 
manque  que  le  jet  d'eau  du  milieu  pour  qu'on  ait  le  droit  de  se 
croire  dans  un  établissement  de  bains.  —  Après  une  antichambre 
obscure,  un  salon  quelconque  qui,   grâce  à  des  substitutions  de 
meubles  bien  comprises,  a  perdu  quelque  chose  de  sa  banalité 


DANS   LE    MONDE.  109 

navrante,  puis  la  chambre  à  coucher,  pleine  de  fleurs  et  bien  meu- 
blée. Là,  Madeleine  s'arrêta  et  eut  même  un  mouvement  de  rscul, 
qui  fut  remarqué  par  la  concierge. 

—  C'est  bien,  je  vois,  dit-elle  avec  effort.  Maintenant,  madame, 
ajouta-t-elle  en  puisant  encore  dans  son  porte-monnaie,  je  vais  être 
tout  à  fait  franche;  je  suis  entrée  ici  pour  vous  faire  parler.  Le  nom 
du  jeune  homme,  de  l'officier? 

—  Oh  !  madame  !  fit  la  concierge  en  affectant  un  air  scandalisé. 
Vous  rendre  service,  très  bien;  mais  vendre  un  locataire!..  D'ail- 
leurs, son  nom,  je  ne  le  sais  pas;  il  m'a  dit  qu'il  s'appelait  M.  Roger, 
mais  il  a  cherché  un  instant  avant  de  le  dire  :  il  y  a  gros  à  parier 
que  ce  n'est  pas  vrai.  Et  puis,  est-ce  qu'on  donne  son  nom  dans  un 
cas  pareil?  Il  m'a  dit  aussi  qu'il  était  mihtaire  en  province  )t  cher- 
chait un  pied-à-terre  à  Paris. 

—  Merci,  dit  Madeleine.  Je  sais  ce  que  je  voulais  savoir.  Tenez, 
prenez  encore  ceci. 

Touchée  de  tant  de  générosité  et  d'un  chagrin  si  visible,  la  grosse 
femme  se  crut  obligée  de  placer  une  phrase  consolatrice. 

—  Oh!  les  hommes,  il  y  a  longtemps  que  je  les  connais.  J'ai  été 
concierge  d'une  'maison  meublée  oîi  il  en  venait  des  masses  en 
bonne  fortune,  et  tous  mariés.  Allez, madame,  ça  ne  vaut  pas  cher! 

Elle  ne  parlait  pas  des  femmes,  mariées  aussi  pour  la  plupart, 
qui  servaient  de  partenaires  à  tous  ces  joyeux  sires. 

«  Ça  ne  vaut  pas  cher  !  »  Cette  phrase  vulgaire  bourdonnait  aux 
oreilles  de  Madeleine,  tandis  qu'elle  remontait  l'avenue,  cherchant 
machinalement  un  fiacre.  Et  elle  l'entendait  toujours  avec  l'accent  de 
mépris  convaincu  dont  l'avait  rehaussée  la  grosse  femme,  et  c'était 
si  bien  la  phrase  qui  convenait  à  l'expression  de  ses  sentimens,  que 
la  duchesse,  comme  la  portière,  finit  par  dire  :  «  Ça  ne  vaut  pas 
cher!  »  Elle  se  le  dit  même  tout  le  long  du  chemin,  descendant 
les  Champs-Elysées  dans  son  fiacre  fermé,  au  milieu  des  voitures 
découvertes,  au  sein  de  ce  bruit  de  kermesse  du  Paris  de  prin- 
temps, où  semblent  s'envoler  des  échos  de  fête  parmi  des  gaîtés  de 
foule  en  liesse.  —  Elle  avait  complètement  oublié  sa  voiture,  qui 
l'attendait  toujours  devant  la  chapelle  de  l'avenue  Friedland  et  l'y 
attendit  jusqu'au  soir. 

XI. 

Le  10  juin  1881,  Caveçon  apporta  à  son  lieutenant,  en  même 
temps  que  le  déjeuner  du  matin,  deux  lettres,  qui,  visiblement, 
n'étaient  pas  de  provenance  militaire.  L'une  des  deux  enveloppes 
était  de  bristol  gris,  sans  armoiries  ni  chiffre,  mais  d'apparence. 


110  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aristocratique;  l'autre,  de  papier  glacé  couleur  vert  d'eau,  ornée 
d'un  monogramme  noir,  avec  ces  mots  très  optimistes  ou  prodi- 
gieusement immoraux  en  exergue  :  AU's  ivell.  Toutes  deux  por- 
taient la  même  suscription,  en  caractères  presque  identiques,  tant 
les  écritures  anglaises  se  ressemblent  : 

MARQUIS    DE    T  RÉ  MONT 

27  bis,  rue  Saint-Eonoré, 

Versailles. 

La  première  lettre  était  courte.  Elle  ne  contenait  que  trois  lignesi, 
que  Roger  lut  en  changeant  de  couleur  : 

«  Le  hasard  m'a  conduite  avenue  d'Essling;  ce  que  j'y  ai  vu  et- 
appris  m'a  ôté  toute  envie  de  retourner  à  Versailles.  » 

Après  avoir  médité  sur  ce  billet  sans  signature  plus  longuement 
que  ne  paraissait  le  comporter  sa  parfaite  clarté,  Roger  se  décida  à 
ouvrir  la  seconde  lettre,  qui,  elle,  présentait  le  réjouissant  coup 
d'ceil  de  quatre  petites  pages  gentiment  noircies  par  une  écriture 
distinguée ,  —  si  c'est  être  distinguée  pour  une  écriture  que  de 
ressembler  à  toutes  les  écritures  dites  distinguées.  Voici  le  con-^ 
tenu  de  cette  seconde  missive ,  baume  plein  d'à-propos,  qui  avait 
trouvé  moyen  d'arriver  en  même  temps  que  le  mal  à  guérir  : 

«  C'est  aujourd'hui  jeudi  et  c'est  samedi  que  je  dois  vous  voir; 
quelle  drôle  d'idée  a  le  vendredi  de  se  mettre  entre  nous  !  Ifnaginez- 
vous  que  je  vais  être  libre  pendant  trois  mois,  le  baron  va  voyaT 
ger.  C'est  une  pure  ivresse;  je  ne  résiste  pas  au  désir  de  vous  la, 
faire  partager  sur  l'heure.  Car  vous  voilà  associé  dans  ma  pensée  à, 
toutes  mes  joies,  à  toutes  mes  vacances  surtout.  Vous  allez  me  don- 
ner ces  trois  mois.  Si  vous  n'avez  pas  de  congé,  nous  les  passerons 
à  Paris,  cela  m'est  égal.  Que  de  choses  d'ailleurs  me  sont  égales  à 
présent  qui  jadis  me  préoccupaient!  Que  d'autres  me  préoccupent 
qui  me  laissaient  indillérente!  Je  vous  aime  décidément  Deaucoup, 
beaucoup...  Vous  préféreriez  peut-être  que  je  vous  disse  que  je 
vous  aime  tout  simplement,  les  adverbes  ne  servant  guère  qu'à 
allonger  la  sauce  et  à  rendre  fade  un  mot  par  lui-même  expressif 
et  d'agréable  saveur.  Mais  voilai  ce  mot  tout  seul  me  iait  peur;  il 
me  semble  que,  faute  d'un  compagnon  qui  sous  prétexte  de  l'aider 
l'écrase,  il  prend  une  apparence  solennelle,  un  aspect  démesuré  et 
cesse  d'être  une  gentillesse  pour  devenir  une  profession  de  foi.  Tout 
ce  qui  ressemble  à  une  promesse  ou  à  une  menace  m'eifarouche, 
du  moins  lorsqu'il  s'agit  d'écrire,  car  l'autre  jour,  je  me  suis  sur- 
prise à  vous  déclamer  de  grandes  phrases.  Donc  je  vous  aime  beau- 


DANS   LE  MONDE.  111 

icoup  etje  ne  sais  vraiment  paS( pourquoi, je  vous  envoie  cette  lettre, 
.'devant  vous  voir  après-demain,  à  moins  que  ce  ne  soit  précisément 
pour  qu'elle  vous  le  dise,  ce  qui  est  assez  la  fonction  d'une  lettre 
d'amour. 

K(  Trois  mois  de  liberté!  L'été  dernier,  j'aurais  songé  à  m'envoler 
vers  quelque  ville  d'eau  si  pareille  aubaine  m'était  échue;  cette 
année,  je  ne  saurais  que  faire  de  mes  vacances  si  je  n'avais  à  vous 
les  oiTiir.  Il  y  a  de  bien  jolies  choses  à  dire  sur  l'indépendance  du 
«.corps  et  le  servage  du  cœur,  celui-ci  bien  doux  quand  celle-là  vous 
est  acquise,  mais  je  crois  qu'on  les  a  dites;  je  vous  renvoie  aux 
poètes  qui  en  ont  traité. 

«  Et  voilà  mon  papier  rempli  sans  que  j'y  aie  rien  mis,  si  ce  n'est 
un  peu  de  tendresse  dans  beaucoup  d'encre,  i pas  naal  do  sottises 
dans  trop  de  prose,  le  tout  sans  grande  ponctuation.  J'ai  i pris  le 
plus  long  pour  vous  dire  que  je  pense  sans  cesse  à  vous  et  que  Je 
m'en  chagrine. 

(c  Jane.  » 

Cette  lettre  était  telle  que  la  pouvait  souhaiter  Roger  ;  non-seule- 
ment elle  venait,  avec  une  opportunité  sans  pareille,  apporter  une 
divers-ion  précieuse  à  de  cuisans  remords,  mais  elle  éclairait  l'ave- 
nir d'un  gai  rayon.  —  Cet  amour  gentiment  confessé  d'une 
femme  légère,  qui  possédait  au  suprême  degré  l'art  de  se  faire 
prendre  au  sérieux  sans  rien  sacrifier  de  la  grâce  envolée  de  ses 
allures  proiei^sioiinelles,  semblait  au  jeune  homme  le  dernier  mot 
de  l'enviable  dans  la  galanterie.  Il  avait  réellement  assez  de  l'amour 
de  Maoleleine,  lequel  ne  lui  avait  pas  donné  tout  ce  que,  conscient 
ou  non,  cherche  un  jeune  homme  qui  se  dérange.  Et  il  était  aise  de 
se  dire,  —  non  que  ce  lui  pariÀt  une  excuse,  mais  parce  que  c'était 
une  explication  de  sa  conduite,  —  que  son  instinct  ne  l'avait  pas 
trompé  en  lui  faisant  entendre  qu'il  ,y  avait  autre  chose,  en  fait 
d'amour  libre,  que  ce  que  lui  avait  révélé  Madeleine,  une  forme 
quelconi|ne  de  sentiment  en-deçà,  non-seulement  du  tragique  et 
de  l'héroï'jue,  mais  du  grave  et  du  uiélancolique,  quoique  au-des- 
sus du  trivial  et  du  malpropre.  —  Il  avait  bien  eu,  plusieurs  fois, 
depuis  son  accident,  la  pensée  du  nwriage,  dont  Geneviève  lui  était 
subitetnent  apparue,  au  concours  hippique,  quelques  instans  avant 
sa  chute,  cojuine  l'aitrayante  personnification.  Mais,  en  tombant 
avec  loi,  rininge  qu'il  avait  ainsi  trouvée  inoi)inément  sur  sa  route 
et  qu'il  eini)oriait  tuute  fraîche,  bien  neuve  et  bien  fragile  encore, 
s'était  brisée.  Et,  dans  le  renouveau  de  la  guérison ,  le  llux  plus 
rapide  du  sang  vers  la  vie  en  avait  entraîné  loin  les  morceaux. 


112  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Vivre  vingt-quatre  heures  en  tête-à-tête  avec  une  passion  qui 
bouillonne,  moussant  |comme  un  verre  de  Champagne  tout  frais 
versé,  ce  n'est  pas  chose  agréable  ni  chose  aisée,  quand  on  a  l'âge 
qu'avait  Roger,  —  même  après  qu'on  a  déjà  bu  à  pleine  coupe.  Il 
se  dit  que  rien  ne  l'empêchait  d'aller,  le  jour  même,  remercier  Jane 
de  sa  lettre  ;  il  la  verrait  une  heure  chez  elle,  lui  dirait  sa  joie  de 
l'avoir  à  lui  pour  trois  mois  et  ferait  avec  elle  des  projets  d'été. 

A  quatre  heures,  il  arriva,  donc,  avenue  du  Bois-de-Boulogne, 
devant  la  grille  de  l'hôtel,  au  moment  où  Rohannet  en  sortait  et 
s'apprêtait  à  enjamber  la  roue  de  son  phaéton. 

—  Eh!  eh!  fit  le  vicomte,  il  paraît  que  tu  viens  souvent. 

—  Guère  plus  que  toi,  très  cher. 

—  Oh!  moi,  je  suis  un  vieil  ami  de  la  maison. 

C'était  vrai,  et  Roger  le  savait.  Rohannet,  galant  en  pied  de  Clé- 
mence Holler,  une  intime  de  Jane,  avait,  depuis  trois  ans,  ses 
entrées  chez  celle-ci.  Néanmoins,  ça  chiffonnait  l'amant  de  trouver  là 
l'ami  ;  il  y  a  des  jours  où  l'on  voit  tout  en  noir,  et  ce  sont  précisé- 
ment ceux  où  l'on  a  commencé  par  voir  tout  en  rose.  La  suite  de  la 
conversation  ne  fut  pas  de  nature  à  rasséréner  l'horizon  brouillé  du 
jeune  galant. 

—  Je  viens  de  m'épancher  dans  le  sein  de  Jane,  reprit  le  sémil- 
lant Armand.  J'ai  eu  des  scènes  ridicules  avec  Clémence,  et  nous 
avons  rompu.  La  chaîne  était  vieille,  elle  se  rouillait  :  elle  a 
cassé. 

—  Comment!  finie,  cette  union  modèle? 

—  Hélas! 

—  Bast!..  avec  une  soudure. 

—  Non.  Mauvais  les  raccommodages  de  chaîne;  ça  coûte  cher 
et  ça  ne  tient  pas. 

—  Ah!  diable! 

Ils  se  séparèrent.  Roger  entra.  Venu  pour  fourrager  parmi  les 
roses,  il  avait  déjà  une  épine  dans  le  doigt.  —  Jane  le  reçut  dans 
la  petite  pièce  où  on  l'avait  introduit  lors  de  la  première  visite 
qu'il  lui  avait  faite.  Elle  manifesta  son  étonnement  de  le  voir. 

—  Je  m'ennuyais  tellement  là-bas,  et  votre  lettre  m'a  fait  tant 
de  plaisir  que  je  n'ai  pas  su  résister  à  l'envie  de  vous  voir  aujour- 
d'hui. Quelle  charmante  idée  vous  avez  eue  de  m'écrire,  et  quelle 
idée  plus  charmante  encore  a  le  baron  de  s'en  aller  ! 

—  Peste!  vous  avez  pris  la  balle  au  bond!  Vous  êtes  empressé, 
mais  très  indiscret.  N'était-il  pas  convenu  que  nous  ne  nous  verrions 
plus  qu'avenue  d'Essling? 

—  Criminellement,  oui;  mais...  amicalement... 

—  Vous  versez  dans  la  subtilité. 


DANS    LE   MONDE.  113 

—  Voyons,  ne  recevez-vous  pas  ici  vos  amis?..  Je  viens  de  ren- 
contrer Rohannet  qui  sortait  de  chez  vous. 

—  Ah  !  vous  l'avez  rencontré? 

—  Oui...  Et  même  il  m'a  raconté  sa  rupture  avec  Clémence 
HoUer.  Vous  devez  être  prise  entre  deux  feux,  confidente  des  deux 
désunis... 

—  Moi?..  Non.  Je  ne  vois  plus  Clémence. 

—  Ah  !  çà,  mais  la  discorde  est  partout  !  Vous  m'ahurissez.  Qu'a-t-il 
bien  pu  se  passer? 

—  Rien.  Des  bêtises.  Une  jalousie  de  femme,  ou  plutôt...  tran- 
chons le  mot  :  de  grue,  dont  je  ne  la  croyais  pas  capable.  Et  puis, 
pour  tout  dire,  il  y  a  une  espèce  de  banquier  grec  dans  l'affaire, 
un  homme  tout  en  or  qui  lui  a  offert  de  se  laisser  gratter  par  elle... 

Roger  remarquait  avec  surprise  un  changement  profond  dans  le  ton 
et  dans  les  manières  de  Jane.  Non-seulement  elle  lui  semblait  nota- 
blement moins  tendre  qu'il  ne  s'y  attendait  et  que  ne  l'avait  annoncé 
la  lettre  reçue  le  matin  même,  mais  cette  façon  de  juger  Clémence 
et  de  divulguer  le  dessous  des  cartes  galantes  de  son  ex-amie  con- 
trastait bizarrement  avec  les  dehors  de  quasi-respectabilité  qu'elle 
affectait  à  son  ordinaire.  Certes,  elle  était,  dans  l'intimité,  coutu- 
mière  des  expressions  hardies,  mais  jamais  elle  ne  se  laissait  aller 
à  parler  métier  avec  ou  devant  les  hommes.  Légèrement  déconte- 
nancé, Roger  voulut  néanmoins  revenir  à  la  lettre.  11  s'assit  sur  une 
sorte  de  divan  très  bas  où  Jane  était  à  demi  étendue. 

—  Avouez,  dit-il,  qu'hier,  quand  vous  m'avez  écrit,  vous  étiez 
d'humeur  plus  amoureuse  qu'aujourd'hui. 

—  Peut-être.  Il  passe  tant  de  choses,  en  vingt-quatre  heures,  dans 
la  tête  d'une  femme!  Il  s'en  passe  tant  aussi  dans  sa  vie! 

—  Rien  ne  m'autorise  à  vous  demander  ce  qui  s'est  passé  dans 
la  vôtre,  mais  je  puis  bien,  après  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite, 
m'étonner  un  peu  qu'il  ne  reste  déjà  plus  rien  de  l'affection  que 
vous  m'y  témoigniez. 

Il  dit  cela  avec  un  mélange  de  gravité  et  de  douceur  qui  donnait 
infiniment  de  charme  et  de  puissance  à  sa  mâle  beauté;  son  regard 
interrogeait,  ayant  une  nuance  de  prière  qui  n'allait  pas  jusqu'à 
l'expression  suppliante;  il  ne  faisait  aucun  de  ces  gestes  gauches  de 
jeune  homme  fasciné,  qui  ressemblent  aux  battemens  d'ailes  d'une 
alouette  prise  au  miroir,  et,  quelque  inexpérimenté  et  dominé  qu'il 
fût,  il  restait  à  peu  près  digne  en  présence  d'une  femme  qui  le 
tenait  pourtant  sur  ses  gluaux.  —  Jane  paraissait  embarrassée,  le 
contemplant  avec  une  bienveillance  évidente,  mais  désemparée;  on 
eût  dit  qu'elle  ne  savait  plus  que  faire  de  sa  capture. 

—  Voyons,  Jane,  dit  Roger  en  passant  son  bras  autour  de  la 

TOME  LIV.   —    1882.  8 


IIÛ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taille  de  sa  brune  et  capricieuse  interlocutrice,  vous  m'aimez  bien 
un  peu?  Soyez  iranquille,  je  n'apporterai  dans  votre  vie,  que  vous 
avez  faite  et  que  vous  voulez  garder  calme  et  facile,  ni  (rouble 
importun,  ni  indiscrète  passion.  Ce  qui  me  plaît  surtout  en  vous, 
c'est  votre  art  à  concilier  toutes  les  séductions  délicates  d'une  femme 
achevée  avec  le  mordant  d'un  esprit  sceptique,  la  distinction  d'une 
mondaine  avec  l'audace  et  le  franc-parler  d'une  indépendante. 
Croyez-vous  que  j'irais,  en  vous  ennuyant  de  platitudes  romanes- 
ques, de  soins  envahissans  ou  de  ridicules  ardeurs,  risquer  de  me 
faire  chasser  ou  m'exposer  à  choir  dans  une  liaison  filandreuse  du 
genre  de  celles  que  je  redoute?  Donnez-moi  un  petit  morceau  de 
votre  cœur  et  un  petit  coin  de  votre  vie  sans  craindre  que,  mis  en 
goût,  je  n'empiète  sur  les  terrains  réservés. 

—  Ce  que  vous  dites  est  charmant  à  dire  et  à  entendre,  mon 
cher...  enfant,  fit  Jane  en  donnant  à  Roger  sur  la  joue  une  petite 
tape  amicale  et  protectrice.  Mais,  reprit- elle,  si  nous  signions  un 
contrat  dans  les  termes  que  vous  venez  d'indiquer,  il  aurait  le  sort 
cofumun  à  tous  les  contrats  du  même  genre  :  au  bout  de  deux  ou 
trois  mois,  plus  ou  moins,  nous  y  introduirions  des  clauses  qui  le 
mettraient  à  néant. 

—  Si  c'était  d'un  Tcommun  accord,  dit  Roger,  quel  mal  y  verriez- 
vous? 

Jane  fit  attendre  sa  réponse,  comme  cherchant  ses  mots,  et,  de 
fait,  elle  les  cherchait. 

—  Vous  ne  comprenez  donc  pas ,  se  décida-t-elle  à  dire,  que 
l'amour  n'est  pas   fait  pour   moi?..   Si  je  vous  aimais,   et  j'étais 
presque  en  train  de  vous  aimer,  je  vous  donnerais  le  droit  d'être 
jaloux.  Cioyez-moi,  être  l'amant  en  second  et  jaloux  d'une  femme 
entretenue,  c'est  jouer  un  rôle  désagréable  et  aussi  dangereux.  Car, 
une  fois  lancé,  on  ne  s'arrête  plus;  on  veut  avoir  à  soi  tout  entière 
la  femme  qui  ne  vous  a  cédé  que  la  moitié  d'elle-même,  on  veut 
acheter  l'autre  moi  lié,  on  s'endette,  on  se  ruine,  on  se  ridiculise 
et  on  s'avilit.  Je  vais  vous  parler  avec  une  franchise  qui  est  dans 
mon  caractère,  mais  dont  je  n'ai  jamais  eu  l'occasion  ou  l'envie  de 
faire  l'usage  qne  j'en  vais  l'aire.  Je  vous  ai  bien  accueilli,  parce  que 
vous  me  [)l;iisiez  et  que  vous  éli^z  assez  riche  pour  faire  quelque 
tem|)s  ligure  dans  ce   personnage  d'amant  de   coîur  que  compor- 
tent tnnies  le.s  comédies  galatiies  du  monde  auquel  j'appartiens, 
sinon  p,ir  mon  genre,  du  moins  par  ma  vie.  Vous  trouvant  plus  de 
générosiié  vraie,  plus  de  délicatesse  et  plus  de  cœur  que  je  n'étais 
accoutumée  à  en  rencontrer  chez  mes  adorateurs  titulaires  ou  sup- 
pléans,  je  me  suis  s«mii  envahir  par  une  sympathie  réelle,  dont  ma 
lettre  d'avant-hier  était  l'expression  plus  sincère  encore  que  vous 


DANS    LE    MONDE.  115 

ne  l'avez  cru.  Mais  j'ai  réfléchi.  Vous  en  êtes  à  vos  premiers  pas 
clans  la  voie  où  vous  m'avez  rencontrée;  au  train  dont  vous  allez, 
vous  auriez  très,  vite  mangé  votre  fortune,  et  vous  feriez  la  chose 
avec  sentiment,  ce  qui  serait  dommage.  Je  suis  fort  riche,  je  n'ai 
donc  pas  besoin  de  votre  argent,  et  pourtant  je  ne  suis  pas  très  sûre 
d'être  capable  de  ne  pas  le  prendre  si  vous  me  l'olTriez.  Or  il  ne 
vous  conviendrait  pas,  tel  que  je  vous  connais,  de  ne  pas  me  l'of- 
frir, et  je  vous  en  félicite.  Eh  bien!  tout  cela  étant,  j'aime  mieux 
que  nous  en  restions  là.  Il  me  plaît  de  vous  crier  casse-cou  à  votre 
entrée  dans  la  carrière  ;  ce  rôle  d'avertisseur  charitable,  de  divinité 
tutélaire  a  pour  moi  la  saveur  d'une  nouveauté.  La  Dame  aux  Camé- 
lias est  morte  depuis  longtemps,  et  je  ne  me  soucie  nullement  de 
la  faire  revivre  sous  mes  traits  ;  mais  je  puis,  mes  moyens  me  le 
permettent,  donner  un  bon  conseil  à  un  jeune  homme  qui  m'agrée. 
Faites-vous  aimer  par  des  femmes  de  votre  monde;  il  n'en  manque 
pas  qui  vous  feront  bon  visage;  ça  vous  coulera  moins  cher  que 
chez  nous,  et,  si  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  marchandise, 
croyez-moi,  vous  ne  perdrez  pas  au  change.  Ou  bien,  alors,  débar- 
rassez-vous de  la  note  sentimentale  que  vous  avez  dans  la  voix,  soyez 
franchement  dépravé...  et  revenez  me  voir  :  je  vous  croquerai  sans 
scrupules. 

Elle  se  leva  en  riant  et  tendit  les  mains  à  Roger  avec  un  geste 
bon  enfant.  Lui  la  regardait,  franchement  ébaubi.  Il  cherchait  une 
explication  à  ce  revirement  si  brusque.  Le  ton  qu'avait  pris  Jane, 
et  qui  était  évidemment  sincère,  au  moins  pour  moitié,  l'empêchait 
de  rattacher  cette  homélie  enjouée,  mais  inattendue ,  à  un  plan 
machiavélique  de  femme  de  génie;  d'un  autre  côté,  cette  déman- 
geaison de  le  convertir  aux  amours  mondaines  et  ce  désir  de  l'écar- 
ter venant  à  coïncider  avec  la  visite  récente  de  Rohannet,  lui  don- 
naient fort  à  penser.  Il  se  disait  que  le  vicomte  devait  être  pour 
quelque  chose  dans  cette  saute  de  vent  qui  rejetait  sa  barque  à  la 
côte,  mais  c'était  en  vain  qu'il  se  fouillait  la  cervelle  pour  trouver 
une  interprétation  plausible  à  cet  imbroglio.  Il  se  rappelait  que  le 
plus  gentil  des  Armand  et  des  vicomtes  s'était  défendu  d'avoir  avec 
Jane  Spring  des  relations  autres  que  celles  que  comporte  l'amitié 
la  plus  pure.  Rohannet  ne  lui  avait-il  pas  dit  à  lui-même,  en  effet, 
«  qu'il  n'y  touchait  pas,  »  et  n'avait-il  pas  ajouté  :  «  A  ton  ser- 
vice? ))  Et,  depuis,  n'avait-il  pas  su  que  son  ami  Trémont,  donnant 
avec  zèle  dans  le  panneau  tendu  à  sa  chasteté  présumée,  était 
devenu  l'amant  de  Jane  ou  quelque  chose  d'approchant?  Les  deux 
jeunes  gens,  il  est  vrai,  s'étaient  peu  vus,  grâce  à  l'accident  de 
Roger,  depuis  la  consommation  de  cet  hymen  pour  rire,  et  rien  de 
formel  n'avait  été  dit 'par  Trémont  à  Rohannet,  mais  celui-ci  ne 


116  REYUE   DES   DEUX   MONDESr 

pouvait  guère  ignorer  un  bonheur  dont  il  s'était  fait  un  peu  l'arti- 
san. Comment  supposer,  dès  lors,  qu'il  eût  attendu  d'avoir  deux 
amis  à  trahir  pour  pénétrer  plus  avant  dans  l'intimité  d'une  femme 
dont  l'accès  lui  était  facile  depuis  longtemps?  Roger  voulut  en  avoir 
le  cœur  net. 

—  Dites-moi,  Jane,  est-ce  que  Rohannet  ne  serait  pas  pour  quelque 
chose  dans  ma  disgrâce? 

—  Bon!  vous  allez  m'accuser,  comme  Clémence,  de  dire  trop 
volontiers  :  Les  amis  de  nos  amans  et  les  amans  de  nos  amies  sont 
nos  amans. 

—  Dame!  vous  m'écrivez,  après  notre  dernière  entrevue,  une 
lettre,  je  ne  dirai  pas  brûlante,  mais  aimable  tout  au  moins;  j'ac- 
cours :  vous  me  faites  un  accueil  à  la  glace,  et  il  se  trouve  que 
Rohannet  sort  d'ici.  Il  est  permis  de  rattacher  cette  contradiction  à 
cette  visite,  d'autant  plus  qne  le  récent  veuvage  du  bon  apôtre 
rend  son  cœur  et  ses  rentes  disponibles;  or,  de  son  propre  aveu, 
vous  êtes,  avec  feu  Clémence,  une  des  seules  femmes  qui  méritent 
qu'on  se  loge  à  leur  enseigne. 

Jane  ne  put,  quoique  son  aplomb  en  eût  vu  bien  d'autres  sans 
être  ébranlé,  cacher  un  léger  embarras. 

—  Et  en  quoi,  je  vous  prie,  dit-elle,  serais-je  tenue  de  vous  con- 
gédier pour  prendre  un  nouvel  amant?  Ayant  déjcà  le  baron,  si  je 
prenais  le  vicomte,  serait-ce  une  raison  pour  vous  lâcher,  vous, 
marquis,  qui  avez  si  bonne  envie  que  je  vous  garde  dans  mes  rets? 
Allons,  mon  cher,  vous  êtes  naïf  jusque  dans  votre  scepticisme. 
Croyez-m'en  sur  parole,  j'ai  été  mue  par  un  sentiment  tout  désin- 
téressé en  vous  engageant  à  porter  ailleurs  votre  encens  et...  vos 
feux.  Et  la  preuve,  c'est  que,  s'il  vous  convient  de  ne  pas  vous  reti- 
rer, tout  en  gardant  la  conviction  que  vous  serez  la  seconde  ou  la 
troisième  personne  d'une  trinité  d'amans,  vous  êtes  libre;  je  ne 
vous  renvoie  pas. 

Roger  ne  savait  trop  que  penser,  mais,  à  quelque  idée  qu'il  s'ar- 
rêtât, il  comprenait  que  c'était  fini.  Pour  ne  paraître  ni  trop  jeune 
ni  trop  dupe,  il  affecta  de  prendre  la  chose  gaîment,  et  il  couvrit 
sa  retraite  par  une  phrase  impertinente  ponctuée  d'un  baiser  sur  le 
poignet. 

—  Allons!  dit-il,  je  vois  que,  pour  vous  plaire  longtemps,  il  faut 
plus  de  vice  et  plus  d'argent  que  vous  ne  m'en  prêtez  sur  la  mine. 
Au  revoir  ! 

Trémont  était,  au  fond,  plus  marri  de  l'aventure  qu'il  ne  l'avait 
laissé  voir  et  ne  se  l'avouait  à  lui-même.  11  avait,  il  est  vrai,  pour 
se  consoler,  la  pensée  que  les  femmes  les  plus  séduisantes  et 
les  plus  exceptionnelles  de  cet  aimable  milieu  ne  gagnent  décidé- 


DANS    LE    MONDE.  Jl7 

ment  rien  à  se  montrer  telles  qu'elles  sont  en  réalité,  mais  il  n'en 
ressentait  pas  moins  l'amertume  qui  doit  nécessairement  faire  gri- 
macer tout  homme  naguère  à  la  tête  de  deux  maîtresses  agréables 
et  qui  voit  tout  à  coup  son  cœur  logé  à  la  belle  étoile.  Et  puis,  bien 
qu'il  n'y  eût  entre  Rohannet  et  lui  qu'une  de  ces  amitiés  de  gens 
du  monde  tenant  tout  entières  dans  une  petite  poignée  de  main,  il 
éprouvait  du  dégoût  à  se  dire  que  son  ami,  qui  était  en  même 
temps  celui  du  baron,  devait  avoir  une  singulière  façon  de  «  ne  pas 
y  toucher.  »  —  Il  n'avait  pas  encore  assez  vécu  pour  savoir  que,  si 
ces  choses-là  s'avouent  le  moins  possible  entre  gens  bien  élevés, 
elles  se  font  partout  très  couramment. 

Jane,  restée  seule,  avait  eu  un  court  accès  de  mélancolie. 

—  11  me  plaisait,  ce  petit  marquis,  s'était-elle  dit,  mais  Armand 
a  quatre-vingt  mille  livres  de  rentes  et  il  est  tenu  à  des  ménagemens 
envers  le  baron.  Quant  à  les  garder  tous  les  trois,  c'était  difficile, 
Armand  sachant  que  Roger  avait  un  pied  chez  moi.  Ça  aurait  tout 
gâté...  Et  puis,  c'est  bien  assez  de  deux;  trois,  ça  porte  malheur  et 
ça  embrouille.  Bah  !  tant  pis  !  Gentil  tout  de  même,  ce  petit  Tré- 
mont...  Pas  encore  homme,  poli,  affectueux...  Ma  foi!  si  ça  peut 
le  dégoûter  des  femmes  entretenues,  c'est  un  joli  service  que  je  lui 
aurai  rendu.  Seulement,  ce  bêta  d'Armand  aurait  bien  pu  me  faire 
ses  ouvertures  deux  jours  plus  tôt,je  n'aurais  pas  achevé  de  monter 
la  tête  au  petit  avec  ma  lettre. 

Il  était  plus  de  cinq  heures.  Tout  Paris  allait  au  Bois.  Roger  ne 
savait  que  faire.  Il  lui  vint  à  l'idée  qu'il  devait  une  visite  à  la  prin- 
cesse Riva, qui  recevait  le  vendredi.  C'était,  d'ailleurs,  une  des  phy- 
sionomies féminines  sur  lesquelles  s'était  le  plus  volontiers  posé  son 
regard  et  peut-être  son  désir.  —  Il  s'achemina  donc  vers  le  quai 
d'Orsay,  l'air  méditatif  et  ennuyé. 

Il  pensait  un  peu  à  Madeleine,  beaucoup  à  Jane  et  passablement 
à  Geneviève.  Car,  chez  les  hommes,  les  déceptions  du  cœur  sont  la 
source  la  plus  habituelle  des  rêveries  matrimoniales.  Un  homme  ne 
songe  guère  au  mariage,  tant  que  le  célibat  lui  réussit  ou  l'amuse; 
viennent,  au  contraire,  les  tribulations,  les  désenchantemens,  les 
accrocs  de  la  vie  de  garçon,  vite  il  y  rêve.  Tout  le  monde  sait  cela, 
et  cela  n'empêche  personne  de  se  marier,  —  pas  même  les  femmes. 
—  Quoi  qu'il  en  soit,  le  souvenir  de  Jane  l'emportait  encore  sur 
l'image  de  Geneviève. 

Henry  Rabusson. 

(La  dernière  partie  au  prochain  n".) 


LA 


SITUATION  ÉCONOMIQUE 


DE    L'ALSACE 


Étuda  statistiques  sur  l'industrie  de  l'Alsace,  par  Ch.  Grad,  député  au  Reichstag, 

2  vo  .  in-S";  1879-1880. 

L'Alsace!  qui  donc  y  songe  encore  en  France?  Qui  donc  y  songe, 
sinon  les  Alsaciens  eux-mêmes,  qui  portent  toujours  dans  leur  cœur 
le  deuil  de  leur  patrie,  qui  ne  peuvent  entendre  prononcer  son  nom 
sans  sentir  leurs  paupières  s'humecter?  Les  senlimens  qu'ils  éprou- 
vent pour  ceux  que  la  fortune  fies  armes  a  faits  leurs  maîtres  n'ont 
pas  changé  et  ne  sont  un  mystère  pour  personne;  ils  sont  aujour- 
d'hui ce  qu'ils  étaient  au  lendemain  de  la  conquête,  alors  que 
M.  Teutsch  a  lancé  du  haut  de  la  tribune  du  Reichstas^,  au  nom  de 
ses  compatriotes,  la  véhémente  protestation  qui  a  posé  devant  l'Eu- 
rope la  question  alsacienne  et  qui,  quoi  qu'on  fasse,  est  devenue  un 
document  dont  la  diplomatie  ne  peut  faire  abstraction.  Ils  sont  ce 
qu'ils  étaient  quand  M.  le  pasteur  Lichten berger,  dans  la  chaire  de 
Saint-Nicolas,  à  Strasbourg,  s'en  est  fuit  l'interprète  en  face  de 
l'état  major  prussien  venu  pour  l'entendre,  dans  des  termes  qu'il 
faut  reproduire  :  «  Violemment  arrachés  à  notre  patrie,  s'écriait-il, 
à  la  suite  d'événemens  que  nul  n'a  pu  prévoir,  placés  soudain  sous 
un  régime  si  nouveau  avec  un  horizon  et  des  perspectives  si  inat- 
tendues, il  nous  semble  vraiment  être  dans  l'exil...  Nous  ne  cesse- 
rons dans  nos  consciences  de  protester  en  faveur  du  droit  contre 
l'injustice,  ne  fût-ce  que  pour  en  rendre  le  retour  plus  difficile; 
nous  ne  cesserons  du  fond  de  nos  cœurs  d'être  fidèles  à  notre  patrie 
véritable  avec  le  regret  douloureux  d'en  être  séparés,  et  nous  le 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE    DE   l'aLSACE.  119 

ferons  doublement,  comme  hommes  et  comme  chrétiens,  car  il  est 
temps  enfin  de  montrer  que  l'évangile  ne  se  fait  pas  complice  de  la 
violence  et  qu'il  ne  prêche  pas,  en  face  des  triomphes  de  la  force, 
une  soumission  qui  ne  serait  que  de  la  complaisance  ou  de  la 
lâcheté...   » 

Les  Allemands  ont  conquis  le  pays,  ils  n'ont  pas  conquis  les  âmes. 
Les  Alsaciens  le  prouvent  par  leurs  actes  plus  encore  que  par  leurs 
paroles.  Les  uns,  pour  rester  Fiançais,  ont  quitté  le  sol  qui  les  avait 
vus  naître  et  sont  devenus  des  étrangers  dans  leur  propre  pays. 
Industriels,  avocats,  professeurs,  médecins,  ils  ont  rompu  avec  leurs 
habitudes,  brisé  leurs  liens  de  famille,  abandonné  leurs  aflaires  et 
recommencé  une  nouvelle  carrière  plutôt  que  de  paraître  accepter 
une  domination  qui  leur  est  odieuse.  Les  autres,  plus  méritans 
peut-être,  sont  restés  sur  place;  ils  ont  consenti  à  subir  le  contact 
des  vainqueurs,  à  se  laisser  arracher  jusqu'à  leur  langue  pour 
conserver  en  Alsace  l'élément  français  que  l'invasion  germanique 
menace  d'étouffer,  pour  défendre  les  intérêts  de  la  province  et  pour 
porter  jusque  dans  les  conseils  de  l'Empire  leur  protestation  contre 
la  violence  et  l'arbitraire.  Quoi  encore  de  plus  simplement  héroïque 
que  la  conduite  de  ceux  qui,  retenus  sur  le  sol  natal  par  la  nécessité 
de  pourvoir  aux  besoins  de  leur  famille,  lorsque  l'heure  arrive  pour 
leurs  fils  d'entrer  au  service,  les  envoient  au-delà  de  la  frontière 
pour  ne  pas  les  voir  incorporer  dans  l'armée  allemande?  Ils  savent 
qu'en  agissant  ainsi  ils  seront  condamnés  à  une  forte  amende, 
qu'ils  se  séparent  de  leurs  enfans  pendant  de  longues  années, 
qu'ils  mourront  peut-être  sans  que  ceux-ci  viennent  leur  fermer  les 
yeux.  Ils  n'hésitent  pas  ceperidiint  parce  .qu'ils  veulent  donner  à 
leur  ancienne  patrie  ce  gage  suprême  de  leur  altacliement.  Pour 
ne  pas  faire  retentir  le  monde  de  leurs  lamentations,  les  Alsaciens 
sont-ils  moins  dignes  d'intérêt  que  les  peuples  pour  lesquels  la 
France  a  gaspillé  son  or  et  son  sang?  S'il  reste  à  celle-ci  des  témoi- 
gnages de  sympathie  à  donner  après  ceux  qu'elle  a  prodigués  aux 
opprimés  des  deux  mondes,  qu'elle  les  garde  pour  ses  anciens 
sujets,  qui,  eux  du  moins,  lui  en  auront  quelque  reconnaissance. 

Lorsqu'on  parle  de  l'Alsace,  c'est  toujours  au  point  de  vue  IVan- 
çais  qu'on  se  place;  mais  peu  de  personnes  connaissent  la  situation 
que  la  conquête  a  faite  à  cette  malheureuse  province;  et  nous  ne 
voulons  pas  parler  ici  de  la  question  de  sentiment,  mais  de  la  situa- 
tion matérielle  qui,  pour  le  grand  nombre,  est  de  beaucoup  la  plus 
importante.  Si  l'on  veut  s'en  reindre  compte,  il  fout  lire  l'ouvrage 
que  M.  Grad  vient  de  pu!)lier  sous  le  titre  :  Éludes  stai/ftfijjurs  sur 
Vinduslrie  de  V Alsace,  dans  lequel  il  nous  montre  ce  que  celle-ci 
était  sous  le  régiuie  français  et  ce  qu'elle  est  sur  le  point  de  devenir 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  le  régime  allemand.  M.  Grad  est,  parmi  les  députés  de  l'Alsace 
au  Reichstag,  un  de  ceux  qui  ont  pris  leur  mission  le  plus  à  cœur. 
Toujours  sur  la  brèche  quand  l'intérêt  de  son  pays  est  en  cause,  il 
ne  cesse  de  protester  contre  l'arbitraire  auquel  il  est  soumis  et  de 
réclamer  les  mesures  qui  peuvent  améliorer  sa  situation.  C'est  avec 
cette  pensée  patriotique,  et  sur  la  demande  même  des  autorités  alle- 
mandes, qu'il  a  écrit  son  livre.  Il  n'y  a  apporté  aucun  parti-pris  et 
s'est  abstenu  avec  soin  de  toute  récrimination;  il  s'est  borné  à  une 
description  de  l'Alsace  et  des  industries  qui  en  faisaient  la  richesse 
en  s'appuyant  sur  des  chiffres  officiels,  dont  l'éloquence  ne  laisse 
rien  à  désirer,  et  si,  dans  plus  d'une  page,  il  laisse  percer  le  regret 
des  jours  passés,  il  l'exprime  avec  une  profonde  tristesse,  mais  sans 
aucune  acrimonie.  Ce  livre  fait  non-seulement  connaître  ce  que  la 
France  a  perdu  avec  cette  province,  mais  aussi  ce  qu'a  perdu  celle-ci 
en  cessant  d'être  française.  Nous  pensons  qu'il  n'est  pas  sans  intérêt 
d'en  donner  une  idée  aux  lecteurs  de  la  Revue, 


I. 


Si  d'un  des  points  culminans  du  versant  oriental  de  la  chaîne  des 
Vosges  et  tournant  le  dos  à  l'arête  principale,  vous  promenez  vos 
regards  autour  de  vous,  vous  apercevez  d'abord  à  vos  pieds  les 
cimes  boisées  des  montagnes  qui  se  succèdent  comme  les  vagues 
de  la  mer  qu'une  forte  brise  fait  moutonner;  un  peu  plus  loin,  vers 
l'est,  apparaissent  des  coteaux  plantés  de  vignes,  au  milieu  desquelles 
pointe  parfois  le  clocher  de  quelque  bourg  caché  dans  un  repli  de 
terrain;  puis  au-delà,  une  plaine  unie  comme  un  lac,  couverte,  sui- 
vant les  cultures,  de  taches  vertes  ou  jaunes,  parsemée  de  villages 
et  bordée  par  le  Rhin  qui  déroule  son  ruban  d'argent  sur  notre 
ancienne  frontière.  Au-delà  du  fleuve,  les  montagnes  de  la  Forêt- 
Noire  estompent  sur  le  ciel  leurs  contours  indécis  ;  à  gauche,  dans  la 
brume,  la  cathédrale  de  Strasbourg  projette  son  aiguille  élancée, 
tandis  que  bien  loin,  sur  la  droite,  les  cimes  neigeuses  de  l'Oberland 
bernois  et  du  Mont-Blanc  profilent  leur  silhouette  sur  l'horizon. 
C'est  l'Alsace  que  vous  avez  devant  vous  !  Elle  forme  un  rectangle 
de  200  kilomètres  de  long  sur  hO  de  large,  qui  comprend  la  plaine 
située  entre  le  Rhin  et  les  Vosges,  depuis  Belfort  jusqu'à  Wissem- 
bourg,  ainsi  que  les  rameaux  qui  se  détachent  de  la  chaîne  princi- 
pale. Ces  rameaux  courent  perpendiculairement  au  fleuve  en  formant 
des  vallées  qui  s'évasent  à  mesure  que  les  montagnes  elles-mêmes 
diminuent  de  hauteur. 

La  plaine  qui  est  absolument  unie,  et  de  quelques  mètres  seule- 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l' ALSACE.  J21 

ment  au-dessus  du  niveau  du  Rhin,  est  arrosée  dans  presque  toute 
sa  longueur  par  la  rivière  de  l'Ill,  qui,  prenant  sa  source  dans  le 
Jura,  coule  parallèlement  au  fleuve,  dans  lequel  elle  se  jette  près  de 
Strasbourg,  après  avoir  reçu  dans  sa  course  les  eaux  des  rivières 
qui  débouchent  des  vallées  latérales.  Le  sol  de  la  plaine  est  formé 
de  limon,  de  sable  ou  de  graviers  déposés,  soit  par  le  Rhin  lors- 
qu'il coulait  à  pleins  bords  entre  les  deux  chaînes  des  Vosges  et  de 
la  Forêt-Noire,  soit  par  ses  afiluens,  alors  qu'alimentés  par  les  gla- 
ciers ils  roulaient  dans  leurs  eaux  les  matières  arrachées  des  mon- 
tagnes. Lorsque  le  gravier  domine,  le  sol  est  aride  et  couvert  de 
bois,  mais  partout  où  il  est  composé  de  limon  ou  lehm  rhénan,  il 
est  très  fertile  et  produit  des  céréales ,  du  maïs ,  des  choux ,  du 
tabac,  toutes  plantes  qui  dénotent  une  végétation  vigoureuse  et  une 
culture  perfectionnée. 

Entre  la  plaine  et  la  montagne  s'étend  une  zone  de  collines  d'une 
largeur  variable  qui  les  relie  l'une  à  l'autre.  Ces  collines,  dont  la 
hauteur  varie  de  300  à  hOO  mètres,  sont  formées  de  dépôts  ter- 
tiaires alternant  parfois  avec  les  couches  de  grès,  de  calcaire  juras- 
sique ou  de  trias.  Elles  sont  le  plus  souvent  couvertes  de  vigno- 
bles cultivés  avec  soin  et  dont  les  produits  peuvent  rivaliser  avec 
ceux  de  la  rive  droite  au  Rhin. 

La  zone  montagneuse  comprend  la  partie  orientale  de  la  chaîne 
des  Vosges  et  de  ses  ramifications  ;  elle  est  de  formation  granitique 
dans  la  partie  centrale,  où  se  trouve  le  point  culminant,  le  Ballon 
de  Guebwiller,  qui  atteint  l'altitude  de  l,ZiOO  mètres,  et  passe  au  grès 
vers  le  Nord,  où  les  montagnes  s'abaissent  avant  de  se  relier  à  celles 
du  Hundsruck  et  du  Palatinat.  Les  vallées,  évasées  vers  la  plaine, 
se  rétrécissent  à  mesure  qu'on  les  remonte  ;  les  pentes  deviennent 
plus  abruptes,  les  champs  cultivés  font  place  d'abord  aux  prairies, 
puis  aux  forêts  de  hêtres  et  de  sapins  qui  tapissent  les  flancs  des 
montagnes,  dont  les  sommets  arrondis,  souvent  dénudés,  sont  par- 
fois couronnés  par  les  ruines  de  quelque  vieux  château  féodal. 

Plaine,  coteaux  et  montagnes,  voilà  l'Alsace,  dont  la  population 
varie  avec  chacune  de  ces  zones.  Dense  et  accumulée  en  nombreux 
centres  dans  la  plaine  et  à  l'orifice  des  vallées,  elle  se  groupe  en 
villages  épars  au  milieu  des  vignobles  et  s'égrène  en  fermes  isolées 
dans  les  montagnes.  Sans  vouloir  remonter  aux  origines,  nous  nous 
bornerons  à  dire  que  l'Alsace,  habitée  alors  par  des  tribus  celtiques  ou 
germaines,  fut  conquise  par  les  Romains  et  incorporée  aux  provinces 
gauloises  soumises  à  leur  domination;  qu'envahie  par  les  Francs, 
puis  par  les  Huns,  elle  fit  partie  de  l'empire  de  Charlemagne  ;  qu'a- 
près la  mort  de  celui-ci,  placée  sur  les  confins  des  deux  royaumes, 
elle  a  été  le  théâtre  des  luttes  de  ses  successeurs  et  subit  des  for- 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tunes  diverses  ;  qu'elle  a  été  ensuite  divisée  et  morcelée  en  un  grand 
nombre  de  principautés  h  peu  près  indépendantes  et  qu'à  propre- 
ment parler,  ce  n'est  que  depuis  sa  réunion  à  la  France  que  ses 
élémens  se  sont  groupés  et  qu'elle  est  née  à  la  vie  politique  (1).  A 
partir  du  jour  où  la  proclamation  des  droits  de  l'homme  a  jeté  les 
bases  de  la  société  moderne,  l'Alsace  se  sent  indissolublement  liée 
à  ce  pays,  elle  prend  part  à  toutes  ses  luttes;  le  sang  de  ses  fils 
coule  à  Ilots  sur  les  champs  de  bataille,  et  les  généraux  qu'elle  a 
enfantés  entrent  en  vainqueurs  dans  toutes  les  villes  de  l'Allemagne 
dans  laquelle  ils  ne  reconnaissent  pas  leur  patrie.  Ce  n'est  pas  dans 
la  poussière  des  parchemins  qu'il  faut  chercher  pour  un  peuple  les 
titres  de  son  existence,  ce  n'est  pas  par  des  argumens  de  procu- 
reur qu'on  prouve  sa  nationalité,  c'est  en  voyant  quelles  sont  ses 
aspirations  et  ses  sympathies.  Pour  l'Alsace,  la  réponse  n'a  jamais 
été  douteuse,  et  à  toutes  les  époques  de  son  histoire,  elle  a  montré 
son  aversion  pour  la  domination  allemande. 

Le  dernier  recensement  fait  sous  le  régime  français,  celui  de 
1866,  portait  à  1,119,255  habitans  la  population  des  deux  départe- 
mens  du  Haut  et  du  Bas-Rliin,  soit  129  par  kilomètre  carré,  dont 
833,000  catholiques,  250,000  protestans  de  divers  cultes,  et 
36,000  Israélites.  Au  point  de  vue  économique,  on  comptait  Zi98,000 
agriculteurs,  A50,000  individus  vivant,  à  des  titres  divers,  de  l'in- 
dustrie, le  surplus  appartenant  au  commerce,  à  l'armée,  ou  aux 
professions  libérales.  Depuis  l'annexion,  les  circonscriptions  ont  été 
modifiées.  159,740  Alsaciens-Lorrains  ont  opté  pour  la  nationalité 
française  et  ont  dû  quitter  leurs  foyers,  où  ils  ont  été  remplacés 
en  partie  par  des  Allemands.  C'est  le  nombre  des  hommes  de  20  à 
25  ans  qui  a  siu'tout  diminué  parce  que  l'émigration  en  est  continue. 
Sur  111,152  jeunes  gens  qui,  de  1871  à  187/i,  avaient  été  appelés; 
27,000  seulement  se  sont  présentés  et  10,000  ont  été  jugés  aptes 
au  service,  les  autres  avaient  émigré  ou  étaient  atteints  d'infirmités; 
aussi  le  nombre  des  mariages,  comparé  à  ce  qu'il  était  jadis,  a-t-il 
été  sensiblement  réduit. 

Cette  population,  par  suite  des  invasions  auxquelles  le  pays  a  été 
exposé,  est  très  mélangée  ;  mais,  prise  dans  son  ensemble,  la  race 
germanique  paraît  prédominer  dans  la  plaine,  la  race  celte  dans  la 
montagne.  Les  habitans  de  la  plaine,  dont  le  type  d'ailleurs  est  loin 
diètre  uniforme,  ont  la  tête  plus  courte  et  plus  lai-ge,  les  pommettes 

(1)  Bien  avant  sa  réunion  définitive  à  la  France,  l'Alsace  avait  avec  celle-ci  des 
rapports  continus,  cornine  le  témoigne  l'ouvrage  que  viennent  de  publier  MiM.  de 
Bouleillcr  et  Hepp  :  Correspondance  politique  adressée  au  magistral  de  Strasbourg 
par  ses  agens  à  Metz  (1594-1583).  Paris,  Berger-Levrault,  1882.  —  Voyez  aussi  S/roJ- 
bourg  pendant  la  révolution,  par  E.  Seinguerlet.  1  vol.  Berger-Levrault,  1881. 


LA   SITUATION    ÉCONOMIQUE    DE   l' ALSACE.  123 

plus  avancées  que  ceux  de  la  montagne;  ceux  du  Bas-Ehin  sont 
plus  grands,  plus  pacifiques  que  ceux  du  Haut-Rhin,  dont  le  lan- 
gage devient  plus  dur,  les  mœurs  plus  rudes  et  le  caractère  plus 
énergique  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de  la  Suisse;  ils  diffèrent 
beaucoup  les  unset  les  autres  des  Allemands  du  duché  de  Bade,  qui 
sont  blonds  avec  des  yeux  bleus.  Plus  reniuans,  plus  actifs  que  ces 
derniers,  les  Alsaciens  descendent  des  Francs  qui  se  vantaient  déjà 
de  mieux  aimer  la  liberté  que  les  autres  tribus  germaniques.  Dans 
les  villes  comme  Strasbourg  et  Mulhouse,  le  mélange  de  sang  étran- 
ger a  sensiblement  altéré  le  type  primitif;  mais  ce  qui  fait  le  carac- 
tère d'un  peuple,  ce  n'est  pas  seulement  la  race,  c'est  aussi  le  milieu; 
aussi  ce  caractère  est-il  à  peu  près  partout  le  même.  Doué  d'un 
gi'and  esprit  d'indépendance,  ne  se  considérant  comme  l'inférieur 
de  personne,  l'Alsacien  a  l'amour  de  la  justice  et  de  l'égalité;  il 
respecte  la  loi  en  tant  qu'elle  consacre  le  droit,  et  l'autorité  en  tant 
qu'elle  ne  couvre  pas  l'arbitraire.  Froid  et  réservé,  il  ne  parle  que 
quand  il  a  quelque  chose  à  dire,  et  n'agit  que  quand  il  a  quelque 
chose  à  faire.  Un  peu  teiTe  à  terre,  il  ne  se  laisse  pas  emporter  par 
son  imagination,  et  son  bon  sens  légèrement  narquois  fait  rapidement 
justice  aussi  bien  des  rodomontades  méridionales  que  des  quintes- 
sences philosophiques  d'outi'e-Bhin.  Les  ouvriers  eux-mêmes  n'onit 
pas  l'esprit  révolutionnaire,  ils  ne  lâchent  pas  facilement  la  proie 
pour  l'ombre  et  ne  se  soucient  pas  déjouer  le  rôle  de  marionnettes 
entre  les  mains  invisibles  qui  tirent  les  ficelles. 

C'est  à  cet  esprit  d'indépendance  et  d'examen  qu'il  faut  attribuer 
en  partie  le  succès  de  la  réforme  en  x\lsace;  mais  ce  succès  n'a  pas 
été  comme  dans  d'autres  provinces  une  cause  de  persécutions.  Les 
catholiques  et  les  protestans  vivent  côte  à  côte  dans  les  meilleurs 
termes,  unis  par  les  mêmes  intérêts,  souvent  par  des  liens  de  famille, 
et  partagent  parfois  le  même  temple  pour  rendre  au  Dieu  de  lumière, 
chacun  à  sa  manière,  les  hommages  qui  lui  sont  dus.  Moins  intime 
est  l'union  avec  les  juifs,  bien  que  ceux-ci  aussi  soient  mêlés  à  la 
vie  commune,  oîi,  sauf  d'honorables  exceptions,  ils  jouent  le  rôle 
d'actifs  et  souvent  peu  scrupuleux  intermédiaires.  A  l'affût  de  toutes 
les  afiaires,  au  courant  de  tous  les  besoins,  ils  s'interposent  dans 
toutes  les  transactions  en  y  prélevant  leur  profit.  Ils  avancent  des 
fonds  au  paysan  qui  veut  s'arrondir,  et  quand ,  après  deux  ou  trais 
renouvellemens  onéreux,  celui-ci  est  dans  l'impossibilité  de  les  rem- 
bourser, ils  le  font  exproprier,  rachètent  la  terre  à  vil  prix  et  la 
revendent  ensuite  le  plus  cher  qu'ils  peuvent.  C'est  à  cette  manière 
de  comprendre  le  crédit  agricole  que  bien  des  fortunes  doivent  leur 
naissance.  La  nature  de  leur  commerce,  qui  spécule  sur  les  mal- 
heurs privés,  les  fait  tenir  en  suspicion,  et  les  expose,  dans  les  mo- 


124  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mens  d'effervescence,  à  des  violences  dont  du  reste  ils  ne  gardent 
pas  rancune.  Ils  laissent  passer  la  bourrasque,  secouent  les  oreilles 
et  recommencent  bientôt  leur  œuvre  ténébreuse. 

Laborieuse  et  énergique,  la  population  de  l'Alsace  a  réussi  à  faire 
de  ce  pays  l'un  des  plus  prospères  du  monde.  Sauf  dans  la  mon- 
tagne, il  n'y  existe  pas  de  fermes  isolées;  les  habitans,  forcés  de 
se  défendre  contre  les  dévastations  des  gens  de  guerre,  se  sont  de 
bonne  heure  groupés  en  hameaux  et  en  villages,  dont  beaucoup 
conservent  encore  les  vieilles  murailles  qui  les  protégeaient  autre- 
fois. Cette   distribution,  nuisible   aux  opérations  agricoles,  n'em- 
pêche pas  cependant  que  la  culture,  surtout  dans  le  Bas-Rhin,  n'y 
soit  très  avancée.  La  propriété  y  est  extrêmement  morcelée,  puisque 
ce  département  ne  compte  pas  moins  de  deux  millions  de  parcelles, 
dont  beaucoup  n'ont  que  quelques  ares  d'étendue;  mais  aucune 
d'elles  n'est  laissée  inculte.  Les  landes  et  les  pâtis,   si  nombreux 
sur  d'autres  points  de  la  France,  ont  complètement  disparu  ;  et  le 
sol,  grâce  au  labeur  des  habitans,  est  porté  à  son  maximum  de  pro- 
duction; aussi  le  prix  des  terres,  comme  celui  des  locations,  y  est-il 
fort  élevé.  Outre  les  céréales,  la  plaine  d'Alsace  produit  des  plantes 
industrielles,  la  garance,  le  pavot,  le  colza,  le  lin,  le  chanvre,  le 
tabac,  le  houblon;  toutes  cultures  qui  sont  très  productives.  Le 
colza  et  le  pavot  rendent  en  moyenne  de  500  à  600  francs  par  hectare, 
le  chanvre  et  le  lin  environ  1,600  francs,  le  houblon  et  le  tabac  (1) 
plus  de  2,000  francs.  Les  produits  animaux  ne  répondent  pas  à  ceux 
de  la  terre.  Le  bétail  est  insuffisant  et  peu  perfectionné;  la  race 
bovine,  qui  compte  300,000  têtes,  est  petite  et  mal  conformée;  la 
race  chevaline  représentée  par  78,000  sujets,  est  sans  aucune  dis- 
tinction; quant  à  la  race  ovine,  elle  ne  dépasse  pas  96,000  têtes,  l'ex- 
trême division  de  la  propriété  faisant  obstacle  à  son  développement. 

L'enquête  agricole,  faite  en  1866  par  MM.  Lefebure  et  Tisserand, 
porte  à  195,000,000  de  francs  le  total  de  la  production  agricole 
de  l'Alsace,  dont  148,000,000  de  francs  pour  les  produits  végétaux 
et  47,000,000  de  francs  pour  les  produits  animaux.  Ces  chiffres 
représentent  un  rendement  brut  de  223  francs  par  hectare,  c'est-à- 
dire  supérieur  au  rendement  moyen  de  l'Angleterre  elle-même,  qui 
n'est  que  de  147  francs.  Bien  que  le  revenu  net  y  soit  moindre 
que  dans  ce  dernier  pays,  à  cause  de  la  main-d'œuvre  qu'entraîne 
le  morcellement  de  la  propriété  et  que  réclame  la  culture  indus- 
trielle, la  situation   prise  dans   son  ensemble  est   préférable  en 

(t)  En  1866,  la  culture  du  tabac  s'étendait  sur  3,629  hectares;  elle  produisait 
8,185,000  kilogrammes  de  feuilles  valant  5,095,000  francs.  Par  suite  de  l'annexion  à 
l'Allemagne  et  de  la  suppression  du  monopole,  la  culture  est  réduite  aujourd'hui  à 
2,400  hectares. 


LA.    SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l' ALSACE.  125 

Alsace,  parce  qu'un  plus  grand  nombre  de  personnes  y  vivent  du 
produit  de  la  terre. 

Quiconque,  dit  M.  Grad,  dans  l'ouvrage  auquel  j'ai  emprunté  la 
plupart  des  chiffres  qui  précèdent,  voudrait  avoir  une  idée  juste  de 
l'exploitation  agricole  de  la  plaine,  devrait  visiter  le  Kochersberg. 
C'est  un  canton  situé  au  nord-ouest  de  Strasbourg,  que  sa  fertilité 
fait  appeler  le  grenier  de  l'Alsace  et  dont  la  population  dépasse 
le  chiffre  de  deux  cents  habitans  par  kilomètre  carré.  Les  villages 
sont  spacieux,  rapprochés  les  uns  des  autres,  réunis  par  des  routes 
bordées  d'arbres  à  fruits.  Les  maisons,  avec  leurs  toits  aigus  ou 
avancés,  avec  leurs  balcons  en  bois  découpé  et  sous  lesquels  se 
déroulent  des  guirlandes  d'épis  de  maïs  ou  de  feuilles  de  tabac, 
avec  leurs  fraîches  peintures  et  leur  aspect  de  propreté,  avec  leurs 
habitans  aux  mœurs  un  peu  rudes,  mais  d'une  constitution  vigou- 
reuse, montrent  tous  les  indices  de  la  prospérité,  de  l'aisance 
et  du  bonheur  domestiques.  Granges  et  étables  s'élèvent  avec  le 
rucher,  le  poulailler,  le  pigeonnier  au  fond  d'une  vaste  cour  ombra- 
gée de  noyers.  Derrière  la  maison  s'étend  le  verger  plein  d'arbres 
à  fruits  et  le  jardin,  où  croissent,  à  côté  des  légumes  ordinaires,  la 
chrysanthème  rouge  ou  jaune,  le  tournesol,  la  rose  trémière,  le 
thym,  le  romarin,  où  la  vigne  couvre  de  ses  pampres  les  murs  expo- 
sés au  soleil.  Dans  les  rues  vaguent  des  troupeaux  d'oies  destinées 
à  la  fabrication  de  ces  pâtés  dont  Strasbourg  avait  jadis  le  monopole, 
et  dont  l'invention  est  due  au  cuisinier  du  maréchal  de  Contades. 

Autant  les  villages  du  Kochersberg,  ajoute  M.  Grad,  sont  spacieux, 
autant  les  bourgs  du  pays  vignoble  sont  étroits  et  resserrés.  Kay- 
sersberg,  Turckheim,  Obernai,  ces  anciennes  villes  impériales,  sont 
étreintes  par  de  hautes  murailles  aujourd'hui  croulantes;  leurs  rues 
étroites  et  tortueuses  sont  bordées  par  des  maisons  sombres,  à 
pignons  pointus  et  avançant  sur  la  voie  publique.  Elles  sont  habi- 
tées par  des  familles  qui  jouissent  presque  toutes  d'une  honnête 
aisance  due  à  la  culture  de  la  vigne.  La  zone  du  pays  vignoble  occupe 
la  lisière  de  coteaux  qui  s'étend  de  Thann  à  Mutzig,  le  long  du  ver- 
sant oriental  de  la  chaîne  des  Vosges  ;  elle  s'élève  quelquefois  dans 
la  montagne,  où  elle  empiète  sur  la  région  des  forêts  et  descend  dans 
la  plaine,  où  elle  dispute  le  terrain  aux  céréales.  Sur  toute  cette 
étendue,  pas  un  coin  de  terre,  pas  une  anfractuosité  apte  à  porter 
un  cep  n'échappe  à  cette  culture,  qui  réclame  des  travaux  inces- 
sans.  Sur  les  515,000  hectares  qui,  les  lorêts  exceptées,  sont  en 
Alsace  livrés  à  l'agriculture,  25,000  hectares  environ  sont  occupés 
par  la  vigne,  et  nulle  part  celle-ci  n'est  plus  belle  ni  mieux  soi- 
gnée. Dans  certaines  parties,  elle  donne  jusqu'à  100  hectolitres  par 
hectare  et  un  revenu  brut  de  1,000  à  1,500  francs  ;  elle  fait  vivre  le 


^26  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

quartdx3  toute  la  pf»pulalion  agricole.  Quelques-uns  des  crus,  sur- 
tout dans  le  Haut-Rhin,  ont  une  réputation  méritée  et  peuvent  sou- 
tenir la  coniparaisoîi  avec  le  tokay  «t  les  meilleurs  vins  du  Rhin. 
C'est  à  conserver  et  à  améliorer  la  qualité  de  leurs  produits  que  les 
vignerons  alsaciens  devraient  s'appliquer  plutôt  qu'à  en  augmenter 
la  quantité,  comme  ils  ont  d'^puis  quelque  temps  tendance  à  le 
faire.  Ils  y  avaient  été  amenés  par  l'espoir  de  soutenir  la  concurrence 
que  leur  faisaient,  avant  l'annexion,  les  vins  du  Midi.  Impuissans 
aujourd'hui  à  lutter  contre  celle  des  eaux-de-vie  frelatées  de  l'Al- 
lemagne du  Nord,  ils  doivent  chercher  à  se  tirer  d'affaire  par  des 
produits  de  qualité  supérieure. 

Dans  la  zone  montagneuse,  le  fond  des  vallées  est  le  plus  sou- 
vent à  l'état  de  prairies,  dont  25,000  hectares  seulement  sont  irri- 
gués. C'est  à  peine  la  sixième  partie  de  ce  (qui  pourrait  l'être,  «i, 
comme  M.  Herzog  l'a  fait  au  lac  Blanc  et  au  lac  Noir,  on  établissait 
des  barrages  pour  emmagasiner  les  eaux  surabondantes  de  l'hiver, 
afin  de  les   utiliser  pendant  l'été  aux  irrigations.  Les  pentes  des 
montagnes  sont  en  général  couvertes  de  forêts  dont  l'étendue  totale 
est  de  295,250  hectares.  Un  tiers  de  celles-ci  occupe  dans  la  plaine 
les  parties  sablonneuses  ou  caillouteuses  impropres  à  toute  culture; 
telles  sont  les  forêts  de  Haguenau  et  de  la  Harth  ;  les  deux  autres 
tiers  sont  en  coteaux  ou  en  montagne.  Sur  les  premiers,  elles  se 
montrent  sous  la  forme  de  taillis  de  chênes  et  de  châtaigniers  ; 
mais,  à  mesure  qu'on  s'élève,  apparaissent  les  hêtres,  les  épicéas 
et  les  sapins  qui  grimpent  jusqu'au  point  où,  la  végétation  arbores- 
cente venant  à  disparaître;,  il  :ne  reste  plus  que  des  bruyères  et 'des 
graminées  sur  les  sommets  arrondis.  Vue  à  vol  d'oiseau,  la  chaîne 
des  Vosges,  sur  ses  deux  versans,  offrirait  aux  regards  un  massif 
de  forêts  de  500,000  hectares  formant  une  mer  de  verdure  au  milieu 
de  laquelle  se  détachent  en  îlots  d'un  vert  moins  sombre  les  pâtu- 
Tages  des  hautes  cimes.  Ces  pâturages,  appelés  clutumes^  dont  l'herbe 
est  exceptionnellement  savoureuse,  sont  fréquentés  pendant  l'été 
par  les  vaches  des  fermes  voisines  qui  produisent  ces  fromages  odo- 
rans  connus  sous  les  noms  de  mumter  et  de  qéromé.  Au  prix  de 
160  francs  Jes  100  kilogrammes  que  se  vendent  ceux-ci,  cliaque 
vache  peut  donner  amiée  moyenne  un  revenu  de  250  ûiancs   à 
300  francs. 

Les  forêts,  autrefois  inaccessibles  faute  de  routes,  ont  acquis  depuis 
quelques  années  une  valeur  considérable,  et  il  n'est  pas  rare  «de 
ïencontrer  des  massifs  de  sapins  et  d'épicéas  qui  valent  jusqu'à 
50,000  francs  par  hectare.  Un  grand  nombre  de  ces  forêts  sont  com- 
"munales  et  contribuent  par  deiurs  produits  à  l'aisance  des  habitans. 
'.Malheureusement  la  grande  densité  de  la  population  a  eu  pour  effet 


LA    SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE  l' ALSACE.  127 

de  pousser  aux  défrichemens  et  de  faire  mettre  en  culture  certaines 
parties  élevées  qu'il  eût  mieux  valu  laisser  à  la  végétation  arbores- 
cente. On  regrette  de  voir  des  fermes  et  même  des  hameaux  dissé- 
minés sur  les  hauteure  et  de  maigres  champs  de  seigle  ou  de 
pommes  de  terre  mordre  la  lisière  inférieure  des  forêts  à  une  alti- 
tude où  celles-ci  seraient  mieux  à  leur  place. 

Si  riche  que  soit  l'agriculture  de  l'Alsace^  elle  serait  impuissante 
à  nourrir  la  population  qui  l'habite,  si  celle-ci  ne  trouvait  dans 
l'industrie  des  élémens  de  subsistance  qui  s'ajoutent  à  ceux  que  la 
terre  peut  lui  procurer. 


M. 


Ce  n'est  pas  sans' surprise  que  le  voyageur,  en  parcourant  l'Alsace, 
rencontre  d'importans  centres  industriels  dans  les  vallées  étroites  et 
retirées^,  éloignées  des  canaux  et  des  chemins  de  fer,  où  le  charbon 
ne  peut  pénétrer  et  d'où  les  produits  fabriqués  ne  peuvent  sortir 
qu'au  prix  de  transports  onéreux.  C'est  là  cependant  que  l'industrie 
alsacienne,  pendant  longtemps  si  prospère  et  si  renommée,  a  pris 
naissance;  c'est  là  que  se  sont  développées  les  manufactures  de 
Wesserling,  de  Massevaux,  de  Guebwiller,  de  Munster,  d'Orbey,  de 
Sainte-Marie-aux-Mines,  de  Schirmeck,  attirées  par  le  bas  prix  de 
la  main  d'œuvre  et  par  la  possibilité  d'utiliser  la  force  motrice  des 
cours  d'eau.  Plus  tard,  lorsque  les  machines  remplacèrent  le  tra- 
vail de  l'homme  et  que,  pour  les  faire  mouvoir  il  fallut  de  grandes 
quantités  de  charbon,  ces  avantages  disparurent;  la  facilité  des 
transports  devint  alors  la  question  capitale,  et  ce  fut  dans  la  plaine 
que  furent  créés  les  nouveaux  établissemens  où  ils  se  groupèrent 
dans  des  centres  comme  Mulhouse,  Golmar,  Cernay,  Bischwiller. 
Ces  localités,  il  est  vrai,  sont  elles-mêmes  éloignées  des  ports  de  mer 
qui  leur  expédient  les  matières  premières,  des  charbonnages  qui 
leur  fournissent  le  combustible,  des  marchés  où  se  consomment  leurs 
produits;  si  cependant  elles  ont  prospéré, cela  tient  donc  bien  plutôt 
aux  aptitudes  industrielles  de  la  population,  maîtres  et  ouvriers, 
qu'aux  avantages  naturels  dont  elles  jouissaient. 

Des  diverses  industries  alsaciennes,  l'industrie  cotonnière  est  de^ 
beaucoup  la  plus  importante,  car  elle  embrasse  toutes  les  opéra- 
tions par  lesquelles  le  coton  brut,  tel  qoj'il  est  expédié' des  pays- 
producteurs,  est  transformé  en  cette  multitude  de  tissus  si  variés 
qui,  soit  à  l'état  pur,  soit  mélangés  de  soie  ou  de  laine,  sont  desti- 
nés à  satisfaire  à  nos  besoins  les  plus  vulgaires'  comme  aux  exi- 
gences du  luxe  le  plus  raffiné.  Elle  comprend  la  filature,  le  tissage. 


128  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  teinture,  l'impression  et  les  multiples  applications  de  chacune  de 
ces  opérations. 

L'industrie  du  coton  en  France  ne  date  que  de  la  seconde  moitié 
du  xvir  siècle.  En  1668,  il  y  fut  importé  du  Levant  par  la  voie  de 
Marseille  220,277  kilogr.  de  coton  en  laine  et  709,783  kilog.  de 
coton  filé;  en  1750,  l'importation  du  coton  en  laine  s'élevait  à 
1,875,000  kilogr.  et  celle  du  coton  filé  à  986,3/i3  kilogr.;  en  1869, 
avant  nos  malheurs,  on  a  importé  pour  331,200,000  francs  de 
coton  en  laine  et  pour  12,800,000  francs  de  coton  filé;  et  exporté 
pour  70,100,000  francs  de  tissus  de  coton.  L'Alsace ,  où  cette 
industrie  ne  s'implanta  que  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  a 
été  pour  beaucoup  dans  ce  prodigieux  développement,  car  elle 
occupait  à  elle  seule,  à  cette  dernière  date,  80,000  ouvriers  avec 
un  matériel  de  1,700,000  broches  à  filer,  40,000  métiers  à  tisser, 
124  machines  pour  l'impression  des  toiles  et  une  force  motrice  de 
18,000  chevaux. 

La  première  opération  à  faire  subir  au  coton  en  laine,  après  le  net- 
toyage et  le  cardage,  est  celle  de  la  filature  ;  elle  a  pour  objet  d'éti- 
rer les  fibres,  comme  le  laminoir  étire  le  métal  en  fusion,  en  leur 
donnant  par  la  torsion  une  grosseur  uniforme  et  la  force  de  résis- 
tance nécessaire.  Autrefois  le  coton,  comme  tous  les  autres  textiles, 
était  filé  à  la  main  ;  mais  l'invention  de  la  Mule-Jenny  par  Arkwright 
en  permettant  l'emploi  de  la  machine,  donna  à  cette  industrie  une 
impulsion  énorme  que  développèrent  les  perfectionnemens  qui  y 
furent  successivement  apportés,  et  que  les  industriels  alsaciens 
s'empressèrent  d'appliquer  aussitôt  leur  apparition.  L'introduction 
de  cette  machine  en  France  ne  fut  pas  cependant  une  petite  affaire, 
car  le  gouvernement  anglais  avait  prohibé  l'exportation  de  ses  métiers 
de  filature  ;  ce  ne  fut  que  peu  à  peu  et  par  pièces  détachées  qu'on 
parvint  à  se  les  procurer,  et  c'est  à  partir  de  1836  seulement  que 
les  constructeurs  français  purent  rivaliser  avec  les  constructeurs 
anglais. 

Pour  se  rendre  compte  des  progrès  réalisés,  il  faut  avoir  vu  fonc- 
tionner ces  métiers  automatiques  qu'un  seul  enfant  suffit  à  con- 
duire et  dont  chaque  broche  représente  le  travail  de  100  fileuses 
au  fuseau.  A  ce  compte,  les  72,000,000  broches  existant  dans  le 
monde  font  le  travail  de  7,200,000,000  ouvrières,  tandis  qu'il  n'y 
en  a  pas  plus  de  800,000  employées  aujourd'hui  à  cette  besogne. 
Ce  n'est  pas  seulement  par  l'accroissement  de  la  production  que  le 
progrès  s'est  manifesté,  c'est  aussi  par  la  qualité  des  produits, 
puisqu'on  est  arrivé  à  obtenir  des  fils  d'une  régularité  parfaite  et 
d'une  ténuité  qu'on  ne  pouvait  obtenir  autrefois  et  qui  servent  à  la 
fabrication  de  ces  mousselines  dont  nos  ancêtres  n'avaient  pas  idée. 


LA    SITUATION    ÉCONOMIQUE    DE   l' ALSACE.  129 

«  Merveilleux  eiïets  des  machines,  dit  avec  raison  M.  Grad,  qui 
deviennent  ainsi  des  instrumens  de  richesse  en  même  temps  que 
d'émancipation.  »  Quand  les  femmes  et  lesenfans  de  nos  vallées  des 
Vosges  filaient  le  coton  à  la  main,  ils  recevaient  un  salaire  de  18  sous 
par  livre  de  filé  :  soit  30  ou  hO  centimes  par  jour.  Aujourd'hui, 
l'ouvrier  fileur  gagne  de  3  fr.  50  à  /i  fr.  50,  les  femmes  de  1  fr.  50 
à  2  fr.  et  les  enfans  1  fr.;  et  ils  jouissent  en  outre  d'un  bien-être 
que  ne  connaissaient  pas  leurs  pères. 

Les  ateliers  bien  tenus,  comme  ceux  de  Logelhach  appartenant  à 
M.  A.  Herzog,  remplissent  en  effet  toutes  les  conditions  de  salubrité 
désirables.  Ils  sont  bâtis  en  rez-de-chaussée,  spacieux,  éclairés  par 
en  haut,  ventilés  et  arrosés  de  façon  qu'il  y  règne  une  température 
uniforme.  Ils  sont  d'une  extrême  propreté,  pourvus  de  vestiaires  et 
de  fontaines  où  les  ouvriers  peuvent  changer  de  vêtemens  et  faire 
leurs  ablutions.  A  la  plupart  d'entre  eux  sont  annexés  des  écoles, 
des  hospices  et  des  institutions  de  prévoyance,  qui  prouvent  la  sol- 
licitude des  patrons  pour  les  besoins  moraux  de  leurs  ouvriers  aussi 
bien  que  pour  leurs  besoins  matériels.  La  plus  ancienne  filature 
d'Alsace  est  celle  de  Wesserling,  qui  fut  fondée  en  1803;  mais  elle 
n'est  pas  la  plus  ancienne  de  France,  car  il  en  existait  à  Amiens 
depuis  1773.  Après  celle  de  Wesserling  s'élevèrent  successivement 
celle  de  Bollwiller  en  180/i  à  M.  Lischy-DoUfus;  en  1805,  celle  de 
Willer  à  M.  Isaac  Kœchlin;  en  1807,  celle  de  Massevaux  à  M.Nicolas 
Kœchlin:  en  1817,  celle  de  Guebwiller  à  M.  Nicolas  Schlumberger 
et  G'e,  en  1818,  celle  de  Logelbach  à  M.  Herzog;  puis  vinrent  celles 
de  Mulhouse,  de  Schirmeck,  etc.  Toutes  ces  filatures  sont  à  la  hau- 
teur des  derniers  progrès  réalisés  et  peuvent  lutter  avec  celles  de 
l'Angleterre  pour  la  perfection  des  produits  et  la  finesse  des  filés. 
Quelques-unes  même  ont  des  spécialités  où  elles  sont  sans  rivales  ; 
c'est  ainsi  que  celle  de  Dornach,  près  de  Mulhouse,  appartenant  à 
la  maison  DoUfus-Mieg,  fabrique  des  fils  à  coudre  connus  du  monde 
entier  sous  le  nom  de  fils  d'Alsace. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  l'ensemble  des  filatures  alsaciennes 
comprenait,  au  moment  de  la  guerre,  1,700,000  broches,  soit  plus 
du  cinquième  des  7,/i00,000  que  possédait  la  France  entière  ; 
et  plus  de  la  moitié  des  3  millions  que  possédait  l'Allemagne.  Ces 
simples  chiffres  suffisent  à  faire  comprendre  la  perturbation  que  le 
déplacement  de  la  ligne  de  douanes,  transportée  du  Rhin  aux 
Vosges,  a  dû  causer  à  la  situation  industrielle  des  deux  pays  en 
rejetant  sur  l'Allemagne  les  produits  qui,  jusqu'alors,  trouvaient 
en  France  leur  écoulement  naturel. 

Le  tissage  est  la  seconde  transformation  que  doit  subir  le  coton 
pour  être  approprié  à  nos  usages.  Il  consiste,  on  le  sait,  à  faire  pas 

TOMB  uv.  —  1882.  9 


130  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ser  un  fil  appelé  trame  à  travers  les  fils  tendus  de  la  chaîne,  qui 
s'entre-croisent  en  se  soulevant  alternativement  par  un  mécanisme 
de  pédales.  Les  couleurs  variées  des  fils  de  la  trame,  le  nombre  et 
la  disposition  de  ceux  de  la  chaîne  constituent  le  dessin.  La  variété 
de  produits  ainsi  obtenus  est  extrême.  Sans  parler  encore  des  tissus 
mélangés  de  coton,  de  laine  et  de  soie,  les  étolTes  de  coton  pur 
varient  à  l'infini  depuis  les  fines  mousselines  pour  rideaux  jusqu'au 
linge  de  table,  depuis  le  simple  calicot  jusqu'aux  magnifiques  toiles 
peintes  à  dix  ou  douze  couleurs  qui  ont  porté  dans  le  monde  entier 
la  réputation  de  Mulhouse. 

Jusqu'à  la  fin  du  xvii^  siècle,  les  tissus  de  coton  employés  en 
Europe  étaient  expédiés  de  l'Inde  soit  blancs,  soit  imprimés,  et  cette 
importation  parut  si  menaçante  aux  fabricans  d'étoffes  de  laine  et  de 
soie  anglais,  qu'ils  obtinrent  du  parlement  le  vote  de  plusieurs  lois 
destinées  à  l'empêcher.  Cette  interdiction  eut  un  effet  contraire  à 
celui  qu'on  en  attendait,  car  elle  stimula  le  génie  inventif  des  Anglais, 
qui  fabriquèrent  bientôt  eux-mêmes  les  étoffes  qu'ils  ne  pouvaient 
tirer  du  dehors.  On  sait  à  quelle  prodigieuse  production  ils  sont  arri- 
vés aujourd'hui.  C'est  en  1762  que  Mathias  Risler  fonda  à  Mulhouse 
le  premier  atelier  de  tissage,  avec  un  certain  nombre  de  métiers. 
Le  coton  employé,  originaire  du  Levant,  était  filé  à  la  main  dans  la 
campagne,  et,  bien  que  les  tissus  obtenus  avec  ces  filés  grossiers  et 
inégaux  fussent  très  imparfaits,  ils  restèrent  au-dessous  des  besoins 
de  la  consommation.  Aussi  le  nombre  des  tissages  ne  tarda-t-il  pas 
à  se  multiplier,  surtout  sous  l'influence  du  régime  prohibitif  établi 
sous  le  premier  empire,  et  qui  eut  pour  effet  d'attirer  en  Alsace  des 
ouvriers  suisses.  Par  l'introduction  des  filatures  mécaniques,  les 
produits  s'améliorèrent  et  bientôt,  à  côté  des  tissus  communs,  on 
arriva  à  en  fabriquer  de  qualité  supérieure.  Aux  métiers  à  la  main 
se  substituèrent  les  métiers  mécaniques,  qui  sont  aujourd'hui  au 
nombre  de  28,875,  occupant  20,000  ouvriers  et  qui,  grâce  au  pro- 
cédé Jacquard,  fabriquent  les  étoffes  les  plus  variées  et  reproduisent 
les  dessins  les  plus  compliqués.  Ils  ont  abaissé  les  prix  dans  des  pro- 
portions considérables  ;  c'est  ainsi  que,  depuis  1828,  le  mètre  de 
calicot  est  tombé  de  3  fr.  75  à  hO  cent,  et  qu'il  en  a  été  de  même  de 
tous  les  autres  tissus.  La  nature  de  ceux-ci  varie  non-seulement  par 
la  finesse  du  fil,  mais  aussi  par  l'apprêt  qu'on  leur  fait  subir  et  par 
le  mode  de  tissage  employé. 

De  ces  diverses  fabrications  la  plus  importante  est  celle  des  toiles 
peintes,  qui  a  fait  la  fortune  de  la  ville  de  Mulhouse.  Ces  toiles, 
qu'on  tirait  autrefois  de  l'Inde  et  de  la  Perse,  étaient  recouvertes 
de  couleurs  appliquées  au  pinceau  et  connues  sous  le  nom  d'in- 
diennes et   de  toiles  de  Perse.  Les  Hollandais  en  importèrent  la 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE    DE  l' ALSACE.  131 

fabrication  en  Europe  au  xvir  siècle,  mais  ce  ne  fut  qu'en  l7/i(i 
que  la  première  maison  fut  fondée  à  Alulhouse  sous  la  raison 
sociale  Kœchlin,  Schinallzer  et  C.  D'autres  ôtablissemens  s'éle- 
vèi^nt  bientôt  à  côté  de  celui-là,  et  cette  industrie  prospéra  à  un  tel 
point,  qu'en  J870  il  y  avait  dans  le  ïlaut-Rliin  18  fabriques  d'im- 
pressions, produisant  pour  50,000,000  francs  de  marchandises, 
employant  8,(511  ouvriers,  1*2A  machines  à  imprimer  au  rouleau, 
9  perrotines  et  l/i,827  mètres  de  iables  pour  l'impression  à  la  main. 
Mulhouse  n'eut  pas  d'ailleurs  le  monopole  de  cette  industrie  ;  d'au- 
tres établissemens  d'impressions  furent  créés  sur  divers  points  de 
la  France,  notamment  à  Jouy,  près  de  Versailles,  où  Oberkampf  en 
fonda  un  au  siècle  dernier  qui  eut  une  grande  réputation.  11  en  existe 
également  dans  d'autres  pays  de  l'Europe;  mais,  de  l'aveu  de  tous  les 
jurys  d'expositions,  c'est  l'Alsace  qui  tient  le  premier  rang  pour  la 
beauté  des  dessins  et  la  perfection  de  la  fabrication. 

L'art  de  la  teinture  et  de  l'impression  consiste  à  fixer  les  matières 
colorantes  sur  les  étoffes  au  moyen  de  l'attraction  moléculaire  exercée 
par  celles-ci  sur  les  premières  ;  et  cette  affinité  variant  suivant  la  nature 
des  unes  et  des  autres,  on  est  obligé  d'employer  des  substances  spé- 
ciales appelées  ntordans  pour  la  déterminer  et  pour  amener  la  fixa- 
tion des  couleurs.  Dans  le  début,  le  nombre  en  était  très  restreint; 
depuis  l'invention  des  couleurs  artificielles  qu'on  tire  de  la  houille, 
la  gamme  des  nuances  s'est  singulièrement  augmentée  et  permet 
de  varier  les  dessins  à  l'infini  ;  on  est  arrivé  à  en  imprimer  soit 
au  moule,  soit  au  rouleau,  qui  portent  jusqu'à  douze  couleurs  diffé- 
rentes et  qui  sont  d'une  exécution  remarquable.  Cette  industrie  de 
l'impression  des  tissus,  autrefois  très  prospère,  est  une  de  celles  qui 
ont  eu  le  plus  à  souffrir  de  l'annexion  de  l'Alsace  à  l'Allemagne.  En 
1878,  le  nombre  des  machines  à  imprimer  était  réduit  à  100  et  celui 
des  ouvriers  employés  à  6,575. 

Une  autre  industrie,  qui  a  été  plus  éprouvée  encore,  est  celle  des 
tissus  mélangés  de  coton,  de  laine  et  de  soie,  dont  le  centre  prin- 
cipal est  Saiute-Marie-aux-Mines.  Cette  petite  ville,  située  au  fond 
d'une  des  vallées  les  plus  pittoresques  de  la  chaîne  des  Vosges, 
avait  acquis  déjà  au  siècle  dernier,  par  l'explohation,  aujourd'hui 
abandonnée,  de  ses  mines  de  plomb  argentifère,  par  ses  fabriques 
de  bas  de  fil  pour  l'armée  et  par  ses  métiers  à  faire  le  drap,  une 
certaine  importance;  en  1755,  Jean-George  Reber  y  fonda  le  pre- 
mier établissement  pour  la  fabrication  des  étoffes  de  coton.  Le  fil 
était  filé  au  fuseau,  puis  teint,  surtout  en  rouge,  par  des  teintu- 
riers qui  étaient  venus  se  fixer  sur  ce  point,  et  enfin  tissé  dans  la 
montagne  par  des  ouvriers  isolés  qui  partageaient  leur  temps 
entre  leur  métier  et  les  travaux  des  champs.  Pendant  longtemps 


132  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  rouge  domina  dans  les  tissus  de  Sainle-Marie-aux-Mines,  aux- 
quels on  donna  le  nom  de  siamoises.  Peu  à  peu  celte  branche  d'in- 
dustrie se  répandit  dans  le  voisinage  ;  les  métiers  à  tisser  se  mul- 
tiplièrent, surtout  lorsque  l'introduction  de  la  filature  mécanique 
permit  de  se  procurer  des  filés  de  toute  qualité.  Au  coton  et  au 
lin  précédemment  employés  vinrent  s'ajouter  la  laine,  la  soie,  le 
poil  de  chèvre,  dont  les  divers  mélanges  fournirent  les  tissus  les 
plus  variés;  aux  anciennes  siamoises  succédèrent  les  guirigamps, 
les  madras,  les  mérinos,  les  satins  de  Chine,  les  écossais,  les 
damas,  etc.,  qui,  pendant  de  longues  années,  ont  fait  de  Sainte- 
Marie-aux-Mines  un  centre  industriel  des  plus  actifs.  C'était  aussi 
un  de  ceux  où  la  population  laborieuse  était  le  moins  exposée  aux 
souffrances  des  chômages,  par  suite  de  l'habitude  qui  s'était  con- 
servée de  faire  travailler  les  ouvriers  à  domicile. 

La  plupart  des  habitans  de  la  montagne  possèdent  chez  eux  un 
ou  plusieurs  métiers  à  tisser  sur  lesquels  les  divers  membres  de  la 
famille  trouvent  à  s'occuper  pendant  l'hiver  et  dans  les  momens  où 
les  travaux  de  la  campagne  leur  laissent  quelque  répit.  Le  coton  est 
livré  en  chaîne  par  le  fabricant,  auquel  le  tisserand  le  rapporte  en 
pièces.  Ouvriers  et  fabricans  ont  longtemps  trouvé  leur  avantage  à 
cette  organisation  ;  les  premiers,  parce  que  le  tissage  n'était  pour 
eux  qu'un  accessoire  et  un  moyen  d'utiliser  leurs  momens  perdus, 
les  autres  parce  qu'ils  économisaient  le  capital  engagé  dans  les 
ateliers  et  n'avaient  pas  à  se  préoccuper  des  chômages  qui  pou- 
vaient survenir.  Mais,  à  mesure  que  les  communications  se  multi- 
plièrent et  qu'on  prit  l'habitude  de  travailler  sur  commande  à  délais 
fixes,  il  fallut  apporter  plus  de  régularité  dans  la  fabrication.  On 
dut  se  résoudre  à  créer  des  ateliers,  mais  on  évita  de  les  concentrer 
dans  la  ville  et  on  leur  conserva  un  certain  caractère  rural  en  les 
éparpillant  dans  les  vallées,  de  façon  à  permettre  aux  ouvriers  d'y 
venir  travailler  sans  s'éloigner  de  leurs  habitations  et  sans  aban- 
donner tout  à  fait  leurs  occupations  agricoles.  La  plupart  de  ces 
ateliers  sont  encore  pourvus  de  métiers  à  bras,  ce  qui  leur  consti- 
tue une  infériorité  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  des  métiers  mécani- 
ques. C'est  une  des  causes  de  la  soufirance  de  ce  centre  industriel, 
mais  ce  n'est  pas  la  seule  :  la  principale  est  dans  le  changement 
qui  s'est  produit  dans  les  conditions  économiques  par  le  fait  de  l'an- 
nexion, qui  lui  a  fermé  le  marché  en  vue  duquel  ses  produits  étaient 
fabriqués  sans  lui  en  ouvrir  un  autre  où  il  pût  les  écouler.  Des 
15,000  ouvriers  qui,  avant  1870,  étaient  occupés  à  leurs  métiers  à 
bras,  il  en  reste  aujourd'hui  à  peine  10,000  ;  encore  parmi  ces 
derniers,  ceux  qui  travaillent  à  domicile  chôment-ils  pendant  la  plus 
grande  partie  de  l'année.  Quant  aux  métiers  mécaniques,  plus  de 


LA    SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE  L  ALSACE.  133 

1,200  ont  déjà  cessé  de  battre,  en  attendant  que  le  silence  se  fasse 
dans  toute  la  région. 

L'industrie  du  tissage  et  de  la  filature  de  laine,  disséminée  un 
peu  partout,  à  Guebvviller,  à  Mulhouse,  à  Bischwiller,  etc.,  est 
dans  le  même  état  précaire.  Au  moment  de  l'annexion,  plus  de 
7,000  ouvriers  y  étaient  employés  et  produisaient  pour  ZiO, 000, 000  fr. 
de  tissus;  aujourd'hui  les  laines  filées,  comme  les  laines  cardées, 
ne  représentent  pas  plus  de  la  moitié  de  ce  chiffre.  Bischwiller,  qui 
était  le  centre  de  la  fabrication  drapière,  autrefois  si  gaie  et  si  ani- 
mée, est  maintenant  morne  et  silencieuse.  Partout,  dit  M.  Grad, 
des  maisons  vides,  des  volets  fermés,  des  cheminées  éteintes,  par- 
tout le  travail  ralenti  ou  arrêté.  La  population  décroît,  et  la  pr  opriété 
est  tombée  à  vil  prix.  Un  tiers  des  habitans  a  quitté  la  localité  ;  de 
11,500  en  1870,  il  en  restait  7,100  en  187Zi  ;  le  chiffre  des  nais- 
sances est  descendu  de  liQ9  à  287  et  celui  des  mariages  de  86  à  54. 
Le  nombre  des  chefs  d'établissement  est  réduit  de  96  à  21,  celui  des 
ouvriers  de  5,000  à  1,800  et  le  chiffre  des  affaires  de  20  millions  à 
h  millions  de  francs. 

Autour  de  l'industrie  des  tissus  se  sont  groupées  comme  annexes 
toutes  celles  qui  en  dépendent,  ou  dont  elle  dépend  elle-même  plus 
ou  moins,  telles  que  la  fabrication  des  produits  chimiques  et  la 
construction  des  machines.  La  plus  ancienne  fabrique  de  produits 
chimiques  de  l'Alsace,  en  même  temps  que  la  plus  importante,  est 
celle  de  Thann,  fondée  en  1807  par  Charles  Kestner,  et  dont  le  chef 
actuel  est  M.  Scheurer-Kestner,  membre  du  sénat  français.  Grâce 
à  l'habileté  de  la  direction  et  à  la  bonne  installation  des  appareils 
employés,  ses  produits  jouissent  d'une  excellente  réputation  et  sont 
appréciés  pour  leur  pureté  et  la  constance  de  leur  titre.  C'est  l'acide 
sulfurique  qui  en  forme  l'article  principal,  puis  viennent  l'acide 
chlorhydrique,  l'acide  acétique,  les  sels  de  soude,  de  plomb,  de 
cuivre  et  de  fer,  le  chlorure  de  cuivre  et  le  chlorate  d'ammoniaque. 
Année  moyenne,  la  fabrique  de  Thann  emploie  ÙOO  ouvriers  et 
livre  au  commerce  10,000  tonnes  de  produits  chimiques  d'une 
valeur  de  3  millions  de  francs.  Une  partie  de  ces  produits  trouve 
encore  à  s'écouler  vers  le  marché  français. 

A  Bouxwiller,  dans  le  Bas-Bhin,  il  existe  un  établissement  pro- 
duisant du  vitriol  et  de  l'alun  ammoniacal  pour  environ  2  millions 
de  francs  par  an  ;  à  Lobsann  et  à  Pechelbronn  sont  des  mines  de 
pétrole;  enfin,  à  Mulhouse,  plusieurs  maisons  s'occupent  de  la 
fabricaiion  des  couleurs  pour  les  manufactures  d'impressions. 
L'amidon,  la  glucose,  les  gommes  artificielles,  constituent  une  autre 
classe  des  industries  chimiques  dont  l'importance  qui,  avant  1870, 
était  de  13  millions  de  kilogrammes,  se  trouve  aujourd'hui  réduite 
à  7,500,000  kilogrammes. 


ISA  BEVUE   DES   DEITX  MONDES* 

La  métallurgie  et  la  fabrication  des  machines  pg  sont  développées 
en  Alsace  parallèlement  aux  industries  textiles.  Depuis  les  ressorts 
délicats  de  nos  montres,  dit  M.  Grad,  jusqu'aux  machines  à  vapeur 
les  plus  puissantes  et  au  matériel  des  chemins  de  for,  il  n'y  a  point 
de  mécanisme  ni  d'instrument  que  les  constructeurs  du  pays  ne 
soient  en  état  de  livrer.  Nous  trouvons  sur  notre  sol  le  fer  et  le 
cuivre,  le  plomb  et  l'argent,  l'or  même  que  le  Rhin  roule  dans  ses 
flots  mélangé  avec  le  sable.  Mais  de  tous  ces  métaux,  le  plus  pré- 
cieux est  le  fer,  dont  la  fabrication  se  trouve  localisée  à  Nieder- 
bronn,  dans  l'établissement  de  MM.  de  Dietrich  et  G'".  Get  établisse- 
ment, fondé  en  1685,  comprend  six  usines  disséminées  dans  diverses 
communes  et  embrassant  toutes  les  branches  de  la  métallurgie  dn 
fer,  depuis  l'exploitation  des  mines  jusqu'à  la  construction  des  ma- 
chines. Il  fabrique  annuellement  6,000  tonnes  de  fontes  moulées  de 
toute  espèce,  7.200  tonnes  de  fer  et  2,500  tonnes  d'aciers  cor- 
royés, d'acier  Ressemer  et  d'acier  fondu  au  creuset.  L'atelier  de 
construction  fabrique  surtout  des  wagons  de  chemins  de  fer  et  des 
roues  de  locomotives. 

Un  autre  établissement  de  constructions  est  celui  de  Grafensta- 
den,  près  de  Strasbourg.  Fondé  en  1838,  il  s'adonna  d'abord  à  la 
fabrication  des  bascules  et  des  crics;  plus  tard,  il  entreprit  celle 
des  machines-outils,  puis  celle  des  v^^agons  de  chemins  de  fer  et 
des  locomotives.  A  la  suite  de  l'annexion,  cet  établissement  s'est 
fusionné  avec  la  maison  André  Kœchlin  et  G'*,  de  Mulhouse,  pour 
former  avec  elle,  au  capital  de  12,000,000  francs,  la  Société 
alsarienne  des  constructions  mécaniques,  pour  le  matériel  des  che- 
mins de  fer  et  les  machines  des  industries  textiles.  Le  chiffre  d'af- 
faires de  cette  société  s'élève  à  13,400,000  francs  par  an.  Les 
ouvriers  de  ces  ateliers,  surtout  ceux  de  Grafenstaden,  sont  répu- 
tés pour  leur  moralité  et  l'excellence  de  leurs  rapports  avec  les 
patrons.  Propriétaires  pour  la  plupart  d'un  petit  terrain,  ils  n'ont 
jamais  fait  de  grève  et  se  montrent  reconnaissans  de  tout  ce  qu'on 
a  fait  pour  améliorer  leur  sort.  Pendant  la  guerre,  alors  q"e  l'ar- 
mée allemande,  investissant  Strasbourg,  donnait  à  cette  ville  des 
preuves  de  son  amour  en  bombardant  la  cathédrale,  en  détruisant 
des  quartiers  entiers,  en  brûlant  sa  bibliothèque,  l'usine  ne  pouvant 
payer  ses  ouvriers,  ceux-ci  offrirent  au  directeur  leurs  propres  éco- 
nomies pour  le  tirer  d'embarras.  Cette  usine  est  en  outre  une  école 
d'apprentissage  où  de  nombreux  jeunes  gens  viennent  se  mettre  au 
courant  du  métier  de  mécanicien  et  trouvent  ensuite  de  l'occupation 
soit  en  Alsace,  soit  au  dehors. 

Lne  autre  branche  d'industrie  qui  a  pris  en  Alsace  une  place 
très  honorable  est  celle  de  la  fabrication  du  papier.  Ce  sont  les 
Arabes  qui  imaginèrent  de  faire  du  papier  avec  des  chiffons.  Dès  le 


LA    SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l' ALSACE.  13  & 

XIV*  siècle,  il  y  en  eut  des  fabriques  à  Essonne  et  à  Troyes.  En 
Alsace,  la  première  fut  fondée  en  1700,  à  Roppentzvviller,  près  de 
Ferreite;  plus  tard,  il  s'en  établit  une  autre  à  Turckheim.  Il  y  a 
aujourd'hui  cinq  établissemens  fabriquant  le  papier  à  la  machine  et 
quelques  autres  à  la  main,  produisant  ensemble  annuellement  envi- 
ron 5  millions  de  kilogrammes.  Le  plus  important  est  celui  de  M .  Zuber 
Rieder  et  C'%  à  l'île  Napoléon,  sur  le  canal  du  Rhône  au  Rhin,  à 
û  kilomètres  de  Mulhouse.  Il  emploie  320  ouvriers ,  produit 
1,800,000  kilogrammes  de  papiers  pour  tous  les  usages  :  i)apiei 
à  lettre,  papier  à  écrire,  papier  pour  registres,  papiers  à  imprimer, 
papiers  peints,  etc.  Ces  derniers  comprennent  toutes  les  qualités 
depuis /lO  cent,  jusqu'à  25  francs  le  rouleau.  Les  qualités  supérieures 
sont  imprimées  à  la  planche,  les  autres  à  la  machine.  11  s'en  vend 
pour  1  million  par  an.  Les  matières  employées  à  la  fabrication  du 
papier,  outre  les  chiffons,  sont  la  paille  et  le  bois,  qu'on  défibre  au. 
moyen  de  machines  et  dont  on  fait  une  pâte  qu'on  mélange  avec 
celle  du  chiffon.  La  pâte  à  papier  comprimée  est  elle-même  employée 
dans  une  foule  d'industries,  où  elle  remplace  le  bois  ;  on  en  fait 
entre  autres  des  membres  artificiels,  des  objets  vernis,  des  jouets, 
des  panneaux,  etc. 

L'industrie  du  cuir  est  également  très  importante,  puisqu'elle 
fabriquait,  en  1870,  pour  12,000,000  francs  de  marchandises 
diverses.  La  plus  forte  tannerie  est  celle  du  Wacken,  près  de  Stras- 
bourg, qui  occupe  200  ouvriers,  travaille  !ili,000  peaux  et  produit 
680,000  kilogrammes  de  cuir  valant  2,850,000  francs.  Les  peaux, 
qu'elles  proviennent  des  animaux  indigènes  ou  qu'elles  soient  expé- 
diées sèches  de  l'Amérique  et  de  l'Inde,  sont  d'abord  trempées, 
puis  épilées  par  l'immersion  dans  de  l'eau  de  chaux  et  de  soude. 
Elles  sont  ensuite  placées  dans  des  fosses  et  séparées  les  unes  des 
autres  par  des  couches  de  tan,  dont  l'acide,  se  combinant  avec  les 
substances  animales,  forme  un  composé  imputrescible  qui  constitue 
le  cuir.  Il  faut  six  mois  pour  tanner  une  peau  de  veau  et  dix-huit 
pour  une  peau  de  bœuf,  malgré  les  divers  procédés  qu'on  a  cher- 
ché à  employer  sans  succès  pour  abréger  ces  dé'ais.  Les  cuirs  sont 
ensuite  séchés  et  martelés,  puis  lustrés  ou  vernis  avant  d'être  livrés 
au  commerce  ou  aux  industries  qui  les  transforment  suivant  les 
besoins  auxquels  ils  doivent  satisfaire. 

Il  n'existe,  en  Alsace,  qu'une  seule  verrerie  peu  importante,  à 
Wildenstein,  et  quelques  fabriques  de  poteries,  de  grès  et  de  poêles 
de  faïence.  Enfin,  pour  ne  rien  omettre,  nous  devons  mentionner 
une  production  alimentaire  qui  a  un  véritable  caractère  industriel, 
cellede  la  bière,  dont  l'importance  annuelle  est  évaluée  à  800, 000  hec- 
tolitres d'une  valeur  de  20,000,000   francs  et  dont  il  s'exporte 


136  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

250,000  hectolitres.  La  production  de  la  bière  varie  d'ailleurs  en 
raison  inverse  de  la  recolle  du  vin.  Elle  diminue  quand  cette  der- 
nière est  abondante  et  réciproquement. 

L'Alsace  compte  2,661  moteurs  à  vapeur  d'une  force  nominale 
de  26,930  chevaux  et  brûlant,  non  compris  la  consommation  des 
chemins  de  fer,  /i00,000  tonnes  de  houille.  11  faut  y  ajouter  les 
moteurs  hydrauliques,  qui  représentent  une  force  de  22,3ZiO  che- 
vaux. A  ce  propos,  il  convient  de  mentionner  les  travaux, dont  nous 
avons  déjà  dit  un  mot,  que  M.  A.  Herzog,  l'un  des  industriels  les 
plus  entreprenans  de  l'Alsace,  a  fait  exécuter  pour  l'emmagasine- 
ment,  au  moyen  de  barrages,  des  eaux  dans  le  lac  Blanc  et  le  lac 
Noir,  au  haut  de  la  vallée  d'Orbey.  Ces  lacs  peuvent  ainsi  fournir 
une  réserve,  en  sus  de  leur  volume  normal,  de  3,000,000  mètres 
cubes  d'eau  susceptibles  d'être  utilisés  à  irriguer  les  prairies  de  la 
vallée  et  de  produire  une  force  motrice  permanente  de  8,000  che- 
vaux. M.  Herzog  a  demandé  à  M.  Grad  lui-même  d'étudier  un  sys- 
tème complet  de  retenues  d'eau  dans  les  diverses  vallées  des  Vosges, 
afin  de  tirer  parti  de  la  force  aujourd'hui  perdue  des  torrens  qui 
s'écoulent  des  montagnes  (1). 

Tel  est,  esquissé  à  grands  traits,  le  tableau  des  industries  de  l'Al- 
sace. Il  n'est  pas  de  contrée  qui,  sur  un  territoire  aussi  restreint, 
en  renferme  d'aussi  variées  et  présentant  à  toutes  les  activités  plus 
de  moyens  de  se  développer.  Il  n'en  est  pas  surtout  où  l'initia- 
tive des  individus  ait  montré  plus  de  puissance,  oià  patrons  et  ouvriers 
aient  vécu  côte  à  côte  dans  de  meilleurs  termes,  collaborant  les  uns 
et  les  autres  à  la  même  œuvre ,  celle  de  l'accroissement  de  la 
richesse  publique  et  du  bien-être  de  tous.  C'est  ce  qui  va  ressortir 
avec  plus  d'évidence  encore  des  pages  suivantes. 

IIL 

Parmi  les  diverses  causes  qui  ont  contribué  à  la  prospérité  de 
l'industrie  alsacienne,  il  en  est  une  qui  prime  toutes  les  autres, 
c'est  celle  de  l'institution  de  la  Société  industrielle  de  Mulhouse. 
Cette  société,  comme  nous  l'apprend  M.  Grad,  fut  fondée  en  1825 
par  les  fabricans  de  cette  ville,  qui  sentirent  de  bonne  heure  l'uti- 
lité de  la  science  pour  faire  progresser  l'industrie  et  qui  comprirent 
la  nécessité  de  se  grouper  pour  discuter  en  commun  les  moyens  de 

(1)  La  partie  de  la  Lorraine  qui  a  subi  le  même  sort  que  l'Alsace  est,  au  point  de 
vue  industriel,  à  peu  près  dans  la  même  situation  que  celle-ci.  Elle  renferme  d'im- 
portans  établissemens  métallurgiques,  des  fabriques  de  faïences,  des  salines,  etc. 
Nous  n'en  parlons  pas,  pour  ne  pas  sortir  du  cadre  que  nous  noua  sommes  (racé. 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l' ALSACE.  137 

développer  leurs  entreprises.  Les  débuts  en  furent  modestes,  car 
les  membres,  la  plupart  dépourvus  d'instruction  classique,  ne  cher- 
chaient qu'à  s'instruire  réciproquement  en  se  faisant  part  de  leurs 
travaux  et  de  leurs  essais.  Peu  à  peu  cependant  la  société  s'attacha 
des  savans,  créa  une  bibliothèque,  multiplia  les  expériences,  réunit 
des  collections,  publia  un  bulletin,  encouragea  les  inventions,  s'oc- 
cupa d'améliorer  le  sort  des  ouvriers  et  acquit  rapidement  une 
grande  autorité.  Chaque  sociétaire  paie  50  francs  par  an.  A  ces  coti- 
sations s'ajoutent  des  souscriptions  fréquentes,  des  dons  et  des  legs 
s' élevant  à  plusieurs  centaines  de  mille  francs. Xa  société  comptait, 
en  1876,^98  membres  ordinaires  et  126  correspondans  ;  ses  recettes 
courantes  étaient  de  38,600  francs  et  ses  dépenses  de  29,258  francs. 
L'esprit  le  plus  large  anime  tous  les  membres  qui,  malgré  des  diver- 
gences d'opinion,  malgré  les  désastres  de  la  patrie,  ont  toujours  fait 
passer  l'intérêt  de  la  science  et  de  l'institution  avant  leurs  préfé- 
rences personnelles.  Énumérer  les  principales  questions  que  cette 
société  a  mises  à  l'étude,  c'est  passer  en  revue  l'industrie  tout 
entière;  c'est  ainsi  qu'elle  s'est  occupée  des  matières  colorantes  pour 
l'impression  des  étoffes;  des  moyens  de  diminuer  le  prix  de  la  force 
motrice,  de  perfectionner  les  machines  à  vapeur  et  de  prévenir  les 
accidens  ;  de  la  combustion  des  houilles,  des  découvertes  de  M.  Hirn 
sur  l'équivalent  mécanique  de  la  chaleur,  des  peigneuses  pour  la 
filature  du  coton  et  de  la  laine,  de  l'invention  d'une  locomotive  de 
montagne ,  de  la  création  d'écoles  spéciales  pour  la  filature  et  le 
tissage,  pour  la  chimie  et  le  dessin;  du  perfectionnement  de  l'in- 
dustrie du  papier,  de  la  législation  des  brevets  d'invention,  de  la 
protection  des  marques  de  fabrique,  de  la  limitation  du  travail  des 
enfans  dans  les  manufactures,  de  la  réforme  des  logemens  d'ou- 
vriers, des  institutions  de  secours  et  de  prévoyance,  de  la  statis- 
tique générale  du  Haut-Rhin,  etc. 

Une  des  plus  graves  préoccupations  de  la  Société  industrielle  a  été 
la  fondation  d'écoles  techniques  de  dessin,  de  filature,  de  tissage, 
de  chimie  et  de  commerce,  d'une  école  professionnelle  et  d'une 
école  supérieure  des  sciences  ap[)liquées.  Toutes  ces  institutions 
sont  destinées  à  former  des  sujets  connaissant  non-seulement  leur 
métier,  mais  aussi  les  notions  théoriques  sur  lesquelles  reposent  les 
opérations  qu'ils  seront  appelés  à  exécuter.  Précisément  parce  qu'ils 
sont  très  pratiques,  les  fabricans  de  Mulhouse  pensent  que,  pour 
savoir  ce  qu'on  dit  quand  on  parle  et  ce  qu'on  fait  quand  on  agit,  la 
théorie  est  indispensable.  L'école  de  dessin  a  été  fondée  en  1828, 
elle  compte  environ  300  élèves,  dont  beaucoup  deviendront  de 
véritables  artistes,  et  a  puissamment  contribué  à  développer  le  bon 
goût  et  la  perfection  des  dessins  qui  caractérisent  la  fabrication  de 


138  HE  VUE   DES   DEUX   MONDES, 

Mulhoiifio.  Un  musée  industriel  y  est  annexé;  il  renfernne  la  collec- 
tion fies  échantillons  et  des  modèles  de  tous  les  articles  exécutés 
par  les  fahricpies  d'impression,  et  dans  lequel  les  dessinateurs  peu- 
vent hIIgp  puiser  des  inspirations  pour  leurs  compositions  nouvelles. 
Au  moyen  de  souscriptions,  le  comiié  des  beaux-arts  achète  aux 
diverses  expositions  des  œuvres  dont  il  enrichit  le  musée  de  Mul- 
house, qui  devient  ainsi  un  centre  artistique  où  le  goût  s'épure  et 
se  perfectionne. 

L'école  de  chimie  ne  rend  pas  moins  de  services  ;  d'abord  simple 
laboratoire  de  l'école  professionnelle,  elle  est  devenue  en  1867  un 
établissement  indépendant  dont  l'installation  et  le  matériel  ne  lais- 
sent rien  à  désirer.  Les  élèves  n'y  sont  admis  qu'à  dix-huit  ans, 
après  un  examen  constatant  qu'ils  ont  déjà  des  notions  de  chimie 
assez  étendues;  après  deux  ans  d'études  dans  lesquels  on  leur 
enseiûjne  l'application  de  la  chimie  aux  arts  industriels,  ils  devien- 
nent aptes  à  diriger  les  opérations  de  l'impression  des  étoffes,  de  la 
fabrication  des  produits  chimiques,  du  papier,  de  la  verrerie,  etc., 
Les  écoles  de  tissage  et  de  filature,  fondées  en  1861  et  18<i5,  ren- 
dent des  services  du  même  genre  en  mettant  les  jeunes  gens  au 
courant  de  tous  les  procédés  de  la  fabrication  des  tissus. 

Peu  de  temps  après  l'ouverture  de  ces  établissemens,  en  1866, 
deux  membres  de  la  Société  industrielle,  MM.  Siegfried  frères,  con- 
sacrèrent une  somme  de  100,000  francs  à  la  fondation  d'une  école 
de  commerce,  la  seule  qui  manquât  encore  à  l'ensemble  de  l'ensei- 
gnement technique  de  Mulhouse.  Cette  école  était  en  pleine  pro- 
spérité quand  éclata  la  guerre  néfaste  dont  l'annexion  de  l'Alsace  à 
l'Allemagne  fut  la  douloureuse  conséquence.  Les  professeurs,  expul- 
sés par  les  Prussiens,  furent  appelés  à  Lyon,  oii  un  groupe  de  négo- 
cians  venait  de  fonder  une  école  sur  le  modèle  de  celle  de  Mulhouse, 
pendant  que  les  fondateurs  de  celle-ci,  MM.  Siegfried,  renouve- 
laient au  Havre,  oii  ils  avaient  émigré,  le  don  généreux  qui  permit 
à  cette  ville  d'avoir  aussi  une  institution  du  même  genre. 

Par  leur  simple  initiative,  sans  faire  appel  ni  à  l'autorité  ni  à  la 
caisse  du  gouvernement,  les  fabricans  de  Mulhouse  ont  donc  réussi 
à  créer  un  foyer  d'instruction  professionnelle  qui  a  répandu  ses 
rayons  bienfaisans  sur  l'Alsace  entière  et  assuré,  dans  la  mesure 
du  possible,  la  prospérité  de  ce  beau  territoire.  Cette  initiative, 
inspirée  par  l'amour  du  bien,  s'est  manifestée  avec  une  puissance 
et  des  résultats  plus  remarquables  encore  dans  l'étude  des  ques- 
tions qui  touchent  au  bien-être  de  la  classe  laborieuse. 

La  population  ouvrière  de  l'Alsace,  d'apiès  un  recensement  fait  en 
1875,  se  monte,  en  dehors  de  l'agriculture,  à  177,320  individus  des 
ô&M  «exes,  dont  90,6S3  fréquentent  des  ateliers  occupant  plus  de 


LA   SITUATION   ÉCONOMI(,>UE   DE   L  ALSACE.  Iâ9 

5  personnes  à  la  fois.  Cette  population  comprend  deux  élémens,  l'élé- 
ment sédentaire  et  l'éléiueut  nomade,  ce  dernier  domini;  surtout  dans 
les  grands  centres  comme  Mulhouse,  où  la  perspective  de  salaires 
élevés  attire  les  déclassés  de  tous  les  pays.  Cet  afflux  d'étrangers^ 
quoique  favorable  au  travail,  exerce  cependant  un  lâclieux  tlïet  sur 
la  moralité  générale,  ainsi  que  le  prouve  l'accroissement  des  nais- 
sances illégitimes  sur  les  points  où  il  se  manifeste.  Les  grands 
centres  de  population  et  les  ateliers  où  les  sexes  sont  mélangés 
offrent  pour  les  femmes  plus  d'occasion  de  chute  que  les  groupes 
épars  et  les  ateliers  de  famille.  Au  point  de  vue  sanitaire  cependant, 
le  séjour  de  l'atelier  est  moins  nuisible  qu'on  ne  se  l'imagine.  Les 
perfectionnemens  qu'on  a  introduits  dans  l'outillage  et  l'installation 
des  usines  eu  ont  écarté  aujourd'hui  presque  toutes  les  causes  d'in- 
salubrité, et  l'on  ne  constate  pas  que  la  mortalité  y  soit  plus  grande 
qu'ailleurs. 

Moins  flottante  que  dans  les  villes,  la  population  des  vallées  se 
distingue  par  des  mœurs  plus  fermes.  Beaucoup  d'ouvriers,  déjà 
propriétaires  d'une  maison  ou  d'un  champ,  s'eflbrcent  d'accroître 
leur  capital  par  leurs  économies,  s'attachent  à  l'établissement  dans 
lequel  ils  travaillent  et  se  montrent  peu  accessibles  aux  excitations 
du  dehors.  Honnêtes,  laborieux  et  paisibles,  ils  out  des  aptitudes 
industrielles  et  des  qualités  morales  qu'on  rencontre  rarement  au 
même  degré  dans  d'autres  régions. 

En  Alsace,  comme  ailleurs,  la  prospérité  industrielle  a  été  accom- 
pagnée d'un  développement  du  paupérisme,  mais,  ainsi  que  le  fait 
remarquer  avec  juste  raison  M.  Grad,  ce  n'est  pas  l'industrie  qui  est 
la  cause  première  de  la  misère  ;  elle  ne  lait  que  la  mettre  en  lumière. 
Dès  qu'une  fabrique  s'ouvre,  tous  les  malheureux  disséminés  dans 
les  campagnes  s'y  précipitent,  espérant  y  trouver  l'aubaine  d'uu  plus 
fort  salaire.  Le  mal  inaperçu  jusqu'alors  saute  aux  yeux,  bien  que  la 
fabrique  en  soit  elle-même  innocente.  Mais  précisément  parce  qu'on 
le  voit,  il  devient  plus  facile  à  guérir.  La  plupart  des  institutions 
créées  pour  le  combattre  sont  dues  au  patronage  des  chefs  d'indus- 
trie et  non  à  l'initiative  des  ouvriers.  Ceux-ci,  comme  les  enfans, 
sont  peu  disposés  a  la  prévoyance,  ils  ne  voient  d'amélioration  pos 
sible  à  leur  sort  que  dans  l'augmentation  des  salaires,  et  ce  n'est 
jamais  en  vue  de  l'épargne  qu'ils  la  demandent.  Ils  n'oiit  pas  l'esprit 
assez  cultivé  pour  songer  au  lendemain,  pour  se  mettre  en  mesure 
de  pareraux  besoins  delà  vieillesse,  pour  se  précautionner  contre  leg 
chômages  de  la  maladie  et  pour  comprendre  la  puissance  des  petites 
économies  accumulées  jour  par  jour.  Ces  diverses  insliiuiions  com- 
prennent d'abord  les  salles  d'asile  et  les  écoles  où  les  enfans  pauvres 
sont  admis  gratuitement;  puis  les  cours  d'adultes,  les  cercles  et  les 


lllQ  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bibliothèques  qu'un  grand  nombre  d'industriels  ont  annexés  à  leurs 
usines,  qui  permettent  à  ceux  qui  n'ont  qu'une  instruction  insuffi- 
sante de  la  compléter  et  qui  font  au  cabaret  une  concurrence  sou- 
vent heureuse;  enfin  les  sociétés  de  secours  mutuels  et  les  caisses 
de  retraite. 

L'idée  de  l'association  pour  l'assistance  mutuelle  en  cas  de  mala- 
die s'est  présentée  de  bonne  heure  ;  elle  a  donné  naissance  à  des 
sociétés  organisées  soit  par  établissement,  soit  par  corps  de  métier, 
dont  l'objet  est  d'assurer  au  participant  les  soins  du  médecin,  les 
remèdes  et  un  secours  en  argent  en  cas  de  maladie;  elles  pour- 
voient aux  frais  d'inhumation,  viennent  en  aide  aux  femmes  en 
couches  et  parfois  assurent  aux  membres  des  pensions  de  retraite. 
Elles  ont  leurs  règlemens  spéciaux,  leurs  conseils  d'administration, 
leurs  cotisations  variables.  Les  unes  sont  facultatives,  les  autres 
sont  obligatoires  pour  tous  les  ouvriers  d'une  même  fabrique,  sur- 
tout quand  les  patrons  y  contribuent,  ce  qui  est  le  cas  le  plus  ordi- 
naire, car,  abandonnés  à  leurs  propres  ressources,  les  ouvriers 
réussissent  rarement  à  faire  œuvre  durable. 

On  se  rappelle  le  bruit  qui  s'est  fait,  il  y  a  tantôt  vingt  ans, 
autour  de  la  question  des  banques  populaires  imaginées  par  Schultze- 
Delitsch  et  des  sociétés  coopératives  au  moyen  desquelles  on  vou- 
lait transformer  l'ouvrier  en  patron.  L'Alsace  n'a  pas  échappé  à  la 
conta<yion  de  ces  rêves  humanitaires  ;  mais  ces  tentatives  n'y  ont 
pas  eu  plus  de  succès  qu'ailleurs.  Presque  partout  elles  ont  pitoya- 
blement échoué,  parce  que  la  conception  repose  sur  une  erreur 
économique,  la  suppression  des  intermédiaires  dans  le  commerce 
et  des  entrepreneurs  dans  la  production.  Or,  intermédiaires  et 
entrepreneurs  ont  leur  raison  d'être  et  ne  sont  pas  des  parasites, 
comme  on  se  plaît  à  le  dire.  Ils  rendent  des  services  qu'il  faut  bien 
leur  payer,  si  onéreux  qu'ils  paraissent,  parce  qu'on  ne  peut  pas  s'en 
passer.  Certaines  sociétés  de  consommation,  quand  elles  ont  eu  à 
leur  tête  des  hommes  honnêtes  et  intelligens,  ont  pu  prospérer, 
mais  c'est  l'exception  ;  comme  c'est  l'exception  aussi  d'avoir  vu 
réussir  les  sociétés  de  production  parce  que  l'industrie  manufactu- 
rière exige  un  outillage  compliqué  et  des  capacités  supérieures  à 
celles  des  simples  ouvriers.  La  coopération  n'a  de  chances  de  suc- 
cès que  pour  des  professions  exigeant  peu  de  capitaux  et  pour  des 
groupes  d'hommes  peu  nombreux  se  connaissant  entre  eux,  ayant 
les  mêmes  aptitudes  et  les  mêmes  intérêts.  Dans  tout  autre  cas,  elle 
ne  peut  donner  que  des  déceptions. 

Une  autre  panacée  dont  il  est  souvent  question  pour  résoudre  le 
problème  de  la  misère  est  la  participation  des  ouvriers  aux  béné- 
fices. En  y  regardant  de  près,  on  voit  que  c'est  tout  simplement  un 


LA   SITUATION   ECONOMIQUE   DE  L  ALSACE.  lAi 

mode  de  rémunération  du  travail  moins  favorable  que  le  salaire, 
parce  que  l'ouvrier  doit  ainsi  subir  les  oscillations  des  bonnes  et  des 
mauvaises  années  et  que,  par  conséquent,  il  ne  peut  être  payé 
quand  l'établissement  est  en  perte.  Cette  participation  présente 
cependant  certains  avantages  parce  qu'elle  attache  l'ouvrier  à  l'éta- 
blissement et  l'encourage  à  donner  la  plus  grande  somme  de  travail 
possible,  en  vue  des  bénéfices  qu'il  espère  en  retirer;  mais  dans 
aucun  cas  elle  n'a  pour  effet  d'augmenter  la  somme  des  salaires. 
Pour  un  chiffre  de  production  donné,  il  y  a  un  chiffre  déterminé 
afférent  au  paiement  de  la  main-d'œuvre.  Que  cette  somme  soit 
distribuée  d'une  façon  ou  d'une  autre,  le  résultat  final  est  le  même 
et  la  population  ouvrière  prise  dans  son  ensemble  n'en  est  pas  mieux 
partagée.  La  meilleure  manière  de  faire  participer  l'ouvrier  aux 
bénéfices  des  industries  où  il  est  employé,  c'est  de  lui  apprendre  la 
puissance  de  l'épargne  et  de  l'engager  à  devenir  actionnaire  des 
établissemens  qui  sont  organisés  en  sociétés.  Il  n  y  a  en  effet  que  le 
travail  et  l'économie  qui  puissent  améliorer  son  sort;  Franklin  l'a  dit 
depuis  longtemps  et  depuis  lors  on  n'a  encore  rien  trouvé  de  mieux. 
Les  institutions  créées  pour  cet  objet  en  Alsace  sont  une  éclatante 
confirmation  de  cette  vérité. 

Ce  qu'étaient  autrefois  les  logemens  d'ouvriers,  le  rapport  de 
M.  Yillermé,  présenté  en  1833  à  l'Institut,  peut  en  donner  une  idée. 
Il  dépeint  ces  bouges  infects  où  plusieurs  familles  couchent  dans  la 
même  chambre  sur  de  la  paille,  et  sous  des  lambeaux  de  couver- 
tures ;  il  nous  montre  ces  enfans  déguenillés,  demi-nus,  se  rendant 
à  l'atelier  pour  y  travailler  tout  le  jour,  sans  que  personne  s'occupe 
de  leur  éducation  morale  ;  les  femmes  marchant  pieds  nus  dans 
la  boue  et  dans  la  neige,  sous  la  pluie,  venant  les  jours  de  paie 
attendre  leurs  maris  pour  arracher  au  gouffre  du  cabaret  une  par- 
tie de  leur  salaire.  Les  choses  en  étaient  là  quand  la  Société  indus- 
trielle de  Mulhouse,  persuadée  que  les  patrons  avaient  en  quelque 
sorte  charge  d'âmes,  mit  à  l'étude  en  1850  un  projet  d'association 
pour  la  construction  de  maisons  destinées  à  être  vendues  aux 
ouvriers  dans  les  meilleures  conditions  possibles.  Cette  société  fut 
constituée  par  M.  Jean  DoUfus,  —  dont  le  nom  vénéré  est  attaché  à 
toutes  les  mesures  humanitaires,  à  toutes  les  œuvres  charitables  de 
l'Alsace,  —  au  capital  de  300,000  francs,  auquel  le  gouvernement 
d'alors  ajouta  une  somme  équivalente.  Elle  acheta  des  terrains  sur 
lesquels  elle  bâtit,  d'après  des  plans  arrêtés  à  l'avance,  des  maisons  de 
différens  types  dans  lesquelles  chaque  ménage  est  isolé  et  jouit  d'un 
petit  jardin,  et  vendit  ces  maisons  aux  ouvriers  contre  le  paiement 
d'un  certain  nombre  d'annuités  dont  le  chiffre  ne  s'élève  pas  au-des- 
sus du  prix  payé  pour  la  location  d'un  logement  beaucoup  moins 
commode.  Cette  annuité  comprend  non -seulement  l'intérêt  des 


142  REVUE   DES  DEDX   MONDES. 

capitaux  déboursés,  mais  encore  l'amorlissement,  en  sorte  qu'avec 
le  même  fonds  de  souscription,  la  Société  a  pu,  au  moyen  d'em- 
prunts, bâtir  jusqu'ici  9/i8  maisons,  dont  943  étaient  vendues  au 
prix  total  de  A,07/i,841  francs  et  presque  complètement  payées  (1). 
Annexés  à  ces  cités  sont  des  écoles,  des  lavoirs,  des  boulangeries, 
des  restaurans  fournissant  les  denrées  au  prix  de  revient.  Les 
ouvi'iers  obligés  de  s'acquitter  pour  devenir  propriétaires  avaient 
pris  l'habitude  de  l'épargne;  ils  avaient  déserté  les  cabarets, 
acquis  l'amour  du  confort  et  de  la  propreté  et  senti  se  développer 
en  eux  des  sentimens  jusqu'alors  inconnus.  Le  succès  de  ces  cités 
ouvrières  de  Mulhouse  en  provoqua  la  création  de  nouvelles  sur 
d'autres  points  de  l'Alsace,  et  il  en  existe  aujourd'hui  dans  tous 
les  principaux  centres.  C'est  en  transformant  les  travailleurs  en 
propriétaires,  en  leur  facilitant  l'accès  du  capital  au  lieu  de  les  lais- 
ser s'insurger  contre  sa  prétendue  tyrannie,  que  les  industriels 
alsaciens  ont  cherché  à  résoudre  la  question  sociale,  et  que,  sans 
bruit  ni  déclamations,  ils  ont  amélioré  la  situation  de  leurs  ouvriers. 
Beaucoup  d'entre  eux  l'ayant  été  eux-mêmes  avant  d'être  chefs 
de  maison,  ils  sont  mus  par  cet  esprit  de  charité  qui  faisait  dire  à 
M.  Daniel  Kœchlin  à  son  lit  de  mort  :  «  Je  n'ai  jamais  pu  trouver 
le  bonheur  complet,  parce  que  je  n'ai  jamais  pu  me  consoler  des 
misères  irrémédiables  que  j'ai  vues  autour  de  moi.  » 

Les  succès  obtenus  à  ce  point  de  vue  sont  tels  que  M.Bœtticher, 
ministre  d'état  et  vice-chancelier  de  l'empire,  a  avoué  à  M.  Grad 
lui-même  que,  si  les  institutions  de  prévoyance  étaient  répandues 
en  xAllemagne,  sous  l'influence  de  l'initiative  privée,  comme  elles  le 
sont  en  Alsace,  le  gouvernement  allemand  pourrait  se  dispenser  d'in- 
tervenir pour  sauvegarder  la  paix  sociale  (2).  Peut-être  pourrait-on 
on  dire  autant  de  la  France,  où  malheureusement  on  parle  toujours 
beaucoup  plus  qu'on  n'agit,  où  la  question  ouvrière  n'est  trop  sou- 
vent qu'un  prétexte  aux  agitations,  un  thème  aux  déclamations  de 
vulgaires  ambitieux. 

IV.* 

Nous  venons  d'esquisser,  d'après  M.  Grad,  les  traits  principaux 
de  la  situation  industrielle  de  l'Alsace  avant  la  guerre.  Il  nous  reste 
à  nous  demander  quelles  ont  été  jusqu'ici  et  quelles  seront  dans 

(1)  Au  1"  janvier  1880,  il  y  avait  1,200  maisons  construites,  dont  1,000  payées. 

(2)  Dans  une  communication  récente  faite  à  la  Société  industrielle  de  Mulhouse, 
M.  Engel-Dolifus,  chef  de  l'importante  miison  Dollfus-Wieg  de  Dornach,  exprime  la 
crainte  que  les  nouvelles  lois  en  élaboration  au  parlement  allemand  ne  portent  un 
coup  morte!  aux  institutions  philanthropiques  dont  l'Alsace  s'honore  et  qui  doivent 
leur  prospérité  actuelle  à  la  sollicitude  des  patrons  pour  leurs  ouvriers. 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l' ALSACE.  143 

l'avenir  pour  elle  les  conséquences  économiques  de  l'annexion. 
M.  Grad  n'a  pu  traiter  cette  question  que  d'une  manière  indirecte, 
mais  son  livre  fournit  à  cet  égard  les  élémens  suflisans  pour  qu'on 
puisse  se  faire  une  opinion  propre. 

Au  moment  de  la  guerre  de  1870,  l'Alsace  était  en  pleine  prospé- 
rité agricole  et  industrielle.  Sous  le  rapport  douanier,  elle  était  sou- 
mise au  même  régime  que  la  France  et  avait  organisé  ses  moyens 
de  production  en  conséquence.  Elle  avait  eu  un  moment  d'hésita- 
tion en  18(50,  lors  de  la  conclusion  des  traités  de  commerce,  mais 
elle  s'était  bientôt  remise  et,  giâce  à  l'intelligente  activité  de  ses 
fabricans,  elle  avait  repris  son  assiette,  amélioré  ses  procédés  de 
fabrication,  et  s'était  mise  en  état  de  soutenir  la  concurrence  étran- 
gère. Ses  débouchés  prirent  depuis  lors,  surtout  pour  les  articles  de 
luxe,  une  grande  extension,  et  le  chilïre  de  ses  affaires  s'éleva,  pour  les 
industries  textiles  seulement,  à  la  somme  énorme  de  300,000,000  fr. 

La  situation  a  bien  changé.  Du  jour  au  lendemain,  —  ou  plutôt 
d'une  année  à  l'autre,  puisqu'il  y  eut  une  année  de  tolérance  pour 
l'écoulement  des  marchandises  en  magasin,  —  l'Alsace  devint  pour 
la  France  un  pays  étranger  dont  les  produits  durent  être  taxés  à  la 
frontière,  et  perdit  par  ce  fait  son  marché  principal.  Avoir  l'empres- 
sement que  certains  hommes  d'état  français  mirent  à  exclure  ses 
produits,  on  est  exposé  à  se  méprendre  sur  les  seniimens  qui  devaient 
les  animer  en  présence  du  fatal  traité  qui  mutilait  la  patrie,  et  à  se 
demander  si  la  douleur  qu'ils  en  éprouvaient  n'était  pas  mitigée  par 
la  satisfaction  de  voir  disparaître  du  marché  intérieur  une  concur- 
rence qui  les  gênait. 

Quoiqu'il  en  soit,  l'industrie  alsacienne  fut  cruellement  éprou- 
vée; organisée  en  vue  de  la  production  des  articles  de  luxe,  ou 
tout  au  moins  de  bonne  qu:dité,  elle  dut  se  retourner  vers  l'Alle- 
magne, dont  les  besoins  sont  tout  autres  et  qui,  ne  voulant  que  des 
articles  à  bas  prix,  se  contente  de  seconds  choix.  Elle  ne  put  pas, 
par  conséquent,  y  écouler  les  marchandises  qu'elle  fabriquait  jus- 
qu'alors, et  lorsqu'elle  tenta  d'en  fabriquer  d'autres,  elle  trouva  le 
marché  déjà  encombré  par  les  marchandises  allemandes  et  anglaises 
qui  pourvoyaient  à  toutes  les  exigences  de  la  consommation.  La  légis- 
lation douanière,  à  laquelle  elle  fut  soumise,  lui  lut  également  très 
préjudiciaMe.  Suffisamment  protégée  par  les  tarifs  français,  dont  les 
droits  éiaient  proportionnels  à  la  valeur  des  produits,  elle  ne  fut  plus 
en  état  de  lutter  quand  elle  se  trouva  en  présence  des  tarifs  alle- 
mands, dont  les  droits  sont  spécifiques  et  plus  favorables  par  consé- 
quent aux  produits  communs  qu'à  ceux  de  qualité  supérieure  dont 
elle  avait  la  spécialité.  La  filature  se  trouva  dans  l'impossibilité  abso- 
lue de  souteuir  la  concurrence  anglaise  pour  la  production  des  fils 


144  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

fins,  et  les  étoffes  de  luxe  durent  battre  en  retraite  devant  les  tissus 
communs  de  Crefeld  et  d'Elberfeld.  En  présence  des  conditions  qui 
leur  étaient  faites,  un  certain  nombre  d'établissemens  se  transfor- 
mèrent pour  répondre  aux  exigences  de  leurs  nouveaux  consom- 
mateurs; d'autres  ômigrèrent  au-delà  de  la  frontière  pour  conserver 
leur  ancienne  clientèle,  d'autres  enfin,  comme  ceux  de  Bischwiller 
et  de  Sainie-Marie-aux-Mines,  ne  trouvant  à  écouler  leurs  produits 
ni  en  Allemagne,  où  ils  ne  sont  pas  demandés,  ni  en  France,  où 
l'entrée  leur  est  fermée  par  des  droits  trop  élevés,  périclitent  de 
jom*  en  jour  et  sont  à  la  veille  de  disparaître. 

Les  industriels  qui  ont  cherché  un  débouché  vers  l'Allemagne  se 
trouvent  eux-mêmes,  en  raison  des  habitudes  commerciales  de  ce 
pays,  dans  une  situation  beaucoup  moins  favorable  qu'autrefois. 
Tandis  qu'en  France  les  marchés,  une  fois  conclus,  sont  définitifs 
et  réglés  à  quatre-vingt-dix  jours,  en  Allemagne  ils  ne  sont  jamais 
fermes.  Jusqu'au  dernier  moment,  l'acheteur  peut  chercher  à  les 
rompre  et  soulever,  lors  de  la  livraison,  des  difficultés  qui  se  termi- 
nent le  plus  souvent  par  une  réduction  du  prix  de  la  marchandise  ; 
de  plus,  les  délais  de  crédit  sont  de  six  mois  à  un  an  et  les  rentrées 
fort  difficiles.  Les  transactions  n'ont  donc  qu'une  sécurité  relative  et 
présentent  des  chances  de  pertes  qui  étaient  anciennement  incon- 
nues. 

Ce  n'est  pas  tout.  Les  conditions  de  la  fabrication  se  sont,  à  d'au- 
tres égards  encore,  modifiées  défavorablement.  Jadis  les  établisse- 
mens  se  transmettaient  de  père  en  fils  et  l'on  peut  en  citer  plusieurs 
qui,  depuis  plus  d'un  siècle,  sont  restés  dans  la  même  famille  et 
portent  encore  le  nom  de  leur  fondateur.  Aujourd'hui,  les  jeunes 
gens  qui  ont  émigré  pour  se  soustraire  au  service  militaire  alle- 
mand ne  succèdent  plus  à  leurs  pères;  ils  mettent  leurs  établisse- 
mens  en  actions,  placent  à  leur  tête  des  directeurs  qui  restent  dans 
le  pays  et  cherchent  au  dehors  un  abri  contre  les  tracasseries  aux- 
quelles ils  seraient  personnellement  exposés.  La  même  cause  éloigne 
aussi  un  grand  nombre  de  fils  d'ouvriers  qui  emportent  avec  eux  le 
tour  de  main  et  l'habileté  traditionnelle.  Ils  sont  remplacés  par  des 
Allemands,  qui  non-seulement  sont  moins  intelligens,  mais  qui  ont, 
en  outre ,  des  habitudes  déplorables.  Sous  l'influence  de  ceux-ci, 
l'esprit  de  la  population  ouvrière  s'est  modifié;  les  grèves,  jus- 
qu'alors inconnues,  ont  fait  leur  apparition,  et  l'alcoolisme  a  pris 
un  énorme  développement.  La  consommation  de  l' eau-de-vie  a  plus 
que  dé&uplé  depuis  dix  ans  ;  à  Mulhouse,  elle  a  passé  de  250  hec- 
tolitres à  3,000;  les  débits  se  sont  multipliés  à  l'excès  et  sollicitent 
sans  cesse  l'ouvrier,  qui  va  y  engloutir  ses  économies  en  s'y  abrutis- 
sant. Ce  n'est  pas  qu'il  fut  autrefois  à  l'abri  de  l'ivresse,  mais  c'était 


LA  SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l'aLSACE.  145 

à  l'ivresse,  beaucoup  moins  nuisible  à  la  santé,  du  vin  et  de  la  bière 
qu'il  se  laissait  aller.  L'eau-de-vie,  alors  grevée  de  droits  élevés, 
coûtait  trop  cher  pour  être  abordable ,  tandis  qu'aujourd'hui  les 
propriétaires  de  l'Allemagne  du  INord,  pour  trouver  en  Alsace  un 
débouché  pour  leurs  alcools  frelatés,  en  ont  fait  supprimer  les  taxes 
et  la  livrent  à  raison  de  !iO  centimes  le  litre.  Il  y  a  donc  là  un  symp- 
tôme inquiétant,  qui,  si  l'on  n'y  met  ordre,  amènerait  la  dégrada- 
tion morale  et  physique  d'une  partie  de  la  population  et  ajouterait 
de  nouvelles  ruines  à  celles  que  la  conquête  allemande  a  déjà  accu- 
mulées sur  ce  malheureux  pays. 

Y  a-t-il  pour  l'Alsace  quelque  chance  d'un  avenir  meilleur  et  le 
compte  ouvert  à  la  fatalité  par  son  annexion  est-il  sur  le  point  de 
se  fermer?  Au  point  de  vue  économique,  il  est  certain  que  la  situa- 
tion se  modifiera,  comme  elle  n'a  d'ailleurs  cessé  de  se  modifier 
depuis  deux  siècles.  L'industrie  cotonnière,  de  beaucoup  la  plus 
importante,  s'est  implantée  sur  ce  point  à  l'abri  de  la  protection, 
et  bien  qu'éloiç,née  de  sa  matière  première  et  du  combustible,  elle 
a,  grâce  à  l'aptitude  de  ses  habitans,  réussi  à  se  faire  une  place 
dans  le  monde.  Elle  a  dû  cependant  se  déplacer  plusieurs  fois  à 
mesure  que  les  progrès  des  machines  et  l'ouverture  de  nouvelles 
voies  de  communications  modifiaient  les  conditions  économiques 
du  milieu  où  elle  se  trouvait.  Il  en  sera  de  même  dans  l'avenir 
lorsque  le  libre  échange  sera  devenu  un  fait  accompli. 

Le  principe  de  la  liberté  commerciale  n'est  pas  un  principe  absolu 
et  immuable,  et  cette  liberté  est,  comme  toutes  les  autres,  comme 
toutes  les  institutions  de  ce  monde,  contingente  aux  circonstances 
extérieures.  A  l'époque  où  les  communications,  non-seulement  entre 
les  peuples,  mais  même  entre  les  provinces  voisines,  étaient  presque 
impossibles,  où  l'état  de  guerre  était  permanent,  où  la  sécurité 
était  nulle,  où  les  institutions  de  crédit  faisaient  défaut,  il  fallait 
bien  que  chaque  pays  fabriquât  chez  lui  les  objets  nécessaires  à  ses 
besoins,  et,  une  fois  les  industries  établies  sur  un  point,  il  fallait 
bien  les  protéger  pour  les  empêcher  de  disparaître.  Personne  ne 
réclamait  la  liberté  des  échanges,  puisque,  l'eût-on  obtenue,  elle 
eût  été  à  peu  près  illusoire.  Mais  il  n'en  est  plus  de  même  depuis 
que,  par  les  chemins  de  fer,  les  télégraphes,  les  étabfissemens  de 
crédit,  les  relations  internationales  sont  devenues  journalières.  La 
liberté  commerciale  s'impose  malgré  tout  ce  qu'on  peut  faire  pour 
s'y  opposer,  parce  que  les  lois  économiques  sont  plus  fortes  que 
la  volonté  des  hommes  et  que  les  intérêts  finissent  toujours  par 
dominer  la  politique.  Si  nous  cherchons  à  vaincre  les  obstacles 
matériels  que  la  nature  a  semés  sous  nos  pas,  ce  n'est  pas  pour 
nous  en  créer  à  nous-mêmes  d'artificiels  ;  si  nous  jetons  des  ponts 

TOME  LIV.  —  1882.  10 


1A6  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

pour  franchir  les  vallées,  si  nous  creusons  des  tunnels  pour  traver- 
ser les  montao;nes,  si  nous  perçons  des  isthmes  pour  réunir  des 
mers,  ce  n'est  pas  pour  nous  laisser  arrêter  par  la  barrière  factice 
d'un  tarif  protecteur.  Que  l'Alsace  en  prenne  son  parti,  elle  sera, 
dans  un  avenir  plus  ou  moins  prochain,  comme  la  Fiance,  comme 
l'Angleterre,  comme  l'Allemagne,  sous  le  régime  du  libre  échange, 
et  comme  ces  nations,  elle  en  sentira  le  contre-coup  et  les  bienfaits. 
Or  nous  avons  vu  que  la  décadence  de  son  industrie  était  due  beau- 
coup moins  à  la  concurrence  étrangère  qu'elle  rencontre  en  Alle- 
magne qu'à  la  perte  du  marché  français.  Si  ce  marché  pouvait  lui 
être  rendu  par  la  suppression  des  tarifs  qui  l'en  éloignent,  elle  ne 
tarderait  pas  à  reprendre  son  ancienne  prospérité,  et,  quoi  qu'on  en 
dise,  elle  n'aurait  rien  à  redouter  ni  de  l'Angleterre  ni  de  l'Amé- 
rique. En  abaissant  ses  droits  d'entrée,  la  France  reconquerrait  en 
partie  son  ancienne  province. 

Il  résulte  de  tout  ce  qui  précède  que  l'annexion  a  été  un  malheur 
pour  l'Alsace;  elle  en  a  souffert  et  elle  en  souffre  encore,  dans  ses 
intérêts  matériels  comme  dans  ses  sentimens  moraux;  elle  subit 
malgré  elle  la  domination  de  l'étranger  comme  autrefois  l'Italie 
subissait  celle  de  l'Autriche,  la  Grèce  celle  de  la  Turquie.  A  les 
entendre  cependant,  les  Allemands  sont  pour  elle  pleins  de  man- 
suétude et  ils  ne  s'expliquent  pas  son  obstination  à  ne  pas  se  réjouir 
de  son  retour  à  l'ancienne  patrie.  Cette  explication  est  bien  simple  : 
si  les  Alsaciens  se  sentent  opprimés,  c'est  parce  qu'ils  sont  admi- 
nistrés, non  dans  leur  propre  intérêt,  mais  dans  celui  de  l'Alle- 
magne. Ainsi  que  l'a  dit  M.  Frary,  dans  son  livre  si  patriotique  (1)  : 
«  une  population  à  qui  les  hasards  de  la  guerre  enlèvent  sa  natio- 
nalité est  vouée  à  une  persécution  continue,  systématique,  moins 
grossière  et  cent  fois  plus  douloureuse  qu'au  temps  oii  l'administra- 
tion était  moins  perfectionnée.  On  contraint  tout  un  peuple  à  retour- 
ner à  l'école  pour  désapprendre  tout  ce  qu'il  savait  et  apprendre 
tout  ce  qu'il  ignorait.  Ses  souffrances  se  mesurent  à  ses  vertus  et 
à  ses  lumières;  chaque  homme  est  incessamment  atteint  dans  ses 
sentimens  les  plus  généreux,  dans  ses  idées  les  plus  hautes.  La 
relij^ion  de  la  patrie,  comme  toute  autre  religion,  coûte  d'autant 
plus  à  abjurer  qu'on  en  comprenait  mieux  la  beauté,  qu'on  en  goû- 
tait mieux  les  douceurs,  et  c'est  aux  plus  nobles  âmes  que  la  per- 
sécution inflige  les  plus  cruelles  tortures.  » 

J.    CLAfi. 
\A)  Le  Péril  national,  par  M.  Raoul  Fiary,  1  vol.  m-32;  Didier. 


DÉGRÈVEMENS  ET  AMORTISSEMENT 


A     PROPOS 


DU    BUDGET    DE    1883 


A  la  fin  de  l'année  1861,  il  s'est  passé  au  point  de  vue  financier 
un  fait  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  ce  que  nous  avons  vu  tout 
récemment.  On  était  ravi  de  l'élan  de  prospérité  qui  s'était  mani- 
festé subitement  après  le  coup  d'état  de  1851  ;  chaque  année  ame- 
nait des  plus-values  considérables  dans  le  produit  des  impôts, 
le  commerce  se  développait  sensiblement,  et  ces  progrès  se  trou- 
vaient servis  à  souhait  par  la  découverte  des  mines  d'or  et  par 
l'extension  des  chemins  de  fer.  Aux  esprits  chagrins  qui  se  plai- 
gnaient, malgré  tout,  que  les  dépenses  allaient  trop  vite  et  qu'on  ne 
se  préoccupait  pas  assez,  sinon  de  les  réduire,  tout  au  moins  d'en 
arrêter  l'augmentation,  on  répondait  que  la  plus-value  incessante 
des  impôts  n'aurait  pas  de  peine  à  les  couvrir.  On  vivait  enfin  dans 
une  grande  quiétude,  sans  souci  de  l'avenir.  Tout  à  coup  parut  un 
mémoire  rédigé  par  un  homme  qui  avait  déjà  été  ministre  des 
finances,  l'honorable  M.  Fould.  Dans  ce  mémoire,  on  jetait  un  cri 
d'alarme,  on  disait  que  la  situation  était  loin  d'être  ce  qu'elle  parais- 
sait, qu'il  y  avait  des  embarras  sérieux  et  que,  si  on  continuait  dans 
la  même  voie,  on  s'exposait  à  de  graves  dangers  ;  on  montrait  notam- 
ment qu'en  huit  années,  de  1851  à  1858,  il  avait  été  absorbé  pour 
2  milliards  hOO  millions  de  crédits  extraordinaires,  et  qu'il  fallait  y 
ajouter  encore  ZiOO  millions  pour  les  trois  derniers  exercices  ;  on 
avait  de  plus  emprunté  2  milliards  dans  fintervalle,  et  la  dette 
flottante  dépassait  un  milliard  :  il  était  temps  de  s'arrêter.  La  con- 
clusion du  mémoire  était  qu'il  fallait  surtout  enrayer  les  crédits  sup- 
plémentaires et  extraordinaires.  Ce  travail  fit  beaucmp  de  bruit 
dans  le  temps  ;  l'empereur  en  fut  ému,  comme  tout  le  monde,  et 


148  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  montrer  sa  bonne  volonté,  il  nomma  de  nouveau  M.  Fould 
ministre  des  finances.  Avons-nous  besoin  d'ajouter  que  les  choses 
continuèrent,  à  peu  près,  comme  par  le  passé?  On  fit  bien  un  séna- 
tus-consulte  pour  empêcher  les  vireraens  d'un  ministère  à  l'autre, 
ce  qui  était  en  eflet  la  source  de  beaucoup  d'abus.  Ou  limita  aussi 
la  faculté  d'ouvrir  des  crédits  extraordinaires.  Mais  l'élan  était 
donné,  on  ne  put  pas  arrêter  l'augmentation  des  dépenses;  seule- 
ment, pour  celles  qui  avaient  un  caractère  extraordinaire,  on  en  fit 
l'objet  d'un  budget  spécial,  qu'on  pourvut  également  de  ressources 
spéciales.  Ces  ressources  n'en  sortaient  pas  moins  de  la  bourse  du 
contribuable,  comme  les  autres  :  la  régularité  n'était  qu'apparente, 
et,  au  fond,  la  situation  restait  la  même. 

On  peut  en  dire  autant  de  l'état  des  choses  actuel  que  nous  a 
révélé  au  commencement  de  l'année  l'honorable  M.  Léon  Say.  Comme 
en  1861,  chacun  était  frappé  du  développement  considérable  de  la 
prospérité  publique,  de  l'augmentation  incessante  du  produit  des 
impôts  qui  se  traduisait  chaque  année  par  une  plus-value  de  100 
à  150  millions.  Il  semblait  qu'avec  de  pareilles  réserves  on  pouvait 
tout  se  permettre,  et  dépenser  beaucoup  sans  y  regarder.  On 
dépensa  en  effet  beaucoup  et  sous  toutes  les  formes,  et  on  trouva 
encore  moyen  de  proposer  des  dégrèvemens  ;  enfin  on  tenait  la  solu- 
tion de  ce  fameux  problème  qui,  à  la  satisfaction  de  tout  le  monde, 
consiste  à  augmenter  la  dépense  et  à  diminuer  les  recettes.  La  répu- 
blique seuh  pouvait  arriver  à  un  tel  résultat  :  elle  n'avait  eu  qu'à 
toucher  le  sol  de  sa  baguette  magique  et  des  flots  de  richesse  en 
avaient  jailli.  Aussi  fit-on  les  rêves  les  plus  brillans.  On  dota  l'instruc- 
tion publique  de  sommes  considérables;  on  créa  des  caisses  de  sub- 
vention ou  de  secours  pour  toute  espèce  de  choses  ou  d'individus, 
on  ouvrit  un  crédit  de  500  millions  pour  les  chemins  vicinaux,  de 
300  millions  pour  les  écoles,  on  augmenta  les  traitemens,  les  rentes 
viagères;  enlin,  pour  couronner  l'œuvre,  on  mit  en  avant  un  fameux 
plan  de  travaux  publics,  dit  plan  Freycinet,  et  qui  consistait  à 
dépenser  7  milliards  en  moins  de  dix  ans.  Voilà  quels  furent  les 
rêves  qu'on  fit  sous  l'influence  d'une  richesse  qui  paraissait  n'avoir 
pas  de  bornes.  Heureux  pays  de  France!  il  allait  donc  enfin  satis- 
faire tous  les  besoins,  j'allais  dire  tous  les  appétits,  et  l'âge  d'or  n'était 
plus  en  arrière  dans  le  passé,  il  était  en  avant  et  dans  un  avenir  pro- 
chain, on  y  touchait.  Mais  voilà  encore  que,  comme  un  rideau 
qui  s'abaisse  sur  un  tableau  enchanteur,  la  réalité  nous  apparaît 
toute  différente.  iNos  ressources  sont  épuisées,  dit  M.  Léon  Say, 
et  engagées  pour  plusieurs  années,  nous  n'avons  plus  rien  de 
disponible,  et  si  nous  voulons  continuer  dans  la  voie  où  nous 
sommes,  il  nous  faudra  recourir  à  l'emprunt.  Or  l'emprunt  lui- 
même  n'est  déjà  plus  aussi  facile  ;  le  dernier  qui  a  été  contracté,  mal- 


DÉGRÈVEMENS   ET    AMORTISSEMENT.  ih9 

gré  la  souscription  brillante  qui  l'a  accueilli,  n'est  pas  encore  classé  ; 
il  est  toujours  pour  partie  à  l'élat  flottant  dans  les  mains  des  spécu- 
lateurs, et  ce  qui  est  inquiétant  surtout,  c'est  qu'en  engageant 
ainsi  les  ressources  de  l'avenir  nous  sommes  tout  près  d'arriver 
à  une  dette  flottante  de  trois  milliards.  Nous  avons  fait  flèche  de 
tout  bois,  nous  avons  pris  les  fonds  des  caisses  d'épargne,  ceux 
des  communes,  les  cautionnemens,  le  produit  d'annuités  créées 
pour  des  besoins  extraordinaires,  et  tout  est  absorbé,  ou  le  sera 
bientôt.  Que  faire  dans  une  pareille  situation?  11  semble  que  le  plus 
sage  serait  de  liquider  le  passé  et  de  s'arrêter  pour  les  dépenses 
nouvelles  qui  ne  sont  pas  de  la  première  nécessité.  Mais  cette  poli- 
tique de  prudence  ne  peut  convenir  à  la  république.  M.  Rouvier  l'a 
déclaré  dans  la  discussion  générale  du  budget.  S' adressant  à  la 
commission  qui  pourtant  s'était  montrée  assez  large  pour  les 
dépenses  extraordinaires  :  «  Vous  avez  fait,  dit-il,  un  budget  juste 
milieu  qui  peut  convenir  à  une  monarchie  censitaire,  la  république 
ne  peut  pas  s'en  arranger.  »  Il  faut,  en  efî'et,  que  la  république 
dépense  sans  compter,  elle  prendra  l'argent  où  elle  pourra,  c'est 
l'aiFaire  de  son  ministre  des  finances  de  le  lui  procurer. 

On  doit  certainement  louer  beaucoup  M.  Léon  Say  du  courage 
qu'il  a  mis  à  nous  révéler  la  situation  actuelle.  Malheureusement  les 
combinaisons  qu'il  propose,  comme  l'a  reconnu  M.  Ribot,le  rappor- 
teur de  la  commission,  ne  sont  que  des  expédions  ;  elles  ne  suppri- 
ment pas  les  difficultés,  elles  ne  fontque  les  ajourner  à  deux  ou  trois 
ans.  Un  nouvel  emprunt  à  court  terme  était  le  danger  qui  nous  mena- 
çait et  il  pouvait  en  résulter  un  grave  inconvénient  pour  le  crédit 
public.  Qu'a  fait  M.  Léon  Say  ?  11  laisse  subsister  toutes  les  dépenses, 
mais,  pendant  un  an  ou  deux,  il  les  couvre  par  d'autres  ressources 
que  celles  à  provenir  d'un  emprunt  direct.  11  prend  d'abord,  jus- 
qu'à concurrence  de  270  millions,  des  crédits  non  employés  des 
exercices  antérieurs  ;  il  se  fait  rembourser  d'avance  par  les  compa- 
gnies de  chemins  de  fer  253  millions  qui  étaient  à  réaliser  plus  tard; 
il  majore  enfin  les  recettes  du  budget  de  1883  en  adoptant  pour 
base  non  plus  celles  qui  ont  été  réalisées  dans  l'exercice  qui  a  pré- 
cédé celui  où  le  nouveau  budget  est  établi,  mais  celles  de  l'exercice 
même  qui  est  en  cours.  Cette  manière  d'agir  n'est  p*  ut-être  pas 
mauvaise  :  elle  rend  le  budget  plus  exact.  Quand  on  pouvait  avoir 
en  prévision  des  augmentations  de  recettes  considérables  basées 
sur  la  plus-value  de  deux  années,  on  ne  se  faisait  pas  scrupule 
d'ouvrir  toute  espèce  de  crédits  supplémentaires  avec  la  pen- 
sée qu'ils  seraient  aisément  couverts  par  les  plus-values,  et  de 
la  sorte,  on  se  laissait  aller  à  des  dépenses  désordonnées.  Avec 
un  budget  en  prévision  plus  exact,  on  ne  peut  plus  se  faire  les 
mêmes  illusions,  et  si  on  veut  avoir  des  crédits  supplémentaires. 


150  RITUE   DES   DEDX   MONDES. 

on  sait  immédiatement  à  quoi  on  est  entraîné.  Donc,  grâce  à  ces 
combinaisons,  M.  Léon  Say  trouve  le  moyen  de  faire  à  peu  près  le& 
mêmes  dépenses  extraordinaires  que  son  prédécesseur.  Au  fond,  les 
ressources  réellemîuit  disponibles  sont  toujours  dépassées.  Avec  le 
projet  de  M.  Aliain-Targé,  on  s'en  serait  aperçu  tout  de  suite,  parce 
que  tout  de  suite  il  aurait  fallu  recourir  à  l'emprunt;  avec  celui  de 
M.  Léon  Say,  on  ne  s'en  apercevra  que  dans  deux  ans,  car  l'hono- 
rable et  ancien  ministre  ne  peut  promettre  qu'on  ira  au-delà  de 
ce  temps  sans  emprunter.  M.  Léon  Say  n'a  pas  osé  trancher  dans  le 
vif,  arrêter  les  dépenses,  et  alors  son  budget  a  prêté  à  la  critique; 
on  lui  a  reproché  d'avoir  poussé  inutilement  un  cri  d'alarme.  Aussi 
lui-même,  dès  le  premier  discours  qu'il  a  prononcé  dans  la  discus- 
sion générale  qui  a  eu  lieu  avant  la  séparation  de  la  chambre,  a-t-il 
cru  devoir  déclarer  qu'au  fond  «  les  finances  de  la  république  étaient 
superbes  et  la  situation  admirable.  »  Cette  déclai^tion  n'était  sans 
doute  qu'une  préparation  oratoire  pour  faire  accepter  les  réformes 
qu'il  proposait;  elle  n'en  est  pas  moins  curieuse  et  mantre  à  quel 
point  la  république,  ce  gouvernement  de  libre  discussion  et  de 
vérité  absolue,  est  susce|)tible  à  l'endroit  des  choses  qui  le  blessent. 
On  a  pu  dire  autrefois,  sous  le  gouvernement  de  Louis-Philippe, 
que  nos  finances  étaient  compromises  et  que  nous  marchions  à  la 
banqueroute ,  —  on  a  vu  depuis  combien  c'était  faux  ;  —  on  l'a 
répété  sous  le  deuxième  empire,  c'était  plus  justifié.  Cependant  les 
événemens  de  d870  et  1871  ont  montré  encore  que  la  situation 
financière  n'était  pas  aussi  mauvaise  qu'on  le  supposait.  Aujour- 
d'hui, nous  avons  un  budget  ordinaire  qui  dépasse  3  milliards,  uae 
dette  flottante  qui  est  en  train  d'arriver  au  même  cbifl're,  et  une 
dette  qui  atteint  2â  milliards,  sans  compter  les  obligations  à  court 
terme.  Nous  dépensons  chaque  année  de  600  à  700  millions  que 
nous  n'avons  pas,  et  on  commet  un  crime  de  lèse-république  si  on 
ose  dire  que  nos  finances  sont  en  mauvais  état.  Lisez  le  rapport  de 
M.  Varroy  au  sénat  sur  le  budget  de  1882  et  vous  y  trouverez  ceci  : 
«  La  prospérité  de  nos  finances,  depuis  l'année  épique  où  la  consti- 
tution a  été  votée,  a  continué  à  s'aflermir  de  plus  en  plus.  »  C'est 
probablement  parce  que,  depuis  cette  année-là,  on  a  dépensé  plus 
que  jamais  et  que  le  budget  ordinaire  s'est  accru  déplus  de  300  mil- 
lions en  trois  ans.  C'est  M.  Ribot  qui  le  déclare  dans  son  excellent 
rapport  sur  le  budget  de  1883.  Du  reste,  les  précautions  oratoires 
sont  tellement  nécessaires  quand  on  parle  des  finances  de  la  répu- 
blique que  M.  Ribot  lui-même  a  cru  devoir  en  prendre,  et,  dans  ses 
critiques,  le  nec  plus  ultra  de  son  audace  a  été  de  dire  :  «  Oui,  nos 
finances  sont  puissantes,  mais  elles  sont  engagées.  »  On  pourrait 
répondre  à  l'honorable  rapporteur  de  la  commission  que,  si  nos 
finances  sont  engagées,  elles  ne  sont  plus  puissantes,  du  moins 


DÉGRÈVEMENS    ET    AMORTISSEMENT.  151 

quant  à  présent;  il  faudrait  commencer  par  les  dégager  pour  leur 
rendre  une  action  efficace,  et  on  ne  pourrait  les  dégager  qu'en 
s'arrèlaut  dans  les  grandes  dépenses.  C'est  ce  qu'on  ne  veut  pas  et 
ce  que  ne  demande  même  pas  M.  Ribot. 

Autrefois,  sous  Louis  XIV,  on  n'osait  pas  parler  de  la  mort  devant 
le  grand  roi.  lin  jour,  un  prédicateur  de  la  cour,  s'étant  avisé  de 
dire  que  nous  étions  tous  mortels,  vit  le  mauvais  effet  que  cela  pro- 
duisait sur  la  figure  du  souverain;  il  se  reprit  bien  vite  et  ajouta  : 
«  presque  tous.  »  11  paraît  qu'on  est  tenu  à  la  même  prudence  à 
propos  des  finances  de  la  république.  Serait-ce  parce  qu'il  ne  faut 
pas  parler  trop  haut  dans  la  chambre  d'un  malade?  Ce  qu'il  y  a  de 
certain  pourtant,  c'est  que,  malgré  toutes  les  précautions  oratoires, 
nos  finances  ne  sont  pas  dans  une  bonne  situation.  Un  seul  chiffre 
en  donnera  l'idée.  En  1869,  dernière  année  de  l'empire,  les 
dépenses  se  sont  élevées  à  1,621  millions  et,  en  1883,  elles  montent 
à  plus  de  3  milliards.  C'est  une  augmentation  de  1,300  millions, 
dont  600,  toujours  au  dire  du  rapporteur  de  la  commission,  sont 
imputables  aux  seuls  services  administratifs;  le  reste  est  absorbé 
par  l'accroissement  de  la  dette  publique  après  nos  grands  emprunts. 
Nous  ne  voulons  certes  pas  dire  que,  dans  un  pays  riche  comme  le 
nôtre,  la  dépense  doive  rester  stationnaire.  11  y  a  sans  cesse  des 
besoins  nouveaux  à  satisfaire.  Cependant  on  pourrait  soutenir  que 
la  principale  de  ces  dépenses  consistant  en  grands  travaux  publics, 
plus  une  nation  est  riche  et  plus  l'état  peut  s'en  décharger  sur  l'ini- 
tiative privée.  C'est  généralement  ce  qui  a  lieu  dans  It-s  pays  bien 
ordonnés.  La  république  ne  l'entend  pas  ainsi.  La  richesse  générale 
doit  lui  servir  pour  intervenir  davantage.  Au  moins  devrait- on  se 
renfermer  dans  la  limite  de  la  plus-value  des  impôts  :  il  paraît  que 
ce  serait  encore  trop  demander.  La  république  n'admet  pas  de 
limites.  «  Nous  avons  présenté  le  budget  de  1883,  disait  M.  Allain- 
Targé,  avec  le  parti-pris  de  donner  à  la  politique  démocratique  et 
progrt^ssive  des  bases  solides,  »  et  comme  ce  budget  contenait  pour 
600  millions  de  dépenses  extraordinaires  qui  ne  pouvaient  être 
couvertes  que  par  l'emprunt,  cela  voulait  dire  apparemment  que  la 
poliiique  démocratique  et  progressive  consiste  à  dépenser  au-delà 
même  de  ce  que  l'on  a.  C'est  du  reste  la  même  idée  qu'avait  expri- 
mée M.  Rouvier  avec  sa  critique  sur  le  budget  juste  milieu. 

Nous  croirions  faire  injure  à  nos  Lecteurs  eu  cherchant  à  leur 
montrer  que  cette  politique  démocratique  et  progressive  est  pleinede 
danL:ers;  que  l'état,  comme  les  particuUers,  ne  doit  pus  dépenser 
au-delà  de  ce  qu'il  a.  On  ne  s'enrichit  jamais  en  s'endettant.  Mais 
c'est  lin  point  sur  lequel  nous  aurons  occasion  de  revenir  plus  tard. 
Qu'il  nous  soit  permis  seulement  de  constater  en  ce  moment  que, 
dans  la  discussion  générale  du  budget  qui  a  déjà  eu  lieu,  il  n'a  pas 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  question  le  moins  du  monde  de  restreindre  les  dépenses.  Si  M.  Léon 
Say  avait  voulu  être  le  ministre  féroce  que  réclamait  tant  M.  Thiers 
sous  le  second  empire,  et  qui  serait  aujourd'hui  plus  nécessaire  que 
jamais,  il  aurait  tout  simplement  dit  :  Plus  de  dépenses  extraor- 
dinaires en  dehors  des  ressources  qui  peuvent  y  être  régulière- 
ment affectées  ;  et  c'eût  été  plus  efficace  que  toute  autre  déclara- 
tion ;  il  avait  d'autant  plus  qualité  pour  le  faire  qu'avec  sa  haute 
compétence  en  matière  financière,  il  sait  mieux  que  personne 
les  inconvéniens  du  système  dans  lequel  on  est  engagé.  Il  a  par- 
faitement démontré  qu'on  pourrait  exécuter  la  plupart  des  mêmes 
travaux  avec  l'industrie  privée,  avec  le  concours,  par  exemple,  en  ce 
qui  concerne  les  chemins  de  fer,  des  grandes  compagnies,  et  il  a 
ajouté,  ce  qui  était  fort  juste,  que  ce  serait  une  chose  différente 
pour  le  crédit  public,  si  les  sommes  nécessaires  à  ces  travaux  étaient 
empruntées  par  des  compagnies  particulières  au  lieu  de  l'être  par 
l'état.  11  est  incontestable,  en  effet,  que  dans  un  pays  comme  la 
France,  qui  économise  chaque  année  peut-être  2  milliards  1/2, 
il  n'est  pas  difficile  de  trouver  6  ou  700  millions  par  an  qui  soient 
disponibles  pour  les  grands  travaux  publics  et  sans  qu'il  en  résulte 
d'embarras  financiers.  On  l'a  bien  vu  depuis  un  certain  nombre 
d'années,  où,  malgré  les  émissions  d'obligations  qui  ont  été  faites 
par  les  grandes  compagnies  jusqu'à  concurrence  de  Zi  à  500  mil- 
lions par  an,  le  taux  de  ces  obligations  n'a  pas  cessé  de  monter. 
Il  en  eût  été  autrement  si  l'état  lui-même  avait  exécuté  les  travaux 
et  emprunté  ;  son  crédit  en  aurait  souffert.  Les  6  ou  700  millions  par 
an  qu'il  s'agit  de  trouver  maintenant  s'ajouteront  ou  à  la  dette  con- 
solidée qui  dépasse  20  milliards,  ou  à  une  dette  flottante  de  près 
de  3  milliards  et  à  d'autres  obligations  encore  dont  l'échéance  est  à 
court  terme.  Alors  ce  n'est  plus  la  richesse  générale  de  la  France 
qu'il  faut  considérer,  mais  la  situation  particulière  de  l'emprunteur 
ou  du  débiteur,  et  quand  le  débiteur  est  déjà  chargé,  comme  nous 
venons  de  le  dire,  d'une  dette  écrasante,  il  est  d'une  imprudence 
extrême  d'y  ajouter  la  moindre  chose.  Il  n'y  a  pas  de  pays,  quelque 
riche  qu'il  soit,  qui  puisse  en  tout  état  de  cause  fournir  des  garan- 
ties suffisantes  pour  une  pareille  dette.  Que  deviendrait  notre  crédit 
demain  si  nous  avions  la  guerre  ou  une  révolution?  Voilà  ce  qu'i 
faut  se  demander  sans  cesse  et  ce  que  nous  aurions  voulu  entendre 
dire  par  M.  Léon  Say  avec  l'autorité  qui  s'attache  à  ses  paroles.  Il 
aurait  fait  un  grand  acte  de  patriotisme.  Mais,  ce  n'est  pas  précisé- 
ment pour  discuter  en  détail  le  budget  de  1883  que  nous  avons  pris 
la  plume.  Ce  travail  a  été  fait  et  très  bien  fait  par  notre  ami  et  col- 
laborateur M.  Paul  Leroy-Beaulieu  (1),  nous  n'avons  rien  à  y  ajouter  : 

(1)  Voyei  la  ^etrne  du  l"  avril  1882. 


DÉGRIÈVEMENS    ET    AMORTISSEMENT.  153 

nous  voulons  seulement  appeler  l'attention  de  nos  lecteurs  sur  deux 
points  qui  n'ont  pas  été  suffisamment  mis  en  lumière  lors  de  la 
dernière  discussion  générale  et  qui,  à  notre  avis,  ont  une  grande 
importance.  Il  s'agit  de  la  question  du  dégrèvement  et  de  celle  de 
l'amortissement. 

I. 

Sur  le  premier  point,  M.  le  ministre  des  finances  a  dit,  dans  l'ex- 
posé des  motifs  du  budget  de  1883,  qu'il  n'y  avait  pas  de  politique 
de  dégrèvement,  qu'il  n'y  avait  qu'une  politique  d'équilibre,  qui 
peut  conduire  au  dégrèvement.  Qu'est-ce  d'abord  qu'une  politique 
d'équilibre?  Quand  y  a-t-il  équilibre  dans  le  budget?  Est-ce  quand 
on  a  satisfait  toutes  les  demandes,  doté  très  largement  les  travaux 
publics,  et  accordé  des  subventions  sous  toutes  les  formes?  A  ce 
compte,  la  politique  d'équilibre  sera  bien  difficile  à  réaliser,  et 
nous  doutons  qu'on  y  arrive  jamais.  On  a  vu  que,  depuis  1850, 
les  seules  dépenses  administratives  avaient  augmenté  de  600  mil- 
lions, et  cela  ne  suffit  pas.  Nous  allons  plus  loin  que  M.  le  mi- 
nistre et  nous  ne  craignons  pas  de  déclarer  que  si,  par  impos- 
sible, on  venait  à  satisfaire  toutes  les  demandes  et  qu'il  y  eût 
encore  des  excédens  de  recettes,  il  faudrait  les  employer  à  autre 
chose  qu'à  des  dégrèvemens.  On  dit  bien  qu'après  la  guerre, 
750  millions  d'impôts  nouveaux  ont  été  établis;  qu'on  en  a  déjà  aboli 
pour  300  millions,  qu'il  en  reste  encore  pour  UbO  ;  et,  tant  que 
ceux-ci  subsisteront,  on  pense  que  le  premier  devoir  est  de  songer  au 
dégrèvement.  —  Ce  n'est  pas  notre  avis.  On  oublie  que,  par  la  suite 
de  la  guerre  aussi,  une  autre  surcharge  a  été  créée  qui  a  son  impor- 
tance. Avant  1870,  la  dette  publique,  déjà  lourde,  était  de  13  à  là  mil- 
liards, elle  monte  aujourd'hui  à  21  ou  22,  sans  parler  de  la  dette  flot- 
tante ni  du  compte  de  liquidation.  Le  service  en  intérêts  de  cette  dette, 
sous  ses  diverses  formes  et  en  y  comprenant  les  dotations,  absorbe 
1,350  millions,  presque  la  moitié  de  notre  budget;  il  nous  semble 
que  c'est  là  une  charge  énorme  qui  appelle  l'attention.  Et  quand 
on  pense  que,  dans  cette  situation,  il  s'est  trouvé  naguère  au  sein 
de  la  chambre  des  députés,  une  majorité  pour  prendre  en  con- 
sidération une  mesure  qui  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  priver 
le  trésor  de  300  millions  de  ressources,  en  abolissant  en  partie  l'im- 
pôt des  boissons  et  celui  des  octrois, on  est  confondu  de  surprise,  et 
on  se  demande  quelle  idée  a  cette  chambre  des  nécessités  finan- 
cières. En  fait  de  dégrèvemens,  on  peut  tout  au  plus  se  permettre 
ceux  qui  ne  font  rien  perdre  au  trésor  et  qui  sont  compensés  bien 
vite  par  une  plus-value  à  peu  près  équivalente.  Il  y  en  a  quel- 
ques-uns de  ce  genre.  Si  on  abaissait,  par  exemple,  sensiblement 


154  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'impôt  de  23  pour  100  qui  pèse  sur  les  transports  par  chemins  de 
fer  et  celui  de  mutation  de  6  1/2  pour  100  qui  frappe  les  ventes 
d'immeubles,  le  sacrifice  imposé  au  trésor  ne  serait  pas  de  longue 
durée  et  on  donnerait  une  plus  grande  activité  aux  aiïaires. 

Oii  a  beaucoup  parlé,  dans  ces  derniers  temps,  de  dégrèvemens 
au  profit  de  l'agriculture,  et  M.  Léon  Say  a  été  un  de  ceux  qui 
ont  le  plus  contribué  à  mettre  cette  idée  en  avant,  Ne  voulant 
pas  et  ne  pouvant  pas  accorder  de  protection  à  l'agriculture,  il 
a  pensé  qu'on  ferait  quelque  chose  d'efficace  pour  elle  en  la  dégrevant 
de  l'impôt  foncier.  11  y  a  là,  à  notre  avis,  une  grande  illusion.  Veut-on 
l'exonérer  de  tout  l'impôt  en  principal?  11  s'agirait  d'une  somme  de 
120  millions.  Personne  n'ose  aller  jusque  là,  et,  cependant,  l'aban- 
don même  de  ces  120  millions,  qui  serait  fort  préjudiciable  à  l'état, 
serait  sans  efficacité  aucune  pour  l'agriculture.  En  efî'et,  voyons  les 
choses  dans  l'application.  La  production  agricole,  envisagée  sous 
toutes  les  formes  et  dans  son  ensemble,  représente  bien  de  8  à  10 
milUards.  Qu'est-ce  qu'un  dégrèvement  de  120  millions  appliqué 
à  8  ou  10  milliards  de  valeurs?  C'est  une  économie  de  1  1/2  pour 
100,  c'est  à-dire  qu'en  supposant  cette  économie  bien  employée  et 
ayant  une  action  directe  sur  le  prix  des  produits,  toutes  choses 
restant  égales  d'ailleurs,  l'agriculture  réaliserait  un  bénéfice  de 
30  centimes  par  hectolitre  de  blé  calculé  sur  le  pied  de  20  francs 
et  de  60  centimes  sur  l'hectolitre  de  vin  calculé  à  hO  francs.  Est- 
ce  là  un  allégement  sérieux  qui  puisse  guérir  les  maux  dont  souffre 
l'agricuhure?  il  est  probable  que  la  situation  resterait  la  même  et 
le  trésor  aurait  perdu  d'un  seul  coup  120  millions.  Mais,  je  le  répète, 
il  ne  s'agit  pas  de  la  suppression  totale  de  l'impôt.  M.  Léon  Say  a 
proposé  de  n'en  abandonner  que  le  tiers ,  soit  liO  millions.  Or, 
voit -on  l'effet  de  ces  ZiO  millions  sur  une  production  agricole  de 
8  à  10  milliards?  il  serait  tellement  minime  qu'il  ne  mérite  pas 
qu'on  s'y  arrête.  On  dépense  bien  aujourd'hui  en  moyenne  250 
à  300  francs  pour  mettre  un  hectare  de  terre  en  culture.  Or,  un 
dégrèvement  de  liO  millions  représente  1  fr.  50  par  hectare,  c'est- 
à-dire  1/2  pour  100  à  peu  près  des  frais  de  culture,  et  si  on  sup- 
pose une  production  de  20  hectolitres  de  blé  à  l'hectare,  l'économie 
serait  de  moins  de  10  centimes  par  hectolitre,  et,  à  cette  mesure, 
sans  aucun  elfet  économique,  l'état  perdrait  hO  millions  sans  com- 
pensation aucune.  Si  encore  c'était  un  acte  équitable  et  qu'il  s'agît 
de  redresser  un  tort  vis-à-vis  de  certains  contribuables,  mais  l'équité 
elle-même  proteste  ;  le  dégrèvement  profiterait  à  des  propriétaires 
qui  ont  acheté  leur  terre  en  conséquence  de  l'impôt,  qui  ont  fait 
entrer  celui-ci  dans  leurs  frais  d'acquisition  et  sur  lesquels  la  taxe  ne 
pèse  nullement.  Et  on  viendrait  les  gratifier  d'un  cadeau  auquel  ils 
n'ont  aucun  droit!  Cependant,  depuis  qu'on  a  parlé  d'abandonner 


DÉGRÈVEMENS   ET    AMORTISSEMENT.  155 

ces  bO  millions  sur  le  principal  de  l'impôt  foncier,  cela  est  devenu 
le  mot  d'ordre  des  réclamations  qui  se  produisent  dans  les  comices 
agricoles  et  au  sein  même  des  conseils-généraux.  On  a  demandé 
aussi  la  suppression  de  l'impôt  des  prestations.  On  réclame  contre 
cet  impôt  à  cause  du  souvenir  de  l'ancienne  corvée,  bien  qu'il  n'y 
ait  pas  d'assimilation  sérieuse  entre  les  deux  choses;  au  fond  il  n'est 
pas  une  charge  pour  l'agriculture,  on  peut  d'ailleurs  le  convertir 
en  argent  pour  une  somme  minime  de  A  à  5  francs  au  plus,  et, 
quand  on  veut  l'acquitter  en  nature,  on  le  fait  au  moment  le  plus 
favorable  de  l'année,  sans  qu'il  en  résulte  aucune  souffrance,  et  on 
l'applique  à  l'entretien  des  routes,  c'est-à-dire  h  ce  qui  profite  le  plus 
à  l'agriculture.  L'avantage  qu'elle  en  retire  compense  et  bien  au-delà 
le  sacrifice  qu  elle  s'impose.  Si  on  le  supprimait,  il  faudrait  bien  le 
remplacer  par  d'autres  taxes  qui  seraient  probablement  plus  oné- 
reuses. En  vérité,  quand  on  voit  de  pareilles  réclamations  servir  de 
thème  dans  les  réunions  agricoles  et  être  le  mot  d'ordre  des  reven- 
dications qu'on  espère,  on  est  étonné  de  la  facilité  avec  laquelle  les 
populations  se  laissent  abuser  par  des  mots. 

L'agriculture  souffre,  c'est  incontestable  et  on  se  demande  d'où 
viendra  le  remède  à  ses  souiïrances,  —  car  il  faut  bien  espérer 
qu'elles  finiront;  il  viendra  d'abord  de  récoltes  plus  favorables,  et 
ensuite  d'une  meilleure  direction  donnée  à  ses  travaux,  d'un  chan- 
gement dans  les  cultures,  de  plus  de  capitaux  mis  à  sa  portée  et  de 
quelques  modifications  dans  la  législation  civile.  L'agriculture 
a  surtout  besoin  du  crédit  dont  jouissent  les  autres  industries  et 
dont  elle  a  été  privée  jusqu'à  ce  jour.  Si  elle  arrive  à  l'obtenir, 
on  la  verra  utiliser  aussi  comme  les  autres  industries  les  décou- 
vertes scientifiques  ;  alors  peut-être  elle  prendra  son  essor  et  n'aura 
plus  rien  à  craindre  de  la  concurrence  américaine  ou  de  toute  autre  ; 
mais  lui  promettre,  à  titre  d'encouragement,  pour  compenser  les 
sacrifices  qu'elle  supporte,  un  dégrèvement  de  hO  millions  lorsqu'il 
y  a  peut-être  entre  sa  situation  actuelle  et  celle  qu'elle  devrait  avoir 
pour  être  prospère  une  différence  annuelle  d'un  milliard  ou  deux, 
ce  n'est  pas  sérieux.  Ah!  si  on  proposait  encore  une  grande 
diminution  dans  l'impôt  de  mutation,  cela  mériterait  examen  ;  le 
sacrifice  ne  serait  que  momentané,  l'état  ne  tarderait  pas  à  retrou- 
ver l'argent  qu'il  aurait  abandonné,  par  le  plus  grand  nombre  des 
transactions,  et  ces  transactions  rendues  plus  faciles  mettraient  la 
propriété  territoriale  dans  les  mains  de  ceux  qui  pourraient  le  mieux 
la  faire  valoir.  En  un  mot,  au  lieu  d'un  impôt  très  lourd  qui  immo- 
bilise la  terre  et  la  tient  en  dehors  du  mouvement  de  la  circulation, 
on  aurait  un  impôt  léger,  facile  à  percevoir  et  avec  lequel  il  y  aurait 
moins  de  fraude. 

Dans  un  livre  que  nous  avons  publié,  il  y  a  quelques  années,  sur 


156  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  Question  des  impôts^  nous  avons  dit  qu'aujourd'hui  plus  que  jamais 
les  impôts  devaient  être  considérés  au  seul  point  de  vue  économique, 
la  question  de  la  répartition  étant  secondaire,  et  disparaissant  par 
le  fait  de  la  répercussion.  Un  impôt  est-il  un  obstacle  sérieux  au 
progrès  de  la  richesse,  il  faut  le  supprimer;  ne  l'entrave-t-il  en 
rien,  il  faut  le  conserver.  Tous  les  impôts,  assurément,  sont  une 
charge;  mais  parmi  eux  il  y  en  a  qui  De  sont  réellement  pas  un 
obstacle  au  progrès  de  la  richesse,  qui  s'y  associent  parfaitement 
et  qu'on  paie  sans  s'en  apercevoir;  ce  sont  les  meilleurs  et  les  seuls 
que  dans  un  pays  bien  organisé  économiquement  on  doive  conser- 
ver; il  n'est  pas  difficile  de  les  reconnaître.  Il  y  en  d'autres,  au  con- 
traire, qui  semblent  avoir  pour  but  de  tuer  la  poule  aux  œufs  d'or, 
qui  sont  comme  une  barrière  qu'on  aurait  élevée  à  dessein  pour 
arrêter  le  développement  de  la  prospérité  publique.  Tels  sont,  entre 
autres,  nous  l'avons  déjàdit,  l'impôt  de  mutation  de  6  1/2  pour  100 
qui  exerce  un  effet  désastreux  sur  le  mouvement  de  la  propriété,  et 
celui  de  23  pour  100  qui  frappe  les  transports  à  grande  vitesse  sur 
les  chemins  de  fer.  Ce  dernier  impôt  rapporte  à  l'état  80  et  quelques 
millions.  Mais  ce  qu'il  coûte  à  l'industrie  des  transports,  la  charge 
particulière  dont  il  grève  les  marchandises  et  qui  se  répercute  de  l'une 
sur  l'autre,  sont  choses  incalculables  ;  nous  ne  serons  certainement 
pas  au-dessous  de  la  vérité  en  disant  qu'il  coûte  bien  cinq  fois  plus 
qu'il  ne  rapporte.  S'il  était  abaissé  à  5  pour  100,  l'état  trouverait 
bien  vite  sous  d'autres  formes  la  compensation  de  ce  qu'il  aurait 
perdu.  Voilà  des  impôts  antiéconomiques  qu'on  peut  supprimer  en 
tout  état  de  choses,  parce  qu'ils  nuisent  au  progrès  de  la  richesse  ; 
mais  en  dehors  d'eux,  il  n'y  a  pas  et  il  n'y  aura  pas  de  longtemps 
de  dégrèvement  à  faire.  Nous  devons  conserver  surtout  l'impôt 
foncier  qui,  en  réalité,  n'est  pas  lourd  et  ne  gêne  pas  les  transac- 
tions. Nous  avons  besoin" aussi  de  toutes  les  taxes  de  consomma- 
tion, contre  lesquelles  on  se  récrie  beaucoup,  mais  qu'on  n'a  jamais 
démontré  être  un  obstacle  au  progrès  de  la  richesse.  Ce  à  quoi  il 
faut  songer  aujourd'hui,  c'est  à  l'amortissement. 

II. 

L'amortissement  dans  le  budget  de  1883,  comme  dans  les  bud- 
gets précédons,  consiste  à  rembourser  les  obligations  qui  ont  été 
émises  pour  le  fonds  de  liquidation  et  qui  arrivent  à  échéance.  Il  y  en 
avait  pour  170  millions  en  1883.  Afin  d'alléger  la  situation,  M.  Léon 
Say  proposait  d'en  éloigner  le  remboursement  pour  partie  et  de  n'af- 
fecter que  103  millions  au  remboursement  de  ces  obligations.  La  com- 
mission a  été  plus  sévère  et  a  cru  devoir  ajouter  32  millions,  laissant 
35  millions  à  couvrir  par  la  plus-value  des  recettes.  Ainsi  l'amor- 


DÉGRÈ7EMENS   ET   AMORTISSEMENT.  j  57 

tissemeiît  consiste  à  rembourser  les  obligations  qui  arrivent  à 
échéance  et  il  n'y  a  rien  pour  la  réduction  de  la  dette  perpétuelle. 
On  a  pensé  que  c'était  suffisant  et  on  aurait  plutôt  trouvé  que  c'était 
trop.  M.  Léon  Say,  pour  justifier  la  réduction  qu'il  proposait  dans 
les  remboursemens  à  faire  en  1883,  a  dit  dans  son  premier  discours 
à  la  chambre  des  députés,  que  la  guerre  de  1870  et  les  dépenses 
qui  en  ont  été  la  suite  avaient  coûté  à  la  France  11  milliards  1/2, 
et  que  cependant  notre  dette  publique  ne  s'était  accrue  que  de 
10  milliards,  d'où  la  conséquence  que  nous  aurions  amorti  1  mil- 
liard 1/2  en  dix  ans,  et  il  semblait  résulter  de  ces  paroles  que  nous 
avions  fait  sous  ce  rapport  tout  ce  que  nous  devions  faire.  On  peut 
déjà  répondre  que,  si  nous  avons  amorti  en  dix  ans  1  milliard  1/2, 
nous  sommes  en  train  de  perdre,  et  au-delà,  le  bénéfice  de  cet  amor- 
tissement, car  il  nous  faudra  emprunter  de  nouveau,  pour  conti- 
nuer les  grands  travaux  d'utilité  publique  qui  font  partie  du  pro- 
gramme républicain,  et  nous  aurons  bien  vite  demandé  au  delà 
de  1  milliard  1/2.  La  facilité  qu'on  a  de  recourir  à  l'emprunt,  voilà 
la  plaie  de  notre  situation  financière  ;  quand  on  a  des  embarras, 
au  lieu  de  s'appliquer  à  les  résoudre  par  des  mesures  d'ordre,  soit 
en  réduisant  les  dépenses,  soit  en  les  couvrant  par  des  annuités  à 
court  terme,  on  préfère  liquider  tout  en  une  fois  au  moyen  d'un 
grand  emprunt,  et  c'est  à  recommencer  quelques  années  après.  Il 
est  si  facile  d'emprunter  quand  on  jouit  d'un  certain  crédit!  il  y  a 
tant  de  gens  disposés  à  vous  prêter!  On  trouve  même  des  financiers 
qui  soutiennent  que  la  théorie  de  l'épargne  est  surannée,  bonne 
tout  au  plus  pour  des  particuliers,  mais  que  les  états  ont  mieux  à 
faire  que  d'épargner,  qu'ils  doivent  dépenser  toujours,  seulement 
en  faisant  des  choses  utiles,  et  qu'ils  retrouvent  bien  vite  dans  la  plus- 
value  de  la  richesse  la  compensation  de  leurs  dépenses.  Qu'importe 
que  le  chiffre  de  la  dette  s'accroisse  de  2  à  300  millions  comme 
intérêts  si  vous  avez  une  augmentation  de  5  à  600  millions  dans  les 
revenus  ?  C'est  une  question  de  proportion.  Il  n'est  pas  nécessaire  de 
diminuer  le  fardeau,  il  faut  seulement  augmenter  les  forces  de  ceux 
qui  sont  appelés  à  le  supporter.  Cette  théorie  n'est  pas  nouvelle  et 
elle  a  été  souvent  mise  en  pratique.  La  plupart  des  gouverne- 
mens  se  sont  appliqués  en  effet  à  couvrir  leurs  dépenses  extraor- 
dinaires au  moyen  d'emprunts.  Et  d'emprunts  en  emprunts,  à 
travers  toutes  les  crises  que  nous  avons  subies,  nous  en  sommes 
arrivés  à  une  dette  de  2Î  à  25  milliards,  en  y  comprenant  la  dette 
flottante  et  les  annuités  à  terme.  C'est  la  plus  grosse  qui  existe  dans 
le  monde.  Elle  dépasse  de  beaucoup  celle  de  l'Angleterre  et  des  États- 
Unis  et  représente  en  capital  le  revenu  brut  de  toute  une  année  qu'on 
évalue  en  France  à  25  milliards.  En  présence  d'une  pareille  charge, 
doit-on  dire  que  tout  est  bien  lorsque  le  paiement  des  intérêts  est 


158  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

assuré  et  qu'on  a  pourvu  aux  dépenses  administratives?  Est-ce  là  ce 
qu'on  peut  appeler  l'équilibre  du  budget?  On  ne  devrait  pas  oublier 
que,  dans  un  pays  comme  le  nôtre,  sujet  aux  révolutions  et  exposé  à 
la  guerre,  la  prospérité  est  intermittente  et  qu'elle  éprouve  quelque- 
fois des  temps  d'arrêt  cruels;  nous  l'avons  bien  vu  en  18/i8,  où, 
après  un  règne  qui  avait  été  pourtant  très  ménager  des  deniers 
publics,  le  taux  de  la  rente  tomba  tout  à  coup  à  des  cours  désas- 
treux. Nous  ne  pûmes  pas  rembourser  les  bons  du  trésor,  ni  les 
fonds  des  caisses  d'épargne  ;  il  fallut  les  consolider  et  le  crédit 
public  se  trouva  ébranlé  jusque  dans  ses  racines.  Pendant  la  guerre 
de  1870  encore,  notre  crédit  a  été,  non-seulement  ébranlé,  il  nous 
a  fait  défaut  complètement,  et  on  a  dû  aller  chercher  au  dehors, 
en  Angleterre,  de  très  maigres  ressources  à  un  taux  d'intérêt  exor- 
bitant. Si  à  ce  moment  nous  n'avions  pas  eu  pour  nous  venir  en 
aide  la  Banque  de  France,  notre  désastre  aurait  été  aussi  grand 
financièrement  qu'il  a  été  militairement;  un  an  après  la  guerre 
elle-même,  lorsqu'il  a  fallu  payer  notre  rançon  aux  Prussiens,  on 
a  pu  s'apercevoir  toujours  que  notre  crédit  n'était  plus  ce  qu'il 
avait  été  aux  jours  prospères.  Sans  doute,  il  était  encore  bon,  rela- 
tivement, grâce  à  la  confiance  qu'a  inspirée  immédiatement  le 
gouvernement  réparateur  à  la  tête  duquel  se  trouvait  M.  Thiers, 
Cependant  notre  3  pom*  100  était  tombé  du  taux  de  80  à  celui 
de  54  francs,  et  nous  empruntâmes  5  milliards  à  6  pour  100, 
Notre  crédit  s'est  beaucoup  relevé  depuis  et  il  est  aujourd'hui 
au-dessus  de  A  pour  100.  Mais  il  ne  faudrait  pas  abuser  de 
cette  situation  ;  s'il  arrivait  des  événemens  graves,  le  danger  serait 
autrement  sérieux  avec  une  dette  de  2/i  milliards  qu'avec  une  autre 
de  7  milliards,  comme  en  1848,  et  même  de  13  à  lU  milliards, 
comme  en  1870.  iNous  sommes,  il  est  vrai,  plus  riches  qu'à  ces 
deux  époques,  mais  la  richesse  n'a  pas  quadruplé  depuis  1848  et 
doublé  depuis  1870,  ainsi  que  l'a  fait  la  dette.  Et  puis,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  la  plus  grosse  part  de  cette  richesse  repose 
sur  le  crédit.  Or,  plus  le  crédit  est  étendu  et  plus  il  court  de 
risques.  C'est  comme  une  pyramide  qu'on  élève  trop  haut  pour 
sa  base,  la  moindre  secousse  peut  l'ébranler,  et  Dieu  sait  quelles 
secousses  nous  éprouvons  tous  les  quinze  ou  vingt  ans;  il  faut  des 
assises  bien  solides  pour  y  résister.  Enfin,  à  ce  jeu  de  la  guerre  et 
de  la  révolution,  trop  fréquemment  renouvelé,  les  nations  s'épui- 
sent et  finissent,  non-seulement  par  présenter  moins  de  résistance, 
mais  par  ne  plus  pouvoir  même  réagir.  Tant  va  la  cruche  à  l'eau,  dit 
le  proverbe,  qu'à  la  fin  elle  se  casse.  Nous  n'avons  pas  l'air  de  nous 
douter  des  dangers  qui  peuvent  nous  menacer,  et  nous  marchons 
toutes  voiles  dehors,  comme  si  nous  étions  toujours  assurés  d'avoir 
du  beau  temps  et  de  ne  jamais  rencontrer  de  récifs. 


DÉGRÈVEMENS   ET   AMORTISSEMENT.  159 

Je  le  répète,  notre  premier  devoir  est  de  songer  à  réduire  la 
dette,  et  si  on  veut  juger  de  l'importance  de  cette  question,  on  n'a 
qu'à  voir  ce  qui  se  passe  autour  de  nous.  —  Nous  sommes  tous  les 
jours  témoins  des  efforts  prodigieux  que  font  les  Américains  pour 
éteindre  leur  dette.  Après  la  guerre  de  sécession,  elle  montait  à 
15  ou  16  milliards  et  avait  été  contractée  à  des  taux  d'intérêt 
variables,  dont  le  moindre  était  de  6  à  7  pour  100;  elle  est  déjà 
réduite  de  près  de  moitié,  et  le  taux  d'intérêt  n'est  plus  guère  que 
de  3  1/2  pour  100.  Jamais  on  n'avait  vu  pareil  effort  couronné  d'un 
pareil  succès.  L'efïort  a  été  de  maintenir  des  impôts  qui  ont  donné 
chaque  année  5  à  000  millions  d'excédens  et  d'appliquer  tous  ces 
excédens  à  la  réduction  de  la  dette.  Maintenant  le  succès  a  dépassé 
encore  les  espérances,  car  la  dette  a  diminué,  non-seulement  de 
toutes  les  sommes  qui  ont  été  consacrées  à  la  racheter,  mais, 
plus  encore,  par  suite  des  conversions  successives  que  l'améliora- 
tion du  crédit  a  rendues  faciles,  et  qui  ont  permis  de  substituer  un 
intérêt  plus  bas  à  un  autre  plus  élevé.  Les  Américains  n'avaient 
pas  commis  la  faute  d'emprunter  comme  nous  en  renies  perpé- 
tuelles, ce  qui  rend  le  rachat  onéreux  et  le  remboursement  difficile. 
Ils  avaient  émis  des  bons  à  échéance  rapprochée  et  à  intérêt 
variable.  Aujourd'hui,  à  mesure  que  ces  bons  arrivent  à  échéance, 
ou  ils  les  remboursent  avec  les  économies  qu'ils  ont  de  disponi- 
bles ou  ils  les  convertissent  en  d'autres  bons  portant  un  intérêt 
moindre.  Et  la  différence  n'est  pas  seulement,  comme  dans  nos 
pays  d'Europe,  de  1/2  et  au  maximum  de  1  pour  100,  elle  est  quel- 
quefois de  2  pour  dOO.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  converti  en  h  pour  100 
des  bons  qui,  primitivement,  avaient  été  créés  à  6,  et  en  3  1/2,  les 
bons  à  5  pour  100  ;  de  sorte  que  l'intérêt  de  la  dette  qui  reste  encore 
à.  payer  a  baissé  dans  une  proportion  plus  forte  que  le  capital  lui- 
même.  Mais  capital  et  intérêts  ne  tarderont  pas  à  disparaître.  Chaque 
année,  les  espérances  qu'on  a  pu  former  à  cet  égard  sont  dépassées. 
Il  y  a  deux  ans,  le  président  Hayes  évaluait  à  trente-sept  ans  le 
délai  après  lequel  il  n'y  aurait  plus  de  dette  fédérale  aux  États-Unis  ; 
aujourd'hui,  en  présence  du  résultat  des  deux  dernières  années, 
qui  donnent  à  elles  seules  un  excédent  de  plus  de  1,200  millions» 
on  déclare  hautement  que  le  siècle  ne  se  passera  pas  avant  que 
toute  la  dette  soit  éteinte.  Audaces  fortuna  juvot^  a-t-on  dit  des 
gens  qui  ne  craignent  pas  de  courir  des  risques  pour  chercher  un 
grand  profit.  Les  Américains  ont  été  ces  audaces  en  maintenant  des 
impôts  qu'ils  auraient  pu  abolir  et  dont  ils  n'avaient  pas  besoin 
pour  assurer  l'équilibre  de  leur  budget,  entendu  comme  on  l'en- 
tend chez  nous,  et  la  fortune  les  a  récompensés  outre  mesure.  Le 
taux  de  leur  crédit  s'est  amélioré  à  ce  point  que  tout  leur  est  devenu 
facile.  Avant  la  guerre,  ils  empruntaient  à  6  et  7  pour  100,  et 


160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

c'était  le  taux  minimum  d'intérêt  qui  régnait  entre  particuliers.  Ils 
contraclcnt  une  dette  de  15  milliards,  font  immédiatement  les  plus 
grands  sacrifices  pour  la  rembourser  et  le  taux  de  leur  crédit  monte 
à  3  1/2  et  A  pour  100  en  quelques  années.  Jamais  on  n'avait  fourni 
une  démonstration  plus  éclatante  de  la  vérité  du  proverbe  qu'en 
payant  ses  dettes  on  s'enrichit.  Ce  qu'ils  ont  économisé  et  appliqué 
à  payer  leur  dette  n'est  rien  à  côté  des  autres  avantages  que  leur  a 
procurés  l'amélioration  de  leur  crédit. 

Il  y  a  des  gens  à  courte  vue  qui  ne  voient  dans  l'amortissement 
que  la  somme  qu'on  y  consacre,  et  comme  cette  somme  est  géné- 
ralement peu  considérable  et  difficile  à  obtenir,  on  se  demande  si  le 
bénéfice  qu'on  retirera  de  cet  amortissement  vaut  le  sacrifice  qu'on 
s'impose.  C'est  le  sentiment  à  peu  près  général  dans  notre  pays,  et 
alors  on  se  laisse  aller  à  ne  rien  faire  pour  diminuer  la  dette.  Telle 
n'a  pas  été  non  plus  la  manière  d'agir  des  Anglais.  Ils  n'ont  pas 
certainement  fait  les  efforts  des  Américains,  cela  leur  aurait  été 
d'ailleurs  plus  difficile  qu'à  ceux-ci,  mais  ils  ne  sont  pas  restés 
inactifs,  en  face  de  la  dette  de  20  milliards  qu'ils  avaient  contractée 
pour  lutter  contre  notre  premier  empire  :  ils  l'ont  déjà  par  divers 
procédés  diminuée  de  3  milliards,  et  bien  que  ce  qui  en  reste  ne 
soit  plus  très  lourd  en  raison  de  la  richesse,  qui  a  plus  que  triplé 
depuis  1815,  ils  se  considèrent  cependant  toujours  dans  l'obliga- 
tion de  le  réduire.  Trois  choses  sont  nécessaires,  a  dit  M.  Glad- 
stone dans  l'exposé  de  son  dernier  budget,  pour  avoir  une  bonne 
situation  financière  :  1°  ne  pas  engager  de  dépense  sans  avoir  de 
quoi  y  faire  face  et  même  davantage  (c'est  une  maxime  à  méditer 
par  nos  gouvernans);  2°  en  temps  de  paix,  amortir  la  dette  natio- 
nale; 3°  réduire  les  dépenses  autant  qu'on  le  peut;  et  l'honorable 
ministre  s'accusait  de  ne  pas  avoir  fait  assez  pour  l'amortissement; 
c'était  fort  modeste  de  sa  part  et  montrait  tout  l'intérêt  qu'il  attache 
à  la  question,  car  on  peut  lui  rendre  cette  justice  que  personne  n'a 
fait  plus  que  lui  dans  son  pays  pour  l'amortissement.  11  est  notam- 
ment l'inventeur  de  ce  système  qui  consiste  à  convertir  la  rente 
perpétuelle  en  rente  à  terme  devant  finir  à  une  époque  déterminée 
et  qu'on  appelle  terminable  annuities.  Pour  cela,  il  faut  savoir  s'im- 
poser des  sacrifices  momentanés  et  augmenter  pendant  quelque 
temps  l'intérêt  de  la  dette  afin  de  le  voir  diminuer  tout  à  coup  sensible- 
ment. C'est  ce  qu'a  déjà  fait  M.  Gladstone  par  une  loi  de  1863;  il  a 
converti  certains  fonds  des  caisses  d'épargne  en  terminable  annui- 
ties, calculées  'de  façon  à  reconstituer  le  capital  en  vingt  et  quel- 
ques années.  Cette  mesure,  jointe  au  parti-pris  en  Angleterre 
de  ne  plus  rouvrir  le  livre  de  la  dette  consolidée,  d'émettre  des 
bons  à  terme  et  même  d'augmenter  les  impôts  pour  toutes  les 
dépenses  extraordinaires  y  compris  celles  de  la  guerre,  a  déjà  eu 


DÉGRÈVEMENS   ET    AMORTISSEMENT.  161 

pour  résultat  qu'en  1885,  sur  7,100,000  livres  sterling  d'annuities, 
6  millions  seront  à  expiration.  On  aura  donc  de  ce  chef  une  écono- 
mie annuelle  de  150  millions  de  francs.  Que  faire  de  cette  somme? 
Nous  savons  bien  ce  qu'on  en  ferait  chez  nous  avec  le  laisser-aller 
de  nos  ministres.  On  parlerait  tout  de  suite  de  dégrèvemens  eu  de 
dépenses  extraordinaires.  En  Angleterre,  on  propose  d'en  faire  la 
base  d'une  nouvelle  réduction  de  la  dette  sur  une  échelle  plus  con- 
sidérable encore,  et  on  n'attend  même  pas  l'échéance  de  1885.  Dans 
la  crainte  qu'il  prenne  fantaisie  à  un  nouveau  ministre  d'en  disposer 
autrement,  on  voudrait  engager  dès  à  présent  2  millions  de  livres 
sterling,  sur  les  6  qui  seront  disponibles  en  1885,  à  amortir  un 
nouveau  capital  de  60  millions  de  livres  ou  1  milliard  1/2  de  francs 
en  25  ans.  Et  quant  aux  h  autres  millions  de  livres,  on  leur  don- 
nera probablement  plus  tard  la  même  affectation.  De  sorte  que, 
sans  au.umenter  l'mtérêt  de  la  dette  et,  par  le  seul  fait  de  le  main- 
tenir au  même  chiffre  pendant  un  quart  de  siècle  encore,  l'Angle- 
terre verrait  au  bout  de  ce  temp>  cette  dette  considérablement 
réduite.  Que  l'on  compare  cette  conduite  avec  la  nôtre. 

La  dette,  en  France, s'accroît  sans  cesse;  nous  empruntons  beau- 
coup plus  que  nous  n'amortissons.  On  nous  a  dit  qu'on  avait  depuis 
la  guerre  amorti  1,500  millions,  soit;  mais  comme  on  a  emprunté 
2  milliards  1/2  sous  toutes  les  formes,  la  balance  est  encore  au 
passif  un  accroissement  de  1  milliard.  Et  voyez  combien  notre  ma- 
nière d'agir  est  différente  de  celle  des  Anglais!  Ceux-ci  ne  craignent 
pas  de  charger  le  présent  pour  dégrever  l'avenir;  en  ce  moment 
même,  ils  ajoutent  1  penny  1/2  à  leur  income-tax  pour  payer  les 
frais  de  l'expédition  d'Egypte.  Quant  à  nous,  nous  escomptons  les 
ressources  de  l'avenir  au  profit  du  présent  pour  continuer  les 
dépenses  extraordinaires.  C'est  ainsi  que  M.  Léon  Say  se  fait  rem- 
bourser d'avance  une  partie  de  ce  qui  nous  sera  dû  par  les  chemins 
de  1er.  Et  ce  n'est  qu'à  cette  condition  qu'on  parvient  à  mettre 
péniblement  le  budget  en  équilibre.  On  s'étonne  que  notre  3  pour 
100  reste  à  82  et  83  francs  et  que  la  rente  amortissable  soit  au-des- 
sous du  cours  où  elle  a  été  émise,  lorsque  les  consolidés  anglais 
touchent  le  pair  et  que  les  Américains  sont  tout  près  d'emprunter 
à  3  pour  100.  Il  y  a  là,  en  effet,  une  comparaison  qui  appelle  l'at- 
tention. Sans  doute,  nous  sommes  plus  qu'aucun  autre  peuple  expo- 
sés à  la  guerre  et  aux  révolutions,  et  cela  explique  pourquoi  notre 
crédit  n'a  pas  tout  l'essor  qu'il  devrait  avoir  eu  égard  à  notre  richesse  ; 
mais  on  peut  êire  sûr  pourtant  que,  s'il  y  a  un  écart  aussi  considé- 
rable que  celui  que  nous  venons  de  signaler  entre  notre  crédit  et 
celui  des  Anglais  et  des  Américains,  cela  tient  à  ce  que  nos  finances 
sont  trop  engagées.  On  a  le  sentiment  qu'au  jour  d'une  crise  nous 

TOME  uv.  —  1882.  11 


162  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

serions  livrés  à  de  gravos  embarras.  Il  en  serait  autrement  si  nos 
finances  étaient  plus  libres;  nous  serions  mieux  en  état  de  braver 
toutes  les  évenlualilés.  Avoir  de  bonnes  finances  est  aujourd'hui 
une  nécessité  patriotique  comme  d'avoir  de  bonnes  armées. 

III. 

Voyons  maintenant,  au  point  de  vue  économique,  quel  pourrait 
être  le  résultat  d'un  amortissement  sérieux.  Supposons  qu'il  abaisse 
létaux  du  crédit  de  1/2  pour  100,  qu'il  le  porte  de  Zià3  1/2,  et  cette 
supposition  n'a  rien  d'invraisemblable.  Yoilà  la  rente  qui  monte  aisé- 
ment à  90  ou  92,  au  lieu  de  82  ou  83,  où  elle  reste  stationnaire  ; 
voilà  les  grandes  entreprises  d'utilité  publique  qui  peuvent  emprunter 
à  1/2  pour  100  au-dessous  du  taux  actuel;  voilà  enfin  toutes  les 
transactions  industrielles  et  commerciales  qui  vivent  du  crédit  et  qui 
trouvent  de  l'argent  à  meilleur  compte.  Le  bénéfice  serait  considé- 
rable :  ce  serait  d'abord  une  facilité  plus  grande  donnée  à  la  conver- 
sion du  5  pour  100,  le  3  pour  dOO  aurait  une  plus-value  d'environ 
3  milliards,  et  quant  aux  entreprises  de  chemins  de  fer  et  autres  qui 
ont  à  emprunter  âOO  ou  500  raillions  par  an,  on  peut  voir  tout  de 
suite  le  profit  qu'elles  en  retireraient.  Enfin  l'abaissement  du  taux 
de  l'intérêt  dans  les  transactions  commerciales  réagirait  sur  l'en- 
semble de  la  production  et  ferait  que  telle  indïjstrie  qui  lutte  péni- 
blement contre  la  concurrence  étrangère  se  défendrait  plus  aisé- 
ment. L'agriculture  elle-même  ne  serait  pas  la  dernière  à  s'en 
trouver  bien,  elle  verrait  arriver  à  elle  des  capitaux  qui  lui  man- 
quent aujourd'hui  et  cela  lui  vaudrait  mieux  que  cet  a'iégpment  de 
ho  millions  dans  l'impôt  foncier  qu'on  lui  fait  espérer.  Mais  pour 
cela  il  faut  organiser  un  amortissement  sérieux.  Tout  doit  céder  à 
cette  nécessité;  elle  est  la  clé  de  voûte  de  notre  édifice  financier. 
M.  Thi'-rs  le  sentait  bien  lorsqu'il  demandait,  malgré  les  difficultés, 
d'inscrire  chaque  année  au  budget  200  millions  destinés  à  rembour- 
ser la  Banque  de  France  de  ses  avances  ;  il  n'admettait  pas  qu'on  pût 
discuter  sur  l'^tlUté  de  cette  mesure. 

Maintenant,  comment  oi-ganiser  cet  amortissement?  Là  est  le 
point  délicat  de  la  question.  Toutes  nos  ressources  sont  engagées 
dans  le  présent  et  un  peu  dans  l'avenir;  et  c'est  à  grand'peine 
si,  avec  les  expédiens  qu'on  propose,  on  arrive  à  l'équilibre; 
il  ne  reste  donc  rien  pour  la  réduction  de  la  dette.  Faut-il  faire 
comme  les  Américains  et  demander  à  des  impôts  nouveaux  les 
fonds  nécessaires  pour  combler  cette  lacune?  Nous  n'hésiterions 
pas,  quant  à  nous,  si  nous  n'avions  pas  d'autres  moyens.  Mais, 
grâce  à  Dieu,  quelque  embarrassée  que  soit  aujourd'hui  notre 
situation  financière,  nous  n'en  sommes  pas  encore  réduits  à  cette 


DÉGRÈVEMENS   El'   AMORTISSEMENT.  1(53 

extrémité.  Il  y  a  une  mesure  dont  on  paile  sans  cesse  et  qu'on  ne 
réalise  jamais,  bien  qu'elle  soit  réalisable  depuis  bientôt  trois  ou 
quatre  ans  :  c'est  celle  de  la  conversion  du  5  pour  100.  Il  faudra 
bien  qu'on  l'accomplisse  un  jour  ou  l'autre,  et  quand  on  l'accom- 
plira avec  la  prudence'  et  la  sagesse  nécessaires  en  pareil  cas,  on 
trouvera  là  les  élémens  d'un  amortissement  sérieux.  Dans  un  tra- 
vail que  nous  avons  publié  ici  même  sur  la  question,  il  y  a  déjà 
quelque  temps,  nous  conseillions  de  faire  la  conversion  du  5  pour 
100  en  obligations  3  pour  100  amortissables,  et  comme  nous  avions 
sous  les  yeux  le  type  d'un  3  pour  100  qui  avait  été  émis  pour  les 
grands  travaux  publics  et  qui  devait  être  remboursé  en  soixante- 
quinze  ans,  nous  proposâmes  d'adopter  ce  type  et  de  convertir  ainsi 
les  7  milliards  de  notre  rente  5  pour  100.  11  devait  en  résulter  une 
économie  de  70  millions.  A  ce  moment,  le  3  pour  100  était  à  86 
ou  87,1e  bénéfice  aurait  été  plus  gi  and  qu'aujourd'hui,  où  le  3  pour 
100  n'est  plus  qu'à  83.  C'est  le  malheur  de  notre  gouvernement  de 
ne  savoir  jamais  se  décider  à  temps.  Il  ajourne  toutes  les  mesures 
dont  l'exécution  lui  paraît  difficile,  sous  prétexte  qu'on  trouvera  plus 
tard  des  circonstances  plus  favorables,  et  c'est  souvent  le  contraire 
qui  arrive.  Nous  avons  déjà  signalé  ici  ce  manque  de  prévoyance  à 
propos  d'une  autre  question,  celle  de  la  monnaie.  Si  on  avait 
décidé  que  le  métal  d'argent  ne  serait  plus  qu'une  monnaie  division- 
naire à  l'époque  où  cela  a  été  proposé  très  sérieusement  en  1869,  après 
une  enquête  solennelle,  il  n'en  aurait  coûl;é  que  15  ou  20  millions  au 
plus;  il  en  coûterait  maintenant  150,  et  on  attend  toujours,  comme 
s'il  y  pouvait  avoir  quelque  atténuation  à  la  perte  qu'un  re  !oute.  Il 
est  plus  probable  qu'elle  ne  fera  que  s'aggraver  ;  et  il  faudra  pour- 
tant bien  un  jour  qu'on  s'exécute  coûte  que  coûte.  On  fait  la  même 
chose  pour  la  conversion.  On  nous  disait,  il  y  a  trois  ans,  qu'elle 
n'était  pas  opportune.  Pourquoi  ne  l'était-elle  point?  Ce  n'était  pas 
pour  des  raisons  financières.  Le  5  pour  100  était  à  ilQ  et  117,  le 
3  pour  100  amortissable  à  86  et  la  dette  flottante  n'était  pas  aussi 
chargée  qu'elle  l'est  en  ce  moment.  Elle  était  inopportune,  parce 
que  xM.  Gambetta,  qui  paraissait  alors  le  maître  de  nos  destinées, 
n'en  voulait  pas.  Il  craignait  l'impopularité  qui  en  résulterait,  et 
comme  on  éiaità  la  veille  des  élections,  il  ne  se  souciait  point  de  jeter 
cette  question  en  travers  de  sa  fortune.  Aujourd'hui  on  dit  qu'elle 
est  inopportune,  parce  que  la  situation  financière  n'est  pas  bonne. 
Sera-t-eile  meilleure  dans  un  an?  Cela  est  fort  douteux  et,  dans 
tous  les  cas,  l'incertitude  même  qui  règne  sur  la  question  est  un 
obstacle  à  l'amélioration  de  notre  crédit.  Aussi  nous  voulons  espé- 
rer, malgré  tout,  qu'à  la  première  embellie  qui  aura  lieu  dans  la 
politique  et  les  finances,  le  nouveau  mh)istre,  mieux  avisé  que  ses 
prédécesseurs,  se  hâtera  de  faire  la  conversion.  Et  alors,  nous  inspi- 


164  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rant  des  exemples  fournis  par  les  autres  peuples,  nous  devrons 
consacrer  à  l'amortissement  au  moins  tout  le  bénéfice  qui  en  pro- 
viendra. INous  demanderions  même  quelque  chose  de  plus;  il  nous 
paraîtrait  utile  qu'à  l'imitation  des  Anglais,  on  convertît  successi- 
vement une  partie  de  la  rente  consolidée  en  rente  viagère  ou  à  terme 
et  on  ne  serait  pas  embarrassé  pour  trouver  cette  rente;  la  Caisse 
des  dépôts  et  consignations  nous  la  fournirait  en  aussi  grande  quan- 
tité que  nous  voudrions;  on  pourrait  déjà  commencer  par  conver- 
tir les  1,200  millions  de  rente  qu'on  propose  de  créer,  d'a{)rès  le 
système  de  M.  Léon  Say,  pour  alléger  la  dette  flottante.  Nous  aurions 
ainsi  deux  systèmes  d'amortissement,  le  premier  qui  résulterait  de 
l'emploi  du  bénéfice  annuel  de  la  conversion  et  qui  nous  servirait  à 
rembourser  le  plus  vite  possible  les  nouvelles  obligations,  et  le  second 
qui  serait  alimenté  par  les  ressources  disponibles,  les  excédons  de 
budget,  et  qui  remplacerait  la  rente  perpétuelle  par  des  annuités. 
Cela  nous  serait  d'autant  plus  facile  qu'en  1886,  si  nous  n'en  émet- 
tons pas  de  nouvelles  d'ici  là,  on  verra  la  fin  des  obligations  à  court 
terme,  et  nous  pourrions  avoir  de  ce  chef  150  millions  disponibles, 
De  cette  façon,  nous  marcherions  assez  rapidement  à  la  réduction  de 
la  dette.  Mais,  pour  cela,  il  faut  de  la  résolution  et  savoir  s'imposer 
des  sacrifices  momentanés.  Malheureusement,  ce  n'est  pas  le  propre 
des  gouvernemens  démocratiques;  ils  ont  besoin  d'él)louir  les  yeux 
et,  au  lieu  de  sacrifier  le  présent  à  l'avenir,  ils  sont  plutôt  disposés 
à  faire  le  contraire.  C'est  ainsi  que  nos  budgets  s'accroissent  d'an- 
née en  année  et  que  les  emprunts  succèdent  aux  emprunts.  Pour 
peu  que  nous  continuions  dans  cette  voie,  on  pourra  bientôt  nous 
appliquer  ce  qu'a  dit  M.  de  Laveleye  des  pays  qui  abusent  du  crédit  : 
«  Le  crédit  que  nous  apprenons  à  bénir,   a-t-il  dit,  comme  une 
fée  bienfaisante  qui  multiplie  les  biens  de  l'humanité  est  devenu 
pour  les  populations  (celles  de  l'Orient  et  d'autres  encore)  un  fléau 
pire  que  la  peste  et  la  famine  au  moyen  âge.  Car  celles-ci  étaient  pas- 
sagères et  l'autre  est  permanent.  C'est  l'abus  du  crédit  qui  a  ruiné 
la  Turquie,  l'Egypte,  l'Italie,  l'Autriche,  la  Russie,  tous  les  pays 
dont  les  moyens  de  production   ne  sont  pas  en  rapport  avec  les 
dépenses  exagérées  faites  par  ceux  qui  les  gouvernent.  »  Chez  nous, 
il  est  vrai,  les  moyens  de  production  sont  beaucoup  plus  considé- 
rables que  dans  les  pays  que  nous  venons  de  citer,  mais  les  charges 
sont   aussi  beaucoup  plus   étendues,  et  il  arrive  un  moment  où 
la  richesse  a  beau  être  grande,  elle  ne  suffît  plus.  D'ailleurselie  cesse 
elle-même  de  progresser  par  l'effet  des  charges  qui  l'écrasent. 

On  croit  qu'on  fait  merveille  en  appliquant  une  part  des  dépenses 
extraordinaires  aux  travaux  publics  et  qu'il  n'en  résultpra  jamais 
d'inconvéniens.  On  avait  même  sous  le  second  empire  poussé  cette 
théorie  très  loin.  Lorsqu'on  avait,  par  exemple,  un  excédent  de 


DÉGBÈVEMENS    ET    AMORTISSEiMENT.  165 

recettes  de  50  millions,  soit  dans  le  bndget  de  l'état,  soit  dans 
celui  de  la  ville  de  Paris,  on  proposait  de  faire  immédiatement 
des  dispenses,  non  pour  les  50  millions  seulement,  c'eût  été  trop 
mesquin  et  trop  bourgeois,  mais  pour  le  capital  qu'ils  repré- 
sentaient à  5  pour  100 ,  soit  pour  1  milliard.  On  supposait 
qu'on  aurait  bien  vite  et  au-delà  l'équivalent  de  ce  milliard  dans 
l'augmeulation  de  la  richesse  et  qu'on  ne  serait  pas  embarrassé 
pour  en  payer  l'intérêt.  Cette  théorie  est  absolument  fausse.  Quel 
est  le  premier  effet  de  ces  emprunts,  même  consacrés  à  des  travaux 
d'utilité  publique,  lorsqu'ils  émanent  d'un  état  trop  chargé  de 
dettes?  C'est  d'ékver  le  taux  de  l'intérêt,  et  l'intérêt  payé  par  l'état 
sert  généralement  de  régulateur  dans  les  transactions  privées.  Or, 
aujourd'hui  la  question  du  loyer  du  capital  joue  un  grand  rôle  dans 
les  frais  de  pruduction.  Les  nations  sont  assez  rapprochées  les  unes 
des  autres,  comme  habileté  de  main-d'œuvre  et  comme  organisa- 
tion industrielle;  une  seule  chose  les  sépare  encore  sensi  ilement, 
c'est  la  puissance  et  le  bon  marché  des  capitaux.  Celle  qui  a  l'avan- 
tage sous  ce  rapport  distance  immédiatement  les  autres  sur  les 
marchés  étrangers;  c'est  déjà  et  depuis  longtemps  !e  fait  des 
Anglais,  ce  sera  bientôt  celui  des  Américains,  et  si  par  l'emploi  de 
ce  milliard,  ainsi  emprunté,  on  augmente  le  taux  de  l'intérêt  de 
1/2  pour  100,  toute  la  production  s'en  ressent  et  on  ne  tarde  pas  à 
perdre  plus  que  le  bénéfice  qu'on  espérait.  On  avait  cru  marcher 
en  avant,  on  reste  en  arrière.  Il  y  a  un  prover'je  italien  qui  dit,  — 
et  les  proverbes  sont  la  sagesse  des  nations  :  —  CM  va  jjiano  va 
sano  e  va  lontano.  Oui,  le  progrès  est  illimité,  mais  à  la  condition 
qu'on  ira  doucement  et  qu'à  chaque  pas  fait  en  avant,  on  sera  sûr 
de  ne  pas  être  exposé  à  reculer.  En  voulant  aller  trop  vite,  on  compro- 
met souvent  ce  qu'on  avait  acquis.  L'histoire  est  pleine  d'enseigne- 
mens  de  ce  genre,  et  pour  rester  sur  le  terrain  qui  nous  occupe,  que 
sont  toutes  les  crises  commerciales  et  financières  que  nous  subis- 
sons de  temps  à  autre,  sinon  des  réactions  contre  des  spéculations 
téméraires  et  contre  de  trop  grandes  avances  faites  par  le  crédit? 
Pour  s'eçgnger  sûrement  dans  la  voie  du  progrès,  il  faut  commen- 
cer par  la  débarrasser  des  obstacles  qui  l'entravent  ;  et  un  de  ces 
obstacles,  le  principal  en  ce  moment,  c'est  l'énormité  de  la  dette. 
M.  Jrdes  Ferry,  dans  un  discours  excellent  du  reste,  à  la  di  tribu- 
tion  des  récompenses  de  l'Association  philotechnique,  se  félicitait 
des  progrès  déjà  accomplis  au  point  de  vue  de  l'enseignement  et 
disait  que  la  république  pourrait  bientôt  couf-acrer  600  ou  700  mil- 
lions à  la  diffusion  des  lumières,  soit  350  à  AOO  de  plus  par  an 
qu'aujourd'hui.  C'est  à  merveille!  mais  où  les  prendra-t-elle  si  elle 
veut  en  même  temps  continuer  les  travaux  publics  sur  la  plus 
grande  échelle?  On  ne  les  trouvera  pas  dans  les  ressources  dispo- 


Iî66  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nibles,  puisqu'elles  sont  épuisées;  on  les  demandera  donc  encore  à 
l'emprunt.  Alors  il  n'y  a  plus  qu'à  se  voiler  la  face  et  attendre  le 
dernier  mot  d'une  pareille  politique,  qui  sera  la  banqueroute. 

Un  pape  disait  au  moyen  âge,  en  parlant  des  Français  :  «  C'est 
un  peuple  bien  heureux,  il  fait  des  folies  toute  la  journée,  et  la  Pro- 
vidence les  réjare  pendant  la  nuit.  »  Ilélas!  la  Providence  nous  a 
un  peu  abandonnés  sous  ce  rapport  et  ne  répare  plus  guère  nos  folies; 
c'est  donc  à  nous  de  veiller  à  n'en  pas  faire  ou  à  en  faire  le  moins 
possible.  Or  la  première  folie,  et  la  plus  grande,  ce  sont  ces  dépenses 
extraordinaires  qui,  bien  qu'utiles,  compromettent  nos  finances  et 
notre  crédit  dans  une  mesure  plus  forte  que  le  profit  qu'on  peut  en 
tirer.  11  serait  d'autant  plus  facile  à  l'état  de  s'abstenir  de  ces  dépenses 
que  la  plupart  d'entre  elles  pourraient  être  faites,  je  le  répèle,  par 
l'industrie  privée,  et  le  seraient  plus  économiquement  que  pai 
l'état.  Déjà,  sous  le  deuxième  empire,  on  se  plaignait  que  le  gou- 
vernement intervenait  trop  dans  les  affaires  qui  ne  le  regardaient 
pas,  et  on  accusait  l'empereur  d'être  socialiste.  Qu'était-ce  à  côté 
de  ce  que  nous  voyons  maintenant?  On  n'entend  plus  parler  que  de 
l'intervention  de  l'état  sous  toutes  les  formes  :  il  intervient  pour 
doter  tt  es  largemeit  l'instruction  publique,  au  risque  même  de  por- 
ter atteinte  à  la  liberté  des  citoyens;  il  accorde  des  subventions 
énormes  pour  la  construction  des  chemins  vicinaux  et  des  écoles, 
il  fait  des  chemins  de  fer,  rachète  même  ceux  qui  sont  faits,  il  éta- 
blit des  caisses  de  prévoyance  en  faveur  de  telle  ou  telle  catégorie 
de  citoyens.  Que  ne  fait-il  pas?  Si  on  écoutait  tous  les  projets  qui 
surgissent,  émanant  soit  du  gouvernement,  soit  de  l'initiative  des 
députés,  nous  serions  en  plein  socialisme  d'état;  toutes  les  proposi- 
tions y  conduisent,  et,  à  moins  que  nous  ne  réagissions  avec  vigueur 
contre  une  pareille  tendance,  tout  sera  bientôt  compromis. 

Après  nos  désastres  militaires  de  1870,  une  seule  chose  était 
restée  debout  et  se  montrait  plus  brillante  que  jamais,  c'était 
notre  virtualité  économique  ;  elle  profitait  de  toutes  les  décou- 
vertes de  la  science  et  en  Taisait  des  applications  utiles.  Si  nous 
nous  abaissions  moralement,  nous  nous  relevions  au  moins 
matériellement.  Eh  bien  1  ce  côté  brillant  de  notre  situation,  nous 
sommes  en  train  de  le  perdre,  d'abord  par  notre  obstination  à  mar- 
cher en  arrière  Fur  le  terrain  de  la  liberté  commerciale,  et  ensuite 
par  notre  entraînement  à  dépenser  l'argent  que  nous  n'avons  pas, 
ce  qui  fait  augmenter  notre  dette  outre  mesure,  et  c'est  un  gros 
danger. 


YiGTOR   BONNEr. 


LA 


MÉTÉOROLOGIE  NOUVELLE 


ET      LA 


PRÉVISION    DU    TEMPS 


I.  Annales  du  Bureau  central  météorolorjique  de  France,  publiées  par  M.  E.  Mascart, 
directeur  du  Bureau  central.  7  vol.  in-4°. — II.  Cartes  du  temps  et  avertissemens  de 
tempêtes,  par  M.  Robert  H.  Scott.  Traduit  par  MM.  Zurcher  et  Margollé. —  III.  La 
Météorologie  appliquée  à  la  prévision  du  temps,  pa.r  M.  E.  ]\Iascart.  Paris  1881;  Gau- 
thicr-Villars. 

De  même  que  les  villes  se  transforment  avec  les  années  et  devien- 
nent plus  commodes  et  plus  sûres  à  la  fois  en  faisant  rayonner  du 
centre  aux  extrémités  ces  admirables  services  qu'un  ingénieux  écri- 
vain a  nommés  les  organes  des  cités;  de  même  nous  voyons  le 
globe,  notre  commune  demeure,  devenir  peu  à  pen  plus  habitable, 
à  mesure  que  se  nouent  les  vastes  réseaux  qui  facilitent  les  trans- 
ports, le  commerce  incessant  des  esprits  et  la  transmission  instanta- 
née des  volontés.  La  prédiction  du  temps,  l'annonce  des  tempêtes, 
constitue  un  service  international  de  cet  ordre  :  le  télégraphe  devance 
l'orage  qui  traverse  les  mers  et  engage  les  navires  à  chercher  un 
abri.  Gfite  organisation  ne  date  que  d'hier  et  elle  est  encore  trop 
incomplète,  parce  que  les  hommes  se  décident  difiicilement  à  faire 
la  dépense  des  semailles  et  du  labour  quand  la  moisson  est  à  longue 
échéance. 

En  effet,  il  s'agit  ici  d'une  de  ces  grandes  choses  qui  demandent 
un  long  temps  d'incubation  et  beaucoup  de  sacrifices  avant  de  don- 
ner les  résultats  dont  elles  sont  capables.  La  météorologie  est  res- 
tée pendant  des  siècles  une  science  sans  application  pratique,  parce 
que  le  problème  des  mouvemens  de  l'atmosphère  est  un  des  plus 


168  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

complexes  qu'il  y  ail  et  l'un  de  ceux  qui  exigent  le  concours  d'une 
armée  de  collaborateurs.  La  persévérance  des  observateurs  s'est 
souvent  lassée  autrefois  parce  qu'elle  n'était  soutenue  par  l'espoir 
d'aucune  découverte.  On  avait  d'abord  cru  qu'en  accumulant  les 
observations  journalières  dans  un  même  lieu,  on  finirait  par  y 
démêler  des  périodes  assez  régulières  pour  qu'il  devînt  possible 
de  fixer  le  retour  de  tel  phénouiène  à  une  date  éloignée.  Mais  en 
constatant  que  ces  entassemens  de  chiffres  restaient  stériles,  que 
les  moyennes  seules  revenaient  avec  régularité,  et  que  les  perturba- 
tions ne  paraissaient  obéir  à  aucune  loi,  on  s'est  découragé  et  le 
travail  a  été  arrêté.  11  y  a  seulement  vingt-cinq  ans  que  l'illustre 
Biot,  dans  une  mémorable  séance  de  l'Académie  des  sciences,  crut 
pouvoir  prononcer  une  condamnation  formelle  des  établissemens 
météorologiques,  en  affirmant  que  «  par  le  manque  d'un  but  spécial 
et  par  la  nature  de  leur  organisation,  ils  ne  pouvaient  rien  pro- 
duire, sinon  des  masses  de  faits  disjoints,  matériellement  accuuiU- 
lés,  sans  aucune  destination  d'utilité  prévue,  soit  pour  la  théorie, 
soit  pour  les  applications.  »  Or  déjà  le  jour  était  proche  oii  la  météo- 
rologie, changeant  tout  à  coup  de  méthode  et  de  procédés,  devait 
prendre  rang  parmi  les  sciences  appliquées  auxquelles  est  réservée 
la  sollicitude  des  hommes  d'état. 

Cette  évolution  ne  s'est  pas  toutefois  accomplie  sans  quelque  len- 
teur ni  sans  lutte.  C'est  que,  même  après  avoir  entrevu  la  possibi- 
lité de  la  prédiction  du  temps,  on  se  rendait  difficilement  compte 
de  toute  la  portée  d'une  pareille  innovation.  On  n'a  pas  toujours 
présente  à  r esprit  toute  fétendue  de  l'action  destructive  des  mé- 
téores, et  l'on  ne  se  dit  pas  que  la  grandeur  des  pertes  pourrait  jus- 
tifier de  fortes  dépenses  pour  les  études  qui  nous  fourniront  le 
moyen  de  lutter  contre  les  fléaux.  Quand  les  journaux  annoncent 
un  désastre ,  —  incendie ,  inondation ,  naufrage ,  —  tout  de  suite 
il  y  a  un  magnifique  élan  de  la  charité  publique,  l'argent  afllue  de 
tous  côtés.  Mais,  dans  ces  cas,  l'imagination  est  frappée,  elle  vous 
représente  vivement  les  souffrances  qu'il  s'agit  de  soulager,  et  l'ur- 
gence des  secours  ne  laisse  pas  le  temps  à  la  réflexion  de  contre- 
carrer le  premier,  le  bon  mouvement.  Au  contraire,  lorsqu'il  s'agit 
de  dangers  lointains,  l'appel  ne  s'adresse  plus  au  sentiment,  mais  à 
la  froide  raison;  la  lutte  contre  un  péril  abstrait  n'a  rien  qui  pas- 
sionne, et  l'incertitude  du  succès  refroidit  le  zèle  de  ceux  qui  dispo- 
sent des  destinées  de  la  science. 

Pour  la  France  seulement,  les  pertes  causées  chaque  année  à  la 
fortune  publique  par  le  feu,  la  grêle,  la  gelée,  les  orages  et  les 
inondations,  les  épizooties,  varient  de  200  à  ÙOO  millions  de  francs. 
Les  pertes  résultant  de  la  mortalité  du  bétail  et  celles  qui  sont  occa- 
sionnées par  les  incendies  se  reproduisent  avec  une  certaine  régu- 


LA    MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  169 

larité;  on  les  évalue,  en  moyenne,  à  environ  30  millions  et  hO  mil- 
lions par  an.  Au  contraire,  l'action  destructive  des  météores  se 
manifeste  d'une  manière  assez  capricieuse  :  de  1873  à  1877,  le  chiffre 
des  pertes  attribuées  à  la  grêle  varie  de  /|7  à  152  millions;  la  part 
de  la  gelée  varie  de  15  à  2à7  niillious,  celle  des  inondations  de  6  à 
150  millions.  Ces  chiffres  donneront  au  moins  une  idée  de  l'impor- 
tance relative  des  iléaux  (1).  Pour  la  même  période,  le  chiffre  moyen 
des  naufrages  et  accidens  de  mer  est  de  280  par  an,  et,  une  fois  sur 
deux,  il  s'agit  de  navires  perdus;  je  pense  qu'on  ne  sera  pas  loin 
de  la  vérité  en  évaluant  le  dommage  matériel  à  20  ou  30  millions. 
Pour  l'ensemble  de  tout  s  les  marines,  le  chiffre  des  pertes  est  envi- 
ron dix  fois  plus  fort,  et  l'on  peut  dire  qu'en  moyenne  il  se  perd 
chaque  année  1  ou  2  navires  sur  100.  En  méditant  ces  chiffres, 
on  comprendra  sans  peine  que  les  avertissemens  météorologiques 
destinés  aux  ports  et  à  l'agriculture,  s'ils  contribuent  tant  soit  peu 
à  diminuer  le  nombre  des  sinistres,  constituent  assurément  un  ser- 
vice des  plus  impjrtans. 

I. 

Les  affaires  humaines  sont  tellement  subordonnées  aux  caprices 
du  temps  que  l'idée  de  demander  à  la  science  le  moyen  de  les  pré- 
voir a  dû  se  présenter  de  bonne  heure  aux  esprits  pratiques.  VA,  de 
fait ,  les  notes  laissées  par  Lavoisier  et  qui  ont  été  récemment 
publiées,  prouvent  que  ce  grand  esprit,  aux  vues  lointaines,  s'était 
déjà  sérieusement  préoccupé  de  l'organisation  d'un  système  d'ob- 
servations simultanées  qui  devaient  conduire  à  la  solution  ilu  pro- 
blème. Lavuisier  commence  par  rappeler  une  tentative  qui  avait 
été  faite  par  Borda  et  qui  constitue  le  premier  essai  de  météorolo- 
gie comparée  :  il  avait  fait  observer  pendant  quinze  jours,  aux  mêmes 
heures,  de*  barom^Hres  placés  aux  extrémités  de  la  France,  et  la  dis- 
cussion des  observations  l'avait  amené  h  soupçonner  l'existence  d'une 
corrélation  entre  la  force,  la  direction  des  vents  et  les  variations  du 
baromètre  notées  dans  un  grand  nombre  d:^.  lieux  éloignés  les  uns 
des  autres.  Frappé  de  l'importance  des  résultats  qu'on  pourrait  obte- 
nir en  suivant  le  même  plan,  Borda  proposa  à  quelques  membres  de 
l'Acadéniie  d'entreprendre  en  commun  un  travail  plus  éteuflu  sur  le 
même  objet.  Le  premier  point  était  d'établir,  en  un  grand  nombre 
de  stations  du  globe,  des  baromètres  exacts  et  comparables  entre 
eux;  ily  ent  à  ce  sujet  plusieurs  conférences  auxquelles  assistèrent, 
avec  Lavoisier,  le  chevalier  d'Arcy,  Vandernionde,  Laplace,  Monti- 
gny  et  d'autres  académiciens.  Un  certain  nombre  de  baromètres 

(1)  Annuaie  statistique  de  la  France,  1880. 


170  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

furont  même  distribués,  et  «  quand  on  en  a  lu  la  description,  dit 
M.  Dumas,  rédiieur  des  OEiivrcs  de  Lavoisier,  il  n'est  pas  difficile 
de  s'assurer  que  ([uelques  châteaux  possédaient  encore,  il  y  a  peu 
d'années,  des  instrumens  donnés  par  lui  à  cette  occasion.  » 

En  1852,  K^s  fondateurs  de  la  Société  météorologique  de  France 
disaient,  dans  la  circulaire  qu'ils  adressaient  aux  physiciens  :  «  Avant 
peu,  l'Europe  entière  sera  sillonnée  de  fils  métalliques  qui  feront 
disparaître  les  distances  et  permettront  de  signaler,  à  mesure  qu'ils 
se  pro('uiront,  les  phénomènes  atmos^phériques  et  d'en  prévoir  les 
conséquences  les  plus  éloignées.  »  Cinq  ans  auparavant,  dans  un 
Mémoire  inséré  au  Journal  américain  des  sciences  et  des  arts, 
Redlield  avait  proposé  l'application  du  télégraphe  électrique  à 
l'étude  de  la  propagation  des  tempêtes  :  il  paraît  même  qu'à  partir 
de  1850,  fies  essais  pratiques  ont  été  faits  aux  États-Unis  dans  cette 
direction;  lajïuerre  de  sécession,  par  malheur,  arrêta  ces  tentatives. 
On  voit  que  l'idée  de  cette  nouvelle  application  du  télégraphe  était 
dans  l'air;  mais  il  fallut  un  gros  événement  pour  qu'elle  devînt  une 
réalité. 

Cet  événement,  ce  fut  l'ouragan  qui,  le  ih  novembre  1854,  assail- 
lit les  flottes  alliées  dans  la  Mer-INoire  et  causa  la  perte  du  vaisseau 
le  Henri  IV.  On  constata  que,  le  mêm^^jour,  ou  à  un  jour  d'inter- 
valle, des  coups  de  vent  avaient  éclaté  dans  l'ouest  de  l' Europe,  sur 
l'Autriche,  sur  l'Algérie,  et  il  parut  évident  que  la  tempête  s'était 
propagée  de  proche  en  proche  sur  une  vaste  étendue.  Invité  par  le 
maréchal  Vaillant  à  faire  une  enquête  sur  les  circonstances  du  phé- 
nomène, M.  Le  Verrier  adressa  une  circulaire  aux  météorologistes 
de  tous  les  pays,  les  priant  de  lui  transmettre  les  renseignemens 
qu'ils  auraient  pu  recueillir  sur  l'état  de  l'atmosphère  pendant  les 
joui'nées  du  12  au  16  novembre.  En  réponse  à  cette  circulaire,  on 
reçut  plus  de  deux  cent  cinquante  documens,  dont  la  discussion 
montra  que  la  tempête  avait  traversé  l'Europe  du  nord-ouest  au 
sud-est,  et  que,  s'il  y  avait  eu  un  télécrraphe  entre  Vienne  et  la 
Crimée,  nos  flottes  auraient  pu  être  averties  à  temps  de  l'arrivée  de 
l'ouragan. 

Le  16  février  1855,  M.  Le  Verrier  soumit  à  l'empereur  le  projet 
d'un  vaste  réseau  météorologique  qui  devait  fournir  les  élémens 
d'un  service  régulier  d'avertissemens  maritimes,  et  trois  jours  après, 
le  49,  il  put  déjà  présenter  à  l'Académie  des  sciences  une  carte  de 
l'état  atmosphérique  de  la  France  d'après  les  observations  reçues 
le  même  jour,  à  dix  heures  du  matin  (1).  L'organisation  du  réseau 
français  était  à  peu  près  terminée  en  1856  ;  treize  stations  acires- 

[\)  Celte  carte  avait  été  dressi^e  par  M.  E.  Lia's,  alors  chef  dîs  travaux  mctcorolo- 
giques  à  lObservatoire  de  Paris. 


LA   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  171 

saient  chaque  jour  un  lélt'gramme  météorologique  à  l'Observatoire 
de  Paris,  onze  autres  expédiaient  leurs  observations  par  la  poste. 
Bientôt  aussi  les  pays  voisins  commencèrent  à  contribuer  à  ces 
envois  réguliers.  Vers  la  fin  de  l'année  1857,  on  décida  d'insérer 
ces  documens  dans  le  Diilletin  international,  publication  qui  devint 
quotidienne  à  partir  du  l»"- janvier  1858  et  qui  paraît  régulièrement 
depuis  celte  époque. 

Ces  trois  années  marqueront  dans  l'histoire  de  la  météorologie. 
Quelles  qu'aient  été  les  premières  origines  et  la  filiation  des  idées 
qui  ont  pris  corps  à  celte  époque,  il  faut  convenir  ffue  c'est  Le 
Verrier  qui  a  vraiment  fondé  la  météorologie  télégraphique.  11  a 
fallu  sa  rare  énergie  et  l'indiscutable  autorité  de  sa  parole  pour 
vaincre  les  préjugés,  l'indillérence,  l'inertie,  tous  ces  obstacles 
sans  nombre  que  toute  innovation  rencontre  sur  son  chemin.  11  a 
retracé  lui-même  l'histoire  de  ses  efforts  et  de  ses  luttes  dans  un 
écrit  qui  n'a  reçu  qu'une  publicité  très  restreinte,  mais  dont  nous 
trouvons  de  nombreux  extraits  dans  une  intéressante  élude  de 
M.  Brault,  intitulée  :  Le  Verrier  météorologiste  (1).  On  l'y  voit, 
au  milieu  d'entraves  et  d'ennuis  de  toute  sorte,  avançant  à  pas 
lents.  «  Je  n'avais  songé,  dit-il,  qu'aux  difficultés  inhérentes  à  la 
question  scientifique,  sans  prévoir  les  embarras  de  toute  nature  et 
les  obstacles  qu'on  nous  a.  sans  cesse  opposés  et  contre  lesquels 
aujourd'hui  encore  il  nous  faut  lutter  chaque  jour.  »  Et  il  ajoute 
«  qu'en  disant  ces  choses,  son  but  est  de  l'aire  comprendre,  à  ceux 
qui  ne  s'en  doutent  guère  et  qui  ne  voient  que  les  résultats  d'une 
organisation,  de  combien  d'entraves  les  ennemis  de  tout  progrès 
ont  toujours  soin  de  l'entourer  et  à  quel  prix  on  peut  espérer  en 
triompher.  »  Peut-être  bien  que  l'humeur  acariâtre  et  les  façons 
impérieuses  de  l'illustre  astronome  n'ont  pas  toujoursété  étrangères 
aux  complications  où  il  se  débattait;  cependant  les  résistances  pas- 
sives qui  usent  les  forces  des  inventeurs  sont  un  phénomène  trop 
ordinaire  pour  qu'il  y  ait  lieu  de  s'étonner  de  ses  plaintes. 

Le  Verrier  aflirme  que,  dès  l'année  1857,  il  avait  proposé  au 
ministre  de  la  marine  de  se  servir  du  réseau  météorologique  établi 
pour  suivre  les  tempêtes  à  la  surface  de  l'Europe  et  prévenir  les 
ports  de  l'approche  du  fléau;  diveises  causes, et  surtout  les  hésita- 
tions qu'il  rencontra  au  sein  d'une  commission  nommée  pour  s'oc- 
cuper de  cette  affaire,  retardèrent,  nous  dit-il,  la  mise  à  exécution 
de  son  projet.  Les  premiers  essais  d'avertissement  des  ports  eurent 
lieu  eu  18(50.  En  1857,  les  stations  étrangères  qui  envoyaient  des 
informations  à  l'Observatoire  de  Paris  n'étaient  encore  qu'au  nombre 
de  cinq  (Bruxelles,  Genève,  Madrid,  Rome,  Turin);  mais  le  réseau 

(1)  Annales  du  Bureau  central  météorologique  de  France,  année  1879,  toin&  i. 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  elles  l'ormaient  les  premières  mailles  s'étendit  rapidement  et 
rouvrit  bientôt  toute  l' Europe.  Les  documens  qui  s'accumulaient 
ainsi  étaient  sonniis  à  une  discussion  de  plus  en  plus  approfondie, 
surtout  depuis  que  le  service  météorologique  avait  été  confié  à 
M.  Marié-Davy,  et  dans  le  Bulletin  du  23  novembre  1863  on  trouva 
pour  la  première  fois  une  carte  synoptique  de  l'état  de  l'atmosphère 
à  la  surface  de  l'Europe.  Les  «  cartes  du  temps  »  sont  aujourd'hui 
familières  à  tout  le  monde.  Ce  qui  s'y  voit  de  plus  caractéristique, 
ce  sont  les  courbes  appelées  isobares  ou  lignes  d'égale  pression  : 
elles  réunissent  les  points  où  le  baromètre  atteint  le  même  niveau. 
Des  flèches  empennées  y  indiquent  la  direction  et  la  force  des  vents  ; 
on  y  inscrit  aussi  la  température,  et  des  signes  de  convention  repré- 
sentent l'état  du  ciel  aux  diverses  stations.  C'est  par  l'étude  de  ces 
cartes  qu'on  arrive,  ainsi  que  nous  l'expliquerons,  à  prévoir  les 
perturbations  qui  menacent  nos  côtes. 

En  Angleterre,  les  premiers  essais  d'avertissement  ont  été  fails 
en  1861.  Déjà,  à  la  réunion  de  l'Association  britannique  pour  l'avan- 
cement des  sciences  à  Aberdeen.  en  1859,  une  résolution  avait  été 
adoptée  en  faveur  de  l'organisation  d'un  service  de  cette  nature, 
lin  mois  plus  tard,  la  perte  du  Royal  Charter,  sur  la  côte  d'An- 
glesey.  vint  fournir  un  puissant  argument  aux  partisans  du  service 
projeté.  Au  commencement  de  l'année  1862,  le  système  des  aver- 
tissemens,  tel  qu'il  avait  été  conçu  par  l'amiral  Fitzroy,  se  trouvait 
dérinitivement  établi.  Le  succès  ne  répondit  pas  d'abord  à  l'attente 
du  public;  c'est  que  les  avis  étaient  formulés  d'une  manière  trop 
vague.  L'amiral  lorsqu'il  signalait  une  tempête,  entendait  qu'elle 
pouvait  arriver  pendant  les  soixante-douze  heures  suivantes;  les 
signaux  arborés  le  matin,  étaient  amenés  le  soir,  mais  l'avertisse- 
ment devait  compter  pour  trois  jours,  et  si,  dans  l'intervalle,  la 
situation  s'améliorait,  il  n'y  avait  pas  moyen  d'annoncer  ce  revire- 
ment aux  marins  qui  avaient  été  inquiétés  par  une  fausse  alerte. 
Après  la  m'^rt  de  l'amiral  Fitz'  oy,  survenue  en  1865,  s  n  succes- 
seur, M  Robert  H.  Scott,  a  réosg^nisé  le  service  météorologique 
sur  un  plan  plus  rationnel.  On  n'annonce  plus  que  les  tempêtes 
complètement  déclarées,  et  les  signaux  ne  sont  amenés  que  lorsque 
tout  danger  a  disparu.  Aussi  le  succès  des  avertissem.ns  est-il 
devenu  plus  satisfaisant. 

Gomme  les  bourrasques  se  transportent  en  général  de  l'ouest  à 
l'est,  il  est  clair  que  les  pays  qui  forment  la  rive  orientale  de  l'Atlan- 
tique, —  les  iL'S-Britanniques,  la  France,  le  Potugal,  —  sont  beau- 
coup plus  exposés  que  le  reste  de  l'Europe  à  être  surpris  par  les 
gros  temps.  Une  des  conséquences  de  cette  situation,  c'est  que  les 
avertisseraens  que  le  M eteorologiral  Office  de  Londres  peut  envoyer 
à  Hambourg,  par  exemple,  sont  en  général  plus  sûrs  que  ceux  qu'il 


LA    MÉTÉOROLOGIE    NOUVELLE.  l73 

expédie  aux  côtes  anglaises.  Au  contraire,  la  côte  atlantique  des 
États-ljilis  est  admirablement  située  pour  être  avertie  à  temps  de 
l'approche  d'un  danger  qui  vient  de  l'ouest,  car  les  dépêches  que 
reçoit  le  Bureau  central  de  Washington  permettent  souvent  de 
suivre  un  tourbillon,  pour  ainsi  dire,  d'étape  en  étape  pendant  sept 
ou  huit  jours  avant  le  moment  où  la  côte  peut  être  menacée.  Aussi 
n'a-t-on  pas  hésité,  aux  ttats-Unis,  à  donner  à  la  télégraphie  météo- 
rologique un  développement  en  rapport  avec  les  services  qu'elle  est 
appelée  à  rendre.  La  subvention  que  le  gouvernement  accorde  au 
Signal  Serrice  s'élève  à  1,20: ',000  francs  par  an,  tandis  que  les 
fonds  dont  dispose  le  Meteorulogical  Office  de  Londres  ne  dépas- 
sent pas  (ou  du  moins  ne  dépassaient  pas  il  y  a  quelques  années) 
250,000  francs. 

Le  Signal  Service,  qui  a  été  organisé  par  le  général  Albert  Myer, 
dépend  d'i  ministère  de  la  guerre;  il  est  confié  au  corps  des  offi- 
ciers et  soldats  de  la  télégraphie  militaire.  Le  nombre  des  stations 
disséminées  sur  le  vaste  territoire  de  l'Union  est  de  plus  de  cent, 
auxquelles  s'ajouteiit  les  dix-sept  stations  du  Canada;  les  observa- 
tions sont  envoyées  à  Washington  trois  fois  par  jour.  «  Le  réseau  a 
été  i-i  bien  combiné,  nous  disent  les  auteurs  d'une  intéressante 
monographie  (1),  qu'environ  une  heure  après  le  moment  où  l'ob- 
servation a  été  laite,  une  station  quelconque  connaît  les  données  de 
toutes  les  autres.  L'ob>ervatoire  central  les  résume  au  moyen  de 
courbes  en  une  carte  du  temps  qui  est  rapidement  décalquée  et 
envoyée  dans  les  ports  et  les  centres  de  population  où  leur  connais- 
sance peut  être  utile. Les  probabilités  qui  résultent  de  l'observation 
de  onze  heures  du  soir  arrivent  à  temps  pour  être  publiées  pour 
tout  le  pays  dans  les  journaux  du  matin  et  affichées  dans  les  plus 
petite^  villes  avant  dix  heures  du  matin.  »  Les  pronostics  sont  tou- 
jours accompagnés  d'un  résumé  des  caractères  principaux  du  temps 
et  de  quelques  indications  propres  à  initier  le  pubiic  à  l'esprit  de  la 
méthode  par  laquelle  on  arrive  à  ces  résultats.  C'est  le  meilleur 
moyen  d'intéresser  la  foule  à  ces  travaux  et  de  former  des  adeptes. 
Chaque  année,  le  Signal  Service  publie,  en  outre,  un  rapport  d'en- 
semble sur  les  phénomènes  météoro'ogiques  de  l'année,  où  l'on 
trouve  notamment  de  précieux  détails  concernant  les  tromb^-s,  tor- 
nades et  cyclones. 

Pendant  que  la  télégraphie  météorologique  se  développait  ainsi 
en  Angleterre,  eu  Amérique,  en  Hollande,  où  M.  Buys-Ballot  orga- 
nisait à  son  tour  un  réseau  ayant  Utrcidit  pour  centre,  elle  ne  res- 
tait point  stationnaire  en  France.  Le  Veriier  avait  compris  de  bonne 
heure  l'utilité  des  dépêches  quotidiennes  au  double  point  de  vue 

(1)  Tr.mjes  et  Ci'c'on:s,  par  MM.  Zurcher  e'  Mtrgolléj  Paris,  HacheUe. 


17Û  REVUE    DES   DEUX.   MONDES. 

de  la  sécurité  des  marins  et  de  l'étude  suivie  des  phénoraènes.  Peu 
de  temps  après  qu'il  eut  repris  la  direction  de  l'Observatoire,  dont 
il  était  resté  éloiy:né  pendant  quelques  années,  il  obtint  même  que 
lu  dépèche  détaillée  de  midi  fût  complétée  par  une  seconde  dépêche 
expéiliée  vers  sept  heures  du  soir,  qui  devait  être  particulièrement 
utile  aux  bateaux  pêcheurs.  —  On  sait  que  les  sémaphores  dont 
nos  côtes  sont  garnies  ont  des  signaux  qu'ils  doivent  hisser  cà  leurs 
mâts  suivant  la  teneur  des  dépêches.  Un  cylindre  noir  qui  reste 
en  vue  pendant  vingt-quatre  heures  avertit  les  marins  de  l'approche 
d'une  tempête.  Un  temps  douteux  au  large  est  indiqué  par  un  pavil- 
lon; le  mauvais  temps,  la  mer  grosse  et  une  baisse  marquée  du 
baromètre,  par  un  guidon  ;  une  flamme  annonce  que  le  temps  s'amé- 
liore. En  outie,  on  affiche  dans  les  ports  la  carte  synoptique  du  Bul- 
letin international. 

C'est  en  1876  qu'une  nouvelle  extension  fut  donnée  au  service 
météorologique  en  vue  de  son  application  aux  besoins  de  l'agricul- 
ture. On  conçoit  que  les  avertissemens  destinés  à  nos  campagnes 
diffèrent  beaucoup  de  ceux  que  réclament  les  populations  maritimes. 
Tandis  que  les  marins  ont  surtout  besoin  de  connaître  la  force  et 
la  direciion  du  vent,  les  agriculteurs  ont  intérêt  à  être  prévenus 
de  l'arrivée  des  orages  et  delà  chute  des  pluies.  «  Le  service  agri- 
cole, disait  une  circulaire  de  Le  Verrier,  ne  peut  pas  consister  en 
des  avis  absolus  envoyés  par  l'Observatoire  de  Paris;  il  est  indis- 
pensable que  1-s  avertissemens  généraux  qui  sont  expédiés  aux 
chefs-lieux  des  départemens  y  soient  commentés  par  les  commis- 
sions météorologiques,  en  tenant  compte  des  circcmstances  locales 
et  d'une  étude  attentive,  particulière  aux  différentes  contrées.  » 
Cette  étude  doit  porter  plus  spécialement  sur  la  marche  des  orages, 
la  fréquence  des  grêles,  les  gelées  tardives  de  printemps,  les  inon- 
dations, etc.  Les  premiers  avertissemens  agricoles  furent  transmis, 
en  1876,  à  titre  d'essai,  dans  trois  départemens  seulement  :  le  Puy- 
de-Dôme,  l'fVUier  et  la  Vienne.  Les  résultats  obtenus  dans  cette 
première  campagne  furent  assez  encourageaos  pour  qu'on  s'empres- 
sât de  généraliser  la  mesure,  et,  à  l'heure  qu'il  est,  le  service  fonc- 
tionne dans  tous  les  départemens. 

La  centralisation,  à  l'Observatoire  de  Paris,  du  service  qui  pre- 
nait peu  à  peu  d'aussi  vastes  proportions  avait  cependant  sesincon- 
véniens  qui  <'rappaient  tous  les  yeux,  et  se  conciliait  mal  avec  les 
devoirs  nmltiples  imposés  aux  fonctionnaires  de  cet  établissement, 
C'est  sans  doute  cette  considération  qui  a  motivé,  en  1871,1a  créa- 
tion d'un  observatoire  météorologique  indépendant  à  Montsouris, 
dont  la  direction  fut  d'abord  confiée  à  une  commission  présidée  par 
M.  Char'es  Sainte-Claire-Deville.  Au  mois  de  juin  1872,  l'établisse- 
ment de  Montsouris  fut  rattaché  à  l'Observatoire  de  Paris  et  chargé, 


LA  MÉTÉOROLOGIE  NOUVELLE.  175 

pendant  quelques  mois,  du  service  international  des  avis  météoro- 
logiques, qui  ne  tarda  pas  à  faire  retour  à  l'Observatoire  national, 
aussitôt  que  Le  Verrier  en  eut  repris  la  direction  (février  1873). 
Après  sa  mort  (1877),  la  nécessité  de  détacher  le  service  météoro- 
logique de  r  Observatoire  de  Paris  fut  comprise  par  tous  les  hommes 
au  courant  de  ces  questions,  et  le  décret  du  li  mai  1878  donna 
satisfaction  à  un  vœu  souvent  formulé,  en  créant  le  «  Bureau  cen- 
tral météorologique.  »  Placé  sous  la  direction  d'un  homme  éminent 
que  de  beaux  travaux  sur  diverses  questions  d'optique  et  d'électri- 
cité ont  depuis  longtemps  mis  au  premier  rang  de  nos  physiciens,  le 
Bureau  central  n'a  pas  tardé  à  imprimer  à  la  météorologie  p'atique 
une  vigoureuse  inipulsion.  Il  reçoit  chaque  jour  leso'^ser\aiioiis  de 
cent  vingt  stations  disséminées  à  la  surface  de  l'Europe  et  de  l'Afrique, 
depuis  Bodo,  au  nord  de  la  Norvège,  jusqu'à  Laghouat,  au  sud 
de  l'Algérie,  et  depuis  Moscou  jus  {u'à  la  Gorogne;  le  câ!)le  qui 
relie  le  Brésil  à  l'Europe  a  permis  d'étendre  le  réseau  jusqu'à  l'île 
Madère. 

Les  dépêches  comprennent  les  observations  faites  le  matin  à  sept 
heures  et  la  veille  à  six  heures  du  soir,  concernant  la  pression 
atmosphérique,  la  température,  l'humidité,  la  direction  et  la  force 
du  vent,  l'état  du  ciel,  les   températures  minimum  du  matin  et 
maximum  de  la  veille,  ainsi  que  la  quantité  d'eau  tombée  et.  pour 
les  stations  maritimes,  l'état  de  la  mer.  L'ensemble  de  ces  observa- 
tions est  publié  chaque  jour  dans  le  Bulletin  i)ilernatioii(il  du  Bureau 
central  ■tnétéondogiquc  de  France  sous  forme  de  tableaux  numéri- 
ques et  de  cartes  où  sont  figurées  :  1**  les  iwbarea  ou  courbes  d'égale 
pression  écheli^nnées  de  5  millimètres  eu  5  millimètres;  2" les  courl)es 
qui  réunissent  les  points  où  la  variation  de  pression  depuis  la  veille 
est  la  même;  3°  IfS  isothermes,  ou  courbes  d'égale  température, 
tracées  de  5  en  5  degrés.  Des  flèches  pennées  et  d'autres  sigttes 
particuliers  indi  |uent  sur  ces  cartes  l'état  du  ciel,  la  direction  et 
la  force  du  vent,  l'état  d'agitation  de  la  mer,  les  pluies,  les  chutes 
de  neige,  les  orages.  C'est  par  Tintei  prétation  de  ces  l)iérogIy|jhes 
qu'on  parvient   à  formuler  les  prévisions  que   le  Bureau   central 
adresse  chaque  jour,  à  midi,  à  tous  les  ports  français,  au  nombre 
de  qu<itre-vingt-ciuq.  En  même  temps,  d'autres  averiissemens  con- 
cernant les  probabilités  de  pluie,  de  neige,  d'orages,  de  gelées 
blanches,  etc.,  sont  expédiés  aux  co.-nrnunes  iiui  ont  souscrit  un 
abonnement  annuel,  et  pendant  les  six  mois  d'été  à  celles  qui  se 
contentent  d'un  abonnement   semi -annuel.   La   discussion   d'une 
seconde  série  de  télégrammes  que  les  stations  françaises  transmet- 
tent au  Bureau  central  à  deux  heures  du  soir  et  auxquels  s'ajou- 
tent deux  dépêches  d'Irlande,  permet  de  vérifier  et  de  rectifier  au 
besoin  l'avertissement  du  malin  expédié  aux  ports.  Le  Bulletin  est 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

distribué  le  soir  même  aux  abonnés  de  Paris  et  expédié  dans  les 
départemens  par  les  courriers  du  soir. 

Depuis  un  certain  nombre  d'années,  des  journaux  politiques  {le 
Temps  entre  autres)  ont  pris  l'habitude  de  donner  à  leurs  lecteurs 
une  réduction  des  cartes  du  Bulletin  international,  accompagnée 
d'un  commentaire  où  sont  discutées  les  probabilités  du  lende- 
main. Parmi  les  journaux  de  Londres,  le  Times,  le  Daily  News, 
le  Daily  Telegraph,  publient  également,  soit  une  carte  des  iso- 
bares, soit  un  diagramme  des  variations  du  baromètre.  Ce  sont 
là  de  bonnes  habitudes  qui  familiarisent  le  grand  public  avec  le 
mécanisme  des  prévisions  méthodiques  et  le  mettent  à  même  de 
se  rendre  compte  des  progrès  réalisés  lentement,  mais  sûrement. 

Le  Bureau  central  météorologique  a  dans  ses  attributions  l'étude 
des  grands  mouvemens  de  l'atmosphère,  lesaverlissemensaux  ports 
et  à  l'agriculture,  l'organisation  des  observatoires  météorologiques 
et  des  commissions  régionales  ou  départementales,  la  publication 
de  leurs  travaux  et  l'ensemble  des  recherches  de  climatologie.  Il 
est  assisté  d'un  conseil  composé  de  représentans  des  divers  minis- 
tères et  de  l'Académie  des  sciences  et  qui  doit  se  réunir  une  fois 
par  trimestre  pour  donner  son  avis  sur  les  dépenses  projetées  et 
sur  les  études  à  poursuivre  dans  les  divers  établissemens  qui  res- 
sortissent  au  Bureau  central.  Le  concours  empressé  qu'il  rencontre 
auprès  des  hommes  de  bonne  volonté,  dont  les  commissions  dépar- 
tementales ont  pour  but  de  grouper  les  efforts,  devient  de  jour  en 
jour  plus  précieux.  Leurs  travaux  concernent  la  marche  des  orages, 
de  la  grêle,  la  distribution  des  pluies;  les  cartes  partielles  d'orages 
et  de  pluies  qu'ils  adressent  au  Bureau  central  sont  utilisées  pour  la 
construction  des  cartes  générales.  Une  circulaire  du  ministre  de 
l'instruction  publique  recommande  encore  à  leur  attention  diverses 
questions  qui  touchent  à  l'agriculture  et  à  l'hygiène  :  le  régime  des 
cours  d'eau,  le  développement  des  productions  du  sol,  l'apparition 
des  feuilles  et  des  fleurs  et  la  maturation  des  fruits  sur  les  arbres 
des  forêts  et  sur  les  espèces  les  plus  communes,  l'arrivée  et  le 
déjiart  des  oiseaux  de  passage,  le  développement  des  insectes  nui- 
sibles, les  gelées  de  printemps,  les  endémies,  etc.  M.  Mascait  s'est 
ensuite  attaché  à  réorganiser  les  observations  dans  les  écoles  nor- 
males et  à  compléter  leur  matériel.  Enfin  le  concours  de  la  marine 
a  été  assuré  au  Buieau  central  par  un  arrêté  qui  rend  réglementaires 
à  bord  des  navires  de  l'état  deux  observations  simultanées,  c'est-à- 
dire  correspondant  partout  au  même  instant  physique,  dont  la  pre- 
mière doit  être  faite  à  midi  53  miimtes  du  temps  moyen  de  Paris, 
et  la  seconde  six  heures  plus  tard.  La  plupart  des  compaguirs  de 
paquebots  ont  déjà  recommandé  les  mêmes  observations  aux  capi- 
taines de  leurs  navires,  et  un  grand  nombre  de  stations  continen- 


LA   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  177 

taies  font  également  au  moins  l'une  de  ces  deux  observations. 
Les  publications  du  Bureau  central  météorologique,  en  dehors 
du  Bulletin  quotidien,  forment  déjà  une  imposante  collection  de 
volumes  qui  renferment  des  mémoires,  des  tableaux  numériques, 
et  de  nombreuses  planches.  Elles  continuent  les  belles  publications 
que  l'Observatoire  de  Paris  avait  entreprises  avec  le  concours  de 
l'Association  scientifique  de  France.  Désireux  d'agrandir  le  champ 
de  ses  informations ,  Le  Verrier  avait  demandé  que  les  registres 
météorologiques  tenus  en  mer,  conformément  aux  conclusions  de 
la  conférence  internationale  de  Bruxelles,  fussent  envoyés  à  l'Obser- 
vatoire de  Paris  pour  servir  de  base  à  une  étude  plus  approfondie 
des  tempêtes  qui  traversent  l'Atlantique.  Les  documens  afîluèrent, 
et  bientôt  M.  Marié-Davy  put  commencer,  avec  M.  Sunrel,  la  con- 
struction d'une  série  de  cartes  synoptiques  allant  des  côtes  de 
l'Amérique  à  l'Europe  et  jusqu'aux  monts  Ourals.  Ce  grand  travail, 
continué  pendant  quelque  temps  par  M.  Baille,  a  fourni  les  élé- 
mens  de  V Atlas  des  mouvemens  généraux  de  V atmosphère,  qui 
comprend  six  mois  de  l'année  1864  et  toute  Tannée  1865.  Aban- 
donnée en  France,  cette  publication  a  été  d'abord  reprise  partiel- 
lement par  M.  Mohn,  à  Christiania,  puis,  sur  une  échelle  plus  res- 
treinte, par  le  capitaine  Hoffmeyer,  directeur  de  l'observatoire 
météorologique  de  Copenhague.  Les  documens  recueillis  et  discu- 
tés par  les  administrations  départementales  ont  permis  de  publier 
ensuite  V Atlas  des  orages  de  Vannée  iS65,  et  une  série  d'Atlas 
météorologiques,  comprenant  une  période  de  dix  années  (1866- 
1876).  Les  Annales  du  Bureau  central  rnétéorolonique  de  France, 
qui  forment  la  suite  de  ces  pubUcaiions,  renferment  l'ensemble  des 
observations  françaises,  des  rapports  détaillés  sur  les  orages  de 
chaque  année ,  des  revues  climatologiques  mensuelles  et  des 
mémoires  concernant  diverses  questions  spéciales ,  dus  aux  chefs 
de  service  (M\I.  Fron,  Angot,  L.  Teisserenc  de  Bort)  et  à  d'autres 
collaborateurs  autorisés.  En  parcourant  ces  travaux,  on  peut  se 
convaincre  que  les  bases  sur  lesquelles  repose  la  prévision  du 
temps  deviennent  chaque  jour  plus  larges  et  plus  solides. 

IT. 

Si  l'on  songe  à  toutes  les  causes  qui  troublent  sans  cesse  l'équi- 
libre de  l'atmosphère,  on  ne  pourra  s'étonner  de  Ti-iconstance  de 
ses  mouvemens,  et  l'on  sera  tenté  de  se  demander  si  ce  n'est  pas 
poursuivre  une  chimère  que  de  chercher  à  en  découvrir  les  lois. 
Et  pourtant,  au  milieu  de  cette  apparente  complication,  un  certain 
nombre  de  faits  connus  et  bien  constatés  se  présentent  comme  des 
TOME  uv.  —  iss^ii  12 


178  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

repères  où  pourront  s'appuyer  les  recherches,  et  nous  prouvent 
que  la  règle  n'est  pas  absente  de  ces  luttes  confuses  des  élémens. 
Les  vents  alizés,  ces  vents  d'est  dont  le  souille  persistant  causa  tant 
d'elTfoi  aux  compagnons  de  Christophe  Colomb,  incpiiels  de  leur 
retour,  voUà  déjà  un  de  ces  phénomènes  où  se  trahit  le  jeu  régulier 
d'un  enchaînement  de  causes  et  d'effets  abordable  au  calcul. 
Ajoutons-y  les  contre-alizés,  qui  soufflent  en  sens  contraire  dans  les 
hautes  régions  de  l'atmosphère,  comme  le  prouve  le  mouvement 
des  nuages  et  comme  l'ont  constaté  directement  les  voyageurs  qui 
ont  liait  l'ascension  du  pic  de  Ténôriffe,  —  et  nous  ne  pourrons  plus 
douter  de  l'existence  d'une  circulation  des  vents,  assujettie  à  des 
lois  simples  que  nous  finirons  par  connaître  un  jour  complète- 
ment. 

Il  y  a  deux  siècles  que  Halley  a  indiqué  les  causes  générales  de 
cette  circulation  almosphéi  ique  :  d'une  part,  l'action  de  la  chaleur 
solaire  qui,  en  dilatant  l'air  des  tropiques,  provoque  un  échange 
continuel  entre  l'équateur  et  les  pôles  ;  de  l'autre,  la  rotation  de  la 
terre,  qui  fait  dériver  vers  l'ouest  les  courans  qui  vont  des  pôles  à 
l'équateur,  et  vers  l'est  les  courans  de  retour.  Cette  déviation  des 
vents,  que  l'on  peut  considérer  comme  une  preuve  tangible  delà 
rotation  de  la  terre,  est  la  conséquence  de  l'inégalité  des  vitesses 
absolues  des  différens  parallèles  :  un  point  situé  sous  l'équateur  est 
emporté  dans  la  direction  de  l'est  avec  une  vitesse  de  1,660  kilomè- 
tres à  l'heure,  tandis  qu'à  la  latitude  de  60  degrés  (latitude  de  Saint- 
Pétersbourg)  la  vitesse  de  rotation  n'est  que  de  83!'  kilomètres,  et 
il  en  résulte  que  Tair  qui  arrive  des  hautes  latitudes,  animé  d'une 
vitesse  de  rotation  relativement  faible,  reste  en  arrière  et  dérive 
vers  l'ouest,  tandis  que  celui  qui  reflue  de  l'équateur  vers  les  cercles 
polaires  est  toujouis  en  avance  sur  les  parallèles  qu'il  traverse  et 
dérive  vers  l'e.-t.  C'est  ainsi  que  naissent  les  alizés,  vents  du  nord- 
est  pour  notre  hémisphère  et  vents  de  sud-est  pour  l'hémisphère 
opposé,  et  souvent  même  vents  d'est  dans  le  voisinage  de  la  zone 
des  calmes  qui  les  sépare.  C'est  encore  ainsi  que  s'expliquent  les 
contre-alizés,  —  vents  de  sud-ouest  et  de  nord-ouest,  —  qui,  des- 
cendus des  hautes  régions  de  l'atmosphère,  soufflent  à  la  surface  du 
sol  dans  les  laiitudes  tempérées* 

]\Iais  comment  se  forment,  sous  l'influence  du  soleil  tropical,  ces 
deux  systèmes  de  courans  superposés?  La  théorie  qui  a  cours  depuis 
Halley  veut  que  la  zone  équatoriale,  chauffée  par  les  rayons  solaires, 
joue  le  rôle  d'un  vaste  foyer  d'appel  où  s'élèvent  incessamm-ni  des 
colonnes  d'air  raréfié  qui  se  déverse  ensuite  au  sud  et  au  nord.  C'est 
ainsi  que  le  tirage  qui  s'établit  dans  une  cheminée  entraîne  de  bas 
en  haut  les  masses  d'air  qui  viennent  s'y  engouffrer.  On  sait  aussi 
qu'en  ouvrant  une  porte  qui  sépare  une  chambre  chaullée  d'une 


LA    MÉTÉOROLOGIE    NOUVELLE.  179 

chambre  froide,  on  détermine  deux  courans  opposés,  car,  en  bas, 
la  flamme  d'une  bougie  est  entraînée  vers  la  pièce  chaude  et  en 
haut  vers  la  pièce  froide.  On  peut  donc  faire  tous  les  jours  une 
expérience  qui  réalise  en  petit  le  phénomène  des  courans  con- 
traires, et  les  physiciens  s'en  sont  tenus  à  cette  démonstration,  qui 
semble  sans  réplique;  mais  pourquoi  n'a-t-on  jamais  constaté  sous 
les  tropiques  ce  mouvement  ascensionnel  de  l'air  dont  on  parle  tou- 
jours comme  d'un  fait  avéré?  Un  météorologiste  distingué,  M.  Tarry, 
a  proposé  d'étudier  les  courans  ascendai's  à  l'aide  de  girouettes 
d'une  forme  spéciale,  semblables  aux  banderoles  qui  sont  placées 
au  haut  des  mâts;  M.  Faye  a  fait  observer  à  ce  propos  que  les 
flammes  d'ordre  ou  d'armement  de  nos  navires  auraient  déjà  fait 
reconnaître  cent  fois  de  tels  courans  s'ils  existaient. 

Il  y  a  là  évidemment  une  difficulté  à  laquelle  se  heurte  la  théorie 
du  tirage  équatorial,  et,  en  attendant  que  l'existence  des  courans 
ascendans  soit  démontrée  par  l'observation,  il  me  paraît  plus  ration- 
nel d'admettre  avec  M.  Faye  que  les  vents  permanens  «ont  dus  au. 
soulèvement  des  couches  supérieures,  qui  est  la  conséquence  immé- 
diate de  la  dilatation  des  couches  voisines  du  sol,  gonflées  par  la 
chaleur.  L'équilibre,  troublé  par  cet  exhaussement  local  des  cou- 
ches de  niveau,  tend  à  se  rétablir  par  l'écoulement  de  l'air  vers  les 
régioDs  plus  froides;  mais,  ces  régions  ayant  reçu  en  surcharge  la 
masse  d'air  dont  la  région  centrale  se  trouve  allégée,  leurs  couches 
inférieures  tendront  à  prendre  un  mouvement  inverse,  et  il  en  résul- 
tera des  courans  dirigés  vers  l'équateur.  C'est  pour  la  même  raison, 
comme  l'a  fait  remarquer  M.  L.  Teisserenc  de  Bort,  que  souvent 
le  baromètre  tombe  en  même  temps  que  la  température  s'élève, 
et  alors  le  vent  marche  du  lieu  le  plus  froid  vers  le  lieu  le  plus 
chaud.  Ce  phénomène  est  très  apparent  dans  le  régime  des  vents 
particulier  à  l'Espagne. 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  de  ces  explications  théoriques,  les  cou- 
rans permanens  qui  forment  les  alizés  et  les  contre-alizés  existent. 
Ils  ne  sont  pas  tout  à  fait  aussi  réguliers  que  le  veut  la  théorie  un 
peu  sommaire  que  nous  venons  de  rappeler  :  leurs  allures  sont  mo- 
difiées par  des'" circonstances  locales,  surtout  dans  le  voisinage  des 
côtes,  et  la  zone  des  calmes  équatoriaux  qui  les  sépare  se  déplace 
et  oscille  avec  les  saisons.  Enfm  il  est  clair  qu'on  ne  peut  concevoir 
un  échange  régulier  d'air  entre  l'immense  région  intertropicale  et 
les  parallèles  de  plus  en  plus  rétrécis  des  hautes  latitudes;  les  deux 
circuits  principaux  doivent  être  renfermés  dans  une  zone  limitée 
par  des  latitudes  moyennes  où  les  courans  supérieurs,  les  contre- 
alizés,  se  rapprochent  du  sol.  11  est  diffîi'ile  de  se  faire  une  idée  nette 
de  la  manière  dont  s'opère  cette  inversion,  cette  descente  des  cou- 
rans supérieurs  de  retour,  qui  sont  pour  nous  des  vents  de  sud- 


1?^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ouest,  et  les  traités  de  météorologie  ne  donnent  à  ce  sujet  que  des 
explications  enribarrassées  et  confuses.  Une  complication  nouvelle  naît 
du  renversement  pr^riodique  des  vents  réguliers  qui  constiuie  les 
mojissons  de  l'Océan  indien  et  de  quelques  autres  régions  du  globe. 

Ne  serait-il  pas  possible  de  mieux  coordonner  tant  de  laits  épars  et 
d'en  tirer  une  théorie  générale  des  grands  mouvemens  d^;  l'atmo- 
sphère qui,  du  même  coup,  fît  entrevoir  l'explication  de  ces  acci- 
dens  que  nous  appelons  tempêtes?  C'est  le  problème  qu'a  tenté  de 
résoudre  VI.  de  Tastes  dans  une  remarquable  élude  sur  la  Théorie 
de  la  ciradation  at  tiOfipkêriqiie,  que  l'on  trouve  dans  le  t.  iv  des 
Aiviales  du  Bureau  central  météorologique  {année  1879).  Pour  M.  de 
Tastes,  les  mouvemens  verticaux  qui  ont  lieu  dans  la  mince  enve- 
loppe aérienne  du  globe  peuvent  être  négligés,  et  il  suffit  de  con- 
sidérer les  mouvemens  tangentiels  à  la  surface,  qui  n'ont  d'autre 
cause  que  l'inégale  densité  de  l'air  froid  du  pôle  et  de  l'air  chaud 
des  tropiques,  d'où  résulte  une  tendance  au  mélange.  Si  la  surface 
terrestre  était  homogène,  il  n'y  aurait  aucune  raison  pour  que  les 
courans  par  lesquels  s'accomplirait  le  mélange  s'établissent  suivant 
des  méridiens  déterminés  :  ils  s'entre-croiseraient  dtns  une  extrême 
confusion,  comme  nous  voyons  les  fil-:  ts  ascendans  et  les  filets  des- 
cendans  se  croiser  dans  un  liquide  chauffé  pai-  le  bas.  Mais  la  nature 
particulière  des  surfaces  que  ces  courans  efTleuient  détermine  des 
lignes  d'élection  que  les  courans  directs  et  les  courans  de  retour 
sont  forcés  de  suivre,  et  il  se  forme  ainsi  un  certain  nombre  de 
circuits  fermés,  analogues  aux  courans  marins,  avec  lesquels  ils 
coïncident  en  partie.  C'est  la  distribution  des  terres  et  des  mers 
qi]!  règle  cette  circulation  complexe  des  eaux  et  des  vents. 

Quelle  que  soit  la  cause  qui,  à  l'origine,  ait  fait  naître  le  gidf- 
stream,  ce  fleuve  aux  rives  liquides  existe,  et  la  configuration  même 
du  bassin  de  l'Atlantique  lui  trace  le  lit  où  il  coule  aujourd'hui. 
L'air  qui  repose  sur  ces  eaux  tièdes,  échauffé  parleur  contact,  forme 
une  longue  traînée  de  gaz  chauds  et  dilatés  qui,  pour  ainsi  dire, 
sert  d'amorce  au  mouvement  de  translation  de  l'air  dilaté  des  tro- 
piques vers  les  régions  polaires,  et  constitue  un  véritable  gulf- 
stream  aérien.  «  Or,  celui-ci  n'étant  pas  arrêté,  dit  M.  de  Tastes, 
comme  son  congénère  liquide,  par  îa  barrière  des  continens,  après 
avoir  abordé  nos  côtes  occidentales,  continue  sa  marche  vers  l'est 
à  travers  le  nord  de  l'Europe,  où  il  condense  sous  forme  de  pluie  ou 
de  neige  les  vapeurs  dont  il  est  saturé  et  qui  sont  comme  son  certi- 
ficat d'origine,  entretient  l'abondance  des  eaux  dans  les  innombra- 
bles lacs  de  la  Suède,  de  la  Finlande  etdela  Russie  septentrionale,  et 
amorce  à  son  tour  les  courans  de  retour  des  régions  polaires  vers 
l'équateur;  il  revient  vers  le  sud,  à  travers  l'Europe  orientale,  sous  la 
forme  d'un  vent  sec  et  froid  qui  imprime  à  ces  régions  leurs  caractères 


LA    MÉTÉOROLOGIE    NOUVELLE.  181 

niétéoi'ologifjups  dominans.  »  A  mesure  qu'il  se  rapproche  de  l'équa- 
teur,  il  se  réchauffe,  et  devenu  vent  de  nord-est  dans  l'Afrique  tro- 
picale, il  contribue  à  la  stérilité  des  déserts  qu'il  traverse.  H  repa- 
raît enfui  sur  la  côte  occidentale  de  l'Afrique  et  complète  ainsi  un 
vaste  circuit,  délimitant  une  aire  centrale  où  règne  un  calme  relatif 
et  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec  la  a  mer  de  Sargasses»  de  l'Atlan- 
tique. Cette  conooplion  d'un  fleuve  aérien  presque  circulaire  qui 
suit  en  partie  le  cours  du  gidf-strcam,  s'accorde  assez  bien  avec  ce 
que  nous  savons  du  régime  des  vents  dans  notre  hémisphère.  Elle 
semble  également  propre  à  expliquer  toutes  les  allures  des  bour- 
rasques qui  nous  atteignent.  En  effet,  sur  la  rive  gauchie  de  ce 
fleuve,  qui  est  la  rive  concave,  où  le  courant  a  le  plus  de  vitesse,  il 
doit  se  produire  des  tourbillons  analogues  à  ceux  que  nous  obser- 
vons dans  les  eaux  courantes  quand  la  nature  des  terrains  les  force 
à  décrire  une  courbe.  Dans  ces  tourbillons,  l'eau  tourne  avec  rapi- 
dité comme  tournerait  une  roue  horizontale  assujettie  à  rouler  sur 
la  rive  dans  la  direction  du  courant  ;  pour  la  rive  gauche  de  notre 
fleuve  aérien,  le  sens  de  cette  rotation  serait  inverse  de  celui  des 
aiguilles  d'une  montre,  et  c'est  là  précisément  le  sens  de  la  rotation 
des  tempêtes  qui  traversent  l'Atlantique  ou  notre  continent  en  suivant 
des  routes  dirigées  d'un  point  compris  entre  le  sud-ouest  et  le  nord- 
ouest  vers  un  point  compris  entre  le  nord-est  et  le  sud-est.  Le  fleuve 
circulaire  de  M.  de  Tastes,  cet  anneau  formé  par  l'alizé  et  le  contre- 
alizé  de  l'hémisphère  nord,  peut  donc  aussi  rendre  compte  de  l'ori- 
gine des  bourrasques  et  des  ouragans.  Toutes  les  vicissitudes  de  nos 
climats  dépendent  des  oscillations  qui  déplacent  le  lit  de  ce  fleuve, 
et  c'est  par  l'observation  attentive  de  ces  fluctuations  que  l'on  par- 
viendra sans  doute  à  prévoir  le  caractère  des  saisons. 

Le  bassin  du  Pacifique  nord  renferme  un  circuit  analogue,  mais 
plus  vaste  et  moins  bien  dessiné  que  celui  de  l'Atlantique.  Amorcé 
par  le  kiœo-niivo  (courant  noir)  des  côtes  du  Japon,  le  fleuve  aérien 
suit  la  courbe  formée  par  les  Kouriles,  les  Aléoutiennes  et  la  pres- 
qu'île d'Aliaska,  côtoie  l'Orégon  et  la  GaUfornie,  alimente  de  ses 
vapeurs  condensées  les  grands  lacs  de  l'Amériffue  du  Nord,  redes- 
cend à  travers  la  vallée  du  Mississipi  vers  le  golfe  du  Mexique,  où 
il  produit  ces  norte  si  connus  des  marins,  et  reparaissant  sur  le 
Pacifique  sous  le  nom  d'alizé,  va  rejoindre  le  courant  équatorial  qui 
complète  le  circuit.  En  suivant  ce  tracé  sur  une  carte,  on  remar- 
quera que  la  branche  descendante  du  circuit  du  Pacifique  est  assez 
voisine  de  la  branche  montante  du  circuit  atlantique  ;  elles  sont 
exposé«=^s,  d.ms  leurs  fluctuations,  à  se  mettre  en  contact  et  à  réali- 
ser les  circonstances  favorables  à  la  for. nation  des  tornades  et  des 
cyclones,  si  fréquens  dans  ces  parages.  Là  évidemment  est  la  source 
des  tempêtes  qui  désolent  les  régions  tempérées. 


182  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Dans  l'hôinisphère  austral,  M.  de  Tastes  retrouve  deux  circuits 
analo^'ues,  qui  sont  comme  les  contre-parties  des  deux  grands  cir- 
cuits de  l'hémisphère  boréal,  mais  dont  les  contours  ont  moins 
d'ampleur.  Remarquons  maintenant  que,  dans  les  branches  équato- 
riales  de  tous  ces  circuits,  le  courant  marche  toujours  de  l'est  à 
l'ou'^st,  pour  se  diriger  ensuite  vers  les  pôles  ;  il  s'ensuit  que  la 
circulation  générale  a  lieu  en  sens  inverse  dans  les  deux  hémisphères. 
Ou  s'explique  ainsi  pourquoi  le  sens  du  mouvement  giratoire  des 
tourbillons  qui  parcourent  ces  fleuves  aériens,  invariable  pour  chaque 
hémisphère,  n'est  pas  le  même  au  nord  et  au  sud  de  l'équateur. 
Sur  l'hémisphère  sud,  les  cyclones  tournent  toujours  de  gauche  à 
droite,  comme  les  aiguilles  d'une  montre,  et  sur  l'hémisphère  nord 
de  droite  h  gauche.  C'est  bien  le  sens  que  la  théorie  assigne  à  la 
rotation  de  tourbillons  qui  se  forment  dans  les  conditions  indiquées. 

Dans  la  partie  sud  de  la  mer  des  Indes,  on  constate  encore  des 
traces  de  courans  analogues  ;  mais  la  configuration  de  l'hémisphère 
austral,  où  domine  l'élément  liquide,  empêche  les  circuits  de  s'ac- 
cuser aussi  nettement  que  sur  l'hémisphère  boréal.  Il  semble  que 
des  dérivations  issues  de  ces  circuits  se  confondent  sur  la  mer  libre 
qui  fait  le  tour  du  continent  antarctique  et  y  produisent  un  courant 
continu  dans  le  sens  même  de  la  rotation  du  globe.  Pour  compléter 
cette  esquisse,  il  nous  reste  à  parler  de  l'Asie;  cet  immense  conti- 
nent est  soumis  à  un  régime  tout  spécial  :  au  sud,  les  moussons  ; 
au  nord,  le  type  achevé  du  climat  excessif,  presque  entièrement  sous- 
trait à  l'action  modératrice  des  vents  marins.  Enfin  le  pôle  nord  est 
le  centre  d'une  région  à  part  où  l'air  n'est  animé  d'aucun  mouve- 
ment de  sens  constant,  sorte  de  banquise  aérienne,  incessamment 
entamée  par  les  assauts  que  lui  livrent  les  ondes  des  deux  grands 
circuits  qui  la  côtoient.  Les  cartes  du  Bulletin  international  et 
celles  que  publie  le  Signal  Office  montrent  d'ailleurs  que  ces  deux 
courans  se  bifurquent  assez  fréquemment  devant  les  promontoires 
formés  par  les  aires  de  hautes  pressions  de  l'Asie  et  de  l'Amérique 
septentrionale,  et  que  les  branches  dérivées  qui  atteignent  les  côtes 
sibériennes  et  le  Haut-Canada  constituent  un  courant  continu  mar- 
chant de  l'ouest  à  l'est,  comme  celui  des  mers  australes. 

Cette  nouvelle  théorie  de  la  circulation  atmosphérique,  que  je 
viens  de  résumer  brièvement,  semble  s'adapter  mieux  qu'aucune 
autre  aux  faits  observés.  Conmie  le  fait  remarquer  M.  de  Tastes 
lui-même,  elle  laisse  entièrement  de  côté  les  mouvemens  secon- 
daires dus  à  des  circonstances  locales,  comme  les  brises  de  terre 
et  de  mer  qui  régnent  dans  le. voisinage  des  côtes,  des  vents  par- 
ticuliers aux  pays  de  montagnes,  etc.  Elle  ne  tient  nul  compte 
non  plus  des  courans  ascendans  ou  descendans,  qui  jouent  un  si 
grand  rôle  dans  la  théorie  ordinaire  fondée  sur  l'hypothèse  des  cen- 


LA.   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE  183 

très  d'aspiration.  Mais  il  ne  serait  probablement  pas  très  difficile  de 
la  compléter  de  manière  à  y  faire  rentrer  ions  les  faits  provisoire- 
.  ment  laissés  en  dehors  de  son  canevas.  11  importerait  notamment, 
—  et  je  m'étonne  que  M.  de  Tastes  ne  l'ait  point  essajé,  —  de  la 
concilier  avec  l'existence  indubitable  des  courans  supéri<'urs,  qui 
ont,  en  général,  plus  de  vitesse  et  de  violence  que  les  vents  de  sur- 
face, comme  le  prouvent  les  observations  faites  au  sommet  du  pic 
de  Teyde,  dans  l'île  de  Ténciifle,  et  celles  qui  se  font  journellement 
au  sommet  du  PJke's  Peak,  à  une  altitude  de  i,300  mètres.  Il  y  a 
là  évidemment  une  lacune  à  combler.  Paen  n'empoche,  au  demeu- 
rant, d'admettre,  avec  la  plupart  des  météorologistes,  que  les  vents 
supérieurs  se  rapprochent  souvent  du  sol  :  ils  peuvent  ainsi  consti- 
tuer régulièrement  l'une  des  branches  d'un  courant  circulaire  de 
surface,  et  de  plus,  lorsqu'ils  s'almttent  sur  le  domaine  d'un  cou- 
rant polaire  de  direction  opposée,  faire  naître  ces  troubles  que  nous 
appelons  tornades,  cyclones  ou  bourrasques.  C'est  évidemment  ce 
qui  arrive  souvent  dans  la  vallée  du  Mississipi. 

En  attendant  que  les  courans  des  hautes  régions  nous  soient 
mieux  connus,  —  et  l'élude  attentive  du  mouvement  des  nuages 
finira  par  nous  les  faire  connaître,  —  il  est  temps  de  coordonner 
les  riches  matériaux  qui  ont  été  recueillis  depuis  vingt  ans,  pour 
établir,  par  une  discussion  méthodique,  le  régime  des  courans  infé- 
rieurs. Ce  sera  un  travail  long  et  pénible  ;  mais,  tant  qu'il  n'aura 
pas  été  fait,  la  théorie  des  grands  mouvemens  de  l'atmosphère  ne 
pourra  s'appuyer  que  sur  des  bases  plus  ou  moins  hypothétiques. 
Parmi  ceux  qui  ont  entrepris  cette  discussion  préliminaire  et  hidis- 
pensable  des  matériaux  d'observation  accumulés,  il  faut  citer  M.  Elias 
Looniis,  en  Amérique,  qui  a  publié  un  grand  nombre  de  mémoires 
où  les  faits  recueillis  parle  corps  des  signaux  depuis  1872  sont  exa- 
minés, confrontés,  pesés  et  classés  avec  une  sagacité  qui  laisse 
rarement  prise  à  la  critique  (1).  Il  serait  à  souhaiter  que  la  même 
méthode  lût  appliquée  aux  observations  fournies  par  les  stations  de 
l'ancien  continent,  car  on  raisonne  trop  souvent  sur  des  faits  isolés, 
que  l'on  se  hâte  de  généraliser  en  laissant  dans  l'ombre  tout  ce  qui 
ne  veut  pas  cadrer  avec  la  thèse  à  soutenir. 

AI.  Loomis  s'est  appliqué  à  mettre  en  lumière  toutes  les  circon- 
stances qui  accompagnent  la  formation  et  la  marche  des  centres  de 
bupse  pression,  auiom-  desquels  soufflent  les  tempêtes,  —  tornades 
ou  cyclones,  —  et  des  a'res  de  haute  pression  que  l'on  dèt-igne 
par  le  mot  dî anticyclones^  parce  que  les  isobares,  tout  en  formant 

(1)  Mémoires  de  météorologie  dynamiiiaii.  Rtisultats  de  la  discussion  des  cartes  du 
temps  des  États-Unis,  par  AL  E.  Loomis,  traduits  par  M.  IL  Brocard.  Paris,  1880; 
Gautliier-Villirs. 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  courbes  fermées  comme  dans  le  cas  des  cyclones,  se  succèdent 
ici  dans  l'ordre  inverse.  Les  anticyclones  sont  des  montagnes  d'air, 
tandis  que  les  cyclones  sont  des  entonnoirs.  Mais  les  isobares,  autour 
des  anlicylones,  sont  plus  espacées  et  les  vents  y  sont  plus  faibles; 
leur  direction  est  l'inverse  de  celle  qu'ils  affecteraient  dans  un 
cyclone.  En  Amérique,  on  a  constaté  que  ces  aires  de  haute  pression 
accompagnent  souvent  les  cyclones  dans  leur  marche  à  travers  le 
continent  ;  chez  nous,  au  contraire,  leur  caractère  principal  est  la  sta- 
bilité. En  tout  cas,  l'étude  de  leurs  propriétés  sera  peut-être  d'un 
grand  secours  pour  la  prévision  du  temps  à  long  terme.  Les  anti- 
cyclones accompagnent  les  périodes  de  beau  temps;  en  hiver,  ils 
sont  l'indice  d'un  froid  persistant.  M.  Lespiault  a  fait  remarquer 
une  coïncidence  de  ce  genre  à  propos  du  caractère  exceptionnel  de 
l'hiver  de  1879-1880.  On  n'a  pas  oublié  les  traits  généraux  de  l'hi- 
ver en  question  :  sécheresse  à  peu  près  absolue  se  prolongeant 
pendant  deux  ou  trois  mois,  ciel  habituellement  sans  nuages, 
brouillai  ds  fréquens,  température  excessivement  basse  (1),  plusieurs 
dégels  sa'ns  pluie  suivis  d'une  reijrise  de  froid.  Or,  si  Ion  examine 
les  caries  du  temps  publiées  pendant  cette  période  par  le  Bureau 
météorologique,  on  constate  que  les  isobares  forment,  pendant  plus 
de  deux  mois,  sur  l'Europe  entière,  un  puissant  anticyclone  d'une 
hauteur  et  d'une  stabilité  extraordinaires.  Dèi  le  milieu  du  mois 
de  novembre,  les  hautes  pressions  tendent  à  s'établir  sur  l'ouest  et 
le  centre  de  l'Europe;  après  quelques  fluctuations,  l'anticyclone 
est  complètement  constitué  le  9  décembre,  et  il  se  maintient  presque 
invariable  jusqu'au  26  avec  un  maximum  de  pression  de  785  mil- 
limètres au  sommet.  Il  s'allonge  alors  un  peu  vers  le  nord;  le  28,  il 
est  assailli  par  une  forte  bourrasque  arrivant  de  l'ouest,  et  on  dirait 
qu'il  va  être  coupé  en  deux;  mais  il  résiste,  il  est  seulement  aplati 
et  refoulé  vers  le  sud.  C'est  à  ce  moment  qu'a  lieu  un  premier  dégel, 
suivi  bientôt  d'une  reprise  du  froid;  l'anticyclone  a  repris  sa  posi- 
tion et  la  garde  jusqu'au  7  février,  jour  où  une  violente  bourrasque 
le  rejette  sur  l'Abie.  Pendant  toute  cette  période,  la  carte  des  tem- 
pératures est  pour  ainsi  dire  le  décalque  de  la  carte  des  pressions, 
à  cela  près  qu'il  n'y  a  qu'un  maximum  dépression  errant  .^ur  l'Eu- 
rope centrale,  tandis  qu'on  remarque  souvent  deux  centres  di-tincts 
de  froid.  La  température  se  relève  sur  le  pourtour  de  l'anticyclone, 
pendant  que  dans  l'intérieur  règne  un  froid  très  vi'  (—  20  degrés  à 
Paris,  +  11  degrés  en  Norvège).  Enfin,  au  haut  du  Puy-de-Dôme, 
le  thermomètre  marque  12  ou  ià  degrés  de  plus  qu'à  Gleraiont,  et 

(1)  Le  11  décembre,  à  une  heure  du  matin,  le  theimom'tre  du  parc  de  Saint-Maur 
accusait  25"(i  au-dessous  de  z  to;  c'est  la  température  la  plus  basse  qui  ail  été  mesurée 
à  Paria.  Daus  les  Ardennes,  le  froid  a  dépassé  30  degrés. 


LA    MÉTÉOROrOGIE   NOUVELLE.  185 

le  vent  soufile  de  l'ouest,  tandis  que  le  vent  de  plaine  vient  de  l'est 
ou  du  nord.  Il  y  a  là  toute  une  série  de  phénomènes  nettement 
caractérisés,  qui  pourront  être  considérés  comme  des  présages 
certains  d'une  période  de  temps  très  beau  et  très  sec. 

Pour  M.  de  Tastes,les  aiiticyclonec  ou  aires  de  haute  pression  ne 
sont  autre  chose  que  les  espaces  circonscrits  par  les  courans  géné- 
raux :  c'est  ce  qui  nous  explique  leur  stabilité.  Mais  le  flot  du  cou- 
rant général  peut  se  frayer  un  chemin  à  travers  le  massif  des  hautes 
pressions  et  en  détacher  des  ilôts,  tout  comme  les  fleuves  qui  cou- 
lent dans  une  vaste  plaine  se  divisent  en  plusieurs  bras  et  forment 
des  îles  aux  dépens  de  leurs  rives.  C'est  par  l'étude  attentive  de 
ces  îles  et  îlots  de  haute  pression  que  la  météorologie  pratique  peut 
espérer  d'étendre  beaucoup  son  domaine.  Pour  nos  climats,  il 
importe  surtout  de  surveiller  les  fluctuations  lentes  des  aires  de 
haute  pression  de  l'Atlantique  et  de  l'Asie,  dont  les  bords  sont  tou- 
jours visibles  dans  les  Umites  de  la  carte  de  l'Europe.  En  eifet,  du 
courant  aérien  qui  circule  entre  ces  deux  régions  semblent  dépendre 
les  modifications  du  temps  et  les  caractères  des  saisons. 

IIÎ. 

Jusqu'à  présent,  les  efforts  des  météorologistes  se  sont  portés  de 
.  préférence  vers  l'étude  de  ces  perturbations  accidentelles  que  l'on 
appelle  bourrasques  ou  cyclones,  de  ces  mouvemens  tournans,  par- 
fois si  dangereux,  dont  les  propriétés,  désormais  suffisamment  con- 
nues, servent  de  base  aux  prédictions  du  temps  à  courte  échéance. 
D'après  une  récente  communication  de  M.  Ghevreul  à  la  Société 
nationale  d'agricuUnre,  ce  serait  Joseph  Hubert,  le  continuateur 
de  l'œuvre  de  Pierre  Poivre  à  l'île  de  la  Réunion,  qui  aurait  le  pre- 
mier, vers  17^8,  reconnu  et  signalé  le  caractère  giratoire  des 
cyclones.  Ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard  que  les  mêmes  idées  se 
font  jour  en  Anglet^^rre  :  on  les  trouve  indiquées  dans  un  écrit  du 
colonel  Gdipper {Observations  on  winds  and  monsoons,  Londres, 1801). 
En  1818,  Hubert  était  en  possession  delà  formule  complète  du  mou- 
vement de  rotation  et  de  translation  des  cyclones.  Dix  ans  plus  tard, 
Dove  publie  sa  carte  de  la  tempête  du  25  décembre  1821,  qui  a  tra- 
versé le  nord  de  l'Europe  dans  la  direction  du  sud-ouest  au  nord- 
est,  et  dont  il  signale  le  caractère  cyclonique.  Puis  viennent  les  tra- 
vaux de  W.-C.  Redfield  (1831),  de  sir  William  Reid,  d'Henri 
Piddington,  sur  les  ouragans  des  Antilles  et  de  la  mer  des  Indes. 
Les  lois  des  ouragans,  telles  qu'elles  se  dégagent  de  ces  recher- 
ches, sont  d'une  remarquable  simplicité.  Les  ouragans  (cyclones, 
typhons,  etc.)  sont  des  tourbillons  dans  lesquels  la  violence  du 
vent  augmente  de  la  circonférence  jusqu'à  une  certaine  dislance  du 


186  REVUE    DLS    DEUX    MONDES. 

centre,  où  la  liireur  de  la,  tempête  s'éteint  subitement;  sur  les  deux 
bords  du  calme  central  soufllent  des  vents  de  directions  diamétra- 
lement opposées.  Le  sens  de  la  rotation  de  ces  tourbillons  est  con- 
stant pour  chaque  hémisphère  :  sur  l'hémisphère  nord,  le  mouve- 
ment de  l'air  a  lieu  de  droite  à  gauche  (en  sens  inverse  de  celui 
des  aiguilles  d'une  montre),  et  de  gauche  à  droite  (dans  le  sens  des 
aiguilles)  sur  l'hémisphère  s  ad.  De  là,  pour  notre  hémisphère,  la 
règle  de  Buys-Ballot  :  o  Tournez  le  dos  au  vent,  étendez  le  bras 
gauche,  le  centre  est  dans  cette  direction.  »  Ce  serait  le  bras  droit, 
pour  l'hémisphère  opposé.  Mais  ces  tourbillons  ne  tournent  pas 
sur  place  :  ceux  qui  naissent  dans  les  régions  tropicales  parcourent 
des  irajectoijes  paraboliques  qui  s'infléchissent  d'abord  vers  l'ouest, 
puis  montent  vers  les  pôles  pour  revenir  ensuite  vers  l'est.  Ces 
paraboles  ne  sont  peut-être  que  des  portions  d'un  circuit  fermé, 
légèrement  elliptique,  où  les  tourbillons  flottent  ainsi  que  des 
bouées  entraînées  par  un  cours  d'eau.  Les  tornades  de  l'Amérique 
du  Nord  suivent  d'autres  routes;  mais,  pour  chaque  région  du 
globe,  l'itinéraire  de  ces  redoutables  visiteurs  varie  assez  peu.  La 
vitesse  de  leur  mouvement  de  tianslation  est  en  moyenne  de  30  ou 
ho  kilomètres,  mais  elle  peut  être  beaucoup  plus  grande.  Une  con- 
séquence de  ce  déplacement  rapide  des  tourbillons,  c'est  que  les 
vents  sont  plus  forts  dans  le  demi-cercle  où  la  vitesse  de  rotation 
s'ajoute  à  la  vitesse  de  translation,  que  dans  le  demi-cercle  opposé, 
où  les  deux  vitesses  sont  de  sens  contraires  :  le  tourbillon  a  un 
bord  maniable  et  un  bord  dangereux  (pour  notre  hémisphère,  c'est 
le  demi-cercle  situé  à  droite  de  la  trajectoire).  Les  manœuvres 
recommandées  aux  navires  qui  se  trouvent  sur  la  route  d'un  cyclone 
ont  pour  but  d'éviter  le  passage  du  centre  et  de  fuir  le  bord  dan- 
gereux. Quant  à  la  distance  à  laquelle  on  se  trouve  du  centre,  il 
faut  tâcher  de  la  conclure  de  la  marche  du  baromètre,  qui  baisse 
d'une  manière  continue  depuis  la  circonférence  jusqu'au  centre,  où 
s'observe  le  minimum.  Dans  certains  cas,  la  dépression  baromé- 
trique a  dépassé  50  millimètres. 

«  Il  faudra  connaître  les  runes  de  la  tempête,  dit  la  Vohunga- 
Saga,  si  tu  veux  garder  saufs,  dans  la  baie,  tes  coursiers  à  voiles  ; 
il  faut  les  graver  sur  la  carène  et  le  gouvernail,  w  L'homme  de  mer 
les  connaît  désormais  suffisamment  pour  ne  plus  se  trouver  dé.-armé 
en  face  des  redoutables  météores  qui  le  guettent  sur  sa  route  ; 
avec  un  peu  d'expérience,  il  est  en  état  de  juger  la  distance  et  la 
direction  de  son  ennemi  et  parvient  à  lui  échapper.  Le  commandant 
Bridet  termine  ainsi  la  préface  de  sa  célèbre  Élude  sur  les  ouragans 
de  Ihéniisphlre  austral,  destinée  aux  marins  :  «  Je  n'ai  plus  qu'à 
leur  recommander  vigilance  et  foi  aveugle,  ils  se  riront  de  la  fureur 
des  vents  qu'ils  auront  appris  à  maîtriser,  et  ils  affronteront  sans 


LA    IVrÉTÉOROLOGlE   KOUVELlE.  187 

crainte  les  tempêtes  qui  leur  étaient  si  funestes  auparavant.  »  Il 
est  certain  que  les  cyclones  sont  déjà  moins  redoutés  des  marins; 
quelques-uns  se  sont  enhardis  jusqu'à  s'en  jouer,  à  les  «  enfour- 
cher» pour  abréger  certaines  traversées.  Cela  sappelletakingaride 
upoii  a  njdoue.  Le  24  octobre  1862,  le  navire  marchand  Lady 
Clifford,  capitaine  Miller,  est  ailé  ainsi  très  vite  de  INagoreà  Madras, 
à  la  faveur  d'un  cyclone  dont  le  centre  passait  sur  Pondichéry.  Au 
mois  de  juillet  18/18,  le  capitaine  Erskine  a  pu  abréger  de  la  même 
façon  la  traversée  du  cap  de  Bonne-Espérance  à  Sidney;  le  cha- 
pitre V  du  livre  de  M.  Bridet  a  pour  titre  :  Manière  d'utiliser  les 
cyclones  pour  se  rendre  à  sa  destination. 

Il  faut  convenir  toutefois  que  les  lois  qui  viennent  d'être  exposées 
ne  sont  pas  absolues.  En  traçant  sur  une  carte  les  cercles  concen- 
triques qui  représentent  les  circonvolutions  d'un  cyclone  et  en 
figurant  par  des  flèches  la  direction  des  vents  observés  en  divers 
points,  on  constate  le  plus  souvent  que  ces  flèches,  loin  d'être  tan- 
gentes aux  circonférences,  les  coupent  sous  un  angle  aigu  :  preuve 
évidente  que  l'air  qui  circule  dans  le  tourbillon  aiflue  du  dehors  en 
dedans.  D'après  Redfield,  l'ohliquité  des  flèches  est  d'environ  5  ou 
10  degrés  pour  les  grands  cyclones  qu'il  a  étudiés,  et  il  pense  qu'elle 
ne  dépasse  jamais  2  quarts  (22°  1/2).  Piddington  admet  qu'elle  peut 
atteindre  2  et  même  3  quarts  et  produire  une  assez  forte  attrac- 
tion vers  le  centre.  Il  cite  à  l'appui  de  cette  opinion  l'histoire  du 
Ckarles-IIeddle,  qui,  surpris  par  un  cyclone  dans  la  mer  des  Indes 
le  22  février  18Ù5,  et  ayant  perdu  toutes  ses  voiles,  fut  forcé  de  tour- 
noyer autour  du  centre  «  ainsi  qu'une  phalène  autour  d'une  chan- 
delle, »  et  de  faire,  du  22  au  27,  cinq  tours  entiers,  en  décrivant 
des  spires  de  plus  en  plus  resserrées.  Pour  les  bourrasques  ou  tem- 
pêtes ordinaires  qui  traversent  nos  continens,  l'obliquité  des  vents 
■par  rapport  aux  isobares  circulaires  est  parfois  encore  plus  sen- 
sible, car  M.  Loomis  déduit  d'un  grand  nombre  d'observations  une 
inclinaison  moyenne  de  hb  degrés. 

S'appuyant  sur  ces  faits,  des  météorologistes  distingués,  comme 
M.  Mohn,  M.  Wilson,  M.  Meidrum,  rejettent  maintenant  les  dia- 
grammes circulaires  des  tourbillons  et  les  remplacent  par  des  spi- 
rales. M.  Meidrum  a  développé  ses  idées  dans  un  mémoire  où  l'on 
trouve  une  critique  assez  vive  des  manœuvres  faites  par  divers 
navires  aux  prises  avec  le  désastreux  cyclone  de  février  18(30,  et 
qui  ont  eu  le  tort  de  se  fier  à  la  «  loi  des  tempêtes  (1).  »  M.  Bri- 
det a  réfuté  ces  critiques  dans  la  dernière  édition  de  son  livre , 


(1)  M.  le  capitaine  Ansart,  l'un  de  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  d'échapper  au 
cyclone,  se  range  au  même  avis  dans  sa  Théorie  rationnelle  des  ouragans.  Paris,  1875; 
Berger-Levrault. 


ISS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  le  mouvement  centripète  de  l'air  dans  les  tourbillons  est  un 
fait  trop  manifeste  pour  être  nié.  «  Tous  les  navigateurs  qui  ont 
traversé  des  cyclones,  dit  l'amiral  Mouchez  (1),  sont  unanimes  à 
reconnaître  qu'il  faut  lutter  énergiquement  quand  on  y  pénètre 
trop  avant  pour  réussir  à  s'écarter  du  centre  :  c'est  là  une  preuve 
évidente  d'abord  que  le  vent  tourne  en  se  rapprochant  du  centre, 
c'est-à-dire  en  spirale,  et  ensuite  qu'au  centre  du  cyclone  le  mouve- 
ment de  l'air  a  heu  de  bas  en  haut;  car,  s'il  avait  lieu  en  sens  con- 
traire, il  produirait  à  la  surface  de  la  mer  un  vent  centrifuge  qui 
écarterait  les  navires  de  la  zone  dangereuse,  ce  qui  malheureuse- 
ment ne  s'est  jamais  vu.  »  M.  Knipping,  dans  ses  intéressantes 
études  sur  les  typhons  du  mois  de  septembre  1878  et  1879,  arrive 
à  cette  conclusion  que  l'obliquité  des  vents,  variable  selon  les  cir- 
constances, peut  dépasser  60  degrés  ;  les  routes  des  molécules  d'air 
qui  affluent  vers  le  centre  s'infléchissent  d'abord  en  spirales  et  devien- 
nent, plus  piès  du  centre,  presque  circulaires.  La  trajectoire  d'un 
typhon,  déterminée  d'après  ces  principes,  peut  être  très  différente 
de  ce  qu'elle  serait  si  on  l'établissait  suivant  l'ancienne  méthode  par 
des  relèvemens  du  centre  perpendiculaires  à  la  direction  des  vents. 

Il  est  clair  que  la  question  reste  ouverte  et  qu'il  faudra  sans 
doute  attendre  encore  bien  des  aînées  avant  que  les  météorologistes 
s'accordent  sur  la  véritable  nature  de  ces  mouveniens  tournans.  En 
attendant,  toutes  ces  discussions  ont  un  peu  ébranlé  la  confiance 
des  marins  dans  lesrèj;les  pratiques  qu'on  leur  recommande  comme 
infaillibles.  M.  Faye  a  pris  à  tâche  de  la  raffermir  en  réfutant  toutes 
les  objections  dans  un  élo  juent  plaidoyer,  qu'il  a  intitulé  :  Défense 
de  la  loi  des  tempêtes  (2j,  et  dans  de  nombreuses  communications 
à  l'Académie  des  sciences.  Il  fait  remarquer  avec  raison  que  l'in- 
détermination des  routes  spirales  que  l'on  assigne  aux  molécules 
d'air  entraînées  dans  le  tourbillon  ne  permet  pas  d'établir  des  règles 
de  manœuvre  simples  et  précises,  de  sorte  que,  privés  de  tout  fil 
conducteur,  les  marins  n'auront  plus  qu'à  se  fier  à  leur  inspiration. 
L'histoire  des  navires  tels  que  le  Charles  IJeddle  ou  VEarl  of  Dal- 
housie,  qui,  enveloppés  par  un  cyclone,  en  ont  fait  le  tour  malgré 
eux  quatre  ou  cinq  fois  dans  l'espace  de  quelques  jours,  prouve 
assez  que  l'erreur  qui  peut  résulter  de  l'hypothèse  circulaire  n'est 
pas  aussi  grande  qu'on  veut  bien  le  dire  ;  et  en  attendant  mieux  on 
fera  sagement  de  ne  pas  y  renoncer. 

La  discussion  sur  la  vraie  forme  des  tourbillons  se  complique 
d'ailleurs  d'une  question  de  théorie  que  nous  devons  nous  borner 
à  effleurer  ici.  Le  fait  de  l'obliquité  des  vents  est  l'argument  prin- 

(1)  Mission  de  Saint-Pard.  (Hecueil  de  mémoire^  rapports  et  documens  relatifs  au 
passage  de  Vénus.) 

(2)  Annuaire  du  Bureau  des  longitudes,  1875. 


LA   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  189 

cipal  des  nombreux  partisans  de  l'Iiypothèse  de  l'a^^piration,  qui 
cherchent  l'origine  de  tous  les  mouvemens  tourbilionnaires  dans 
des  conrans  ascendans  causés  par  réchauffement  du  sol.  Après  les 
travaux  du  météorologiste  américain  Espy,  cette  hypothèse  a  trouvé 
d'hahiUs  défenseurs  dans  M.  Th.  Reye  et  M.  Peslin,  qui  ont  fait 
intervenir  dans  la  question  la  théorie  mécariique  de  la  chaleur.  On 
suppose  qu'une  nappe  d'air  surchaufïée  au  contact  du  sol  sous  l'in- 
fluence d'un  soleil  ardent  finit  par  se  trouver  dans  un  état  d'équi- 
libre instable  :  il  suffit  dès  lors  d'un  trouble  accidentel  pour  rompre 
le  charme,  et  des  courans  d'air  chaud  qui  affinent  rie  tous  les  côtés 
s'engouffrent  dans  la  trouée  pour  monter  à  des  hauteurs  vertigi- 
neuses. L'ascension  des  colonnes  d'air  léger  est  singulièrement  faci- 
litée par  la  présence  de  la  vapeur  d'eau,  qui,  en  se  condensant  dans 
les  régions  supérieures  plus  froides,  dégage  de  la  chaleur  qui 
entretient,  pour  ainsi  dire,  la  dilatation  de  l'air  et  la  poussée  ver- 
ticale qui  en  résulte.  Mais  les  différences  de  température  qui  peu- 
vent exister  dans  l'atmosphère  sont-elles  comparables  à  celles  que 
produit  un  feu  allumé  dans  un  foyer,  et  la  gaine  d'air  froid  qui 
entoure  une  colonne  ascendante  peut-elle  jouer  le  rôle  d'une  che- 
minée qui  active  le  tirage?  M.  Reye  a  calculé  la  vitesse  que  doit 
prendre,  dans  certaines  conditions,  un  courant  ascendant  d'air 
chaud  saturé  de  vapeur  d'eau,  et  il  a  trouvé  ainsi  des  vitesses  con- 
sidérabKs;  mais  il  a  complètement  ou1>lié  de  tenir  compte,  dans  ses 
calculs,  de  la  résistance  du  milieu  ambiant,  qui  est  ici  du  même 
ordre  que  la  force  impulsive. 

Pour  rendre  compte  du  mouvement  giratoire  des  vents  d'aspira- 
tion, on  a  recours  à  la  rotation  de  la  terre,  qui  fait  dévier  en  sens 
contraires  les  courans  attirés  du  nord  et  du  sud,  et  leur  imprime 
des  obliquités  analogues  à  celles  des  alizés  et  des  contre-alizés  ; 
l'effet  doit  augmenter  avec  le  diamètre  du  tourbillon,  qui,  parfois, 
dépasse  2,000  et  même  3,000  kilomètres.  Quant  au  mouvement  de 
progression  du  centre,  l'explication  la  plus  acceptable  était  encore 
celle  qui  avait  été  proposée  par  M.  Mohn.  D'après  cet  auteur,  les 
grandes  pluies  qui  accompagnent  un  ryclone  rjans  sa  marche  se 
produisent  à  l'avant;  à  l'arrière,  le  ciel  est  moins  chargé  de  nuages, 
il  ne  pleut  pas;  dès  lors,  le  mouvement  de  translation  du  centre 
pourrait  avoir  pour  cause  la  différence  de  pression  entre  l'arrière 
et  l'avant,  due  à  la  condensation  des  vapeurs.  Mais  l'on  voit  des 
dépressions  barométriques,  et  même  des  tornades,  marcher  sans 
qu'il  tombe  une  goutte  de  pluie,  et  M.  Loomis,  après  avoir  discuté 
un  grand  nombre  de  cas  de  ce  genre,  conclut  que  «  la  pluie  n'est 
point  essentielle  à  la  formation  des  aires  de  basse  pression  et  n'est 
pas  la  cause  principale  de  leur  mouvement  de  progression,  d 
Gomme  s'ils  sentaient  eux-mêmes  la  faiblesse  de  leurs  raisonne- 


190  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mens  théoriques,  les  partisans  de  l'aspiration  cherchent  à  les  étayer 
d'analogies  plus  ou  moins  forcées.  M.  Reye  (1)  reproduit  une  quan- 
tité de  récils  concernant  des  trombes  de  fumée  observées  au-des- 
sus d'une  forêt  ou  de  vastes  amas  de  broussailles  auxquels  on  avait 
mis  le  feu,  au-dessus  du  volcan  de  Sanlorin,  etc.  Il  ciie  les  témoi- 
gnages que  M.  Espy  a  recueillis  et  qui  se  rapportent  à  des  orages 
de  pluie  provoqués  par  des  incendies  ;  parmi  les  plus  curieux,  il 
faut  noter  celui  de  M.  G.  Mackay,  qui  se  vante  d'avoir  réussi  plus 
d'une  fois  à  «  faire  la  pluie  »  en  allumant  les  hautes  herbes  d'une 
prairie  par  un  ciel  parfaitement  serein.  Dobrizholfer  rapporte  aussi 
que  les  Indiens  mettent  le  feu  aux  prairies  pour  faire  tomber  la 
pluie.  11  y  aurait  sans  doute  intérêt  à  instituer  des  expériences  de  ce 
genre  sur  une  grande  échelle  et  dans  des  conditions  neitement 
déterminées.  Jusqu'à  ce  jour,  on  a  trop  négligé  les  ressources  que 
l'expérimentation  directe  peut  offrir  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de 
vériiier  les  conséquences  d'une  théorie;  il  y  a  lieu  de  le  regretter 
d'autant  plus  que  l'hydrodynamique,  la  science  du  mouvement  des 
fluides,  est  à  peine  née  et  se  trouve  impuissante  à  résoudre  la  plu- 
part des  problèmes  que  lui  pose  la  pratique  :  elle  se  borne  à  les 
«  mettre  en  équation,  »  et  ce  n'est  qu'à  coups  d'hypothèses  et  de 
restrictions  qu'on  arrive  parfois  à  établir  un  résultai  qui  ressemble 
à  une  loi.  On  ne  cite  guère,  pour  appuyer  la  théorie  de  l'aspira- 
tion, que  des  expériences  sur  le  tirage  des  hautes  cheminées,  une 
expérience  de  cabinet,  due  à  M.  E-py,  qui  consiste  à  produire  une 
trombe  d'eau  dans  un  tube  de  verre  placé  sous  une  machine  souf- 
flante, etc.,  et  il  est  à  peine  besoin  de  faire  remarquer  combien, 
par  la  nature  des  appareils  cojpîoyés,  on  s'éloigne  ici  des  condi- 
tions dans  lesquelles  s'accompHssent  les  phénomènes  météorologi- 
ques. Lorsqu'il  s'agit  de  la  théorie  des  mouvemens  giratoires  des 
venis,  on  se  contente  le  plus  souvent  d'invoquer  l'analogie  des 
tourbillons  qui  se  forment  dans  les  rivières,  ou  les  résultats  de 
quelques  expériences  déj\  anciennes  qui  se  rapportent  à  des  tour- 
billons provoqués  artificiellement  dans  un  liquide.  Telles  sont  les 
expériences  de  Saulmon,  de  l'ancienne  Académie  des  sciences,  ou 
celle  du  comte  X.  de  Alaistre,  qui  excite  le  tourbillon  par  la  rota- 
tion d'un  volant  à  quatre  ailes,  placé  au  centre  ;  il  trouve  qu'une 
couche  d'huile,  déposée  sur  l'eau  dans  l'entonnoir  qui  se  forme, 
est  d'abord  entraînée  vers  le  bas,  puis,  arrivée  au  contact  de  l'ob- 
stacle du  fond,  remonte  en  gouttelettes  tout  autour  du  tourbillon 
qu'elle  a  quitté.  Il  y  a  donc  ici  un  mouvement  descendant  suivant 
les  spires  dune  hélice  conique,  et  un  mouvement  ascendant  tumul- 

(1)  Die   Wirbelstiirme,    Tornados    und    Wettersàulen,    von   Th.  Reyo,  2'  édition. 
Hanovre,  1880. 


LA    MÉTÉOROLOGTE    NOUVELLE.  ^91 

lueux  en  deiiors  du  coue.  C'est  bien  ce  qui  s'observe  dans  les 
tourbillons  des  cours  d'eau,  qui  eng'outissent  les  nageurs  impru- 
dens  et  même  des  barques  légères,  les  entraînant  jusqu'au  fond  et 
les  laissant  remonter  à  la  surface  un  peu  plus  loin.  Gomme  l'a  dit  le 
général  Morin,  les  bateliers  des  grands  fleuves  connaissent  ce  dan- 
ger et  savent  que  le  seul  moyen  d'éciiapper  à  sa  perte,  quand  on 
est  saisi  par  le  tourbillon,  est  de  se  laisser  couler  vers  le  fond,  oii 
son  action  cesse  à  peu  près  de  se  faire  sentir,  puis  de  chercher  à 
regagner,  le  plus  loin  possible,  la  surface  de  l'eau,  en  nageant 
horizontalement  pour  s'en  écarter.  D.-s  expériences  du  même  genre 
ont  été  encore  entreprises  par  OErsted  et  plus  récemment  par 
M.  Lalluyeajx  d'Ormay,  par  M.  Hirn,  parle  docteur  Andries  ;  quel- 
ques-uns de  ces  expérimentateurs  ont  constaté  que,  lorsque  le 
fluide  était  mis  (.n  giratioa  par  le  haut,  le  courant  dans  le  tourbillon 
était  asceodatit. 

Jusqu'à  ce  jour,  ni  l'expérience  ni  l'observation  directe  n'ont  pu 
trancher  la  question  de  savoir  si,  à  l'intérieur  des  trombes,  tor- 
nades, cyclones  et  autres  tourbillons  semblables,  le  courant  va  de 
bas  en  haut  ou  de  haut  en  bas.  M.  Faye  soutient,  contre  les  parti- 
sans de  l'aspiration,  que  le  mouvement  est  toujours  descendant, 
même  dans  les  trombes,  et  il  attribue  à  une  illusion  d'optique,,  à 
un  préjugé  invétéré,  l'opinion  qui  veut  que  les  trombes  marines 
pompent  l'eau.  Il  semble  assez  difficile  de  concilier  l'hypothèse  d'un 
courant  descendant  avec  les  nombreuses  relations  qui  prouvent  que 
les  trombes  terrestres  soulèvent  et  transportent  à  de  grandes  dis- 
tances des  corps  très  lourds  :  partout,  ce  sont  des  arbres  arrachés 
avec  leurs  racines,  des  meules  de  foin  emportées  jusqu'aux  nues, 
des  hommes  et  des  animaux  enlevés,  des  débris  de  toute  sorte 
semés  à  des  distances  de  plusieurs  lieues.  La  trombe  de  Hallsherg 
(1875)  jette  une  machine  à  battre  le  blé  par-dessus  les  ruines  d'une 
grange;  celle  de  Moncetz  (1874)  soulève  plusieurs  personnes  à 
2  mètres  du  sol;  un  scieur  de  long  voit  sa  voiture  à  bras,  laissée 
à  quelques  pas  de  lui,  disparaître  dans  l'air  par  une  ascension 
presque  verticale.  11  serait  fastidieux  d'énumérer  tous  les  faits  du 
même  genre  qu'on  peut  relever  dans  les  ouvrages  spéciaux. 

Au  reste,  deux  monvemens  de  sens  contraire  pourraient  bien 
coexister  dans  les  tourbillons.  «  Dans  le  cratère  de  Saint-Paul,  dit 
l'amiral  Mouchez,  où  ce  remarquable  phénomène  se  reproduisait  si 
fréquemment  sous  l'influence  des  rafales  tombant  du  haut  des  mon.- 
tagnes  et  réfléchies  sur  les  parois  opposées,  on  voyait  toujours  des 
colonnes  d'eau  et  de  vapeur  s'élever  à  JO  ou  30  mètres  de  hauteur 
et  dessiner  nettement  l'axe  de  ces  tourbillons,  bien  que  la  compo- 
sante verticale  eût  évidemment  une  direction  de  haut  en  bas.  » 
Quelques  météorologistes  ont  essayé  de  concilier  les  opinions  con- 


192  IIEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

traiies,  en  admettant  que  l'air  pénètre  dans  les  cyclones  à  la  fois 
par  la  base  et  par  le  sommet  et  qu'il  est  expulsé  latéralement;  d'au- 
tres soutiennent  qu'il  afllue  en  bas  et  déborde  en  haut,  ce  qui  s'ac- 
corde avec  l'existence  des  aires  de  haute  pression  à  côté  des  dépres- 
sions qui  marquent  les  centres  des  bourrasques.  Cette  opinion 
trouve  un  appui  dans  les  résultats  auxquels  M.  Clément  Ley, 
M.  Hildebrand  llildebrandsson,  M.  Loomis,  ont  été  conduits  par 
l'étude  de  longues  séries  d'observations  des  cirrhus  recueillies  en 
Angleterre,  en  Suède,  en  Danemark  et  en  d'autres  parties  de  l'Eu- 
rope ainsi  qu'aux  États-Unis.  D'après  ces  deux  météorologistes,  les 
mouvemens  des  nuages  prouveraient  que,  dans  les  hautes  régions 
de  l'atmosphère,  l'air  s'éloigne  desminima  de  pression  et  afflue  vers 
les  maxima,  tandis  que  l'inverse  a  lieu  près  de  la  surface  terrestre. 

Dans  l'état  actuel  de  la  science,  la  théorie  mathématique  de  ces 
phénomènes  est  à  peine  abordable,  et  peu  de  géomètres  s'y  sont 
risqués.  Il  y  a  quelques  pages  consacrées  aux  tourbillons  dans  les 
savans  mémoires  de  M.  Boussinesq  ;  on  trouve  aussi  dans  les  traités 
de  mécanique  la  démonstration  d'une  loi  déjà  indiquée  par  Léonard 
de  Vinci,  d'après  laquelle  la  vitesse  angulaire  des  molécules  croît 
en  raison  inverse  du  carré  du  rayon.  Mais  cette  loi  est  en  défaut 
près  du  centre,  où  nous  savons  que  la  vitesse  s'annule.  M.  A.  Col- 
ding  est  parvenu  à  établir  des  formules  qui  répondent  mieux  à  la 
réalité  des  choses,  car  elles  font  prévoir  l'existence  d'un  calme  cen- 
tral (!).   En  les  appliquant  aux  ouragans  du   2  août  1837  et  du 
21  août  1871,  observés  l'un  et  l'autre  à  Saint-Thomas,  M.  Colding 
fait  voir  qu'elles  représentent  très  bien  la  marche  du   baromètre 
telle  que  la  donnent  les  observations.  Il  conclut  de  sa  théorie  que 
des  courans  qui  rasent  le  sol  pénètrent  dans  les  cyclones  toutes 
les  fois  qu'un  obstacle  ralentit  la  vitesse  de  rotation;  ces  courans  s'y 
élèvent  et,  parvenus  au  sommet,  sont  refoulés  vers  la  circonférence. 
Enfin  M.  Colding  démontre  que  les  bords  des  fleuves  aériens  qui  cir- 
culent côte  à  côte  entre  les  pôles  et  l'équateur  présentent  les  con- 
ditions voulues  pour  la  production  des  mouvemens  tournans,  mais 
avec  cette  différence  que,  sur  la  rive  gauche,  il  peut  facilement  naître 
des  tourbillons  violons  qui,  tous,  tournent  contre  le  soleil,  tandis  que 
les  mouvemens  tournans  qui  se  produisent  à  droite  et  qui  nécessai- 
rement tournent  avec  le  soleil,  ne  peuvent  jamais  devenir  des  oura- 
gans ni  même  des  bourrasques.  Il  s'agit  ici  de  l'hémisphère  nord; 
sur  l'hémisphère  sud,  c'est  la  rive  droite  qui  fournit  les  tourbillons. 

La  théorie  mécanique  de  la  chaleur,  à  laquelle  on  n'a  pas  manqué 
de  faire  appel  en  dernier  ressort,  a  répondu,  comme  l'oracle,  à 

(1)  Nogle  Bemœrkninger  om  Luftens  Slrœmingsforhold.  Copenhague,  1871.  —  Om 
Hvirvelstormsn  paa  Saint-Thomas.  Copenhague,  I81i. 


LA   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  103 

chacun  selon  ses  désirs.  Au  premier  qui  l'a  consultée  elle  a  répondu 
que  l'air,  s'il  était  entraîné  de  haut  en  bas,  s'échaufferait  par  com- 
pression, que  dès  lors  il  ne  pourrait  y  avoir  de  pluie  dans  un  tour- 
billon descendant.  A  l'autre  elle  a  dit  que  la  chaleur  de  compres- 
sion serait  absorbée  par  la  vaporisation  des  lambeaux  de  nuages, 
formés  d'eau  et  d'aiguilles  de  glace,  qu'entraînerait  avec  lui  If 
courant  descendant,  qui  arriverait  au  sol,  saturé  de  vapeur  et  très 
froid.  Il  faut,  on  le  voit,  renoncer  à  cet  argument  à  deux  tranchans. 
On  s'est  encore  demandé  si  la  thermodynamique  pouvait  indiquer 
la  source  de  l'énorme  force  vive  que  possède  un  ouragan,  et  qui 
doit  être  incessamment  renouvelée  à  mesure  qu'elle  s'use  par  le 
frottement,  par  la  résistance  du  milieu  ambiant,  et  par  les  ravages 
qu'elle  exerce.  Le  terrible  cyclone  du  10  octobre  1780,  qui  s'éten- 
dit sur  toutes  les  Antilles  et  jusque  dans  le  nord  de  l'Atlantique,  fit 
sombrer  une  centaine  de  navires,  arracha  des  bancs  de  corail  du 
fond  de  la  mer,  renversa  les  plus  solides  édifices,  et,  sur  quelques 
îles,  ne  laissa  rien  debout,  ni  arbres  ni  demeures  :  à  Sainte-Lucie, 
six  mille  personnes  furent  ensevelies  sous  les  décombres  ;  à  la  Mar- 
tinique, le  nombre  des  victimes  dépassa  neuf  mille.  L'ouragan  de 
1844,  qu'on  appelle  «  l'ouragan  de  Cuba,  »  fit  sombrer  ou  démâta 
soixante-dix  navires,  et  produisit  à  la  Havane  seulement,  dans  l'es- 
pace de  quelques  heures,  des  ravages  estimés  à  plus  de  20  millions 
de  francs.  Or,  ces  effets  destructeurs,  qui  frappent  l'imagination, 
sont  bien  peu  de  chose  au  prix  du  travail  mécanique  total  accompli 
par  le  vent  qui  alimente  le  cyclone,  en  ne  tenant  même  pas  compte 
de  la  force  incessamment  dépensée  à  soulever  les  flots.  D'après 
Redfield,  le  cyclone  de  Cuba  couvrait  un  esi^ace  de  500  milles  ;  en 
ne  considérant  qu'un  cylindre  de  320  kilomètres  de  diamètre  et 
d'une  hauteur  de  100  mètres,  et  en  supposant  que  le  vent  s'écartait 
d'environ  6  degrés  de  la  direction  tangenlielle  lorsqu'il  s'engouf- 
frait dans  le  cyclone  avec  une  vitesse  de  hO  mètres  par  seconde 
(1/iZi  kilomètres  par  heure),  M.  Reye  a  calculé  qu'au  bout  de  cinq 
heures  la  masse  d'air  contenue  dans  cet  immense  cylindre  se  trouvait 
déjà  complètement  renouvelée.  Les  500  millions  de  kilogrammes 
d'air  que  les  poumons  de  la  tempête  aspirent  chaque  seconde  repré- 
sentent ÙO  milliards  de  kilogrammètres,  soit  au  bas  mot  une  force 
de  500  millions  de  chevaux-vapeur,  mise  en  œuvre  durant  trois 
jours  :  c'est,  dit  l'auteur,  au  moins  quinze  fois  ce  que  peuvent  four- 
nir, dans  le  même  temps,  tous  les  moulins  à  vent,"  roues  hydrau- 
liques, machines  à  vapeur,  locomotives,  hommes  et  animaux  du 
monde  entier.  Où  faut-il  chercher  la  source  de  ce  prodigieux  travail 
moteur?  M.  Reye  la  trouve  dans  les  pluies  qui  accompagnent  les 
cyclones.  En  prenant  la  moyenne  des  données  qu'on  possède  pour 

TOME  LIV.  —  1882.  13 


19/i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quelques-uns  des  ouragans  les  mieux  étudiés,  il  admet  que,  dans 
un  rayon  de  250  kilomètres,  il  tombe  200  millions  de  kilogrammes 
d'eau  par  seconde.  Avec  une  hauteur  de  chute  de  300  mètres,  cela 
donnerait  un  travail  moteur  de  800  millions  de  chevaux,  fourni  par 
la  pesanteur  ;  mais  la  condensation  de  la  vapeur  d'eau  qui  produit 
ces  averses  dégage  120  milliards  de  calories  par  seconde,  dont  l'é- 
quivalent mécanique  ne  représente  pas  moins  de  660  milliards  de 
chevaux  !  C'est  plus  de  mille  fois  la  quantité  de  travail  qu'exige  la 
respiration  du  cyclone.  Le  poids  de  la  vapeur  entraînée  par  l'air  qui 
entre  dans  le  cyclone,  et  qui  se  refroidit  en  s' élevant,  ne  dépassera 
pas  6  ou  7  millions  de  kilogrammes  ;  cependant  sa  chaleur  de  con- 
densation représente  encore  au  moins  quarante  fois  le  travail  exigé. 

On  voit  par  ces  chiffres  que  le  réservoir  de  force  vive  capable 
d'alimenter  l'ouragan  ne  fait  pas  défaut  :  mais  ce  que  la  théorie  de 
l'aspiration  laisse  dans  l'ombre,  c'est  la  manière  dont  cette  riche 
provision  de  chaleur  est  convertie  en  travail  mécanique  et  employée 
à  produire  le  mouvement  de  rotation  et  de  translation. 

Dans  les  tornades,  notamment,  la  vitesse  de  rotation  peut  atteindre 
100  mètres  par  seconde,  et  la  vitesse  de  progression  est  parfois 
celle  d'un  train  express  ;  pour  expliquer  ces  mouvemens  violens, 
il  faut  toujours  revenir  aux  grands  courans  atmosphériques,  dont 
la  vitesse,  dans  les  régions  supérieures,  paraît  être  toujours  con- 
sidérable. Par  l'observation  des  cirrhus,  on  a  trouvé  assez  souvent 
des  vitesses  de  150  kilomètres  à  l'heure,  et  parfois  !!00  ou  250  kilo- 
mètres. On  sait  aussi  que  M.  Rollier,  parti  en  ballon  de  Paris,  le 
24  novembre  1870,  fut  forcé  de  descendre,  quatorze  heures  après, 
dans  les  montagnes  de  la  Norvège,  et  qu'à  un  certain  moment,  à 
l'altitude  de  !i,000  mètres,  la  vitesse  du  ballon  était  de  30  lieues  à 
l'heure.  Quand  ces  courans  descendent  à  la  surface  et  qu'ils  y 
rencontrent  des  courans  dirigés  en  sens  contraire,  on  conçoit  sans 
peine  qu'ils  donnent  naissance  à  des  tourbillons  d'une  violence 
extraordinaire.  C'est  l'impulsion  d'un  irrésistible  flot  d'air  concen- 
trée subitement  sur  un  seul  point.  «  La  trombe,  dit  à  ce  propos, 
M.  Faye,  est  un  simple  organe  de  transmission  de  la  force  ;  c'est 
un  outil  gigantesque  qui  recueille  en  haut  la  force  vive  dans  son 
vaste  entonnoir  et  qui  l'amène  en  bas  en  la  concentrant  sur  un 
petit  espace  pour  la  dépenser  contre  l'obstacle  du  sol.  »  Que  les 
courans  à  l'intérieur  du  tourbillon  soient  d'ailleurs  ascendans  ou 
descendans,  c'est  une  question  qu'il  sera  permis  de  réserver.  Il  en 
est  de  même  du  rôle  qu'il  convient  d'attribuer  à  l'électricité  dans  la 
production  de  ces  phénomènes,  et  qui  pourrait  bien  être,  pour  les 
trombes  en  particulier,  le  rôle  principal.  Malheureusement  l'origine 
de  l'électricité  atmosphérique,  dont  la  tension  paraît  augmenter  avec 


LA   MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  î^b 

l'altitude,   et  la  manière  dont  elle  intervient  dans  la  plupart  des 
grandes  crises  de  la  nature,  sont  encore  mal  connues  (1). 

Pour  les  orages,  on  sait  au  moins  qu'ils  marchent  comme  les 
bourrasques  ordinaires,  ce  qui  permet  d'en  signaler  l'approche  aux 
régions  menacées.  Longtemps  on  avait  admis  comme  un  axiome 
que  les  orages  se  formaient  sur  place.  Pour  un  simple  spectateur, 
un  orage  est  un  accident  local,  une  sorte  de  drame  isolé  qui  éclate 
à  l'improviste,  au  milieu  du  calme  trompeur  des  élémens;  un  drame 
avec  l'unité  de  temps  et  de  lieu.  Et  pourtant,  à  plusieurs  reprises, 
des  enquêtes  conduites  avec  un  grand  soin  (comme  celle  de  l'Aca- 
démie des  sciences  sur  le  terrible  orage  à  grêle  du  13  juillet  1788) 
avaient  révélé  que  ces  météores  nous  viennent  de  la  mer  et  par- 
courent nos  pays  dans  la  direction  du  sud-ouest  au  nord-est.  En 
dépit  de  ces  constatations  réitérées,  il  a  fallu  que  la  télégraphie  mé- 
téorologique fût  née  pour  qu'on  se  décidât  à  renoncer  à  un  vieux 
préjugé. 

IV. 

La  prévision  du  temps  à  courte  échéance,  dans  l'état  actuel  de  la 
météorologie,  est  fondée  sur  l'interprétation  des  signes  précurseurs 
des  bourrasques  :  c'est  essentiellement  une  affaire  d'expérience 
personnelle,  pour  ne  pas  dire  un  art,  car  on  n'a,  pour  se  guider, 
que  des  règles  empiriques.  C'est  toujours  le  baromètre,  —  le 
même  instrument  qui,  en  1660,  permit  à  Otto  de  Guericke  d'an- 
noncer à  ses  amis  l'approche  d'un  ouragan,  —  c'est  toujours  le 
baromètre  qui  est  notre  principale  source  d'information;  seulement 
le  télégraphe  en  a  centuplé  la  valeur.  Nous  sommes  loin  du  temps, 
pourtant  si  près  de  nous,  où  l'on  se  contentait  de  lire  :  beau  fixe, 
variable,  pluie,  tempête  sur  l'échelle  de  son  baromètre,  tout  en 
riant  des  déceptions  qu'il  vous  causait.  Aujourd'hui  nous  deman- 
dons le  secret  du  lendemain  à  la  disposition  des  isobares,  qui  sont 
comme  un  dossier  d'enquête  contenant  les  dépositions  d'une  cen- 
taine de  témoins.  Lorsqu'elles  s'arrondissent  et  se  ferment  autour 
d'une  dépression,  c'est  une  bourrasque  qui  nous  arrive  de  la  mer 
avec  son  cortège  de  pluie  et  de  vents.  Toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs, nous  savons  que  la  menace  est  plus  grave  quand  les  isobares 
se  montrent  serrées  autour  de  la  tempête  qui  approche  que  lors- 
qu'elles s'écartent  et  se  détendent  alentour.  En  d'autres  termes, 
la  violence  des  vents  est  en  raison  de  la  pente  atmosphérique,  du 
gradient,  comme  on  dit  habituellement,  car  les  isobares,  qui  sont 


(1)  Voir  à  ce  sujet  l'intéressante  conférence  do  M.  Spring  publiée  dans  la  Revue 
5c?en<27igrMe  du  12  août. 


196  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  courbes  de  niveau,  se  rapprochent  d'autant  plus  que  cette  pente 
est  plus  prononcée.  La  forme  et  la  disposition  de  ces  courbes  peut 
donc  faire  reconnaître  l'existence  d'une  perturbation,  et  sa  marche 
à  travers  l'Europe  se  devine  d'après  ses  premiers  pas.  Quand  la 
bourrasque  est  sur  nous,  en  un  même  point,  le  vent  tourne  assez 
vite  et,  sous  nos  climats,  le  plus  souvent  avec  le  soleil  (de  l'est  au 
sud),  comme  le  veut  la  loi  de  Dove.  Cette  loi  n'est,  au  fond,  qu'une 
conséquence  particulière  de  la  loi  des  tempêtes  :  la  rotation  de  la 
girouette  correspond  au  passage  d'un  tourbillon  dont  la  trajectoire 
passe  au  nord  de  la  station  considérée. 

Aux  indications  des  isobares  il  faut  joindre  celles  que  fournit  la 
marche  du  thermomètre;  d'autres  pronostics  se  tirent  de  Vctat  du 
ciel.  Ces  fins  nuages,  formés  d'aiguille  de  glace,  qu'on  nomme  des 
cirrhus  et  qui  flottent  en  longues  bandes  à  des  hauteurs  prodi- 
gieuses, sont  les  premiers  avant-coureurs  du  mauvais  temps;  puis 
apparaissent  des  nuages  plus  épais,  plus  lourds  et  plus  foncés,  dont 
les  aspects  variés  et  caractéristiques  sont  des  symptômes  qu'il  ne 
faut,  point  négliger. 

En  somme,  nous  dit  M.  Mascart  dans  une  conférence  recueillie  par 
M.  Th.  Moureaux,  d'après  les  vérifications  que  le  Bureau  central 
demande  régulièrement  à  ses  correspondans  les  plus  autorisés,  les 
averlissemens  maritimes,  portant  principalement  sur  la  probabilité 
de  la  direction  et  de  la  force  du  vent,  réussissent  83  fois  sur  100  ;  les 
avertissemens  agricoles,  qui  concernent  les  probabilités  de  pluie,  de 
beau  temps,  etc.  se  confirment  seulement  78  fois  sur  100.  Mais  la 
valeur  de  ces  résultats,  déjà  considérables,  s'accroît  chaque  année, 
et  les  services  rendus  ne  peuvent  être  contestés. 

Malgré  les  conditions,  à  beaucoup  d'égards  défavorables,  oii  se 
trouve  encore  placé  le  Meteorological  Office  de  Londres,  le  succès 
des  avertissemens  qu'il  expédie  aux  ports  du  Royaume-Uni  est  éga- 
lement satisfaisant,  comme  le  prouve  le  résumé  des  résultats  de  l'an- 
née 187A  présenté  au  parlement  anglais.  Sur  un  nombre  total  de 
317  avis  expédiés  en  187Zi,  ihk  (soit  hb  pour  100)  ont  été  justifiés 
par  des  coups  de  vents  forts  ou  des  tempêtes,  lOA  (33  pour  100) 
par  des  coups  de  vents  modérés;  52  (16  pour  100)  n'ont  pas  été 
justifiés,  et  dans  17  cas  seulement  (5  fois  sur  100)  l'avis  a  été  reçu 
trop  tard.  Ce  qui  reste  à  faire  se  trouve  nettement  indiqué  dans  l'in- 
téressant petit  livre  qu'a  publié  récemment  le  secrétaire  du  Bureau 
météorologique  et  qui  a  été  traduit  en  français  par  MM.  Zurcher  et 
MargoUé.  M.Scott  se  plaint  de  l'absence  de  stations  convenablement 
distribuées  sur  les  côtes  ouest  de  l'Irlande  et  de  l'Ecosse ,  régions 
d'où  il  importerait  d'avoir  de  bonne  heure  l'annonce  des  change- 
mens  de  temps.  Mais,  d'une  part,  les  communications  télégra- 
phiques sont  peu  développées  dans  ces  régions  presque  désertes, 


LA  MÉTÉOROLOGIE  NOUVELLE.  197 

et,  de  l'autre,  les  endroits  habités  se  trouvent  dans  des  baies  abri- 
tées où  la  vraie  force  du  vent  est  difficilement  connue,  d'où  l'on 
ne  peut,  par  conséquent,  obtenir  des  renseignemens  très  exacts. 
C'est  ce  qui  arrive,  par  exemple,  pour  les  stations  de  Valentia  et 
de  Greencastle.  11  serait  aussi  fort  utile  d'avoir  des  postes  avancés 
à  Saint-  Kilda,  la  plus  occidentale  des  Hébrides,  et  aux  îles  Féroë, 
situées  au  nord  de  l'Ecosse,  car  un  grand  nombre  de  tempêtes,  et 
des  plus  désastreuses,  arrivent  de  la  partie  nord  de  l'Atlantique  en 
passant  sur  ces  îles;  mais  l'importance  commerciale  d'une  commu- 
nication télégraphique  avec  ces  rochers  étant  à  peu  près  nulle,  il 
n'est  guère  probable  qu'on  se  décide  à  l'établir  dans  un  intérêt 
scientifique.  Et  pourtant  les  avis  que  pourraient  envoyer  ces  sta- 
tions avancées  seraient  plus  précieux,  à  en   croire  M.  Scott,  que 
ceux  que  procurerait  une  communication  télégraphique  avec  les 
Açores,  plus  précieux  même  que  les  télégrammes  reçus  des  États- 
Unis.  Les  avis  que  le  Bureau  météorologique  de  Londres  a  reçus, 
pendant  assez  longtemps,  de  la  station  de  Heart's-Content  (Terre- 
Neuve)  n'ont  pu  être  utilisés  pour  deux  raisons  :  d'abord  parce  que 
cette  station  est  trop  abritée  des  vents  du  large;  ensuite,  parce  que 
les  tempêtes  qui  traversent  quelquefois  l'Atlantique  d'une  rive  à 
l'autre  changent  de  caractère  en  route,  se  transforment  et  même  se 
perdent  complètement.  «  Quand  les  tempêtes  du  continent  améri- 
cain passent  sur  l'Atlantique,  dit  M.  Loomis,  elles  subissent  géné- 
ralement d'importans  changemens  dans  l'espace  de  quelques  jours 
et  sont  souvent  comme  absorbées  par  d'autres  tempêtes  qui  parais- 
sent naître  sur  l'Océan,  de  sorte  qu'on  peut  rarement  les  suivre 
dans  tout  leur  trajet.  »  M.  Scott  cite,  à  ce  propos,  le  coup  de  vent 
qui,  le  30  novembre  187Zi,  fit  sombrer  le  bateau  à  vapeur  la  Plata 
près  des  îles  de  la  Manche  ;  cette  tempête  s'éteignit  ensuite  complè- 
tement et  disparut  avant  d'avoir  traversé  la  mer  du  Nord. 

Nous  savons  que  le  plus  souvent  les  bourrasques  suivent  le  fil 
du  grand  courant  que  M.  de  Tastes  appelle  le  gulf  stream  aérien, 
courant  dont  le  lit  éprouve  une  lente  oscillation  qui  tantôt  le  rap- 
proche de  nous  en  le  ramenant  au  sud,  tantôt  le  relève  vers  les 
hautes  latitudes;  il  semble  aussi  qu'une  branche  dérivée  va  rejoindre 
un  large  courant  circumpolaire.  On  a  eu  la  pensée  d'utiliser  cette 
disposition  des  courans  aériens  pour  des  prévisions  à  huit  ou  dix 
jours  d'intervalle.  Depuis  quelques  années,  l'administration  du 
New-York  Herald  expédie  à  Londres  et  à  Paris  des  avis  annonçant 
l'arrivée  de  tempêtes.  Ces  avis  ne  se  justifient  qu'aux  époques  où  le 
régime  des  basses  pressions  est  établi  dans  nos  régions;  quand  ce 
sont  les  hautes  pressions  qui  dominent,  les  perturbations  venues 
d'Amérique  sont  refoulées  vers  le  nord  et  n'atteignent  pas  nos  côtes. 
En  étudiant  X Atlas  de  l'Observatoire  de  Paris  et  les  cartes  plus 


1^'  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

récentes  de  M.  Iloflmeyer,  M.  Loomis  est  arrivé  à  cette  coirclusion, 
que,  lorsqu'une  dépression  quitte  les  États-L'nis,  la  probabilité 
qu'elle  atteindra  l'Angleterre  quelque  part  est  seulement  de  1  :  9; 
la  probaMlité  pour  qu'elle  produise  une  tempête  au  voisinage  d'une 
côte  anglaise  est  de  1  :  6,  et  la  probabilité  d'une  fraîche  brise  est 
de  1  :  2.  Nous  sommes  loin,  on  le  voit,  de  l'assertion, souvent  citée, 
de  M..  Daniel  Draper,  qui  veut  avoir  constaté  que,  sur  quatre-vingt- 
six  tempêtes  parties  de  New-York,  et  dont  il  a  suivi  la  marche,  trois 
seulement  ne  sont  pas  arrivées,  soit  à  Yalentia,  soit  à  Falmouth. 
M.  Hoffmeyer  a  examiné,  de  son  côté,  la  marche  des  perturbations 
de  l'Atlantique  pour  deux  périodes  comprenant  ensemble  vingt  et 
un  mois;  il  a  trouvé  que  19  sur  3/i,  c'est-à-dire  56  pour  100;  ont 
atteint  l'Europe,  et  sur  ce  nombre,  10  seulement,  soit  en  tout  29 
pour  100,  ont  amené  des  tempêtes.  Quant  aux  lieux  menacés,  la 
probabilité  qu'une  dépression  partie  deS'  États-Unis  amènera  la 
tempête  en  Europe  est  de  1  :  3  pour  la  Norvège,  1  :  h  pour  les 
Iles-Britanniques,  1  :  7  pour  la  France,  et  1  :  11  pour  le  Portugal. 
Ajoutons  que  les  tempêtes  qui  atteignent  l'Europe  occidentale  ne 
viennent  pas  toutes  de  l'Amérique  :  sur  100  dépressions  qui  abor- 
dent nos  côtes,  12  viennent  des  régions  arctiques  de  l'Amérique, 
li7  de  l'Amérique  du  Nord  et  du  Canada,  5  des  régions  tropicales; 
33  sont  des  minima  partiels  ou  secondaires  formés  en  plein  Océan 
par  segmentation  des  perturbations  principales  ;  3  naissent  sponta- 
nément sur  r  Océan.  Il  s'ensuit  que  les  avertissemens  venus  de 
l'Amérique  seule  ne  se  vérifient  en  moyenne  qu'une  fois  sur  deux, 
et  qu'en  tous  cas  la  moitié  seulement  des  tempêtes  d'Europe  peut 
être  annoncée  par  cette  voie.  Mais  M.  HolTmeyer  estime  que  les 
prévisions  deviendraient  tout  à  fait  sûres,  si  l'on  avait  en  même 
temps  les  renseignemens  des  îles  Féroë,  de  l'Islande,  du  Groen- 
land et  des  Açores.  Le  YeiTier  espérait  beaucoup  d'une  communi- 
cation télégraphique  avec  les  Açores.  Pour  l'Angleterre,  M.  Scott 
est  d'avis  qu'elle  n'est  guère  intéressée  à  l'établissement  de  cette 
communication,  car  en  rapprochant  les  observations  simultanées 
faites  pendant  deux  ans  et  demi  aux  Açores  et  à  Valentia  (Irlande), 
on  n'a  remarqué  aucun  rapport  entre  les  phénomènes  obser\TS  aux 
deux  stations. 

Ce  qui  manque  pour  compléter  nos  informations  peut  paraître,  à 
première  vue,  hors  d'atteinte  :  ce  serait  un  réseau  de  stations 
semées  5.  la  surface  même  de  l'Atlantique  jusqu'à  une  distance  d'en- 
viron 1,000  kilomètres  de  nos  côtes.  Elles  serviraient  à  signaler  les 
bâtimens  en  détresse  ou  retenus  par  des  vents  contraires,  en  même 
temps  qu'à  nous  renseigner  sur  les  conditions  météorologiques  du 
large.  Mais  le  problème  des  stations  télégraphiques  flottantes  n'a 
pas  encore  été  résolu  d'une  manière  vraiment  pratique.  On  a  pro- 


LA  MÉTÉOROLOGIE   NOUVELLE.  199 

posé  d'ancrer  des  navires  par  de  grandes  profondeurs  et  de  les 
mettre  en  relation  avec  la  côte  par  un  câble  sous-marin  ;  mais  en 
supposant  qu'on  réussît  à  vaincre  les  difficultés  du  mouillage  à  la 
profondeur  de  1,000  ou  2,000  mètres,  il  serait  encore  malaisé  de 
maintenir  le  câble  électrique  en  bon  état.  On  a  pu  s'en  convaincre 
en  1869  :  l'amirauté  anglaise  avait  permis  de  mouiller  le  navire  de 
l'état  le  Brisk,  à  titre  d'essai,  vers  l'entrée  de  la  Manche  ;  l'expé- 
rience dut  être  abandonnée  au  bout  de  six  semaines,  et  elle  coûta  à 
ses  promoteurs,  nous  dit  M.  Scott,  a  autant  de  mille  livres  sterling 
que  le  Brisk  passa  de  jours  à  la  mer.  » 

Pour  diminuer  les  frais  et  les  risques  de  ces  entreprises,  quel- 
ques savans,  comme  M.  Morse,  ont  proposé  que  ces  stations  flot- 
tantes ne  fussent  pas  pourvues  d'équipages,  mais  seulement  d'ap- 
pareils enregistreurs  en  communication  électrique  avec  une  station 
du  littoral.  Enfin,  tout  récemment,  on  a  mis  en  avant  un  autre  pro- 
jet qui  ne  laisse  pas  d'être  séduisant  :  c'est  le  système  de  a  télé- 
graphie superocéanique  »  imaginé  par  M.  Ernest  Menusier.  L'inven- 
teur propose  de  jeter  un  câble  entre  Saint-Nazaire,  Bordeaux  et 
New-York,  avec  embranchement,  au  milieu  de  l'océan,  sur  Panama; 
de  60  lieues  en  60  lieues,  il  greffe  sur  ce  câble  principal  un  câble 
vertical  soutenu  par  une  bouée  et  deux  branches  en  croix  de  10  à 
20  lieues,  terminées  aussi  par  des  câbles  verticaux  suspendus  à 
des  bouées.  Ces  bouées,  qui  portent  des  numéros  d'ordre,  forment 
ainsi  trois  lignes  parallèles  sur  la  route  des  paquebots  transatlan- 
tiques ;  on  peut  admettre  qu'en  moyenne  chaque  navire  en  rencon- 
trera une  par  jour.  L'extrémité  libre  des  câbles  verticaux  est  dispo'- 
sée  de  manière  à  pouvoir  être  facilement  mise  en  communication 
avec  les  fils  de  l'appareil  télégraphique  installé  à  bord  des  navires, 
et  l'on  conçoit  que,  par  ce  moyen,  un  échange  de  dépêches  puisse 
s'établir  entre  les  navires  en  route  et  les  ports  de  départ  ou  d'arri- 
vée. Des  postes  centi-aux  échelonnés,  en  manière  de  relais,  sur  des 
îles  ou  sur  des  navires  solidement  amarrés,  faciliteraient  l'organi- 
sation de  ce  réseau  télégraphique  et  postal  à  la  surface  de  l'ocCan. 
Les  difficultés  pratiques  qui  semblent,  à  première  vue,  s'o]  poser 
à  l'exécution  de  cette  conception  hardie  ne  resteront  pas  toujours 
invincibles  au  génie  de  nos  savans.  Entre  temps,  il  faut  souhaiter 
qu'on  se  décide  à  poser  entre  l'île  Maurice  et  la  Réunion  le  câble 
électrique  que  M.  Bridet  ne  cesse  de  réclamer  :  il  permettrait  à  l'ob- 
servatoire de  Port-Louis  d'avenir  notre  coloriie,  dix-huit  ou  vingt- 
quatre  heures  d'avance,  de  l'arrivée  d'un  cyclone  et  de  lui  épargner 
ainsi  beaucoup  do  désastres. 

Quand  le  réseau  d'observations ,  dont  les  mailles  se  complètent 
et  se  resserrent  chaque  jour,  embrassera  toute  l'étendue  de  notre 
hémisphère ,  on  pourra  sans  doute  aborder  avec  succès  les  prévi- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sioDS  à  long  terme,  qui  seraient  si  importantes  pour  l'agriculture, 
et  déterminer  plusieurs  mois  d'avance  le  caractère  dominant  des 
saisons.  La  possibilité  d'une  pareille  entreprise  résulte  de  la  len- 
teur des  oscillations  par  lesquelles  se  déplace  le  lit  des  fleuves 
aériens  qui  sont  les  grandes  routes  des  météores.  Il  suffirait  d'en 
connaître  les  périodes  ou  d'en  découvrir  les  signes  précurseurs,  qui 
sans  aucun  doute  existent.  C'est  en  se  fondant  sur  des  considéra- 
tions de  cette  nature  que  M.  de  Tastes  a  réussi  à  prévoir  la  séche- 
resse du  printemps  de  1870,  et  l'hiver  rigoureux  que  l'on  sait. 

11  ne  semble  pas  que  l'état  moyen  du  globe  ait  sensiblement 
changé  depuis  les  temps  historiques;  les  cycles  se  suivent,  rame- 
nant les  mêmes  vicissitudes,  et  le  passé  contient  le  secret  de  l'ave- 
nir. Nous  voyons  pourtant  se  produire  dans  les  climats  des  modifi- 
cations locales;  l'action  de  l'homme  peut  se  faire  sentir  à  la  longue 
et  dans  un  sens  qui  n'est  pas  toujours  heureux.  On  sait  quelle 
influence  les  déboisemens  exercent  sur  le  régime  des  pluies  et  des 
inondations.  Faut-il  attribuer  à  des  causes  du  même  ordre  la  fré- 
quence de  plus  en  plus  en  plus  inquiétante  des  tornades  et  des 
trombes  sur  le  territoires  des  États-Unis,  qui  fait  que,  dans  le  Far- 
West,  on  choisit,  pour  bâtir  les  fermes,  des  sites  abrités  du  côté  du 
sud  et  de  l'ouest,  et  qu'à  défaut  d'un  abri  naturel  on  construit  des 
souterrains  à  l'épreuve  des  tourmentes?  On  a  consulté  les  chroni- 
ques pour  savoir  si  ces  phénomènes  étaient  moins  fréquens  autre- 
fois; mais  la  rareté  des  récits  peut  s'expliquer,  dans  ces  contrées, 
par  la  rareté  des  témoins.  Il  existe  d'ailleurs,  dans  les  vieilles  forêts  de 
laPensylvanie,  des  bandes  d'arbres  d'une  venue  plus  récente  et  qui 
semblent^avoir  comblé  des  rues  ouvertes  par  le  passage  de  trombes. 

Sauf  les  cas  bien  rares  de  changemens  dus  à  des  causes  locales, 
tout  porte  à  croire  que  les  années,  les  saisons,  les  jours,  en  se  suc- 
cédant, ne  font  que  parcourir  une  série  plus  ou  moins  longue,  mais 
limitée,  d'aspects  caractéristiques,  d'aspects  bénins  ou  mauvais, 
dont  il  sufiirait  de  fixer  les  images  pour  les  reconnaître  plus  tard 
de  fort  loin.  Pour  M.  Robert  Scott,  en  fait  de  signaux,  l'idéal  serait 
un  recueil  de  cartes  typiques  du  temps  que  l'on  distribuerait  aux 
marins  :  on  se  contenterait  ensuite  de  hisser  chaque  fois  le  numéro 
de  la  carte  à  laquelle  ils  auraient  à  se  reporter.  De  même,  les  années 
de  sécheresse  ou  de  pluie,  les  étés  chauds  et  les  étés  tempérés,  les 
hivers  doux  et  les  hivers  rigoureux,  se  dessinent  probablement, 
longtemps  à  l'avance,  dans  les  méandres  des  isobares  ;  il  nous  fau- 
dra l'expérience  de  quelques  dizaines  d'années  pour  en  établir  le 
pronostic  à  coup  sûr.  Et  quand  nous  serons  parvenus  à  ce  résultat, 
quels  qu'aient  été  les  eflbrts  dépensés,  nous  reconnaîtrons  sans  doute 
que  nous  ne  l'aurons  pas  payé  trop  cher. 

R,  Radau. 


LE 


DERNIER    BAISER  <*' 


A     M.    H.   DE     CONFEVRON. 


Puisque  chacun,  madame,  a  narré  son  histoire, 
Dit  Tristan,  à  mon  tour  !..  Au  fond  de  ma  mémoire 
J'en  garde  une,  et  tandis  qu'on  prépare  le  thé, 
Je  vais  vous  la  conter  dans  sa  simplicité. 
Le  souvenir  m'en  est  doux  comme  un  tête-à-tête 
Avec  un  vieil  ami  qu'on  retrouve  et  qu'on  fête. 
Elle  bat  un  rappel  de  jeunesse  en  mon  cœur, 
Comme  on  dit  qu'un  bon  vin  rappelle  son  buveur... 

C'était  pendant  les  jours  gris  d'une  fin  d'octobre. 
Et  je  touchais  à  l'âge  où  l'homme  devient  sobre 
Forcément,  n'ayant  plus  pour  suivre  le  plaisir 
Que  le  souille  trop  court  d'un  impuissant  désir. 

(I)  Ces  vers  fout  partie  d'un  recueil  qui  paraîtra  prochainement  chez  Alph.  Lemerrc, 
éditeur,  et  aura  pour  titre  .  le  Livre  de  la  payse. 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  froQt  se  dégarnit  et  la  barbe  grisonne, 
On  exhale  une  triste  et  rance  odeur  d'automne  ; 
C'est  navrant...  Bref,  j'avais  le  spleen  et  m'étais  mis 
Au  vert,  loin  du  Paris  viveur,  chez  des  amis  ; 
Dans  un  village  obscur,  tout  arrosé  d'eau  vive 
Et  couronné  de  bois,  qu'on  appelle  Auberive. 
Le  pays  est  charmant,  sauvage,  intime  et  frais, 
Plein  de  fleurs,  embaumé  du  parfum  des  forêts. 
Seul,  un  grand  bâtiment  à  mine  sépulcrale 
Fait  tache  et  l'assombrit  :  c'est  la  Maison  centrale, 
—  Une  prison  bâtie  au  milieu  des  jardins 
Abbatiaux  d'un  vieux  couvent  de  bernardins.  — 
Des  femmes  que  le  vice  ou  le  crime  a  damnées, 
Comme  au  fond  d'une  tombe  y  vivent  des  années, 
N'ayant  que  les  chéneaux  des  toits  pour  horizons 
Et  ne  sachant  plus  rien  des  jours  ni  des  saisons. 
Enfermée  à  vingt  ans  dans  cet  enfer  de  Dante, 
Plus  d'une  en  sort  ridée  et  la  tête  branlante  ; 
Plus  d'une,  après  des  mois  de  silence  absolu, 
Quand  sa  grâce  est  signée  et  son  temps  révolu, 
Arrive  au  clair  soleil,  épeurée  et  honteuse. 
Gomme  un  oiseau  de  nuit  qui  d'une  aile  boiteuse, 
Bat  les  airs  et  se  cogne  aux  murs. 

Or,  le  hasard 
Fit  justement  qu'au  jour  marqué  pour  mon  départ, 
L'une  d'elles  sortait,  sa  peine  étant  finie. 
«  Cette  nuit,  vous  aurez  galante  compagnie. 
Me  dit  le  conducteur  sur  son  siège  campé 
Et  d'un  clin  d'œil  narquois  me  montrant  le  coupé, 
La  Centrale  a  lâché  ce  soir  une  hirondelle, 
Et  vous  voyagerez  tête  à  tête  avec  elle. 
Ne  vous  en  plaignez  pas  pourtant.. «  Elle  est,  ma  foi, 
Jeunette  et  fort  jolie...  Un  vrai  morceau  de  roi!  » 


La  libérée  était  déjà  dans  la  voiture. 

Très  jolie,  en  effet  :  vingt-cinq  ans,  la  figure 

Mignonne,  avec  de  beaux  grands  yeux  d'un  bleu  rêveur; 

Le  teint  avait  la  mate  et  morbide  pâleur 

D'une  plante  poussée  à  l'ombre  d'une  cave, 

Mais  les  lignes  étaient  d'une  grâce  suave, 

Et  le  buste  moulait  son  exquise  beauté 

Sous  le  corsage  étroit  d'une  robe  d'été; 


LE   DERNIER   BAISER.  "20^ 

—  Pauvre  robe  de  toile  en  maint  endroit  crevée 
Qu'elle  portait  jadis  au  jour  de  l'arrivée, 
Et  que,  d'après  la  règle  et  malgré  la  Sîiison, 
Elle  avait  dû  remettre  en  quittant  la  prison.  — 
Sans  relever  les  yeux  et  sans  ouvrir  la  bouche, 
Dans  son  coin  déjà  soml)re,  elle  restait  farouche. 
Et  moi,  me  demandant  quelle  perversion 
Précoce  ou  quel  sauvage  éclat  de  passion 
L'avait,  si  jeune,  avec  sa  mine  virginale, 
Jetée  en  ce  bourbier  de  la  Maiso^i  centrale, 
Je  sentais  s'amollir  mon  cœur  de  vieux  garçon. 

Le  jour  tombait.  La  pluie,  avec  un  lent  frisson, 

Jonchait  de  débris  morts  la  bo>ueuse  traverse 

Où  nos  chevaux  trottaient  lourdement  sous  l'averse. 

Dans  le  coupé,  dont  les  carreaux  étaient  cassés, 

L'air  pénétrait  plus  âpre,  et  les  membres  glacés 

De  l'enfant  grelottaient  sous  la  mince  lustrine 

De  son  corsage  usé  couvrant  mal  la  poitrine. 

Ses  dents  claquaient,  son  corps,  sur  lui-même  plié. 

Tremblait  comme  la  feuille  au^vent...  C'était  pitié  ! 

Enlever  lestement  ma  pelisse  et  l'étendre 

Sur  ce  corps  féminin  si  tremblant  et  si  tendre, 

Ce  fut,  vous  le  pensez,  l'affaire  d'un  moment. 

Elle  balbutiait,  et  le  saisissement 

Paralysait  les  mots  sur  ses  lèvres  timides  ; 

Mais  ses  yeux  expressifs  aux  prunelles  humides 

Dans  l'ombre  me  criaient  un  éloquent  merci... 

Quand  la  bonne  fourrure  épaisse  eut  réussi 

A  réchauffer  sa  chair  déjà  tout  engourdie , 

L'enfant  posa  son  bras  sous  sa  tête  alourdie, 

Puis  s'endormit...  Et  moi...  Mon  Dieu ,  j'en  fis  autant 

Et  jusqu'au  petit  jour  le  courrier  cahotant, 

A  travers  les  bois  noirs  et  la  plaine  pierreuse, 

Nous  berça  chastement  dans  sa  caisse  poudreuse. 

Vers  l'aube,  dans  mon  coin  m'éveillant  en  sursaut, 
Je  sentis  sur  mes  doigts  un  souffle  moite  et  chaud. 
Et  je  vis  à  mes  pieds  la  blonde  pécheresse 
Qui  pressait  sur  mes  mains  sa  bouche  avec  tendresse» 
Et  pleurait...  Pour  payer  mon  très  léger  bienfait. 
Elle  me  prodiguait  les  seuls  biens  qu'elle  avait  : 


204  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ses  caresses,..  Ma  foi,  jamais,  je  vous  le  jure, 

L'amour  ne  m'a  donné  jouissance  plus  pure 

Que  le  baiser  naïf  et  désintéressé 

De  cette  pauvre  enfant,  honteuse  du  passé, 

Et  me  remerciant  d'avoir  su  voir  en  elle 

La  femme  malheureuse  et  non  la  criminelle!.. 


Nous  étions  arrivés,  et  j'avais  cru  devoir, 
lin  la  quittant,  parler  de  courage  et  d'espoir  : 
«  Elle  était  jeune  encor,  le  travail  purifie, 
Elle  pouvait  par  lui  régénérer  sa  vie...  » 
Je  lui  serrai  la  main,  puis,  dans  le  jour  mouillé 
Qui  filtrait,  terne  et  froid,  du  fond  d'un  ciel  brouillé. 
Ayant  vu  lentement  son  fin  profil  de  vierge 
S'enfoncer  sous  le  porche  enfumé  d'une  auberge, 
Je  partis,  mieux  portant  et  meilleur,  réchauffant 
Mon  cœur  au  souvenir  de  ce  baiser  d'enfant. 
Le  plus  délicieux,  —  et  le  dernier,  —  madame. 
Qui  soit  tombé  pour  moi  les  lèvres  d'une  femme. 


Andbé  Theuriet. 


M.  SAVOEGNAN  DE  BRAZZA 


E  T 


M,    STANLEY 


M.  Stanley  s'était  acquis  la  réputation  d'un  audacieux  et  d'un  habile 
homme.  Cet  ex-reporter  d'un  journal  américain  a  pris  place  parmi  les 
plus  remarquables  voyageurs  de  ce  temps,  parmi  les  explorateurs  les 
plus  résolus,  les  plus  hardis,  les  plus  aventureux  du  continent  noir. 
Avoir  traversé  l'Afrique  de  l'est  à  l'ouest  et  reconnu  le  cours  du  Congo 
est  une  gloire  qui  ne  lui  est  point  contestée,  que  personne  ne  lui  con- 
testera jamais.  Après  avoir  travaillé  pour  la  science  et  pour  la  géogra- 
phie, M.  Stanley  s'était  mis  au  service  d'un  autre  ordre  d'intérêts.  Il 
avait  conçu  le  projet  d'exploiter  les  vastes  régions  qu'il  venait  de  par- 
courir. Il  est  devenu  à  la  fois  le  mandataire  d'une  association  scienti- 
fique patronnée  par  le  roi  des  Belges  et  le  principal  agent  d'une  grande 
société  commerciale  qui  se  proposait  d'attirer  et  de  concentrer  dans 
ses  mains  tout  le  commerce  du  plateau  du  Congo.  Après  la  gloire,  c'était 
la  fortune,  et  cette  fortune  n'était  pas  sans  gloire.  Mais  un  fâcheux  inci- 
dent s'est  produit,  M.  Stanley  a  eu  de  cuisantes  déconvenues.  Un  Ita- 
lien naturalisé  Français,  officier  de  notre  mariae,  est  parvenu,  à  force 
de  courage,  de  patience  et  d'adresse,  à  prendre  les  devans,  à  assurer 
à  son  pays  adoptif  une  situation  privilégiée  sur  les  bords  du  Congo,  à 
mettre  un  atout  dans  les  mains  de  la  France,  à  lui  faire  dans  le  com- 
merce futur  de  l'Afrique  équatoriale  une  part  qu'elle  pe  pourrait  plus 
perdre  que  par  une  défaillance  de  cœur  ou  par  son  incurie. 

Que  le  voyageur  américain  en  ait  conçu  quelque  humeur,  nous  le 
comprenons  sans  peine  et  il  faut  le  lui  pardonner;  mais  il  est  bon  de 
savoir  maîtriser  son  humeur.  Un  jour  que  nous  interrogions  M.  de 


206  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Brazza  sur  les  moyens  qu'il  avait  employés  pour  arriver  à  ses  fins,  il 
nous  répondit  :  «  Avant  tout,  j'ai  eu  soin  de  ne  jamais  me  fâcher.  » 
En  Europe  comme  en  Afrique,  le  dépit  est  un  dangereux  conseiller.  Au 
lieu  de  digérer  son  chagrin  et  d'aviser  aux  moyens  de  réparer  son 
échec,  M.  Stanley  a  quitté  brusquement  Le  Congo;  il  est  allé  remplir 
Bruxelles  de  ses  doléances,  conter  ses  disgrâces  à  quelqu'un  qui  les  a 
vivement  ressenties.  Puis  il  a  pris  une  grande  résolution;  il  s'est  rendu 
à  Paris  pour  y  porter,  disait-il,  un  coup  mortel  à  son  adversaire.  Un 
banquet  lui  a  été  donné,  auquel  assistaient  beaucoup  d'Anglais  et 
d'Américains.  11  y  a  prononcé  un  très  long  discours  qui,  au  témoignage 
de  tous  ceux  qui  l'ont  entendu,  fait  grand  honneur  à  son  audace.  Ce 
discours  était  écrit;  les  assertions  un  peu  téméraires  et  fort  éton- 
nantes qu'on  y  peut  relever  ne  doivent  pas  être  mises  sur  le  compte 
de  l'improvisation  et  de  ses  hasards. 

Tout  le  monde  sait  que,  dans  son  précédent  voyage,  lorsqu'il  arriva, 
en  1877,  sur  les  bords  du  Congo,  M.  Stanley  se  lassa  bien  vite  de  par- 
lementer avec  les  indigènes,  qu'il  trouva  plus  commode  de  répandre 
partout  la  terreur  de  son  nom.  11  était  à  la  tête  d'une  véritable  armée; 
il  se  fraya  un  chemin  de  vive  force,  le  revolver  au  poing,  livra  trente 
et  un  combats.  Les  peuplades  les  plus  puissantes  tentèrent  en  vain 
de  lui  résister,  les  plus  faibles  s'écartaient  prudemment  de  son  pas- 
sage, peu  à  peu  le  vide  se  fit  autour  de  lui,  et  il  eut  une  peine  infinie 
à  se  procurer  des  vivres.  Avant  de  pouvoir  fonder  la  station  française 
du  Congo,  M.  de  Brazza  dut  s'assurer  des  bonnes  dispositions  des  tri- 
bus Oubandjis,  qui  sont  les  grands  piroguiers  du  fleuve.  Il  eut  une 
conférence,  un  palabre  avec  leurs  chefs,  et  il  s'aperçut  bien  vite  que 
certains  souvenirs  terribles  pesaient  encore  sur  leur  cœur  et  leur 
avaient  laissé  des  défiances  dont  il  n'était  pas  facile  de  les  guérir.  L'un 
d'eux,  montrant  du  doigt  un  îlot  voisin,  lui  dit  :  «  Regarde  cet  îlot.  Il 
semble  placé  là  pour  nous  mettre  en  garde  contre  les  promesses  des 
blancs,  car  il  nous  rappellera  toujours  qu'ici  le  sang  des  Oubandjis  a 
été  versé  par  le  premier  blanc  que  nous  ayons  vu.  Un  des  siens,  qui  l'a 
abandonné,  te  donnera  à  Ntamo  le  nombre  de  ses  morts  et  de  ses 
blessés;  mais  je  te  dirai  que  nos  ennemis  ont  pu  échapper  à  notre 
vengeance  en  descendant  le  fleuve  comme  le  vent.  Qu'ils  n'essaient 
pas  ''e  le  remonter  I  »  M.  Stanley  a  complètement  oublié  ce  qui  s'est 
passé  dans  cet  îlot.  11  a  déclaré  l'autre  jour  «  qu'il  n'était  ni  Américain, 
ni  Belge,  ni  international,  qu'il  était  Africain,  l'ami  de  ces  pauvres 
noirs. )) Qu'en  penseraient  les  Oubandjis? Qu'en  a  pensé  son  auditoire? 
Mais  ce  ne  fut  pas  là  sa  seule  audace.  En  pleine  capitale  de  la  France, 
il  s'est  permis  de  parler  avec  quelque  ironie  «  de  ce  noble  drapeau 
tricolore,  symbole,  comme  nous  savons,  de  la  civilisation  en  Europe 
et  ailleurs,  et  qui  sert  à  couvrir  des  ambitions  personnelles.  »  Décidé- 
ment M.  Stanley  est  un  audacieux. 


M.  SAVORGNAN  DE  BRAZZA  ET  M.  STANLEY.         207 

Mais  si  son  discours  a  fait  honneur  à  son  audace,  il  en  a  moins  fait 
à  son  habileté.  M.  Stanley  n'a  pas  su  dissimuler  l'aigreur  de  ses  res- 
sentimens,  et  les  méprisans  brocards  dont  il  a  accablé  son  adversaire 
ne  pouvaient  faire  tort  qu'à  lui-même.  —  «  Lorsque  je  l'ai  vu  pour  la 
première  fois  sur  le  Congo,  en  1880,  a-t-il  dit,  il  se  présenta  à  mes 
yeux  sous  la  figure  d'un  pauvre  va-nu-pieds,  qui  n'avait  de  remar- 
quable que  son  uniforme  en  loques  et  un  grand  chapeau  déformé. 
Une  petite  escorte  le  suivait  avec  125  livres  de  bagages.  Cela  n'avait 
rien  d'imposant.  11  n'avait  pas  même  l'air  d'un  personnage  illustre 
déguisé  en  vagabond,  tant  sa  mise  était  piteuse,  et  j'étais  loin  de  me 
douter  que  j'avais  devant  moi  le  phénomène  de  l'année,  le  nouvel 
apôtre  de  l'Afrique,  un  grand  stratégiste,  un  grand  diplomate  et  un 
faiseur  d'annexions.  La  Sorbonne  le  reçoit,  la  France  l'applaudit.  Que 
dis-je?  le  monde,  y  compris  l'Angleterre,  l'admire.  » 

Quiconque  a  rencontré  M.  Savorgnan  deBrazza  accordera  sans  peine  à 
M,  Stanley  qu'il  n'a  pas  l'air  florissant,  que  ses  joues  sont  creuses,  que 
son  visage  est  ravagé,  qu'on  reconnaît  facilement  en  lui  l'un  de  ces 
hommes  qui  ont  abusé  de  leurs  forces  et  beaucoup  pâti.  Quand  on  a  eu 
la  dyssenterie  en  Afrique  et  qu'on  a  pensé  en  mourir,  quand  on  n'a 
ménagé  ni  ses  jambes,  ni  ses  poumons,  ni  sa  vie  pour  mener  à 
bonne  fin  une  entreprise  à  laquelle  on  s'est  voué  corps  et  âme,  quand 
on  a  l'inquiétude  de  l'inconnu  et  une  idée  qui  vous  tient,  qui  vous 
possède,  qui  vous  ronge,  qui  vous  ravage,  cela  paraît  quelquefois  sur 
votre  figure  et  les  passans  disent  de  vous  :  Quel  est  ce  grand  maigre 
à  la  taille  voûtée?  Nous  sommes  de  l'avis  de  M.  Stanley;  la  première 
fois  que  nous  avons  eu  le  plaisir  de  voir  M.  de  Brazza,  nous  avons 
trouvé  qu'il  était  aussi  sec  que  don  Quichotte,  quoiqu'il  prenne  rare- 
ment des  moulins  pour  des  géans.  On  nous  donnerait  toutes  les 
défenses  d'éléphans,  toutes  les  forêts  de  caoutchouc  du  Congo  que 
ne  pourrions  nous  décider  à  classer  M.  de  Brazza  parmi  les  hommes 
gras.  Mais  plus  encore  que  sa  maigreur,  M.  Stanley  lui  reproche  avec 
une  araère  et  infatigable  ironie  le  délabrement  de  son  costume  et  sur- 
tout l'état  pitoyable  de  sa  chaussure.  Sans  dot!  s'écriait  Harpagon. 
Sans  chaussures  !  répète  sur  tous  les  tons  M.  Stanley.  Vous  l'entendez, 
M.  de  Brazza  s'est  promené  sans  chaussures  sur  les  bords  du  Congo,  et 
après  une  telle  inconvenance,  il  vient  se  faire  acclamer  dans  la  grande 
salle  de  la  Sorbonne,  il  est  admiré  des  Anglais,  et  ce  va-nu-pieds  se 
flatte  d'avoir  signé  un  traité  en  bonne  ferme  avec  le  roi  Makoko!  Il 
nous  paraît,  quant  à  nous,  que  si  M.  de  Brazza  a  laissé  ses  souliers  en 
Afrique,  M.  Stanley  y  a  laissé  une  bonne  partie  de  son  tact  et  de  son 
esprit.  C'est  une  perte  moins  facile  à  réparer. 

Dans  la  querelle  engagée  entre  M.  de  Brazza  et  M.  Stanley,  ou,  pour 
mieux  dire,  entre  le  pavillon  français  et  une  société  commerciale  qui 
a  son  siège  à  Bruxelles,  des  intérêts  considérables  sont  en  jeu.  Des 


208  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

quatre  fleuves  principaux  de  l'Afrique,  le  Nil  dans  sa  vallée  inférieure 
est  aux  mains  des  Anglais;  ils  s'appliquent  à  enlever  le  Zambèse  aux 
Portugais,  et  ils  exercent  une  influence  toujours  croissante  dans  le 
bassin  du  Bas-Niger.  Reste  le  Congo,  dont  on  ne  saurait  exagérer 
l'importance.  Gomme  l'a  dit  M.  de  Brazza  dans  un  de  ses  rapports,  par 
sa  situation  centrale  et  la  disposition  en  éventail  fie  ses  grands  aflluens, 
le  Congo  est  une  artère  gigantesque,  faite  pour  drainer  tous  les  pro- 
duits de  contrées  fort  étendues,  depuis  le  Soudan  jusqu'aux  bassins 
du  Nil,  des  grands  lacs  et  du  Zambèse,  ou  plutôt  il  forme  comme  une 
vaste  mer  intérieure,  avec  une  étendue  de  côtes  d'au  moins  20  000  kilo- 
iUètres  et  une  population  évaluée  à  quatre-vingt  mill.ons  d'hommes. 
Sur  ce  plateau  équatorial  le  sol  est  partout  fertile  et  d'une  richesse 
qui  peut  s'accroître  indéfiniment.  Dès  aujourd'hui  on  y  trouve  des  tré- 
sors à  exploiter.  On  en  peut  juger  par  ce  que  l'on  voit  sur  les  rives 
de  rOgooué  et  de  ses  aflluens,  où  presque  partout  la  culture  du  café, 
du  cacao,  de  la  canne  à  sucre,  du  coton,  le  commerce  de  l'huile  de 
palme,  de  la  résine  copal,  des  bois  de  teinturerie,  de  l'ébène  sont 
sacrifiés  au  trafic  de  l'ivoire  et  du  caoutchouc,  qui  rapporte  jusqu'au 
1,000  pour  100. 

Les  populations  fort  denses  qui  sont  établies  sur  ce  riche  plateau 
offrent  toutes  les  variétés  de  la  race  noire,  toutes  les  nuances  de  ses 
qualités  et  de  ses  vices,  de  ses  aptitudes  et  de  ses  impuissances.  Quel- 
ques-unes de  ces  peuplades  sont  très  laborieuses,  cultivent  bien  le 
sol,  font  prospérer  leurs  champs  de  maïs,  de  manioc,  de  tabac  et  d'ara- 
chides. Quelques-unes  connaissent  certaines  industries,  exploitent  leurs 
mines  de  cuivre  et  de  plomb  ou  fabriquent  de  fines  ètofles.  D'autres 
s'adonnent  de  préférence  à  la  navigation,  se  distinguent  par  la  beauté 
de  leurs  pirogues,  par  l'incomparable  adresse  de  leurs  pagayeurs.  Il 
en  est  qui  ont  des  mœurs  douces  et  le  caractère  hospitalier;  il  en  est 
aussi  qui  se  sont  fait  une  réputation  peut-être  exagér^^e  de  canniba- 
lisme et  dont  les  chefs  mangent  leur  ennemi  mort,  d'abord  parce  qu'ils 
trouvent  sa  chair  appétissante,  ensuite  dans  le  dessein  de  faire  passer 
son  courage  dans  leur  sang.  Quant  aux  femmes,  elles  ne  se  piquent 
pas  en  général  d'une  grande  sévérité  de  principes.  M.  de  Brazza  a 
remarqué  que  leur  moralité  variait  en  raison  inverse  des  dimensions 
du  pagne  en  fil  de  palmier  ou  d'ananas  qui  compose  à  peu  près  tout 
leMr  costume.  «  A  mesure  qu'on  avance  vers  l'intérieur,  le  pagne  dimi- 
nue par  en  bas  et  par  en  haut,  et  lorsqu'il  est  réduit  à  un  morceau 
grand  comme  la  main,  la  légèreté  des  mœurs  n'est  pas  encore  arrivée 
à  sa  plus  simple  expression  ;  les  pagnes,  comme  les  voiles  des  femmes 
turques,  sont  d'autant  plus  transparens  qu'on  occupe  dans  la  hiérar- 
chie sociale  un  rang  plus  élevé.  »  Par  une  convention  bizarre  qui  n'est 
qu'une  convention,  un  grand  chef  est  considéré  comme  le  mari  des 
femmes  des  autres  chefs.  Mais  elles  ne  sont  point  assujetties  à  toutes 


M.  SAVORGNAN  DE  BRAZZA  £T  M.  STANLEY.  209 

les  obligations  de  leur  état,  elles  ne  sont  tenues  que  de  faire  la  cui- 
sine de  leur  époux  nominal,  et  c'est  ainsi  qu'en  sa  qualité  de  grand 
chef  blanc,  M.  de  Brazza  a  eu  de  l'Ailantique  au  Congo  des  cuisinières 
de  tout  âge  et  de  tout  pagne. 

Si,  aux  yeux  du  moraliste  et  de  l'humanitaire,  ces  populations  ne  sont 
pas  tout  ce  qu'on  pourrait  désirer,  au  point  de  vue  du  comraerç  nt 
elles  ont  ce  grand  avantage  que  l'islamisme  n'a  point  pénétré  chez 
elles.  On  sait  que  Mahomet  envahit  de  toutes  parts  l'Afrique,  que 
d'année  en  année  il  y  étend  ses  conquêtes  avec  une  étonnante  rapi- 
dité. Mais  les  missions  musulmanes  réussissent  surtout  dans  l'Afrique 
sèche,  dans  l'Afrique  sablonneuse,  dans  l'Afrique  du  chameau;  elles 
se  hasardent  avec  moins  d'audace,  elles  ont  plus  de  peine  à  prendre 
pied  dans  les  régions  boisées  et  verdoyantes  où  prospère  l'éléphant. 
Les  noirs  du  Congo  n'ont  qu'un  vague  rudiment  de  religion.  Ils  croient 
à  la  survivance  des  morts,  ils  ont  le  culte  des  ancêtres  et  causent 
quelquefois  avec  eux.  Quand  Makoko  fait  allumer  son  feu,  il  ordonne 
qu'une  sonnette  soit  agitée  devant  sa  case  pour  réveiller  ceux  qui  ne 
sont  plus  et  les  inviter  à  venir  se  chauffer.  Ses  sujets  reconnaissent 
comme  lui  quelque  chose  qui  dépasse  la  nature,  des  puissances  mys- 
térieuses dont  il  importe  de  se  concilier  les  bonnes  grâces  ou  de  désar- 
mer les  méchans  caprices  par  certains  sortilèges.  Chaque  souverain 
noir  a  son  grand  féticheur,  chaque  noir  a  son  fétiche,  et  il  faut  conve- 
nir que  tel  chrétien,  catholique  ou  protestant,  a  aussi  le  sien.  M.  de 
Brazza  nous  racontait  qu'il  demanda  un  Jour  à  un  missionnaire  anglais 
quel  Dieu  il  se  proposait  de  prêcher  au  Congo.  Le  missionnaire  lui 
répondit  en  lui  montrant  sa  Bible  :  «  Mou  Dieu  est  mon  livre  :  My  God 
is  my  book.  » 

Sans  contredit,  un  Arabe  musulman  est  dans  l'échelle  des  êtres  et 
des  croyances  fort  au-dessus  d'un  noir  fétichiste.  Mais  le  mahomé- 
tisme  inspire  à  toutes  les  populations  où  il  se  répand  un  farouche 
fanatisme  qui  en  rend  l'accès  difficile  au  commerce.  C'est  pour  cela 
que,  du  Séi  égal  au  Niger,  les  Français  se  voient  obligés  de  ne  s'avan- 
cer qu'en  force,  et  une  colonne  expéditionnaire  n'y  est  pas  de  trop  pour 
assurer  le  transport  d'une  tonne  de  marchandises.  Les  noirs  du  Congo 
n'ont  pas  d'antipathie  violente  contre  le  blanc,  à  moins  qu'ils  ne  le 
soupçonnent  de  vouloir  les  exploiter  ou  les  dépouiller.  Ils  se  souvien- 
nent avec  déplaisir  de  certains  procédés  de  M.  Stanley,  de  l'îlot  que  les 
Oubandjis  ont  rougi  de  leur  sang.  Mais  lorsqu'un  chef  blanc  les  ras- 
sure sur  ses  desseins,  leur  donne  de  sensibles  témoignages  de  son 
humeur  débonnaire,  ils  se  lient  facilement  avec  lui.  Dans  la  région  de 
rOgooué,  M.  de  Brazza  a  trouvé  des  milliers  d'indigènes  disposés  à 
concourir  à  ses  entreprises  et  autant  de  terrassiers  improvisés  qu'il 
en  voulait  pour  construire  une  route  de  Franceville  à  l'Alima.  Ces  indi- 
TeuB  uv.  —  1882.  H 


210  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

gènes  sont  d'autant  plus  portés  à  accueillir  l'Européen  qu'ils  ont,  en 
général,  l'esprit  commercial,  le  goût  du  trafic  et  du  négoce.  Quoiqu'il 
n'y  ait  pas  beaucoup  d'idées  dans  leurs  têtes  crépues,  la  notion  du  troc, 
de  l'échange,  de  l'achat  et  de  la  vente  y  est  profondément  enracinée. 
Us  savent  ce  que  c'est  qu'un  contrat  et  qu'il  faut  offrir  quelque  chose 
pour  obtenir  davantage.  Ils  tiennent  même  pour  une  vertu  la  fidélité 
aux  engagemens.  Aussi  convient-il  de  ne  leur  point  manquer  de  parole, 
d'avoir  avec  eux  une  conduite  égale,  unie,  de  ne  pas  les  dérouter  par 
de  brusques  variations  d'humeur,  par  de  fâcheuses  inconstances.  Cer. 
taines  tribus  voisines  du  Gabon  s'étonnent  de  ce  que  les  Français,  qu'ils 
appellent  Fallâs,  cherchent  tour  à  tour  à  les  y  attirer,  ou,  se  ravisant, 
les  refoulent  dans  leurs  villages.  Elles  trouvent  aussi  que  la  colo- 
nie change  trop  souvent  de  gouverneur.  Elles  disent  :  «  Notre  chef  a 
toujours  la  même  tête,  le  chef  des  Fallâs  du  Gabon  en  change  tous  les 
deux  ans.  ))Le  malheur  est  qu'au  Congo,  la  traite  des  esclaves  est  un  des 
trafics  les  plus  goûtés.  Le  développement  des  relations  commerciales 
sera  le  meilleur  moyen  de  combattre  ce  hideux  négoce.  Quand  tel  chef 
batéké  sera  bien  convaincu  qu'il  y  a  pour  lui  plus  de  profit  à  vendre  du 
caoutchouc  que  des  hommes,  il  sera  moins  enclin  à  regarder  ses  sujets 
comme  une  marchandise,  comme  un  article  d'exportation.  En  Afrique 
aussi  bien  qu'eu  Europe,  on  hésite  à  se  défaire  de  son  bœuf  lorsque  son 
travail  vous  rapporte  plus  que  sa  nourriture  ne  vous  coûte,  et  le  noir 
comme  le  blanc  est  gouverné  par  son  intérêt. 

Rien  n'est  parfait.  Si  le  Congo  était  navigable  jusqu'à  son  embou- 
chure, il  n'y  aurait  rien  à  chercher  et  peu  de  chose  à  faire  pour  mettre 
l'Europe  en  communication  avec  l'Afrique  équatoriale,  ses  richesses  et- 
ses  trésors.  Mais,  en  approchant  de  l'Atlantique,  le  grand  fleuve  traverse 
un  pays  fort  accidenté,  un  entassement  de  montagnes  séparées  par  des 
ravins  profonds  de  50  et  quelquefois  de  200  mf'tres.  Avant  de  se  pré- 
cipiter, il  forme  un  lac  que  les  noirs  appellent  IScouna,  que  les  blancs 
ont  baptisé  du  nom  de  Stanley-Pool,  juste  hommage  rendu  à  l'intrépide 
voyageur  qui  en  a  le  premier  reconnu  les  bords.  De  Stanley-Pool  à  Vivi, 
trente-deux  cataractes  interrompent  .la  navigation.  Il  est  permis  de 
croire  avec  M.  de  Brazza  qu'un  escalier  de  300  kilomètres  ne  peut 
être  regardé  comme  une  voie  commerciale  et  ne  saurait  répondre  aux 
besoins  d'un  transit  de  premier  ordre. 

Ces  considérations  n'étaient  point  pour  arrêter  M.  Stanley,  qui  ne 
s'arrête  pas  facilement.  L'illustre  Américain  est  entreprenant  jusqu'à 
la  témérité,  tenace  jusqu'à  l'obstination;  il  croit  à  la  toute- puis^-ance 
de  sa  volonté,  il  aime  à  forcer  les  hommes  et  la  nature.  D'énormes 
frais  d'établissement  ne  firent  point  hésiter  son  courage.  Il  avait  les 
mains  bien  garnies  et  autant  de  paires  de  souliers  qu'il  en  pouvait 
désirer.  Au  surplus,  compte-t-on  avec  les  millions  quand  l'avenir  pro- 
met des  milliards?  11  avait  résolu  d'ouvrir  une  route  parallèle  au  Congo 


M.  SAVORGNAN  DE  BRAZZA  ET  M.  STANLEY.         211 

depuis  son  embouchure  jusqu'au-dessus  des  rapides,  sans  se  dire  que 
quand  cette  route  eût  offert  autant  d'avantages  qu'elle  offrait  d'incon- 
véniens,  «  les  relations  commeiciales  ne  pouvaient  s'établir  avec  fruit 
au  milieu  de  populations  considérables,  mal  disposées  et  frémissantes 
enc(  re  au  souvenir  des  blancs  dont  le  passage  avait  été  aussi  rapide 
que  celui  d'un  ouragan.  »  11  se  mit  incontinent  à  l'ouvrage,  achetant 
les  terrains  à  sa  convenance,  y  fondant  des  stations,  franchissant  mon- 
tagnes et  ravins,  «  hissant  et  affalant  le  long  de  ces  interminables 
montées  et  descentes  des  vapeurs  démontables  qui,  lancés  définitive- 
ment en  amont  des  rapides,  devaient  aller  sillonner  de  gré  ou  de  force 
les  12,000  ou  15,000  kilomètres  de  voies  fluviales  fournies  par  le  Congo 
et  ses  alïluens  et  drainer  vers  Stanley-Pool  les  produits  d'un  bassin 
aussi  étendu  que  le  tiers  de  l'Europe,  j) 

Tout  marchait  au  gré  de  ses  souhaits,  il  le  prétend  du  moins,  quand 
une  lâcheuse  nouvelle  parvint  à  ses  oreilles.  11  apprit  qu'un  obstacle 
inattendu  venait  de  se  dresser  devant  lui,  que  le  passage  lui  était 
barré;  il  laissa  aussitôt  derrière  lui  son  matériel  et  son  personnel,  et, 
le  27  juillet  1881,  il  arrivait  à  JNcouna,  accompagné  de  quatre  Euro- 
péens, dont  deux  officiers  belges,  et  de  soixante-dix  Zanzibars.  Il  s'avisa 
que  l'obstacle  était  «  un  morceau  d'étoffe  bleu,  blanc  et  rouge,  »  et  un 
sergent,  nommé  IVÎalamine,  qui  avait  deux  hommes  pour  toute  escorte. 
Se  voir  arrêter  par  un  sergent  et  un  morceau  d'étoffe,  le  cas  lui  parut 
plaisant.  Quoique  le  sergent  se  fût  avancé  à  sa  rencontre  ^avec  deux 
moutons  et  une  provision  de  vivres  qui  fut  mise  à  sa  disposition,  il  le 
reçut  brutalement,  après  quoi  il  tenta  de  le  suborner;  mais  le  sergent 
avait  la  :ête  dure  et  ne  voulut  entendre  à  rien.  11  découvrit  aussi  que 
le  morceau  d'étoffe  était  pris  fort  au  sérieux  par  les  indigènes,  qu'ils 
s'en  couvraient  pour  défendre  leurs  droits  et  qu'emportés  par  un 
excès  de  zèle,  ils  s'étaient  retranchés  derrière  une  immense  barricade 
avec  leurs  fusils  et  leurs  sagaies,  ils  lui  assignèrent  pour  lieu  de  cam- 
pement un  vilain  bas-fond  de  20  mètres  carrés,  enfermé  entre  le 
fleuve  et  l'épaisseur  d'une  forêt,  à  2  kilomètres  de  tout  village.  Ils  l'y 
tinrent  bloqué  ;  défense  avait  été  intimée  de  lui  fournir  aucune  nour- 
riture. C'était  pousser  trop  loin  la  rancune.  Ce  fut  dans  ce  bas-fond  que 
M.  Stanley  reçut  la  visite  d'un  missionnaire  français,  le  père  Augouard, 
qu'il  accueillit  fort  bien,  car  dans  les  occasions  il  est  fort  aimable. 
Grâce  au  sergent  Malamine,  le  père  Augouard  avait  été  présenté  la 
veille  au  roi  Makoko,  qui  lui  avait  offert  le  siège  le  plus  riche  qu'il  eût 
jamais  eu  de  sa  vie,  une  grande  natte  reposant  sur  vingt-cinq  défenses 
d'ivoire.  Mais  le  roi  lui  déclara  qu'il  ne  permettrait  à  personne  de  se 
bâtir  une  case  avant  l'arrivée  de  M.  de  Brazza,  qu'il  attendait  depuis 
plus  de  six  mois.  Le  candide  missionnaire,  qui  n'était  pas  au  fait,  ne 
comprit  point  la  situation,  Il  se  disait  qu'un  sergent  n'était  qu'un  ser- 
gent, que  M.  Stanley  était  M.  Staiiley  ;  il  eut  le  tort  de  faire  trop  peu 


212  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  cas  de  Malamine,  trop  d'avances  au  voyageur  illustre,  mais  sus- 
pect, ce  qui  l'obligea  à  déguerpir  beaucoup  plus  vite  qu'il  ne  l'avait 
pensé.  Puur  M.  Stanley,  il  fit  d'abord  boane  mine  à  mauvais  ]f-\i.  Il 
tâcha  de  se  retourner,  de  se  créer  des  intelligences,  de  persuader  aux 
chefs  indigènes  qu'un  morceau  d'étoffe  tricolore  est  le  plus  sot,  le  plus 
impuissant  des  fétiches.  Il  ne  réussit  pas  à  les  convaincre.  Pris  par  la 
famine,  il  dut  passer  sur  la  rive  gauche  du  Congo,  et  bientôt  après  il 
partit,  fort  étonné,  surtout  très  contrarié,  et  nous  avouons  qu'à  sa  place 
nous  l'aurions  été  comme  lui. 

Que  s'était-il  passé?  D'oii  sortaient  Malamine  et  son  morceau  d'étoffe  ? 
Quoi  qu'en  dise  M.  Stanley,  l'enseigne  de  vaisseau  qui  était  parvenu 
à  installer  sur  les  bords  du  Congo  un  sergent  et  un  pavillon  français 
avait  fait  un  coup  de  maître,  dont  il  a  le  droit  d'être  fier.  D^  1875  à 
1878,   tandis    qu'un   audacieux   Américain    traversait  glorieusement 
l'Afrique,  M.  de  Brazza  avait  quitté  le  Gabon  pour  s'acheminer  vers 
l'intérieur  du  mystérieux  continent  à  la  recherche  d'une  voie  commer- 
ciale. Il  étiit  revenu  en  Europe,  puis  retourné  au  Gabon,  fermement 
convaincu  que  si  l'on  n'avisait  aux  moyens  de  relier  notre  colonie  au 
Congo  navigable,  elle  ne  serait  jamais  qu'un  moJeste  comptoir  perdu 
sur  la  côte.  Il  était  convaincu  aussi  qu'un  escalier  n'est  pas  une  route, 
qu'il  fallait  trouver  autre  chose.  Il  n'avait  pas  de  souliers  et  point  de 
millions;  il  en  était  réduit  à  une  subvention  modique,  mais  il  avait 
une  idée,  beaucoup  de  courage  et  beaucoup  d'adresse,  Après  avoir 
remonté  l'Ogooué,  fondé  Franceville  et  fait  beaucoup  de  choses  qui  n'é- 
taient pas  faciles  à  faire,  il  se  mit  en  route  pour  le  Congo.  Son  dessein 
était  de  nouer  des  relations  paciûques  avec  les  Oubandjis,  «  qui  nais- 
sent, vivent  et  meurent  avec  leurs  familles  dans  les  belles  pirogues 
sur  lesquelles  ils  font  seuls  les  transports  d'ivoire  et  de  marchandises 
entre  l'embouchure  de  l'Alima  et  Stanley-Pool.  »  Il  fallut  faire  une 
grande  dépense  de  paroles;  mais  à  force  de  palabres,  la  paix  fut  con- 
clue, on  enterra  la  guerre.  On  pratiqua  un  grand  trou  en  face  du  mal- 
encontreux îlot,  où  tant  de  sang  avait  coulé.  Chaque  chef  y  déposa  qui 
une  balle,  qui  une  pierre  à  feu,  qui  sa  poire  à  poudre;  M.  de  Brazza 
et  ses  hommes  y  enfermèrent  des  cartouches,  puis  on  y  planta  le 
tronc  d'un  arbre  qui  repousse  rapidement.  Alors  un  des  chefs  prononça 
ces  mots:  «  Mous  enterrons  la  guerre  si  profondément  que  ni  nous  ni 
nos  eafans  ne  pourrons  la  déterrer,  et  l'arbre  qui  poussera  ici  témoi- 
gnera de  l'alliance  entre  les  blancs  et  les  noirs.  — Et  nous  aussi,  répon- 
dit M.  de  Brazza,  nous  enterrons  la  guerre.  Puisse  la  paix  durer  aussi 
longtemps  que  cet  arbre  ne  produira  ni  balles,  ni  poudre,  ni  cartou- 
ches! »  Après  cela,  il  leur  remit  son  pavillon.  Tous  les  chefs  voulurent 
en  avoir  un  qu'ils  frottèrent  contre  le  premier,  et  bientôt  toute  la  flot- 
tille oubandji  fut  pavoisée  des  couleurs  françaises. 

M.  de  Brazza  avait  fait  auparavant  un  acte  de  diplomatie  plus  impor- 


M.    SAVORGNAN    DE   BRAZZA    ET   M.    STANLEY.  213 

tant  encore,  il  avait  su  se  concilier  les  bonnes  grâces  et  la  confiance 
du  roi  Makoko,  dont  jadis  M.  Stanley  avait  traversé  les  états  sans  s'en 
douter,  si  curieux  qu'il  fût  de  le  connaître.  On  assure  que  la  dynastie 
des  Makoko  est  fort  ancienne,  que  leur  nom  était  connu  à  la  côte  dès 
le  XV"  siècle,  qu'alors  déjà  on  les  rangeait  partui  les  potentats  les  plus 
considérés  de  l'Afrique  équatoriale  de  l'ouest.  Les  feudataires  du  roi 
Makoko,  parmi  lesquels  figurent  les  chefs  de  tribus  qui  occupent  les 
deux  rives  du  lac  Ncouna,  reçoivent  de  lui  leur  investiture,  dont  le 
signe  distinctif  est  un  collier  en  cuivre.  Il  a  les  bras  longs;  son  influence 
d'un  caractère  religieux  s'étend  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Alima.  Il 
accueillit  avec  empressement  M.  de  Brazza.  Éiendu  sur  sa  peau  de  lion, 
entouré  de  ses  femmes  et  de  ses  enfans,  assisté  de  son  grand-féti- 
cheur,  il  lui  dit  après  un  court  entretien  :  «  Makoko  est  heureux  de 
recevoir  le  fils  du  grand  chef  blanc  de  l'Occident,  dont  les  actes  sont 
ceux  d'un  homme  sage,  et  il  veut  que  lorsqu'il  quittera  ses  états  il 
puisse  dire  à  ceux  qui  l'ont  envoyé  que  Makoko  saii  bien  recevoir  les 
blancs  qui  viennent  chez  lui  non  en  guerriers,  mais  en  hommes  de 
paix.  »  M.  de  Brazza  passa  vingt-cinq  jours  chez  Makoko  et  n'y  perdit 
pas  son  temps.  Leurs  conférences  aboutirent  à  la  conclusion  d'un  traité 
aux  termes  duquel  le  roi  plaçait  ses  états  sous  la  protection  de  la 
France  et  accordait  à  M.  de  Brazza  une  concession  de  territoire  à  son 
choix  sur  les  rives  du  Congo.  Ce  traité  fut  ratifié  par  une  assemblée 
des  chefs  vassaux.  Après  l'échange  des  signatures,  le  grand-féticheur, 
par  l'ordre  de  son  souverain,  présenta  à  l'officier  français  un  peu  de 
terre  dans  une  petite  boîte  et  lui  dit:  «  Prends  cette  terre  et  porte-la 
au  grand  chef  des  blancs;  elle  lui  rappellera  que  nous  lui  appartenons.  » 
A  quoi  M,  de  Brazza  répondit,  en  plantant  son  pavi  Ion  devant  la  case 
royale  :  «  Voici  le  signe  d'amitié  et  de  protection  que  je  vous  laisse. 
La  France  est  partout  où  flotte  cet  emblème  de  paix,  et  elle  fait  res- 
pecter les  droits  de  tous  ceux  qui  s'en  couvrent.  » 

M.  de  Brazza  avait  eu  le  bonheur  de  signer  un  traité  avec  Makoko  et 
d'obtenir  son  aide  pour  faire  la  paix  avec  les  Oubandjis.  Il  ne  fut  pas 
moins  heureux  dans  le  choix  qu'il  fit  du  coin  de  terre  qu'il  entendait 
réserver  à  la  France.  11  prit  possession  de  Niamo,  aujourd'hui  Brazza- 
ville, dern  er  village  sur  la  rive  droite  en  amont  des  rapides,  ainsi 
que  du  territoire  adjacent  jusqu'à  Impila.  Ntamo  est  situé  à  l'embou- 
chure d'un  petit  affluent  du  Congo,  le  Djoué,  lequel  se  trouve  être  le 
prolongement  presque  en  ligne  droite  du  INiari,  jolie  rivière  large  de 
80  à  90  mètres,  qui  se  jette  dans  l'Atlantique  sous  le  nom  de  Quilliou. 
Tandis  que  le  Congo  traverse  de  chute  en  chute  les  énormes  terrasses 
parallèles  à  l'océan,  le  Niari,  jusqu'à  son  confluent  avec  le  Lalli,  coule 
sans  un  rapide  sur  un  sol  uniforme,  fertile,  dont  la  population  est 
plus  compacte  que  celle  de  la  France.  Quiconque  n'a  pas  le  goût 
des  escaliers  et  se  soucie  peu  qu'ils  lui  restent  pour  compte  doit 


2iA  BEVUE   DES   BEUiX  MONDES. 

considérer  le  Djoué  et  le  Niari  comme  le  passage  le  plus  propre  à 
l'établissement  d'un  chemin  de  fer,  et  Ntamo,  qui  occupe  un  des 
points  exlrêmcs  du  Congo  navigable,  se  trouve  commander  aussi  la 
voie  commerciale  la  plus  sûre,  la  plus  commode,  la  plus  directe  pour 
relier  ce  fleuve  à  l'Atlantique.  En  prenant  les  devans  sur  M.  Stanley 
et  en  jetant  son  dévolu  sur  ce  village  et  son  territoire,  M.  de  Brazza  a 
mis  dans  les  mains  de  la  France  la  clé  du  Congo.  Cette  histoire  prouve 
que  ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  des  souliers,  que  ceux  qui  n'en  ont 
pas  arrivent  quelquefois  plus  vite  que  ceux  qui  font  gloire  d'en  avoir. 
Elle  prouve  aussi  que,  dans  certains  cas,  les  petites  subventions  con- 
duisent plus  sûrement  au  but  que  les  grandes.  De  toute  manière,  cette 
morale  nous  plaît.  Nous  ne  connaissons  pas  dans  ce  monde  de  spec- 
tacle plus  réjouissant  et  plus  propre  à  honorer  notre  espèce  que  celui 
d'un  «  va-nu-pieds  »  qui  accomplit  de  grandes  choses  par  de  petits 
moyens  et  gagne  les  parties  avec  des  pions. 

M.  Stanley  a  prodigué  dans  son  discours  sa  plus  fine  ironie  pour 
représenter  M.  de  Brazza  comme  un  prestidigitateur,  expert  en  tours 
de  passe-passe.  11  l'a  raillé  sans  miséricorde  sur  ses  roueries  diplo- 
matiques, sur  sa  souplesse  et  son  astuce  florentines,  sur  la  subiiliLé 
de  son  esprit  et  de  ses  doigts.  «  Si  M.  de  Brazza,  a-t  il  dit,  n'avait 
pas  de  quoi  s'acheter  des  chaussures,  c'est  qu'il  avait  consacré  la  moi- 
tié au  moins  de  ses  subsides  à  l'achat  des  pavillons  qu'il  a  répandus 
sur  tout  le  Congo.  »  Il  a  ajouté  :  «  Le  roi  Makoko,  saisi  d'une  vive 
admiration  pour  l'esprit  génial  du  grand  voyageur,  ébloui  par  ce 
déploiement  extraordinaire  de  drapeaux  tricolores  et  sans  doute  séduit 
par  toute  la  gloire  attachée  à  ce  chiffon,  n'a  pu  mieux  faire  que  de  se 
dépouiller  en  sa  faveur  d'une  partie  de  son  territoire.  » 

M.  Stanley  oublie  ou  feint  d'oublier  qu'avant  d'offrir  ce  chiffon  au 
roi  noir,  M.  de  Brazza  s'était  donné  beaucoup  de  peine  pour  lui  ap- 
prendre à  quoi  ce  chiffon  peut  servir.  Il  n'y  a  pas  d'astuce  floreintiae 
qui  tienne,  il  n'tût  jamais  réussi  à  convaincre  i\lc.koko  si  ses  œuvres 
n'eussent  parlé  pour  lui.  Pendant  les  longs  mois  qu'il  avait  passés  dans 
le  bassin  de  l'Ogooué,  il  n'était  point  resté  oisif,  les  bras  ballans.  Ache- 
tant un  village  et  des  plantations,  il  avait  fondé  au  mois  de  juin  1880 
une  première  station  française,  qui  a  pris  le  nom  de  Franceville.  Il 
avait  racheté  l)eaucoup  d'esclaves  ;  qutilques-uns  étaient  retombés  en 
servitude,  les  autres  étaient  heureux  de  travailler  librement  pour  lui. 
Son  crédit  était  tel  que,  du  Gabon  au  Congo,  ses  courriers  pouvaient 
voyager  sans  crainte,  et  que  ses  convois  de  marchandises  et  de  provi- 
sions franchissaient  des  centaines  de  kilomètres  sans  aucune  escorte. 
Il  s'était  montré  partout  débonnaire  et  pacifique,  n'emplojaut  jamais 
inutilement  la  force,  recourant  plus  volontiers  à  la  persuasion.  Ce  don 
de  persuader  qu'il  possède,  il  s'en  était  servi  pour  prêcher  l'abolition 
des  monopoles  qui  rendaient  tout  commerce  impossible.  Chaque  tribu 


M.  SAVORGNAN  DE  BRAZZA  ET  M.  STANLEY.  2j  5 

riveraine  s'attribuait  le  droit  d'accaparer  à  son  profit  la  partie  du  fleuve 
etde  ses  aflluens  où  elle  s'était  établie  et  d'en  ex<  lure  toute  antre  piro- 
gue que  les  siennes.  Il  parvint  à  leur  démontrer  le  tort  qu'elles  se  fai- 
saient par  l'abus  de  leurs  privilèges,  l'avantage  qu'elles  trouveraient  à 
ouvrir  les  fleuves  à  tout  le  monde,  à  communiquer  librement  les  unes 
avec  les  autres.  11  réussit  si  bien  qu'il  put  organiser  un  service  général 
de  transport  confié  aux  A-iama  et  aux  Okanda.  «  Les  populations,  a-t-il 
dit  lui-même,  gagnées  par  nos  bons  procédés  et  unies  à  nous  par  leurs 
intérêts  dans  un  même  sentiment  de  bienveillance,  voyaient  dans  le 
pavillon  français  un  emblème  de  liberté  commerciale  et  de  paix,  un 
gage  d'heureux  avenir  grâce  aux  relations  qu'il  leur  ouvrait  avec  la 
côte.  » 

M.  de  Brazza  est  un  trop  habile  politique  pour  ne  pas  savoir  qu'a-f 
vant  de  récolter,  il  faut  avoir  semé.  Ses  semailles  avaient  été  labo- 
rieuses, mais  son  labeur  fut  récompensé.  Instruit  de  ce  qui  se  passait 
dans  rOgooué,  ce  fut  Makoko  lui  même  qui  lui  fit  de  flatteuses 
avances,  qui  lui  dépêcha  un  ambassadeur  pour  lui  exprimer  le  désir 
qu'il  avait  de  le  voir:  «  Makoko,  lui  faisait-il  dire,  connaît  depuis  long- 
temps le  chef  blanc  de  l'Ogooué;  il  sait  que  ses  terribles  fusils  n'ont 
jamais  servi  à  l'attaque  et  que  la  paix  et  l'abondance  accompagnent 
ses  pas.  »  Le  roi  Makoko  savait  très  bien  ce  que  représentait  le  chiffon 
tricolore  qu'il  a  hissé  sur  sa  case.  Mais  il  faut  convenir  que  M.  de 
Brazza  serait  un  ingrat  s'il  méconnaissait  les  services  essentiels  que 
lui  a  rendus  M.  Stanley.  Il  a  exploité  avec  adresse  et  bonheur  les  sou- 
venirs qu'avait  laissés  le  grand  voyageur  américain.  Il  s'est  appliqué 
à  lui  ressembler  le  moins  possible,  il  a  pris  soigneusement  le  contre- 
pied  de  sa  conduite  et  de  ses  procédés  un  peu  sommaires,  et  les 
siens  ont  plu  par  le  contraste.  Cette  histoire  ne  prouve  pas  seulement 
qu'on  peut  se  passer  quelquefois  de  souliers,  elle  démontre  encore  que, 
même  en  Afrique,  on  arrive  mieux  à  ses  fins  par  la  diplomatie  que 
par  la  violence,  par  les  palabres  que  par  les  coups  de  main,  et  que 
celui  qui  a  prononcé  le  discours  sur  la  montagne  ne  se  trompait  pas 
absolument  quand  il  a  dit  :  «  Heureux  les  doux,  car  ils  posséderont  la 
terre!  »  Cela  n'est  pas  toujours  vrai,  mais  cela  arrive  quelquefois.  Que 
les  violens  s'en  consolent,  ils  prendront  quelque  jour  leur  revanche. 
Il  y  a  deux  Stanley,  celui:  qui  rit  et  celui  qui  se  fâche.  Le  premier 
affirme  que  le  traité  avec  Makoko  n'est  qu'un  morceau  de  papier,  que 
le  drapeau  qui  flotte  à  Ntamo  n'est  qu'un  vil  chiffon.  S'il  en  est  ainsi, 
qui  l'a  empêché  de  pousser  sa  pointe?  Pourquoi  a-t-il  battu  en  retraite? 
Pourquoi  est-il  revenu  en  Europe  et  de  quoi  se  plaint-il?  Au  surplus, 
s'il  est  vrai,  comme  il  l'avance,  que  tout  traité  avec  les  noirs  soit 
vain  et  caduc,  sur  quel  droit  fonde-t-il  la  possession  des  terrains  qu'il 
a  achetés  lui-même  et  des  stations  qu'il  a  établies  le  long  de  l'escalier 
du  Congo? 


216  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

Le  Stanley  qui  se  fâche  tient  un  langage  très  différent.  Il  reproche 
avec  véhémence  à  M.  de  Brazza  d'avoir  trop  étudié  Machiavel,  quoique 
M.  de  Brazza  prétende  ne  l'avoir  jamais  lu.  11  lui  reproche  surtout 
d'avoir  trahi  la  sainte  cause  de  l'humanité,  représentée  par  une  société 
internationale  qui  ne  fait  acception  ni  des  personnes  ni  des  peuples, 
pour  se  vouer  tout  entier  au  service  des  intérêts  français  tt  conquérir 
à  la  France  un  injuste  monopole.  Nous  respectons  infiniment  l'asso- 
ciation  internationale  dont  le  roi  des  Belges  est  le  président.  Mais  il 
n'est  pas  permis  d'ignorer  qu'il  s'est  fondé  à  Bruxelles  un  comité 
d'études  du  haut  Congo  beaucoup  moins  soucieux  d'approfondir  la 
géographie  de  l'Afrique  équatoriale  et  d'y  combattre  le  commerce  des 
esclaves  que  d'ouvrir  de  nouveaux  débouchés  aux  marchandises  belges. 
Que  la  Belgique  ait  soin  de  ses  intérêts,  rien  n'est  plus  légitime;  mais 
la  France  a  les  siens,  et  on  ne  saurait  lui  faire  un  crime  de  les 
défendre.  A  pariir  de  Vivi,  sur  toute  la  route  parcourue  par  M.  Stan- 
ley, les  terrains  achetés  sont  la  propriété  du  comité  d'études,  et  il  est 
interdit  de  s'y  établir  sans  l'autorisation  spéciale  de  son  agent.  En 
s'installant  à  Brazzaville,  la  France  n'a  fait  que  suivre  l'exemple  qu'on 
lui  donnait;  elle  s'est  procuré  un  gage,  une  garantie.  Comme  l'a  dit 
M.  de  Brazza  dans  l'un  de  ses  rapports,  a  deux  drapeaux  flottent 
actuellement  sur  le  point  le  plus  rapproché  de  l'Atlantique,  où  le 
Congo  intérieur  commence  à  être  navigable  :  sur  la  rive  droite,  à  Braz- 
zaville, le  pavillon  français,  qui  représente  notre  droit  d'accès  au 
Congo  intérieur,  et,  en  face  de  nous,  à  Stanley-Pool,  un  pavillon 
inconnu  qui,  à  l'abri  d'une  idée  internationale  d'humanité,  de  science 
et  de  civili>jation,  tend  à  inaugurer  le  monopole  commercial  d'une 
compagnie,  laquelle  espère  devenir  souveraine  et  dont  le  mandataire 
agit  déjà  en  souverain.  »  La  France  peut  ratifier  le  traité  avec  le  roi 
Makoko  sans  se  meitre  en  guerre  avec  personne;  elle  ne  prétend  pas 
conquérir  le  Congo,  elle  prend  ses  précautions;  elle  dé-ire  n'être  pas 
sacrifiée. 

M.  de  Brazza  a  été  le  serviteur  aussi  attentif  que  résolu  de  son  pays. 
Il  amis  à  son  service  un  courage  tranquille  et  une  rare  habileté.  M.  de 
Lesseps  a  eu  raison  de  dire  «  que  dans  ce  fils  d'une  Romaine  qui  a 
presque  engagé  sa  fortune  pour  le  soutenir  dans  ce  périlleux  voyage, 
la  France  acclamait  un  représentant  de  ces  qualités  qui  font  les  plus 
grandes  choses,  la  chaleur  de  l'âme,  la  persévérance  de  la  volonté.  » 
La  presse  tout  entière  a  rendu  justice  à  son  dévoûment,  les  journaux 
de  toute  nuance  sont  tombés  d'accord  pour  demander  que  le  traité  fût 
ratifié.  C'est  aux  chambres,  c'est  au  gouvernement  de  faire  le  reste, 
en  ne  marchandant  pas  leur  concours  à  l'œuvre  et  à  l'ouvrier. 


G.  Valbert. 


REVUE   DRAMATIQUE 


Gymnase  :  Un  Roman  parisien,  pièce  en  5  actes,  de  M.  Octave  Feuillet. 

Un  premier  acte,  où  le  drame  est  exposé  avec  largeur,  avec  fran- 
chise, avec  force;  un  dernier,  qui  le  dénoue  et  fait  couler  bien  des 
larmes;  entre  ce  point  de  départ  et  cette  fin,  un  troisième  acte  qui 
renferme  la  substance  psychologique  de  l'ouvrage,  et  celui-là  encadré 
de  deux  autres  qui  l'éclairent  comme  des  réflecteurs  :  telle  est,  en 
quelques  lignes,  la  pièce  nouvelle  de  M.  Feuillet,  un  Roman  parisien^ 
si  vivement  applaudie  l'autre  soir  au  Gymnase.  Si  le  troisième  acte 
n'est  pas  le  plus  beau  morceau  de  littérature  draniatique,  et  propre- 
ment dramatique,  qu'ait  écrit  M.  Feuillet,  il  ne  s'en  faut  de  guère. 
C'est  là  que  nous  connaissons  le  caractère  de  l'héroioe,  Marcelle  de 
Targy,une  digne  sœur  de  la  Petite  Comtesse  et  de  Julia  de  Trécœur. 

Elle  a  grandi,  cette  jeune  femme,  elle  s'est  mariée  dans  le  luxe. 
Sans  dot,  élevée  par  une  tante  riche,  elle  a  épousé  Henri  de  Targy. 
C'est  au  milieu  d'une  fête  donnée  par  ces  gens  heureux  que  nous 
avons  fait  leur  connaissance.  Aux  invités  de  cette  fête,  qui  tient  la 
moitié  du  premier  acte,  nous  avons  jugé  dans  quel  monde  les  jeunes 
époux  vivaient  :  dans  «  le  monde  »  tout  simplement,  dans  ce  monde 
qui  n'est,  à  vrai  dire,  ni  noble,  ni  militaire,  ni  littéraire,  ni  artistique, 
ni  politique,  ni  industriel ,  ni  commercial,  ni  même  financier;  mais 
qui  est  le  monde  à  Paris,  c'est-à-dire  un  assemblage  d'individus  sans 
communauté  d'origine  ni  de  fin,  d'idées  ni  de  passions,  de  travaux 
ni  même  d'intérêts,  sans  communauté  d'aucune  sorte,  sinon  de  loi- 
sirs, de  plaisirs  et  surtout  d'ennuis.  Marcelle  de  Targy  est  une  des 
étoiles  de  ce  monde;  son  mari  l'admire  et  ne  conçoit  pas  qu'elle  puisse 
briller  dans  un  autre  ciel,  moins  chargé  de  parfums  riches.  Et  cepen- 
dant, à  peine  la  fête  terminée,  voici  que  la  mère  d'Henri,  qui  s'était 
^nue  à  l'écart,  la  mère  d'Henri,  sombre  et  farouche  depuis  la  mort 
du  père,  prtssée  de  questions  et  même  de  soupçons,  laisse  échapper 


218  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

son  secret  :  et,  comme  Henri  est  homme  d'honneur,  ce  secret  révélé 
les  ruine,  lui,  sa  mère  et  sa  femme.  La  fortune  dont  ils  jouissent,  la 
fortune  qu'ils  tiennent  du  père  ne  leur  appartient  pas,  au  moins  selon 
le  jugement  d'une  probité  scrupuleuse  :  M.  de  Targy  avait  dissipé  par 
imprudence  une  succession  qui  lui  avait  été  confiée  pour  la  remettre 
après  un  certain  délai  à  la  femme  du  baron  Chevrial,  un  des  invités 
de  tout  à  l'heure,  financier  suspect,  quinquagénaire  sanguin,  trop 
animé  à  la  chasse  des  femmes.  C'est  trois  millions  qu'il  faut  rendre, 
et  c'est  toute  la  fortune  des  Targy. 

Henri  a  rendu  ces  trois  millions.  Nous  l'avons  vu ,  au  deuxième 
acte,  les  apporter  dans  le  cabinet  du  baron  Chevrial,  qui  se  vante, 
après  vingt  années  de  travail  et  quinze  millions  gagnés,  de  n'avoir 
jamais  habité  Mazas.  Le  baron,  ce  jour-là,  n'a  pas  perdu  sa  matinée; 
après  la  visite  de  son  médecin,  à  qui,  deux  fois  la  semaine,  il  demande 
le  moyen  de  faire  vivre  ses  vices,  après  la  visite  de  Rosa  Guérin,  une 
danseuse  de  l'Opéra  qu'il  s'efforce  de  ruiner  par  ses  conseils  pour 
payer  à  la  fin  du  mois  ses  différences  de  Bourse,  le  baron  a  reçu 
Henri  de  Targy  et  ses  millions;  il  a  même  accepté  ceux-ci,  malgré  la 
résistance  de  sa  femme,  Thérèse,  une  créature  céleste  qui  repousse  avec 
horreur  cet  accroissement  de  fortune,  cette  succession  clandestine 
dont  l'origine  est  le  déshonneur  de  sa  mère.  «  On  a  toujours  besoin 
de  trois  millions,  »  a  prononcé  le  mari,  qui  ne  partage  pas  la  «  sensi- 
blerie »  de  sa  femme.  On  a  besoin  aussi  de  cinq  mille  francs  lorsqu'on 
tombe  de  cent  cinquante  mille  livres  de  rente  à  rien;  et  c'est  pour- 
quoi Henri  a  accepté  une  petite  place  dans  les  bureaux  du  baron.  Que 
si  Ion  demande  par  quelle  raison  le  baron  la  lui  a  offerte,  on  oublie 
apparemment  que  Marcelle  de  Targy  est  belle. 

La  voilà  donc,  la  belle  Marcelle,  dans  ce  petit  appartement  dont 
une  seule  pièce  sert  de  salle  à  manger  et  de  salon,  une  pauvre 
pièce  garnie  de  pauvres  meubles  d'acajou,  et  qu'une  seule  ser- 
vante suffit  à  tenir  propre.  Elle  a  promis  d'être  brave,  et,  d'abord, 
elle  l'a  été;  elle  s'est  amusée  de  sa  pauvreté  comme  d'un  roman 
qu'elle  aurait  lu,  comme  d'un  jeu  héroïque  où  l'orgueil  trouvait  son 
compte.  Mais,  au  jour  le  jour,  son  amusement  décroît  et  son  héroïsme 
se  déiend,  ou,  s'il  se  raidit,  c'est  en  des  crises  plus  dangereuses  qu'un 
relâchement  de  courage.  Au  jour  le  jour,  le  détail  de  sa  vie  chétive 
la  dégoûte  et  l'irrite.  C'est  le  marché  à  faire  le  matin,  avec  le  panier 
aux  provisions,  le  marché  et  le  marchandage;  c'est  les  courses  à  pied 
dans  la  boue,  les  stations  au  bureau  de  l'omnibus;  c'est  les  robes 
élimées  par  le  bas,  les  corsages  luisans  aux  coutures,  les  chapeaux 
d'été  en  hiver.  On  se  passe  de  pain  frais,  à  la  rigueur;  mais  de  gants 
frais,  c'est  dur  !  Toutes  les  menues  ignominies,  toutes  les  met^qui- 
neries  de  la  pauvreté  blessent  et  agacent  les  nerfs  de  cette  Pari- 
sienne :  n'est-elle  pas  accoutumée  aux  noblesses  matérielles  du  luxe  ? 


REVUE    DRAMATIQUE.  219 

Ajoutez,  —  et  c'est  là  que  je  reconnais  rîmagination  psychologique  de 
l'auteur,  —  ajoutez  que,  dans  cette  âme  de  jeune  femme,  les  bonnes 
passions  conspirent  avec  les  mauvaises,  et  que  les  bonnes  plus  que 
les  mauvaises  encore  la  poussent  à  sa  perte.  C'est  la  fierté,  c'est  le 
remords,  c'est  une  généreuse  colère'  d'être  inutile,  pendant  que  le 
mari  peine  au  bureau  et  que  la  môre  court  le  cachet.  Marcelle  a  une 
voiv  de  théâtre,  un  talent  de  théâtre;  on  le  lui  disait  naguère  encore, 
dans  cette  fête  où  nous  l'avons  connue.  Qui  le  lui  disait?  Juliani,  le 
ténor,  qui  daignait  lui  donner  des  hçons  et  chanter  des  duos  dans  le 
monde  avec  elle,  le  ténor  imprésario  qui  va  exploiter  les  deux  Améri- 
ques. Et  Henri  ne  veut  pas  qu'elle  entre  au  théâtre  ni  qu'elle  chante 
dans  les  concerts,  ni  même  qu'elle  donne  des  leçons.  Lorsqu'elle  se 
plaint  d'èire  inutile  :  «  Toi  inutile!  mais  tu  es  notre  luxe,  »  s'écria- 
t-il  tenirement.  0  le  pauvre  luxe!  Elle  ne  peut  faire  qu'elle  ne  s'ir- 
rite contre  celte  oisiveté  forcée,  qui  n'est  qu'une  misère  stagnante  ; 
elle  ne  peut  faire  que  peu  à  peu,  dans  son  cœur  qui  s'aigrit,  les 
meilleurs  sentimens  ne  soient  le  levain  des  pires.  Quand,  au  milieu 
de  l'apr'^s-midi,  ayant  une  course  à  faire  dans  le  quartier,  son  mari 
vient  les  embrasser,  elle  et  sa  mère,  et  dit  la  joi3  qu'il  aura  le  soir, 
lorsqu'en  revenant  au  logis  il  apercevra  du  bout  de  la  rue,  der- 
rière les  minces  rideaux  de  la  fenêtre,  la  modeste  lampe  des  veillées 
de  famille,  Marcelle  reste  silencieuse,  et  comme  Henri  l'interroge  : 
«  Oui,  c'est  charmant,  dit-elle,  nous  devrions  acheter  un  loto.  Le  soir, 
après  le  dîner,  nous  jouerions  au  loto;  ce  serait  complet!  » 

Puis  elle  s'excuse  et  s'explique;  elle  revient  encore  une  fois  à  la 
charge  :  pourquoi  ne  pas  lui  permettre  de  tirer  parti  de  son  talent? 
«  Jamais!  répond  Henri:  c'est  ce  misérable  Juliani  qui  te  met  ces  idées 
dans  la  tête.  Que  je  le  retrouve  ici,  je  lui  parlerai  nettement! —  Il  est 
homme  à  vous  répondre,  vou=;  savez!  »  réplique  Marcelle. Mais  aussitôt 
elle  veut  repreiîdre  ses  paroles,  elle  demande  pardon,  elle  pleure. 
Cependant  Thérèse  Chevrial  vient  lui  offrir  de  faire  un  tour  dans  sa 
voiture;  elle  refuse  :  «  Je  ne  vous  f  rais  pas  honneur,  madame,  » 
dit-ell«  en  montrant  sa  robe.  M"«  de  Targ^',  la  mère,  exempte  de 
fierté  mauvaise,  accepte,  elle,  plus  simplement,  d'être  conduite  par 
Thîrèse  jusqu'à  la  porte  de  son  élève;  Henri  retourne  à  son  bureau,  et 
la  bonne  sort  pour  acheter  le  dîner;  Marcelle  reste  seule.  Un  coup 
de  sonnette  :  c'est  Juliani.  Il  part  tout  à  l'heure  pour  le  Havre  et  de 
là  pour  l'Amérique.  Jusqu'au  dernier  momen',  sur  le  quai  de  la  gare, 
il  attendra  son  élève,  sa  future  «  étoile.  »  Qu'elle  vienne,  et  dans  un 
an,  triomphante,  adorée  des  deux  Amériques,  elle  rapportera  tout 
jcrste  un  million  à  son  mari. 

Marcelle  secoue  la  tête  et  reconduit  l'imprésario.  Mais,  sur  le  seuil, 
qui  croise-t-il,  le  ténor  en  partance,  qui  sera  demain  pleuré  des  dames? 
M-""  de  Luce  et  de  Valmer^',  deux  amies  de  Marcelle,  dont  nous  avons 


220 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


admiré  les  toilettes  au  bal  du  premier  acte,  deux  amies  des  jours 
prospères,  deux  petites  bêles  de  luxe,  — de  quel  luxe  et  combien 
bêtes!  — de  celles  qu'il  y  a  quinze  ans  l'auteur  de  M.  de  Camors  appe- 
lait négligemment  «  des  animaux  jolis  qui  suivent  leur  instinct.  » 
Elles  arrivent  du  concours  hippique,  accompagnées  par  le  baron  Che- 
vrial.  Et  leur  caquetage,  leur  indiscrétion,  leur  curiosité,  même  le 
froufrou  de  leur  pitié,  qui  s'amuse  complaisamment  de  tout  le  détail 
de  !a  vie  de  Marcelle,  jusqu'à  leurs  inflexions  de  voix  larmoyantes  qui 
plaignent  ses  douleurs  quotidiennes,  jusqu'à  leurs  gestes  caressans 
qui  viennent  tâter  sa  misère,  tout,  de  ces  jolies  perruches,  irrite  et 
froisse  la  jeune  femme,  si  bien  que  le  baron  Chevrial  est  bien  venu  à 
les  interrompre  :  «  Eh  !  mesdames,  je  ne  trouve  pas  M""  de  Targy 
aussi  à  plaindre  que  vous  le  dites,  puisqu'elle  garde  dans  son  mal- 
heur de  bonnes  petites  amies  qui  lui  prodiguent  des  consolations 
comme  les  vôtres.  » 

Les  perruches  s'envolent,  et  Marcelle  reste  avec  le  baron.  Elle  le 
remercie  d'abord  de  leur  avoir  parlé  comme  il  a  fait.  Il  la  console  : 
«  Votre  situation  ne  peut  manquer  de  s'améliorer.  —  Comment?  Nous 
n'attendons  rien.  —  Il  y  a  peut-être  des  gens  qui  s'intéressent  à  vous. 

—  Qui?  —  Moi,  par  exemple.  »  On  voit  la  scène.  Elle  est  menée 
avec  autant  de  sûreté  que  de  délicatesse.  Le  baron,  pied  à  pied, 
gagne  du  terrain  sans  brusquer  l'entreprise,  sans  choquer  les  conve- 
nances. La  jeune  femme  lui  répond  avec  un  tact,  avec  une  prudence, 
avec  une  dignité  où  le  plus  fin  comme  le  plus  sévère  ne  trouverait 
rien  à  redire.  «  L'avenir  de  votre  mari,  dit  le  baron,  dépend  de  lui  et 
un  peu  de  vous.  —  Gomment?  —  Je  suis  enchanté  de  ses  services, 
mais  je  ne  puis  rendre  l'amitié  pour  la  haine  ;  or  madame,  vous  avez 
toujours  été  mon  ennemie.  —  Votre  ennemie,  monsieur!  je  ne  l'ai 
jamais  été,  et  je  la  suis  moins  que  jamais  depuis  que  nous  vous  devons 

.  de  la  reconnaissance.  —  Je  ne  veux  pas  de  reconnaissance.  —  Que 
voulez-vous?  —  De  l'amitié.  —  Notre  amitié  répondra,  n'en  doutez 
pas,  à  vos  bons  procédés.  —  Mais  je  parle  de  la  vôtre  en  particulier. 

—  Je  n'ai  pas  fait  d'exception  pour  la  mienne.  »  Le  traité  d'alliance 
est  signé  :  le  baron  baise  la  main  de  Marcelle  et  se  retire.  A  peine 
est-il  parti  qu'elle  se  redresse,  comme  secouant  un  cauchemar:  «  Et  je 
l'ai  écouté  jusqu'au  bout!  J'ai  feint  de  ne  pas  comprendre!  Misé- 
rable! Mais,  si  je  reste  ici,  je  suis  perdue!  Dans  une  heure  de  défail- 
lance comme  celle-ci,  je  succomberai...  Pourquoi  m'ont-ils  empêchée 
de  partir,.. de  partir  pour  l'Amérique?..  C'était  le  salut!..  »  Ainsi,  par 
une  de  ces  réfractions  de  sentimens  si  fréquentes  dans  un  cerveau 
de  femme  et  dans  un  cerveau  saturé  de  l'air  pestilentiel  de  Paris,  — 
mais  ces  phénomènes  de  réfraction,  quel  observateur  exquis  ne  faut-il 
pas  pour  les  noter!  —  c'est  un  mouvement  d'honneur  qui  jette  Mar- 
celle de  Targy  hors  des  voies  de  l'honneur  :  par  la  porte  resté'* 


REVUE   DRAMATIQUE.  221 

ouverte  derrière  le  baron  Ghevrial  elle  s'enfuit  pour  rejoindre  l'im- 
presario  Juiiani. 

Avais-je  tort  d'avancer  que  Marcelle  était  digne  de  venir,  dans  Tordre 
des  héroïnes  de  M.  Feuillet,  après  la  Petite  Comtesse  et  Julia  de  Tré- 
cœur?  Mais  elle  a  cet  avantage  sur  la  Petite  Comtesse  et  Julia  de 
Trécœur  d'être  un  personnage  dramatique  ;  et  tout  cet  acte,  où  son 
caractère  se  révèle  et  se  résout  dans  une  crise,  est  distribué  par 
scènes,  avec  une  simplicité,  une  fermeté  qui  prouvent  un  maître; 
l'ordonnance  des  scènes  et  l'ordonnance  intime  de  chaque  scène  est 
logique  et  nécessaire,  d'une  logique  et  d'une  nécessité  morales;  le  dia- 
logue est  habilement  déduit,  et  coupé,  quand  il  faut,  avec  une  vigueur 
singulière.  Pas  de  coup  de  théâtre  plus  pathétique  que  la  rentrée  d'Henri 
après  le  malheur  de  Marcelle;  le  silence  de  sa  mère,  qui  tire  l'aiguille 
d'un  geste  machinal,  les  yeux  fixes ,  sans  pouvoir  regarder  sur  son 
ouvrage,  sans  oser  regarder  son  fils;  la  révélation  qu'elle  lui  fait,  en 
chancelant,  de  son  malheur;  la  fureur  d'Henri,  son  élan  vers  la  porte, 
son  retour  vers  sa  mère  évanouie,  tous  ces  incidens  pressés  en  l'eppace 
de  quelques  secondes  forment  une  fin  d'acte  des  plus  émouvantes  que 
nous  ayons  vues  depuis  longtemps. 

J'ai  dit  que  le  quatrième  acte  servait,  comme  le  second,  à  encadrer 
le  troisième,  et  que  le  cinquième  dénouait  le  drame  exposé  dans  le 
premier;  chacun,  en  sa  place,  prend  sa  valeur.  Le  quatrième  n'est 
qu'un  tableau,  mais  dont  je  veux  dire  tout  le  prix.  La  scène  se  passe 
chez  Rosa  Guérin,  dans  le  somptueux  hôtel  que  Ghevrial  lui  a  donné 
le  jour  même.  On  l'inaugure  par  un  joyeux  souper.  Au  Ghâteau-Yquem, 
on  nous  apprend  que  le  navire  qui  portait  Juiiani  et  sa  troupe  a  sombré 
dans  les  flammes,  entre  New-York  et  la  Nouvelle-Orléans  :  Marcelle 
de  ïargy,  qui,  après  de  médiocres  succès  au  théâtre,  était  deve- 
nue la  maîtresse  de  Juiiani,  a  péri  comme  ses  camarades.  Au  Châ- 
teau-Laflite ,  un  valet  annonce  qu'Henri  de  Targy,  est  dans  le  salon 
voisin,  qui  apporte  au  baron  des  pièces  à  signer.  Par  un  caprice  de 
Rosa,  on  décide  de  faire  entrer  dans  la  salle  du  souper  ce  héros  de 
l'histoire  parisienne  du  jour,  et  cette  face  de  galant  homme  paraît  à 
la  flambée  des  candélabres  de  cette  table  impudente.  Henri  se  retire. 
La  fête  s'achève  dans  l'ivresse.  Piqué  au  jeu  par  Tirandel,  un  échappé 
de  club,  un  ataxique  de  trente  ans,  qui  se  déclare  idéaliste  après 
boire,  Ghevrial  porte  un  toast  à  la  matière;  il  n'achève  pas  ce  toast  : 
sa  langue  devient  épaisse,  ses  joues  molles,  ses  yeux  vitreux.  Ce  n'est 
rien  :  un  malaise.  La  musique  continue.  Rosa  Guérin,  sa  conquête, 
Rosa,  qui  «  sait  le  prendre,  »  entraîne  Ghevrial  jusqu'au  balcon,  où  il 
saffaisse  sur  un  fauteuil.  Soudain  elle  se  penche  sur  lui,  se  redresse 
et  se  rabat  vers  nous  avec  un  grand  cri.  Le  docteur,  qui  vient  d'entrer, 
se  précipite  vers  le  malade:  a  Faites  taire  la  musique!  »  Le  baron 
Ghevrial  est  mort. 


222  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

Henri  de  Targy  et  Thérèse  Chevrial  sont  libres.  Tiiérèse,  nous  le  savons, 
enviait  à  Marcelle  de  Targy  le  bonheur  d'être  la  femme  d'un  honnête 
homme,  et  plus  d'une  fois  la  présence  de  cet  ange  dans  la  maison  Che- 
vrial a  consolé  Henri  de  la  dure  vie  qu'il  y  menait.  Aucun  des  deux  n'a 
deviné  le  secret  de  l'autre;  mais  nous  lavons  deviné,  nous,  et,  sans 
doute  bien  avant  nous  M""'  de  Targy,  qui  voit  une  vie  nouvelle,  une 
vie  de  bonheur  tranquille  se  rouvrir  pour  son  fils.  La  voici  à  la  cam- 
pagne, dans  le  jardin  de  son  vieil  ami  le  docteur  Chesnel;  Thérèse 
vient  l'y  trouver,  et  dans  une  scène  d'une  infinie  délicatesse,  par 
quelques  phrases  détournées,  par  un  serrement  de  main,  par  un 
tremblement  de  voix,  par  un  regard,  les  deux  femmes  s'avouent  l'une 
à  l'autre  leur  commune  espérance,  —  hélas!  presque  aussitôt  brisée. 
Tandis  qu'Henri  reconduit  Thérèse  par  le  ch  min  le  plus  long,  —  celai 
qu'a  indiqué  sa  mère,  —  le  docteur  Chesnel  paraît,  une  Inttre  à  la  main  : 
Marcelle  est  vivante  !  «  La  misérable  !  s'écrie  la  mère  avec  l'égoïsme 
farouche  de  l'amour  maternel  déçu.  —  Si  vous  la  repoussez,  elle  se 
tuera.  —  Laissez  donc!  elle  ferait  bien  de  se  tuer!  mais  elle  ne  le  fera 
pas,  allez!  —  En  tenterez -vous  l'épreuve?  —  Hé!  que  voulez-vous  que 
je  fasse?  —  Votre  fils  sera  peut-être  moins  implacable  que  vous.  — 
Mon  fils?  Est-ce  que  je  vais  seulement  lui  parler  de  cela,  à  mon  fils! 
J'ai  déjà  fait  une  fois  son  malheur,  par  cette  lâcheté  que  j'ai  eue  de  lui 
dire  un  secret  qui  m'étouffait!  Cette  fois,  le  secret  restera  mien  ;  je  le 
garde!  Et  s'il  y  a  crime,  eh  bien!  je  prends  le  crime  sur  moi  !  »  Et 
comme  pour  sonder  ce  cœur  de  mère  devenu  par  un  effet  d'amour  plus 
dur  que  le  diamant,  le  vieux  docteur,  à  qui  M"'«  de  Targy  a  reproché 
devant  nous  son  incrédulité  religieuse,  le  vieux  docteur  à  bout  de  res- 
sources lui  montre  le  ciel  et  lui  demande  :  «Et  Dieu?  —  Hé!  qu'est-ce 
que  cela  vous  fait,  à  vous  qui  n'y  croyez  pas?  —  Est-ce  le  moyen  de 
m'y  faire  croire  ?  » 

«  Vous  avez  raison,  a  répondu  M™^  de  Targy  au  docteur;  c'était  la 
mère  qui  criait;  voici  la  chrétienne  :  je  suis  prête,  allez  chercher 
Marcelle,  »  Elle  est  là,  la  pauvre  enfant  prodigue,  elle  attendait  à  la 
grille;  elle  s'agenouille,  elle  s'humilie,  —  elle  pleure,  elle  est  pardon- 
née;  mais  par  qui?  Pas  encore  par  celui  dont  le  pardon  importe  le  plus. 
Voici  qu'on  entend  son  pas  :  il  faut  qu'on  le  prépare  à  la  revoir.  Qu'elle 
se  cache  dans  ce  pavillon;  elle  l'entendra  sans  qu'il  la  voie.  Henri 
reparaît,  A  cette  nouvelle  qui  foudroie  tant  d'espérances  naissantes, 
il  demeure  comme  atterré;  cependant  il  fera  son  devoir.  «  Allez  lui 
dire  que  je  la  reverrai,  mais  comme  une  étrangère;  me  demander 
plus,  c'est  m'outrager.  —  Alors,  s'écrient  le  docteur  et  la  mère,  à 
quoi  bon  la  recevoir  ?  »  Et  ils  se  consultent,  pendant  que  le  jeune 
homme  médite.  Soudain  il  éclate  :  «  Eh  bien  !  non,  je  ne  peux  pas!  Il 
y  a  un  spectre  entre  nous.  Je  ne  suis  pas  un  saint,  je  suis  un  homme  I 
Je  ne  peux  pas  !  je  ne  peux  pas!  »  Sa  voix,  que  la  fureur  étrangle,  ne 


REVUE   DRAMATIQUE.  "^23 

couvre  pas  le  bruit  que  fait  un  corps  en  tombant  sur  le  plancher  du 
pavillon.  «  Marcelle!..  Malheureuse  !  elle  était  là!  »  Il  enfonce  la  porte 
et  revient  hajard,  tenant  dans  ses  bras  Marcelle  déjà  pâle,  «  de  1  a 
mort  qu'elle  a  bue.  »  11  lui  pardonne  dans  un  baiser  où  il  reçoit  son 
dernier  souffle. 

Ainsi  finit  le  drame ,  par  l'élimination  des  personnages  mauvais 
ou  que  la  contagion  du  mal  a  gagnés,  —  de  Chevrial  et  de  Mar- 
celle, —  mais  sans  qu'un  moment  la  bonté  des  bons  ait  tourné, 
comme  on  dit,  au  type.  C'est  que  les  caractères  des  personnages 
sont  aussi  naturels  et  rendus  avec  autant  de  finesse,  autant  de  sin- 
cérité qu'ils  pourraient  l'être  dans  le  roman.  Henri  de  Targy,  cet 
honnête  homme ,  hésite  un  moment ,  au  premier  acte ,  avant  de 
ruiner  sa  mère  et  sa  femme  par  un  trait  de  rigoureuse  probité,  — 
comme  au  dernier,  M'"^  de  Targy,  cette  croyante,  se  révolte  d'abord 
à  l'idée  de  sacrifier  le  bouheur  de  son  fils  pour  faire  son  devoir  de 
chrétienne.  Thérèse  Chevrial,  au  deuxième  acte,  r  près  avoir  repoussé 
cette  succession  qui  déshonore  la  mémoire  de  sa  mère,  se  soumet 
en  silence  ai  x  décisions  de  son  mari,  chef  légal  de  la  communauté. 
Ce  Chevrial,  par  mille  traits  de  caractère  et  de  mœurs,  est  un  des 
financiers  les  plus  vivans  qu'ait  produits  la  scène  contemporaine;  et, 
s'il  est  le  plus  récent,  il  porte  bien  sa  date.  Enfin,  il  n'est  pas  jus- 
qu'aux personnages  accessoires  et  comme  dessinés  en  silhouette,  à 
qui  la  justesse  de  coup  d' œil  et  de  coup  de  crayon  de  l'auteur  ne  donne 
une  phj  sionomie  spéciale.  C'est  le  docteur  Chesnel,  médecin  de  l'Opéra; 
c'est  Rosa  Guérin,  la  danseuse;  c'est  Tirandel,  l'éclopé  de  la  vie  pari- 
sienne, —  qui  n'a  plus  que  des  «  velléités.  »  Tous  et  toutes,  ils  ont 
leur  certificat  de  vie  psychologique  et  physiologique. 

S'ils  sont  romanesques,  en  un  certain  sens  du  mot,  c'est-à-dire  dignes, 
à  l'occasion,  de  figurer  dans  un  roman  qui  se  pourrait  écrire  après  et 
d'après  la  pièce,  —  puisqu'il  est  de  mode  de  croire  qu'une  psycholo- 
gie un  peu  subtile  n'appartient  guère  qu'au  roman,  —  il  est  inutile, 
je  pense,  de  prouver  maintenant  qu'ils  sont  dramatiques.  Pas  un  d'eux, 
—  je  parle  au  moins  des  principaux,  —  qui  n'aille  de  crise  en  crise, 
pas  un  chez  qui  les  passions  contraires  fassent  trêve  plus  que  ne 
l'exige  la  conduite  même  de  l'action,  c'est-à-dire  ailleurs  qu'en  ses 
points  de  repère.  Au  premier  acte^  crise  de  M'"^  de  Targy  :  doit-elle 
révéler  son  secret  à  son  fils?  Crise  d'Henri  :  doit-il  restituer  la  for- 
tune? Crise  de  Thérèse  au  second  :  doit-elle  l'accepter?  Crise  de  Mar- 
celle eusuite  :  nous  avons  assez  insisté  sur  celle-là.  Crise  de  la  mère, 
et  crise  du  fils  à  la  fin  :  doivent-ils  pardonner?  C'est  là  proprement  le 
drame,  —  dont  le  caractère,  au  gré  de  nos  classiques,  sinon  de  Pixé- 
récourt  et  de  M.  Scribe,  est  moral  et  non  matériel.  Quant  au  style  du 
dialogue,  par  des  citations  faites  à  l'aventure  de  la  mémoire,  dans  le 
cours  de  cette  rapide  analyse,  j'espère  avoir  fait  juger  qu'il  est  théâ- 


224  ilLVLE    DES    DEUX   MONDES. 

irai.  Naturel  et  spirituel,  ingénieux  et  sinueux,  il  atteint  dans  les 
grandes  scènes  à  la  haute  éloquence  des  maîtres. 

Que  d'ailleurs  les  situations,  qui  sont,  ainsi  <',ue  le  veut  la  saine  doc- 
trine, autant  d'expériences  faites  sur  les  caractères  des  personnages,  se 
trouvent  en  même  temps  être  romanesques,  au  sens  ordinaire  du  mot, 
—  comme  ces  caractères  le  sont  en  un  sens  spécial,  —  c'est,  j'ima- 
gine, ce  qu'il  est  également  inutile,  après  cette  analyse,  de  prouver 
et  de  contester.  S'il  se  trouve  à  la  fois  que  des  situations  soient  des 
occasions  bien  imaginées  pour  des  caractères  de  se  déclarer  au  public, 
et  que  ces  épreuves  naturellement  choisies  aient  l'attrait  de  la  fiction 
romanesque,  c'est  tant  mieux  pour  l'auteur  et  pour  nous  ;  je  n'attends 
pas  que  personne  s'en  plaigne.  On  remarquera  d'ailleurs  que  rarement 
M.  Feuillet  a  mis  dans  un  ouvrage  plus  de  netteté,  plus  de  vigueur,  plus 
de  force  vraiment  dramatique.  Mais  peut-être,  sans  qu'on  s'en  prenne 
à  la  matière  romanesque  de  l'action,  c'est-à-dire  aux  événemens  eux- 
mêmes  qu'a  suscités  l'auteur,  on  s'avisera  de  critiquer  la  liberté  roma- 
nesque avec  laquelle  il  les  a  distribués,  et  la  marche  de  l'intrigue, 
sinon  l'intrigue  elle-mêm?^.  On  dira,  on  a  déjà  dit  que  ces  événemens 
se  ralentissent  ou  se  pressent  au  gré  d'une  fantaisie  qui  sent  bien  son 
romancier  ;  que  la  pièce  enfin  pèche  contre  les  lois  de  la  composition 
dramatique! 

Contre  les  lois,  c'est  bientôt  dit  :  il  s'agit  de  voir  contre  lesquelles. 
Assurément  j'aperçois  qu'un  Boman  parisien  n'est  pas  composé  comme 
une  Cliaine  ou  comme  le  Demi-Monde,  comme  le  Supplice  d'une  femme 
ou  comme  Julie...  Mais,  au  fait,  de  qui  donc  Julie?  De  M.  Feuillet,  si  je 
ne  m'abuse.  C'est  l'exemplaire  le  plus  parfait  de  drame  rapide  et  serré 
que  le  théâtre  de  cette  époque  ait  produit  :  auprès  de  Julie,  le  Supplice 
d'une  femme  est  traînant  et  relâché.  On    m'accordera  donc  que,  si 
M.  Feuillet  a  modifié  cette  fois  le  type  de  son  ouvrage,  s'il  en  a  réglé 
l'économie  selon  des  lois  différentes,  c'est  à  bon  escient.  J'ai  indiqué, 
dès  l'abord,  comment  il  avait  réparti  son  action  ;  j'ai  dit  que,  si  le  pre- 
mier acte  et  le  cinquième  contiennent,  selon  l'usage,  l'expi  sition  et  le 
dénoûinent,  le  troisième  était  placé  entre  le  second  et  le  quatrième 
comme  entre  deux  réflecteurs;  ne  pourrai-je  pas  dire  que,  le  troisième 
étant  le  foyer  lumineux  du  drame,  le  second  et  le  quatrième  en  con- 
stituent l'atmosphère?  Cette  distribution  du  drame  est  aussi  raison- 
nable, auFsi  harmonieuse,  aussi  légitime  selon  les  lois  de  l'art, —  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  les  recettes  d'une  école,  —  aussi  littéraire 
et  pFut-être  aussi  dramatique  que  celle  du  Supplice  d'une  femme  ou 
de  Julie.  Quelqu'un  objectera  qu'on  ne  peut  retrancher  de  Julie  ou 
du  Supplice  d'une  f(mme  aucune  scène  sans  que  le  drame  devienne 
matériellement  incomplet,  tandis  quon  peut  remplacer  le  second  et  le 
quatrième  acte  d'un /îowanparmm par  deux  récits  de  cinquante  lignes, 
et  que  la  matière  du  drame  resterait  la  même.  D'accord,  mais  si  le 


REVUE   DRAMATIQUE.  225 

drame,  après  cette  mutilation,  demeure  peut-être  intelligible,  demeu- 
rera-t-il  aussi  probable?  Si  les  événemens  restent  les  mêmes,  seront- 
ils  aussi  justifiés?  Si  les  caractères  ne  s'évanouissent  pas,  seront-ils 
éclairés  du  même  jour?  Non  pas  ;  ce  sera  le  même  roman,  mais  sus- 
pendu dans  le  vide,  au  lieu  d'être  enveloppé  de  son  atmosphère.  Et 
encore  sera-ce  le  même?  ou  plutôt  n'est-il  pas  vrai  que  ce  ne  sera 
qu'une  construction  chimérique  auprès  de  celle-ci,  —  comme  est  le 
phénomène  de  réfraction  décrit  par  des  lignes  idéales  sur  le  papier 
blanc  ou  le  tableau  noir,  en  regard  du  phénomène  réel  qui  fait  rillu^ 
sion  de  nos  yeux? 

Pour  disputer  à  M.  Feuillet  le  droit  de  placer  ce  second  et  ce  qua- 
trième actes  aux  lianes  de  ce  troisième,  il  faut  avoir  la  vue  bien 
courte  ou  la  tolérance  bien  étroite;  il  faut  professer  un  goût  singuliè- 
rement exclusif  pour  une  certaine  formule  de  mélodrame  et  de  vau- 
deville. Que  ne  demande-t-on,  du  même  coup,  une  édition  réduite  du 
Roi  Lear  et  à'Hamlet?  Je  me  fais  fort  de  retrancher  de  ces  chefs- 
d'œuvre  un  bon  nombre  de  scènes,  sans  que  la  chaîne  des  événemens 
y  soit  rompue  en  un  seul  point.  Je  ne  ri-qiieraispas  la  même  opération 
sur  le  Sonneur  de  Saint-Paul  de  Bouchardy  ou  les  Dominos  roses  de 
M.  Hennequin.  M.  Feuillet  nous  promet  un  Roman  parisien,  il  nous  le 
donne;  esi-ce  même  un  roman,  et  ce  qu'il  nous  met  sous  les  yeux, 
l'a-t-il  imaginé  ou  n'en  est-il  que  le  témoin  ?  On  pourrait  hésiter  là-des- 
sus, tant  l'histoire  de  ces  gens  qui  tombent  d'un  capital  de  trois  mil- 
lions à  un  revenu  de  cinq  mille  semble  un  écho  de  ruines  récentes; 
que  dis-je,  récentes?  quotidiennes!  C'est  le  roman  d'hier,  c'est  le 
roman  de  demain.  Il  est  vrai  qu'à  la  ville  on  se  ruine  pluiôt  par  impru- 
dence, et  que  le  héros  de  M.  Feuillet  se  ruine  par  probité  :  c'est  qu'au 
théâtre  il  faut  que  la  question  d'argent  soit  doublée,  pour  nous  émou- 
voir, d'une  question  de  sentiment;  il  faut  que  la  chute,  pluiôt  que 
d'être  un  accident,  soit  l'effet  d'un  ressort  moral,  pour  nous  intéresser 
davantage;  mais  c'est  toujours  la  même  chute, dont  le  bruit  nous  rem- 
plit encore  les  oreilles.  L'événeuient  est  paiisien,  les  héros  le  sont 
aussi:  nous  avons,  dans  cette  étude,  assez  marqué  leurs  caractères; 
il  est  superflu,  je  pense,  d'insister  sur  ce  que  Marcelle  de  Targy  n'est 
pas  une  provinciale  ni  une  Viennoise.  Nous  avons  vu  qu'elle  se  perd 
par  une  déviation  de  ses  meilleurs  sentimens:  cette  déviation  ne  pou- 
vait se  produire  que  dans  un  certain  milieu;  l'auteur  même  a  pris  soin 
de  le  marquer  légèrement:  «  Ah  1  s'écrie  Marcelle  au  tioisièuie  acte, 
pourquoi  n'avoir  pas  changé  de  ville?  Ailleurs  je  serais  moins  froissée, 
moins  mortifiée  qu'à  Paris  !  »  Marcelle  de  Targy  ne  serait  pas  ce 
qu'elle  est,  ne  penserait  pas  ce  qu'elle  pense,  ne  sentirait  pas  ce 
qu'elle  sent,  si  elle  ne  respirait  pas  le  même  air  que  le  baron  Che- 
vrial,  que  Rosa  Guérin,  que  Tirandel.  Isolez  donc  ce  troisième  acte, 

TOMB  uv.  —  1882.  15 


'226  REVUE  DES   DEDX   MONDES. 

OÙ  elle  se  meut,  du  second  et  du  quatrième  :  Marcelle  de  ïargy  sera 
un  monstre,  ou  plutôt  elle  ne  sera  plus. 

D'ailleurs,  M.  Feuillet  n'est  pas  seulement  un  témoin,  mais  un  juge. 
Le  second  acte  et  le  quatrième  sont  également  d'un  homme  qui  con- 
naît son  Paris;  mais  le  second  n'est  que  la  déposition  d'un  observa- 
teur, rédigée  d'une  façon  scénique;  le  quatrième  est  la  conception 
théâtrale  d'un  moraliste  servi  par  un  poète.  Hé  oui  !  sans  doute  ce 
quatrième  acte  a  sa  poésie,  sa  morale,  sa  philosophie  lyrique,  si  l'on 
veut;  nous  convenons  de  ces  singularités,  et  l'auteur  ne  s'en  défend 
pas.  Mais  cette  poésie,  cette  morale,  cette  philosophie  lyrique  est-elle 
théâtrale?  Est-elle  extraite  de  la  pièce?  ou,  pour  mieux  dire,  n'en 
est-elle  pas  l'âme?  Le  malheur  des  personnages  que  voici  est  le  crime 
de  la  société  où  ils  vivent;  le  poète  qui  nous  les  a  montrés,  connaît 
cette  société  mieux  que  personne,  il  la  dépeint,  il  la  juge;  —  il  la  juge 
avec  l'autorité  d'une  métaphysique  dont  on  pourrait  disputer,  mais 
avec  le  prestige  d'un  lyrisme  qui  n'est  pas  pour  nous  déplaire.  Quand 
Chevrial  s'affaisse,  foudroyé  d'apoplexie,  après  un  toast  au  dieu  million, 
après  un  toast  à  la  matière,  ce  n'est  pas  seulement  un  homme  qui 
meurt  en  scène,  par  un  accident  auquel  l'auteur  dramatique  nous  a 
préparés,  c'est  le  représentant  d'une  société  coupable,  ou  plutôt  cette 
sociéié  elle-même  représentée  par  un  homme  qui  suit  enfm  le  conseil 
du  marquis  d'Auberive  ;  «  Crève  donc,  société  !  » 

Le  public  parisien  ne  s'est  pas  fâché  de  cette  dure,  hardie  et  magni- 
fique leçon.  Il  a  respectueusement  applaudi  ce  quatrième  acte,  après 
avoir  acclamé  le  troisième,  avant  de  pleurer  au  dernier.  S'il  est  vrai  que 
«  la  grande  règle  de  toutes  les  règles  soit  de  plaire  et  qu'une  pièce 
de  théâtre  qui  a  attrapé  son  but  ait  suivi  un  bon  chemin,  »  il  fait 
beau  reprocher  à  ce  drame  de  faire  l'école  buissorinière  !  Au  moins 
n'a-t-il  pas  fait  buisson  creux  :  longtemps  on  applaudira  sous  les  noms 
de  ces  personnages  M°'"  Pasca,  Jeanne  Brindeau,  Marie  Magnier  et 
Volsy,  MM.  Marais,  Saint-Germain,  Landrol  et  Noblet..  Si  je  ne  fais  pas 
en  détail  l'éloge  de  ces  huit  comédiens,  c'est  que  la  matière  serait 
trop  longue  à  traiter  :  chacun,,  dans  son  rôle,  atteint  presque  à  la  per- 
fection. Ajoutez  que  la  mise  en  scène  est  d'une  justesse  et  d'une 
magnificence  où  messieurs  de  la  Comédie-Française  ne  trouveraient 
rien  à  reprendre.  Pourquoi  n'est-ce  pas  eux  que  nous  en  pouvons  féli- 
citer ? 

ixmB  Ganderax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre. 


Imaginez  une  situation  où  des  pouvoirs  imprévoyans,  assemblées  et 
ministères,  soient  perpétuellement  occupés,  —  d'une  part,  à  ouvrir  la 
carrière  aux  passions  les  plus  violentes,  à  ménager  les  idées  les  plus 
extrêmes,  et,  d'un  autre  côté,  à  se  désarmer  eux-mêmes,  à  détendre 
tous  les  ressorts  de  l'organisation  publique,  à  allaiblir  les  lois,  les 
institutions,  tout  ce  qui  représente  une  force  protectrice  dans  les  socié- 
tés,—  que  peut-il,  que  duit-il  en  résulter?  La  conséquence, direz-vous, 
est  fatale,  invincible.  La  logique  des  choses  suit  son  cours.  Oq  arrive 
bientôt  à  celte  anarchie  qui  se  manifeste  par  la  décroissance  de  toutes 
les  forces,  de  toutes  les  garanties  de  gouvernement  en  face  des  exalta- 
tions et  des  agressions  révolutionnaires  qui  ne  connaissent  plus  le 
frein.  C'est  précisément  la  situation  où  semble  se  débattre  aujourd'hui 
la  France,  étrange  situation,  sur  laquelle  on  a  pu  se  méprendre  tant 
qu'il  n'y  a  eu  que  des  déclamations  de  clubs  ou  de  journaux,  mais  dont 
la  gravité  s'est  dévoilée  tout  à  coup  par  une  série  de  violences,  d'ex- 
plosions, d'incidens  sinistres  devant  lesquels  l'opinion  s'arrête  confon- 
due et  troublée.  Le  fait  est  que,  depuis  quelques  semaines,  tout  a  pris 
un  caractère  singulièrement  aigu,  que  les  agitateurs  passent  des  paroles 
aux  actes,  et  que  ces  vacances  qui  ont  commencé  par  des  discours 
finissent  par  une  sorte  de  réapparition  brutale  du  socialisme  s'atta- 
quant  par  tous  les  moyens,  sous  toutes  les  formf^s,  à  l'industrie  et  au 
travail,  aux  églises  comme  à  la  vie  des  hommes.  Que  disait-on,  que  le 
nihilisme  ne  pouvait  se  produire  qu'en  Russie,  dans  une  société  livrée 
à  un  régime  séculaire  de  silence  et  d'oppression,  qu'il  était  impossible 
dans  une  société  libérale,  dans  un  pays  comme  la  France,  avec  le  suf- 


228  REVUE   DES  DEDX  MONDES, 

frage  universel  et  la  république?  Le  nihilisme  russe  semble  bel  et  bien 
depuis  quelque  temps  envahir  la  France  elle-même,  se  servant  de 
tout,  exploitant  la  crédulité,  la  misère  ou  les  passions  des  populations 
ouvrières,  cherchant  sa  force  dans  le  mystère  des  organisations  secrètes, 
procédant  par  les  menaces  anonymes  et  par  la  dynamite.  L'anarchie 
avouée,  érigée  en  système  ou  déguisée  sous  le  voiie  d*un  communisme 
grossier,  «  anarchisme  »  ou  «  collectivisme,  »  voilà  l'étrange  progrès 
qu'on  prétend  maintenant  acclimater  en  France  par  le  fer  et  le  feu! 

Lorsqu'il  y  a  quelques  mois  éclatait,  dans  un  des  centres  industriels 
de  la  Bourgogne,  à  Montceau-les-Mines,  le  mouvement  qui  commen- 
çait par  l'incendie  d'une  église,  par  des  tentatives  contre  un  presby- 
tère, contre  des  maisons  de  religieuses,  on  pouvait  se  demander 
encore  si  ce  n'était  pas  là  simpleaient  un  accident  d'effervescence 
locale  dû  à  des  circonstances  particulières.  L'explosion  restait  tou- 
jours un  fait  grave  assurément;  elle  ne  laissait  pas  au  premier  abord 
de  paraître  assez  énigmalique  par  la  manière  dont  elle  s'est  produite, 
par  le  caractère  qu'elle  affectait.  Tout  s'est  bientôt  èclairci.  On  n'a 
pas  tardé  à  s'apercevoir  que  l'émeute  nocturne  de  Montceau-les-Mines 
n'avait  en  réalité  rien  de  local  et  d'accidentel,  qu'elle  n'était  qu'un 
épisode  préliminaire  d'un  mouvement  plus  vaste,  plus  étendu,  qui  a 
éclaté  presque  aussitôt  dans  d'autres  régions,  qui  devait  se  préparer 
depuis  quelque  temps  dans  l'ombre  des  sociétés  secrètes.  C'est  devenu 
sensible  surtout  le  jour  où  une  instruction  judiciaire,  devant  laquelle 
on  ne  pouvait  reculer,  a  été  engagée  sur  ces  premiers  troubles  et  où 
le  procès  des  mineurs  de  Montceau  a  commencé  à  se  dérou'er  devant 
la  cour  d'assises  de  Chalon-sur-Saône.  Ce  jour-là,  il  a  été  clair  que 
dans  ces  débats,  peut-êire  insuffisamment  préparés,  il  y  avait  quelque 
chose  d'inconnu  et  d'inquiétant,  que  les  accusés  auxquels  on  avait 
affaire  n'étaient  que  des  instrumens  aveugles  et  d'obscurs  séides.  Il  a 
été  manifeste  qu'on  se  trouvait  en  face  d'une  sorte  de  puissance  insai- 
sissable interceptant  la  vérité,  dominant  les  témoins  par  rintimida- 
tion,  cherchant  à  peser  sur  les  juges,  sur  le  jury  par  la  menace,  orga- 
nisant autour  du  tribunal  une  véritable  terreur.  Bref,  la  situation  a 
paru  assez  sérieuse  pour  que  le  représentant  du  gouvernement,  le 
procureur-général,  par  une  dérogation  certes  insolite,  ait  cru  devoir 
provoquer  une  suspension  du  cours  de  la  justice  et  demander  le  ren- 
voi du  procès  de  Chalon  à  une  autre  session,  sans  doute  aussi  à  une 
autre  cour  d'assises.  Elle  devenait,  en  effet,  assez  grave,  cette  situa- 
tion, puisque,  depuis  ce  moment,  l'agitation  n'a  fait  que  s'accroître  et 
prendre  un  caractère  de  plus  en  plus  violent.  Ce  n'est  plus  seulement 
dans  la  régioa  de  Montceau-les-Mines  que  des  tentatives  nouvelles  de 
destruction  se  sont  produites;  c'est  en  pleine  ville  de  Lyon  que  la 
dynamite  a  fait  son  œuvre  sinistre,  tuant  et  blessant  des  personnes 
inoiïensiyes  dans  un  café,  s'attaquant  aux  bureaux  du  recrutement. 


BEVUE.    —   CUnONIQDE.  229 

Sur  d'autres  points  de  la  France,  il  y  a  eu  des  attentats  ou  des  essais 
d'attentats  du  même  genre  qui  semblent  n'être  que  Texécution  des 
programmes  d'une  secte  implacable ,  procédant  tantôt  par  les  mots 
d'ordre  ténébreux,  tantôt  par  les  excitations  furieuses  dans  les  réu- 
nions publiques. 

Ce  n'est  donc  que  trop  évident.  L'incident  de  Montceau-les-Mines 
n'a  été  qu'un  prélude,  un  premier  symptôme.  Tout  démontre  l'exis- 
tence d'une  organisation  occulte  ayant  peut-être  ses  chefs  à  l'étranger, 
essayant  d'enlacer  le  pays  de  ses  replis,  poussant  les  populations  indus- 
trielles en  avant  dans  une  lutte  funeste.  Et  qu'on  remarque  bien  ce 
qu'il  y  a  de  nouveau,  de  caractéristique  dans  ce  mouvement  qui  prend 
pour  prétexte  l'intérêt  des  ouvriers.  Autrefois  du  moins,  dans  les  pro- 
grammes socialistes,  dans  les  propagandes  révolutionnaires  et  dans  les 
grèvi'S  qui  en  étaient  trop  souvent  la  suite,  il  y  avait  des  théories  plus 
ou  moins  philosophiques,  des  revendications  raisonné  s,  des  idées  ou 
des  apparences  d'idées.  Il  y  avait  dans  tout  cela,  il  est  vrai,  de  grands 
et  dangereux  sophismes;  mais  ces  sophismes  faisaient  encore  une  cer- 
taine figure.  Aujourd'hui,  on  ne  prend  pas  même  la  peine  d'avoir  une 
idée,  un  système  de  rénovation  sociale.  Le  seul  programme  avoué  et 
réel,  c'est  la  destruction  de  tout  ce  qui  existe,  des  institutions  et  des 
lois,  de  la  magistrature  et  de  l'armée,  de  l'industrie  dont  on  vit,  du 
capital  qui  est  le  ressort  du  travail  —  et  au  besoin  de  M.  le  président  de 
la  république  lui-même.  Oui  vraiment,  dans  des  réunions  prétendues 
populaires,  il  se  trouve  des  énergumènes  prêchant  ouvertement  le 
meurtre,  se  déclarant  prêts  à  assassiner,  si  l'auditoire  le  veut  bien, 
M.  le  président  de  la  république  ou  M.  le  commissaire  de  police  pré- 
sent à  la  séance.  A  ceux  qui  demandent  comment  on  résoudra  le 
problème  de  rendre  l'ouvrier  l'égal  du  patron  on  répond  sans  façon 
qu'il  n'y  a  qu'un  moyen  bien  simple  :  «  le  poignard  et  la  dynamite.  » 
Voilà  qui  est  clair  et  net!  Avec  la  dynamite  on  fera  sauter  Notre- 
Dame  de  Fourvières  et  le  palais  de  justice  de  Lyon.  On  détruira  les 
juges,  on  détruira  les  patrons,  on  détruira  le  gouvernement,  —  après 
quoi  on  s'arrangera  comme  on  pourra,  chacun  fera  ce  qu'il  voudra  : 
c'est  pour  le  moment  l'idéal  suprême  de  «  l'anarchisme.  »  Et  tout  cela 
se  dit,  et, qui  pis  est,  se  pratique!  Ces  étranges  propagandes,  auxquelles 
on  laisse  toute  liberté,  trouvent  dans  les  masses  obscures  assez  d'adhé- 
rens,  non  pas  pour  créer  un  véritable  danger  le  jour  où  l'on  s;-rait  bien 
décidé  à  leur  tenir  tête,  mais  pour  émouvoir  et  troubler  une  société  par 
des  actes  qui  sont  le  déshonneur  d'une  civilisation. 

La  population  ouvrière  n'en  est  sîirement  pas  tout  entière  à  accepter 
ces  tristes  influences.  Le  malheur  est  que,  sans  s'en  douter,  elle  subit 
souvent  la  tyrannie  des  agitateurs  qui  se  servent  d'elle,  que  les  instincts 
de  violence  se  glissent  parfois  dans  ces  disputes  de  salaires  qui  se  mul- 
tiplient, dans  ces  grèves  qui  se  succèdent.  On  le  voit  encore  aujour- 


230  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

d'hui  dans  le  grave  conflit  engagé  entre  les  patrons  et  les  ouvriers 
d'une  des  plus  grandes  industries  parisiennes,  de  l'ameublement.  Au 
lieu  de  s'en  tenir  ù  l'examen  calme,  sérieux  des  rapports  des  uns  et  des 
autres,  de  ce  qui  serait  possible  et  équitable,  on  va  tout  de  suite  à  une 
guerre  à  outrance  qui  pourrait  être  suivie  d'une  suspension  universelle 
du  travail.  Les  ouvriers  croient  défendre  leurs  intérêts  et  ils  se  trom- 
pent; ils  dépassent  ouvertement  leurs  droits  lorsqu'ils  prétendent  im- 
poser aux  patrons  des  conditions  qui  ne  peuvent  pas  être  acceptées,  qui 
aboliraient  la  liberté  des  transactions  et  seraient  bientôt  la  ruine  de  tout 
le  monde.  Ils  ne  s'aperçoivent  pas  que,  s'ils  réussissaient  à  imposer 
leurs  conditions,  ils  seraient,  eux,  les  maîtres  par  droit  de  conquête, 
les  patrons  seraient  à  leur  merci,  et  le  problème  social  des  rapports  du 
capital  et  du  travail  n'en  serait  pas  plus  résolu,  il  n'aurait  fait  que  se 
déplacer.  Les  ouvriers  parisiens  qui  croient  avoir  des  griefs  légitimes  ne 
sont  pas  de  ceux  qui  veulent  détruire  :  ils  tiennent  même  à  séparer  leur 
cause  de  la  politique,  de  la  révolution  sociale,  —  ils  le  disent,  il  faut  les 
en  croire.  Ils  agissent,  ils  parlent  cependant  comme  s'ils  ne  craignaient 
pas  d'aller  en  ce  moment  au-devant  d'une  formidable  crise  industrielle 
grosse  de  périls,  et,  par  une  coïncidence  singulière,  ils  portent  aujour- 
d'hui le  contingent  de  leurs  agitations  à  un  mouvement  qui  ne  peut  pas 
plus  servir  les  ouvriers  que  les  patrons,  dont  les  chefs  n'ont  d'autre  but 
que  de  ramener  la  société  française  à  une  sorte  de  barbarie. 

Que  les  ennemis  des  institutions  auxquelles  la  France  est  aujour- 
d'hui soumise  triomphent  ironiquement  de  tout  ce  qui  se  passe,  trou- 
bles et  grèves,  qu'ils  se  plaisent  sans  cesse  à  représentera  république 
comme  la  cause  première  de  tous  les  excès,  ils  sont  peut-être  un  peu 
imprudeus  parce  qu'en  déûnitive  ceci  est  l'affaire  de  tout  le  monde, 
en  dehors  de3  questions  de  république  ou  de  monarchie;  ils  oublient 
que  c'est  la  société  tout  entière,  la  société  civilisée,  libérale,  labo- 
rieuse qui  est  en  jeu.  II  n'est  pas  moins  vrai  qu'ils  sont  un  peu  dans 
leur  droit  et  que,  si  la  situation  de  la  France  en  est  arrivée  au  point 
où  elle  n'est  pas  sans  gravité  et  sans  dangers,  ce  sont  les  républicains 
qui  l'ont  voulu,  qui  y  ont  contribué  par  leurs  connivences  ou  par  leurs 
imprévoyances.  Il  y  a  déjà  quatre  ou  cinq  années  que  les  républicains 
régnent,  qu'ils  disposent  de  toutes  les  forces  et  de  toutes  les  préroga- 
tives du  pouvoir  dans  l'intérêt  de  la  république,  dont  ils  veulent  être 
les  seuls  interprètes  et  les  gardiens  privilégiés.  Si  les  passions  les 
plus  violentes  se  sont  réveillées,  si  la  démagogie  la  plus  meurtrière  a 
pu  se  déployer  et  s'organiser,  si  les  complots  renaissent,  à  qui  la  faute? 
Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  des  lois  parfaitement  existantes  contre  les  affilia- 
tions secrètes  et  internationales  dont  on  ?e  plaint  maintenant?  Est-ce 
qu'à  défaut  des  moyens  d'action  singulièrement  diminués  dans  les  lois 
sur  la  pressp,  sur  les  réunions,  il  n'y  a  pas  les  lois  de  droit  commun, 
les  ressources  du  code  pénal  ?  Est-ce  que  dans  une  société  civilisée  on 


REVUE.    ==-»   CHROT^IQÏJE,  231 

ne  peut  pas  atteindre  les  excitations  à  la  guerre  des  classes,  à  l'as- 
sassinat?  Pourquoi  ne  l'a-t-on  pas  fait?  Pendant  que  les  agitateurs 
renouaient  leurs  complots  et  disciplinaient  les  passions  qui  allaient 
bientôt  abattre  les  croix  ou  faire  sauter  les  chapelles,  que  faisaient 
les  républicains  qui  ont  la  prétention  de  représenter  et  de  gouverner 
la  république?  Oh!  ils  étaient  sûrement  très  absorbés.  Ils  étaient 
occupés  à  voter  l'amnistie,  dont  on  s'est  servi  pour  réhabiliter  la 
commune.  Ils  s'étudiaient  à  se  ménager  Talliance  du  radicalisme  en 
lui  livrant  la  magistrature  et  l'armée.  Ils  passaient  leur  temps  à  faire 
eux-mêmes  ou  à  laisser  faire  la  guerre  aux  emblèmes  religieux,  aux 
crucifix,  au  risque  d'inspirer  à  d'autres  la  tentation  de  les  imiter.  Ils 
étaient  occupés  à  sauver  la  république  en  chassant  quelques  moines 
inoITensifs  de  leurs  couvens,  les  sœurs  de  charité  des  hôpitaux,  les 
instituteurs  et  les  institutrices  congréganistes  de  leurs  écoles.  Il  n'y 
a  que  quelques  semaines  encore,  ils  trouvaient  assez  de  loisirs  pour 
diriger  une  campagne  de  police  contre  une  vieille  maison  religieuse 
cachée  dans  une  petite  rue  de  Paris.  Toutes  les  fois  que  les  républi- 
cains du  gouvernement  et  de  la  majorité  parlementaire  se  sont  trou- 
vés, dans  ces  dernières  années,  entre  des  modérés  qui  s'efforçaient 
de  les  avertir,  de  leur  montrer  le  danger  de  leurs  condescendances, 
et  les  radicaux,  qui  leur  demandaient  chaque  jour  de  nouveaux  gages, 
de  quel  côté  se  sont-ils  tournés?  Ils  ont  cédé  aussi  peu  que  possible 
quelquefois,  —  assez  néanmoins  pour  ne  pas  décourager  les  violens 
du  parti.  Et  l'on  s'étonne  ensuite  que  les  révolutionnaires  de  «  l'anar- 
chisme  »  ou  du  «  collectivisme,  »  qui  se  disent,  eux  aussi,  républi- 
cains, retrouvent  une  certaine  audace  ! 

La  vérité  est  que  les  politiques  républicains  qui  ont  eu  le  pouvoir  ou 
l'influence  depuis  quelques  années  ont  singulièrement  contribué  à  pré- 
parer tout  ce  qui  se  passe  par  la  complicité  d'une  imprévoyante  tolé- 
rance et  qu'ils  y  ont  aidé  aussi  d'une  manière  plus  efficace  encore 
peut-être,  par  la  désorganisation  administrative,  par  le  relâchement 
de  tous  les  ressorts  de  gouvernement.  Une  fois  établis  aux  affaires,  ils 
ont  cru  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  simple  que  de  remanier,  de  boule- 
verser, de  confondre  ou  de  déplacer  les  services;  ils  n'ont  réussi  qu'à 
mettre  en  péril  la  vieille  et  puissante  organisation  française.  M.  le  pré- 
sident du  conseil  vient  de  supprimer  dans  le  ministère  des  affaires 
étrangères  une  direction  du  personnel  de  récente  création  et  de  recon- 
stituer dans  sa  force  traditionnelle  l'ancienne  direction  politique.  Il  a  eu 
assurément  raison,  puisqu'il  est  tout  simple  que  le  directeur  politique 
chargé  de  suivre  les  affaires  de  la  diplomatie  intervienne  dans  le  choix 
du  personnel  qu'il  dirige,  avec  lequel  il  est  sans  cesse  en  communica- 
tion confidentielle.  Pourquoi  cependant  avait-on  imaginé  cette  direction 
indépendante  et  même  supérieure  qui  vient  de  disparaître?  Il  n'y  avait 
évidemment  d'autre  motif  que  de  se  créer  un  instrument  commode 


232  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

pour  agir  sur  le  personnel  dans  des  vues  de  domination  ou  de  parti,  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  qu'il  n'est  pas  dit  que  ce  qui  a  été  tenté 
une  fois  ne  se  renouvellera  pas  au  prochain  chf>ngeraent  de  cabinet.  Le 
service  des  cultes,  depuis  quelques  années,  a  déjà  changé  trois  ou  quatre 
fois  de  domicile,  c'est-à-dire  de  minisière,  et  il  ne  sait  jamais  où  les 
hasards  de  la  politique  le  conduiront.  Au  ministère  des  travaux  pub  ics 
il  )  a  un  service  des  chemins  de  fer  qui,  depuis  l'ère  républicaine,  a  passé 
par  quatre  ou  cinq  métamorphoses.  Il  se  composait  d'abord  de  deux 
divisions  sous  l'autorité  supérieure  d'un  directeur-général.  Bientôt, 
comme  le  directeur-général  du  moment, qui  était  un  homme  de  mérite, 
gêoait,  la  direction  elle-même  était  supprimée,  —  pour  être  à  la  vérité 
réiablie,  peu  de  mois  après,  avec  quatre  divisions.  Le  nouveau 
ministre  a  voulu  être,  lui  aussi,  un  réformateur,  et,  par  un  décret 
qui  date  à  peine  de  quelques  jours,  il  vient  à  son  tour  de  remanier 
tout  cela;  il  crée  cette  fois  deux  directions.  C'est  toujours  un  mo\en 
d'avoir  deux  directeurs  à  nommer.  Com.ment  se  reconnaître  au  milieu 
de  toutes  ces  révolutions  qui  bouleversent  périodiquement  les  services 
publics?  Le  friit  est  qu'on  ne  se  reconnaît  pas,  qu'on  finit  par  arriver  à 
une  situation  oij  lout  est  confondu,  et  que  les  mœurs  administratives, 
livrées  aux  versatilités  de  la  politique,  deviennent  ce  qu'elles  peuvent. 
Elles  sont  quelquefois,  il  faut  en  convenir,  pleines  d'originalité  et  de 
fantaisie  :  témoin  ce  qui  vient  de  se  passer  à  l'occasion  de  l'élection 
de  M.  le  préfet  de  la  Seine  comme  député  dans  les  Pyrénées-Orien- 
tales. 

Rien  certes  de  plus  imprévu  et  de  plus  caractéristique  que  cette 
petite  aventure  d'un  fonctionnaire  candidat.  Chose  étrange!  M.  le  pré- 
fet de  la  Seine,  représentant  du  gouvernement  dans  un  des  principaux 
postes  de  l'administration,  n'a  trouvé  rien  de  plus  simple  que  d'ac- 
cepter ou  de  se  faire  offrir  à  Perpignan  une  candidature  avec  un  pro- 
gramme de  radicalisme  complet  :  séparation  de  l'église  et  de  l'état, 
revision  déuiocratique  de  la  constitution,  suppression  du  sénat,  élec- 
tion des  juges,  mairie  centrale  de  Paris,  etc.  Tout  y  est  vraiment! 
Comment  se  fait-il  cependant  que  M.  le  préfet  de  la  Seine  ait  pu  se 
croire  autorisé  à  se  présenter  à  Perpignan  avec  un  titre  oflîciel  qui  sup- 
pose la  coijfiance  du  gouvernement  et  un  programme  qui  ne  paraît  pas 
être  celui  du  ministère,  surtout  de  M.  le  président  du  conseil?  Com- 
ment se  fait-il,  d'un  autre  côté,  que  le  gouvernement,  qui  a  besoin 
sans  doute  d'avoir  des  agens  pénétrés  de  sa  pensée,  interprètes  fidèles 
de  sa  politique,  n'ait  pas  cru  devoir  prévenir  plus  tôt  M.  Floquet  qu'il 
avait  des  obligations  particulières  de  réserve  comme  fonctionnaire, 
qu'il  couvrait  de  son  pavillon  préfectoral  une  médiocre  marchandise. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  M.  Floquet  n'avait  pas  craint  de 
déclarer  à  ses  électeurs  que  s'il  était  nommé,  —  toujours  avec  le  pro- 
gramme qui  le  mettait  en  contradiction  avec  le  cabinet  dont  il  était  le 


BETUE.    •—    CHRONIQUE.  233 

délégué,  —  il  resterait  dans  sa  préfecture.  Il  paraît  pourtant  que  tout  n'a 
pas  pu  s'arranger  ainsi  jusqu'au  bout  puisque  M.  le  préfet  de  la  Seine 
a  fini  par  donner  sa  démission  qui  a  été  acceptée, —  et,  comme  pour 
ajouter  un  trait  de  plus  à  cette  comédie,  c'est  M.  Floquet  qui  signifie 
lestement,  d'un  ton  railleur,  une  déclaration  d'incompaiibiliié  à  M.  le 
ministre  de  1  intérieur,  c'est  M.  le  ministre  de  l'intérieur  qui  remercie 
très  humblemenf.  M.  Floquet  des  services  qu'il  a  rendus  dans  sa  pré- 
fecture. C'est  assurément  un  des  plus  curieux  spécimens  des  mœur.^ 
publiques  du  jour,  de  cette  anarchie  administraiive  assez  générale  où 
nul  ne  sait  plus  ce  qu'il  doit  faire,  où  le  sentiment  des  traditions  et  des 
conditions  du  pouvoir  s'émousse  par  degrés,  où  tout  enfin  s'amoindrit 
et  s'en  va  à  la  diable  dons  une  désorganisation  croissante.  Qu'en 
résulte-t-il?  La  chose  est  bien  claire;  la  conséquence  palpable,  sai- 
sissante est  que  le  jour  où  tout  semble  s'assombrir,  où  le  sol  coil- 
mence  à  trembler,  le  gouvernement  se  sent  paralysé  en  face  de  dan- 
gers qu'il  a  laissés  grandir  par  ses  tolérances,  contre  lesquels  il  s'est 
désarmé  par  sa  propre  désorganisation. 

C'est  la  situation  de  la  France  telle  que  les  partis  dominans  l'ont 
faite.  Et  quand  on  dit  qu'il  y  a  dans  ces  affaires  du  jour  une  certaine 
exagération,  que  le  bruit  des  polémiques  et  des  discours  dépasse  de 
beaucoup  la  réalité  des  dangers,  que,  malgré  tout,  le  pays  reste  calme, 
insensible  aux  agitations,  oh  !  sans  doute,  rien  n'est  plu.s  vrai  pour  la 
masse  nationale,  qui  est  l'éternelle  patiente.  Le  pays,  quant  à  lui,  le 
pays  dans  son  ensemble,  est  pour  la  paix,  pour  l'ordre  protecteur 
qu'on  lui  doit  et  qu'on  ne  lui  donne  pas  toujours.  Il  reste  étranger  aux 
agitations  et  aux  excitations  dont  on  l'assourdit,  —  tout  entier  à  ses 
labeurs,  à  ses  préoccupations  de  chaque  jour,  à  ses  intérêts,  aux 
nécessités  d'une  existence  souvent  difficile.  Il  vit  encore  pour  ainsi  dire 
d'une  impulsion  continuée,  de  ce  qui  subsiste  de  sa  vieille  organisation, 
de  ses  mœurs  traditionnelles.  Non  assurément,  le  désordre  n'est  pas 
dans  la  masse  de  la  France  elle-même.  Il  existe  pourtant;  il  est  dans  ce 
monde  superficiel  et  artificiel  qui  ressemble  à  un  tourbillon,  où  des  partis 
se  livrent  à  des  compétitions  vulgaires,  prennent  leurs  convoitises  pour 
des  intérêts  publics,  désorganisent  tout,  tandis  que  des  conspirateurs 
implacables  préparent  dans  l'ombre  leurs  complots  et  leurs  attentats. 
Entre  ce  monde  turbulent  et  le  pays  lui-même,  le  contraste  est  certes 
complet.  La  question  est  seulement  de  savoir  jusqu'à  quel  point  cette 
situation  pleine  de  contradictions  et  de  périls  peut  se  prolonger,  com- 
bien de  temps  encore  la  France  laborieuse  et  paisible  sera  disposée 
à  supporter  un  régime  qui  ne  lui  assure  ni  ce  qu'il  a  promis,  ni  même 
ce  qu'il  pourrait  lui  donner  avec  un  peu  de  bon  sens.  Il  n'est  point 
douteux  désormais  qu'il  y  a  un  sentiment  marqué  de  lassitude  publique 
et  c'est  peut-être  môme  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  l'état  moral  du 
pays.  L'impatience  est  un  peu  partout,  et  puisque  le  parlement  va  se 


23 A  BEVUF    DES    DEUX    fJONr>ES. 

réunir,  puisque  le  gouvernement  prétend  qu'il  connaît  le  mal,  qu'il  a 
les  moyens  d'y  remédier,  le  moment  est  venu  pour  tous  de  se  décider, 
de  savoir  si  l'on  veut  raffermir  l'ordre  ébranlé  ou  courir  les  hasards  des 
crises  intérieures  sans  repos  et  sans  fin. 

Que  deviennent,  pendant  ce  temps,  nos  affaires  extérieures,  et  la  con- 
sidération de  la  France  dans  le  monde,  et  son  influence,  et  le  crédit  de 
sa  diplomatie?  Tout  se  ressent  nécessairement  de  cette  confusion  inté- 
rieure où  rien  de  sérieux  n'est  possible,  où  il  ne  peut  y  avoir  que  des 
résolutions  sans  suite  et  sans  autorité.  Les  cabinets  qui  se  succèdent 
n'ont  le  plus  souvent  d'autre  alternative  que  d'abdiquer  ou  de  procéder 
par  de  médiocres  subterfuges,  par  une  série  d'actes  équivoques  pour 
suivre  une  politique  qu'ils  n'osent  même  pas  avouer.  C'est  ce  qui  arrive 
dans  ces  affaires  d'Egypte  et  de  Tunis,  qui  avaient  certainement  de 
l'importance  et  qui  ont  passé  jusqu'ici,  qui  passent  tous  les  jours 
encore  par  de  singulières  phases. 

Ce  qu'il  en  sera  de  cette  question  égyptienne,  ce  que  l'Angleterre  se 
propose  décidément  de  faire  dans  une  situation  où  elle  s'est  créé  par 
les  armes  une  évidente  prépondérance,  tout  cela  reste  provisoirement 
assez  obscur,  assez  difficile  à  préciser.  Les  nouveaux  documens  diplo- 
matiques récemment  publiés  éclairent  tout  au  plus  le  passé  et  mon- 
trent la  fermeté  d'attitude  de  l'ambassadeur  britannique,  lord  Dufferin, 
dans  la  conférence  de  Constantinople,  à  la  veille  des  événemens  qui 
se  préparaient.  Les  explications  échangées  dans  le  parlement  qui  vient 
de  se  réunir  fournissent  peu  de  lumières  sur  l'avenir.  Vainement  les 
principaux  ministres  ont  été  interrogés  dans  la  chambre  des  lords 
comme  dans  la  chambre  des  communes  :  lord  Granville  et  M.  Glad- 
stone ont  mis  dans  leurs  réponses  autant  de  discrétion  qu'en  mettaient, 
il  y  a  quelques  semaines,  les  autres  membres  du  gouvernement  dans 
leurs  discours  de  vacances.  C'est  que  l'Angleterre  se  sent  manifeste- 
ment sous  le  poids  d'une  responsabilité  aggravée  dans  une  affaire  qui, 
selon  le  mot  un  peu  énigmatique  de  M.  Gladstone,  relève  désormais  plus 
particulièrement  du  cabinet  de  Londres.  Cela  veut  dire,  si  nous  ne  nous 
trompons,  que  l'Angleterre  se  croit,  à  l'heure  qu'il  est,  spécialement 
chargée  du  sort  de  l'Egypte.  Ce  n'est  pas  qu'elle  en  soit  absolument 
embarrassée.  Elle  ne  se  plaint  pas  d'être  maîtresse  et  souveraine  au 
Caire;  mais  enfin  elle  tient  à  procéder  avec  ordre.  Elle  a  aujourd'hui  à 
liquider  un  passé  violent  par  le  jugement  des  chefs  de  la  dernière 
insurrection  égyptienne,  et  elle  a  aussi  à  poursuivre  des  négociations 
délicates  avec  les  autres  puissances  pour  arriver  à  la  constitution  d'un 
ordre  nouveau  dans  la  vallée  du  Nil.  Elle  tient  à  ne  pas  perdre  les 
fruits  de  sa  victoire  et  à  ne  rien  faire  qui  puisse  lui  susciter  trop  de 
difficultés  en  Europe.  Tout  cela  ne  laisse  pas  d'être  un  problème  assez 
compliqué  sur  lequel  les  ministres  anglais  ont  jugé  prudent  de  ne  point 
engager  des  dialogues  toujours  plus  ou  moins  compromettans.  Ce  qu'il 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  236 

y  a  de  certain,  c'est  que  la  France,  pour  sa  part,  s'est  mise  dans  une 
position  qui  n'est  ni  flatteuse  pour  son  orgueil,  ni  aisée  pour  sa  diplo- 
matie. Elle  s'est  placée  dans  des  conditions  d'impuissance  presque 
forcée  le  jour  oîi,  par  une  sorte  d'effarement  parlementaire,  elle  s'est 
retirée  de  loutet  a  décliné  jusqu'à  ceite  modeste  coopération  qni  se  bor- 
nait à  la  protection  de  l'isthme  de  Suez.  La  France  n'a  point  sans  doute 
perdu  le  droit  d'avoir  une  opinion  sur  la  réorganisation  de  l'Egypte  et 
de  réclamer  des  garanties  que  l'Angleterre  d'ailleurs  ne  lui  refusera 
pas.  Elle  ne  sera  pas,  cela  va  sans  dire,  exclue  des  négociations  et 
elle  trouvera  même  à  Londres,  jusqu'à  un  certain  point,  le  désir  de  la 
désintéresser.  Elle  ne  subit  pas  moins  les  conséquences  de  ses  contra- 
dictions, de  son  inaction,  et  elle  est  d'autant  plus  liée  que  les  affaires 
égyptiennes  ont  une  apparence  deconnexité  avec  ces  affaires  de  Tunis, 
qui  semblent  entrer  aujourd'hui  dans  une  phase  nouvelle  par  la  mort 
du  bey,  Mohamed-Sadok,  aussi  bien  que  par  la  divulgation  d'un  traité 
mystérieux  qui  accentue  le  protectorat  français  dans  la  régence. 

A  vrai  dire,  cette  question  tunisienne,  depuis  qu'elle  a  été  soule- 
vée, n'a  pas  porté  bonheur  à  nos  gouvernans,  et  bien  qu'elle  semble 
aujourd'hui  plus  qu'à  demi  résolue,  elle  n'a  peut-être  pas  cessé  d'être 
une  source  de  difTicultés,  même  avec  l'avènement  d'un  nouveau  bey 
et  le  traité  qui  vient  d'être  divulgué.  Elle  ne  pèse  pas  moins  8ur  notre 
politique  de  tout  le  poids  des  questions  mal  engagées  et  mal  con- 
duites. Que  la  France,  justement  soucieuse  de  ees  intérêts  dans  la 
Méditerranée  et  de  la  sûreté  de  sa  domination  dans  le  nord  de  l'Afrique, 
pût  être  un  jour  ou  l'autre  dans  l'obligation  de  s'occuper  de  Tunis,  de 
rattacher  la  régence  à  sa  sphère  d'action  et  que  des  circonstances  par- 
ticulières aient  pu  hâter  l'heure  où  il  y  avait  à  prendre  un  parti,  tout 
cela  est  certes  fort  admissible.  C'était,  dans  tous  les  cas,  un  très  légi- 
time objet  de  sollicitude  pour  des  minisires  français;  mais  ce  qu'il  y  a 
eu  de  malheureux,  ce  qui  a  certainement  tout  compromis  en  éveillant 
les  suspicions,  c'est  la  manière  subreptice,  équivoque,  dont  cette  entre- 
prise a  été  introduite  dans  la  politique  de  la  France,  et  c'est  d'autant 
plus  frappant  qu'on  sait  mieux  aujourd'hui  quel  a  été  le  point  de 
départ  de  cette  singulière  affaire,  comment  tout  s'est  passé.  Ainsi  il 
n'est  plus  douteux  désormais,  après  la  divulgation  des  secrets  de  la 
diplomatie,  que  la  question  est  née  au  congrès  de  Berlin,  que  M.  de 
Bismarck  lui-même  encourageait  notre  gouvernement  à  s'emparer  de 
la  régence  et  que  lord  Salisbury,  le  négociateur  de  l'annexion  de 
Chypre  pour  l'Angleterre,  laissait  à  la  France  toute  liberté  dans  l'af- 
faire de  Tunis.  Le  gouvernement  français,  représenté  à  Berlin  par 
M.  Waddington,  déclinait  ces  offres  séduisantes  et  préférait  s'en  tenir 
à  ce  qu'il  appelait  la  politique  des  «  mains  nettes.  »  11  laissait  l'Au- 
triche aller  en  Bosnie,  l'Angleterre  aller  à  Chypre,  gardant  pour  lui  le 


236  PEVUE  DES  DEUX  MONDEP. 

mérite  du  désintéressement.  Rien  de  mieux;  jusque-là  la  situation  était 
parfaitement  claire  et  avouable.  Ce  n'est  qu'un  peu  plus  tard,  après  la 
démission  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon  et  l'avènement  à  la  prési- 
dence de  M.  Grévy,  qu'on  se  ravisait,  qu'un  nouveau  ministre  des 
aftaires  élraiigères,  M.  de  Freycinet,  essayait  de  relever  la  question, 
comptant  pouvoir  se  servir  de  bonnes  dispositions  témoignées  par 
l'Allemagne  et  par  l'Angleterre.  C'est  malheureusement  ici  que  les 
déviations  ont  commencé  pour  les  ministères  qui  se  sont  succédé  et 
qu'on  s'est  engagé  dans  une  voie  où  il  a  fallu  aller  de  subterfuge  en 
subterfuge,  faute  de  pouvoir  ou  d'oser  avouer  ce  qu'on  voulait,  il  a 
fallu  recourir  à  la  plus  bizarre  des  tactiques,  s'avancer  par  des  che- 
mins couverts,  s'épuiser  en  réticences  et  en  expédiens,  tantôt  pour 
obtenir  des  crédits  insuffîsans,  ou  pour  former  un  corps  d'expédi- 
tion f^ans  en  avoir  Fair,  tantôt  pour  conquérir  li  sanction  d'actes  mal 
définis  dont  on  craignait  de  préciser  le  caractère  et  le  but.  Un  des 
plus  singuliers  spécimens  de  ceite  politique  a  éié  sûrement  cet'e  cam- 
pagne qu'on  organisait  à  grand  fracas  contre  les  problématiques  Khrou- 
mirs,  contre  ces  Khroumirs  devenus  légendaires,  —  et  dont  le  seul 
résultat  a  été  ce  premier  traité  qu'un  de  nos  généraux  allait  dicter 
militairement  au  Bardo,  qui,  à  vrai  dire,  en  laissant  voir  les  projets 
de  la  France,  ne  décidait  encore  rien,  ne  créait  qu'une  situation  incer- 
taine. C'est  ainsi  qu'on  a  marché  à  travers  une  succession  de  péripé- 
ties sans  avoir  l'avantage  du  désintéressement  dont  on  s'était  fait  hon- 
neur à  Berlin,  sans  avoir,  d'un  autre  côté,  l'avantage  d'une  politique 
franche  avouant  ouvertement  l'intention  d'aller  établir  le  protectorat 
nécessaire  de  la  Fronce  à  Tunis.  On  a  poursuivi  une  entreprise  parfaite- 
ment avouable  en  elle-même  par  des  actes  souvent  équivoques  :  voilà 
le  malheur!  Ce  n'est  pas  de  l'habileté  autant  qu'on  le  croit;  c'est  plu- 
tôt de  la  faiblesse  et  de  l'inexpéiience.  Un  des  incunvéniens  de  ce 
système  a  été  de  s'exposer  à  un  certain  soupçon  de  duplicité  inutile, 
de  froisser  des  cabinets  en  leur  laissant  le  temps  de  nous  créer  de 
singulières  difTicultés  s'ils  avaient  trouvé  un  appui  que  les  circon- 
stances auraient  pu  rendre  possible.  Un  autre  inconvénient  a  été  de 
paraître  tromper  les  chambres  en  les  engageant  par  degrés  dans  une 
affaire  sur  laquelle  elles  n'ont  pu  jamais  se  prononcer  que  lorsqu'il 
n'était  plus  temps,  et  c'est  là  certainement  ce  qui  a  toujours  contiibué 
à  rendre  cette  entreprise  suspecte,  à  lui  imprimer  un  sceau  d'impo- 
pularité devant  le  parlement  comme  devant  l'opinion. 

Aujourd'hui  est-on  au  terme  de  cette  étrange  campagne?  Le  traité 
récemment  divulgué,  qui  avait  été  signé  au  mois  de  juiilet  avec  l'an- 
cien bey  et  qui  sera  sans  doute  ratifié  par  le  nouveau  souverain,  qui 
n'a  point  été  encore  d'ailleurs  soumis  à  notre  parlement, —  ce  traité  a 
du  moins  le  mérite  de  créer  une  situation  plus  précise  et  plus  nette. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

Il  ne  déguise  pas  la  réalité  des  choses.  Il  laisse  au  bey  l'autorité  nomi- 
nale, une  liste  civile,  les  prérogatives  et  les  honneurs  attachés  à  la 
souveraineté;  il  donne  à  la  France  le  pouvoir  réel,  le  droit  d'établir 
des  tribunaux  français,  de  négocier  la  suppression  des  capitulations 
dont  les  étrangers  peuvent  se  prévaloir  dans  la  régence,  de  réoigani- 
ser  l'administraiion  publique  et  linancière.  Une  des  conséquences  du 
nouveau  traité  est  aussi  que  la  France  se  charge  de  la  dette  tunisienne, 
qui  peut  d'ailleurs  être  largement  compensée,  sous  une  admiiiistration 
\igilante,  par  le  produit  des  impôts.  Ce  n'est  pas,  si  l'on  veut,  une 
annexion  complète  et  définitive;  c'est  du  moins  un  protectorat  assez 
étendu  et  maintenant  assez  défini  pour  que  la  suprématie  française 
ne  soit  plus  contestée.  La  seule  difficulté  était  d'obtenir  pour  les  nou- 
veaux arrsngemens  l'assentiment  des  principales  puissances  de  l'Eu- 
rope; ce  n'était,  à  vrai  dire,  qu'une  difficulté  apparente  ou  peu  sérieuse, 
puisque  ces  puissances  sont  depuis  longtemps  préparées  à  la  transfor- 
mation accomplie  dans  la  régence  méditerranéenne,  et  que  les  plus 
grands  cabinets  ont  été  d'ailleurs  pressentis  avant  la  signature  du 
nouveau  traité.  L'Allemagne,  la  Russie,  l'Autriche  n'ont  élevé  aucune 
objection.  L'adhésion  britannique,  dùt-ellecoùterausentiinentangiais, 
ne  peut  plus  guère  être  douteuse,  et  c'est  ici  précisément  que  la  solu- 
tion de  celte  question  tunisienne  se  joint  nécessairement  aux  affaires 
égyi)tiennes.  On  dira  tant  qu'on  voudra  qu'entre  l'intervention  de  l'An- 
gleterre en  Egypte  et  l'établissement  du  protectorat  français  à  Tunis,  il 
n'y  a  aucune  parité.  C'est  possible,  il  n'est  pas  moins  vrai  que  si  la 
France,  après  avoir  refusé  un  rôle  dans  les  affaires  d'Egypte,  se  montre 
aujourd'hui  facile  dans  les  négociations,  c'est  qu'e.le  a  tout  intérêt  à 
mettre  hors  de  doute  sa  position  dans  la  régence,  et  que  si  l'Angle- 
terre à  son  tour  évite  de  créer  des  difficultés  pour  Tunis,  c'est  qu'elle 
a  besoin  qu'on  ne  lui  en  crée  pas  à  elle-même  en  Egypte.  Tout  se  tient. 
L'essentiel  est  que  la  France  sorte  enfin  d'une  aflaire  qui  aura  l'avan- 
tage, s'il  ne  survient  quelque  traverse  nouvelle,  de  se  terminer  mieux 
qu'elle  n'a  commencé  et  qui  a  d'ailleurs  coûté  assez  cher  à  notre  poli- 
tique. 


Ch.  de  iMazade. 


238  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Une  réaction  importante  s'est  produite  depuis  le  15  octobre  sur 
toutes  les  valeurs  mobilières  et  principalement  sur  celles  dont  les 
cours  dépendent  moins  du  jeu  de  l'offre  et  de  la  demande  au  comptant 
que  des  tendances  et  des  manœuvres  de  la  spéculation.  Un  sentiment 
de  lassitude  et  de  découragement  a  pesé  sur  les  transactions;  la  spé- 
culation moyenne,  qui  avait  toujours  espéré  que  la  haute  banque  don- 
nerait le  signal  d'un  large  mouvement  de  reprise,  s'est  fatiguée  de  se 
voir  toujours  abandonnée  à  ses  propres  forces  aussitôt  qu'elle  se  lan- 
çait un  peu  en  avant  et  paraît  avoir  aujourd'hui  renoncé  à  toute  nou- 
velle tentative;  l'épargne,  dont  les  disponibilités  vont  cependant  sans 
cesse  en  grossissant,  n'achète  rien,  et,  symptôme  plus  grave  encore, 
les  portefeuilles  bien  composés,  ceux  qui  ne  contenaient  que  de  bonnes 
valeurs,  rentes,  actions  de  chemins  de  fer  et  d'anciennes  entreprises 
industrielles,  comm.encent  à  envoyer  des  titres  sur  le  marché. 

Le  découragement  que  nous  constatons  s'était  déjà  manifesté  dans 
la  seconde  semaine  d'octobre,  et  la  situation  même  de  la  place  l'aurait 
accentué  encore  quand  bien  même  les  incidens  de  Montceau-les-Mines 
et  de  Lyon  n'auraient  pas  éveillé  tout  à  coup  des  préoccupations  d'un 
ordre  plus  général.  Il  est  certain  cependant  que  les  bombes  chargées 
de  dynamite,  les  menaces  de  mort  adressées  aux  magistrats  et  aux 
dépositaires  de  l'autorité  publique,  l'audace  croissante  des  révolution- 
naires, l'impunité  constamment  assurée  aux  fauteurs  de  désordres, 
l'imminence  de  grèves  d'une  importance  exceptionnelle,  ont  été  depuis 
quinze  jours  autant  de  motifs  qui  ont  déterminé  certains  capitalistes 
à  vendre  les  titres  qu'ils  possèdent,  la  petite  spéculation  à  diminuer 
le  plus  possible  l'étendue  de  ses  engagemens,  et  la  haute  banque  à  se 
renfermer  dans  une  abstention  complète.  On  ne  peut  que  se  féliciter, 
dans  ces  conditions,  de  voir  que  le  mouvement  de  reprise  n'a  pas  un 
seul  jour  dégénéré  en  panique  et  que,  jusqu'ici,  la  contre-partie  n'a 
pas  fait  défaut  aux  réalisations  toutes  les  fois  qu'elles  ont  été  tentées 
sans  précipitation. 

Ce  résultat  relativement  heureux  peut  être  attribué  au  fait  que  les 
marchés  étrangers  ont  accusé  depuis  le  milieu  d'octobre  des  disposi- 
tions aussi  favorables  que  celles  de  Paris  l'étaient  peu,  et  que  toute 
préoccupation  relative  à  la  question  monétaire  a  disparu.  Au  Slock- 
Exchange,  toutes  les  valeurs  ont  conservé  la  plus  ferme  attitude  ;  les  con- 


REYDE.    —    CHRONIQCE.  239 

solides,  en  Jiausse  constante,  ont  dépassé  le  cours  de  102;  la  Banque 
d'Angleterre  n'a  pas  eu  à  élever  le  taux  de  son  escompte  à  6  pour  100  ; 
la  détente  dans  le  prix  du  loyer  de  l'argent  a  été  assez  sensible  pour 
qu'on  ait  même  commencé  à  parler  d'une  diminution  possible  à 
h  pour  100.  L'excellente  attitude  de  la  place  de  Londres  a  réagi  natu- 
rellement sur  notre  marché  en  banque,  où  s  etraitent  surtout  les  valeurs 
internationales,  et  qui  a  pu  ainsi  opposer  au  mouvement  de  réaction 
une  résistance  plus  vigoureuse  et  plas  efficace  que  le  marché  officiel. 

La  spéculation  engagée  sur  une  foule  de  fonds  publics  a  vaillamment 
défendu  les  cours  du  5  pour  100,  qui  ne  perd  en  effet  d'un  mois  à 
l'autre  que  50  cent.,  et  reste  à  115.85  alors  qu'il  avait  été  compensé 
le  2  octobre  à  116.35.  Les  acheteurs  ont  pour  eux  le  détachement  du 
coupon  trimestriel  jeudi  prochain,  et  la  probabilité  de  grandes  facili- 
tés de  report.  Quant  aux  deux  rentes  3  pour  100,  elles  ont  fléchi  en 
octobre  plus  que  le  5  pour  100,  parce  que  la  spéculation  à  la  haussa 
a  concentré  tous  ses  efforts  sur  le  fonds  où  elle  avait  ses  principaux 
engagemens,  et  aussi  parce  que  l'opinion  publique  considère  avec  rai- 
son que  l'état  de  nos  finances  rendra  nécessaire  à  bref  délai  l'émis- 
sion d'un  emprunt  considérable.  Malheureusement,  on  ne  sait  rien 
des  intentions  du  gouvernement  actuel.  On  ignore  à  quelle  politique 
financière  il  se  ralliera  et  tentera  de  rallier  la  chambre  ;  on  ne  sait 
quelles  propositions  il  va  faire  pour  le  budget  de  1883.  Tout  ce  que 
l'on  peu(  présumer,  c'est  que,  la  dette  flottante  s'accroissant  démesu- 
rément, le  jour  où  la  nécessité  d'un  emprunt  pour  la  consolidation  de 
cette  dette  s'imposera  à  un  cabinet  quelconque,  cet  emprunt  devra 
être  émis,  par  suite  du  désarroi  politique,  à  des  conditions  très  peu 
favorables  pour  le  trésor.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  beaucoup  de 
rentiers  se  décident  à  vendre  leurs  inscriptions  avec  la  conviction  qu'ils 
les  pourront  reprendre  à  des  cours  plus  bas  au  moment  de  l'émission. 

Un  fait  plus  significatif  encore  que  la  baisse  des  deux  rentes  3  pour 
100  est  la  dépréciation  déjà  très  importante  qui  frappe  depuis  quinze 
jours  les  actions  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer.  Si  nous 
comparons  les  prix  de  la  dernière  bourse  avec  les  cours  de  compensa- 
tion du  3  octobre,  nous  constatons  que  le  Lyon  a  perdu  75  francsà  1,590, 
le  Midi  60  francs  à  1,175,  le  Nord  120  francs  à  1,915,  l'Orléans  75  à 
l,2/;0.  Ce  n'est  pas  seulement  la  spéculation  à  la  hausse  qui  aban- 
donne ses  dernières  positions  sur  ce  groupe  de  valeurs;  c'est  aussi  le 
portefeuille  qui  réalise.  L'incertitude  qui  règne  sur  les  desseins  du 
gouvernement  à  l'égard  des  grandes  compagnies,  et  les  menaces  offi- 
cielles de  concurrence  directe  aux  grands  réseaux  existans  ont  ébranlé 
la  confiance  que  ce  placement  avait  toujours  inspirée  aux  capitalistes  à 
travers  toutes  les  vicissitudes,  et  même  à  travers  les  émotions  du  krach 
de  janvier. 


2Û0  REVUE   DES   DEl]X_^ MONDES. 

Les  institutions  de  crédit  ne  pouvaient  espérer  voir  leurs  titres 
échapper  à  la  défaveur  générale.  Il  n'est  que  trop  certain  que,  pour  la 
plupart  d'entre  elles,  sinon  pour  toutes,  l'exercice  1882  aura  été  très 
défavorable;  les  derniers  mois  n'apporteront  vraisemblablement  aucune 
amélioration  sérieuse  à  cette  situation.  Aussi  les  dividendes,  là  où  des 
dividendes  pourront  être  distribués,  seront-ils  nécessairement  inférieurs 
à  ceux  de  1881.  La  Banque  de  France  perd  300  francs  sur  les  cours  du 
commencement  du  mois;  nous  constatons,  pour  la  dernière  quinzaine, 
une  baisse  de  /jO  francs  sur  la  Banque  d'escompte,  de  25  francs  sur  la 
Banque  hypothécaire,  de  45  francs  sur  la  Banque  de  Paris,  de  90  francs 
sur  le  Crédit  foncier,  de  22  francs  sur  le  Crédit  lyonnais,  de  15  francs 
sur  le  Comptoir  d'escompte,  de  37  francs  sur  la  Société  générale,  de 
30  francs  sur  la  Banque  franco-égyptienne,  de  60  francs  sur  la  Banque 
des  Pays  autrichiens,  de  Z|2  francs  sur  la  Banque  des  Pays  hongrois, 
de  15  francs  sur  la  Banque  ottomane,  de  70  francs  sur  le  Crédit  mobi- 
lier espagnol. 

Les  recettes  de  la  Compagnie  de  Suez  ne  présentent  plus  d'augmen- 
tation notable  sur  les  chiffres  de  la  période  correspondante  de  1881;  il 
se  dit  de  plus  que  les  livraisons  de  titres  qui  ont  eu  lieu  le  15  octobre 
pourraient  bien  se  renouveler  à  la  fin  du  mois.  L'action  a  perdu 
190  francs,  la  Délégation  115,  et  la  Part  civile  210  francs. 

Les  Chemins  étrangers  ont  été  entraînés  dans  le  mouvement  de 
baisse  générale  :  les  Autrichiens  restent  en  réaction  de  7  freines  à  725, 
les  Lombards  de  11  francs  à  290,  le  Nord  de  l'Espagne  de  21  francs  à 
561,  le  Saragosse  de  17  francs  à  502. 

Le  Gaz  a  fléchi  de  60  francs  à  l,5/i0  et  l'Omnibus  de  65  à  1,510. 

Parmi  les  fonds  étrangers,  l'italien  a  perdu  à  peu  près  1  franc,  le 
Turc  a  fléchi  de  30  à  35  cent.,  l'Unifiée  d'Egypte  s'est  maintenue  à  peu 
près  sans  changement  aux  environs  de  360  francs.  Le  paiement  du 
coupon  du  l*^""  novembre  a  été  olTiciellement  annoncé. 

La  Banque  ottomane  a  résolu,  dit-on,  d'effectuer  en  novembre,  avec 
le  concours  des  principaux  établissemens  de  crédit  de  Paris,  l'émission 
d'une  partie  des  obligations  ottomanes  privilégiées  qu'elle  a  en  porte- 
feuille. Elle  hésite  sur  la  fixation  de  la  date  de  cette  opération,  et 
cette  hésitation  paraîtra  bien  naturelle  si  l'on  réfléchit  aux  circon- 
stances politiques  et  financières  au  milieu  desquelles  l'émission  devrait 
se  produire,  si  l'on  songe  aussi  que  l'opération  relative  aux  quatre 
cent  mille  obligations  du  chemin  de  fer  Transcaucasien  a  complète- 
ment échoué,  en  France  au  moins.  Il  se  pourrait  donc  que  la  Banque 
Ottomane  reculât  au  dernier  moment  devant  le  caractère  peu  favorable 
de  la  situation  actuelle  et  que  l'émission  fût  encore  ajournée. 

Le  directev.r-gérant  :  G.  Buloz. 


SOUVENIRS 


D'ENFANCE    ET    DE    JEUNESSE 


VI'. 

PREMIERS    PAS  HORS    DE    SAINT-SULPICE.   —    L'HOTEL    DE    MADEMOISELLE 
CÉLESTE.  —  LA  PENSION  DU  FAUBOURG  SAINT-JACQUES. 


I. 

J'ai  dit  comment,  le  6  octobre  18/15,  je  quittai  définitivement  le 
séminaire  Saint-Salpice  et  allai  prendre  une  chambre  à  l'hôtel  qui 
occupait  alors  l'angle  de  la  place,  à  l'endroit  où  finit  maintenant  la 
station  des  voitures.  Je  ne  sais  pas  quel  était  le  nom  de  cet  hôtel;  on 
l'appelait  toujours  l'hôtel  de  M"^  Céleste,  du  nom  de  la  personne 
recommandable  qui  en  avait  l'administration  ou  la  propriété. 

C'était  sûrement  un  hôtel  unique  dans  Paris  que  celui  de 
M"®  Céleste;  une  espèce  d'annexé  du  séminaire,  où  la  règle  du 
séminaire  se  continuait  presque.  On  n'y  était  reçu  que  sur  une 
recommandation  de  ces  messieurs  ou  de  quelque  autorité  pieuse. 
C'était  le  lieu  de  séjour  momentané  des  élèves,  qui,  en  entrant  au 
séminaire  ou  en  en  sortant,  avaient  besoin  de  quelques  jours  libres  ; 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  mars  et  du  !«''  décembre  1876,  du  \"  novembre  1880,  du 
i5  décembre  1881  et  du  1<^'  novembre  1882. 

TOME   LIV.   —   15   NOVEMBRE    1882.  16 


2/l2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  ecclésiastiques  en  voyage,  les/snpérieures  de  couvent  qui  avaient 
desaflaires  à  Paris,  y  trouvaient  un  asile  commode  et  à  bon  marché. 
La  transition  de  l'habit  ecclésiastique  à  l'habit  laïque  est  comme  le 
changement  d'élat  d'une  chrysalide  ;  il  y  faut  un  peu  d'ombre. 
Certes,  si  quelqu'un  pouvait  nous  dire  tous  les  romans  silencieux 
et  discrets  que  couvrit  ce  vieil  hôtel,  maintenant  disparu,  nous 
aurions  d'intéressantes  confidences.  Il  ne  faudrait  cependant  pas 
que  les  conjectures  des  romanciers  fissent  faute  route.  Je  me  rap- 
pelle M"®  Céleste;  dans  le  souvenir  reconnaissant  que  beaucoup 
d'ecclésiastiques  conservaient  d'elle,  il  n'y  avait  rien  qui,  au  point 
de  vue  des  canons  les  plus  sévères,  ne  se  pût  avouer. 

Pendant  que  j'attendais,  chez  M"''  Céleste,  que  ma  métamorphose 
fût  achevée,  la  bonté  de  M.  Carbon  ne  restait  pas  inactive.  11  avait 
écrit  pour  moi  à  M.  l'abbé  Gratry,  alors  directeur  du  collège  Sta- 
nislas, et  celui-ci  me  fit  offrir  un  emploi  de  surveillant  dans  la  divi- 
sion supérieure.  Je  consultai  M.  Dupanloup,  qui  me  dit  d'accepter  : 
«  Ne  vous  y  trompez  pas,  me  dit-il;  M.  Gratry  est  un  jirètre  dis- 
tingué, tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  distingué.  »  J'acceptai;  je  n'eus 
qu'à  me  louer  de  tout  le  monde;  mais  cela  ne  dura  que  quinze 
jours.  Je  vis  que  ma  situation  nouvelle  impliquait  encore  ce  à  quoi 
j'avais  voulu  mettre  fin  en  sortant  du  séminaire,  je  veux  dire  une 
profession  extérieure  avouée  de  clcricature.  Je  n'eus  ainsi  avec 
M.  Gratry  que  des  rapports  tout  à  fait  passagers.  C'était  un  homme 
de  cœur,  un  écrivain  assez  habile  ;  mais  le  fond  était  nul.  Le  vague 
de  son  esprit  ne  m'allait  pas.  M.  Carbon  et  M.  Dupanloup  lui  avaient 
dit  le  motif  de  ma  sortie  de  Saint-Sulpice.  Nous  eûmes  ensemble 
deux  ou  trois  entretiens,  où  je  lui  exposai  mes  doutes  positifs,  fon- 
dés sur  l'examen  des  textes.  Il  n'y  comprit  rien,  et  son  transcen- 
dant dut  trouver  ma  précision  bien  terre  à  terre.  Il  n'avait  aucune 
science  ecclésiastique,  ni  exégèse,  id  théologie.  Tout  se  bornait  à 
des  phrases  creuses ,  à  des  applications  puériles  des  mathéma- 
tiques à  ce  qui  est  a  matière  de  fait.  »  L'immense  supériorité  de 
la  théologie  de  Saint-Sulpice  sur  ce  pathos,  se  donnant  pour  scien- 
tifique, me  frappa  bien  vite.  Saint-Sulpice  sait  ce  qu'est  le  christia- 
nisme; l'École  polytechnique  ne  le  sait  pas.  Mais,  je  le  répète,  l'hon- 
nêteté de  M.  Gratry  était  parfaite,  et  c'était  un  homme  très  attachant, 
un  vrai  galant  homme. 

Je  me  séparai  de  lui  avec  regret,  mais  je  le  devais.  J'avais  quitté 
le  premier  séminaire  du  monde  pour  un  autre  qui  ne  le  valait  pas. 
La  jambe  avait  été  mal  remise;  j'eus  le  courage  de  la  casser  de 
nouveau.  Le  2  ou  3  novembre  18^5,  je  franchis  le  dernier  seuil 
par  lequel  l'église  avait  voulu  me  retenir,  et  j'allai  m'installer  dans 
une  institution  du  quartier  Saint-Jacques,  relevant  du  lycée  Henri  IV, 


SOUVENIRS   d'eîNFANCE   ET    DE   JZUiNE  SE.  2Ûâ 

comme  répétiteur  an  pair,  c'est-à-dire,  selon  le  langage  du  quartier 
latin  d'alors,  sans  appointemens.  J'avais  une  petite  chambre,  la  table 
avec  les  élèves,  à  peine  deux  heures  par  jour  occupées,  beaucoup 
de  temps  par  conséquent  pour  travailler.  Cela  me  satisfaisait  plei- 
nement. 


IL 


Avec  la  faculté  que  j'ai  de  suffire  à  mon  propre  bonheur  et  d'ai- 
mer, par  conséquent,  la  solitude,  la  petite  pension  de  la  rue  des 
Deux-Églises  (1)  eût  été,  en  effet,  pour  moi  un  paradis,  sans  la 
crise  terrible  que  traversait  ma  conscience  et  le  changement  d'assise 
que  je  devais  faire  subir  à  ma  vie.  Les  poissons  du  lac  Baïkal  ont  mis, 
dit-on,  des  milliers  d'années  à  devenir  poissons  d'eau  douce  après 
avoir  été  poissons  d'eau  de  mer.  Je  dus  faire  ma  transition  en  quel- 
ques semaines.  Gomme  un  cercle  enchanté,  le  catholicisme  embrasse 
la  vie  entière  avec  tant  de  force  que,  quand  on  est  privé  de  lui, 
tout  semble  fade  et  triste.  J'étais  terriblement  dépaysé.  L'univers 
me  faisait  l'eflet  d'un  désert  sec  et  froid.  Du  moment  que  le  chris- 
tianisme n'était  pas  la  vérité,  le  reste  me  parut  indifférent,  frivole, 
à  peine  digne  d'intérêt.  L'écroulement  de  ma  vie  sur  elle-même  me 
laissait  un  sentiment  de  vide,  comme  celui  qui  suit  un  accès  de 
fièvre  ou  un  amour  brisé.  La  lutte  qui  m'avait  occupé  tout  entier 
avait  été  si  ardente  que  maintenant  je  trouvais  tout  étroit  et  mes- 
quin. Le  monde  se  montrait  à  moi  médiocre,  pauvre  en  vertu.  Ce 
que  je  voyais  me  semblait  une  chute,  une  décadence;  je  me  crus 
perdu  dans  une  fourmilière  de  pygmées. 

Ma  tristesse  était  redoublée  par  la  douleur  que  j'avais  été  obligé 
de  causer  à  ma  mère.  J'employai,  pour  lui  arranger  les  choses  de  la 
manière  qui  pouvait  lui  être  le  moins  pénible,  quelques  artifices 
auxquels  j'eus  peut-être  tort  de  recourir.  Ses  lettres  me  déchiraient 
le  cœur.  Elle  se  figurait  ma  position  encore  plus  triste  qu'elle  ne 
l'était,  et,  comme  en  me  gâtant,  malgré  notre  pauvreté,  elle 
m'avait  rendu  très  délicat,  elle  croyait  qu'une  vie  rude  et  com- 
mune ne  pourrait  jamais  m' aller,  a  Toi  qu'une  pauvre  petite  souris 
empêchait  de  dormir,  m'écrivait-elle,  comment  vas-tu  faire?..  » 
Elle  passait  ses  journées  à  chanter  les  cantiques  de  Marseille,  qui 
étaient  son  livre  de  prédilection  (2),  surtout  le  cantique  de  Joseph  : 


(1)  Maintenant  rue  de  rAbbé-de-l'Épée. 

(2)  Recueil  de  cantiques  du  xvi*  siècle,  de  la  plus  extrême  naïveté.  J'ai  le  vieux 
volume  de  ma  mère;  peut-être  le  décrirai-je  un  jour. 


2hll  REVCE   DES   DEUX  MONDES. 

O  Joseph,  ô  mon  aimable 

Fils  affable, 
Des  bêtes  t'ont  dévoré  ; 
Je  perds  avec  toi  l'envie 

D'être  en  vie  ; 
Le  Seigneur  soit  adoré  ! 

Quand  elle  m'écrivait  cela,  mon  cœur  était  navré.  Dans  mon 
enfance,  j'avais  l'habitude  de  lui  demander  dix  fois  par  jour  : 
«  Maman,  êtes- vous  contente  de  moi?  »  Le  sentiment  d'un 
déchirement  entre  elle  et  moi  m'était  cruel.  Je  m'ingéniais  alors 
à  inventer  des  moyens  pour  lui  prouver  que  j'étais  toujours  le 
même  fils  affable  que  par  le  passé.  Peu  à  peu  la  blessure  se  cica- 
trisa. Quand  elle  me  vit  rester  pour  elle  aussi  bon  et  aussi  tendre 
que  je  l'avais  jamais  été,  elle  admit  volontiers  qu'il  y  a  plusieurs 
manières  d'être  prêtre  et  que  rien  n'était  changé  en  moi  que  le  cos- 
tume ;  et  c'était  bien  la  vérité. 

Mon  ignorance  du  monde  était  complète.  Tout  ce  qui  n'est  pas 
dans  les  livres  m'était  inconnu.  Comme,  d'ailleurs,  je  n'ai  jamais 
bien  su  que  ce  que  j'ai  appris  à  Saint-Sulpice,  la  conséquence  a 
été  qu'en  affaires  je  suis  toujours  resté  un  enfant.  Je  ne  fis  donc 
aucun  effort  pour  rendre  ma  situation  aussi  bonne  que  possible. 
Penser  me  paraissait  l'objet  unique  de  la  vie.  La  carrière  de  l'in- 
struction publique  étant  celle  qui  ressemble  le  plus  à  la  cléricature, 
je  la  choisis  presque  sans  réflexion.  Certes  il  était  dur,  après  avoir 
touché  à  la  plus  haute  culture  de  l'esprit  et  avoir  occupé  une  place 
déjà  honorée ,  de  descendre  au  degré  le  plus  humble.  Je  savais 
mieux  que  personne  en  France,  après  M.  Le  Hir,  la  théorie  com- 
parée des  langues  sémitiques,  et  ma  position  était  celle  du  dernier 
maître  d'étude;  j'étais  un  savant  et  je  n'étais  pas  bachelier.  Mais 
la  satisfaction  intime  de  ma  conscience  me  suffisait.  Je  n'eus  jamais, 
au  sujet  de  mes  résolutions  décisives  du  mois  d'octobre  18Î5,  une 
ombre  de  regrets. 

Une  récompense,  d'ailleurs,  me  fut  réservée  dès  le  lendemain 
même  de  mon  entrée  dans  la  pension  obscure  où  je  devais  occuper 
durant  trois  ans  et  demi  la  situation  la  plus  chétive.  Parmi  les  élèves, 
il  y  en  avait  un  qui,  à  raison  de  ses  succès  et  de  son  avancement, 
occupait  un  rang  à  part  dans  la  maison.  Il  avait  dix-huit  ans,  et 
déjà,  l'esprit  philosophique,  l'ardeur  concentrée,  la  passion  du  vrai, 
la  sagacité  d'invention,  qui,  plus  tard,  devaient  rendre  son  nom 
célèbre,  étaient  visibles  pour  ceux  qui  le  connaissaient;  je  veux 
parler  de  M.  Berthelot.  Ma  chambre  était  contiguë  à  la  sienne,  et 
dès  le  jour  où  nous  nous  connûmes,  nous  fûmes  pris  d'une  vive 
amitié  l'un  pour  l'autre.  Notre  ardeur  d'apprendre  était  égale;  nos 


SOUVENIRS    d'enfance    ET    DE    JEUNESSE.  iZi5 

cultures  avaient  été  très  diverses.  Nous  mîmes  en  commun  tout  ce 
que  nous  savions;  il  en  résulta  une  petite  chaudière  où  cuisaient 
ensemble  des  pièces  assez  disparates,  mais  où  le  bouillonnement 
était  fort  intense.  Berthelot  m'apprit  ce  qu'on  n'enseignait  pas  au 
séminaire;  de  mon  côté,  je  me  mis  en  devoir  de  lui  apprendre  la 
théologie  et  l'hébreu.  Berthelot  acheta  une  Bible  hébraïque,  qui 
doit  être  encore  non  coupée  dans  sa  bibliothèque.  Je  dois  dire  qu'il 
n'alla  pas  beaucoup  au-delà  des  shevas;  le  laboratoire  me  fit  bien- 
tôt une  concurrence  victorieuse.  Notre  honnêteté  et  notre  droiture 
s'embrassèrent.  Berthelot  me  fit  connaître  son  père,  un  de  ces  carac- 
tères de  médecins  accomplis  comme  Paris  sait  les  produire.  M.  Ber- 
thelot père  était  chrétien  gallican  de  l'ancienne  école  et  d'opinions 
politiques  très  libérales.  C'était  le  premier  républicain  que  j'eusse 
vu;  une  telle  apparition  m'étonna;  il  était  quelque  chose  de  plus; 
je  veux  dire  homme  admirable  par  la  charité  et  le  dévoûment.  Il  fit 
la  carrière  scientifique  de  son  fils  en  lui  permettant  de  se  livrer  jus- 
qu'à l'âge  de  plus  de  trente  ans  à  ses  recherches  spéculatives,  sans 
fonction,  ni  concours,  ni  école,  ni  travail  rémunérateur.  En  poli- 
tique ,  Berthelot  resta  fidèle  aux  principes  de  son  père.  C'est  là  le 
seul  point  où  nous  ne  soyons  pas  toujours  d'accord,  car,  pour  moi, 
je  me  résignerais  volontiers,  si  l'occasion  s'en  présentait  (je  dois 
dire  qu'elle  s'éloigne  de  jour  en  jour),  à  servir,  pour  le  plus  grand 
bien  de  la  pauvre  humanité,  à  l'heure  qu'il  est  si  désemparée,  un 
tyran  philanthrope,  instruit,  intelligent  et  libéral. 

Nos  discussions  étaient  sans  fin,  nos  conversations  toujours  renais- 
santes. Nous  passions  une  partie  des  nuits  à  chercher,  à  travailler 
ensemble.  Au  bout  de  quelque  temps,  M.  Berthelot,  ayant  achevé 
ses  maihématiques  spéciales  au  lycée  Henri  lY,  retourna  chez  son 
père,  qui  demeurait  au  pied  de  la  tour  Saint-Jacques  de  la  Bouche- 
rie. Quand  il  venait  me  voir,  le  soir,  à  la  rue  de  l'Abbô-de-l'Épée, 
nous  causions  pendant  des  heures;  puis  j'allais  le  reconduire  à 
la  tour  Saint-Jacques;  mais,  comme  d'ordinaire  la  question  était 
loin  d'être  épuisée  quand  nous  arrivions  à  sa  porte,  il  me  rame- 
nait à  Saint-Jacques  du  Haut-Pas  ;  puis  je  le  reconduisais,  et  ce 
mouvement  de  va-et-vient  se  continuait  nombre  de  fois.  Il  faut 
que  les  questions  sociales  et  philosophiques  soient  bien  difficiles  à 
résoudre  pour  que  nous  ne  les  ayons  pas  résolues  dans  cet  effort 
désespéré.  La  crise  de  iSliS  nous  émut  profondément.  Pas  plus  que 
nous,  cette  année  terrible  ne  devait  résoudre  les  problèmes  qu'elle 
posait.  Mais  elle  montra  la  caducité  d'une  foule  de  choses  tenues 
pour  solides;  elle  fut  pour  les  esprits  jeunes  et  actifs  comme  la 
chute  d'un  rideau  de  nuages  qui  dissimulait  l'horizon. 

Le  lien  de  profonde  affection  qui  s'établit  ainsi  entre  M.  Berthe- 


2^6  REVUE   DL-S    DEUX   MONDES, 

lot  et  moi  fut  certainement  du  genre  le  plus  rare  et  le  plus  singu- 
lier. Le  hasard  rapprocha  en  nous  deux  natures  essentiellement 
objectives,  je  veux  dire  aussi  dégagées  qu'il  est  possible  de  l'étroit 
tourbillon  qui  fait  de  la  plupart  des  consciences  un  petit  gouffre 
égoïste  comme  le  trou  conique  du  formica-leo.  Habitués  à  nous 
regarder  très  peu  nous-mêmes,  nous  nous  regardions  très  peu  l'un 
l'autre.  Notre  amitié  consista  en  ce  que  nous  nous  apprenions  mu- 
tuellement, en  une  sorte  de  commune  fermentation  qu'une  remar- 
quable conformité  d'organisation  intellectuelle  produisait  en  nous 
devant  les  mêmes  objets.  Ce  que  nous  avions  vu  à  deux  nous  parais- 
sait certain.  Quand  nous  entrâmes  en  rapports,  il  me  restait  un 
attachement  tendre  pour  le  christianisme;  Berthelot  tenait  aussi  de 
son  père  un  reste  de  croyances  chrétiennes.  Quelques  mois  suffi- 
rent pour  reléguer  pour  nous  ces  vestiges  de  foi  à  l'état  de  souve- 
nir. L'affirmation  que  tout  est  d'une  même  couleur  dans  le  monde, 
qu'il  n'y  a  pas  de  surnaturel  particulier  ni  de  révélation  momenta- 
née, s'imposa  d'une  façon  absolue  à  notre  esprit.  La  claire  vue 
scientifique  d'un  univers  où  n'agit  d'une  façon  appréciable  aucune 
volonté  libre  supérieure  à  celle  de  l'homme  devint,  depuis  les  pre- 
miers mois  de  i  8^6,  l'ancre  inébranlable  sur  laquelle  nous  n'avons 
jamais  chassé.  Nous  n'y  renoncerons  que  quand  il  nous  sera  donné 
de  constater  dans  la  nature  un  fait  spécialement  intentionnel  ayant 
sa  cause  en  dehors  de  la  volonté  libre  de  l'homme  ou  de  l'action 
spontanée  des  animaux. 

Noire  amitié  fut  ainsi  quelque  chose  d'analogue  à  celle  des  deux 
yeux  quand  ils  fixent  un  même  objet  et  que  de  deux  images  résulte 
au  cerveau  une  seule  et  même  perception.  Notre  croissance  intel- 
lectuelle était  comme  ces  phénomènes  qui  se  produisent  par  une 
sorte  d'action  de  voisinage  et  de  tacite  complicité.  M.  Berlhelot 
aimait  autant  que  moi  ce  que  je  faisais;  j'aimais  son  œuvre  presque 
autant  qu'il  l'aimait  lui-même.  Jamais  il  n'y  eut  entre  nous,  je  ne 
dirai  pas  une  détente  morale,  mais  une  simple  vulgarité.  Nous 
avons  toujours  été  l'un  avec  l'autre  commo  on  est  avec  une  femme 
qu'on  respecte.  Quand  je  cherche  à  me  représenter  l'unique  paire 
d'amis  que  nous  avons  été,  je  me  figure  deux  prêtres  en  surplis 
se  donnant  le  bras.  Ce  costume  ne  les  gêne  pas  pour  causer  des 
choses  supérieures;  mais  l'idée  ne  leur  viendrait  pas,  en  un  tel 
habillement,  de  fumer  un  cigare  ensemble,  ou  de  tenir  d'humbles 
propos,  ou  de  reconnaître  les  plus  légitimes  exigences  du  corps.  Ce 
pauvre  Flaubert  ne  put  jamais  comprendre  ce  que  Sainte-Beuve 
raconte,  dans  son  Port-lloyal,  de  ces  solitaires  qui  passaient  leur 
vie  dans  la  même  maison  en  s'appelant  inousienr  jusqu'à  la  mort. 
C'est  que  Flaubert  ne  se  faisait  pas  une  idée  de  ce  que  sont  des 


SOUVENIRS   d'enfance    ET    DE   JEUNESSE.  2Û7 

natures  abstraites.  Non-seulement  M.  Berthelot  et  moi,  nous  n'avons 
jamais  eu  l'un  avec  l'autre  la  moindre  familiarité  ;  mais  nous  rougi- 
rions presque  de  nous  demander  un  service,  même  un  conseil.  Nous 
demander  un  service  serait  à  nos  yeux  un  acte  de  corruption,  une 
injustice  à  l'égard  du  reste  du  génie  humain  ;  ce  serait  au  moins 
reconnaître  que  nous  tenons  .à  quelque  chose.  Or  nous  savons  si 
bien  que  l'ordre  temporel  est  vide,  vain,  creux  et  frivole,  que  nous 
craignons  de  donner  du  corps  même  à  l'amitié.  Nous  nous  estimons 
trop  pour  convenir  l'un  vis-à-vis  de  l'autre  d'une  faiblesse.  Égale- 
ment convaincus  de  l'insignifiance  des  choses  passagères,  épris  du 
même  goût  de  l'éternel,  nous  ne  pourrions  nous  résigner  à  l'aveu 
d'une  distraction  consentie  vers  le  fortuit  et  l'accidentel.  Il  est 
certain,  en  effet,  que  l'amitié  ordinaire  suppose  qu'on  n'est  pas 
trop  convaincu  que  tout  est  vain. 

Dans  la  suite  de  la  vie,  une  telle  liaison  a  pu  par  momens  cesser 
de  nous  être  nécessaire.  Elle  reprend  toute  sa  vivacité  chaque  fois 
que  la  figure  de  ce  monde,  qui  change  sans  cesse,  amène  quelque 
tournant  nouveau  sur  lequel  nous  avons  à  nous  interroger.  Celui 
d'entre  nous  qui  mourra  le  premier  laissi^ra  à  l'autre  un  grand  vide. 
Notre  amitié  me  rappelle  celle  de  François  de  Sales  et  du  prébident 
Favre  :  «  Elles  passent  donc  ces  années  temporelles,  monsieur  mon 
frère  ;  leurs  mois  se  réduisent  en  semaines,  les  semaines  en  jours, 
les  jours  en  heures  et  les  heures  en  momens,  qui  sont  ceux-là  seuls 
que  nous  possédons;  mais  nous  ne  les  possédons  qu'à  mesure  qu'ils 
périssent...  »  La  conviction  de  l'existence  d'un  objet  éternel,  em- 
brassée quand  on  est  jeune,  donne  à  la  vie  une  assiette  particu- 
lière de  solidité.  —  Que  tout  cela,  direz-vous,  est  peu  humain, 
peu  naturel!  Sans  doute,  mais  on  n'est  fort  qu'en  contrariant  la 
nature.  L'arbre  naturel  n'a  pas  de  beaux  fruits.  L'arbre  produit  de 
beaux  fruits  dès  qu'il  est  en  espalier,  c'est-à-dire  dès  qu'il  n'est  plus 
un  arbre. 


III. 


L'amitié  de  M.  Berthelot  et  l'approbation  de  ma  sœur  furent  les 
deux  grandes  consolations  qui  me  soutinrent  dans  ce  difficile  moment 
où  le  sentiment  d'un  devoir  abstrait  envers  la  vérité  m'imposa  de 
changer  à  vingt-trois  ans  la  direction  d'une  vie  déjà  si  foitement 
engagée.  Ce  ne  fut,  en  réalité,  qu'un  changement  de  domicile  et 
d'extérieur.  Le  fond  resta  le  même;  la  direction  morale  de  ma  vie 
sortit  de  cette  épreuve  très  peu  infléchie;  l'appétit  de  vérité,  qui 


2/iS  REVUE   DES    DEUX   MO:«DES. 

était  le  mobile  de  mon  existence ,  ne  fut  en  rien  diminué.   Mes 
habitudes  et  mes  manières  se  trouvèrent  très  peu  modifiées. 

Saint-Sulpice,  en  effet,  avait  laissé  en  moi  une  si  forte  trace  que, 
pendant  des  années,  je  restai  sulpicien,  non  par  la  foi,  mais  par 
les  mœurs.  Cette  éducation  excellente,  prolongée  jusqu'à  vingt- 
trois  ans,  qui  m'avait  montré  la  perfection  de  la  politesse  en  M.  Gos- 
selin,  la  perfection  de  la  bonté  eu  M.  Carbon,  la  perfection  de  la 
vertu  en  M.  Pinault,  M.  Le  iïir,  M.  Gottofrey,  avait  donné  à  ma 
nature  docile  un  pli  ineiïaçable.  Mes  études,  vivement  continuées 
hors  du  séminaire,  me  confirmèrent  si  absolument  dans  mes  pré- 
somptions contre  la  théologie  orthodoxe  qu'au  bout  d'un  an  j'avais 
peine  à  comprendre  comment  autrefois  j'avais  pu  croire.  Mais,  la 
foi  disparue,  la  morale  reste;  pendant  longtemps  mon  programme 
fut  de  lâcher  le  moins  possible  du  christianisme  et  d'en  garder  tout 
ce  qui  peut  se  pratiquer  sans  la  foi  au  surnaturel.  Je  fis  en  quelque 
sorte  le  triage  des  vertus  du  sulpicien,  laissant  celles  qui  tiennent 
à  une  croyance  positive,  retenant  celles  qu'un  philosophe  peut 
approuver.  Telle  est  la  force  de  l'habitude.  Le  vide  fait  quelquefois 
le  même  eflét  que  le  plein.  Est  pro  corde  locus.  La  poule  à  qui  l'on 
a  arraché  le  cerveau  continue  néanmoins,  sous  l'action  de  certains 
excitans,  à  se  gratter  le  nez. 

Je  m'efforçai  donc,  en  quittant  Saint-Sulpice,  de  rester  aussi  sul- 
picien que  possible.  Les  études  que  j'avais  commencées  au  sémi- 
naire m'avaient  tellement  passionné  que  je  ne  songeais  qu'à  les 
reprendre.  Une  seule  occupation  me  parut  digne  de  remplir  ma  vie, 
c'était  de  poursuivre  mes  recherches  critiques  sur  le  christianisme 
par  les  moyens  beaucoup  plus  larges  que  m'offrait  la  science  laïque. 
Je  me  figurais  toujours  en  la  compagnie  de  mes  maîtres,  discutant 
avec  eux  les  objections  et  leur  prouvant  que  des  pages  entières  de 
l'enseignement  ecclésiastique  sont  à  réformer.  Quelque  temps,  je 
continuai  de  les  voir,  surtout  M.  Le  Hir.  Puis  je  sentis  que  les  rap- 
ports de  l'homme  de  foi  avec  l'incrédule  deviennent  vite  assez 
pénibles,  et  je  m'interdis  des  relations  qui  ne  pouvaient  plus  avoir 
d'agrément  ni  de  fruit  que  pour  moi  seul. 

Dans  l'ordre  des  idées  critiques,  je  cédai  également  le  moins  pos- 
sible, et  c'est  ce  qui  fait  que,  tout  en  étant  rationaliste  sans  réserve, 
j'ai  néanmoins  plus  d'une  fois  paru  un  conservateur  dans  les  dis- 
cussions relatives  à  l'âge  et  à  l'authenticité  des  textes.  La  première 
édition  de  mon  Histoire  générale  des  langues  sémitiques  contient 
ainsi,  en  ce  qui  concerne  l'Ecclésiaste  et  le  Cantique  des  canti- 
ques, des  faiblesses  pour  les  opinions  traditionnelles  que  j'ai  depuis 
successivement  éliminées.  Dans  mes  Origines  du  christianisme,  au 
contraire,  cette  réserve  m'a  bien  guidé  ;   car,  dans  ce  travail,  je 


SOUVENIRS   d'enfance    ET    DE   JEUNESSE.  2A9 

me  suis  trouvé  en  présence  d'une  école  exagérée,  celle  des  protes- 
tans  de  Tubingue,  esprits  sans  tact  littéraire  et  sans  mesure,  aux- 
quels, par  la  faute  des  catholiques,  les  études  sur  Jésus  et  l'âge 
aposlo'ique  se  sont  trouvées  presque  exclusivement  abandonnées. 
Quand  la  réaction  viendra  conire  cette  école,  on  trouvera  peut-être 
que  ma  critique,  d'origine  catholique  et  successivement  émancipée 
de  la  tradition,  m'a  fait  bien  voir  certaines  choses  et  m'a  préservé 
de  plus  d'une  erreur. 

Mais  c'est  surtout  par  le  caractère  que  je  suis  resté  essentielle- 
ment l'élève  de  mes  anciens  maîtres.  Ma  vie,  quand  je  la  repasse, 
n'a   été  qu'une  application  de  leurs  qualités  et  de  leurs  défauts. 
Seulement,  ces  qualités  et  ces  défauts,  transportés  dans  le  monde, 
ont  amené  les  dissonances  les  plus  originales.  Tout  est  bien  qui 
finit  bien,  et,  le  résultat  de  l'existence  ayant  été  en  somme  pour 
moi  très  agréable,  je  m'amuse  souvent,  comme  Marc  Aurèle  sur 
les  bords  du  Gran,  à  supputer  ce  que  je  dois  aux  influences  diverses 
qui  ont  traversé  ma  vie  et  en  ont  fait  le  tissu.  Eh  bien!  Saint-Sulpice 
m'en  apparaît  toujours  comme  le  facteur  principal.  Je  parle  de  tout 
cela  fort  à  mon  aise,  car  j'y  ai  peu  de  mérite.  J'ai  été  bien  élevé; 
voilà  tout.  Ma  douceur,  qui  vient  souvent  d'un  fonds  d'indifférence, 
—  mon  indulgence,  qui,  elle,  est  très  sincère  et  tient  à  ce  que  je 
vois  clairement  combien  les  hommes  sont  injustes  les  uns  pour  les 
autres,  —  mes  habitudes  consciencieuses,  qui  sont  pour  moi  un  plai- 
sir, —  la  capacité  indéfinie  que  j'ai  de  m'ennuyer,  venant  peut-être 
d'une  inoculation  d'ennui  tellement  forte  en  ma  jeunesse,  que  j'y  suis 
devenu  réfiactaire  pour  le  reste  de  ma  vie,  —  tout  cela  s'explique  par 
le  milieu  où  j'ai  vécu  et  les  impressions  profondes  que  j'ai  reçues. 
Depuis  ma  sortie  de  Saint-Sulpice,  je  n'ai  fait  que  baisser,  et  pour- 
tant, avec  le  quart  des  vertus  d'un  sulpicien,  j'ai  encore  été,  je 
crois,  fort  au-dessus  de  la  moyenne.  11  me  plairait  d'expliquer  par 
le  détail  et  de  montrer  comment  la  gageure  paradoxale  de  garder 
les  vertus  cléricales,  sans  la  foi  qui  leur  sert  de  base  et  dans  un 
monde  pour  lequel  elles  ne  sont  pas  faites,  produisit  en  ce  qui  me 
concerne  les  rencontres  les  plus  divertissantes.  J'aimerais  à  raconter 
toutes  les  aventures  que  mes  vertus  sulpiciennes   m'amenèrent  et 
les  tours  singuliers  qu'elles  m'ont  joués.  Après  soixante  ans  de  vie 
sérieuse,  on  a  le  droit  de  sourire;  et  où  trouver  une  source  de  rire 
plus  abondante,  plus  à  portée,  plus  inoffensive  qu'en  soi-même?  Si 
jamais  un  auteur  comique  voulait  amuser  le  public  de  mes  ridicules, 
je  ne  lui  demanderais  qu'une  seule  chose,  c'est  de   me  prendre 
pour  collaborateur;  je  lui  conterais  des  choses  vingt  fois  plus  amu- 
santes que  celles  qu'il  pourrait  inventer.  Mais  je  m'aperçois  que  je 
manque  outrageusement  à  la  première  règle  que  mes  excellens 


250  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

maîtres  m'avaient  donnée,  qui  est  de  ne  jamais  parler  de  soi.  Je  ne 
traiterai  donc  cette  dei'nière  partie  di  mon  sujet  que  tout  à  fait 
en  raccourci. 


IV. 


Quatre  vertus  me  semblaient  résumer  l'enseignement  moral  que 
me  donnèrent,  surtout  par  leurs  exemples,  les  pieux  directeurs  qui 
m'entourèrent  de  leurs  soins  jusqu'à  l'âge  de  vingt-trois  ans  :  le 
désintéressement  ou  la  pauvreté,  la  modestie,  la  politesse  et  la  règle 
des  mœurs.  Je  vais  m'examiner  sur  c^s  quatre  point-;,  non  pour  rele- 
ver le  moins  du  monde  mes  propres  mérites,  mais  pour  fournir  à 
ceux  qui  professent  la  philosophie  du  doute  aimable  l'occasion  de 
faire  à  mes  dépens  quelques-unes  de  leurs  fines  observations. 

La  pauvreté  est  celle  des  vertus  de  la  cléricature  que  j'ai  le  mieux 
gardée.  M.  Oli-r  avait  fait  faire  dans  son  église  un  tableau  où  saint 
Sulpice  établissait  la  règle  fondamentale  de  ses  clercs:  Habentes 
alimenta  et  qnihiis  tegaynur,  his  contenti  sumus.  Voilà  bien  ma 
règle  Mon  rêve  serait  d'être  logé,  nourri,  vêtu,  chauiïé,  sans  que 
j'eusse  à  y  penser,  par  quelqu'un  qui  me  prendrait  à  l'entreprise 
et  me  laisserait  toute  ma'  liberté.  Le  régime  qui  s'établit  pour  moi 
le  jour  où  j'entrai  à  la  petite  pension  du  faubourg  Saint-Jacques 
«  au  pair  »  devait  être  la  base  économique  de  toute  ma  vie.  Une 
ou  deux  leçons  particulières  me  permettaient  de  ne  pas  toucher  aux 
1,200  francs  de  ma  sœur.  C'était  bien  la  règle  que  j'avais  vue  obser- 
vée par  mes  maîtres  de  Tréguier  et  de  Saint- Sulpice  :  Victmn  et 
vestifum,  la  table,  le  logement  et  de  quoi  s'acheter  une  soutane  par 
an.  Je  n'avais  jamais  désiré  autre  chose  pour  moi-même.  La  petite 
aisance  que  j'ai  maintenant  ne  m'est  venue  que  tard  et  malgré  moi. 
J'envisage  le  monde  comme  m'appartenant ,  mais  je  n'en  prends  que 
l'usufruit.  Je  quitterai  la  vie  sans  avoir  possédé  d'autres  choses  que 
«  celles  qui  se  consomment  par  l'usage,  »  selon  la  règle  franciscaine. 
Toutes  les  fois  que  j'ai  voulu  acheter  un  coin  de  terre  quelconque, 
une  voix  intérieure  m'en  a  empêché.  Cela  m'a  semblé  lourd,  maté- 
riel, contraire  au  principe  :  A'o?i  habemus  hic  Dianentem  civitalem. 
Les  valeurs  sont  choses  plus  légères,  plus  éthérées,  plus  fragiles; 
elles  attachent  moins,  et  on  risque  plus  de  les  perdre. 

Au  train  que  prend  mainienant  le  monde,  c'est  là  un  amer  contre- 
sens, et,  quoique  la  règle  que  j'ai  choisie  m'ait  mené  au  bonheur, 
je  ne  conseillerais  à  personne  de  la  suivre.  Je  suis  maintenant  trop 
vieux  pour  changer,  et  d'ailleurs  je  suis  coûtent;  mais  je  croirais 
duper  les  jeunes  gens  en  leur  disant  de  faire  de  même.  Tuer  de  soi 


SOUVENIRS   D  ENFANCE   ET    DE   JEUNESSE.  251 

toute  la  mouture  qu'on  en  peut  tirer,  voilà  ce  qui  devient  la  rèo-le 
du  monde.  L'idée  que  le  noble  est  celui  qui  ne  gagne  pas  d'ar'^ent 
et  que  toute  exploitation  commerciale  ou  industrielle,  quelque  hon- 
nête qu'el'e  soit,  ravale  celui  qui  l'exerce  et  l'empêche  d'être  du 
premier  cercle  huuiain,  cette  idée  s'en  va  de  jour  en  jour.  Voilà 
ce  que  produit  une  dilTérence  de  quarante  ans  dans  les  choses 
humaines.  Tout  ce  que  j'ai  fait  autrefois  paraîtrait  maintenant  acte 
de  folie,  et  parfois,  en  regardant  autour  de  moi,  je  crois  vivre  dans 
un  monde  que  je  ne  reconnais  plus. 

L'homme  voué  aux  travaux  désintéressés  est  un  mineur  dans  les 
affaires  du  monde;  il  faut  qu'il  ait  un  tuteur.  Or  notre  monde  est 
assez  vaste  pour  que  toute  place  à  prendre  soit  prise  ;  tout  emploi 
crée  en  quelque  sorte  celui  qui  doit  le  remplir.  Je  n'avais  jamais 
pensé  que  le  produit  de  ma  pensée  pût  avoir  une  valeur  vénale. 
Toujours  j'avais  songé  à  écrire,  mais  je  ne  croyais  pas  que  cela 
pût   rapporter  un  sou.  Quel  fut  mon   étonnement  le  jour  où  je 
vis  entrer  dans  ma  mansarde  un  homme  à  la  physionomie  intelli- 
gente et  agréable,  qui  me  fit  compliment  sur  quelques  articles  que 
j'avais  publiés  et  m'offrit,  de  les  réunir  en  volumes!   Un  papier 
timbré  qu'il  avait  apporté  stipulait  des  conditions  qui  me  parurent 
étonnamment  généreuses;  si  bien  que,  quand  il  me  demanda  si  je 
voulais  que  tous  les  écrits  que  je  ferais  à  l'avenir  fussent  compris 
dans  le  même  contrat,  je  consentis.  11  me  vint  un  moment  l'idée  de 
faire  quelques  observations;  mais  la  vue  du  timbre  m'interdit  ;  l'idée 
que  cette  belle  feuille  de  papier  serait  perdue  m'arrêta.  Je  fis  bien 
de  m' arrêter.  M.  Michel  Lévy  avait  dû  être  créé  par  un  décret  spé- 
cial de  la  Providence  pour  être  mon  éditeur.  Un  littérateur  qui  se  res- 
pecte doit  n'écrire  que  dans  un  seul  journal,  dans  une  seule  revue 
et  n'avoir  qu'un  seul  éditeur.  M.  Michel  Lévy  et  moi  n'eûmes  ensemble 
que  les  rapports  les  plus  agréables.  Plus  tard,  il  me  fit  remarquer 
que  le  contrat  qu'il  m'avait  présenté  n'était  pas  assez  avantaf^eux 
pour  moi,  et  il  en  substitua  un  autre  plus  large  encore.  Après  cela 
on  me  dit  que  je  ne  lui  ai  pas  fait  faire  de  mauvaises  alfaires.  J'en  suis 
enchanté.  En  tout  cas,  je  peux  dire  que,  s'il  y  avait  en  moi  quelque 
capital  de  production  littéraire,  il  était  juste  qu'il  y  eût  sa  large 
part;  c'est  bien  lui  qui  l'avait  découvert,  je  ne  m'en  étais  jamais 
douté. 

Il  est  très  difficile  de  prouver  qu'on  est  modeste,  puisque  du  mo- 
ment qu'on  dit  l'être,  on  ne  l'est  plus.  Je  le  répète,  nos  vieux  maî- 
tres chrétiens  avaient  là-dessus  une  règle  ex(  ellente,  qui  est  de  ne 
jamais  parler  de  soi,  ni  en  bien,  ni  en  mal.  Voilà  le  vrai  •  mais  le 
public  est  ici  le  grand  corrupteur.  11  encourage  au  mai.  Il  induit 
l'écrivain  à  des  fautes  pour  lesquelles  il  se  montre  ensuite  sévère 


252  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  la  bourgeoisie  réglée  d'autrefois  applaudissait  le  comédien 
et  en  même  temps  l'excluait  de  l'église.  «  Damne-toi,  pourvu  que  tu 
m'amuses,  »  voilà  bien  souvent  le  sentiment  qu'il  y  a  au  fond  des 
invitations,  en  apparence  les  plus  flatteuses,  du  public.  On  réussit 
surtout  par  ses  défauts.  Quand  je  suis  très  content  de  moi,  je  suis 
approuvé  de  dix  personnes.  Quand  je  me  laisse  aller  à  de  périlleux 
abandons,  où  ma  conscience  littéraire  hésite  et  où  ma  main  tremble, 
des  milliers  me  demandent  de  continuer. 

Eh  bien!  malgré  tout,  et  une  fois  l'indulgence  obtenue  pour  les 
péchés  véniels,  oui,  j'ai  été  modeste,  et  ce  n'est  pas  sur  ce  point 
que  j'ai  manqué  à  mon  programme  de  sulpicien  obstiné.  La  vanité 
de  l'homme  de  lettres  n'est  pas  mon  fait.  Je  ne  partage  pas  l'erreur 
des  jugemens  littéraires  de  notre  temps.  Je  sais  que  jamais  un  vrai 
grand  homme  n'a  pensé  qu'il  fût  grand  homme,  et  que,  quand  on 
broute  sa  gloire  en  herbe  de  son  vivant,  on  ne  la  récolte  pas  en  épis 
après  sa  mort.  Je  n'eus  quelque  temps  d'estime  pour  la  littérature 
que  pour  complaire  à. M.  Sainte-Beuve,  qui  avait  sur  moi  beaucoup 
d'influence.  Depuis  qu'il  est  mort,  je  n'y  tiens  plus.  Je  vois  très  bien 
que  le  talent  n'a  de  valeur  que  parce  que  le  monde  est  enfantin.  Si 
le  public  avait  la  tête  assez  forte,  il  se  contenterait  de  la  vériié.  Ce 
qu'il  aime,  ce  sont  presque  toujours  des  imperfections.  Mes  adver- 
saires, pour  me  refuser  d'autres  qualités  qui  contrarient  leur  apolo- 
gétique, m'accordent  si  libéralement  du  talent,  que  je  puis  bien  accep- 
ter un  éloge  qui  dans  leur  bouche  est  une  critique.  Du  moins  n'ai-je 
jamais  cherché  à  tirer  parti  de  cette  qualité  inférieure,  qui  m'a  plus 
nui  comme  savant  qu'elle  ne  m'a  servi  par  elle-même.  Je  n'y  ai  fait 
aucun  fond.  Jamais  je  n'ai  compté  sur  mon  prétendu  talent  pour 
vivre  ;  je  ne  l'ai  nullement  fait  valoir.  Ce  pauvre  Beulé ,  qui  me 
regardait  avec  une  sorte  de  curiosité  affectueuse  mêlée  d'éionne- 
ment,  ne  revenait  pas  que  j'en  fisse  si  peu  d'usage.  J'ai  toujours  été 
le  moins  littéraire  des  hommes.  Aux  momens  qui  ont  décidé  de  ma 
vie,  je  ne  me  doutais  nullement  que  ma  prose  aurait  jamais  le  moindre 
succès. 

Ce  succès,  je  n'y  ai  point  aidé.  Qu'il  me  soit  permis  de  le  dire  : 
il  eût  été  plus  grand  si  j'avais  voulu.  Je  n'ai  nullement  cultivé  ma 
veine;  je  me  suis  plutôt  appliqué  à  la  dériver.  Le  public  aime  qu'on 
soit  absolument  ce  que  l'on  est;  il  veut  qu'on  ait  sa  spécialité;  il 
n'accorde  jamais  à  un  homme  des  maîtrises  opposées.  Si  j'avais  voulu 
faire  un  crescendo  d'anticléricalisme  après  la  Vie  de  Jésus,  quelle 
n'eût  pas  été  ma  popularité!  La  foule  aime  le  style  voyant.  11  m'eût 
été  loisible  de  ne  pas  me  retrancher  ces  pendeloques  et  ces  clin- 
quans  qui  réussissent  chez  d'autres  et  provoquent  l'enthousiasme 
des  médiocres  connaisseurs,  c'est-à-dire  de  la  majorité.  J'ai  passé 


SOUVENIRS   D  ENFANCE   ET   DE  JEUNESSE.  253 

un  an  à  éteindre  le  style  de  la  Vie  de  Jésus,  pensant  qu'un  tel  sujet 
ne  pouvait  être  traité  que  de  la  manière  la  plus  sobre  et  la  plus 
simple.  Or  on  sait  combien  la  déclamation  a  d'attrait  pour  les 
masses.  Je  n'ai  jamais  forcé  mes  opinions  pour  me  faire  écouter. 
Ce  n'est  pas  ma  faute  si  le  mauvais  goût  du  temps  a  été  cause  qu'un 
filet  de  voix  claire  a  retenti  au  milieu  de  notre  nuit,  comme  réper- 
cuté par  mille  échos. 

Sur  le  chapitre  de  la  politesse,  je  trouverai  moins  d'objections 
que  sur  celui  de  la  modestie;  car,  à  s'en  tenir  aux  apparences, 
j'ai  été  beaucoup  plus  poli  que  modeste.  La  civilité  extrême  de 
mes  vieux  maîtres  m'avait  laissé  une  si  vif  souvenir  que  je  n'ai 
jamais  pu  m'en  détacher.  C'était  la  vraie  civilité  française,  je  veux 
dire  celle  qui  s'exerce,  non-seulement  envers  des  personnes  que  l'on 
connaît,  mais  envers  tout  le  monde  sans  exception  (1).  Une  telle 
politesse  implique  un  parti  général  sans  lequel  je  ne  cou  cois  pas 
pour  la  vie  d'assiette  commode  :  c'est  que  toute  créature  humaine, 
jusqu'à  preuve  du  contraire,  doit  être  tenue  pour  bonne  et  traitée 
avec  bienveillance.  Beaucoup  de  personnes,  surtout  en  certains 
pays,  suivent  la  règle  justement  opposée;  ce  qui  les  mène  à  de 
grandes  injustices.  Pour  moi,  il  m'est  impossible  d'être  dur  pour 
quelqu'un  a  priori.  Je  suppose  que  tout  homme  que  je  vois  pour 
la  première  fois  doit  être  un  homme  de  mérite  et  un  homme  de 
bien,  sauf  à  changer  d'avis  (ce  qui  m'arrive  souvent)  si  les  faits 
m'y  forcent.  C'est  ici  la  règle  sulpicienne  qui,  dans  le  monde,  m'a 
mené  aux  situations  les  plus  singulières  et  a  fait  le  plus  souvent 
de  moi  un  être  démodé,  d'ancien  régime,  étranger  à  notre  temps. 
La  vieille  politesse,  en  effet,  n'est  plus  guère  propre  qu'à  faire  des 
dupes.  Vous  donnez,  on  ne  vous  rend  pas.  La  bonne  règle  à  table, 
quand  le  plat  passe,  est  de  se  servir  toujours  très  mal,  pour  éviter 
la  suprême  impolitesse  d'avoir  l'air  de  laisser  à  ceux  qui  viennent 
après  vous  ce  qu'on  a  rebuié,  —  ou  mieux  peut-être  de  prendre  la 
part  qui  est  la  plus  rapprochée  de  vous,  sans  la  regarder.  Celui  qui, 
de  nos  jours,  porterait  dans  la  bataille  de  la  vie  une  telle  délicatesse 
serait  victime  sans  profit;  son  attention  ne  serait  même  pas  remar- 
quée. «  Au  premier  occupant  »  est  l'aflreuse  règle  de  l'égoïsme 
moderne.  Observer,  dans  un  monde  qui  n'est  plus  fait  pour  la  civi- 
lité, les  bonnes  règles  de  f  honnêteté  d'autrefois,  ce  serait  jouer  le 
rôle  d'un  véritable  niais,  et  personne  ne  vous  en  saurait  gré.  Dès 
qu'on  se  sent  poussé  par  des  personnes  qui  veulent  prendre  les 
devans,  le  devoir  est  de  se  reculer,  d'un  air  qui  signiîie  :  Passez, 

(1)  .l'ajouterai  même  envers  les  animaux.  Il  me  serait  impossible  de  manquer  d'égards 
envers  un  chien,  de  le  traiter  rudement  et  avec  un  air  d'autorité. 


255  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

monsieur.  Mais  il  est  clair  que  celui  qui  tiendrait  à  cette  prescrip- 
tion en  omnibus,  par  exemple,  serait  victime  de  sa  déférence;  je 
crois  même  qu'il  manquerait  aux  règlemens.  En  clienan  de  fer, 
combien  y  en  a-t-il  qui  sentent  que  se  presser  sur  le  quai  pour 
gagner  les  autres  de  vitesse  et  prendre  la  meilleure  place  est  une 
suprême  grossièreté? 

En  d'autres  termes,  nos  machines  démocratiques  excluent  l'homme 
poli.  J'ai  renoncé  depuis  longtemps  à  l'omnibus;  les  conducteurs 
arrivaient  à  me  prendre  pour  un  voyageur  sans  sérieux.  En  che- 
min de  fer,  à  moins  que  je  n'aie  la  protection  d'un  chef  de  gare, 
j'ai  toujours  la  dernière  place.  J'étais  fait  pour  une  société  fon- 
dée sur  le  respect,  où  l'on  est  salué,  classé,  placé  d'après  son 
costume,  où  l'on  n'a  point  à  se  protéger  soi-même.  Je  ne  suis  à 
l'aise  qu'à  T'ustitut  et  au  Collège  de  France,  parce  que  nos  employés 
sont  tous  des  hommes  très  bien  élevés  et  nous  témoignent  une 
haute  estime.  L'habitude  de  l'Orient  de  ne  marcher  dans  les  rues 
que  précédé  d'un  kavas  me  convenait  assez;  car  la  modestie  est 
relevée  par  l'appareil  de  la  force.  Il  est  bien  d'avoir  sous  ses  ordres 
un  homme  armé  d'une  courbache,  qu'on  empêche  de  s'en  servir. 
Je  serais  assez  aise  d'avoir  le  droit  de  vie  et  de  mort,  pour  ne  pas 
en  user,  et  j'aimerais  fort  à  posséder  des  esclaves,  pour  être  extrê- 
mement doux  avec  eux  et  m'en  faire  adorer. 

Mes  idées  cléricales  m'ont  encore  bien  plus  dominé  en  tout  ce  qui 
touche  à  la  règle  des  mœurs.  Il  m'eût  semblé  qu'il  y  avait  de  ma 
part  un  manque  de  bienséance  à  changer  sur  ce  point  mes  habitudes 
austères.  Les  gens  du  monde,  dans  leur  ig  norance  des  choses  de 
l'âme,  croient  en  général  qu'on  ne  quitte  l'état  ecclésiastique  que 
pour  échapper  à  des  devoirs  trop  pesans.  Je  ne  me  serais  point  par- 
donné de  donner  raison  à  des  jugemens  aussi  superficiels.  Conscien- 
cieux comme  je  le  suis,  je  voulus  être  en  règle  avec  moi-même,  et 
je  continuai  de  vivre  dans  Paris  ainsi  que  j'avais  fait  au  séminaire. 
Plus  tard,  je  vis  bien  la  vanité  de  cette  vertu  comme  de  toutes  les 
autres;  je  reconnus,  en  particulier,  que  la  nature  ne  tient  pas  du 
tout  à  ce  que  l'homme  soit  chaste.  Je  n'en  persistai  pas  moins,  par 
convenance,  dans  la  vie  que  j'avais  choisie,  et  je  m'imposai  les  mœurs 
d'un  pasteur  protestant.  L'homme  ne  doit  jamais  se  permettre  deux 
hardiesses  à  la  fois.  Le  libre  penseur  doit  être  réglé  en  ses  mœurs. 
Je  connais  des  ministres  protestans,  très  larges  d'idées,  qui  sau- 
vent tout  par  leur  cravate  blanche  irréprochable.  J'ai  de  même  fait 
passer  ce  que  la  médiocrité  humaine  regarde  comme  des  hardiesses 
grâce  à  un  st\le  modéré  et  à  des  mœurs  graves. 

Les  raisonneniens  du  monde  en  ce  qui  concerne  les  rapports  des 
deux  sexes  sont  bizarres  comme  les  volontés  de  la  nature  elle-même. 


SOUVENIRS   d'enfance    EÏ   DE   JEUNESSE,  255 

Le  monde,  dont  les  jngenniens  sont  rarement  tout  à  fait  faux,  voit 
une  sorte  de  ridicule  à  êire  vertueux  quand  on  n'y  est  pas  obligé 
par  un  devoir  professionnel.  Le  prêtre,  ayant  pour  état  d'être  chaste, 
comme  le  soldat  d'être  brave,  est,  d'après  ces  idées,  presque  le  seul 
qui  puisse  sans  ridicule  tenir  à  des  principes  sur  lesquels  la  morale 
et  la  mode  se  livrent  les  plus  étranges  combats.  11  est  hors  de  doute 
qu'en  ce  point,  connue  en  beaucoup  d'autres,  mes  principes  cléri- 
caux conservés  dans  le  siècle  m'ont  nui  aux  yeux  du  monde.  Ils  ne 
m'ont  pas  nui  pour  le  bonheur.  Les  femmes  ont,  en  général,  compris 
ce  que  ma  réserve  affectueuse  renfermait  de  respect  et  de  sympathie 
pour  elles.  Kn  somme,  j'ai  été  aimé  des  quatre  femmes  dont  il  m'im- 
portait le  plus  d'être  aimé,  ma  mère,  ma  sœur,  ma  femme  et  ma 
fille.  Ma  part  a  été  bonne  et  ne  me  sera  pas  enlevée,  car  je  m'ima- 
gine souvent  que  les  jugemens  qui  seront  portés  sur  chacun  de  nous 
dans  la  vallée  de  Josaphat  ne  seront  autres  que  les  jugemens  des 
femmes,  contresignés  par  l'Éternel. 

Ainsi,  tout  bien  pesé,  je  n'ai  manqué  presque  en  rien  à  mes  pro- 
messes de  cléricature.  Je  suis  sorti  de  la  spiritualité  pour  rentrer  dans 
l'idéalité.  J  ai  observé  mes  engagemens  mieux  que  beaucoup  de  prê- 
tres en  apparence  très  réguliers.  En  m'obstinant  à  conserver  dans  le 
monde  des  vertus  de  désintéressement,  de  politesse,  de  modestie 
qui  n'y  sont  pas  applicables,  j'ai  donné  la  mesure  de  ma  naïveté.  Je 
n'ai  jamais  cherché  le  succès  ;  je  dirai  presque  qu'il  m'ennuie.  Le 
plaisir  de  vivre  et  de  produire  me  suffit.  Ce  qu'il  y  a  d'égoïste  dans 
cette  façon  de  jouir  du  plaisir  d'exister  est  corrigé  par  les  sacrifices 
que  je  crois  avoir  faits  au  bien  public.  J'ai  toujours  été  aux  ordres 
de  mon  pays;  sur  un  signe,  en  1869,  je  me  mis  à  sa  disposition. 
Peut-êire  lui  aurais-je  rendu  quelques  services;  il  ne  l'a  pas  cru; 
je  suis  en  règle.  Je  n'ai  jamais  flatté  les  erreurs  de  l'opinion  ;  je  n'ai 
jamais  maoqué  une  occasion  d'exposer  ces  erreurs  jusqu'à  paraître 
aux  superficiels  un  mauvais  patriote.  On  n'est  pas  obligé  au  charla- 
tanisme ni  au  mensonge  pour  obtenir  un  mandat  dont  la  première 
condition  est  l'indépendance  et  la  sincérité.  Dans  les  malheurs  pu- 
blics qui  pourront  venir,  j'aurai  donc  ma  conscience  tout  à  fait  en 
repos. 

Tout  pesé,  si  j'avais  à  recommencer  ma  vie,  avec  le  droit  d'y 
faire  des  ratures,  je  n'y  changerais  rien.  Les  défauts  de  ma  nature 
et  de  mon  éducation,  par  suite  d'une  sorte  de  providence  bienveil- 
lante, ont  été  atténués  et  réduits  à  être  de  peu  de  conséquence.  Un 
certain  manque  de  franchise  dans  le  commerce  de  la  vie  m'est  par- 
donné par  mes  amis,  qui  mettent  cela  sur  le  compte  de  mon  éduca- 
tion cléricale.  Je  l'avoue,  dans  la  première  partie  de  ma  vie,  je 
mentais  assez  souvent,  non  par  intérêt,  mais  par  bonté,  par  dédain, 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

par  la  fausse  idée  qui  me  porte  toujours  à  présenter  les  chosea  à 
chaciiii  comme  il  peut  les  comprendre.  Ma  sœur  me  montra  très 
fortement  les  inconvéniens  de  cette  manière  d'agir,  et  j'y  renonçai. 
Depuis  1851,  je  ne  crois  pas  avoir  fait  un  seul  mensonge,  excepté 
naturellement  les  mensonges  joyeux,  de  pure  eutrapélie,  les  men- 
songes officieux  et  de  politesse,  que  tous  les  casuistes  permettent,  et 
aussi  les  petits  faux-fuyans  littéraires  exigés  en  vue  d'une  vérité 
supérieure  par  les  nécessités  d'une  phrase  bien  équilibrée  ou  bien 
pour  éviter  un  plus  grand  mal,  qui  est  de  poignarder  un  auteur. 
Un  poète,  par  exemple,  vous  présente  ses  vers.  Il  faut  bien  dire 
qu'ils  sont  admirables,  puisque  sans  cela  ce  serait  dire  qu'ils  ne 
valent  rien  et  faire  une  sanglante  injure  à  un  homme  qui  a  eu  l'in- 
tention de  vous  faire  une  politesse. 

11  a  fallu  bien  plus  d'indulgence  à  mes  amis  pour  me  pardonner 
un  autre  défaut  :  je  veux  parler  d'une  certaine  froideur,  non  à  les 
aimer,  mais  à  les  servir.  Une  des  choses  les  plus  recommandées  au 
séminaire  était  d'éviter  «  les  amitiés  particulières.  »  De  telles  ami- 
tiés étaient  présentées  comme  un  vol  fait  à  la  communauté.  Cette 
règle  m'est  restée  très  profondément  gravée  dans  l'esprit.  J'ai  peu 
encouragé  l'amitié  ;  j'ai  fait  peu  de  chose  pour  mes  amis,  et  ils  ont 
fait  peu  de  chose  pour  moi.  Une  des  idées  que  j'ai  le  plus  souvent  à 
combattre,  c'est  que  l'amitié,  comme  on  l'entend  d'ordinaire,  est 
une  injustice,  une  erreur,  qui  ne  vous  permet  de  voir  que  les  qua- 
lités d'un  seul  et  vous  ferme  les  yeux  sur  les  qualités  d'autres  per- 
sonnes plus  dignes  peut-être  de  votre  sympathie.  Je  me  dis  quel- 
quefois, selon  les  idées  de  mes  anciens  maîtres,  que  l'amitié  est  un 
larcin  fait  à  la  société  humaine  et  que,  dans  un  monde  supérieur, 
l'amitié  disparaîtrait.  Quelquefois  même  je  suis  blessé,  au  nom  de 
la  bienveillance  générale,  de  voir  l'attachement  particulier  qui  lie 
deux  personnes;  je  suis  tenté  de  m' écarter  d'elles  comme  de  juges 
faussés,  qui  n'ont  plus  leur  impartialité  ni  leur  liberté.  Cette  société 
à  deux  me  fait  l'effet  d'une  coterie  qui  rétrécit  l'esprit,  nuit  à  la 
largeur  d'appréciation  et  constitue  la  plus  lourde  chaîne  pour  l'indé- 
pendance. Beulé  me  plaisantait  souvent  sur  ce  travers.  Il  m'aimait 
assez  et  essaya  de  me  rendre  service,  quoique  je  n'eusse  rien  fait 
pour  lui.  Dans  une  circonstance,  je  votai  contre  lui  pour  une  per- 
sonne qui  s'était  montrée  malveillante  à  mon  égard  :  «  Renan,  me 
dit-il,  je  vais  vous  faire  quelque  mauvais  trait  ;  par  impartialité, 
vous  volerez  pour  moi.  » 

Tout  en  ayant  beaucoup  aimé  mes  amis,  je  leur  ai  donc  très  peu 
donné.  Le  public  m'a  eu  autant  qu'eux.  Voilà  pourquoi  je  reçois 
un  si  grand  nombre  de  lettres  d'inconnus  et  d'anonymes;  voilà 
pourquoi  aussi  je  suis  si  mauvais  correspoudant.  Il  m'est  arrivé 


SOUVENIRS   D  ENFANCE    ET    DE    JEUNESSE.  257 

fréquemment,  en  éciivant  une  lettre,  de  m'arrêter  pour  tourner  en 
propos  général  les  idées  qui  me  venaient.- Je  n'ai  existé  pleinement 
que  pour  le  public,  il  a  eu  tout  de  moi  ;  il  n'aura  après  ma  mort 
aucune  surprise;  je  n'ai  rien  réservé  pour  personne. 

Ayant  ainsi  préféré  par  instinct  tous  à  quelques-uns.  j'ai  eu  la 
sympathie  de  mon  siècle,  même  de  mes  adversaires,  et  cependant 
peu  d'amis.  Dès  qu'un  nœud  va  se  former,  mon  principe  sulpicien  : 
«  Pas  d'amitiés  particulières,  »  vient  comme  un  glaçon  empêcher 
l'agglutination  de  se  faire.  A  force  d'être  juste,  j'ai  été  peu  ser- 
viable.  Je  vois  trop  bien  que,  rendre  un  bon  service  à  quelqu'un, 
c'est  d'ordinaire  en  rendre  un  mauvais  à  un  autre;  que  s'intéresser 
à  un  compétiteur,  c'est  le  plus  souvent  commettre  un  passe-droit 
envers  son  rival.  L'image  de  l'inconnu  que  je  lèse  vient  ainsi  m'ar- 
rêter tout  court  dans  mon  zèle.  Je  n'ai  obligé  presque  personne; 
je  n'ai  pas  su  comment  l'on  réussit  à  faire  donner  un  bureau  de 
tabac.  Gela  m'a  rendu  sans  influence  en  ce  monde.  Mais  cela  m'a 
été  bon  au  point  de  vue  littéraire.  Mérimée  eût  été  un  homme  de 
premier  ordre  s'il  n'eût  pas  eu  d'amis.  Ses  anjis  se  l'approprièrent. 
Gomment  peut-on  écrire  des  lettres  quand  on  a  la  facilité  de  parler 
à  tous?  La  personne  à  qui  vous  écrivez  vous  rapetisse;  vous  êtes 
obligé  de  prendre  sa  mesure.  Le  public  a  l'esprit  plus  large  que 
n'importe  qui.  «  Tous  »  renferme  beaucoup  de  sots;  c'est  vrai  ;  mais 
«  tous  »  renferme  les  quelques  milliers  d'hommes  ou  de  femmes 
d'esprit  pour  qui  seuls  le  monde  existe.  Écrivez  en  vue  de  ceux-là. 

V. 

Je  termine  ici  ces  souvenirs,  en  demandant  pardon  au  lecteur  de 
la  faute  insupportable  qu'un  tel  genre  fait  commettre  à  chaque 
ligne.  L'amour-propre  est  si  habile  en  ses  calculs  secrets  que,  tout 
en  faisant  la  critique  de  soi-même,  on  est  suspect  de  ne  pas  y  aller 
de  franc  jeu.  Le  danger,  en  pareil  cas,  est,  par  une  petite  rouerie 
inconsciente,  d'avouer  avec  une  humilité  sans  grand  mérite  des 
défauts  légers  et  tout  extérieurs  pour  s'attribuer  par  ricochet  de 
grandes  qualités.  Ah!  le  subtil  démon  que  celui  de  la  vanité! 
Aurais-je,  par  hasard,  été  sa  dupe?  Si  les  gens  de  goût  me  repro- 
chent de  m'être  montré  fils  de  mon  siècle  en  prétendant  ne  pas 
l'être,  je  les  prie  d'être  bien  persuadés  au  moins  que  cela  ne  m'ar- 
rivera  plus. 

Claudite  jam  rivos,  pueri  ;  sat  prata  biberunt. 

Il  me  reste  trop  de  choses  à  faire  pour  que  je  m'amuse  désormais 
à  un  jeu  que  plusieurs  taxeront  de  frivole.  Ma  famille  maternelle  de 

TOME  UV.   —    1^82.  17 


258  BfiVUfi   DiiS   DEUX   MONDES. 

Lannion,  du  côté  de  laquelle  vient  mon  tempérament,  a  offert  beau- 
coup de  cas  de  lougéviu^  ;  mais  des  troubles  persislans  me  portent  à 
croiie  que  l'hérédiié  sera  déraugée  en  ce  qui  me  concerne.  Dieu  soit 
loué,  si  c'est  pour  m'éviter  des  années  de  décadence  et  d'amoindris- 
sement, qui  sont  la  seule  chose  dont  j'aie  horreur!  Le  temps  qui  peut 
me  rester  à  vivre,  en  tout  cas,  sera  consacré  à  des  recherches  de 
pure  vérité  objective.  Si  ces  lignes  étaient  les  dernières  confidences 
que  j'échange  avec  le  public,  qu'il  me  permette  de  le  remercier  de 
la  façon  intelhgente  et  sympathique  dont  il  m'a  soutenu.  Autrefois 
toute  la  faveur  à  laquelle  pouvait  aspirer  l'homme  qui  m  untenait 
sa  personnalité  en  dehors  des  routines  établies  était  d'être  toléré. 
Mon  siècle  et  mon  pays  ont  eu  pour  moi  bien  plus  d'indulgence. 
Malgré  de  sensibles  défauts,  malgré  l'humilité  de  son  origine,  ce 
fils  de  paysans  et  de  pauvres  marins,  couvert  du  triple  ridicule 
d'échappé  de  séminaire,  de  clerc  défroqué,  de  cuistre  endurci, 
on  l'a  tout  d' abord  accueilli ,  écouté ,  choyé  même,  uniquement 
parce  q  l'on  trouvait  dans  sa  voix  des  accens  sincères.  J'ai  eu  d'ar- 
dens  adversaires,  je  n'ai  pas  eu  un  ennemi  personnel.  Les  deux  seules 
ambitions  que  j'aie  avouées,  l'Institut  et  le  Collège  de  France,  ont 
été  satisfaites.  La  France  m'a  fait  bénéficier  des  faveurs  qu'elle 
réserve  à  tout  ce  qui  est  libéral,  de  sa  langue  admirable,  de  sa  belle 
tradition  littéraire,  de  ses  règles  de  tact,  de  l'audience  dont  elle 
jouit  dans  le  monde.  L'étranger  même  m'a  aidé  dans  mon  œuvre 
autant  que  mon  pays;  je  mourrai  ayant  au  cœur  l'amour  de  l'Europe 
autant  que  l'amour  de  la  France;  je  voudrais  parfois  me  mettre  à 
genoux  pour  la  supplier  de  ne  pas  se  diviser  par  des  jalousies  fra- 
tricides, de  ne  pas  oublier  son  devoir,  son  œuvre  commune,  qui  est 
la  civilisation. 

Presque  tous  les  hommes  avec  lesquels  j'ai  été  en  rapport  ont  été 
pour  moi  d'une  bienveillance  extrême.  Au  sortir  du  séminaire,  je 
traversai,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  une  période  de  solitude,  où  je  n'eus 
pour  me  soutenir,  que  les  lettres  de  ma  sœur  et  les  entretiens  de 
M.  Beithelot  ;  mais  bientôt  je  trouvai  de  tous  côtés  des  sourires 
et  des  encouragemens.  M.  Egger,  dès  les  premiers  mois  de  18A6, 
devenait  mon  ami  et  mon  guide  dans  l'œuvre  diflicile  de  faire  tar- 
divement mes  preuves  dans  l'ordre  des  études  classiques.  Eugène 
Burnouf,  sur  la  vue  d'un  essai  bien  imparfait  que  je  présentai  au 
concours  du  prix  Volney,  en  18Û7,  m'adopta  comme  son  élève. 
M.  et  M'"®  Adolphe  Garnier  furent  pour  moi  de  la  plus  grande  bonté. 
C'était  un  couple  charmant.  M™^  Garnier,  rayonnante  de  grâce  et  de 
naturel,  fut  ma  première  admiration  dans  un  genre  de  beauté  dont 
la  théologie  m'avait  sevré.  M.  Victor  Le  Clerc  faisait  revivre  devant 
mes  yeux  toutes  les  quaUtés  d'étude  et  de  savante  application  de 


SOUVENIRS   D  ENFANCE   ET   DE   JEUNESSE.  25ô 

mes  anciens  maîtres.  Dès  mon  séjour  à  Saint-Sulpice,  j'avais  pppris 
à  l'apprécier  :  c'était  le  seul  laïque  dont  ces  messieurs  fissent  cas  ; 
ils  lui  enviaient  snn  extraordinaire  érudition  ecclésiastique.  M.  Cou- 
sin, quoiqu'il  m'ait  plus  d'une  fois  témoigné  de  l'amitié,  était  trop 
entouré  de  disciples  pour  que  j'essayasse  de  percer  cette  foule,  un 
peu  liée  à  la  parole  du  maître.  M.  Augustin  Thierry,  au  contraire, 
fut  pour  moi  un  vrai  père  spirituel.  Ses  conseils  me  sont  tous  pré- 
sens à  l'esprit,  et  c'est  à  lui  que  je  dois  d'avoir  évité  dans  ma  ma- 
nière d'écrire  quelques  défauts  tout  à  fait  choquans,  que  de  moi- 
même  je  n'aurais  peut-être  pas  découverts.  C'est  par  lui  que  je 
connus  la  famille  Scheffer,  à  laquelle  je  dois  une  compagne  qui 
s'est  toujours  montrée  si  parfaitement  assortie  aux  conditions  assez 
serrées  de  mon  programme  de  vie,  que  parfois  je  suis  tenté,  en 
réfléchissant  à  tant  d'heureuses  coïncidences,  de  croire  à  la  prédes- 
tination. 

Ma  philosophie,  selon  laquelle  le  monde  dans  son  ensemble  est 
plein  d'un  souflle  divin,  n'admet  pas  les  volontés  particulières  dans 
le  gouvernement  de  l'univers.  La  providence  individuelle,  comme 
on  l'entendait  autrefois,  n'a  jamais  été  prouvée  par  un  fait  carac- 
térisé. Sans  cela,  certainement,  je  m'inclinerais  reconnaissant  devant 
des  concours  de  circonstances  où  un  esprit  moins  dominé  que  h 
mien  par  les  raisonnemens  généraux  verrait  les  traces  d'une  pro- 
tection particulière  de  dieux  bienveillans.  Les  hasards  qu'il  faut 
pour  amener  un  terne  ou  un  quaterne  ne  sont  rien  auprès  de  ce 
qu'il  a  fallu  pour  que  la  combinaison  dont  je  touche  les  fruits  ne 
fût  pas  dérangée.  Si  mes  origines  eussent  été  moins  disgraciées 
selon  le  monde,  je  ne  fusse  point  entré,  je  n'eusse  point  persévéré 
dans  cette  royale  voie  de  la  vie  selon  l'esprit,  à  laquelle  un  vœu  de 
nazaréen  m'attacha  de  bonne  heure.  Le  déplacement  d'un  atome 
rompait  la  chaîne  de  faits  fortuits  qui,  au  fond  de  la  Bretagne,  me 
prépara  pour  une  vie  d'élite  ;  qui  me  fit  venir  de  Bretagne  à  Paris; 
qui,  à  Paris,  me  conduisit  dans  la  maison  de  France  où  l'on  pou- 
vait recevoir  l'éducation  la  plus  sérieuse;  qui,  au  sortir  du  sémi- 
naire, me  fit  éviter  deux  ou  trois  fautes  mortelles,  lesquelles  m'au- 
raient perdu;  qui,  en  voyage,  me  tira  de  certains  dangers  où, 
selon  les  chances  ordinaires,  je  devais  succomber;  qui  fit,  en  parti- 
culier, que  le  docteur  Suquet  put  venir  à  Amschit  me  tirer  des  bras 
de  la  mort,  où  j'étais  déjà  enserré.  Je  ne  conclus  rien  de  là,  sinon 
que  l'effort  inconscient  vers  le  bien  et  le  vrai  qui  est  dans  l'univers 
joue  son  coup  de  dé  par  chacun  de  nous.  Tout  arrive,  les  quaternes 
comme  le  reste.  Nous  pouvons  déranger  le  dessein  providentiel  dont 
nous  sommes  l'objet;  nous  ne  sommes  pour  presque  rien  dans  sa 
réussite.  Quid  habis  qiiod  non  acccjjisti?  Le  dogme  de  la  grâ,ce  est 
le  plus  vrai  des  dogmes  chrétiens. 


260  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Mon  expérience  de  la  vie  a  donc  été  fort  douce,  et  je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  eu,  dans  la  mesure  de  conscience  que  comporte  maintenant 
notre  planète,  beaucoup  d'êtres  plus  heureux  que  moi.  J'ai  eu  un  goût 
vif  de  l'univers.  Le  scepticisme  subjectif  a  pu  m'obséder  par  mo- 
mens;  il  ne  m'a  jamais  fait  sérieusement  douter  de  la  réalité;  ses 
objections  sont  par  moi  tenues  en  séquestre  dans  une  sorte  de  parc 
d'oubli;  je  n'y  pense  jamais.  Ma  paix  d'esprit  est  parfaite.  D'un 
autre  côié,  j'ai  trouvé  une  bonté  extrême  dans  la  nature  et  la 
société.  Par  suite  de  la  chance  particulière  qui  s'est  étendue  à  toute 
ma  vie  et  qui  a  fait  que  je  n'ai  rencontré  sur  mon  chemin  que  des 
hommes  excellens,  je  n'ai  jamais  eu  à  changer  violemment  les  par- 
tis-pris généraux  que  j'avais  adoptés.  Une  bonne  humeur,  difficile- 
ment altérable,  résultat  d'une  bonne  santé  morale,  résultat  elle- 
même  d'une  âme  bien  équilibrée  et  d'un  corps  supportable,  malgré 
ses  défauts,  m'a  jusqu'ici  maintenu  dans  une  philosophie  tranquille, 
soit  qu'elle  se  traduise  en  optimisme  reconnaissant ,  soit  qu'elle 
aboutisse  à  une  ironie  gaie.  Je  n'ai  jamais  beaucoup  soufiert.  Il  ne 
dépendrait  que  de  moi  de  croire  que  la  nature  a  plus  d'une  fois  mis 
des  coussins  pour  m'éviler  les  chocs  trop  rudes.  Une  fois,  lors  de  la 
mort  de  ma  sœur,  elle  m'a  à  la  lettre  chloroformé  pour  que  je  ne 
fusse  pas  témoin  d'un  spectacle  qui  eût  peut-être  fait  une  lésion 
profonde  dans  mes  sens  et  nui  à  la  sérénité  ultérieure  de  ma  pensée. 

Ainsi,  sans  savoir  au  juste  qui  je  dois  remercier,  pourtant  je  remer- 
cie. J'ai  tant  joui  dans  cette  vie  que  je  n'ai  vraiment  pas  le  droit 
de  réclamer  une  compensation  d'outre-tombe;  c'est  à  un  autre  point 
de  vue  que  je  me  fâche  contre  la  mort;  elle  est  égalitaire  à  un  degré 
qui  m'irrite;  c'est  une  démocrate,  qui  nous  traite  à  coups  de  dyna- 
mite; elle  devrait  au  moins  attendre,  prendre  notre  heure,  se  mettre 
à  notre  disposition.  Je  reçois  plusieurs  fois  par  an  une  lettre  ano- 
nyme, contenant  ces  mots,  toujours  de  la  même  écriture  :  «  Si  pour- 
tant il  y  avait  un  enfer?  »  Sûrement,  la  personne  pieuse  qui  m'écrit 
cela  veut  le  salut  de  mon  âme,  et  je  la  remercie.  Mais  l'enfer  est  une 
hypothèse  bien  peu  conforme  à  ce  que  nous  savons  par  ailleurs  de 
la  bonté  divine.  D'ailleurs,  la  main  sur  la  conscience,  s'il  y  en  a  un, 
je  ne  crois  pas  l'avoir  mérité.  Un  peu  de  purgatoire  serait  peut-être 
juste;  j'en  accepterais  la  chance, puisqu'il  y  aurait  le  paradis  ensuite, 
et  que  de  bonnes  âmes  me  gagneraient,  j'espère,  des  indulgences 
pour  m'en  tirer.  L'infinie  bonté  que  j'ai  rencontrée  en  ce  monde 
m'inspire  la  conviction  que  l'éternité  est  remplie  par  une  bonté  non 
moindre,  en  qui  j'ai  une  confiance  absolue. 

Et  maintenant,  je  ne  demande  plus  au  bon  génie  qui  m'a  tant  de 
fois  guidé,  conseillé,  consolé,  qu'une  mort  douce  et  subite,  pour 
l'heure  qui  m'est  fixée,  proche  ou  lointaine.  Les  stoïciens  soute- 
naient qu'on  a  pu  mener  la  vie  bienheureuse  dans  le  ventre  du  tau- 


SOUVENIRS   d'enfance   ET   DE   JEUNESSE.  261 

reau  de  Phalaris.  C'est  trop  dire.  La  douleur  abaisse,  humilie, 
porte  à  blasphémer.  La  seule  mort  acceptable  est  la  mort  noble, 
qui  est  non  un  accident  pathologique,  mais  une  fin  voulue  et  pré- 
cieuse devant  l'Éternel.  La  mort  sur  le  champ  de  bataille  est  la 
plus  belle  de  toutes;  il  y  en  a  d'autres  illustres.  Si  parfois  j'ai  pu 
désirer  d'être  sénateur,  c'est  que  j'imagine  que,  sans  tarder  peut- 
être,  ce  mandat  fournira  de  belles  occasions  de  se  faire  assom- 
mer, fusiller,  des  formes  de  trépas,  enfin,  bien  préférables  à  une 
longue  maladie  qui  vous  tue  lentement  et  par  démolitions  succes- 
sives. La  volonté  de  Dieu  soit  faite!  Désormais,  je  n'apprendrai  plus 
grand'chose  ;  je  vois  bien  à  peu  près  ce  que  l'esprit  humain ,  au  moment 
actuel  de  son  développement,  peut  apercevoir  de  la  vérité.  Je  serais 
désolé  de  traverser  une  de  ces  périodes  d'affaiblissement  où  l'homme 
qui  a  eu  de  la  force  et  de  la  vertu  n'est  plus  que  l'ombre  et  la  ruine  de 
lui-même,  et  souvent,  à  la  grande  joie  des  sots,  s'occupe  à  détruire 
la  vie  qu'il  avait  laborieusement  édifiée.  Une  telle  vieillesse  est  le  pire 
don  que  les  dieux  puissent  faire  à  l'homme.  Si  un  tel  sort  m'était 
réservé,  je  proteste  d'avance  contre  les  faiblesses  qu'un  cerveau 
ramolli  pourrait  me  faire  dire  ou  signer.  C'est  Renan  sain  d'esprit 
et  de  cœur,  comme  je  le  suis  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  Renan  à  moi- 
tié détruit  par  la  mort  et  n'étant  plus  lui-même,  comme  je  le  serai 
si  je  me  décompose  lentement,  que  je  veux  qu'on  croie  et  qu'on 
écoute.  Je  renie  les  blasphèmes  que  les  défaillances  de  la  dernière 
heure  pourraient  me  faire  prononcer  contre  l'Éternel.  L'existence 
qui  m'a  été  donnée  sans  que  je  l'eusse  demandée  a  été  pour  moi 
un  bienfait.  Si  elle  m'était  offerte,  je  l'accepterais  de  nouveau  avec 
reconnaissance.  Le  siècle  où  j'ai  vécu  n'aura  probablement  pas  été 
le  plus  grand  ;  mais  il  sera  tenu  sans  doute  pour  le  plus  amusant 
des  siècles.  A  moins  que  mes  dernières  années  ne  me  réservent 
des  peines  bien  cruelles,  je  n'aurai,  en  disant  adieu  à  la  vie,  qu'à 
remercier  la  cause  de  tout  bien  de  la  charmante  promenade  qu'il 
m'a  été  donné  d'accomplir  à  travers  la  réalité. 


Ernest  Renan. 


A  TEAYERS  LES  ÉTATS-UNIS 


NOIES   ET   IMPRESSIONS 


r. 

UNE   JOURNÉE    CHEZ    LES    MORMONS.    —    LE    NOUVEAU    CHEMIN    DE    FER 

DU    PACIFIQUE. 


DE    NEW-YOilK    A   OGDEN. 

10-14  novembre. 

Il  n'y  a  pas  moins  de  trois  compagnies  de  chemins  de  fer  qui 
se  disputent  à  grand  renfort  de  réclames  l'honneur  de  conduire  le 
voyageur  de  New- York  à  Chicago,  première  étape  sur  la  route  de 
San-Francisco.  Ces  trois  compagnies  étant  en  guerre  pour  le  mo- 
ment, et  l'une  d'elles  s'étant  avisée  d'établir  un  train  express  qui 
fait  le  trajet  en  vingt-sept  heures  au  lieu  de  trente-six,  les  deux 
autres  se  sont  empressées  de  l'imiter,  au  grand  profit  du  public. 
Demain  peut-être,  elles  seront  en  paix  et,  si  elles  ne  suppriment 
pas  leurs  trains  express,  elles  s'entendront  pour  relever  leurs  tarifs, 
qu'elles  ont  fixés  au  plus  bas  prix.  Pour  le  moment,  je  profite  de 
la  guerre  et,  ayant  fait  choix,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  du  Peim- 

(1)  Voyez  la  Mevue  du  15  février,  du  15  mars,  du  15  avril  et  du  15  septembre. 


A   TRAVERS   LES   ÉTAÏS-OINIS.  263 

syb^mna  milroad,  je  jouis,  moi  sept  ou  huitième,  d'un  train  qui 
comprend  un  sleeping  car  pour  la  nuit,  un  parlor  car  pour  le  jour 
et  un  liotflroach,  c'est-à-dire  un  restaurant.  C'est  fort  luxueux  :  aussi 
le  conducteur  du  train,  auquel  j'ai  été  régulièrement  présenté,  me 
con(ie-t-il  que,  suivant  lui,  cela  ne  pourra  pas  durer,  parce  que 
cela  coûte  trop  cher  aux  compagnies.  Ledit  conducteur  est  origi- 
naire d(',  l'état  de  fîhode-lsland,  et  très  préoccupé  de  savoir  si  j'ai 
été  satisfait  de  la  réception  qui  nous  a  été  faite  à  Newport,  son  pays 
natal.  Il  a  lu  avec  beaucoup  de  soin  dans  les  journaux  le  récit  de 
cette  réception  et  me  communique  en  fort  bons  termes  son  opi- 
nion sur  les  harangues  qui  nous  ont  été  délntées.  D'une  façon 
générale,  j'ai  remarqué  plusieurs  fois  qu'aux  Etats-Unis  les  indi- 
vidus issus  directement  des  classes  populaires  paraissent  avoir 
plus  de  culture  que  leurs  pareils  cht^z  nous  et  aussi  (je  vais  étonner 
beaucoup  de  personnes)  des  façons  lïioins  communes,  à  condition 
qu'on  prenne  son  parti  d'être  traité  absolument  par  eux  d'égal  à 
égal;  car  il  ne  faut  pas  compter  sur  cette  déférence  que,  même 
dans  notre  pays  si  démocratique,  l'homme  sorti  du  peuple  continue 
de  témoigner  au  bourgeois.  Cela  n'empêche  pas  le  conducteur  du 
sleeping  car  aniéiicaia  de  recevoir  parfaitement  les  deux  dollars 
que  vous  mettez  dans  sa  main,  et  vous  êtes  plus  embarrassé  pour  les 
lui  offrir  qu'il  ne  l'est  pour  les  prendre. 

La  région  que  je  traverse  d'abord  n'est  point  nouvelle  pour  moi, 
car  j'ai  déjà  suivi  ces  jolies  vallées  des  Alleghanies  en  me  rendant 
du  Magara  à  Baltimore,  mais  à  partir  de  Pitlsburg,  j'entre  en 
pays  inconnu.  C'est  le  royaume  de  la  houille  et  du  fer.  A  la  nuit 
tombante,  les  gueules  des  hauts  fourneaux  apparaissent  rouges  et 
menaçantes,  dardant  leurs  flammes  dans  l'obscurité.  Le  train  s'élève 
lentement,  par  une  rampe  en  fer  à  cheval,  au-dessus  de  la  vallée 
constellée  de  feux,  puis  s'enfonce  dans  d'étroits  passages  de  mon- 
tagne. L'obscurité  est  complète  et  je  n'ai  d'autre  ressource  que  de 
gagner  mon  sleeping  car,  où  je  fais  ma  preinière  expérience  d'une 
nuit  en  chemin  de  1er,  expérience  tout  à  fait  satisfaisante,  car  nous 
ne  sommes  que  deux  dans  l'immense  wagon  et  je  ne  me  doute  pas 
de  la  présence  de  mon  compagnon,  couché  à  l'autre  bout.  Je  dors 
d'un  demi-sommeil,  tenu  en  éveil  par  la  curiosité.  Être  emporté  la 
nuit,  d'une  allure  rapide,  vers  des  contrées  inconnues,  sans  savoir 
quels  aspects  frapperont  vos  yeux  le  lendemain  au  réveil,  est  une 
des  sensations  les  plus  douces  que  je  connaisse,  la  seule  qui  rende 
au  sentiment  de  la  vie  en  elle-même  ce  charme  passager  qoe  lui 
prête  la  première  jeunesse.  Dès  qu'il  fait  jour,  je  m'empresse  de 
regarder  par  la  fenêtre.  0  déception!  d'abord  il  tombe  par  torrens 
une  pluie  froide  mélangée  de  neige  qui  barre  la  vue;  puis  le  pays 
que  nous  traversons  est  un  pays  de  bruyères  et  d'arbres  rabougris. 


264  REVUE   DES    D£DX    MONDES. 

plat,  mouillé,  entrecoupé  de  fondrières.  Je  me  crois  en  Sologne  ou 
plutôt  dans  cerlaines  gâlines,  limitrophes  du  iNivernais  et  de  la  Bour- 
gogne, où  j'ai  beaucoup  chassé  jadis.  Je  m'attends  à  v(.ir  passer  un 
cerf  la  tête  basse,  la  langue  pendante,  poursuivi  par  une  meute  de 
chiens  haletans  et  une  bande  de  chasseurs  boueux.  Ce  n'est  pas  au 
moins  que  je  sois  dédaigneux  des  gâlines  et  de  leurs  grands  hori- 
zons. Mais  pour  ce  voir,  point  n'était  besoin  peut-être  de  venir  aussi 
loin.  Cependant  nous  approchons  rapidement  de  Chicago;  j'aperçois 
sur  ma  droiie  une  immense  étendue  d'eau  grisâtre,  agitée  par  le 
vent,  dont  les  vagues  déferlent  sur  une  rive  boueuse  et  plate  :  c'est 
le  lac  Michigan!  Tout  annonce  le  voisinage  d'une  ville  importante, 
entre  autres  le  grand  nomljre  des  voies  ferrées.  Nous  dépassons  un 
train  qui  court  parallèlement  au  nôtre.  C'est  la  concurrence.  Quel- 
ques minutes  après,  il  nous  rejoint  et  nous  dépasse  à  son  tour.  Puis 
nous  le  dépassons  de  nouveau,  et  il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  dire 
que  j'ai  assisté  à  une  course  de  locomotives.  Mais  comme  les  deux 
trains  arrivent  à  Chicago  à  heure  fixe  et  dans  la  même  gare,  la 
course  n'est  pas  bien  sérieuse,  et  je  soupçonne  qu'il  en  est  ainsi  de 
toutes  celles  que  des  touristes  pleins  d'imagination  se  sont  plu  à 
raconter. 

Enfin,  nous  débarquons  dans  la  gare  de  Chicago,  sorte  de  grande 
halle  en  bois  qui  sert  à  plusieurs  chemins  de  fer.  Il  pleut  toujours  à 
torrens  et  l'eau  tombe  à  travers  les  planches  disjointes  de  la  toiture. 
Un  omnibus  me  conduit  à  l'hôtel,  où  je  reste  quelques  instans  fort 
perplexe.  J'avais  pensé,  puisque  j'ai  pour  mon  rapide  voyage  qua- 
rante-huit heures  de  marge,àm'arrêter  une  journée  à  Chicago.  Mais 
le  premier  aspect  de  la  ville  ne  m'a  pas  intéressé,  avec  ses  grandes 
rues  rectilignes  et  ses  pâtés  de  maisons  absolument  semblables  les 
unes  aux  autres.  Une  courte  promenade  que  je  fais  de  l'hôtel  à  la 
poste  achève  de  me  dégoûter.  J'enfonce  jusqu'à  la  cheville  dans  une 
boue  liquide  et  j'ai  peine  à  me  préserver  contre  les  rafales  de  pluie 
et  de  neige.  Ce  que  j'ai  vu  du  lac  Michigan,  sur  les  bords  duquel  je 
me  faisais  un  plaisir  de  me  promener,  ne  m'a  point  séduit. Brusque- 
ment je  prends  mon  parti  et  je  me  fais  reconduire  à  la  gare  du  che- 
min de  fer.  C'est  toujours  une  journée  de  gagnée;  et  puis, s'il  faut 
tout  dire,  je  ne  tenais  pas  beaucoup  à  voir  Chicago.  Chicago  est  le 
grand  entrepôt  du  blé,  du  bétail,  du  cochon  surtout.  11  n'y  a,  paraît- 
il,  ville  au  monde,  pas  même  Cincinnati,  si  fière  autrefois  de  son 
surnom  de  Porcopolis,où  l'on  en  tue,  débite  et  sale  une  aussi  grande 
quantité  par  jour.  Mais  c'est  précisément  cela  qui  ne  m'intéresse  pas 
du  tout.  Je  fais  en  ce  moment  un  voyage  d'imagination  et  j'aimerais 
presque  mieux  ne  pas  savoir  que  Chicago  est  la  ville  où  le  côté 
industriel  et  spéculateur  du  caractère  américain  se  développe  avec 
toute  son  âpreié.  Ou  y  fait  et  défnit  des  fortunes  aussi  rapidement 


A    TRAVERS   LES   ETATS-UNIS.  205 

que,  lors  du  grand  incendie  de  1871,  on  a  reconstruit  les  maisons 
incendiées.  La  richesse  des  uns  s'échafaude  sur  la  ruine  des  autres, 
elles  manœuvres  de  guerre  auxquelles  se  livrent  vainqueurs  et  vain- 
cus ne  seraient  pas  des  plus  loyales,  à  en  croire  du  moins  le  langage 
sévère  qu'a  tenu  certain  juge  en  motivant  sa  sentence  dans  un 
procès  récent.  Mais,  comme  je  n'aurais  pas  le  temps  de  contrôler  cette 
sentence  que  je  serais  peut-être  d'ailleurs  obligé  de  confirmer, 
j'aime  mieux  continuer  ma  route  en  fermant  les  yeux. 

Me  voilà  donc  de  nouveau  en  chemin  de  fer  après  une  halte  d'en- 
viron trois  heures.  Le  pays  que  nous  traversons  me  paraît  de  moins 
en  moins  intéressant.  Ce  sont  de  longues  plaines  ondulées,  sans 
arbres,  sans  verdure,  coupées  par  des  rivières  plus  ou  moins  larges 
qui  coulent  au  fond  de  vallées  peu  profondes.  Des  forêts  rêvées,  pas 
question.  La  civilisation  a  tout  détruit.  Ces  états  d' Illinois  et  d'Iowa 
sont  les  greniers  à  blé  et  les  parcs  à  bétail  de  l'Amérique.  Nous  ne 
sommes  plus  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  où  villes  et  villages  sont 
comme  serrés  les  uns  contre  les  autres.  Ici  la  rareté  des  endroits 
habités  témoigne  d'une  civilisation  plus  nouvelle.  On  sent  que  la  terre 
ne  manque  pas  encore  à  l'homme,  mais  plutôt  l'homme  à  la  terre,  et 
que  la  difficulté  doit  être  de  mettre  en  culture  ces  vastes  espaces. 
Cependant  toute  trace  de  l'ancien  état  sauvage  a  disparu,  et  l'aspect 
du  pays  est  on  ne  peut  plus  prosaïque.  Parfois  on  aperçoit,  comme 
dans  la  campagne  romaine ,  de  grands  troupeaux  de  bœufs  qui 
paissent  au  loin.  Mais  ces  bœufs  n'élèvent  pas  vers  le  ciel  des  cornes 
gigantesques  et  menaçantes  ;  ils  ne  sont  pas  gardés  par  des  paysans 
à  cheval,  fièrement  campés  sur  leurs  chétives  montures.  Ils  ressem- 
blent au  contraire  aux  animaux  les  plus  vulgaires,  et  paissent 
dans  d'immenses  parcs  fermés  par  des  clôtures  en  bois  probable- 
ment mobiles.  Je  fais  causer  sur  le  commerce  du  bétail  un  de  mes 
compagnons  de  route  qui  a  dans  la  tournure  toute  l'élégance  d'un 
marchand  de  bœufs  normand.  Grâce  à  la  facilité  avec  laquelle  on 
les  nourrit,  chacun  de  ces  bœufs  vaut,  sur  le  marché  de  Chicago,  de 
100  à  150  francs.  C'est  de  là  que,  par  la  voie  des  lacs  ou  des  che- 
mins de  fer,  on  en  expédie  un  assez  grand  nombre  en  Europe.  Mais 
comme  la  traversée  ne  leur  était  guère  favorable  et  qu'ils  arrivaient 
généralement  en  assez  mauvais  état,  on  a  imaginé  depuis  peu  de  les 
tuer  à  l'avance  et  de  les  dépecer,  ce  qui  est  beaucoup  plus  sain 
pour  eux,  en  conservant  la  viande  au  moyen  d'appareils  frigori- 
fiques. Ma  nouvelle  connaissance  compte  beaucoup  sur  ce  procédé, 
qui  pourrait  bien  en  elTet  contribuer  à  faire  baisser  le  prix  de  la 
viande  sur  nos  marchés  européens,  ou,  pour  parler  plus  exacte- 
ment, à  empêcher  que  le  prix  de  la  viande  ne  monte  à  mesure  que 
la  consommation  s'étend,  au  grand  et  légitime  regret  des  produc- 
teurs et  au  non  moins  grand  avantage  des  humbles  consommateurs 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auxquels  il  n'est  pas  indifiérent  de  payer  la  livre  de  viande  quel- 
ques sous  de  plus  ou  do  n'en  pas  manger  du  tout. 

Si  relevée  que  soit  cette  conversation,  la  journée  ne  m'en  paraît 
pas  moins  longue,  et  je  vois  avec  plaisir  venir  la  nuit.  Le  lendemain 
matin,  sur  les  neuf  heures,  nous  arrivons  à  Gouncils  Bluif,  sur  les 
bords  du  Missouri,  et  après  avoir  traversé  le  fleuve  sur  un  pont  en 
fer  très  hardi,  nous  débarquons  à  Omaha.  C'est  la  tête  de  ligne  de 
l'Union  Pacific  et  le  point  de  départ  du  voyage  à  travers  les  con- 
trées récemment  conquises  à  la  civilisation.  Je  m'en  aperçois  tout 
de  suite  à  un  petit  détail.  Je  demande  au  bulTet  un  timbre-poste 
de  cinq  cents.  On  me  le  fait  payer  sejjt^  et  comme  je  demande 
pourquoi  :  «  Pour  la  peine  de  l'avoir  apporté  ici,  »  me  répond-on. 
Sous  prétexte  de  cette  peine  qui,  en  réalité,  est  absolument  nulle,  le 
voyageur  est  victime,  depuis  Omaha  jusqu'à  San-Francisco,  d'une 
exploitation  en  règle.  Trois  fois  par  jour  on  lui  fait  payer  au  prix 
d'un  dollar  un  maigre  et  exécrable  repas,  où  figurent  presque  inva- 
riablement de  prétendus  biftecks  d'antilope  que  j'ai  toujours  soup- 
çonnés d'être  du  vulgaire  entrecôte  de  bœuf.  Impossible  de  se  pro- 
curer dans  aucune  gare  un  fruit,  un  journal, un  livre;  mais  à  peine 
le  train  enlre-t-il-en  marche  que  vous  êtes  soumis  aux  incessantes 
sollicitations  d'un  industriel  qui  vous  offre  tout  cela  pour  le  double 
ou  le  triple  de  la  valeur  et  ne  vous  laisse  point  en  repos  que  vous  ne 
lui  ayez  acheté  quelque  chose. 

Ces  petites  vexations  ne  sont  rien  pour  le  voyageur  qui  passe. 
Mais  ce  qui  est  plus  sérieux,  c'est  que  les  deux  compagnies  de 
l'Union  Pacific  et  du  Central  Pacific  (1),  qui  sont  en  possession  d'un 
monopole  de  fait,  s'entendent  pour  faire  payer  aux  marchandises  un 
prix  exorbitant,  sans  que  le  gouvernement  fédéral,  qui  a  pourtant 
contribué  par  une  subvention  à  la  construction  de  cette  grande  ligne, 
ait  le  moyen  d'exercer  quelque  contrôle  sur  ces  tarifs.  Cette  situa- 
tion, qui  fait  l'objet  de  réclamations  très  violentes,  durera  aussi  long- 
temps que  le  monopole  des  deux  compagnies,  c'est-à-dire  jusqu'au 
moment  oïi  une  nouvelle  ligne  parallèle  qui  passera  plus  au  nord  vien- 
dra leur  faire  concurrence  ;  à  moins  toutefois,  comme  il  arrive  sou- 
vent, que  toutes  ces  compagnies  ne  s'entendent  pour  maintenir  les 
mêmes  tarifs.  Alors  les  réclamations  continueront,  et  les  compagnies 
n'en  auront  cure.  J'ai  pu  remarquer  en  effet  en  lisant  les  journaux 
qu'en  dépit  du  boa  marché  général  des  transports,  fruit  d'une  con- 
currence illimitée  et  souvent  ruineuse  pour  les  actionnaires,  les 
réclamations  du  public  contre  les  compagnies  de  chemins  de  fer 
n'étaient  pas  moins  fréquentes  en  Amérique  qu'eu  France,  et  figu- 

(1)  L'Union  Pacific  va  de  Omaha  à  Ogden,  et  le  Central  Pacific  d'Ogden  à  San  Fran- 
cisco. Ce  sont  deux  compagnies  distinctes,  mais  syndiquées. 


A   TRAVERS  LES   ÉTATS-UNIS.  267 

raient  comme  chez  nous  dans  certains  programmes  électoraux.  Il 
s'est  même  formé  récemment  dans  l'état  de  New- York  un  parti  sous 
le  nom  d'antimonopolistes  qui  réclame...  ra!)olilion  du  monopole 
des  chemins  de  fer.  Ceci  ne  tendrait-il  pas  à  prouver  une  seule 
chose,  c'est  que  par  tous  pays  les  transportés  trouvent  toujours 
que  les  transporteurs  leur  font  payer  le  transport  trop  cher? 

Ces  prosaïques  questions  de  tarifs  m'intéressent  fort  peu  pour 
l'instant ,  J'ai  bien  autre  chose  en  tête.  Je  suis  au  moment  de  péné- 
trer dans  ces  prairies  dont  j'ai  rêvé  si  souvent,  et  je  ressens  ce 
délicieux  émoi  que  donne  toujours  à  l'imagination  la  satisfaction 
imminente  d'une  curiosité  d'ancienne  date.  Hélas  !  je  ne  tarde  pas  à 
m'apercevoir  que  cette  vive  attente  aura  le  sort  commun,  et  se  termi- 
nera par  une  déception.  La  pluie  glaciale  que  j'avais  trouvée  à  Chi- 
cago s'est  transformée  dans  ces  régions  plus  élevées  en  une  tourmente 
de  nei^^e.  Les  prairies  en  sont  couvertes  et  aussi  loin  que  l'œil  peut 
s'étendre,  il  n'aperçoit  qu'un  blanc  tapis,  dont  pas  un  accident  de 
terrain,  pas  un  rucher,  pas  un  arbre  ne  vient  interrompre  l'unifor- 
mité. Comme  je  veux  à  toute  force  trouver  aux  prairies  un  aspect 
particulier,  je  m'efforce  de  me  persuader  qu'elles  doivent  ressembler 
aux  steppes  de  la  Russie.  Je  pense  aux  Récits  d'un  chasseur  russe  et 
je  cherche  à  y  placer  quelques  scènes  de  Tourguénef.  Mais  où  sont  les 
bouleaux  qui  jouent  dans  ces  scènes  un  si  grand  rôle?  Force  m'est  à 
la  fin  de  convenir  intérieurement  q^je  le  pays  auquel  les  prairies  du 
Far-West  ressemblent  le  plus,  c'est...  la  Beauce  par  un  temps  de 
neige.  Toutefois  le  spectacle  de  cette  immensité  blanche  à  travers 
laquelle  nous  roulons  pendant  des  heures  et  des  heures  n'est  pas  sans 
grandeur,  et  sa  monotonie  même  donne  l'idée  de  la  largeur  du  conti- 
nent que  nous  traversons.  Point  de  villes,  point  de  villages,  rarement 
quelques  habitations  isolées.  Les  stations  ne  sont  qac  de  simples 
dépôts  d'eau  et  de  charbon  autour  desquels  se  groupent  quelques 
magasins  de  denrées  nécessaires  à  la  vie  quotidienne.  Là  viennent 
évidemment  s'approvisionner  pour  de  longs  jours  les  habitans  de 
ces  vastes  fermes  qu'on  aperçoit  de  loin  en  loin,  race  énergique  et 
inculte  qui  soutient  solitairement  la  lutte  de  la  civilisation  contre  la 
nature.  Il  faut  aller  aussi  loin  pour  trouver  l'Américain  légendaire 
en  chapeau  mou,  en  bottes  crottées,  que  l'on  rencontrait  autrefois 
entre  New-York  et  Chicago  et  sous  les  traits  duquel  beaucoup  de 
Parisiens  sont  disposés  à  se  représenter  la  nation  tout  entière.  Je 
trouve  même,  soit  dit  en  passant^  qu'on  lui  reproche  bien  sévère- 
ment l'état  de  ses  bottes.  Comment  ne  seraient-elles  pas  crottées 
quand  tous  les  chemins  sont  des  fondrières  et  quand  aux  abords 
mêmes  des  stations,  on  enfonce  dans  la  boue  dès  qu'on  fait  un  pas 
hors  du  trottoir  en  bois?  Mais  je  me  demande  pourquoi  beaucoup 
de  mes  compagnons  de  route  sont  sans  cravate,  et  pourquoi,  tout  en 


268  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tirant  de  temps  à  autre  un  mouchoir  pour  s'essuyer  le  front,  ils  se 
mouchent  souvent  dans  leurs  doigts.  Ils  sont  assez  silencieux, comme 
des  gens  qui  auraient  trop  à  penser  pour  avoir  envie  de  causer,  et  si 
généralement  un  revolver  passé  à  leur  ceinture  montre  qu'il  ne  doit 
pas  faire  bon  leur  chercher  querelle,  il  n'y  a  rien  non  plus  dans 
leur  attitude  qui  soit  grossier  et  provocant.  Je  n'en  ai  vu  aucun 
se  rendre  coupable  de  quelque  impolitesse.  A  tout  prendre,  ils  ne 
sont  pas  très  dilîérens  d'aspects  et  de  manières  de  nos  fermiers 
de  Beauce  et  de  Brie  lorsqu'ils  se  rendent  à  Paris  le  jour  de  mar- 
ché aux  grains,  et  c'est  aux  voyageurs  de  cette  catégorie,  ce  n'est 
pas  à  ceux  qui  se  rendent  en  première  classe  à  Trouville  et  à  Nice 
qu'il  faut  les  comparer,  si  l'on  veut  rapprocher  la  manière  d'être  des 
habitans  des  deux  pays. 

C'est  par  ces  observations  sur  ce  milieu  nouveau  auquel  je  me 
trouve  mêlé,  que  je  m'efforce  de  rompre  l'uniformité  de  celte  route 
monotone  à  travers  ces  steppes  blanches.  Je  soupire  cependant  après 
l'arrivée  de  la  nuit,  qui  du  moins  passe  vite,  tout  en  proclamant 
qu'il  est  absolument  désagréable  de  coucher  dans  le  même  com- 
partiment que  vingt-huit  autres  personnes,  avec  un  compagnon 
superposé  au-dessus  de  votre  tête,  et  d'assister  chaque  soir  à  des 
exhibitions  de  linge  d'une  propreté  douteuse,  et  chaque  matin  à 
un  lavage  général  dans  un  cabinet  de  toilette  commun.  Je  compte 
beaucoup,  pour  la  journée  du  lendemain,  sur  la  traversée  des  mon- 
tagnes Rocheuses,  au  pied  desquelles  nous  arrivons  vers  dix  heures 
du  matin.  Tout  en  déjeunant  à  Gheyenne,  ancien  lieu  de  campe- 
ment situé  au  pied  des  montagnes  qui  prend  déjà  des  airs  de  ville, 
nous  apprenons  que  le  train  venant  de  San-Francisco  a  été  arrêté 
vingt-quatre  heures  par  la  neige.  Mais  il  a  déblayé  la  voie  pour 
nous  et  on  nous  assure  que  nous  passerons  sans  difficultés,  si  la 
neige  n'est  pas  tombée  de  nouveau.  Nous  commençons  par  une  rampe 
assez  rapide  l'ascension  de  la  chaîne,  et  bientôt  nous  nous  enfon- 
çons dans  les  gorges.  Avec  la  franchise  qui  est  ou  tout  au  moins 
devrait  être  la  loi  du  voyageur,  j'avouerai  que  cette  traversée  des 
montagnes  Rocheuses  a  été  pour  moi  une  nouvelle  déception.  Ro- 
cheuses elles  sont,  sans  doute,  et  même  d'une  assez  belle  teinte  rou- 
geâtre,  mais  absolument  dénudées,  sans  arbres,  sans  verdure,  sans 
eau  et  sans  grands  aspects.  Rien  qui  vaille  les  Alpes  ou  les  Pyré- 
nées. Ce  qui  achève  de  rendre  cette  traversée  assez  maussade,  c'est 
la  quantité  des  tunnels  en  bois  ou  snoivshcds  qui  ont  été  élevés  pour 
préserver  la  voie  des  amoncellemens  de  neige.  A  peine  est-on  sorti 
d'un  de  ces  tunnels  qu'on  entre  dans  un  autre  et  la  vue  est  inter- 
ceptée à  chaque  instant.  Cependant  l'étroitesse  même  des  gorges  à 
travers  lesquelles  passe  le  chemin  de  fer  à  voie  unique  rend  parfois 
le  défilé  intéressant.  A  certains  endroits  on  pourrait  presque  tou- 


A   TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  269 

cher  avec  la  main  la  paroi  du  rocher.  A  d'autres,  la  gorge  s'évase  un 
peu  pour  se  resserrer  bientôt.  On  pourrait  se  croire  enfermé  dans 
un  cercle  infranchissable,  et  il  est  impossible  d'apercevoir  de  loin 
la  fente  imperceptible  par  laquelle  le  chemin  de  fer  va  passer  et 
celle  par  laquelle  il  est  sorti.  C'est  ce  qu'on  appelle  les  gatea.  Mais, 
à  la  longue,  la  monotonie  de  ces  défilés  égale  presque  celle  des  prai- 
ries, bien  que  la  largeur  même  de  cette  chaîne  de  montagnes  (le 
passage  ne  dure  pas  moins  d'une  journée)  finisse  par  produire  aussi 
une  certaine  impression  de  grandeur.  Le  lendemain  matin,  lorsque 
je  me  réveille  de  nouveau  dans  un  pays  absolument  plat,  je  me 
prends  à  regretter  les  montagnes,  et  je  commencerais  à  me  sentir 
envahi  par  l'ennui  si  je  ne  nouais  une  relation  qui  change  le  cours 
de  mes  idées  et  même  celui  de  mes  projets. 

Parmi  mes  compagnons  de  route  j'avais  remarqué,  pour  son  air 
doux,  tranquille,  et  ses  bonnes  manières,  unj^une  homme  qui  parais- 
sait âgé  d'une  vingtaine  d'années.  Les  cheveux  et  la  barbe  d'un 
blond  très  clair,  les  yeux  gris  et  doux,  l'air  un  peu  timide,  la  mise 
convenable  et  plutôt  soignée,  il  avait  assez  l'air  d'un  jeune  Anglais 
faisant  son  tour  du  monde.  Je  n'avais  point  eu  l'occasion  d'entrer 
en  relations  directes  avec  lui,  et  je  connaissais  à  peine  le  son  de  sa 
voix  très  douce,  lorsque  mon  attention  fut  attirée,  le  second  jour  de 
notre  départ  d'Omaha,  par  une  discussion  assez  vive  qui  s'était  éle- 
vés à  l'extrémité  du  wagon  et  dont  il  paraissait  être  le  centre.  Je 
m'approchai,  je  prêtai  l'oreille,  et  je  reconnus  qu'il  discutait  avec 
un  chapelain  de  l'armée  fédérale  (mon  voisin  de  lit  par  paren- 
thèse) la  question  de  savoir  si  la  polygamie  était  interdite  par  l'évan- 
gile. Le  chapelain  soutenait  l'affirmative,  naturellement.  Mais  son 
jeune  contradicteur  tenait  bon,  et  je  fus  frappé  de  l'ardeur  qu'il 
apportait  dans  son  argumentation, tout  en  remarquant  qu'il  ne  s'y 
mêlait  aucune  ironie  ni  même  aucune  intention  irrespectueuse.  Je 
me  demandais  avec  curiosité  à  quel  interlocuteur  le  chapelain  pou- 
vait bien  avoir  affaire,  lorsque  quelques  paroles  et  quelques  argu- 
mens  échangés  de  part  et  d'autre  me  firent  deviner  l'énigme  :  ce 
jeune  homme,  à  l'air  si  poli,  à  la  mise  si  soignée,  à  la  voix  si  douce, 
était  un  mormon,  et  c'était  à  cause  de  cela  que  la  question  de  la 
polygamie  lui  tenait  si  fort  à  cœur.  Peu  à  peu  le  bruit  de  la  pré- 
sence d'un  mormon  se  répandit  dans  le  train.  Un  cercle  se  forma 
autour  de  lui,  et  la  discussion  devint  générale,  chacun  voulant  pla- 
cer son  mot,  jusques  et  y  compris  le  conducteur  du  deeping  car, 
qui  se  mit,  tout  comme  le  chapelain,  à  argumenter  contre  le  mor- 
mon, à  grand  renfort  de  textes.  Je  ne  m'imagine  pas  chez  nous,  — 
peut-être  à  tort,  —  un  chef  de  train  citant  des  versets  de  l'évangile. 
Mais  bientôt  la  discussion  dégénéra  en  personnalités. 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Combien  avez-vous  de  femmes?  lui  demanda  assez  brutale- 
ment un  voyageur. 

—  Je  ne  suis  pas  encore  marié,  répondit-il. 

—  Alors  vous  n'êtes  pas  un  bon  mormon. 

—  Sans  doute,  je  ne  suis  pas  aussi  bon  mormon  que  je  le  devrais, 
répliqua-t-il  avec  douceur,  mais  je  m'efiorce  de  le  devenir. 

Je  me  rappelai  la  réponse  de  Saint-Preux  à  Wolmar  :  u  Étes-vous 
chrétien?  —  Je  m'efforce  de  l'être,  »  et  cette  humilité  me  disposa  en 
faveur  du  mormon.  Il  devait  quelques  minutes  après  en  donner  une 
preuve  plus  frappante  encore  :  une  jeune  femme  ayant  fait  à  demi- 
voix  une  observation,  il  la  pria  fort  poUment  de  la  répéter. 

—  Ce  n'est  pas  à  vous  que  je  parle,  monsieur,  dit-elle  avec  une 
hauteur  insultante. 

Le  mormon  rougit  sous  l'affront,  mais  il  se  contint  et  répondit 
avec  beaucoup  de  politesse  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  madame;  je  croyais  que  vous 
m'aviez  parlé. 

Je  fus  choqué  de  cette  rudesse  peu  chrétienne,  et  lui  adressant  la 
parole  à  mon  tour,  j'eus  soin  de  le  faire  avec  beaucoup  d'égards. 
Mais  cet  incident  pénible  avait  refroidi  un  peu  la  discussion,  qui 
en  resta  là. 

Ma  politesse  ne  devait  cependant  pas  être  perdue.  Vers  la  fin 
de  la  journée,  le  jeune  mormon  vint  s'asseoir  auprès  de  moi  et 
engagea  de  nouveau  la  conversation.  Il  me  raconta  son  histoire.  Son 
père  avait  cinq  femnes  et  trente-cinq  enfans.  Il  était  lui-même  le 
quatrième  ou  cinquième  fils  (je  ne  me  rappelle  plus  exactement  son 
numéro  )  et  il  avait  été  désigné  à  l'âge  de  vingt  ans  par  le  conseil 
suprême  des  mormons  pour  faire  partie  d'une  de  ces  bandes  déjeunes 
missionnaires  que  le  conseil  envoie  presque  annuellement  eu  Europe 
pour  recruter,  en  particulier  parmi  les  femmes,  des  adhérens  à  la 
foi.  Il  a  passé  quelque  temps  à  Paris,  mais  sans  succès,  et  bien 
qu'il  y  ait  en  France,  m'a-t-il  affu'mé,  quelques  agens  secrets  du 
mormonisme,  il  se  plaint  amèrement  de  notre  législation  restric- 
tive qui  ne  lui  a  pas  permis  de  faire  des  conférences  publiques. 
C'est  en  Angleterre  surtout  qu'il  a  exercé  son  apostolat,  non  sans 
que  les  meetings  tenus  par  lui  aient  été  souvent  troublés  par  des 
manifestations  hostiles  de  la  populace,  mais  aussi,  du  moins  il 
l'espère,  non  sans  que  la  semence  jetée  par  lui  ait  germé  dans 
quelques  cœurs.  Malheureusement,  il  s'est  fatigué  le  cerveau  à  étu- 
dier jour  et  nuit  les  Écritures  et  la  théologie  pour  être  en  état  de 
tenir  tête  aux  révérends  qui  venaient  argumenter  avec  lui  dans  les 
meetings,  et  il  en  est  arrivé  à  un  tel  état  d'épuisement  intellectuel 
qu'il  a  dû  prendre  son  parti  de  renoncer,  temporairement  du  moins, 


A   TRAVEES   LES   ÉTATS-UNIS.  271 

à  son  métier  de  missionnaire,  et  de  venir  prendre  quelque  repos  au 
foyer  paternel,  foyer  qu'il  n'a  pas  laissé  d(^sert  an  rtste,  car,  à  l'ex- 
ception d'une  de  ses  sa  urs  mariée  et  de  deux  autres  frères,  mis- 
sionnaires également,  tous  les  autres  enfans  de  son  père,  soit  à  bien 
compter  trente  et  un,  sont  demeures  auprès  de  lui. 

Peu  à  peu  ma  nouvelle  connaissance  revient  à  la  conversation  du 
matin  et  s'exalte  un  peu  en  parlant  :  «  Vous  avez  vu  comme  cette 
dame  m'a  répondu,  me  dit-il,  et  cependant  je  lui  avais  parlé  très 
poliment.  Voilà  comme  on  nous  traite,  nous  autres  mormons,  fu  Amé- 
rique. On  cruit  faire  œuvre  pie  en  nous  injuriant.  On  nous  calomnie 
sans  nous  connaître  ;  et  cependant  nous  ne  demandons  qu'à  être 
connus,  car  il  n'y  a  rien  à  cacher  dans  nos  vies.  Aussi  suis-je  con- 
tent d'avoir  obtenu  du  chapelain  avec  lequel  je  discutais  tout  à  l'heure 
et  qui  est  correspondant  de  ÏEvening  Star  de  Washington,  qu'il 
s'arrêterait  une  journée  à  Salt-Lake  City  et  qu'il  rendrait  compte 
impartialement  dans  son  journal  de  tout  ce  qu'il  aurait  vu.  » 

L'idée  me  vient  aussitôt  que  je  pourrais  peut-être  mettre  à  profit 
l'honneur  d'une  collaboration  trop  fréquente  à  la  Revue  des  Deux 
Mondes  pour  partager  avec  le  chapelain-journaliste  cette  occasion 
inespérée.  Je  dis  à  mon  nouvel  ami  que,  sans  être  correspondant  d'un 
journal,  je  ne  suis  pas  moi-même  sans  quelques  relations  littéraires 
en  France,  et  que  je  serais  disposé  à  rendre  compte,  avec  une  impar- 
tialité au  moins  égale  à  celle  du  chapelain,  de  tout  ce  que  j'aurais 
vu,  s'il  m'était  permis  de  m'associer  à  lui.  11  saute  avec  joie  sur 
cette  idée.  «  Vous  descendrez  tous  les  deux  chez  mon  père,  s'écrie- 
t-il.  Il  demeure  à  Ogden,  où  nous  arriverons  ce  soir.  Vous  couche- 
rez chez  lui  et  demain  je  vous  mènerai  à  Salt-Lake-City,  où  je  vous 
procurerai  la  connaissance  de  quelques  personnes.  JNous  revien- 
drons le  soir  à  Ogden  et  vous  pourrez  prendre  le  train  du  Central- 
Pacific  pour  San-Francisco.  »  J'hésite  un  peu  d'abord  à  accepter 
cette  invhation,  trouvant  qu'il  y  aurait  de  ma  part  quelque  indis- 
crétion à  me  mêler  aux  joies  de  celte  réunion  de  famille.  Puis  je  me 
ravise.  «  Après  tout,  me  dis-je,  ce  père  de  trente-cinq  enfans  ne 
saurait  avoir  pour  chacun  d'eux  une  tendresse  bien  vive,  et  la 
rentrée  de  l'un  d'eux  au  bercail,  même  après  une  absence  de  trois 
années,  ne  produira  vraisemblablement  pas  grand  émoi.  Je  finis 
par  accepter  cette  offre,  ne  voulant  pas  perdre  cette  occasion  unique 
de  coucher  sous  le  toit  d'un  mormon,  et  je  vais  m'entendre  avec 
le  chapelain,  dont  je  trouve  la  curiosité  tout  aussi  éveillée  que  la 
mienne.  Peu  à  peu  le  bruit  se  répand  dans  le  wagon  qu'un  cor- 
respondant de  l'/ivening  Star  et  un  French  count  vont  s'arrêter  à 
Ogden  pour  coucher  chez  un  mormon,  et  nous  devenons  l'objet  d'une 
certaine  curiosité,  d'autant  plus,  nous  dit-on,  que  ce  qui  nous  a  été 
offert  est  fort  rare  et  que  les  mormons,  généralement  très  jaloux, 


272  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

comme  tous  les  peuples  polygames,  n'admettent  pas  volontiers  des 
étrangers  en  présence  de  leurs  femmes.  Un  peu  avant  notre  arrivée 
à  Ogden,  le  conducteur  du  sleeping  car  me  prend  à  part  et  me 
demande  s'il  est  bien  vrai  que  je  ferai  paraître  un  récit  de  ma  visite 
chez  les  mormons  dans  un  recueil  français,  ou  si  je  me  suis  servi 
tout  simplement  de  ce  prétexte  pour  accompagner  le  chapelain. 
Je  lui  réponds  que,  sans  m'engager  à  rien,  il  serait  fort  possible  que 
je  publiasse  quelques  notes  sur  ce  que  j'aurais  vu.  11  me  prie  alors 
de  ne  pas  manquer  de  lui  envoyer  mon  récit  :  il  ne  sait  pas  le  fran- 
çais, mais  il  se  le  fera  traduire,  et,  pour  plus  de  sécurité,  il  me 
donne  sa  carte.  Il  se  nomme  James  Inglish  et  demeure  à  Omah, 
état  de  Nébraska. 


OGDEN  ET  SALT  LAKE  CITY. 

14-15  novembre. 

Nous  arrivons  à  Ogden  à  la  nuit  close  et  nous  descendons,  le 
chapelain,  le  mormon  et  moi,  dans  une  complète  obscurité,  sur  le 
trottoir  en  bois  de  la  gare.  «  Je  pense  qu'on  sera  venu  à  ma  ren- 
contre, »  nous  dit  notre  ami,  et  à  peine  a-t-il  prononcé  ces  mots, 
qu'il  tombe  dans  les  bras  de  quatre  grands  jeunes  gens  qui  l'en- 
tourent et  lui  serrent  les  mains  avec  force  exclamations  de  joie.  Un 
peu  en  arrière  se  tient  un  vieillard  auquel  le  jeune  mormon  va  ser- 
rer la  main  à  son  tour  avec  une  certaine  déférence.  Nous  supposons, 
le  chapelain  et  moi,  que  c'est  son  père,  et  nous  nous  tenons  à  l'écart. 
Mais,  au  bout  de  quelques  minutes,  il  revient  vers  nous  :  «  Mon  père 
n'est  pas  ici,  nous  dit-il;  la  veille  du  jour  où  est  arrivée  la  dépèche 
annonçant  mon  retour,  il  est  parti  pour  amener  ses  deux  femmes  à 
mon  frère  qui  est  missionnaire  dans  l'état  d'Arizona.  Mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  que  vous  ne  veniez  pas  chez  nous.  Ma  mère  sera  très 
heureuse  de  vous  recevoir,  et  mon  oncle  que  voiltà  viendra  passer  la 
soirée  avec  nous.  »  Nous  nous  consultons  un  moment.  En  effet,  le  cas 
devient  embarrassant.  Admettant  que  la  mère  de  notre  ami  nous  fasse, 
sur  sa  recommandation,  bon  visage,  quel  accueil  recevrons-nous  des 
quatre  autres  femmes  du  maître  de  la  maison  absent?  Cependant, 
embarqués  dans  l'aventure,  nous  voulons  aller  jusqu'au  bout,  et 
nous  lui  déclarons  que  nous  sommes  prêts  à  le  suivre.  Nous  mon- 
tons alors  avec  lui  dans  un  petit  boggy  conduit  par  un  de  ses  frères 
et  traîné  par  deux  bons  chevaux  qui  nous  font  traverser  rapide- 
ment la  petite  ville  d'Ogden.  Par  momens,  une  vive  clarté  se  pro- 
jette sur  la  route  obscure.  Ce  sont  des  magasins  éclaires  par  la 
lumière  électrique.  Nous  sortons  de  la  ville  et  notre  voiture  fuiit  par 
s'arrêter  à  la  porte  d'un  petit  jardin  précédant  une  maison  de  modeste 


A   TRAVERS   LES   ÉTATS-UNIS.  273 

apparence.  Notre  ami  saute  k  terre  et  traverse  rapidement  le  jardin. 
Nous  le  suivons.  Il  ouvre  la  porte  et  s'élance  dans  la  pièce  d'entrée 
en  s'écriant  :  There  1  ami  Aussitôt  une  femme  d'un  certain  âge  se 
lève  précipitamment  :  —  My  hoy  !  s'écrie-t-elle,  et,  se  jetant  à  son  cou, 
elle  le  tient  longten-^ps  embrassé.  Cependant  quatre  ou  cinq  jeunes 
filles  de  tout  âge  poussent  des  cris  de  joie  et  sautent  en  battant  des 
mains  autour  d'eux.  Le  jeune  homme  embrasse  chacune  d'elles  à  son 
tour,  pendant  que  sa  mère  s'essuie  les  yeux,  riant  et  pleurant  tout  à 
la  fois.  Je  me  sens  ému  par  cette  scène  à  laquelle  je  ne  m'attendais 
pas  et,  par  une  conséquence  naturelle,  un  peu  embarrassé  de  mon 
personnage.  J'avais  oublié  que,  si  le  père  de  notre  ami  avait  trente- 
cinq  enfans,  sa  mère  n'en  avait  que  sept,  et  j'avais  eu  bien  tort  de 
supposer,  en  me  faisant  ainsi  de  fête,  que  les  liens  de  famille  étaient 
moins  forts  chez  les  mormons  que  chez  les  chrétiens.  Cependant, 
nous  ne  sommes  pas  oubliés;  après  quelques  mots  d'explication 
de  son  fils,  la  mère  vient  à  nous  fort  simplement  et,  nous  souhai- 
tant la  bienvenue,  nous  invite  à  nous  asseoir.  Nous  prenons  place, 
et  pendant  que  le  chapelain  (derrière  lequel  je  ne  suis  pas  fâché  de 
m'elTacer  un  peu)  soutient  la  conversation,  je  regarde  autour  de 
moi. 

La  pièce  où  nous  sommes,  éclairée  par  une  grosse  lampe  à 
pétrole  et  chauffée  par  un  poêle,  est  assez  petite,  très  propre  et  gar- 
nie d'un  mobilier  très  simple.  Contre  la  muraille,  un  canapé  en 
velours  rouge,  autour  d'une  grande  table  ronde  quelques  chaises 
en  paille,  dans  un  coin  un  harmonium.  Sur  les  murailles  je  lis 
quelques  inscriptions  pieuses  :  God  bless  our  hoyne!  —  Pray  ivithout 
ceasing.  Sur  la  table,  je  reconnais  la  grosse  bible,  reliée  en  noir, 
qui  est  le  livre  de  famille  de  tant  de  maisons  protestantes.  A  l'as- 
pect de  tout  ce  qui  nous  environne,  je  pourrais  croire  que  nous 
sommes  tombés  dans  un  de  ces  intérieurs  puritains  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  si  bien  décrits  par  M°^^  Beecher  Stowe  dans  la  Fiancée  du 
ministre.  Mais  je  trouve  la  pièce  bien  petite  pour  toutes  les  femmes 
et  tous  les  enfans  du  chef  de  famille,  et  je  me  demande  quelle  est 
l'organisation  de  leur  vie  domestique.  Poussé  sans  doute  par  la 
même  curiosité,  le  chapelain  adresse  à  notre  ami  quelques  ques- 
tions discrètes  auxquelles  celui-ci  répond  sans  le  moindre  embar- 
ras :  «  Toutes  les  femmes  de  mon  père,  nous  dit-il,  ne  demeurent 
pas  dans  la  même  maison.  Chacune  d'elles  en  a  une  dont  elle  est 
chargée.  Vous  êtes  ici  chez  ma  propre  mère.  Deux  de  mes  demi- 
mères  [half-mothers)  demeurent  de  l'autre  côté  du  chemin.  La  qua- 
trième a  une  maison  à  Ogden  et  la  cinquième  demeure  dans  un 
autre  village,  à  2  ou  3  milles.  Quant  à  tous  ces  garçons  et  à  toutes 
ces  filles  que  vous  voyez  ici  (la  chambre  s'était  en  effet  rempli 

TOME  LIV.   —  1882.  18 


274  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

peu  à  peu),  ce  sont  mes  frères  ou  mes  demi-frères^  mes  sœurs  ou 
mes  demi-sœurs.  Mais  je  les  aime  tous  également,  »  et  il  les 
embrassa  tous  en  effet  dans  un  regard  affectueux  auquel  chacun 
et  chacune  répondit  par  un  sourire  d'assentiment. 

Satisfait  de  cette  explication,  je  me  pris  à  regarder  les  physio- 
nomies qui  m'environnaient.  Les  garçons  étaient  des  gaillards  délu- 
rés, à  l'air  intelligent  et  résolu.  La  mère  avait  une  physionomie 
distinguée,  douce,  expressive,  mais  l'air  un  peu  triste  et  harassé. 
Elle  était,  nous  dit-elle,  Norvégienne  de  naissance.  Je  me  deman- 
dais intérieurement  par  quels  chemins  mystérieux,  par  quelles 
aventures  de  cœur  et  d'imagination  cette  femme  avait  pu  passer 
pour  venir  des  rivages  de  la  mer  du  Nord  jusqu'au  versant  des 
montagnes  Rocheuses  être  la  cinquième  femme  d'un  mormon,  et 
quels  regrets  de  la  terre  natale,  des  fiords  et  des  sapins  de  la  Nor- 
vège se  cachaient  derrière  cette  physionomie  placide  et  résignée. 
Parmi  les  sœurs  du  jeune  mormon  se  trouvait  une  petite  fille  d'en- 
viron dix  ans.  Je  la  pris  sur  mes  genoux  (j'ai  un  certain  faible 
pour  les  petites  filles)  et  je  lui  demandai  comment  elle  employait 
son  temps.  Elle  me  répondit  qu'elle  allait  à  l'école  et  que  dans  les 
intervalles  elle  apprenait,  sous  la  direction  d'une  de  ses  sœurs,  la 
couture  et  un  peu  de  musique.  Tout  en  écoutant  son  gentil  babil, 
je  ne  pouvais  penser  sans  tristesse  à  la  destinée  qui  l'attendait  pro- 
bablement, à  cette  existence  de  harem  sous  les  aspects  de  laquelle 
il  m'était  encore  impossible  de  ne  pas  considérer  la  vie  des  mor- 
monnes.  Et  cependant  j'étais  bien  obligé  de  convenir  à  part  moi  qu'il 
était  impossible  aussi  d'imaginer  un  intérieur  plus  décent,  plus  res- 
pectable, plus  uni,  au  moins  d'apparence,  que  celui  où  je  me  trouvais. 
La  conversation  languissait  cependant  :  «  Faites-nous  donc  un  peu  de 
musique,  Suzie,  »  dit  notre  ami  à  l'une  de  ses  sœurs.  Sans  se  faire 
prier,  la  jeune  fille  se  dirigea  vers  l'harmonium.  Je  prêtai  l'oreille 
avec  attention,  m' attendant  à  entendre  quelque  mélopée  extraordi- 
naire. Mais  elle  nous  joua  tout  simplement  la  valse  de  la  Traviata. 
Cette  pauvre  i)«we  aux  camélias  !  ]&  savais  bien  que,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  elle  est  en  train  de  faire  le  tour  du  monde,  mais  je 
ne  m'attendais  pas  à  la  rencontrer  aussi  loin. 

Nous  passons  dans  la  salle  à  manger.  J'allais  m' asseoir  sans  façon, 
quand  je  vois  que  tout  le  monde  est  encore  debout.  «  Voulez-vous 
avoir  la  bonté  de  dire  les  grâces  ?  »  dit  le  jeune  mormon  en  s'adres- 
sant  au  chapelain.  Celui-ci,  sans  témoigner  aucune  surprise,  récita 
à  haute  voix,  tout  le  monde  l'écoutant  dévotement,  cette  courte  et 
belle  prière,  commune  aux  protestans  et  aux  catholiques,  dont  on 
fait  précéder  les  repas  dans  les  intérieurs  pieux  des  deux  commu- 
nions. Puis  nous  nous  mettons  à  table,  la  mère  et  une  des  sœurs,  la 
cuisinière  probablement,  servant  et  s' asseyant  tour  à  tour  comme 


A    TRAVERS   I.ES   ÉTATS-UNIS.  275 

dans  l'intérieur  de  nos  riches  fermiers  ;  le  repas  fini,  nous  repassons 
dans  la  première  pièce.  A  ce  moment  entre  ronde  de  notre  ami, 
celui  que  nous  avions  rencontré  à  la  gare.  «  Je  vais  vous  laisser 
avec  mon  oncle,  nous  dit-il  alors  ;  si  vous  avez  quelques  questions 
à  poser  sur  notre  foi  et  sur  nos  mœurs,  il  sera  mieux  que  moi  en 
état  de  vous  répondre.  Pour  moi,  je  vais,  si  vous  le  permettez,  pas- 
ser dans  la  chambre  à  côté  pour  causer  avec  ma  mère  et  mes  sœurs, 
car  nous  avon<5  bien  des  choses  à  nous  dire.  »  Ainsi  fut  fait,  et  nous 
demeurâmes,  le  chapelain  et  moi,  en  tête-à-tête  avec  le  vieillard. 
Notre  nouvel  interlocuteur  était  un  homme  d'assez  grand  âge, 
mais  droit,  sec,  vert,  aux  traits  plutôt  ascétiques.    11  était  entré 
dans  la  chambre  un  grand  bâton  et  une  lanterne  à  la  main,  la  tête 
couverte  d'un  chapeau  de  feutre  noir  à  larges  bords  et  enveloppé 
jusqu'aux  pieds  dans  un  épais  manteau  de  drap  retenu  è  son  cou 
par  une  chaînette  en  cuivre.  Ainsi  mon  imagination  se  serait  assez 
volontiers  représenté  le  vieux  Silas  Deans  de  la  Prison  d'Edimbourg, 
le  père  de  Jeanie  et  de  la  malheureuse  Eiïie.  Nous  étions  un  peu 
embarrassés,  car,  même  lorsqu'on  y  est  invité,  il  est  toujours  déli- 
cat d'interroger  un  homme  sur  sa  foi  et  surtout  sur  ses  mœurs. 
Notre  chapelain,  auquel  je  laissais  naturellement  le  dé  de  la  conver- 
sation, finit  cependant  par  lui  demander  :  «  Y  a-t-il  longtemps  que 
vous  demeurez  dans  le  pays?  »  Cette  question  banale  suffit  pour 
rompre  la  glace.  «  Oh!  oui,  répondit  le  vieillard;  je  suis  un  des 
rares  survivans  de  ceux  ,qui  sont  arrivés  ici  avec  Brigham  Young. 
Vous  savez  qu'après  l'indigne  massacre  du  chef  de  notre  religion, 
Joseph  Smith,  dans  la  prison  de  Garthage,  Brigham  Young  rassem- 
bla tous  ses  disciplps,  pour  lesquels  il  n'y  avait  plus  de  sécurité 
dans  l'état  d'IUiaois,  où  ce  crime  affreux  s'était  passé,  et  qu'il  entre- 
prit, conformément  aux  ordres  qu'il  avait  reçus  de  Dieu  en  songe, 
•de  les  conduire  à  travers  le  désert  vers  une  nouvelle  terre  promise. 
Ah!  le  chemin  fut  rude.  Il  n'y  avait  pas  de  chemin  de  fer  alors  ;  il 
n'y  avait  même  pas  de  route  tracée  dans  les  prairies,  et  à  l'excep- 
tion peut-être  de  quelques  chercheurs  d'aventures,  personne  n'avait 
traversé  la  chaîne  des  montagnes  Rocheuses.  Hommes,  femmes, 
enfans,  nous  voyagions  tous  à  pied  ou  dans  des  chariots,  et  nous 
étions  obligés  à  la  fois  de  trouver  à  nous  nourrir  et  de  veiller  à 
nous  défendre  contre  les  animaux  sauvages  et  contre  les  Indiens. 
Les  Indiens  étaient  ceux  que  nous  redoutions  le  moins.  Nous  allions 
à  eux.  «  Nous  sommes,  leur  disions-nous,  des  victime?  comme  vous, 
des  proscrits  comme  vous.  Laissez-nous  passer.   »  Et  ils  ne  nous 
faisaient  point  de  mal.  Mais  ce  n'en  fut  pas  moins  un  dur  exode, 
et  la  seule  chose  qui  soutenait  nos  courages,  c'était  la  pensée  que 
nous  ressemblions  aux  Israélites  dans  le  désert  et  la  confiance 


276  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

que,  comme  eux,  Dieu  ne  nous  abandonnerait  pas.  Brigham  Young 
ne  nous  disait,  pas  où  il  nous  conduisait.  Peut-être  ne  le  savait- il 
pas  lui-même.  Il  se  bornait  à  nous  dire  que  Dieu,  dans  une  vision, 
lui  avait  fait  voir  l'endroit  où  nous  devions  nous  arrêter.  Enfin  lors- 
qu'à trois  ou  quatre  journées  démarche  des  montagnes  Rocheuses, 
nous  sommes  arrivés  sur  les  bords  du  lac  Salé  que  vous  verrez 
demain,  et  qui  ne  portait  alors  aucun  nom, Brigham  Young  s'écria  : 
«  C'est  ici  le  lieu  que  Dieu  m'a  fait  voir  en  songe,  où  nous  allons 
construire  une  nouvelle  Sion.  »  Et  c'est  en  effet  sur  l'emplacement  de 
notre  dernier  campement  que  nous  avons  construit  la  ville  que  vous 
appelez  Sait  Lake  City,  mais  que  nous,  nous  nommons  Sion.  Nous 
n'étions  pas  cependant  au  bout  de  nos  peines,  car  il  fallait  vivre  et 
la  contrée  était  absolument  inculte.  Nous  nous  sommes  adonnés  aus- 
sitôt à  l'agriculture  et  nous  sommes  toujours  restés  depuis  un  peuple 
agricole.  Mais  il  s'est  écoulé  bien  du  temps  avant  que  les  produits 
de  nos  travaux  fussent  suffisans  pour  satisfaire  à  nos  besoins.  Bien 
souvent  je  me  rappelle  m'être  promené,  mourant  presque  de  faim, 
dans  le  petit  jardin  que  je  cultivais  et  avoir  regardé  avec  angoisse 
si  les  légumes  que  j'avais  plantés  poussaient  assez  rapidement  pour 
subvenir  à  mes  repas  des  jours  suivans.  Mais,  grâce  au  Tout-Puis- 
sant, ces  épreuves  ont  pris  fin.  Sa  bénédiction  s'est  étendue  sur 
moi  comme  sur  les  autres  enfans  de  son  peuple  et  je  suis  aujour- 
d'hui, sinon  riche,  du  moins  dans  l'aisance,  comme  le  sont  devenus 
au  reste  tous  ceux  que  vous  appelez  les  mormons,  grâce  à  leur  foi, 
à  leur  persévérance  dans  le  travail  et  à  la  pureté  de  leurs  mœurs.  » 
Tout  ce  long  récit  avait  été  débité  avec  une  gravité  et  une  émo- 
tion concentrée  qui  produisirent  sur  moi  une  certaine  impression. 
Je  ne  sais  s'il  en  fut  de  même  du  chapelain;  mais  en  tout  cas  ce  fut 
avec  beaucoup  de  sérieux  qu'il  lui  demanda  :  «  Ainsi  vous  croyez 
que  votre  peuple  est  l'objet  d'une  protection  particulière  de  Dieu 
comme  l'était  autrefois  le  peup'e  d'Israël  et  que  c'est  sa  main 
qui  vous  a  conduits  ici.  —  C'est  notre  conviction,  reprit  notre 
interlocuteur;  nous  sommes  un  peuple  biblique  [a  Bible  people)\ 
aussi,  tandis  que  vous  nous  appelez  mormons,  sans  doute  à  cause 
du  livre  de  Mormon,  qui  est  en  effet  un  de  nos  ouvrages  sacrés,  le 
nom  que  nous  nous  donnons  à  nous-mêmes  est  celui  d'église  de 
Jésus-Christ  des  saints  des  derniers  jours  [church  of  Jésus  Christ 
oflatter  days  saints)^  en  souvenir  de  l'église  des  saints  des  premiers 
jours,  auxquels  nous  nous  efforçons  de  ressembler,  et  nous  appelons 
comme  eux  gentils  tous  ceux  qui  n'appartiennent  pas  à  notre  foi. 
Nous  avons  conservé,  en  effet,  autant  que  possible  l'organisation  de 
la  primitive  église,  dont  nous  nous  croyons  plus  près  qu'aucune 
communion  chrétienne,  et  nous  avons  la  ferme  croyance  que  nous 


A   TRAVERS   LES   ÉTATS-UNIS.  277 

sommes  appelés  par  Dieu  à  prêcher  et  à  répandre  par  tout  l'univers 
la  révélation  de  Joseph  Smith,  qui  n'est  que  le  complément  delà 
révélation  chrétienne.  » 

A  ces  mots,  notre  figure,  au  chapelain  et  à  moi,  exprima  proba- 
blement une  certaine  surprise,  car  il  reprit  avec  vivacité  :  «  Je 
vous  étonne,  n'est-ce  pas?  voilà  bien  comme  vous  êtes,  vous  autres 
gentils.  Vous  nous  jugez  sans  nous  connaître  et  vous  nous  calom- 
niez. Vous  ne  savez  qu'une  chose  des  mormons,  c'est  qu'ils  prati- 
quent la  polygamie,  et  vous  en  concluez  que  nous  sommes  un 
peuple  débauché,  païen,  adorant  peut-être  des  idoles.  Vous  ne 
savêz  pas  que  nous  croyons  tout  ce  que  vous  croyez  et  qu'il  n'y  a 
pas  un  article  de  foi  de  la  religion  chrétienne  qui  ne  soit  adopté 
par  nous.  Seulement,  nous  croyons  autre  chose  encore,  et  nous 
avons  complété  la  révélation  chrétienne  par  la  révélation  de  Joseph 
Sîiiith,  que  nous  considérons  comme  le  plus  grand  bienfaiteur  de 
l'humanité  après  le  Christ. 

—  Ainsi  vous  croyez  tout  ce  que  nous  autres  chrétiens  nous 
croyons?  dit  le  chapelain,  non  moins  étonné  que  moi. 

—  Parfaitement. 

—  Voulez- vous  me  permettre  de  m'en  assurer  mieux  encore  ?  Je 
vais  vous  réciter  le  symbole  des  apôtres,  et  vous  aurez  la  bonté 
de  m'interrompre  s'il  y  a  quelque  article  que  vous  n'acceptez 
point.  » 

Ainsi  fut  fait,  et  le  chapelain  récita  lentement,  d'une  voix  grave, 
le  symbole  des  apôtres,  le  mormon  faisant  de  la  tête  un  signe  d'as- 
sentiment à  chaque  article.  Quand  le  chapelain  eut  fini  :  «  Il  y  a 
un  article,  dit  le  mormon,  que  nous  acceptons,  mais  que  nous 
n'interprétons  pas  tout  à  fait  comme  vous.  C'est  celui  de  la  des- 
cente aux  enfers.  Nous  croyons  que  pendant  ce  temps  le  Christ  est 
venu  en  Amérique  apporter  la  bonne  nouvelle  à  ceux  des  enfans 
d'Israël  qui  étaient  venus  à  travers  les  mers  peupler  ce  continent. 
C'est  l'histoire  de  ces  peuplades  dispersées  du  peuple  de  Dieu  qui 
est  racontée  dans  le  livre  de  Mormon,  dont  l'existence  et  la  décou- 
verte furent  une  des  premières  révélations  de  Dieu  à  Joseph  Smith. 
Nous  mettons  ce  hvre  au  même  rang  que  la  Bible  et  les  Évangiles, 
que  nous  acceptons  dans  leur  entier.  Nous  avons  les  mêmes  sacre- 
mens  que  vous,  le  baptême  et  la  communion  dont  nous  faisons  un 
usage  très  fréquent.  Seulement  nous  avons  conservé  le  baptême 
par  immersion,  tel  qu'il  était  pratiqué  dans  la  primitive  église,  et 
nous  croyons  que  c'est  une  impiété  d'en  avoir  changé  la  forme. 

—  Mais  al()rs,  dit  le  chapelain,  prenant  son  courage,  si  vous 
acceptez  les  dogmes  du  christianisme,  vous  devez  aussi  ac'cepter  sa 
morale.  Comment  pratiquez-vous  donc  la  polygamie? 

—  Je  vous  attendais  là,  reprit  le  vieux  mormon  avec  feu.  La  poly- 


278  BEVrE   DES    DEUX   MONDES. 

garnie,  c'est  toujours  ce  qui  préoccupe  les  gentils  quand  ils  parlent 
de  nous.  Ils  croient  que  c'est  la  pierre  angulaire  de  notre  foi,  et  ils  ne 
savent  pas  que  ce  n'est  qu'un  accessoire  dans  nos  croyances.  Mais  je 
vous  répondrai  sur  ce  point.  La  polygamie  est,  vous  n'en  discon- 
viendrez point,   formellement  autorisée  par  la  Bible,  et  nous  ne 
voyons  nulle  part  dans  l'Évangile  qu'elle  soit  formellement  défen- 
due. Ea  ayant   chacun  plusieurs  femmes,   nous  croyons  d'abord 
mettre  en  pratique  le  précepte  que  Dieu  a  donné  aux  hommes  au 
commencement  du  monde  :  «  Croissez  et  multipliez-vous.   »   La 
polygamie  favorise  le  rapide  développement  de  l'espèce.  Comme  il 
y  a  toujours  un  certain  nombre  d'hommes  qui  ne  peuvent  pas  ou 
ne  veulent  pas  se  marier,  on  voit  chez  les  gentils  un  grand  nombre 
de  vieilles  filles  qui  consument  inutilement  leur  vie  dans  la  stéri- 
lité et  aans  l'aigreur.  Rien  de  semblable  chez  nous.  Toutes  les 
filles  trouvent  un  mari.  Ensuite  nous  croyons  que  la  polygamie  favo- 
rise la  pureté  des  mœurs.  Oh  !  je  sais  bien  ce  que  vous  dites  à  ce 
sujet.  Vous  croyez  que  nous  sommes  des  hommes  comme  les  pachas 
d'Orient,  adonnés  à  la  volupté  et  à  la  luxure,  que  nous  vivons  dans 
une  sorte  de  harem  peuplé  non  d'épouses  légitimes,  mais  d'esclaves 
favorites,  choisies  au  gré  de  nos  caprices,  et  que  dans  nos  rapports 
avec  elles  nous  ne  cherchons  que  la  satisfaction  de  nos  fantaisies 
et  de  nos  passions.   C'est  une  erreur  profonde.  Le  lien  conjugal 
n'est  pas  moins  en  honneur  chez  nous  que  chez  vous.  Chacune  de 
nos  épjuses  a,  sauf  de  très  rares  exceptions,  sa  maison   et  son 
foyer;  chacune  a  droit  aux  mêmes  égards,  à  la  même  tendresse,  et 
un  mormon  ne  pourrait  pas  commettre  un  plus  grand  péché  que  de 
favoriser  l'une  aux  dépens  des  autres.  Si  même  cette  faveur  se  "tra- 
duisait ouvertement,  s'il  vivait  toujours  avec  l'une  et  néj;ligeait  les 
autres,  l'autorité  civile,   qui  se  confond  chez  nous  avec  l'autorité 
religieuse,  ne  tarderait  pas  à  intervenir  et  il  serait  l'objet  d'une 
réprimande  publique.  Il  doit,  au  contraire,  demeurer  successive- 
ment avec  chacune  d'elles  un  temps  à  peu  près  égal  et  autant  que 
possible  aller  voir  chaque  jour  celles  avec  lesquelles  il  ne  demeure 
pas  pour  le  moment.  Ainsi  fais-je  avec  mes  deux  femmes  ;  ainsi  fait 
mon  frère  avec  les  siennes.  Chacune  d'elles  est  aussi  respectée, 
aussi  chérie  par  nous  que  pourrait  l'être  une  épouse  unique,  et 
parce  que  nous  avons  le  cœur  assez  large  pour  partager  ainsi  notre 
amour  entre  plusieurs,  nous  ne  nous  croyons  pas  inférieurs  à  ceux 
qui  prétendent  n'aimer  qu'une  seule  femme  (1).  » 

(1)  A  en  croire  un  livre  publié  il  y  a  trois  ans  par  une  mormonne  revenue  de  son 
erreur,  SOUS"  ce  titre  ■.Women''s  Life  in  [/<a/i,  la  condition  des  femmes  ne  serait  pas  aussi 
douce  et  elles  auraient  au  contraire  beaucoup  à  souflrir  de  l'indillérence  et  des  infidé- 
lités de  leurs  maris.  Je  ne  préteuds  rien  affirmer  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  Je  me 
borne  à  rappprter  ces  deux  témoignages  également  intéressés. 


A   TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  279 

Je  crus  remarquer  que  les  yeux  de  notre  interlocuteur  commen- 
çaient à  briller  d'un  éclat  qui  ne  sentait  pas  seulement  l'ardeur 
religieuse,  et  je  me  demandais  si  l'oreille  du  satyre  ne  commençait 
pas  à  percer  sous  le  masque  du  fanatique.  Le  chapelain  était  évi- 
demment résolu  à  n'engager  aucune  controverse.  Aussi  se  borna-t-il 
à  demander  :  «  Est-ce  qu'il  n'arrive  pas  qu'il  s'élève  entre  vos 
femmes  des  querelles  suscitées  par  la  jalousie  qui  troublent  la  paix 
de  vos  intérieurs? 

—  Sans  doute,  reprit  le  mormon,  cela  peut  arriver  quelquefois, 
Suzie  peut  se  plaindre  qu'on  témoigne  trop  de  tendresse  à  Bessie, 
ou  Bessie  qu'on  témoigne  trop  de  tendresse  à  Suzie,  mais  ce  sont 
de  ces  légers  nuages  qu'un  bon  mari  sait  bien  vite  dissiper.  Est-ce 
qu'il  n'y  a  pas  aussi  des  querelles  dans  vos  intérieurs  monogames? 
Tenez,  voulez-vous  me  permettre  de  vous  parler  franchement? 
(Et  ici  le  vieillard  s'anima  et  commença  à  parler  avec  une  cer- 
taine éloquence.)  Vous  autres  peuples  qui  pratiquez  la  monogamie, 
vons  prétendez  à  des  vertus  que  vous  êtes  incapables  de  pratiquer. 
\ous  n'avez  et  vous  n'aimez,  dites-vous,  qu'une  seule  femme.  C'est 
à  merveille.  Mais  combien  y  a-t-il  de  maris  qui  prennent  des  maî- 
tresses, et  combien  y  a-t-il  de  femmes  qui  prennent  des  amans? 
Chez  nous  l'adultère  est  inconnu,  et  si  une  femme  commettait  un 
adultère,  je  ne  sais  si  nous  ne  la  lapiderions  pas  selon  l'ancienne 
loi,  tant  le  crime  serait  grand  à  nos  yeux.  Demain,  en  vous  pro- 
menant dans  les  rues  de  Sait  Lake  City,  vous  ne  verrez  pas  un  seul 
enfant  abandonné  ou  mendiant.  Combien  y  a-t-il  sur  le  pavé  de 
vos  grandes  villes  d'enfans  qui  ne  connaissent  pas  leurs  pères  ? 
Chez  nous  les  naissances  illégitimes  sont  inconnues.  Nous  prenons 
soin  de  nos  enfans  et  nous  les  faisons  instruire.  Si  vous  rencontrez 
un  ivrogne,  ce  sera  un  gentil,  ce  ne  sera  pas  un  mormon.  Ce  n'est 
pas  que  l'usage  du  vin  nous  soit  formellement  interdit,  mais  il 
nous  suffit  d'avoir  lu  dans  l'I^criture  les  péchés  que  l'ivresse  a  fait 
commettre  aux  enfans  d'Israël  pour  que  nous  nous  tenions  en  garde 
contre  elle.  La  principale  différence  qu'il  y  a  entre  vous  et  nous, 
c'est  que  nous  observons  notre  loi,  tandis  que  vous  n'observez  pas 
la  vôtre.  Aussi  sommes-nous  convaincus  qu'un  jour  ou  l'autre  le 
monde  nous  rendra  justice  et  que  c'est  par  nous  qu'il  sera  régé- 
néré. » 

Pendant  que  le  mormon  débitait  avec  une  âpreté  singulière  cette 
diatribe  contre  les  sociétés  chrétiennes,  dans  laquelle  j'étais  obligé 
de  reconnaître  qu'il  entrait  bien  un  peu  de  vérité,  j'entendais  dans 
la  pièce  à  côté  un  bruit  incessant  de  voix  juvéniles,  de  portes  qui 
s'ouvraient  et  se  refermaient,  d'exclamations  joyeuses  et  d'em- 
brassades sonores  :  c'étaient  évidemment  les  frères  et  sœurs  de 
notre  jeune  ami  qui  venaient  lui  souhaiter  la  bienvenue.  Parfois 


2S0  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

la  porte  de  notre  petit  salon  s'ouvrait,  et  une  des  jeunes  filles,  pro- 
baMement  chargée  du  soin  de  la  maison,  venait  mettre  une  bûche 
au  poêle  qui  ronflait  doucement,  ou  bien  elle  s'occupait  de  préparer 
nos  chambres  et  traversait  la  pièce  portant  à  la  main  des  brocs  ou  des 
serviettes.  Blonde,  fraîche,  avec  une  jolie  taille  et  de  grands  cheveux 
flottans  sur  son  dos,  elle  ne  manquait  pas  d'un  certain  charme. 
Pour  moi,  qui  m'imaginais  assez  sottement  (j'en  demande  pardon 
à  mes  lecteurs,  mais  peut-être  quelques-uns  partageaient-ils  mon 
erreur)  que  mormons  et  mormonnes  avaient  des  mœurs  et  des  toi- 
lettes à  eux  particulières,  je  me  demandais,  en  regardant  ce  qui 
m'environnait,  ce  petit  salon  si  décent  d'aspect,  ces  inscriptions 
pieuses  sur  les  murailles,  cette  grosse  bible  sur  la  table  ronde,  si 
je  n'étais  pas  le  jouet  d'une  mystification  et  si  tout  à  l'heure  on 
n'allait  pas  m'apprendre  avec  force  éclats  de  rire  que  je  me  trou- 
vais tout  simplement  dans  fintérieur  d'une  famille  protestante.  Je 
fus  cependant  convaincu  de  la  réalité  de  mon  séjour  au  pays  des 
mormons,  lorsque,  rentrant  dans  la  chambre  avec  sa  mère  et  ses 
sœurs,  mon  jeune  ami  me  présenta  à  une  de  ses  demi-mères,  qui 
était  venue  également  l'embrasser. 

Il  était  temps  d'aller  nous  coucher.  On  me  donna  le  choix  entre 
partager  le  large  lit  du  chapelain  dans  la  plus  belle  chambre  de  la 
maison  (la  chambre  du  mari  sans  doute)  ou  bien  avoir  à  moi  seul, 
dans  une  petite  pièce,  la  jouissance  solitaire  d'une  couchette  assez 
étroite.  Trouvant  que  la  première  proposition  avait  quelque  chose 
de  par  trop  patriarcal  j'optai  pour  la  couchette,  où  je  m'endormis 
avec  peine  d'un  sommeil  un  peu  agité.  Je  rêvais  que  je  m'étais  fait 
mormon,  que  j'étais  devenu  le  mari  de  plusieurs  femmes  et  que, 
faute  î-ans  doute  de  savoir  aussi  bien  m'y  prendre  que  le  vieux 
mormon,  je  ne  pouvais  arriver  à  faire  vivre  en  paix  Suzie,  Bessie 
et  plusieurs  autres  encore. 

Le  lendemain  matin,  réveillé  un  des  premiers,  je  sortis  de  la 
maison  et  je  cherchai  à  faire  connaissance  avec  l'endroit  où  nous 
avions  passé  la  nuit.  Il  faisait  un  temps  froid,  mais  clair,  et,  à 
quelques  lieues  de  nous,  la  ligne  sombre  des  montagnes  Bûcheuses 
se  dessinait  nettement  sur  un  ciel  d'un  bleu  pâle.  La  maison 
de  notre ^hôte  était  située  un  peu  en  dehors  de  la  petite  ville 
d'Ogden,  au  centre  d'un  grand  verger.  Dans  ce  même  verger 
étaient  semées  d'autres  maisons  plus  petites,  dont  les  unes  sem- 
blaient également  des  maisons  d'habitation,  les  autres  de  sim- 
ples dépendances.  De  l'autre  côté  d'un  cheuiin  assez  large,  je 
remarquai  une  maison  basse  et  longue,  environnée  de  bâtimens 
agricoles  d'une  certaine  importance.  Comme  je  regardais  tout  cela, 
en  me  demandant  par  qui  toutes  ces  habitations  pouvaient  bien  être 
occupées,  je  vis  sortir  de  la  maison  une  des  jeunes  filles  avec  les- 


A   TRAVERS   LES    ETATS-UNIS.  281 

quelles  nous  avions  dîné  la  veille.  Elle  portait  une  robe  de  mérinos 
bleu  et  une  large  capeline  blanche,  sans  doute  pour  préserver  du 
soleil  son  teint  des  plus  roses.  Gomme  elle  me  souhaitait  le  bon- 
jour au  passage,  je  lui  demandai,  pour  engager  la  conversation,  où 
elle  allait  si  matin  :  u  Je  rentre  chez  moi,  me  répondit-elle;  je  ne 
demeure  jias  ici,  mais  dans  cette  grande  maison  de  l'autre  côté  du 
chemin  :  c'est  la  maison  de  ma  mère.  Je  suis  venue  passer  la  soirée 
hier  chez  ma  demi-mère  parce  que  j'avds  envie  de  voir  mon  frère 
et  aussi  parce  que  j'avais  de  l'ouvrage  à  faire.  C'est  moi,  ajoutâ- 
t-elle, qui  suis  chargée  de  tenir  en  état  le  linge  et  les  robes  de  toate 
la  famille.  Comme  nous  sommes  dix- sept,  vous  pensez  qu'il  y  a  de 
la  besogne.  Mes  sœurs  m'ont  laissé  cette  tâche  sur  ma  demande 
parce  que  je  trouvais  le  house  work  trop  dur  et  que  cela  me  fati- 
guait. »  Tout  cela  dit  avec  beaucoup  de  gaîté  et  de  l'air  le  plus 
satisfait  du  monde.  J'aurais  eu  assez  envie  de  poursuivre  la  conver- 
sation et  de  lui  demander  comment  elle  envisageait  la  perspective 
d'être  un  jour  la  troisième  ou  quatrième  femme  de  quelque  mor- 
mon; mais  nous  fûmes  interrompus  par  l'arrivée  du  chapelain 
et  de  notre  jeune  ami,  qui,  en  quelques  mots,  me  mit  au  cou- 
rant de  leur  vie  de  famille  :  «  Dans  cette  grande  maison  longue 
que  vous  voyez  de  l'autre  côté  du  chemin  demeurent  deux  des 
femmes  de  mon  père.  La  maison  est  divisée  entre  elles  deux.  Celle-ci, 
plus  petite,  comme  vous  voyez,  a  été  construite  récemment  pour 
un  de  mes  frères,  qui  vient  de  se  marier.  U  n'a  encore  qu'une  seule 
femme.  Quand  il  sera  devenu  plus  riche,  il  en  épousera  une  autre 
et  bâtira  probablement  une  seconde  maison  pour  elle.  Quant  à  tous 
ces  bâtimens,  ils  servent  à  l'exploitation  agricole  de  mon  père,  qui 
est  très  considérable.  C'est  exclusivement  avec  l'aide  de  mes  frères 
et  de  mes  sœurs  que  mon  père  fait  valoir  son  exploitation.  Mes 
frères  lui  servent  de  laboureurs  ou  de  moissonneurs,  suivant  les 
saisons;  mes  sœurs  se  partagent  le  reste  de  la  besogne.  L'une  fait 
le  beurre  et  le  pain,  une  autre*  s'occupe  de  la  volaille  et  du  pou- 
lailler, une  autre  du  jardin  et  des  fruits,  celle  avec  laquelle  vous 
causiez  tout  à  l'heure  de  l'entretien  du  linge.  Tel  est  le  secret  de  la 
richesse  croissante  des  mormons.  Ils  travaillent  en  famille  et  ne  sont 
pas  obligés,  comme  les  gentils,  de  payer  des  frais  écrasans  de  main- 
d'œuvre.  C'est  mon  père  qui  administre  tout  et  qui  pourvoit  aux 
besoins  de  ses  enfans.  » 

Voilà,  pensai-je  en  moi-même,  la  famille-souche  idéale  tant  pré- 
conisée par  l'école  de  la  réforme  sociale  et  son  illustre  fondateur, 
M.  Le  Play.  Quel  malheur  qu'il  faille  venir  si  loin  pour  la  rencon- 
trer! Il  est  vrai  que  la  polygamie  gâte  peut-être  un  peu  la  chose; 
mais,  bast!  quand  il  s'agit  de  sauver  la  société,  faut-il  donc  y  regar- 
der de  si  près? 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  avoir  visité  les  bâtimens  de  l'exploitation  agricole,  nous 
rentrcâmes  pour  déjeuner.  Cette  fois,  ce  fut  le  jeune  mormon  lui- 
même  qui  dit  les  grâces  sans  laisser  ce  soin  au  chapelain.  Le  pain 
et  le  beurre  me  parurent  de  la  qualité  la  plus  remarquable,  et  je 
ne  manquai  pas  de  le  proclamer  à  la  grande  satisfaction  de  la  jeune 
fille  chargée  de  ce  département.  Après  le  repas,  nous  prîmes  congé 
avec  force  remercîmens,  très  simplement  acceptés,  pour  l'hospitaliié 
si  cordiale  que  nous  avions  reçue,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  la 
gare. 

Malgré  toutes  les  instances  que  nous  avions  faites  pour  qu'il 
demeurât  avec  sa  mère,  notre  jeune  ami  voulait  absolument  nous 
accompagner  à  Sait  Lake  City.  Il  tenait  à  nous  présenter  lui-même 
au  président  John  Taylor,  qui  a  remplacé  Brigham  Youiig  à  la  tète 
de  l'église  des  saints  des  derniers  jours.  Sait  Lake  City  est  située  à 
une  heure  environ  d'Ogden  sur  un  embranchement  de  chemin  de 
fer,  qui  est  en  partie  l'œuvre  des  mormons.  En  attendant  le  départ 
du  train,  le  chef  de  gare  nous  ouvrit  son  bureau,  et  la  conversation 
s'engagea  bientôt  entre  lui,  le  chapelain  et  un  troisième  interlocu- 
teur à  l'air  intelligent,  mais  fort  grossièrement  vêtu,  les  cheveux 
ébouriffés,  la  figure  et  les  mains  noires.  Au  cours  de  la  conversa- 
tion, le  chapelain  demanda  si  les  mormons  croyaient  avoir  à  se 
plaindre  de  quelques-uns  des  actes  du  congrès  de  Washington.  A 
cette  question,  l'interlocuteur  inconnu  prit  vivement  la  parole: 
«  Nous  n'aurions  rien  à  dire  si  le  congrès  ne  s'était  avisé  d'édicter 
un  bill  contre  la  polygamie.  Pourquoi  vouloir  nous  empêcher  de 
pratiquer  la  polvgamiesi  nous  estimons  qu'elle  est  encore  conforme 
à  la  loi  chrétienne   comme  elle  était  autrefois  conforme  à  la  loi 
biblique?  C'est  une  question  de  conscience  individuelle  que  chacun 
a  le  droit  de  résoudre  comme  il  lui  plaît,  et  le  congrès  n'avait  pas 
à  légiférer  sur  cette  matière.  »   Le  chapelain  n'ayant  pas  voulu 
soutenir  la  controverse,  la  conversation  tomba  sur  ce  sujet.  Alors 
l'inconnu  se  tournant  vers  moi  :  «  \'ous  êtes  Français,  monsieur,  me 
dit-il.  Je  ne  sais  pas  le  français  malheureusement,  mais  je  possède 
quelques  livres  français  traduits  que  j'admire  beaucoup.  Coinais- 
sez-voiis  les  Conférences  sur  le  chiistianisme  de  M^"  Frayssinous?  » 
]Ne  voulant  pas  avoir  à  rougir  de  mon  ignorance  devant  ce  mor- 
mon, je  lui  réponds  intrépidement  que  je  les  connais.  Ce  n'est  qu'à 
moitié  vrai,  car  je  ne  les  ai  jamais  lues,  u  C'est,  me  dit-il,  la  plus  belle 
et  la  plus  solide  apologie  du  christianisme  que  je  connaisse  et  éciite 
à  un  point  de  vue  excessivement  large.  Catholi.|ues,  protestans  et 
mormons  peuvent  s'en  prévaloir  également  contre  les  incrédules. 
J'ai  lu  aussi  quelques  ouvrages  plus  modernes,  entre  autres  la  Vie 
de  Jésus  de  M.  Renan.  Mais  ceux-ci  mu  plaisent  moins,  je  l'avoue.  » 
Je  m'épuisais  en  conjectures  pour  deviner  quel  pouvait  bien  être  ce 


A.   TRAVERS   LES   ETATS-UNIS.  283 

personnage  si  iuculte  d'aspect,  si  cultivé  d'esprit,  lorsqu'un  coup 
de  cloche  s'étant  fait  entendre,  nous  nous  empressâmes  de  rassem- 
bler nos  alFaires.  «  N'ayez  pas  peur,  nous  dit-il  en  riant,  le  train  ne 
partira  pas  sans  moi.  C'est  moi  qui  suis  le  cocher.  »  En  effet,  c'était 
noire  mécanicien,  et,  quelques  minutes  après,  nous  le  vîmes  sur 
sa  machine,  du  haut  de  laquelle  il  nous  fit  un  signe  d'amitié. 

Le  trajet  d'Ogden  à  Sait  Lake  City  dure  environ  une  heure.  Pen- 
dant ce  trajet,  nous  fîmes  connaissance  avec  un  juge  du  pays, 
appointé  par  le  gouvernement  fédéral,  étranger  par  conséquent  aux 
mormons  et  pouvant  en  parler  avec  indépendance.  Je  lui  demande 
comment,  la  polygamie  ayant  été  interdite  par  un  bill  du  congrès 
(ce  que  je  venais  d'apprendre),  les  mormons  pouvaient  cependant 
continuer  à  la  mettre  en  pratique.  Il  m'explique  que  l'application 
de  cette  loi  a  été  jusqu'à  présent  tenue  en  échec  par  l'impossibilité 
de  trouver  dans  le  territoire  d'Utah  des  femmes  pour  porter  plainte, 
des  témoins  pour  déposer,  et  des  jurés  pour  condamner.  Notre  nou- 
velle connaissance  est  au  reste  très  sévère  pour  les  mormons.  «  Ce 
sont ,  nous  dit -il ,  des  gens  licencieux  et  débauchés  qui  vivent 
dans  la  luxure.  La  polygamie  ne  sert  qu'à  cacher  le  désordre  de 
leurs  mœurs,  et  la  promiscuité  des  femmes  qui  règne  parmi  eux.  » 
Ceci  est  quelque  peu  contraire  à  ce  que  le  vieux  mormen  nous  a  dit 
la  veille.  Aussi  j'insiste.  «  Est-ce  que,  lui  demandai-je,  indépen- 
damment de  la  polygamie,  qui  est  assurément  un  grand  désordre, 
les  mœurs  des  mormons  sont  très  mauvaises?  Hier  nous  nous  sommes 
laissé  dire  que  l'adultère  et  les  naissances  naturelles  étaient  incon- 
nues parmi  eux.  —  Pour  être  juste,  repartit  le  juge,  on  ne  peut 
pas  dire  qu'ils  aient  précisément  de  mauvaises  mœurs.  Hommes  et 
femmes  se  marient  de  très  bonne  heure,  et  les  mormons  ont  su 
très  habilement  persuader  à  leurs  femmes  que  leur  bonheur  dans 
l'autre  vie  dépendait  de  celui  qu'elles  auraient  su  procurer  à  leurs 
maris  ici-bas.  Aussi  leurs  maris  sont-ils  des  demi-dieux  pour 
elles,  les  instrumens  de  leur  bonheur  à  venir,  sans  l'aide  desquels 
elles  ne  sauraient  parvenir  à  leurs  destinées  bienheureuses.  C'est  à 
cause  de  cela  qu'elles  leur  sont  scrupuleusement  fidèles,  et  comme 
juge  je  n'ai  jamais  eu  à  connaître  d'un  seul  cas  d' adultère.  —  C'est 
déjà  quelque  chose,  ne  puis-je  rti'empêcher  de  lui  dire,  d'autant 
plus  que  cette  fidélité  si  peu  payée  de  retour  n'est  pas  sans  quelque 
mérite.  Mais  eî-t-il  vrai  également,  comme  ils  le  prétendent,  qu'ils 
soient  très  supérieurs  aux  gentils  sous  tous  les  autres  rapports  et 
que  les  crimes  soient  très  rares  parmi  eux?  —  La  population  des  gen- 
tils qui  habile  le  territoire  d'Utah,  reprit  le  juge  avec  un  certain 
embarra^î,  laisse  quelque  peu  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  moralité. 
Ce  sont  très  souvent  des  aventuriers  qui  viennent  ici,  comme  ils 
venaient  autrefois  en  Californie,  attirés  par  les  richesses  minières 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  sol.  Cette  race  de  mineurs  est  toujours  une  race  turbulente  et 
cupifle.  L'ivressG,  les  vols,  les  rixes  suivies  de  meurtres  sont  fré- 
quens  chez  eux,  et  je  suis  obligé  de  convenir  que  sur  dix  crimes 
il  y  en  a  neuf  commis  par  des  gentils.  Mais  je  vous  répète  que 
c'est  une  population  tout  à  fait  exceptionnelle  et  qu'il  ne  serait  pas 
équitable  de  prendre  comme  terme  de  comparaison.  » 

Je  ne  voulus  pas  faire  remarquer  au  juge  que  la  sévérité  de  son 
jugement  sur  les  mormons  ne  me  paraissait  pas,  d'après  son  piopre 
témoignage,  être  tout  à  fait  justifiée  par  les  iaits,  et  notre  arrivée  à 
Sait  Lake  City  mit  un  terme  à  la  conversation.  Pour  peu  que  mes 
lecteurs  entretinssent  des  idées  aussi  erronées  que  moi  sur  les  us 
et  coutumes  des  mormons,  ils  seront  peut-être  désappointés  d'ap- 
prendre que  Sait  Lake  City,  pour  être  leur  entière  création,  n'en 
présente  pas  moins  le  même  aspect  que  toutes  les  nouvelles  villes 
américaines  :  des  grandes  rues  droites  sillonnées  de  tramways,  des 
trottoirs  très  larges,  des  magasins  plus  ou  moins  vastes,  quelques 
hôtels  et  beaucoup  de  petites  maisons  particulières.  En  été  cependant 
l'aspect  de  la  ville  doit  être  assez  agréable  ;  car  les  rues  sont  presque 
toutes  plantées  d'arbres  et  arrosées  par  des  ruisseaux  d'eau  cou- 
rante. Mais  au  mois  de  novembre,  lorsque  les  montagnes  sont  cou- 
vertes de  neige,  ce  genre  dagrément  n'est  pas  de  ceux  qu'on 
recherche  le  plus,  et  je  ne  puis  dire  que  l'aspect  de  la  ville  m'ait  par- 
ticulièrement séduit.  Ce  qui  continue  à  nous  préoccuper,  le  chape- 
lain et  moi,  c'est  de  recueillir  encore  quelques  détails  sur  les  croyances 
et  les  mœurs  des  mormons.  Mais  le  hasard  ne  nous  favorise  pas  sous 
ce  rapport.  Le  président  John  Taylor  est  absent  pour  quelques  jours, 
ainsi  que  deux  ou  trois  des  plus  importans  personnages  de  la  com- 
munauté. La  seule  connaissance  inu'ressante  que  nous  ayons  faite 
a  été  celle  du  délégué  du  territoire  d'Utah  au  congrès  de  Washing- 
ton, qui  est  en  même  temps,  à  Sait  Lake  City,  membre  du  conseil 
des  douze  apôtres,  et  mari  de  trois  femmes.  Il  nous  reçoit  dans  un 
cabinet  d'affaires  fort  bien  installé  :  dans  un  coin  un  appareil  lélé- 
phoni(jue;  sur  les  murailles  des  cartes  indiquant  la  conformation 
géologique  du  territoire  d'Utah  et  ses  ressources  minérales.  11  se 
plaint  à  nous  de  l'ennui  qu'il  éprouve  à  passer  seul,  tous  les  ans, 
de  longs  mois  à  Washington,  où  il  a  peu  de  chose  à  faire.  «  L'an- 
née prochaine,  nous  dit -il,  j'amènerai  ma  femme.  »  Laquelle? 
me  demandé-je.  Sans  doute  il  compte  alterner.  J'avouerai  que  ce 
personnage  n'a  pas  produit  chez  moi  l'impression  favorable  qiie 
m'avait  laissée  somme  toute  notre  connaissance  de  la  veille,  le  vieux 
mormon.  Je  lui  ai  trouvé  l'air  d  un  franc  hypocrite,  et  c'est  tout  à 
fait  sous  ses  traits  que  je  me  représente  le  Pecksniff  de  Dickens.  J'ai 
acheté  dans  la  journée  un  journal  où  par  hasard  il  était  question  de 
lui  (il  y  a  deux  journaux  à  Sait  Lake  City,  l'un  qui  est  l'organe  des 


A    TRAVERS   LES   ÉTATS-UNIS.  285 

mormons,  l'autre  qui  est  l'organe  des  gentils,  et  qui  naturellement 
rivalisent  d'injures),  et  dans  ce  journal  il  était  tout  simplement  accusé 
d'avoir  fait,  il  y  a  quelques  années,  assassiner  un  de  ses  rivaux. 
Mais  peut-être  est-ce  pure  méchanceté,  car  dans  leurs  polémiques 
les  Américains  n'y  regardent  pas  de  si  près. 

L'intérêt  de  notre  visite  à  Sait  Lake  City  s'est  donc  borné  à  la 
visite  que  tout  le  monde  peut  faire  :  celle  du  grand  temple  des  mor- 
mons; mais  comme  tout  le  moiide  n'a  pas  été  à  Sait  Lake  City,  j'en 
dirai  cependant  quelques  mois.  Dans  leur  ardeur  à  imiter  le  peuple 
juif,  la  première  préoccupation  des  mormons  arrivés  au  terme  de 
leur  exode  lut  de  construire  un  temple  à  l'instar  du  temple  de 
Salomon.  Ce  lemple  est  un  bâtiment  long  et  bas,  construit  en  forme 
d'ellipse,  et  revêtu  d'une  calotte  en  maçonnerie  qui  lui  donne  un 
aspect  aussi  disgracieux  que  possible.  L'intérieur  en  est  sombre  et 
triste.  La  nudité  des  murailles  n'est  interrompue  que  par  un  magni- 
fique orgue  à  tuyaux  dorés,  le  plus  beau,  m'ii-t-on  assuré,  qui  existe 
aux  Éiats-Lnis  et  qui  est  l'œuvre  patiente  et  solitaire  d'un  organiste 
mormon.  L'acoustique  de  ce  temple  est  parfaite.  11  peut  contenir 
plusieurs  milliers  de  personnes  et,  à  quelque  point  qu'on  se  place,  on 
entend  distinctement  les  paroles  prononcées,  même  à  demi-voix, 
sur  l'estrade  réservée  aux  dignitaires  de  l'église.  Cette  perfection 
de  l'acoustique  tient  probablement  à  la  forme  elliptique  de  la  salle 
et  à  sa  voûte  surbaissée.  Mais  le  portier  qui  nous  faisait  les  hon- 
neurs du  temple  (qu'on  ne  le  prenne  point  pour  un  vulgaire  con- 
cierge ;  il  remplit,  comme  dans  la  primitive  église,  un  office  pieux) 
ne  paraissait  pas  éloigné  d'expliquer  cette  perfection  de  l'acoustique 
par  quelque,  opération  miraculeuse. 

La  seule  portion  du  temple  dans  laquelle  nous  n'ayons  point 
pénétré  a  été  celle  où  l'on  administre  le  baptême  aux  néophytes. 
Cette  portion  interdite  contient,  paraît-il,  une  grande  piscine,  et 
comme,  d'après  le  rite  mormon,  le  baptême  doit  avoir  lieu  non  par 
aspersion,  mais  par  immersion,  le  prêtre  plongeant  lui-même  dans 
l'eau  la  tête  du  fidèle,  l'un  et  l'autre  sont  obligés  d'y  descendre,  ils 
se  revêtent  pour  cela  d'un  costume  tout  d'une  pièce  qui  ressemble 
beaucoup  à  un  costume  de  bain.  Mais,  pour  éviter  sans  doute  les 
commentaires  malicieux,  l'accès  de  cette  piscine  est  interdit  aux 
profanes  et  c'est  chemin  faisant,  entre  Ogden  et  Sait  Lake  City, 
que  j'ai  appris  ces  détails  en  même  temps  qu'on  me  montrait  un 
de  ces  costumes  séchant  prosaïquement  au  soleil  sur  une  haie  en 
compagnie  de  vulgaires  chemises. 

Les  matériaux  avec  lesquels  a  été  édifié  le  temple  construit  par 
Brigham  Young  sont  de  la  qualité  la  plus  simple.  Aussi  les  mormons 
se  proposent-ils  d'en  construire  un  autre  beaucoup  plus  magni- 
fique. Mais  ce  nouveau  temple  sort  à  peine  de  terre  et  il  ne  s'é- 


286  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lève  que  fort  lentement,  car  ii  y  a  longtemps  qu'il  est  commencé. 
Tout  bon  mormon  doit  contribuer  par  sa  souscription  à  l'érection 
du  nouveau  temple,  et  s'il  ne  peut  verser  une  contribution  en 
argent,  il  doit  la  verser  en  nature,  en  fournissant  une  certaine  quan- 
tité de  moutons,  de  poulets  ou  de  canards  qui  sont  vendus  pour  le 
compte  de  la  caisse  des  travaux.  De  même,  il  doit  mettre  gtatuite- 
ment  la  main  à  l'œuvre  lorsqu'il  en  est  requis  pour  les  ouvrages  de 
maçonnerie  et  pour  les  charrois.  C'est,  en  un  mot,  le  système  de 
la  dîme  et  de  la  corvée  que  les  mormons  ont  ressuscité  ;  aussi  le 
caractère  de  tyrannie  sacerdotale  dont  toute  leur  constituiiun  sociale 
et  religieuse  est  marquée  n'est-il  pas  le  moindre  des  griefs  que 
nourrissent  contre  eux  les  Américains. 

Le  temple  des  mormons  n'a  pas  seulement  l'inconvénieut  d'être 
trop  simple  aux  yeux  des  fidèles  qui  s'y  rassemblent  tous  les  diman- 
ches, ou  plutôt  tous  les  lundis,  qui  est  leur  jour  iérié,  il  a  de 
plus  celui  d'être  excessivement  froid  en  hiver.  Or,  pour  s'être  t'ait 
mormon,  on  n'a  pas  renoncé  à  ce  goùi  ei  à  cette  recherche  du 
confortable  qui  sont  poussés  si  loin  en  Amérique.  Aussi  les  mor- 
mons ont-ils  construit  provisoirement  un  temple  d'hiver  chauffé  à 
la  \apeur  d'eau.  Des  peivs  en  bois,  très  convenablement  installés, 
reçoivent  les  fidèles,  et  sous  les  bancs  courent  des  tuyaux  sur  les- 
quels ils  peuvent  poser  leurs  pieds  pour  les  réchauffer  pendant  la 
durée  des  offices.  Les  murailles  sont  ornées  de  fresques  peintes  en 
grisailles.  D'un  côté,  Moïse  et  Enoch  pour  représenter  la  révélation 
ancienne;  de  l'autre,  le  Christ  et  Joseph  Smith  pour  représenter  la 
révélation  nouvelle.  Au-dessus  de  festrade  réservée  aux  autorités 
ecclésiastiques,  une  ruche  environnée  d'abeilles,  symbole  de  l'acti- 
vité industrieuse  des  mormons,  surmontée  d'un  immense  œil,  qui 
est  celui  de  la  Providence.  En  face,  la  première  apparition  des  anges 
à  Joseph  Smith.  Ces  raffmeinens  de  confortable  qui  sentent  leur 
XIX*  siècle,  ces  peintures  bibliques  et  chrétiennes,  avec  cet  hom- 
mage simultanément  rendu  au  Christ,  à  Moïse  et  à  Joseph  Smith, 
tout  cela  présente  aux  yeux  du  visiteur  le  plus  singulier  mélange 
qui  se  puisse  imaginer  :  c'est  le  mormonisme  lui-même. 

Au  sortir  de  l'enceinte  sacrée,  nous  prenons  prosaïquement  le 
tramway  et  nous  retournons  à  la  gare.  Wous  y  retrouvons  notre 
ami  le  mécanicien  qui  nous  apporte  quelques  documens  que  nous 
avons  demandés,  entre  autres  une  longue  dissertation  juridique  sur 
la  question  de  savoir  si  le  congrès  avait  constitutionnellement  le  droit 
d'interdire  par  une  loi  la  polygamie.  iNous  remontons  dans  le  che- 
min de  fer  qui  doit  nous  ramener  à  Ogden.  Chemin  faisant,  un  peu 
fatigué  de  cette  longue  course,  je  m'abstrais  de  la  conversation 
de  mes  compagnons  de  route  et  je  regarde  par  la  fenêtre  le  pays, 
auquel  je  n'avais  uonné  le  matin  qu'une  médiocre  attention.  Déjà 


A   TRAVERS   LES   ÉTATS-UNIS.  287 

•cependant  j'avais  remarqué  la  singulière  ressemblance  des  bords  du 
Lac-Salé  avec  ceux  de  la  Mer-Morie.  Celte  réflexion,  que  j'avais  faite 
à  haute  voix,  avait  amené  sur  la  figure  de  notre  guide  un  sourire  de 
salisfaclion.  «  C'est,  avait-il  répondu,  ce  qu'a  dit  Brigham  Young 
lorsqu'il  est  arrivé  sur  les  bords  de  ce  lac,  et  cependant  il  n'avait 
jamais  été  à  Jérusalem.  »  Cette  ressemblance,  au  retour,  me  frappe 
encore  davantage.  Ma  pensée  se  reporte  en  arrière,  à  une  course  que 
j'ai  faite  il  y  a  quelque  vingt  ans,  non  point  en  chemin  de  fer,  mais 
à  cheval,  du  monastère  de  Saint-Saba,  dont  Chateaubriand  a  si  bien 
décril  l'unique  palmier  dessinant  sur  les  rochers  arides  sa  verte  sil- 
houette, jusqu'aux  ruines  de  l'antique  Jéricho.  Toute  l'après-midi 
nous  avions  longé  Ja  rive  iiiferlile  du  lac  Asphallite,  dont  l'eau  mate 
et  huileuse  semblait  dormir  d'un  lourd  sommeil.  Vers  la  fm  de  la 
journée,  après  avoir  mené  nos  chevaux  se  désaltérer  aux  eaux  du 
Jourdain,  dous  avions  planté  notre  tente  aux  fontaines  d'Elisée;  je 
me  rappelle  encore  m'être  promené  longtemps,  le  soir,  au  cou- 
cher du  soleil,  regardant  la  ligne  violette  que  dessinaient  au  loin 
sur  la  pâleur  du  ciel  ces  montagnes  du  pays  de  Moab  dont  il  est 
parlé  dans  l'histoire  de  Ruih,   et  me  répétant  à  moi-même  cette 
plainte  mélancolique  de  Noënii,  la  pauvre  exilée,  que  je  n'ai  jamais 
pu  lire  sans  émotion  :  a  INe  m'appelez  plus  iNoëmi,  appelez-moi 
Mara,   car  le   Seigneur   m'a  remplie  d'amertume.   Je  m'en  allai 
pleine  de  biens,  et  l'Éternel  me  ramène  vide.  Pourquoi  m'appelle- 
riez-vous  Noëmi,  c'est-à-dire  bienheureuse,  puisque  l'Éternel  m'a 
abattue  et  que  le  Tout-Puissant  m'a  affligée?  »  £h  bien  !  tous  ces 
souvenirs,  et  les  rives  de  la  Mer-Morte,  et  les  montagnes  du  pays 
de  Moab  et  la  plainte  de  iNoëmieile-même  reviennent  a  ma  mémoire 
avec  une  vivacité  singulièie,  étonne  que  je  suis  de  trouver  aux 
rives  du  Lac-Salé  le  même  aspect  désolé,  à  ses  eaux  la  même 
teinte  d'un  bleu  mat  et  la  même  lourdeur,  aux  contreforts  loin- 
tains des  montagnes  Kocheuses  la  même  teinte  violette  qui  avait 
autrefois  frappé  mes  regards.  Et  peu  à  peu,  par  une  pente  natu- 
relle, je  me  prends  à  penser  à  l'extraordinaire  destinée  de  ce  petit 
peuple  juif  qui  n'a  jamais  possédé   qu'un  coin  sur  la  surface  du 
globe,  qui  n'a  jamais  constitué  qu'une  peuplade  dans  la  foule  des 
humains,  et  qui  cependant  ajuué  un  si  grand  rôle  dans  l'histoire 
morale  du  monde,  rôle  qui  ne  parait  même  pas  près  de  linir.  Il  a 
vu  passer  en  des  mains  étrangères  le  sol  qui  l'avait  engendré  ;  il  a 
été  dispeisé  comme  la  poussière  aux  ()uau'e  vents  du  ciel  ;  il  a  tra- 
versé des  siècles  de  persécuuons  inouïes;  mais  il  est  cependant 
demeuré  un  peuple  a  part  parce  qu'il  a  su  conserver  ce  qui  fait  la 
force  des  nations  :  l'uniié  de  sa  foi,  l'orgueil  de  son  passé,  la  con- 
fiance dans  son  avenir.  Peu  à  peu,  sans  bruit,  il  est  même  en  train 
de  prendre  'sa  revanche  et  l'on  dirait  parfois  qu'il  est  à  la  veille 


288  REVDE   DES  DEUX   MONDES. 

d'asservir  sous  la  puissance  de  l'argent  ce  monde  chrétien  qui  avait 
cru  le  détruire.  Même  il  ne  s'en  faut  guère  que  dans  certains  pays 
l'âpreté  de  sa  vengeance  ne  provoque  le  réveil  des  persécutions  sous 
lesquels  il  a  failli  succomber  autrefois  et  que  le  nom  seul  de  juif  ne 
devienne  de  nouveau  en  Europe  un  terme  de  réprobation.  Mais 
voici  qu'à  plus  de  4,000  lieues  de  la  Judée,  en  plein  xix*  siècle,  en 
pleine  civilisation  chrétienne,  croît  et  se  développe  une  secte  qui 
met,  au  contraire,  son  honneur  à  renouveler  les  traditions  des  Juifs. 
Une  nouvelle  Sion  s'élève,  un  nouveau  temple,  et  dans  ce  conti- 
nent, dont  leurs  pères  ne  soupçonnaient  même  pas  l'existence, 
les  noms  et  les  souvenirs  qui  leur  furent  chers  sont  remis  en  hon- 
neur. Singulier  retour  de  fortune  dont  notre  âge  est  témoin  et  qui 
doit  dépasser  leurs  plus  hautaines  espérances! 

Cependant  nous  arrivons  à  Ogden.  Le  train  du  Central  Pacific  va 
partir.  Il  nous  faut  prendi-e  congé  de  notre  jeune  ami  et  du  méca- 
nicien, venu  une  dernière  fois  nous  serrer  la  main.  A  ce  moment, 
le  chapelain  sent  que  son  caractère  lui  impose  cependant  l'obliga- 
tion de  faire  quelques  réserves,  et  il  s'en  tire  à  merveille,  u  Nous  ne 
voyons  pas  les  choses  sous  le  même  point  de  vue,  dit-il  ;  mais  nous 
nous  retrouverons  au  dernier  jour,  et  chacun  de  nous  sera  jugé  sui- 
vant ses  œuvres.  —  C'est  une  bonne  parole  cela,  monsieur,  s'écrie  le 
mécanicien  en  lui  serrant  chaleureusement  la  main,  et  nous  l'ac- 
ceptons. Oui,  nous  serons  jugés  suivant  nos  œuvres,  et  il  sera  tenu 
compte  à  chacun  de  sa  bonne  foi.  »  Pour  moi,  je  me  contente  plus 
modestement  de  remercier  notre  hôte  de  la  peine  qu'il  s'est  don- 
née pour  nous.  Je  suis  bien  au  moment  de  lui  dire  que  si  j'ai  été  tou- 
ché du  spectacle  d'affection  mutuelle  que  semble  présenter  la  famille 
de  son  père  et  de  la  cordialité  avec  laquelle  j'y  ai  été  accueilli, 
j'espère  cependant  pour  lui  qu'un  jour  la  sienne  sera  moins  nom- 
breuse et  qu'il  arrivera  à  une  conception  plus  élevée  et  plus  pure 
de  la  vie  conjugale.  Puis  je  m'arrête.  A  l'âge  de  vingt  ans,  ce 
jeune  homme  a  quitté  courageusement  son  pays  pour  aller  prê- 
cher au  loin  ce  qu'il  croit  être  la  vérité  ;  il  a  vécu  trois  ans  loin  d'une 
famille  qui  lui  était  chère  ;  il  s'est  épuisé  en  travaux  et  en  veilles, 
et  il  revient  tout  prêt  à  repartir  si  on  lui  en  donne  l'ordre.  Il  a 
donc  fait  preuve  d'une  abnégation  dont  je  me  sens  incapable,  et 
ce  n'est  certainement  pas  à  moi  qu'il  appartient  de  prendre  sur  lui 
des  airs  de  supériorité  morale. 

D'OGDEN    A    SAN   FRANCISCO. 

10-17  novembre. 

Le  pays  qui  sépare  Ogden  des  premiers  contreforts  de  la  Sierra 
Nevada  est  aussi  désolé  qu'il  est  possible  d'imaginer.  C'est  ce  qu'on 


A  TRAVERS  LES   ETATS-UNIS.  289 

appelle  le  grand  désert  américain,  mais  un  désert  gris  sans  cou- 
leur et  sans  grandeur.  Le  sol  est  comme  saupoudré  d'une  sorte  de 
substance  alcaline  qui  le  rend  infertile  ;  on  dirait  des  plaines  de 
cendre,  et  j'en  suis  à  regretter  les  prairies.  Aussi,  pour  employer 
mon  temps,  je  me  mets  à  feuilleter  quelques  livres  de  théologie 
mormonne  que  j'ai  achetés  à  Sait  Lake  City  :  la  Perle  de  grand 
prix,  le  Livre  des  doctrines  et  covemms,  le  Catéchisme  pour  les 
enfanSj  tout  à  fait  semblable  de  reliure  et  d'apparence  à  ces  petits 
catéchismes  qui  sont  ou  étaient  du  moins  naguère  en  usage  dans 
nos  écoles  primaires,  et  j'ai  trouvé  dans  cette  lecture  un  certain 
intérêt. 

_  Qu'était-ce  à  tout  prendre  que  ce  Joseph  Smith,  le  prophète,  le 
voyant  [the  seer),  comme  ils  l'appellent?  Un  illuminé  ou  un  impos- 
teur? Probablement  un  mélange  de  l'un  et  de  l'autre,  comme  il 
arrive  souvent  chez  les  fondateurs  de  religion.  Je  ne  puis  m'empê- 
cher  cependant  de  trouver  un  certain  accent  de  sincérité  dans  le  récit 
qu'il  a  laissé  des  perplexités  cruelles  où  la  diversité  des  croyances 
et  les  luttes  ardentes  des  sectes  religieuses  avaient  plongé  ses  pre- 
mières années  : 

«  J'avais  à  peine  quinze  ans,  dit-il  dans  ce  récit,  et  déjà  le  spec- 
tacle de  toutes  ces  controverses  théologiques  avait  tourné  mon 
esprit  vers  des  méditations  sérieuses  et  qui  me  causaient  parfois  un 
grand  malaise.  Mais,  si  profondes  que  fussent  mes  réflexions  et  par- 
fois mes  angoisses,  cependant  je  me  tenais  soigneusement  à  part  de 
toutes  les  sectes  religieuses,  tout  en  assistant  à  leurs  réunions  aussi 
souvent  que  cela  m'était  possible.  Je  me  sentais  plutôt  une  certaine 
inclination  vers  les  méthodistes  et  un  certain  désir  de  me  joindre  à 
eux.  Mais  si  grande  était  la  confusion  entre  les  différentes  sectes, 
et  si  âpres  leurs  contestations  qu'il  était  impossible  à  quelqu'un 
d'aussi  jeune  que  moi.  possédant  aussi  peu  d'expérience  des  hommes 
et  des  choses,  d'en  arriver  à  aucune  conclusion  précise  et  de  dis- 
cerner le  vrai  du  faux.  Les  presbytériens  étaient  acharnés  contre  les 
baptistes  et  les  méthodistes  et  s'efforçaient  de  démontrer,  en  appe- 
lant à  leur  aide  tous  les  argumens  de  la  raison  et  aussi  ceux  de  la 
sophistique,  que  ceux-ci  étaient  dans  le  faux.  Mais,  d'un  autre  côté,  les 
méthodistes  n'étaient  pas  moins  prononcés  contre  les  presbytériens 
et  les  baptistes,  et  ils  ne  mettaient  pas  moins  d'ardeur  à  proclamer 
qu'eux  seuls  étaient  dans  le  vrai  et  que  les  autres  se  trompaient.  Au 
milieu  de  cette  guerre  de  mots  et  de  ce  désordre  d'idées,  je,  me  disais 
souvent  à  moi-même  :  Que  faut-il  faire?  de  quel  côté  est  la  vérité? 
de  quel  côté  est  l'erreur?  Et  si  la  vérité  est  quelque  part,  de  quel 
côté  est-elle  et  comment  ferai-je  pour  la  reconnaître?  » 
Joseph  Smith  en  était  arrivé  à  ce  douloureux  état  d'esprit  qu'a 

TOME    LIV.    —    1882.  19 


290  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

connu  de  notre  temps  plus  d'une  jeune  intelligence,  lorsqu'il  eut  ses 
premières  visions  et  ses  premières  apparitions  des  anges  de  Dieu. 
Ici  encore  je  ne  serais  pas  étonné  qu'il  ne  crût  sincèrement  à  ces 
apparitions  dont  il  n'a  cessé  d'affirmer  la  réalité  en  dépit  des  persé- 
cutions que  ces  alïirmalions  lui  attirèrent  dès  le  début.  Il  ne  serait 
pas  le  premier  visionnaire  qui  aurait  été  ainsi  dupe  de  lui-mèoie. 
Quant  à  la  prétendue  découverte  qu'il  aurait  faite,  sur  l'indicaiion 
d'un  ange,  de  livres  ou  plutôt  de  tables  de  pierre  couvertes  de 
caractères  mystérieux  qu'il  aurait  reçus  le  don  de  traduire  à  l'aide 
de  deux  verres  magiques ,  urim  et  ihiirim ,  je  ne  pousse  pas  la 
crédulité  jusqu'à  croire  encore  à  sa  bonne  foi.  Cependant  je  hasar- 
derai ici  une  explication.  Au  lieu  de  livres  écrits  en  caractères  mys- 
térieux, serait-il  impossible  que  Joseph  Smith  eût  trouvé  en  effet  des 
tables  de  pierre  couvertes  de  caractères  indiens  qu'il  aurait  traduits, 
commentés  et  dont  les  livres  soi-disant  sacrés  publiés  par  lui  ne 
seraient  qu'une  amplification?  Pour  cela  il  faudrait,  il  est  vrai, 
admettre  que,  dans  ces  vieilles  légendes  indiennes  oubliées  des 
Indiens  eux-mêmes,  certains  personnages  de  l'Ancien- Testament, 
Abraham,  Moïse,  Enoch  aient  pu  jouer  un  grand  rôle,  ce  qui  suppo- 
serait que  l'Amérique  a  été  autrefois  peuplée  par  une  immigration 
tardive  de  peuplades  venues  de  l'Asie.  J'ignore  si  l'état  actuel  de  la 
science  ethnographique  interdit  absolument  cette  hypothèse,  et  je  me 
suis  laissé  dire  aux  États-Unis  que  plus  ladit?,  science  étudiait  la 
question  de  l'origine  des  Américains  primitifs,  moins  elle  était  eu  état 
de  la  résoudre.  Si  l'on  traite  celte  hypothèse  de  tout  à  fait  enfantine 
(et  je  n'y  insiste  nullement),  il  faut  alors  convenir  que  ce  lils  d'un 
humble  artisan  de  l'état  de  Vermont  avait  une  singulière  fertilité 
d'invention  et  a  apporté  beaucoup  d'art  dans  le  pastiche  du  style 
biblique.  Il  faut  même  aller  plus  loin  et  lui  reconnaître  un  certain 
don  d'imagination  et  de  poésie.  Je  n'en  donnerai  pour  preuve  que 
ce  dialogue  entre  Dieu  et  Enoch,  que  je  traduis  liitéralen)ent  de  la 
Perle  de  grand  prix^  en  lui  conservant  sa  forme  un  peu  étrange,  et 
auquel,  je  l'avoue,  je  ne  suis  pas  sans  trouver  quelque  grandeur: 

«  Or  il  arriva  que  le  Dieu  du  ciel  abaissa  ses  regards  sur  la  terre  et 
il  pleura.  Et  Enoch  s'en  étonna,  disant  :  —  Comment  est-il  possible 
que  les  cieux  pleurent  et  que  leurs  larmes  tombent  comme  la  pluie 
sur  les  montagnes? 

«  Et  Enoch  dit  à  Dieu  :  Gomment  est-il  possible  que  tu  pleures,  toi 
qui  es  saint,  depuis  l'éternité  jusque  dans  l'éternité?  Quand  bien 
même  l'homme  pourrait  compter  le  nombre  des  atomes  doni  se 
compose  la  terre,  et  même  des  millions  de  terres  comme  la  nôtre, 
ce  ne  serait  rien  auprès  du  nombre  de  tes  créations  ;  et  les  rideaux 
derrière  lesquels  lu  te  caches  ne  soni  pas  encore  tirés,  mais  lu  es 
derrière  ces  rideaux  et  ton  sein  est  là. 


A   TRAVERS   LES  ETATS-UNIS.  291 

a  Et  aussi  tu  es  juste,  et  lu  es  miséricordieux  pour  toujours,  et  tu 
as  attiré  Siou  sur  ton  seiu  de  toute  éternité,  et  la  paix,  la  justice  et 
la  vérité  habitent  seules  autour  de  ton  trône.  Ta  miséricorde  ira 
devant  ta  face  et  n'aura  point  de  fin.  Gomment  est-il  possible  que  tu 
pleures? 

«  Et  r  Interne!  dit  à  Enoch  :  «  Regarde  tes  frères,  ils  sont  l'œuvre  de 
mes  mains,  et  je  leur  ai  donné  l'intelligence  au  jour  où  je  les  ai 
créés,  et  dans  le  jai-din  de  l'Éden,  j'ai  donné  aussi  à  l'homme  sa 
liberté.  Et  j'ai  dit  aussi  à  tes  frères  et  je  leur  ai  donné  pour  com- 
mandement de  s'aimer  les  uns  les  autres  et  d'être  fidèles  à  moi, 
leur  père. 

«  Mais  regarde  :  ils  sont  saus  amour  et  ils  haïssent  leur  propre 
sang.  C'est  pourquoi  le  feu  de  ma  colère  est  allumé  contre  eux  et  dans 
la  chaleur  de  ma  colère  je  répandrai  sur  eux  le  torrent  des  eaux, 
car  mon  ressentiment  est  endaminé  contre  eux. 

«  Regarde,  je  suis  Dieu.  La  sainteté  est  mon  nom.  L'éternité  est 
aussi  mon  nom.  C'est  pourquoi  je  puis  étendre  ma  main  sur  tout  ce 
que  j'ai  créé,  et  mon  œil  peut  en  percer  la  profondeur.  Et  parmi 
tout  ce  qui  est  l'œuvre  de  mes  mains,  nulle  part  je  n'ai  trouvé  autant 
de  méchanceté  que  parmi  tes  frères. 

((  Mais  regarde,  leurs  pèches  retomberont  sur  la  tète  de  leurs 
enfans.  Satan  sera  leur  père  et  la  misère  bera  leur  lot.  Et  les  cieux 
pleureront  sur  eux,  sur  l'ouvrage  de  mes  mains;  et  pourquoi  est-ce 
que  les  cieux  ne  pleureraient  pas  en  voyant  ce  qu'ils  vont  souffrir?  » 

Quant  a  la  doctrine  même  de  J(;seph  Smith,  telle  qu'elle  est  exposée 
dans  le  catéchisme  pour  les  enfans,  où  il  n'est  nullement  question  de 
la  polygamie,  j'étonnerai  probablement  bien  des  gens  en  leur  disant 
qu'elle  n'a  rien  absolument  qui  soit  choquant.  Leur  profession  de 
foi  primitive  ne  diilère  que  par  des  nuances  de  celles  de  beaucoup 
de  communautés  prolestantes,  sauf  que  la  doctrine  de  la  plénitude 
de  lu  dispensatioii  des  temps  implique  la  croyance  en  une  série 
constante  et  ininterrompue  en  quelque  sorte  de  révélations  dont  les 
ministres  de  l'église  des  saints  des  derniers  jours  seraient,  depuis 
Joseph  Smith,  les  intermédiaires.  Aussi  l'organisation  de  cette  église 
tient -elle  une  grande  place  dans  les  révélations  de  Joseph  Smith 
et  dans  l'existence  des  mormons.  Dans  cette  organisation,  ils  se  sont 
efforcés  de  reproduire  celle  de  la  primitive  église.  A  leur  tête  est  le 
conseil  des  douze  apôtres  dont  le  président  est  le  chef  suprême  de 
l'église.  Puis  viennent  les  patriarches,  les  grands -prêtres,  les 
anciens,  les  prêtres,  les  diacres,  les  évêques  et  d'autres  fonction- 
naires. Le  pouvoir  religieux  se  confond  avec  le  pouvoir  civil,  et  ce 
n'est  pas  un  de  leurs  moindres  crimes  aux  yeux  des  Américains, 
qui  font  de  la  séparation  de  l  église  et  de  l'état  une  sorte  de  dogme. 
Mais,  à  nos  yeux  européens,  il  n'y  a  rien  dans  tout  ceci  qui  ne  soit 


•292  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

parfailement  légitime,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  dans  ce  pays  de 
liberté  religieuse  absolue»  les  mormons  n'auraient  pas  le  droit  de 
vivre  aussi  bien  qu'une  foule  d'autres  sectes  inconnues  chez  nous. 
Quant  à  la  polygamie,  elle  n'a  été  introduite  chez  les  mormons 
que  par  une  révélation  tardive  de  Joseph  Smith  qui  a  précédé  sa 
mort  de  peu  de  mois.  Je  me  demande  môme  si  cette  révélation 
qu'on  lui  prête  est  bien  authentique  et  s'il  ne  porte  pas  là  une 
responsabihté  qui  en  bonne  justice  doit  incomber  à  Brigham  Young. 
En  tout  cas,  c'est  par  l'autorité  et  l'exemple  de  Brigham  Young  (il 
en  usait  largement  pour  sa  part,  comme  chacun  sait)  que  la  poly- 
gamie s'est  introduite  chez  les  mormons  à  l'état  d'institution. 
Puisque  je  suis  en  train  de  paradoxes,  je  n'hésiterai  pas  à  dire 
qu'au  point  de  vue  de  leur  recrutement,  l'institution  de  la  polyga- 
mie a  fait  aux  mormons  plus  de  mal  que  de  bien.  On  croit  géné- 
ralement que  c'est  à  cause  de  la  polygamie  qu'ils  font  des  pro- 
sélytes. Je  suis  convaincu  que  sans  la  polygamie  ils  en  feraient 
davantage  encore.  L'homme  a  une  telle  horreur  de  la  négation,  il 
a  un  tel  besoin  de  surnaturel  que  toute  aflirmation  résolue  de  l'in- 
tervention divine  trouve  immédiatement  des  fidèles.  C'est  en  se  fai- 
sant uniquement  le  prophète  de  cette  intervention  et  sans  avoir 
recours  à  l'appât  de  la  polygamie  que  Joseph  Smith  a  réuni  en  moins 
de  Ireiice  ans  autour  de  lui  des  milliers  de  disciples  et  que  Bri- 
gham Young  les  a  entraînés  à  travers  le  désert.  En  introduisant  chez 
les  mormons  peut-être  le  principe,  certainement  la  pratique  tle  la 
polygamie,  Brigham  Young  a  défiguré  le  inormonisiiie  qui,  sans  lui, 
serait  une  secte  comme  les  wesleyens,  les  baptisies  et  tant  d'au- 
tres. Beaucoup  de  personnes  ne  connaissent  rien  d'autre  des  mor- 
mons (avant  une  visite  à  Sait  Lake  City,  j'avoue  que  j'étais  du 
nombre),  sinon  qu'ils  ont  plusieurs  femmes,  et  elles  croient  que  ce 
sont  des  Turcs  moins  Mahomet.  Très  peu  savent  que  les  mormons 
sont  tout  simplement  une  secte  chrétienne  qui  croit  pouvoir  sans 
scrupule  user  d'une  tolérance  de  l'ancienne  loi,  mais  qui  vivent 
dans  un  état  de  grande  ferveur  et  d'exaltation  religii^use.  Pour  quel- 
ques prosélytes  que  la  polygamie  leur  a  attirés,  elle  en  a  éloigné 
beaucoup,  en  jetant  sur  eux  un  juste  discrédit  moral.  Ce  discrédit  est 
même  si  grand  en  Amérique  que  leur  apostolat  y  est  presque  sans 
fruit.  C'est  la  vieille  Europe  qui  envoie  la  grande  majorité  des  néo- 
phytes. La  Norvège,  l'Ecosse,  l'Allemagne  fournissent  la  presque  tota- 
lité du  contingent.  Les  pays  catholiques,  l'Italie,  l'Espagne,  la  France 
ne  donnent  presque  rien.  Chose  singulière!  ce  sont,  en  majorité,  des 
femmes  que  les  missionnaires  ramènent.  Qu'est-ce  qui  les  attire  ? 
Ce  n'est  pas  la  polygamie,  assurément.  C'est  donc,  au  milieu  de 
rébraiilement  des  croyances  du  vieux  monde,  l'espérance  de  trou- 
ver quelque  part  un  édifice  solide  à  l'ombre  duquel  elles  pourront  " 


A    TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  293 

s'abriter.  Que  beaucoup,  une  fois  arrivées,  trouvent  la  demeure 
moins  agréable  qu'elles  ne  s'y  attendaient,  cela  est  probable.  Mais 
elles  y  restent  cependant,  parce  qu'on  leur  a  persuadé  que  Dieu  y 
parlait.  Et  ceux  qui,  comme  notre  jeune  hôte,  quittent  à  l'âge  de 
vingt  ans  patrie  et  famille  pour  aller  prêcher  à  travers  le  monde  ce 
qu'ils  appellent  la  parole  de  sagesse  [the  word  of  wisdom),  ceux-là 
auraient,  à  coup  sûr,  plus  d'autorité  s'ils  appelaient  les  hommes  à 
un  idéal  de  vie  plus  austère  en  les  invitant  à  éiancher  leur  soif 
à  une  source  de  foi  plus  pure.  A  ne  prendre  les  choses  qu'au 
point  de  vue  du  succès,  l'introduction  de  la  polygamie  a  donc  été, 
suivant  moi,  une  erreur  intéressée  de  Brigham  Young,  et  cette  erreur 
pourrait  bien  finir  par  coûter  cher  aux  mormons.  Le  congrès  se 
sent  bravé  par  leur  résistance  à  la  loi  par  laquelle  il  a  voulu  abohr 
la  polygamie,  et  il  est  non-seulement  soutenu,  mais  poussé  dans 
cette  lutie  par  le  sentiment  public,  qui  se  prononce  de  plus  en  plus 
fortement  contre  les  mormons.  Depuis  mon  départ,  de  nouvelles 
mesures  ont  été  mises  à  exécution  contre  eux.  Mais  leur  résistance 
s'accentue,  et  une  crise  semble  imminente  dans  le  territoire  d'Utah. 
Je  ne  serais  pas  étonné  d'apprendre  d'ici  à  quelques  années  qu'une 
exécution  fédérale  a  été  ordonnée  contre  cette  population  paisible. 
Lorsque  la  nouvelle  de  cette  exécution  arrivera  en  Europe,  beau- 
coup s'en  réjouiront  sans  doute  au  nom  de  la  morale  vengée.  Mais 
moi  je  ne  pourrai  me  dire  sans  tristesse  que  cette  brave  famille  sous 
le  toit  de  laquelle  j'ai  dormi  voit  son  foyer  dispersé  ;  que  ce  jeune 
homme  si  sincère  dans  sa  foi,  que  ces  jeunes  filles  rieuses,  que  cette 
enfant  tenue  sur  mes  genoux  ont  pris  le  rude  chemin  de  l'exil  ;  et 
je  ne  pourrai  m'empêcher  de  me  demander  si,  parmi  ces  vengeurs 
de  la  morale,  bea  icoup  vaudront  mieux  que  quelques-unes  de  leurs 
victimes. 

Ces  lectures  me  conduisent  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit.  Nous 
sommes  à  Reno,  au  pied  de  la  Sierra-Nevada  et  j'apprends  que  la 
marche  du  train  est  réglée  de  telle  sorte  que  la  traversée  des  monta- 
gnes doit  s'elfeciuer  tout  entière  pendant  la  nuit.  C'est  pour  moi  un 
vif  désappointement,  car  j'avais  compté  sur  cette  traversée  pour  me 
dédommager  de  l'ennui  des  prairies  et  de  la  déception  des  monta- 
gnes Rocheuses.  Jv.  pense  un  instant  à  m'arrèter,  à  passer  la  nuit 
dans  une  petite  auberge  voisine  de  la  station  où  je  me  trouve  et  à 
repartir  le  lendemain  matin  pour  traverser  les  montagnes  de  jour. 
Mais  il  tombe  un  peu  de  neige,  et  si  par  malheur  la  voie  se  trou- 
vait obstruée,  cela  pourrait  amener  dans  la  marche  des  trains  un 
retard  qui  dérangerait  tous  mes  projets.  Je  me  résous  donc  de  fort 
mauvaise  humeur  à  continuer  ma  route.  A  peine  avons-nous  quitté 
Reno  que  la  neige  cesse  de  tomber  et  que  le  temps  tourne  au 
froid.  Je  passe  la  plus  grande  partie  d'une  nuit,   heureusement 


29li  BEVUE    DES    DEUX   MOJNDES. 

pour  moi  fort  claire,  à  regarder  par  la  fenêtre  qui  est  à  côté  de  mon 
lit,  cherchant  à  deviner  quel  peut  bien  être  l'aspect  de  la  région  nou- 
velle que  nous  traversons.  Ce  que  j'entrevois  augmente  mes  regrets. 
Ces  gorges  de  la  Sierra-Nevada  me  paraissent  bien  autrement  pitto- 
resques (|ue  celles  des  montagnes  Rocheuses;  je  vois  passer  comme 
des  ombres  des  sapins  qui  détachent  leur  silhouette  noire  sur  le  ciel 
étoile,  et  il  me  semble  aussi  que,  de  temps  à  autre,  j'aperçois  l'écume 
blanchâtre  de  quelque  cascade  s'argentant  sous  les  rayons  de  la  lune. 
Je  forme  le  projet  de  me  tenir  ainsi  éveillé  jusqu'à  la  pointe  du  jour, 
dans  l'espérance  qu'au  moment  du  lever  du  soleil,  nous  arriverons  à 
ce  point  culniin mt  de  la  chaîne  qu'on  appelle  Cape-Horn,  d'où  l'on 
voit  se  dérouler  toute  la  plaine  de  Californie.  Mais  peu  à  peu  la  fatigue 
me  gagne  et  je  finis  parm'endormir  d'un  profond  son^meil.  Lorsque 
je  me  réveille,  il  fait  grand  jour.  Vite  je  regarde  parla  fenêtre.  Hélas  ! 
il  y  a  longtemps  que  nous  sommes  sortis  de  la  Sierra-Nevada  et 
nous  roulons  d'une  allure  rapide  à  travers  une  plaine  cultivée-  Nous 
sommes  retombés  dans  toute  îa  platitude  de  l'agriculture.  Cepen- 
dant ce  n'est  pas  sans  plaisir  que  je  retrouve  des  arbres  et  des 
cours  d'eau.  Autant  que  j'en  puis  juger,  le  pays  doit  être  d'une 
fertilité  extrême  et  apte  à  toute  sorte  de  culture.  Bientôt  nous  arri- 
vons à  Sacramento,  grande  ç-are  tumultueuse  avec  un  buffet,  des 
marchands  de  journaux,  des  blarking  boys  qui  vous  offrent  de  cirer 
vos  souliers,  en  un  mot  tous  les  rafTmemens  de  la  civilisation. 
Encore  quelques-heures  et  nous  arrivons  au  bord  d'une  vaste 
rivière  ou  plutôt  d'un  petit  bras  de  mer  qui  est  un  des  recoins  delà 
baie  de  San-Francisco.  On  coupe  notre  ttaiu  en  deux.  On  le  charge 
sur  un  immense  bac  à  vapeur,  qui  le  transporte  de  laulre  côté  du 
bras  de  mer.  Puis  on  le  reforme  et  nous  commençons  à  longer  les 
bords  de  la  baie.  Enlin  nous  arrivons  à  Oakland,  où  le  chemin  de  fer 
nous  dépose  au  bord  d'un  autre  bras,  celui-là  beaucoup  plus  large, 
de  la  baie.  Nous  nous  embarquons  à  bord  d'un  grand  bateau  à 
vapeur.  Nous  contournons  une  petite  île  et  le  panorama  de  Saii- 
Francisco  s'étale  devant  nos  yeux. 

SAN-FRANCISCO. 

18-19  novembre. 

Vue  ainsi  à  distance,  la  ville  de  San-Francisco  est  très  pittoresque. 
Elle  s'élève  en  étages  sur  plusieurs  collines  de  hauteur  inégale,  et 
comme  elle  est  située  sur  une  sorte  de  cap  sablonneux,  et  que  les 
eaux  de  la  baie  la  contournent,  elle  est  environnée  d'une  ceinture 
de  mâts.  Au  loin  des  vaisseaux  sont  également  à  l'ancre,  dessinant 
leur  silhoueite  sur  un  ciel  parfaitement  pur,  et  une  ceinture  de 


A   TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  295 

moniagaes  dénudées  courouce  l'horizon  d'une  ligne  nette  et  arrêtée. 
La  lumière  est  plus  vive,  plus  intense  que  dans  la  baie  de  New- 
York,  et  sans  que  le  détail  ait  beaucoup  de  charme,  l'impression 
qui  domine  est  celle  de  l'éclat  et  de  la  grandeur.  Après  une  courte 
traversée  de  dix  minutes,  nous  débarquons  àOakland  Ferry  au  miUeu 
d'une  confusion  inexprimable  de  tramways  et  d'omnibus  parmi  les- 
quels je  finis  cependant  par  distinguer  celui  du  Palace-Hoiel,  où  je 
me  fais  conduire. 

Le  Palace-Holel  a  eii  autrefois  une  grande  réputation  en  Amérique. 
Aujourd'hui  sa  gloire  est  un  peu  éclipsée  pour  avoir  trop  souvent 
servi  de  modèle.  D'ailleurs  tout  le  monde  connaît  l'Holel  Continen- 
tal, n'est-ce  pas?  Eh  bien!  comme  il  a  été  bâti  sur  le  plan  du  Palace- 
Hotel,  cela  me  dispense  de  toute  description.  Pour  mon  compte,  je 
suis  blasé  sur  ces  splendeurs  d'auberge  qui,  après  m'avoir  amusé 
au  début,  me  laissent  aujourd'hui  tout  à  fait  indidérent.  Et  puis  j'ai 
une  idée  fixe:  voir  l'Océan-Pacifique,  et  si  je  m^écoutais,  je  partirais 
immédiatement  à  la  découverte.  Mais  une  étude  approfondie  de 
l'Appleion-Guid-'  a  rectifié  mes  idée?  tout  à  fait  erronées  sur  la  posi- 
tion de  la  ville  de  San-Francisco,  que  je  croyais  (l'instruction  n'étant 
pas  obligatoire  au  temps  de  mon  enfance)  assise  à  l'entrée  de  la 
baie  et  en  vue  de  la  mer.  Elle  est  au  contraire  séparée  de  l'Océan  par 
une  chaîne  de  coUines  sablonneuses  qui  en  masque  entièrement  la 
vue,  et  il  faut  près  d'une  heure  pour  gagner  le  bord  de  la  mer.  Or, 
comme  il  est  plus  de  quatre  heures  et  que  nous  sommes  au  mois 
de  noveniure,  je  n'arriverais  qu'à  la  nuit  tombante.  Je  contiens  donc 
mon  impatience  et  je  me  contente  de  parcourir  la  ville  un  peu  au 
hasard.  Je  suis  très  frappé  de  l'aspect  de  ses  grandes  rues,  plus 
larges  et  non  moins  animées  que  celles  de  New-York  er  d'une  certaine 
apparence  à  la  fois  grandiose  et  inachevée.  Des  trottoirs  en  bois  vous 
conduisent  à  des  magasins  éclairés  à  la  lumière  électrique.  De 
grandes  voies  bordées  de  magnifiques  miisons  aboutissent  brusque- 
ment à  une  colline  en  sable;  on  n'a  pas  eu  le  temps  de  percer  la 
colline  et  on  a  commencé  une  rue  ailleurs.  Mais  ce  qui  donne  à  la 
ville  de  San-Francisco  un  aspect  unique  entre  toutes  It-s  villes  amé- 
ricaines, c'est  le  grand  nomi)re  des  Chinois.  On  en  rencontre  à  chaque 
pas,  marchant  généralement  deux  par  deux,  leur  longue  tresse  de 
cheveux  roulée  deux  ou  trois  fois  autour  de  leur  cou,  probablement 
pour  éviter  qu'on  ne  la  tire  par  malice,  silencieux,  impassibles,  et, 
on  le  sent  tout  de  suite,  imperméables  à  cette  civilisation  qu'ils  ont 
cependant  contribué  à  créer.  Une  promenade  que  je  fais  le  soir 
même  dans  le  quartier  chinois  trompe  un  peu  ma  curio-ité;  je  me 
figurais  des  peiiies  rues  obscures  éclairées  avec  des  lan ternes  en 
papier.  Point  :  ce  sont  de  larges  rues  bordées  de  trottoirs  et  éclairées 
au  gaz.  La  seule  dillérence  d'avec  les  rues  européennes,  c'esi  quesur 


296  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  trottoirs  on  ne  rencontre  que  des  Chinois,  et  que  les  boutiques 
ne  sont  tenues  que  par  des  Chinois.  Sur  trois  de  ces  boutiques,  il  y 
en  a  généralement  une  où  l'on  vend  de  l'opium;  et  une  autre  qui 
est  occupée  par  un  barbier.  Je  descends  dans  le  sous-sol  d'une  de 
ces  maisons.  C'est  là  que  logent  les  ouvriers  chinois,  entassés  dans 
des  caves  sordides,  couchant  dans  des  lits  superposés  les  uns  au-des- 
sus des  autres,  dans  une  atmosphère  fétide,  dans  une  saleté  inima- 
ginable, mais  se  consolant  avec  de  l'opium.  J'entre  un  instant  au 
théâtre.  Un  nombreux  public  assiste  impassible  à  une  pièce  mili- 
taire où  des  armées  composées  de  part  et  d'autre  d'une  demi-dou- 
zaine de  soldats  se  poursuivent  et  se  culbutent.  Je  me  crois  à  la 
représentation  de  quelque  Grande-Duchesse  chinoise.  Je  me  trompe. 
C'est  un  long  drame  historique  racontant  les  exploits  de  je  ne 
sais  quel  Napoléon  chinois.  Tous  les  soirs,  on  joue  un  certain  nombre 
d'actes  et  la  pièce  doit  durer  un  mois.  Wagner  est  dépassé.  Enfin  je 
rentre  à  l'hôtel  et  après  sept  jours  de  voyage,  je  prends  un  repos 
bien  gagné. 

Le  lendemain,  en  route  pour  le  Pacifique.  Je  me  suis  informé  à 
l'hôtel  des  moyens  d'y  parvenir.  On  m'a  expliqué  qu'il  fallait  prendre 
d'abord  le  tramway,  puis  l'omnibus.  C'est  on  ne  peut  plusprosaïjue. 
Cependant  le  trajet  en  tramway  m'intéresse  vivement,  le  procédé  de 
traction  étant  pour  moi  tout  nouveau.  Déjà,  la  veille  au  soir,  en  me 
promenant  dans  les  rues  de  San-Francisco,  je  m'étais  demandé  si  je 
n'étais  pas  le  jouet  d'une  hallucination  causée  par  la  fatigue  du  voyage, 
en  voyant  passer  devant  moi  deux  lourds  cars  chargés  de  monde  qui 
marchaient  sans  bruit  et  d'une  allure  assez  rapide,  sans  être  traînés  ni 
par  des  chevaux  ni  par  un  locomotive.  Mais  j'étais  trop  fatigué  pour 
tenter  d'approfondir  le  mystère,  dont  j'ai  eu  l'explication  le  lendemain. 
Ces  cars  qui  circulent  sur  des  voies  parallèles  sont  remorqués  par  un 
câble  sans  fin,  en  fil  de  fer  tressé,  qui  passe  dans  une  rainure  creu- 
sée entre  les  deux  rails  et  qui  est  mis  en  mouvement  par  une  ma- 
chine à  vapeur  située  à  moitié  chemin  d'un  trajet  de  3  kilomètres 
environ.  Un  levier  placé  dans  la  main  du  conducteur  fait  mouvoir 
une  sorte  de  griffe  qui  agrippe  solidement  au  câble  la  voiture  ou 
plutôt  les  deux  voitures,  car  la  force  de  traction  du  câble  est  suffi- 
sante pour  entraîner  deux  véhicules  à  la  fois.  Pour  les  arrêter  pres- 
que instantanément  il  suffit  de  lâcher  la  griffe  et  de  serrer  les  freins. 
Ainsi  remorquées,  ces  voitures  remontent  ou  descendent  d'une  allure 
toujours  égale  les  pentes  les  plus  raides,  s'arrêtent  et  repartent  à 
volonté  pour  laisser  ou  pour  prendre  des  voyageurs,  et  ne  font  ni 
bruit  ni  fumée,  comme  les  tramways  à  vapeur.  Impossible  d'ima- 
giner une  manière  de  cheminer  plus  agréable,  plus  rapide  et  moins 
dispendieuse,  les  frais  de  premier  établissement  étant  infiniment 
moins  élevés  que  ceux  d'un  tramway  à  vapeur  ou  à  chevaux. 


A   TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  297 

Je  quitte  le  tramway  et  je  monte  dans  l'omnibus  qui  m'a  été  indi- 
qué. C'est  une  sorte  de  break  conduit,  non  par  un  Américain,  mais 
par  un  Anglais  (je  m'en  aperçois  tout  de  suite  à  l'accent),  très  fier 
de  sa  nationalité.  Nous  cheminons  à  travers  des  dunes,  sur  les- 
quelles sont  éparpillées  quelques  rares  maisons.  C'est  de  ce  côté 
que  San  Francisco  est  destiné  à  se  développer  en  s'étendant  vers  la 
mer;  mais,  pour  le  moment,  ce  sont  des  collines  incultes.  Tout  à 
coup  les  dunes  se  resserrent  en  un  défilé  assez  étroit  qui  aboutit  à 
un  hôtel  devant  lequel  l'omnibus  s'arrête.  C'est  le  Cliffhouse,  où 
l'on  m'invite  à  entrer.  Mais  je  suis  parfaitement  résolu  à  ne  pas  avoir 
d'un  balcon  d'hôtel  ma  première  vue  du  Pacifique.  Aussi  je  grimpe 
sur  une  petite  colline  qui  s'élève  derrière  la  maison.  Arrivé  au  som- 
met, je  me  retourne,  et,  pour  la  première  fois  depuis  mon  départ 
deNew-Yoïk,  l'impression  que  j'éprouve  n'est  pas  une  déception. 
Devant  moi  s'étend  un  horizon  de  mer  immense.  A  gauche,  la  côte 
s'allonge  sablonneuse  et  basse,  aussi  loin  que  l'œil  peut  la  suivre. 
A  droite,  elle  se  relève  en  rochers  brûlés  par  le  soleil,  d'une  belle 
couleur  rouge,  au  pied  desquels  la  mer  brise  ses  flots  bleus.  C'est 
ce  qu'on  appelle  la  Porte  d'Or  {the  Golden  G::te),  l'entrée  de  la  mer 
dans  la  baie  San-Francisco.  Ce  premier  plan  de  rochers  est  surmonté 
d'une  chaîne  de  montagnes  violettes  qui  se  continue  et  se  perd  dans 
un  lointain  vaporeux.  Ce  bleu  dur  de  la  mer,  ce  rouge  foncé  des 
rochers,  ce  violet  pâle  des  montagnes  forment  par  leur  contraste  le 
plus  bel  effet  de  couleur  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  C'est  la  grâce  de 
Cannes  et  la  grandeur  de  Biarritz,  le  charme  de  la  Méditerranée  et 
la  majesté  de  l'Océan.  Jamais  non  plus  je  n'ai  contemplé  un  horizon 
aussi  étendu  et  qui  vous  donne  à  un  pareil  degré  l'impression  de  l'im- 
mensité. De  quelque  côté  qu'on  tourne  ses  regards,  pas  une  terre  en 
vue.  Je  ne  sais  quoi  vous  fait  sentir  que  vous  êtes  en  présence  de  la 
plus  vaste  mer  du  globe,  sur  laquelle  vous  pourriez  naviguer  dans 
tous  les  sens,  des  jours  et  des  jours,  sans  rencontrer  autre  chose 
que  des  îles  qui  sont  à  peine  des  points  sur  sa  surface,  et  jamais  je 
n'ai  éprouvé  à  un  degré  semblable  le  sentiment  de  la  grandeur  du 
monde.  Je  sais  bien  ce  que  pourront  dire  contre  cette  impression 
les  personnes  à  esprit  positif  :  c'est  que  de  la  plage  de  Biarritz  ou 
de  Nice,  voire  même  de  celle  de  Trouville,  on  n'aperçoit  non  plus 
aucune  terre,  et  que,  par  conséquent,  la  vue  du  Pacifique  ne  sau- 
rait rien  avoir  de  plus  imposant  que  celle  de  l'Océan  ou  de  la 
Manche;  en  un  mot,  que  c'est  là  pure  affaire  d'imagination.  Ima- 
gination, soit,  je  le  veux  bien;  mais  défendre  à  l'homme  les  jouis- 
sances de  l'imagination ,  ne  serait-ce  pas  lui  retrancher  du  même 
coup  la  part  la  plus  solide  de  son  bonheur? 

Heureusement  pour  moi,  il  fait  un  temps  magnifique,  la  seule  vrai- 
ment belle  journée  que  j'aie  eue  depuis  mon  départ  de  New-York. 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bien  que  nous  soyons  au  17  novembre,  l'ardeur  du  soleil  est  telle 
que  je  suis  obligé  de  m'en  défendre.  Je  reste  assis  près  d'une  heure 
au  pied  d'un  gros  buisson  de  mauves  sauvages  en  pleines  fleurs, 
anéanti  dans  ce  bien-être  et  ce  repos  que  procurent  pour  un  instant 
l'attente  remplie  et  la  curiosité  satisfaite.  Le  lieu  est  solitaire,  le 
temps  parfaitement  calme  et  le  Pacifique  justifie  son  nom.  Sa  lame  ne 
ressemble  point  à  celle  de  l'Océan,  qui,  même  par  un  temps  calme, 
déferle  sur  la  plage  avec  fracas.  Elle  vient,  au  contraire,  mourir 
avec  douceur  sur  le  sable  fm  ou  se  briser  contre  les  rochers  avec 
un  léger  clapotement.  Par-delà  cppendant  cette  mer  charmante, 
c'est  la  vieille  Asie,  berceau  du  genre  humain,  c'est  la  Chine  avec 
sa  civilisation  décrépite  et  son  peuple  pullulant,  c'est  llnde  avec 
ses  vallées  profondes  et  ses  religions  mystérieuses,  contrées  que  je 
ne  verrai  jamais  et  qu'avant  ce  jour  je  n'avais  jamais  eu  la  tenta- 
tion de  visiter.  Cependant  je  ne  puis  voir  sans  un  léger  sentiment 
d'envie  un  grand  bâtiment  à  voiles  qui  sort  de  la  Porte  d'Or  et  se 
dispose  à  partir  sans  doute  pour  ces  régions  lointaines.  Si  faible  est 
le  vent  que  c'est  à  peine  s'il  peut  cheminer  et  que,  de  loin,  je  vois 
les  toiles  blanches  retomber  presque  inertes  le  long  des  mâts.  On 
dirait  qu'incertain  de  la  course  qu'il  doit  suivre,  il  hésite  et  recule 
comme  effrayé.  Mais  il  ne  fait  que  sortir  du  port;  la  mer,  l'espace, 
l'avenir,  s'ouvrent  librement  devant  lui  et,  se  décidant  à  la  fm,  il 
prend  sa  route  en  infléchissant  légèrement  vers  le  sud.  Pour  moi, 
il  est  temps  que  je  reprenne  aussi  la  mienne;  mais  comme  j'ai 
quitté  le  port  depuis  bien  plus  longtemps,  c'est  pour  revenir  en 
arrière. 

Le  soir,  je  dîne  chez  un  habitant  de  San-Francisco,  pour  lequel 
j'avais  une  lettre  de  recommandation.  Il  demeure  dais  une  jolie 
maison  en  bois,  toute  blanche,  au  milieu  d'un  petit  jardin  rempli 
de  plantes  vertes  et  de  fleurs.  Ainsi  sont  construites  nombre  de 
maisons  à  San-Francisco.  Mon  hôte  habite  la  ville  depuis  vingt  ans, 
et  il  a  été  témoin  de  toutes  ses  transformations.  Autrefois,  c'était 
une  ville  d'aventuriers  et  de  bandits  où  les  personnes  et  les  proprié- 
tés étaient  continuellement  menacées.  Aujourd'hui  la  sécnrité  y  est 
à  peu  près  aussi  grande  que  dans  les  autres  villes  d'Amérique.  A  la 
seconde  génération,  il  s'est  même  formé  une  espèce  de  société  aux 
origines  de  laquelle,  comme  fortune,  il  ne  faudrait  pas  regarder  de 
trop  près,  mais  qui  a  conquis  la  respectabilité.  En  revanche,  ce  carac- 
tère fait  absolument  défaut  aux  autorités  publiques  et  en  particulier 
à  la  municipalité  de  San-Francisco,  ce  qui  ne  la  distingue  pas,  au 
reste,  de  bien  des  municipalités  américaines.  Pendant  mon  séjour,  il 
y  a  eu  au  conseil  municipal  une  séance  des  plus  violentes,  où  certains 
conseillers  se  sont  traités  réciproquement  et  en  propres  termes  de 
voleurs.  L'incident  a  été  rapporté  le  lendemain  dans  tous  les  jour- 


A    TRAVEîtS   LtS    ÉTATS-UNIS.  299 

naux,  mais  il  ne  m'a  pas  paru  faire  grand  efiet.  Chacun  sait  que 
l'imputation  est  vraie,  ce  qui  n'empêchera  pas  ces  conseillers  d'être 
renommés,  eux  ou  leurs  pareils. 

Mon  hôte  est  plein  d'une  confiance  qui  me  paraît  tout  à  fait  jus- 
tifiée dans  l'avenir  de  la  Californie,  (-e  qui  a  fait  autrefois  la  célé- 
brité de  la  Californie,  ce  sont  ses  mines  d'or.  Aujourd'hui,  ce  qui 
fait  sa  richesse,  ce  sont  ses  grandes  exploitations  agricoles.  Mon 
hôte  me  cite  le  nom  d'un  propriétaire  qui  a  envoyé  en  Europe  par 
le  cap  Horn  dix  vaisseaux  chargf^s  de  sa  récolte  de  blé.  Cela  ne 
veut  pas  dire,  au  reste,  que  lexploitation  des  mines  ait  été  aban- 
donnée. Seulement' la  recherche  un  peu  illusoire  de  l'or  a  été  rem- 
placée par  celle  beauco.ip  plus  profitable  du  cuivre  et  du  mer- 
cure. Ce  merveilleux  pays,  au  reste,  produit  tout;  la  culture  de  la 
vigne,  celle  des  arbres  frnitiers  y  a  pris  un  grand  développement, 
et  c'est  la  Californie  qui  approvisionne  de  vin,  de  fruits,  d'oranges 
tous  les  États-Unis.  Lorsque  les  trois  chemins  de  fer  qui  doivent 
relier  San-Francisco  à  la  côte  de  l'Atlantique  seront  achevés,  lorsque 
l'isthme  de  Panama  sera  percé,  lorsque  (ce  qui  ne  saurait  manquer 
d'arriver  tôt  ou  tard)  l'empire  de  la  Chine  sera  librement  ouvert  au 
commerce,  San-Francisco  deviendra  la  quatrième  ville  du  monde, 
à  supposer  que  New-York,  Londres  et  Paris  soient  les  trois  pre- 
mières, et  peut-être,  avec  sa  baie,  où  toutes  les  flottes  connues 
pourraient  tenir  à  l'aise,  le  plus  grand  entrepôt  commercial  du 
globe.  11  ne  manque  à  la  CaUibrnie  qu'une  chose,  c'est  la  popula- 
tion, et  ceci  nous  amène  tout  naturellement  à  la  fameuse  question 
des  Chinois. 

Mon  hôte  est  fort  opposé  aux  Chinois.  Cela  me  paraît  contradic- 
toire, et  je  me  permets  d'ab  ird  de  l'en  plaisanter  un  peu.  «  C'est,  lui 
dis-je,  une  conséquence  du  libre  échange  dont,  sous  d'autres  rap- 
ports, vous  profitez.  Nous  supportons  votre  blé;  supportez  vos  Chi- 
noii^.  »  Une  conversation  plus  approfondie  avec  lui  m'a  fait,  je  ne 
dirai  pas  changer  d'avis,  mais  du  moins  comprendre  que  la  ques- 
tion était  assez  complexe.  La  raison  que  les  hommes  sérieux  don- 
nent pour  restreindre  ou  prohiber  l'importation  des  Chinois,  ce  n'est 
pas  tant  que  ceux-ci,  travaillant  à  vil  prix,  font  baisser  le  prix  de 
la  main-d'œuvre,  car  ce  bon  marché  qui  nuit  aux  uns  profite  aux 
autres;  c'est  que,  tout  le  travail  étant  accaparé  par  eux, rien  n'attire 
en  Californie  l'élément  des  émigrans  allemands  ou  irlandais  qui 
redoutent  une  concurrence  insoutenable.  Or,  tandis  que  ces  émi- 
grans allemands  ou  irlandais  s'établiraient  dans  le  pays,  y  dépen- 
seraient l'argent  qu'ils  auraient  gagné  et  deviendraient  des  citoyens 
californiens,  les  Chinois,  au  contraire,  amassent,  thésaurisent,  mais 
c'est  pour  tout  envoyer  en  Chine,  où  ils  comptent  retourner  eux- 


300  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

mêmes.  En  un  mot,  ce  sont  des  manœuvres,  ce  ne  sont  pas  des 
colons,  et  c'est  de  colons  que  la  Californie  a  besoin.  Conséquence 
fatale,  sa  population  est  loin  d'augmenter  aussi  rapidement  que 
celle  des  autres  états  de  l'Union;  elle  demeure  presque  stationnaire 
avec  sept  cent  mille  habit  ans  pour  un  territoire  grand  comme  la 
France,  et  c'est  là  un  symptôme  très  grave  aux  yeux  des  Améri- 
cains, d'après  l'estimation  desquels  un  état  dont  la  population  ne 
croît  pas  serait  semblable  à  un  enfant  en  nourrice  qui  n'augmen- 
terait pas  de  poids.  Mon  hôte  en  arrive  donc  à  conclure  que  la  pré- 
sence des  Chinois  est  une  entrave  à  la  prospérité  de  la  Californie  et 
il  appelle  de  tous  ses  vœux  un  bill  du  congrès  qui  restreindrait  ou 
prohiberait  leur  importation. 

Depuis  mon  départ,  satisfaction  a  été  donnée  à  ce  vœu,  je  dois 
le  dire,  unanime  des  Californiens.  Mais,  sans  me  mêler  de  prophé- 
tiser sur  des  matières  que  je  connais  à  peine,  je  crains  qu'ils  ne 
finissent  par  s'en  trouver  mal.  C'est  grâce  au  concours  des  Chinois 
que,  dans  un  petit  nombre  d'années,  des  travaux  indispensables  au 
développement  et  à  la  prospérité  de  la  Californie  ont  pu  être  menés 
à  bonne  fin  et  que  d'autres  sont  en  voie  de  construction.  Si  l'on 
enlève  à  ces  grandes  entreprises  de  travaux  publics  ces  ouvriers 
patiens,  laborieux,  infatigables,  leur  achèvement  sera  retardé  d'au- 
tant, peut  être  indéfiniment  ajourné,  et  la  Californie  en  souf- 
frira toute  la  première.  Bien  plus,  si,  non  content  de  restreindre 
l'importation  des  Chinois,  on  va  jusqu'à  la  supprimer,  il  se  produira 
en  Californie  une  hausse  de  la  main-d'œuvre  qui  prendra  peut-être 
les  proportions  d'une  véritable  crise.  Il  faudra,  en  effet,  un  temps 
assez  long  avant  que  le  courant  d'émigration  allemand  ou  irlandais 
se  porte  de  ce  côté,  et  jusqu'à  ce  que  ce  courant  soit  régulière- 
ment étabh,  la  vie  ne  sera  pas  facile  en  Californie.  Elle  deviendrait 
même  impossible  si,  par  représailles,  les  Chinois  déjà  établis  dans 
le  pays  abandonnaient  cette  terre  ingrate,  et  il  n'y  aurait  plus  moyen 
de  se  faire  blanchir  une  chemise  à  San-Francisco.  Je  crois  donc  qu'à 
tout  prendre,  la  Californie  ferait  bien  de  conserver  ses  Chinois,  sans 
méconnaître  la  difficulté  que  constitue  pour  elle,  au  sein  d'une 
population  qui  ne  vaut  déjà  pas  grand' chose  par  elle-même,  l'exis- 
tence d'une  nation  à  part,  conservant  sa  langue ,  ses  mœurs  et 
absolument  réfractaire,  malgré  tous  les  efforts  qui  ont  été  faits  pour 
l'y  convertir,  à  la  civilisation  chrétienne.  Mais  je  ne  puis  amener 
mon  hôte  à  ce  point  de  vue  et  nous  nous  quittons,  affermis  chacun 
dans  notre  sentiment.  A  quoi  serviraient  sans  cela  les  discussions? 

Je  passe  la  journée  du  lendemain  à  me  promener  un  peu  au 
hasard  dans  la  ville.  Je  monte  au  sommet  d'une  de  ces  collines 
sablonneuses  sur  lesquelles  la  ville  est  étagée,  pour  embrasser  encore 


A    TRAVERS    LES   ÉTATS-UNIS.  301 

la  vue  de  cette  baie  couronnée  de  montagnes  dont  je  ne  puis  me 
lasser.  Je  redescends  pour  me  promener  sur  le  port.  Des  vaisseaux 
de  toute  provenance  et  à  toute  destination  sont  accostés  le  long 
des  quais,  déchargeant  ou  embarquant  des  cargaisons  de  toute 
nature.  Les  plus  grands  sont  à  l'ancre  à  quelque  distance,  car  au 
long  des  quais  l'eau  n'est  pas  assez  profonde  pour  leur  tirant  d'eau. 
Il  y  aurait  là  de  grands  travaux  à  faire,  et  le  plus  important  de  tous 
serait  de  restaurer  ces  estacades  en  planches  pourries  où  l'on  risque 
à  chaque  instant  de  se  briser  les  jambes  en  tombant  dans  quelque 
trou.  Mais  la  municipalité  de  San-Francisco  a  probablement  d'au- 
tres soucis.  Je  rentre  dans  la  ville  et  je  me  promène  dans  California- 
street,  la  rue  des  miaisons  de  banque.  Les  larges  trottoirs  sont 
encombrés  d'hommes  à  mine  plus  ou  moins  douteuse  qui,  for- 
més par  petits  groupes,  discutent  avec  animation.  Ce  sont  des 
courtiers,  des  gens  d'affaires  qui  font  des  transactions  de  toute 
nature,  et  c'est  ainsi  que  s'établissent  les  cours  de  l'or,  du  blé, 
d'autres  denrées  encore.  En  un  mot,  c'est  la  petite  bourse  de  San- 
Frandsco.  J'entre  dans  une  maison  de  banque,  et  pour  la  première 
fois  depuis  mon  arrivée  aux  États-Unis,  où  le  papier-monnaie  est 
d'un  usage  général,  je  vois  de  l'or.  Les  employés  de  la  caisse  ne 
sont  point,  comme  en  France,  protégés  par  un  grillage;  ils  sont 
debout  entre  deux  comptoirs  qui  ressemblent  à  des  comptoirs  de 
mode  et,  pour  leurs  paiemens,  prennent  à  pleines  mains  dans  les 
piles  d'or  qui  sont  entassées  derrière  eux.  Jamais,  à  San-Francisco, 
on  n'a  voulu  accepter  le  papier-monnaie,  même  pendant  la  guerre 
de  sécession.  C'est  tout  ce  qui  reste  de  la  fièvre  de  l'or.Frappé  du 
gi-and  nombre  d'églises ,  je  pénétre  dans  l'une  d'elles.  C'est  une 
église  catholique  des  plus  simples.  Pendant  que  j'en  fais  le  tour,  une 
femme,  entrée  quelques  instans  après  moi,  s'agenouille  en  passant 
devant  l'autel  et  baise  le  pavé.  C'est  un  reste  des  usages  espa- 
gnols, et  comme  l'imagination  va  vite,  je  me  crois  un  instant  trans- 
porté bien  loin  d'ici,  dans  la  vieille  patrie  de  la  dévotion  catho- 
lique. Mais  en  sortant  de  l'église,  je  retombe  dans  tout  le  brouhaha 
d'une  rue  américaine  où  les  tramways  s'entre-croisent,  où  les  pas- 
sans  se  bousculent  et  où  je  suis  le  seul  à  flâner.  Je  vais  rendre 
visite  au  général  Mac-Dowell,  commandant  en  chef  de  toute  la 
région  militaire  du  Pacifique,  pour  lequel  j'ai  une  lettre  de  recom- 
mandation. Le  général  s'est  arrangé,  un  peu  au  dehors  de  San-Fran- 
cisco, sur  une  pointe  déserte,  une  véritable  villa  anglaise  qu'il  a 
préservée  par  une  palissade  de  dix  pieds  de  haut  contre  les  tour- 
billons de  sable.  En  dedans  de  cette  palissade,  on  trouve  un  gazon 
verdoyant,  des  géraniums  qui  sont  des  arbustes,  et  des  magnolias 
à  travers  les  branches  desquels  on  aperçoit  les  eaux  bleues  de  la 


s 02  REVUE   DES   DF.UX   MONDES. 

baie.  Le  général  est  absent,  mais,  grâce  à  l'obligeance  deM'^Dowell, 
je  suis  admis  à  bord  d'un  petit  cutter  à  vapeur  qui  dessert  tous  les 
soirs  les  deux  ou  trois  postes  militaires  situés  à  l'entrée  de  la  baie. 
Je  revois  au  soleil  couchant  cette  splendide  Porte  d'or,  ces  rochers 
rouges,  ces  eaux  bleues,  ces  montagnes  violettes,  avec  leur  incom- 
parable éclat  de  couleurs,  et  cette  fête  des  yeux  est  le  dernier  sou- 
venir que  j'aie  gardé  de  San-Francisco. 


LE  NOUVEAU  CHEMIN  DE  FER  DU  PACIFIQUE. 

20-28  novembre. 

Le  lendeinain  matin,  il  faut  que  je  parte  et  sans  rémission.  Nous 
sommes  au  19,  et  si  je  veux  m'embarquer  le  30  après  m'être  arrêté 
un  jour  à  Saint-Louis  en  reven;  nt,  je  n'ai  pas  de  temps  à  perdre, 
d'autant  plus  que  le  retour  sera  pour  moi  plus  long  que  l'aller.  Au 
lieu  de  reprendre  la  voie  par  laquelle  je  suis  venu,  j'ai  fait  choix 
d'une  nouvelle  route,  celledu  Southern  Pacifie,  qui  n'est  ouverte  que 
depuis  quelques  mois,  du  moins  comme  ihrough  Une,  c'est-à-dire 
comme  ligne  de  grand  parcours.  Ce  chemin  de  fer  dessert  tout  le 
sud  de  la  Californie  jusqu'à  la  frontière  du  Mexique  qu'il  suit  jus- 
qu'à Deming.  De  ce  point  parlent  deux  lignes  :  l'une  qui  par  Le 
Texas  ira  prochainement  rejoindre  le  port  de  Galveston  sur  le  golfe 
du  Mexique  (peut-être  est-elle  ouverte  a»>jourd'hui)  et  fera  une  rude 
concurrence  à  l'ancien  chemin  du  Pacifique  en  conduisant  plus  rapi- 
dement à  la  mer  les  produits  de  la  Californie;  l'autre,  qu'on  appelle 
l'Atchison  Topeka  and  Santa  Fe  Piailroad,  rejoint  à  Kansas-Ciiy  une' 
hgne  déjà  ancienne,  au  moins  lelalivement,  qui  par  Saint-Louis  se 
raccorde  elle-même  avec  les  grandes  lignes  du  nord  de  l'Amé- 
rique. 11  n'y  a  pas  plus  de  quelques  mois  que  la  soudure  est  faite 
entre  le  Southern  Pacific  et  l'Atchison  Topeka  and  Santa  Fe  Rail- 
road;  je  crois  donc  être  un  des  premiers  Européens  qui  y  ait 
passé.  Je  ne  sais  si  c'est  à  cause  de  cela,  mais  j'ai  trouvé  le  voyage 
par  cette  ligne  beaucoup  plus  intéressant  que  celui  par  l'Union  et 
le  Gentral-Pacific.  Je  dois  avouer  que  tant  qu'on  est  en  Californie, 
c'est-à-dire  pendant  les  vingt-quatre  premières  heures,  la  route 
est  assez  monotone,  sauf  un  passage  de  montagnes  que  j'ai  fait 
malheureusement  la  nuit.  Mais,  à  partir  de  Los  Angeles,  le  pays 
change  d'aspect.  Ta  vil'e  de  Los  Angeles,  qui  est  le  point  le  plus 
méridional  de  la  Californie,  est  elle-même  très  pittoresque.  C'est 
le  centre  de  la  culture  des  oranges,  et  tout  alentour  s'étendent 
de  vastes  jardins  qui  m'ont  rappelé  les  environs  de  Palerme.  Pour 


A   TRAVERS    LES  ÉTATS-UNIS.  303 

deux  batz,  vingt-quatre  sous  (c'est-à-dire  probablement  le  double 
de  sa  valeur),  j'en  achète  un  gros  sac  qui  me  fournit  pour  ma  route 
une  ample  provision.  Les  impressions  qu'on  éprouve  sont  de  plus 
en  plus  méridionales,  et  il  faut  un  effort  de  mémoire  pour  se  rappeler 
qu'on  est  encore  aux  États-Unis.  Il  n'est  pas  une  station  qui  ne  porte 
un  nom  espagnol.  L'architecture  des  maisons  est  celle  qu'on  adopte 
dans  les  pays  où  la  grande  préoccupation  est  de  se  préserver  du 
soleil  :  des  toits  plats,  des  fenêtres  étroites  et  de  grandes  veran- 
dahs  au  rez-de-chaussée.  Parfois  on  aperçoit  de  vieux  couvens,  de 
vieilles  églises  délabrées  avec  leurs  clochers  à  jour  dont  on  a  enlevé 
les  cloches.  Les  habitans  qu'on  voit  aux  alentours  des  stations  ont 
même  conservé  quelque  chose  des  costumes  espagnols,  les  hommes 
le  grand  chapeau  noir  à  larges  bords,  les  femmes  la  coiffm'e  en 
cheveux  et  les  ajusteinens  noirs  et  rouges.  Mais,  sauf  cela,  tout  sou- 
venir de  l'Espagne,  l'antique  reine  de  ces  contrées,  a  disparu. 

Quelques  heures  après  avoir  quitté  Los  Angeles,  le  chemin  de  fer 
pénètre  dans  une  région  toute  dilTérente,  et  il  est  impossible  d'ima- 
giner un  changement  plus  brusque.  Le  golfe  de  Californie,  dont  on 
connaît  l'étroitesse  et  la  profondeur,  pénétrait,  il  y  a  je  ne  sais  com- 
bien de  milliers  d'années,  encore  plus  avant  dans  les  terres.  Peu  à 
peu  il  s'est  retiré,  laissant  à  sec  son  ancien  lit,  qui  est  aujourd'hui 
à  300  pieds  au-dessous  du  niveau  de  la  mer.  C'est  dans  ce  lit  que 
le  chemin  de  fer  descend  par  une  pente  insensible  et  il  finit  par 
courir  sur  le  sable  fin  qui  dormait  autrefois  au  fond  de  l'océan.  Des 
traverses  sont  posées  sur  le  sable;  des  rails  sur  ces  traverses  ;  point 
de  talus  ;  point  de  clôtures.  A  droite  et  à  gauche,  s'élèvent  des  mon- 
tagnes qui  formaient  autrefois  les  rives  du  golfe.  Après  tant  de  siècles 
écoulés,  l'œil  discerne  parfaitement  la  ligne  où  affleuraient  autre- 
fois les  eaux.  Au-dessous  de  celte  ligne  les  rochers  ont  conservé 
la  couleur  verdâtre  des  récifs  qu'à  marée  basse  la  mer  laisse  à 
découvert.  Au-dessus  ils  ont  pris,  sous  l'action  continue  des  rayons 
du  soleil,  une  teinte  rougeâire  et  comme  brûlée.  La  ligne  de  démar- 
cation est  droite  et  nette  à  l'œil  comme  si  elle  avait  été  tirée  au 
cordeau.  Il  en  est  de  même  sur  les  pics  isolés  qui  s'élèvent  au  milieu 
du  sable  et  qui  devaient  former  autrefois  des  îles.  Mais  peu  à  peu 
les  montagnes  s'éloignent  et  s'abaissent;  le  chemin  de  fer  roule 
en  plein  désert  de  sable,  soulevant  par  sa  marche  des  tourbillons 
d'une  poussière  fine  qui  pénètre  dans  les  wagons  malgré  les  doubles 
fenêtres  hermétiquement  fermées.  Aucun  être  vivant  ;  aucune  trace 
de  végétation  ;  rien  que  le  ciel  et  le  sable.  C'est  le  désert  dans  toute 
sa  grandeur,  son  éclat  et  sa  beauté.  Toutes  les  deux  heures  environ, 
le  train  s'arrête  à  une  station,  c'est-à-dire  à  une  cahute  située 
auprès  d'un  dépôt  de  charbon  et  d'un  réservoir  d'eau  alimenté  par 


soi  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

un  puits.  Dans  cette  cahute  vit  un  homme  parfois  seul,  parfois  avec 
sa  femme  et  ses  enfans.  A  quel  degré  de  détresse  faut-il  qu'un  être 
humain  en  soit  arrivé  pour  accepter  une  vie  pareille!  Sans  doute, 
ce  sont  des  mineurs  attirés  par  la  fièvre  de  l'or  dans^ce  nouvel  état 
d'Arizona  que  nous  traversons,  et  auxquels  la  fortune  n'aura  pas  souri; 
ou  bien  encore  ce  sont  des  individus  qui  ont  quelque  chose  à  cacher 
dans  leur  passé  et  qui  sont  venus  chercher  dans  ces  régions  déso- 
lées la  sécurité  et  l'oubli.  Pendant  que  la  machine  se  remplit,  ils 
échangent  quelques  mots  avec  le  mécanicien  et  lui  demandent  pro- 
bablement des  nouvelles  du  monde  civilisé  ;  puis  le  train  se  remet 
en  marche,  et  en  voilà  pour  eux  jusqu'au  lendemain. 

Si  jamais  on  fait  le   fameux  chemin  de  fer  trans-saharien,   ce 
sera  quelque  chose  de  semblable.  Aussi  je  retrouve  avec  joie  toutes 
ces  vives  impressions  que  j'avais  éprouvées  autrefois  en  Orient.  Ce 
sont  ces  mêmes  couleurs  tranchées  du  désert,  ce  sable  d'un  jaune 
brillant,  ce  ciel  d'un  bleu  dur,  se  perdant  à  l'horizon  dans  un 
mirage  vaporeux.  C'est  le  même  aspect  de  grandeur  et  de  solitude 
qui  m'avait  tant  frappé ,  il  y  a  dix-neuf  ans,  lorsque  je  contem- 
plais, du  haut  des  collines  qui  baignent  leur  pied  dans  le  Nil,  ces 
plaines  de  sable  qui  se  déroulent  sans  ondulation  et  sans  limite 
jusque  vers  les  régions  mystérieuses  de  l'Afrique  centrale.  Je  me 
souviens  encore  d'avoir  quitté  un  soir  ma  dahabieh  pour  monter 
jusqu'au  sommet  d'une  de  ces  collines  que  surmontaient  les  ruines 
d'un  temple,  et  d'être  resté  assis  sur  ces  ruines  jusqu'à  la  tom- 
bée de  la  nuit,  regardant  tour  à  tour  le  soleil  qui  disparaissait 
dans  le  ciel  enflammé,  le  Nil  qui  déroulait  à  mes  pieds  le  ruban 
argenté  de  ses  eaux,  le  désert  qui  s'étendait  à  perte  de  vue,  et 
me  demandant  avec  quel  sentiment  les  antiques  habitans  de  cette 
vieille  terre  contemplaient  autrefois  ce  même  spectacle.  Eh  bien  ! 
je  ne  sais  pas  si  ce  désert  américain ,  sans  passé ,  sans  nom ,  n'a 
pas  plus   de  grandeur   encore,   et    si  la  pensée  de  ces   siècles 
de   solitude  qui  ont  précédé  la   récente    conquête   de   l'homme 
ne  parle  pas  davantage  encore  à  l'imagination  que  le  souvenir  de 
ces  siècles  d'histoire.  Aussi,  malgré  la  poussière  et  la  chaleur,  je 
ne  puis  m'arracher  de    la  petite  plate-forme  qui  termine  notre 
wagon  ;  je  m'enivre  de  ce  soleil,  de  ces  couleurs  que  je  ne  verrai 
plus,  et  la  tombée  de  la  nuit  peut  seule  m'en  chasser.  Enfin  nous 
franchissons  le  Rio  Colorado  ,  qui  marque  la  limite  du  désert,  et 
vers  les  huit  heures  du   soir  nous  arrivons  à  Fort  Yuma.  Nous 
sommes  à  la  frontière  du  Mexique.  La  chaleur  est  encore  si  forte 
qu'après  le  diiier  je  peux  me  promener  longtemps  sans  manteau 
sous  la  vérandah  qui  fait  le  tour  du  buffet  de  la  gare  comme  dans 
une  locanda  espagnole.  Le  ciel  est  d'une  pureté  admirable,  et  je  ne 


A  TRAVERS  LES   ÉTATS-UNIS.  305 

sais  si  c'est  encore  un  effet  de  cette  imagination  crédule  qui  m'a 
fait  trouver  plus  de  grandeur  à  la  vue  du  Pacifique  qu'à  celle  de 
la  Manche,  mais  je  ne  crois  pas  avoir  jamais  vu  autant  ni  de  plus 
brillantes  étoiles. 

C'en  est  fini  de  la  partie  pittoresque  de  mon  voyage.  Nous  rou- 
lons le  lendemain  dans  un  pays  ondulé,  inculte,  sans  caractère, 
et  le  surlendemain,  après  avoir  franchi  durant  la  nuit  un  dernier 
contrefort  des  montagnes  Rocheuses ,  nous  traversons  les  intermi- 
nables prairies  du  Kansas.  Ces  prairies  sont  encore  absolument  sau- 
vages. Parfois  on  y  voit  galoper  au  loin  des  troupeaux  d'an- 
tilopes effrayés  par  le  bruit  du  chemin  de  fer.  Dans  le  voisinage 
d'une  des  stations  le  train  court  pendant  un  quart  d'heure  au  milieu 
des  flammes.  C'est  un  commencement  de  mise  en  culture  et  le  feu 
a  été  mis  volontairement  à  la  prairie  pour  la  débarrasser  des  herbes 
sèches.  Il  y  a  dix  ans,  les  Indiens  erraient  encore  en  maîtres  dans 
ces  prairies,  vivant  de  rapines  et  attaquant  les  caravanes  qui  se 
rendaient  au  Mexique.  C'est  là  qu'ont  vécu  les  derniers  trappeurs 
américains  et  que  les  derniers  OEil-de-Faucon  ont  suivi  l'Indien  à 
la  piste.  Tel  rocher  qui  donne  aujourd'hui  son  nom  à  une  prosaïque 
station  de  chemin  de  fer  a  été  rendu  célèbre  dans  cette  légende  des 
prairies  parles  massacres  qui  ont  eu  lieu  aux  alentours,  et  celui  qui 
conduira  un  jour  la  charrue  dans  ce  sol  encore  inculte  s'étonnera, 
comme  le  laboureur  de  Virgile,  de  heurter  avec  son  soc  des  cada- 
vres et  des  armes  : 

Exesa  inveniet  scabra  rubigine  pila 
Grandiaque  effossis  mirabiiur  ossa  sepulcris. 

Nous  sortons  des  prairies  à  Kansas  City  et  nous  traversons  le 
Missouri,  qui  charrie  des  glaçons.  Nous  sommes,  en  effet,  remontés 
vers  le  nord,  et,  en  deux  jours,  j'ai  passé  de  la  température  de 
l'Orient  à  celle  de  nos  climats.  Nous  traversons  de  grands  bois  où, 
comme  dans  nos  forêts,  des  branches  mortes  sont  prisonnières 
dans  des  flaques  d'eau  gelées.  Les  troncs  d'arbre  se  détachent  en 
noir  sur  un  ciel  neigeux.  Impossible  d'imaginer  une  transition  plus 
brusque.  Enfin,  après  une  dernière  journée  à  travers  un  pays  qui 
ressemble  à  tous  les  pays  du  monde ,  nous  arrivons  assez  tard  à 
Saint-Louis. 

J'ai  tenu  à  m'arrêter  un  jour  à  Saint-Louis  et  à  voir  le  Mississipi. 
Pourquoi?  Je  le  dirai  sans  crainte,  quand  je  devrais  m'exposera  un 
peu  de  ridicule.  J'ai  eu  dans  mon  enfance  la  passion  et  j'ai  encore 
le  goût  de  Chateaubriand.  Je  sais  bien  qu'il  est  fort  passé  de  mode 
aujourd'hui,  mais  je  sens  en  moi  le  goût  de  tant  de  choses  démo- 

TOUB  Liv.  —  1882.  20 


306  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

dées  que  je  ne  rougis  pas  plus  de  celui-là  que  d'un  autre.  J'irai 
jusqu'à  convenir  que  j'aime  Atala  et  que  je  trouve  un  charme  infini 
à  la  chanson  que,  dans  leur  fuite  à  travers  la  forêt,  elle  chante  à 
Chactas  :  «  Si  le  geai  bleu  du  Meschacebé  disait  à  la  non  pareille  des 
Florides  :  Pourquoi  vous  plaignez-vous  si  tristement?  N'avez-vous 
pas  ici  de  belles  eaux  et  de  beaux  ombrages  et  toutes  sortes  de 
pâture  comme  dans  vos  forêts?  —  Oui,  répondrait  la  non  pareille 
fugitive,  mais  mon  nid  est  dans  le  jasmin,  qui  me  l'apportera?  et 
le  soleil  de  ma  savane,  l'avez-vous?  » 

C'est  en  souvenir  d' Atala  que  je  tenais  à  voir  le  Meschacebé. 
Aussi,  le  soir  même  de  mon  arrivée,  j'essaie  de  gagner  le  bord 
du  fleuve.  Le  Mississipi,  par  une  belle  nuit,  pensais-je,  cela  doit 
être  superbe.  Aucun  moyen  d'y  arriver.  Il  n'y  a  pas  de  quai  à 
Saint-Louis;  je  me  perds  dans  des  ruelles,  j'enfonce  dans  des  fon- 
drières, et  je  suis  obligé  de  regagner  mon  hôtel  fort  désappointé. 
Le  lendemain  matin,  de  bonne  heure,  je  me  fais  indiquer  le  che- 
min de  l'unique  et  gigantesque  pont  qui  met  en  communication 
les  deux  rives.  Les  abords  en  sont  malpropres;  à  l'entrée,  un 
immense  parapet  barre  la  vue  à  droite  et  à  gauche,  et  ce  n'est  que 
vers  le  milieu  qu'on  commence  à  avoir  la  vue  du  fleuve.  Hélas!  le 
geai  bleu  du  Meschacebé,  où  est-il?  et  qu'il  a  bien  fait  de  s'envo- 
ler! Je  ne  vois  couler  sous  mes  pieds  que  des  eaux  jaunes  et  sales 
entre  deux  rives  boueuses  bordées  de  fabriques.  Un  épais  nuage 
de  fumée  s'appesantit  sur  le  fleuve  et  rapproche  l'hoiizon.  La 
Tamise,  aux  environs  de  Greenwich,  par  un  jour  de  brouillard, 
voilà  ce  que  j'ai  sous  les  yeux.  Impossible  d'imaginer  une  décep- 
tion plus  complète.  Involontairement,  je  m'en  prends  à  Chateau- 
briand et  je  commence  à  croire  ce  que  disent  ses  ennemis,  qu'il 
n'a  jamais  vu  le  Mississipi,  Par  acquit  de  conscience,  je  traverse  le 
pont;  l'autre  rive  est  encore  plus  boueuse  et  plus  sale.  Je  reviens 
furieux  à  l'hôtel,  non  sans  avoir  remarqué  cependant  que  la  tra- 
versée du  pont  m'a  pris  dix-sept  minutes  montre  en  main,  mais  ne 
sachant  que  faire  du  reste  de  ma  journée.  Fort  heureusement  une 
inspiration  me  vient  ;  c'est  que  le  Mississipi  gagnerait  peut-être  à 
être  vu  en  dehors  de  la  ville,  car,  de  bonne  foi,  il  n'est  pas  juste  de 
lui  reprocher  les  nombreuses  fabriques  qui  ont  été  élevées  sur  ses 
bords.  Je  prends  au  hasard  un  des  nombreux  cars  qui  courent  dans 
les  rues  parallèles  au  flt^uve,  et  ce  car  me  conduit,  en  effet,  en  dehors 
de  la  ville.  J'essaie  alors  à  travers  champs  de  gagner  le  fleuve  lui- 
même.  Je  m'embourbe  dans  des  marais;  je  suis  arrêté  par  des  bar- 
rières de  joncs  et  de  roseaux  que  je  ne  puis  franchir,  et  je  suis 
obligé  de  revenir  sur  mes  pas.  Cette  poursuite  à  la  recherche  du 
Mississipi  prend  quelque  chose  de  comique,  et  je  finis  par  rire  de 


A   TRAVERS  LES   ÉTATS-UNIS.  307 

mon  dépit.  Fort  heureusement  pour  moi,  une  gigantesque  affiche 
m'apprend  que,  sur  une  petite  colline  voisine,  on  peut  acheter  à 
très  bon  compte  des  terrains  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  magnifique. 
«  Yoilà  mon  affaire,  me  dis-je,  »  non  que  je  veuille  acheter  un  ter- 
rain, mais  je  voudrais  bien  jouir  de  la  vue.  Après  tant  de  décep- 
tions, j'éprouve  cependant  encore  un  peu  de  méfiance,  et  ce  n'est 
pas  sans  appréhension  que  j'arrive  au  sommet  de  la  colline.  Enfin 
je  suis  à  demi  récompensé,  car  j'aperçois  le  Mississipi  se  déroulant 
au  loin  dans  toute  sa  largeur.  Un  peu  avant  d'arriver  à  Saint-Louis, 
il  fait  un  coude,  et  son  lit  est  si  large,  son  cours  si  lent  qu'on  dirait 
un  lac  à  l'eau  dormante.  Ses  bords  marécageux  et  les  îles  couvertes 
de  jonc,  qui,  par  endroits,  divisent  son  lit  en  plusieurs  bras,  en 
gâtent  bien  un  peu  l'aspect.  Mais  ses  eaux,  d'un  bleu  pâle,  ne  sont 
point  encore  souillées  par  toutes  les  impuretés  qu'y  déversent  les 
fabriques  de  Saint-Louis,  et  leur  allure  paisible  n'est  point  sans 
grandeur  et  sans  grâce.  Quand  on  songe  qu'à  pareille  distance 
de  son  embouchure,  il  a  cette  largeur  et  qu'il  a  déjà  traversé  plu- 
sieurs centaines  de  lieues  de  pays,  on  comprend  cette  légende  que 
les  Indiens  attachaient  à  son  nom.  C'est  bien  le  père  des  eauXj  le 
maître  fleuve  de  ce  grand  continent,  auprès  duquel  tout,  dans  notre 
vieille  Europe,  plus  vraiment  pittoresque  peut-être,  paraît  cepen- 
dant taillé  petitement.  Aussi,  suis-je  singulièrement  captivé  par  ce 
dernier  aspect  de  la  nature  américaine  à  laquelle  j'aurai  trouvé  jus- 
qu'au bout  plus  de  grandeur  que  de  charme,  et  ce  n'est  pas  sans 
peine  que  je  m'arrache  à  cette  contemplation  pour  rentrer  à  Saint- 
Lonis.  Le  soir,  je  m'embarque  en  chemin  de  fer,  et,  après  quarante 
heures  déroute,  je  débarque  à  New- York,  a  la  gare  du  Pennsylvania 
Railroad,  dont  je  suis  parti,  ayant  accompli  mon  programme  de 
point  en  point  et  fait  en  dix-huit  jours  (dont  quatorze  en  chemin  de 
fer)  un  voyage  circulaire  de  plus  de  deux  mille  cinq  cents  lieues. 
A  peine  arrivé,  je  me  précipite  au  bureau  de  la  compagnie  trans- 
atlantique et  là  j'apprends  que  le  bateau  par  lequel  je  devais  reve- 
nir, retardé  par  une  tempête,  n'est  pas  encore  arrivé.  Fort  heureu- 
sement, il  n'en  est  pas  de  même  du  paquebot  de  la  compagnie 
anglaise  des  Gunard,  qui  devait  partir  le  même  jour  et  sur  lequel 
je  retiens  immédiatement  mon  passage.  Le  surlendemain,  je  quitte 
New-York,  accompagné  jusque  sur  le  quai  du  départ  par  l'expres- 
sion d'un  amical  regret,  et  lorsque  je  vois  rapidement  disparaître 
ces  figures  amies,  je  suis  étonné  de  surprendre  en  moi-même, 
mêlée  à  l'immense  joie  du  retour,  la  tristesse  du  sentiment  de 
l'adieu. 


308  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 


A   BORD   DU   GALLIA. 

30  novembre-9  décembre. 

Ballotté  pendant  dix  jours  entre  le  ciel  et  leau  sur  une  mer  grise 
par  un  temps  maussade,  à  bord  d'un  bâtiment  où  je  ne  connais  per- 
sonne, sauf  un  charmant  jeune  ménage  américain  malheureusement 
marié  de  la  veille,  je  me  sentirais  envahi  par  un  profond  ennui  si  je 
n'employais  ces  dix  jours  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  mes  sou- 
venirs qui  s'entre-choquent  dans  ma  tête,  au  milieu  d'une  confusion 
inexprimable  et  si  je  ne  cherchais  du  sein  de  cette  confusion  à 
dégager  mon  impression  d'ensemble.  C'est  cette  impression  que  je 
voudrais  résumer  ici  en  cherchant  à  recouvrer  la  liberté  de  mon 
jugement,  jusqu'ici  un  peu  enchaînée  peut-être  par  la  cordialité  de 
l'accueil  que  nous  avons  reçu. 

Il  me  paraît  impossible  d'avoir  visité  les  États-Unis,  et  surtout  de 
les  avoir  traversés,  sans  éprouver  le  sentiment  qu'on  se  trouve  en 
présence  d'un  peuple  singulièrement  vigoureux,  valide,  exubérant 
de  jeunesse  et  d'activité.  Ceux  qui  parlent  de  la  décadence  des  États- 
Unis,  ceux-là  n'y  ont  jamais  mis  les  pieds,  ou  y  ont  été  avec  un 
parti-pris,  ce  qui  est  absolument  la  même  chose.  L'avenir  agricole  et 
industriel  qui  s'ouvre  devant  eux  est  indéfini.  C'est  à  peine  s'ils  ont 
commencé  à  exploiter  la  moitié  de  leurs  richesses  de  toute  nature, 
et  ils  ne  paraissent  pas  disposés  à  laisser  ces  richesses  dormir  dans 
le  sol.  Quand  un  peuple  est  laborieux,  actif,  industrieux,  voire  même 
un  peu  âpre  au  gain,  quand  à  son  activité,  à  son  industrie,  à  son 
amour  du  gain,  la  nature  offre  des  élémens  qui  semblent  inépuisa- 
bles; quand,  chaque  année,  un  sang  nouveau  vient  s'infuser  dans  ses 
veines  et  que  la  seule  difficulté  qui  retarde  son  développement  est 
la  disproportion  de  son  territoire  à  sa  population,  on  peut  pousser 
la  logique  de  doctrines  respectables  jusqu'à  prédire  sa  fin  prochaine, 
mais  on  s'expose  à  se  voir  donner  par  les  faits  de  cruels  démentis. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  chercher  chez  les  Américains  le  modèle 
politique  que  si  longtemps  les  théoriciens  de  la  république  ont 
offert  à  notre  admiration,  et  regarder  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique 
pour  y  trouver  le  spectacle  d'une  démocratie  sage,  pure  et  bien 
réglée?  Celui  qui  répondrait  affu*mativement  à  cette  question  ferait 
sourire  les  Américains  eux-mêmes.  Il  suffit,  en  effet,  d'ouvrir  un 
de  leurs  journaux  et  de  lire  la  véhémence  des  accusations  por- 
tées par  les  partis  les  uns  contre  les  autres  (accusations  dont  il  faut 
même,  si  l'on  veut  se  former  un  jugement  équitable,  rabattre  tou- 


A   TRAVERS   LES   ÉTATS-UNIS.  309 

jours  un  peu)  pour  se  convaincre  que  les  États-Unis  n'ont  échappé 
à  aucun  des  vices  qui  semblent  inhérens  à  la  démocratie  pure  (1). 
Ce  que  depuis  quelques  années  nous  commençons  à  voir  en  germe 
chez  nous,  fleurit  au  grand  soleil  chez  eux.  La  tyrannie  des  coteries 
politiques,  la  mobilité  perpétuelle  dans  le  personnel  administratif, 
la  médiocrité,  et  pire  encore  que  la  médiocrité  dans  la  composi- 
tion des  conseils  électifs,  la  mise  à  l'écart  de  toute  l'aristocratie 
morale  et  intellectuelle  du  pays,  —  enfm  la  corruption,  toutes  ces 
plaies  s'étalent  à  la  surface  du  corps  poHiique.  Il  est  assez  probable 
que,  d'ici  à  quelques  années,  nous  n'aurons  rien  à  envier  aux  Amé- 
ricains sous  ce  rapport,  mais  eux-mêmes  ne  nous  conseilleraient 
pas  de  les  prendre  pour  modèles. 

La  seule  question  qui  puisse ,  suivant  moi ,  être  sérieusement 
débattue  entre  esprits  de  sang-froid,  étrangers  aux  dénigremens  et 
aux  enthousiasmes  de  parti-pris,  est  celle-ci  :  depuis  l'ouverture  de 
la  nouvelle  période  que  marque  dans  l'histoire  des  Étals-Unis  la  fin 
de  la  guerre  de  sécession,  l'abohtion  de  l'esclavage  et  le  rétablisse- 
ment de  l'Union,  c'est-à-dire  depuis  bientôt  vingi  ans,  l'éiat  poli- 
tique et  social  des  États-Unis  va-t-il  en  se  détériorant  en  dépit  de 
leur  prospérité  matérielle,  ou  bien,  au  contraire,  y  a-l-il,  à  l' en- 
contre des  travers  et  des  vices  dont  eux-mêmes  se  sentent  atteints, 
un  mouvement  de  réaction?  Aucune  forme  politique  n'étant,  en 
effet,  sans  inconvéniens ,  aucune  société  sans  vices,  toute  la  ques- 
tion, quand  on  veut  prévoir  l'avenir  d'un  peuple,  est  de  savoir  s'il 
se  laisse  aller  sur  la  pente  de  ses  défauts  ou  s'il  fait  effort,  au  con- 
traire, pour  la  remonter.  Je  dirai  en  toute  franchise  quelle  est,  à 
mes  yeux  du  moins,  la  réponse  équitable  à  cette  question. 

Les  premières  années  qui  ont  suivi  la  fin  de  la  guerre  de  séces- 
sion ont  été  tout  simplement  déplorables  et  marquent  parmi  les 
plus  tristes  dans  l'histoire  des  États-Unis.  Lorsqu'on  a  vu,  d'un 
côté,  les  états  du  Sud  livrés  sans  défense,  après  la  défaite,  à  tous  les 
excès  d'une  coterie  de  vainqueurs  brutaux  et  à  toutes  les  représailles 
d'une  poignée  de  vaincus  exaspérés;  de  l'autre,  les  états  du  Nord, 
dominés  par  un  général  de  capacité,  somme  toute,  assez  médiocre, 
se  maintenant  au  pouvoir  pendant  huit  ans  par  les  plus  détestables 
moyens,  s'entourant  d'hommes  tarés  et  couvrant  à  tout  le  moins  de 
sa  complicité  tacite  leurs  détestables  rapines  ;  lorsque,  ce  scandale 
ayant  pris  fin  par  son  excès  même,  on  a  vu  une  élection  présiden- 
tielle, disputée  à  quelques  voix  près,  se  partager  en  deux  parties 
égales  l'Union  à  peine  reconstituée,  et  lorsqu'une  enquête  a  révélé 


(1)  Uu  petit  roman  intitulé  :  Democracy,  qui  a  paru  aux  États-Unis  depuis  mon 
voyage,  contient  une  satire  de  la  société  et  des  mœurs  politiques  qui  a  fait  quelque 
tapage  à  Washington. 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  deux  partis,  démocrate  et  républicain,  avaient  fait  égale- 
ment usage  de  moyens  violens  et  frauduleux,  il  était  naturel  que, 
sans  aucun  parti-pris  de  malveillance,  les  pronostics  les  plus  noirs 
fussent  portés  sur  l'avenir  des  États-Unis,  et  il  n'est  pas  étonnant 
que  les  écrits  publiés  à  cette  date  et  sous  l'impression  de  ces  évé- 
nemens,  les  deux  volumes  de  M.  Claudio  Jannet  sur  les  États-Unis 
contemporains,  les  études  si  profondes  et  si  ingénieuses  de  M.  le 
duc  d  Ayen  sur  la  constitution  politique  des  États-Unis,  se  soient 
ressentis  du  déplorable  spectacle  donné  durant  les  huit  années  de 
présidence  du  général  Grant.  Il  s'est  passé  cependant  alors  un  fait 
remarquable.  Lorsque  la  commission  arbitiale  chaigée  de  pronon- 
cer sur  la  validité  des  suffrages  conférés  aux  deux  candidats  pré- 
sidentiels Hayes  et  Tilden  se  fut  prononcée,  à  tort  ou  à  raison,  en 
faveur  de  Hayes,  on  pouvait  légitimement  croire  qu'une  nouvelle 
sécession  allait  éclater  aux  États-Unis  et  que  ce  grand  pays  allait 
s'abîmer  définitivement  dans  les  dissensions  intestines.  Il  n'en  fut 
rien  et  le  peuple  américain  donna,  dans  cette  circonstance,  une 
grande  preuve  de  ce  respect  de  la  légalité,  de  cet  esprit  de  mesure 
qui  tait  la  force  de  la  race  anglo-saxonne  et  sa  supériorité  politique  sur 
la  nôtre.  Le  parti  vaincu  se  soumit  sans  mot  dire  à  une  décision  dont 
le  bien  fondé  aurait  parfaitement  pu  être  contesté  et  ne  se  promit 
d'autres  représailles  qu'une  revanche  légale.  En  même  temps  se 
manifestait  dans  le  public  indépendant  un  sentiment  d'énergique 
répiobation  contre  le  système  de  corruption  politique  qui,  à  la 
vérité,  ne  datait  pas  du  général  Grant,  mais  qui,  sous  son  admi- 
nistration, en  était  arrivé  à  s'étaler  avec  impudeur.  C'est  ce  senti- 
ment qui,  après  avoir,  lors  de  la  dernière  élection,  fait  arriver  Gar- 
field  à  la  présidence ,  malgré  la  fraction  de  son  propre  parti  encore 
inféodée  au  général  Grant,  donne  encore  aujourd'hui  à  son  succes- 
seur, le  président  Arthur,  la  force  nécessaire  pour  se  dégager  d'amis 
compromettans  et  (comme  il  vient  de  le  faire  tout  récemment)  pour 
se  mettre  en  travers  du  congrès  lorsque  celui-ci  ne  craint  pas  de 
gaspiller  les  deniers  de  l'état  en  vue  de  donner  satisfaction  à  des 
intérêts  électoraux.  On  ne  saurait  donc  contester  l'existence  et  la 
force  chaque  jour  croissante  aux  États-Unis  d'une  opinion  publique 
dont  la  moralité  est  plus  saine,  plus  sévère  que  celle  du  personnel 
politique  et  avec  laquelle  ce  personnel  est  obligé  de  compter. 

L'existence  de  cette  opinion  indépendante  des  partis,  dont  quel- 
ques grands  journaux,  tels  par  exemple  que  le  ISew-York  Herald^ 
ont  la  prétention  d'être  l'expression,  est  d'autant  moins  étonnante 
qu'une  portion  Considérable  de  la  nation  ne  se  mêle  que  de  fort 
loin  à  toutes  ces  luttes.  Ce  serait,  en  effet,  une  grande  erreur  que 
déjuger  du  peuple  américain  lui-même  par  ceux  qui  ofliciellement 
le  représentent.  Il  existe  là-bas  à  la  fois  une  population  laborieuse, 


A   TRAVERS  LES  ÉTATS-UNIS.  Ml- 

toute  à  ses  affaires,  qui  se  soucie  au  fond  assez  peu  de  ces  grandes 
querelles  de  républicains  à  démocrates,  et  au-dessus  d'elle  une 
société,  beaucoup  plus  relevée  de  manières  et  de  sentiraens  que  le 
monde  des  politiciens,  qui  dédaigne  de  renoncer  à  ses  élégances  ou 
à  ses  occupations  intellectuelles  pour  solliciter  les  suffrages  popu- 
laires, bien  qu'elle  commence  cependant  (et  c'est  là  aussi  un  heureux 
sym()tôine)  à  sortir  un  peu  de  son  abstention.  Je  sais  également  de 
par  le  monde  une  nation  et  une  société  qui  seraient  singulièrement 
méconnues,  voire  même  un  peu  calomniées,  si  elles  étaient  jugées 
d'après  leurs  représentaus  et  leurs  maîtres.  Il  y  a  là,  en  quelque 
sone,  un  phénomène  de  double  vie  qui  est  le  propre  des  pays 
démocratiques  et  qu'il  faut  savoir  observer  si  l'on  se  mêle  déjuger 
l'Amérique  ou  la  France. 

Il  est  en  outre  (je  parle  de  l'Amérique)  deux  grandes  qualités 
qui  sont  communes  à  toute  la  nation  et  qui  compensent  bien  des 
défauts.  La  première,  c'est  le  respect  de  la  liberté.  A  quelques  vio- 
lences de  polémique  que  les  partis  se  portent  les  uns  contre  les 
autres,  jamais  celui  qui  est  au  pouvoir  n'a  la  pensée  d'abuser  de 
sa  suprématie  législative  pour  confisquer  ou  restreindre  les  droits 
de  la  minorité.  Pour  tous  les  citoyens,  à  quelque  parti,  à  quelque 
couleur,  à  quelque  secte  qu'ils  appartiennent,  le  droit  de  parler, 
d'écrire,  de  se  réunir,  de  s'associer  est  absolu,  et  il  en  est  fait 
largement  usage.  A  l'exercice  de  ces  droits  la  violence  populaire 
peut  parfois  apporter  obstacle,  comme  elle  intervient  parfois  bru- 
talement dans  l'exercice  de  la  justice  par  le  lynchage.  Mais  le  droit 
subsiste  et  reparaît  aussitôt.  La  liberté  est  le  patrimoine  de  chacun 
et  ce  patrimoine  est  à  l'abri  des  atteintes  durables,  tout  comme 
celui  de  la  propriété  privée. 

A  côté  de  cette  grande  vertu  politique,  les  Américains  ont  con- 
servé une  grande  vertu  sociale  :  le  respect  des  convictions  reli- 
gieuses. Sans  doute,  pas  plus  qu'en  tout  autre  pays,  les  croyances 
chrétiennes  n'ont  complètement  échappé  à  l'ébranlement  du  siècle, 
et  si  l'on  comparait  l'Amérique  d'aujourd'hui  à  celle  d'il  y  a  cin- 
quante ans,  peut-être  y  trouverait -on,  à  côté  des  progrès  de  la 
tolérance  par  laquelle  ne  brillaient  pas  les  descendans  des  anciens 
puritains,  un  certain  relâchement  dans  la  ferveur  religieuse.  Mais 
l'influence  des  croyances  chrétiennes  n'en  est  pas  moins  demeurée 
très  grande.  Cette  influence  se  traduit  dans  la  vie  sociale  par  la 
multiplicité  des  sectes,  ce  qui  est  l'indice  d'un  esprit  d'ardente 
recherche,  et  (ceci  vaut  peut-être  mieux)  par  une  grande  activité  de 
la  charité.  Dans  la  vie  publique,  le  respect  de  ces  croyances  s'im- 
pose également  aux  politiciens,  et  bien  que  la  religion  soit  peut- 
être  le  moindre  souci  de  beaucoup  d'entre  eux,  ils  ne  s'aventure- 


312  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

raient  pas  à  le  témoigner  ouvertement.  Dans  ce  pays  où  la  séparation 
de  l'église  et  de  l'état  est  un  principe  absolu,  la  conception  de  ce 
qu'on  appelle  chez  nous  l'état  laïque,  c'est-à-dire  d'un  pouvoir  indif- 
fèrent en  théorie,  en  pratique  hostile  à  toute  influence  religieuse, 
n'entre  dans  l'esprit  de  personne.  J'en  puis  donner  une  preuve. 
A  la  fin  de  la  guerre  de  sécession,  le  président  Lincoln  avait  établi 
un  jour  de  fête  nationale  :  the  Thanks  giving  day,  le  jour  d'actions  de 
grâces,  où  tous  les  citoyens  étaient  invités  à  se  rendre  dans  l'église 
de  leur  culte  respectif  pour  y  remercier  Dieu  des  bénédictions  répan- 
dues par  lui  sur  l'Union  et  pour  lui  demander  la  continuation  de  ses 
faveurs.  Ce  pieux  usage  a  été  maintenu  par  les  successeurs  de  Lin- 
coln, et  j'étais  en  Amérique  lorsque  le  président  Arthur,  dans  un  lan- 
gage très  élevé,  a  adressé  à  ses  concitoyens  une  proclamation  pour 
les  engager  à  célébrer  avec  pompe  le  Thanks  giving  day.  L'appel  a 
été  entendu,  et  il  n'y  a  pas  un  édifice  religieux  depuis  les  splendides 
cathédrales  catholiques,  qui  sont  l'ornement  des  grandes  villes,  jus- 
qu'aux plus  modestes  chapelles  indépendantes,  où  les  citoyens  de 
l'Union  ne  se  soient  assemblés,  obéissant  à  une  même  pensée  reli- 
gieuse. Au  point  de  vue  de  la  moralité  sociale,  il  y  a  là  une  garantie 
qui  vaut  peut-être  celle  de  l'instruction  civique.  Je  résumerai  donc 
mon  impression  en  disant  que,  s'il  y  aurait  de  notre  part  trop  de 
modestie  à  nous  humilier  devant  les  Américains,  il  pourrait  bien  se 
faire  cependant  qu'ils  fussent  en  train  de  revenir  des  excès  où  nous 
allons  et  de  remonter  la  pente  que  nous  descendons. 

Il  est  une  autre  impression,  celle-là  très  vive,  presque  poignante, 
que  j'ai  éprouvée  là-bas,  et  que  je  ne  tairai  pas,  si  douloureuse  qu'il 
soit  de  l'exprimer.  Il  est  impossible,  je  ne  dis  pas  seulement  de  tra- 
verser l'Amérique,  mais  encore  de  jeter  les  yeux  sur  la  carte  de  ce 
vaste  continent  sans  être  frappé  de  la  place  qu'y  ont  tenue  autre- 
fois l'influence  et  le  nom  de  la  France.  Sans  même  parler  du  Canada 
et  de  la  Louisiane,  qu'elle  a  possédés  si  longtemps,  ce  sont  des 
explorateurs  français,  comme  Lasalle,  ou  des  jésuites,  comme  le 
père  Marquette,  qui  ont  découvert  ses  principaux  lacs,  reconnu 
le  cours  de  ses  plus  grands  fleuves  et  fondé  les  premières  stations 
destinées  à  devenir  dans  ces  contrées  encore  sauvages  les  avant- 
postes  de  la  civilisation.  La  Nouvelle-Orléans,  Saint-Louis,  Sainte- 
Croix,  Sainte-Geneviève,  Vincennes,  Versailles,  ces  noms  français 
qu'on  lit  à  chaque  instant  sur  la  carte  de  l'Amérique  sont  là  pour 
rappeler  ces  glorieux  souvenirs.  Maintes  fois,  en  entendant  ainsi  à 
l'improviste  retentir  un  de  ces  noms,  je  me  suis  rappelé  ces  deux  vers 
d'une  vieille  romance  un  peu  démodée,  comme  toutes  les  romances, 
qui  a  charmé  la  génération  de  1830,  au  temps  heureux  où  l'on  rêvait 
de  reconquérir  la  frontière  du  Rhin  : 


A   TRAVERS  LES  ETATS-UNIS.  313 

Triste  et  rêveur,  moi,  je  pense  à  nos  pères  ; 
Le  fer  en  main,  ils  ravageaient  ces  bords. 

Ces  bords  du  Mississipi  et  des  grands  lacs  américains,  nos  pères 
ne  les  ont  point  ravagés,  ils  les  ont  ouverts  à  la  civilisation,  et  si  l'on 
est  quelque  peu  enclin  à  l'oublier  en  France,  on  s'en  souvient  en 
Amérique,  où  un  écrivain  de  talent,  Paiktnan,  s'est  fait  en  plusieurs 
volumes  très  iotéressans  l'historien  di^s  découvertes  et  de  l'influence 
françaises.  Qa' est-il  resté  de  cette  influence?  Hélas  !  des  noms;  rien 
que  des  noms  :  Stat  magni  nominis  umbra.  Sur  cet  immense  terri- 
toire au  nord  et  au  midi  duquel  notre  puissance  semblait  autrefois 
si  fortement  assise,  et  que  nos  hardis  pionniers  ont  sillonné  dans 
tous  les  sens,  nous  ne  possédons  plus  aujourd'hui  un  pouce  de  terre. 
Notre  langue  s'oublie;  notre  influence  est  nulle.  L'Anglais  qui  dé- 
barque aux  États-Unis  entend  résonner  du  moins  l'idiome  de  sa 
patrie;  l'Allemand  trouve  précieusement  conservés  à  plus  d'un  foyer 
les  souvenirs  et  les  mœurs  de  l'Allemagne,  mais  la  France,  où  est- 
elle? 

J'exagère  cependant  en  disant  que  l'influence  française  est  nulle 
aux  États-Unis;  mais  on  aimerait  presque  mieux  ne  pas  l'y  retrou- 
ver, car  elle  ne  s'exerce  que  par  ses  côtés  les  plus  frivoles.  L'Amé- 
rique nous  envoie  son  blé,  son  bétail,  bientôt  peut-être  ses  mine- 
rais. Nous  lui  envoyons  nos  modes  et  notre  littérature  légère.  Les 
Américaines  qui  se  piquent  d'élégance  font  venir  leurs  robes  de 
Paris  ;  on  joue  la  Fille  de  M"°  Aiigotk  New-^ork,  et  on  trouve  chez 
quelques  libraires  la  traduction  de  Nuiia.  0  France,  chère  patrie  si 
douloureusement  aimée,  es-tu  donc  définitivement  vaincue  dans  la 
grande  lutte  des  nations,  et,  comme  la  Grèce  antique,  en  es-tu 
réduiie  à  te  venger  du  monde  en  lui  donnant  tes  vices  ! 

Ah  !  puisse-i-il  ne  pas  en  être  ainsi  et  puissions-nous  revoir  bien- 
tôt ces  jours  où  ton  pavillon,  promené  par  les  mers,  allait  com- 
mander au  loin  le  respect  de  ton  nom!  Mais,  pendant  cette  éclipse 
momenianée  de  ton  astre,  au  moins  demeure  fidèle  à  ton  génie  en 
n'essayant  pas  de  devenir  un  peuple  positif,  calculateur  et  pra- 
tique I  Conserve  ce  qui  a  fait  dans  le  passé  ton  charme  et  ta  gran- 
deur, Cftte  flamme  dont  tu  n'as  cessé  de  brûler  pour  toutes  les 
idées  généreuses,  cet  amour  de  l'idéal  auquel  tu  as  fait  tant  d'im- 
prudens  sacrifices,  ce  sens  du  beau  que  tu  sais  parfois  préiérer  à 
l'utilri,  et  ne  cesse  jamais  de  mériter  cet  hommage  qu'en  des  vers 
inspirés  par  la  reconnaissance  t'adressait  un  auteur  américain  :  «  0 
France!  je  t'aime,  car  tu  es  le  poète  des  nations!  » 

OruENiN  d'Haussonville. 


LE 


¥ATICAN  ET  LE  QUIEINAL 

DEPUIS    1878 


I. 

LE     PAPE     LÉON     XIII     ET     L'EUROPE. 


Aux  mois  de  janvier  et  de  février  1878,  lors  de  la  mort  presque 
égalemeut  inattendue  de  "Victor- Emmanuel  et  de  Pie  IX,  je  faisais  à 
Rome  ma  quinzième  ou  seizième  visite.  Le  premier  roi  moderne  de 
l'Italie  une  et  le  dernier  pape-roi,  frappés  à  quelques  semaines  de 
distance,  attiraient  Italiens  et  étrangers,  pèlerins  du  patriotisme  ou 
de  la  foi, autour  de  leurs  dépouilles  rivales,  l'un  au  Panthéon,  l'autre 
à  Saint-Pierre,  comme  si  la  mort,  qui  d'ordinaire  apaise  tout, 
s'était  plu  à  dresser  tombe  contre  tombe.  Les  cardinaux,  bannis 
du  Quirinal,  où,  depuis  la  mort  de  Pie  VFI,  avaient  eu  heu  toutes 
les  éle(  lions  pontificales,  s'étaient,  après  quelques  hésitations,  réu- 
nis en  conclave  au  Vatican.  De  la  place  Saint-Pierre  on  distinguait 
par-dessus  la  colonnade  du  Bernin  les  fenêtres  grillées  à  la  hâte 
du  conclave  improvisé,  et  du  pied  de  l'obélisque  les  amateurs  des 
vieux  usages  pouvaient  guetter  la  sfumata  traditionnelle.  Romains 
et  furtsticri  étaient  curit  ux  de  savoir  quelles  mains  recueilleraient 
la  louide  succession  de  Pie  IX.  Dans  le  monde  et  dans  la  presse,  on 
discutait  les  titres  des  cardinaux  «  papal)les.  »  Les  marchands  du 
Corso  exposaient  leurs  photographies,  et  les  promeneurs  suppu- 
taient les  chances  de  chacun.  Sur  la  place  de  la  xVIiuerve,  à  (juel- 
quespas  du  Panthéon,  où  Victor-Emmanuel  attend  encore  un  inonu- 


LE   VATICAN    ET   LE   QUIRINAL    DEPUIS   1878.  315 

ment,  je  me  rappelle  avoir  vu  un  homme  du  peuple  mettre  le  doigt 
sur  le  portrait  du  cardinal  Pecci  et  s'écrier  :  «  Eccolo  il loapa  (1)  !  » 
D'ordinaire  rien  de  plus  imprévu  que  le  choix  des  conclaves  :  «  Qui 
y  entre  pape  en  sort  cardinal.  »  Cette  fois,  on  aurait  pu  dire  en 
renversant  l'antique  adage  :  Vox  Dei  vox  populi.  Bien  que  cette 
rapide  élection  ait  été  assurée  par  les  cardinaux  étrangers,  le  pape 
eût,  selon  l'ancienne  coutume,  été  nommé  par  le  clergé  et  le  peuple 
de  Rome,  que  le  successeur  de  Pie  IX  eût  sans  doute  encore  été 
le  cardinal  camerlingue.  Rarement  élection  fut  aussi  bien  accueillie. 
En  dehors  de  quelques  zela?iti,  qui  rêvaient  une  sorte  de  Jules  II 
de  l'uliramontanisme,  on  se  félicitait  presque  unanimement  de  voir 
l'anneau  du  pêcheur  au  doigt  d'un  pontife  qu'un  ancien  ministre 
de  Victor-Emmanuel  avait  salué  d'avance  comme  l'un  des  esprits 
les  plus  élevés  du  sacré  collège,  «  comme  un  caractère  des  mieux 
équi  ibrés  et  des  plus  vigoureux,  »  comme  un  homme  enfui  ayant 
réalisé  l'idéal  du  cardinal  tel  que  le  traçait  saint  Bernard  (2). 

Les  applaudissemens  donnés  au  choix  du  conclave  me  frappaient 
d'autant  plus  que  personne, parmi  les  adversaires  ni  parmi  les  admi- 
rateurs de  Pie  IX,  ne  savait  quelle  conduite  tiendrait  le  nouveau 
pape.  Les  rumeurs  les  plus  différentes  couraient  à  ce  sujet.  Parmi 
les  libéraux  italiens,  beaucoup  inclinaient  à  voir  en  Léon  Xlll  le 
pontife  de  leurs  rêves,  le  pape  de  la  conciliation.  Dans  le  camp 
opposé,  tout  le  monde,  à  cet  é.<ard,  n'était  pas  rassuré.  Plus  d'un 
prélat  craignait  qu'après  quelques  semaines  de  réserve  Léon  XIII 
ne  rompîi  avec  les  vues  ou  les  traditions  de  Pie  IX.  On  redoutait  par- 
dessus tout  de  le  voir  renoncer  au  rôle  de  prisonnier  volontaire.  On 
le  savait  actif,  aimant  l'exercice  et  la  niarcMe,  habitué  aux  longues 
courses  de  montagne  ;  on  se  demandait  s'il  aurait  longtemps  la 
patience  de  rester  confiné  dans  l'enceinte  du  palais  et  de  l'étroit 
jardin  qui  forment  les  derniers  états  du  saint-siège.  Le  bruit  cir- 
culait a  Rome  qu'un  des  premiers  actes  de  Léon  XIII, encore  camer- 
lingue, avait  été  de  faire  repeindre  les  voitures  du  Vatican,  oubliées 
depuis  1870.  Aux  yeux  des  partisans  de  la  réclusion  pontificale, 
c'était  mauvais  signe,  cela  faisait  appréhender  l'abandon  de  la 
tradition  du  pape  capùf,  inaugurée  par  Pie  IX  depuis  la  chute  de 
la  royauté  pontificale. 

L'avenir  allait  bien  vite  montrer  ce  qu'il  y  avait  d'erreur  dans 
ces  espérances  des  uns  et  dans  ces  alarmes  des  autres.  Les  esprits 
les  plus  clairvoyans  ne  s'y  étaient  pas  trompés.  Longtemps  avant 
l'ouverture  du  conclave  de  1878,  le  premier  écrivain  politique  de 

(1)  Le  même  jour,  une  feuille  illustrée  représentait  le  cardinal  Pecci  avec  la  tiare 
accompagné  de  cette  légende  :  «  Voici  le  nouveau  pape  ;  s'il  ae  vous  plaît  pas,  il  est 
encore  temps  de  le  changer.  » 

(2)  R.  BoDghi,  Pio  IX  e  il  Papa  futuro,  18  .,\  p.  155. 


316  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'Italie  (et  l'un  des  premiers  de  l'Europe),  M.  R.  Bonc^hi,  mettant 
ses  compatriotes  en  garde  contre  leurs  illusions,  leur  rappelait 
que,  sur  l'église  et  sur  la  société,  le  futur  Léon  XIII  n'avait  au  fond 
pas  d'autres  idées  que  ses  collègues  du  cardinalat  et  que  le  suc- 
cesseur de  Grégoire  XVI  (1).  A  regarder  les  hommes,  à  comparer 
les  caractères,  tout  est  contraste  entre  Pie  IX  et  Léon  XIII,  mais  de 
cette  dissemblance  des  natures  et  des  tempéramens  on  avait  tort 
de  conclure  à  l'opposition  des  vues  ou  à  la  contradiction  des 
actes. 

I. 

Dans  la  longue  série  des  papes  dont  les  médaillons  de  mosaïque 
se  déroulent  sur  la  frise  de  Saint-Paul  hors  les  murs,  l'histoire 
trouvera  peu  de  figures  aussi  tranchées  que  celles  de  Pie  IX  et  de 
Léon  XIII.  Le  contraste  entre  eux  frappe  à  première  vue;  il  éclate 
dans  les  traits  du  visage,  dans  la  démarche,  dans  la  physionomie, 
dans  l'extérieur  tout  entier,  et  chez  eux,  ces  différences  du  dehors 
ne  font  que  révéler  l'opposition  des  esprits  et  des  caractères. 

Les  traits  réguliers,  le  visage  empreint  d'une  no'>lesse  aisée,  la 
face  pleine,  l'œil  grand  et  ouvert,  Pie  IX,  avec  sa  belle  prestance, 
semblait,  malgré  toutes  ses  vicis>itudes  et  ses  chagrins,  respirer  la 
force,  la  confiance,  la  ne.  Il  y  avait  en  lui  un  curieux  mélange  de 
bonhomie  et  de  souveraine  dignité,  de  maUce  spirituelle  et  de  ron- 
deur bienveillante.  Grand,  maigre,  sec,  la  face  longue,  pâle  et  ridée, 
Léon  XIII  semble  frêle,  délicat,  nerveux;  on  ne  s'étonne  pas  de  le 
savoir  prompt  aux  évanouissemens.  Jusque  dans  ses  dernières 
années.  Pie  IX  avait,  à  travers  tous  ses  déboires,  gardé  un  fond  de 
belle  humeur  qui  survivait  à  toutes  les  épreuves;  sous  la  majesté  du 
pontife,  toujours  plein  de  son  rôle  sacré,  on  devinait  la  chaleur 
d'une  nature  expansive,  et  l'extrême  vieillesse  avait  à  peine  amorti 
sa  vivacité,  sa  sensibilité,  sa  fougue  natives  (2).  Léon  XIII,  avec 
son  corps  d'ascète  et  sa  physionomie  d'homme  du  monde,  a  dans 
toute  sa  personne  quelque  chose  d'austère,  de  froid,  de  contenu  et 
en  même  temps  de  noble,  d'élevé,  de  grave.  Chez  lui  aussi,  dans  la 
bouche  aux  coins  relevés  et  dans  les  yeux  au  vif  regard,  percent  à 
la  fois  la  finesse  et  la  bonté,  mais  une  finesse  plus  apte  à  pénétrer 
les  hommes,  à  démêler  leurs  pensées  et  leurs  intérêts  qu'à  saisir  et 
à  railler  leurs  travers,  mais  une  bonté  tenant  moins  de  l'instinct  ou 
du  tempérament  que  de  la  vertu  et  de  la  hauteur  de  l'âme,  une 
bonté  plus  réservée,  à  la  fois  moins  débonnaire  et  plus  soucieuse 

(1)  Pio  IX  e  il  Papa  futuro,  p.  156. 

(2)  Sur  le  caractère  et  le  poutificat  de  Pie  IX,  voyez  dans  la  Revue  notre  étude  du 
15  juin  1878  et  le  livre  intitulé"  :  un  Empereur,  un  Pape,  un  Roi;  Paris,  Charpentier. 


LE    VATICAN    ET   LE    QUIRINAL    DEPUIS    1878.  3l7 

de  ne  rien  froisser,  incapable  de  faiblesse,  de  prodigalité ,  d'en- 
goûment,  aussi  bien  que  de  colère,  de  ressentiment  ou  de  mor- 
dantes saillies. 

Ces  diilérences  entre  les  deux  pontifes  se  font  jour  dans  leur  lan- 
gage et  leurs  réceptions,  dans  leur  administration  de  l'église  et  du 
palais  apostolique  non  moins  que  dans  leurs  rapports  avec  les  gou- 
vernemens  et  les  états.  Pie  IX,  simple  en  sa  personne,  comme  tous 
les  papes  modernes,  aimait  à  entourer  le  saint-siége  d'éclat  et  de 
magnificence.  Il  avait  le  goût  royal  de  la  pompe  et  du  luxe  des  arts  ; 
jaloux  d'illustrer  en  tout  son  pontificat,  il  se  plaisait  à  construire,  à 
restaurer  les  monumens  et  les  églises.  Je  connais  peu  de  basiliques 
romaines,  brillantes  ou  sombres,  qui,  dans  les  caissons  dorés  de  leurs 
plafonds  ou  'lans  les  marbres  polis  de  leur  pavage,  ne  montrent  le 
lion  dressé  des  Mastaï,  et  l'on  sait  que,  non  content  d'achever  les 
loges  de  Raphaël,  Pie  IX  a  osé  ajouter  une  «  chambre  »  aux  stanze 
du  peinire  d'Urbin. 

Élevé  à  la  papauté  à  une  heure  de  difficulté  et  de  pénurie,  privé 
d'une  partie  des  revenus  assurés  à  son  prédécesseur  par  l'admira- 
tion des  fidèles,  Léon  XIII  a  cherché  dès  le  début  à  diminuer  les 
charges  du  saint-siège,  à  régler  ses  finances  sur  les  modestes  res- 
sources que  lui  fournissent  le  detiier  de  Saint-Pierre  et  un  budget 
d'aumônes.  Admmistrateur  vigilant  et  économe,  il  a  supprimé  les 
abus  introduits  sous  l'indulgente  vieillesse  de  son  prédécesseur, 
réformant  l'intérieur  du  Vatican,  devenu  tout  son  royaume,  avec 
autant  de  soin  qu'en  mettait  Sixte-Quint  à  gouverner  l'état  pontifi- 
cal, introduisant  partout  l'ordre,  la  régularité,  l'épargne,  et,  de 
cette  tâche  ingrate,  recueillant  de  la  part  même  des  serviteurs  du 
saint-siège  moins  de  reconnaissance  que  de  mécontentement.  Il  a 
réduit  ou  aboli  les  fonctions  inutiles,  diminué  le  nombre  des  siné- 
cures, réformé  le  personnel  du  palais,  rogné  le  traitement  des  pré- 
lats mis  en  disponibilité  par  la  suppression  du  pouvoir  temporel. 
Déjà,  à  son  avènement,  il  avait  relusé  de  donner  aux  gardes  du 
Vatican  la  gratification  d'usage,  alléguant  que,  depuis  qu'il  vit  de 
quêtes  et  d'offrandes,  le  saint-siège  est  tenu  d'être  parcimonieux.  Il  y 
a  un  potager  au  Vatican;  on  assure  que  Léon  XI II  en  a  fait  vendre 
les  légumes  au  marche  au  lieu  d'en  laisser  profiter  les  prélats  du 
palais.  Mettant  de  côté  la  plupart  des  dépenses  de  luxe,  il  a  employé 
les  minces  revenus  du  sami-siege  aux  œuvres  essentielles,  à  la  lutte 
contre  ses  ennemis  du  dedans  et  du  dehors,  à  la  londation  d'écoles, 
à  l'entretien  des  missions,  à  la  presse  qu'il  ne  dédaigne  pas  d'éclai- 
rer de  ses  communications  et  même  parfois,  dit-on,  de  morceaux 
de  sa  plume. 

Pie  IX,  jusque  dans  son  extrême  vieillesse,  aimait  les  audiences 
publiques;  il  aimait  à  haranguer  la  foule  des  pèlerins  qu  il  animait 


318  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  sa  parole  ardente  et  des  écl;i,ts  d'une  voix  dont  l'âge  ne  pou- 
vait altérer  le  timbre.  A  ces  bruyantes  et  fatigantes  réceptions, 
Léon  XIII,  par  politique  comme  par  besoin  de  recueillement,  pré- 
fère le  silence  du  cabinet  et  le  travail  solitaire.  Par  système  ainsi 
que  par  tempérament,  il  aime  moins  à  parler  qu'à  écrire.  Pie  IX 
était  orateur,  plein  d'une  naturelle  et  impétueuse  éloquence,  doué 
d'une  voix  d'une  admirable  sonorité,  habile  à  l'improvisation,  n'en 
redoutant  ni  les  entraînemens  ni  les  perfides  interprétations. 
Léon  Xill  est  un  écrivain  qui  aime  à  médiier  ses  pensées,  à  pon- 
dérer son  langage.  Avant  tout,  épris  de  la  mesure,  il  ne  livre 
rien  au  hasard  de  l'inspiration.  Est-il  obligé  de  parler  aux  pèlerins 
dont  il  doit  parfois  satisfaire  l'indiscrète  piété  et  auxquels  il  ne  peut 
toujours  refuser  le  spectacle  d'une  audience  solennelle,  il  le  fait 
brièvement,  souvent  en  latin,  non  par  goût  de  docteur  ou  d'huma- 
niste, mais  parce  qu'une  langue  morte  tempère  la  chaleur  du  lan- 
gage, en  amortit  les  aspériies,  donne  à  toutes  les  revendications 
quelque  chose  de  plus  calme  et  comme  d'hiératique.  Depuis  le 
xvin  siècle,  depuis  Benoît  XIV  el  Clément  XIV,  Rome  n'avait  pas 
vu  un  pape  aussi  cultivé,  aussi  versé,  non-seulement  dans  les 
sciences  ecclésiastiques,  mais  dans  les  lettres  classiques  et  les  litté- 
ratures vivantes.  Théologien  et  philosophe,  fort  épris  de  la  sco- 
lastique  et  de  saint  Thomas,  il  n'est  ni  dédaigneux  de  la  poésie  et 
du  beau  langage,  ni  étranger  aux  études  profanes  ou  aux  sciences 
modernes,  heion  la  tradition  du  dernier  siècle  qui  s'est  survécu  en 
Italie,  il  a  été  poète  à  ses  heures,  poète  latin  et  italien;  mais,  en 
même  temps,  il  lit  nos  publicistes,  il  les  a  suivis  dans  le  champ 
ingrat  de  l'économie  politi  jue,  et,  en  ses  mandemens  d'évêque,  il 
ne  craignait  pas  de  citer  les  revues  françaises  (1).  Ou  loue  le  lan- 
gage toscan  et  la  plume  latine  de  Léon  Xlil.  A  l'inverse  de  la  plu- 
part de  ses  prédécesseurs,  de  Pie  IX  notamment,  qui  n'écrivait 
point  et  ne  lisait  guère,  Léon  Xlil  aime  à  rédiger  lui-même  ses 
eiicycli  |ues.  Aussi  croit-on,  à  travers  la  banalité  des  formules  tra- 
ditionnelles, y  sentir  un  accent  plus  personnel  que  dans  la  plupart 
des  écrits  scelles  des  balles  romaines. 

Esprit,  goûts,  habitudes,  qualités  spontanées  ou  acquises,  il  serait 
malaise  de  trouver  deux  hom  nés  plus  dilférens  que  ces  deux  pon- 
tifes, dout  chez  tant  de  fidèles  les  portraits  se  font  pendant.  Chez 
l'un,  tout  semblait  de  premier  mouvement;  chez  l'autre,  tout  est 
réflexion  ;  le  premier  était  tout  expansion,  le  second  paraît  toute 
réserve;  celui-là  était  pour  ainsi  dire  tout  eu  dehors,  celui-ci  est 
tout  eu  dddctns.  Oa  dirait  qu'eu  les  appelant  à  se  succéder,  la  Provi- 

(1)  La  Herue  des  Deux  Mondes  particulièrement.  Voyez,  par  exemple,  le  raandemeat 
du  carême  de  1877. 


LE    VATICAN    ET   LE    QLIRINAL   DEPUIS    1878.  319 

dence  a  voulu  les  corriger  et  redresser  l'un  par  l'autre.  Après  un 
pontife  peu  lettré,  peu  travailleur,  tenant  en  médiocre  estime  la 
science  et  l'étude,  excellant  surtout  dans  le  personnage  extérieur 
du  pape  et  dans  les  fonctions  de  représentation,  est  venu  un  homme 
érudit  et  studieux,  ami  de  la  retraite,  fuyant  le  bruit  et  les  ova- 
tions. A  une  sorte  de  tribun  religieux,  bouillant,  enthousiaste,  pas- 
sionné, d'une  verve  qui  ne  s'interdisait  rien,  d'une  ferveur  allant 
parfois  jusqu'au  mysticisme  et  touchant  à  l'illurninisme;  à  un  pape 
vénéré  de  son  vivant  comme  un  saint  et  sûr  d'être  un  jour  cano- 
nisé, qui,  chez  les  fidèles,  passait  pour  avoir  le  don  des  miracles  et 
chez  ses  ennemis  pour  avoir  le  mauvais  œil;  à  un  prince  ennemi 
des  compromis,  attendant  tout  de  l'intervention  divine,  faisant 
peu  de  cas  de  la  politique  et  des  moyens  humains,  a  succédé  un 
diplomate  circonspect,  calculateur  et  temporisateur,  d'une  piété 
froide,  exempte  de  tuuie  exaltation,  d'un  sens  rassis,  d'une  pru- 
dence exercée,  décidé  à  ne  rien  abandonner  à  la  fortune  de  ce  qu'il 
peut  lui  dérober.  Cette  opposition  entre  les  caractères  et  les  hommes 
a  pu,  au  début,  faire  illusion  sur  les  idées  et  les  vues.  Pareille 
erreur  ne  pouvait  durer,  i.es  principes  et  les  visées  sont  au  fond 
identiques.  Et  C'  la  est  naturel  de  la  part  de  deux  pap^-s  nourris 
des  mêmes  traditions  et,  à  travers  toutes  leurs  dissemblances,  pleins 
d'une  égale  foi  dans  la  haute  mission  de  l'église  et  de  la  chaire 
apostolique  Bien  plus,  il  n'en  saurait  guère  être  autrement  dans 
ceue  sé(  ulaire  dynastie  spirituelle  qui  se  transmet  les  vues,  les 
projets,  les  prétentions  avec  plus  d'esprit  de  suite  qu'aucune  lignée 
de  princes  du  même  sang,  qui  reste  liée  par  ses  décisions  anté- 
rieures et  ^on  histoire,  par  les  attaques  de  ses  ennemis  aussi  bien 
que  par  les  adorations  de  ses  fidèles. 

Pour  Lé(»n  XIU,  le  but  est  le  même  que  pour  Pie  IX,  les  voies 
seules  dilTèrent;  mais  cette  dilïérence  de  formes  et  de  procédés 
n'est  pas  sans  importance.  Dans  les  choses  humaines,  dans  tout  ce 
qui  touche  au  gouvernement  ou  à  la  direction  des  sociétés,  la  forme 
importe  presque  autant  que  le  fond. 

II. 

L'objectif  de  la  papauté  reste  la  glorification,  ou,  comme  on  aime 
à  dire  parmi  les  lidèles,  le  triomph.^  de  l'église.  (]e  triomphe,  dont 
Pie  fV  semble  jusqu'au  dernier  jour  avoir  espéré  être  le  témoin 
on  ne  paraît  plus  au  Vaàcan  en  escompter  aussi  vite  l'échéance. 
On  oublie  rauins  aujourd'hui  l'épitnète  de  mihtauie  , donnée  à 
l'église  sur  la  terre.  Cette  victoire  qui,  d'après  ses  propres  doc- 
trines, ne  saurait  être  complète  ici-i>as,  le  saint-siège  la  poursuit 
depuis  dix -huit  cents  ans  à  travers  des  luttes  sans  îrêve  contre  «  le 


320  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prince  de  ce  monde,  »  ennemi  qui  change  de  forme  et  de  nom 
avec  les  siècles.  Le  grand  adversaire  aujourd'hui  n'est  plus  lecésa- 
risme  païen  de  l'antiquité,  ni  le  néo-césarisme  chrétien  des  rois  ou 
des  empereurs  du  moyen  âge  ;  ce  n'est  plus  le  schisme,  ni  l'hérésie, 
c'est  la  révolution,  monstre  nouveau  qui,  aux  yeux  de  l'église, 
réunit  en  soi  toutes  les  erreurs,  toutes  les  usurpations  et  les  vio- 
lences. Pour  Léon  XIII,  de  même  que  pour  Pie  IX  et  Grégoire  XVI, 
c'est  là  forcément  l'ennemi  ;  n'a-t-il  pas  le  premier  lancé  à  l'église 
une  déclaration  de  guerre  qu'il  renouvelle  chaque  jour?  Mais  tan- 
dis que,  dans  l'ardeur  de  la  lutte,  Pie  IX  semblait  enclin  à  confondre 
avec  la  révolution  toute  la  civilisation  et  l'esprit  modernes,  Léon  XIII 
s'attache  à  l'isoler.  Il  a  soin  de  distinguer  entre  l'adversaire,  qui 
se  proclame  lui-même  irréconciliable,  et  la  civilisation  ou  le  pro- 
grès, les  idées  ou  les  aspirations  contemporaines.  En  cela  même 
il  n'innove  point,  il  reste  fidèle  à  la  tradition,  qui  a  toujours  repré- 
senté la  foi  chrétienne  comme  capable  de  s'adapter  à  toutes  les 
modifications  survenues  dans  la  société  civile.  Il  ne  fait  que  débar- 
rasser l'église  des  exagérations  qui  la  déconsidèrent  ou  des  alliances 
qui  la  compromettent. 

Quelle  est  l'idée  dominante  de  Léon  XIII,  la  pensée  qui  a  inspiré 
de  préférence  ses  mandemens  d'évêqueet  ses  encycliques  de  pape? 
C'est  l'harmonie  de  la  raison  et  de  la  foi,  l'accord  de  la  religion  et 
de  la  civilisation,  «  issue  comme  une  fleur  et  un  fruit  de  la  racine 
du  christianisme  (1).  »  En  cela  se  résume  toute  la  philosophie 
sociale  de  Léon  XIII  ;  chez  lui  l'harmonisme,  si  l'on  peut  ainsi  par- 
ler, est  une  sorte  de  système.  Sa  doctrine  est,  en  plus  grand  et 
appliquée  au  catholicisme,  la  thèse  optimiste  de  Bastiat  dans  ses 
Harmonies  économiques,  et,  de  fait,  l'ouvrage  de  Bastiat,  qu'il  cite 
dans  ses  mandemens,  semble  avoir  vivement  frappé  l'ancien  évêque 
de  Pérouse.  Cette  théorie  des  harmonies,  opposée  aux  antinomies 
de  Proudhon  et  des  révolutionnaires  et  déjà  chère  à  plusieurs  de 
nos  écrivains  ecclésiastiques,  au  père  Gratry,  par  exemple,  Léon  XIII 
l'a  étendue  à  tout  le  monde,  moral  et  intellectuel,  social  et  poli- 
tique; il  ne  se  lasse  pas  de  la  proclamer,  elle  inspire  tous  ses  actes 
comme  ses  écrits. 

Ce  principe  des  harmonies  divines  et  humaines,  spirituelles  et 
temporelles,  a-t-il  quelque  chi)se  de  nouveau?  est-il  personnel  au 
successeur  de  Pie  IX?  Nullement,  ce  n'est  au  fond  qu'un  des  lieux- 
communs  les  plus  rebattus  de  l'apologétique  chrétienne,  des  pre- 
miers pères  de  l'église  aux  modernes  conférenciers  de  Motre-Dame. 
Léon  XIll,  avant  tout  homme  de  tradition,  le  sait  mieux  que  per- 

(1)  Voyez,  par  exemple,  le  mandement  du  carême  de  1877  et  l'encyclique  du 
21  avril  la78. 


LE   VATICAN   ET   LE   QUIRINAL  DEPUIS   1878.  321 

sonne  :  c'est  la  thèse  que  Jules  II  et  Léon  X  ont  magnifiquement 
symbolisée  en  transparentes  allégories  dans  la  plus  belle  des  cham- 
bres de  Raphaël  (1)  ;  c'est  celle  qui  a  inspiré  tout  le  moyen  âge  et 
les  grands  scolastiques,  à  commencer  par  «  l'ange  de  l'école,  »  le 
philosophe  favori  de  Léon  XIll,  saint  Thomas  d'Aquin. 

Ce  qui  fait  l'originalité  de  Léon  XIII,  c'est  que,  pour  lui,  cette 
harmonie  de  l'ordre  naturel  et  de  l'ordre  surnaturel,  de  la  société 
civile  et  de  la  société  religieuse,  n'est  pas  seulement  une  thèse 
d'école,  un  thème  à  développemens  oratoires,  mais  une  conviction 
profonde,  vivante,  qui  l'anime  tout  entier;  —  c'est  surtout  que,  en 
rompant  avec  les  écoles  catholiques  qui  semblent  mettre  leur  idéal 
en  ^arrière,  le  saint-père,  d'accord  avec  l'esprit  du  siècle,  a  fait 
dans  sa  philosophie  sociale  une  large  place  à  la  notion  du  progrès 
qui  est  la  notion  moderne  par  excellence.  Malgré  sa  prédilection 
pour  la  vieille  scolastique,  en  dépit  de  son  penchant,  à  nos  yeux 
singulier  et  en  effet  peut-être  peu  pratique,  à  faire  élever  les  clercs 
de  l'église  avec  les  méthodes  du  xiif  siècle,  Léon  XIII,  sur  ce  point 
d'accord  avec  son  temps,  s'est  plu  à  proclamer  le  caractère  pro- 
gressif de  notre  civilisation  ;  il  en  a  célébré  les  conquêtes  dans  la 
sphère  sociale  et  la  sphère  politique  aussi  bien  que  daos  la  sphère 
matérielle  (2).  Et  cela,  il  semble  l'avoir  fait  avec  une  sincérité,  avec 
une  chaleur  que  nous  étions  peu  habitués  à  rencontrer  chez  les  ecclé- 
siastiques, en  dehors  de  ce  brillant  et  vaillant  groupe  des  catho- 
liques dits  libéraux,  tenus  sous  Pie  IX  en  si  grande  suspicion  à 
Rome. 

Ce  progrès  même,  ce  développement  continu  et  indéfini  de  la 
civihsation  est  aux  yeux  de  Léon  XIII  intimement  lié  au  maintien 
et  au  respect  du  christianisme.  En  dehors  de  lui,  il  n'y  a  pour 
l'humanité  que  «  fausse  civilisation,  »  que  progrès  extérieur  et 
menteur;  et  c'est  seulement  ce  faux  progrès  qu'avait  en  vue  Pie  IX 
lorsque,  dans  son  Syllabus,  il  déclarait  que  l'église  ne  pouvait  se 
réconcilier  avec  le  progrès  et  la  civilisation  moderne  :  cwn  pro- 
gressu  et  cum  recenti  cimlitate  (3). 

Cette  fausse  civilisation  qui,  en  sapant  le  christianisme,  mine  la 
base  du  vrai  progrès,  Léon  XIII  ne  la  repousse  pas  moins  sévère- 
ment que  Pie  IX.  La  liberté  absolue  de  penser  et  d'écrire,  «  la 
liberté  du  mal,  »  ne  trouve  pas  davantage  grâce  devant  lui.  A.  cet 
égard,  rien  ne  le  sépare  du  pape  du  Syllabus,  bien  que,  par  carac- 
tère, par  modération  naturelle,  par  politique  aussi,  il  soit  moins 

(1)  La  chambre  de  ula  signature,»  où  la  Philosophie  païenne  avec  l'École  d'Athènes 
fait  pendant  à  la  Théologie  avec  la  Dispute  du  saint  sacrement. 

(2)  Voyez  le  mandement  du  carême  de  Itill. 

(3)  Mandement  du  carême  de  1877. 

TOUS  uv.  —  1882.  21 


322  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prompt  aux  anathèines.  Tandis  que  Pie  IX,  en  cela  d'accord  avec 
les  pires  ennemis  du  catholicisme,  ne  cessait  d'accentuer  et  au 
besoin  d'outrer  les  disseniimens  de  l'église  et  des  idées  modernes, 
Léon  XllI  incline  plutôt  à  les  pallier  ou  à  les  adoucir,  à  réduire  le 
champ  des  oppositions  et  des  dissidences  pour  diminuer  le  nombre 
des  adversaires. 

Avec  les  hautes  ambitions  des  jours  de  sacre,  il  aspirait,  en 
ceignant  la  tiare,  à  pacifier  les  sociétés  et  les  intelligences.  Sans 
avoir  jamais  gitûté  l'enivrant  breuvage  de  la  popularité,  il  a  rtiait 
d'une  autre  manière  le  rêve  de  Pie  IX  lui-même  à  ses  débuts,  le 
rêve  de  concilier  l'église  et  les  aspirations  modernes  ;  et  quoique,  lui 
aussi,  il  ait  bien  vite  eu  d'araères  déceptions,  quoique  les  deux  ou 
trois  premières  années  de  son  pontificat  fussent  peu  faites  pour  l'en- 
courager, il  semble  ne  point  désespérer.  Il  reste  soutenu  par  sa  foi 
dans  l'harmonie  providentielle  de  la  religion  et  du  progrès  normal, 
et  cette  foi,  il  s'efforce  de  l'inculquer  aux  peuples  et  aux  gouver- 
nemens.  Là  est  la  clé  de  sa  politique. 

En  homme  d'autoiité  et  de  tradition,  c'est  aux  chefs  d'états,  aux 
princes,  aux  ministres,  c'est  aux  pasteurs  des  peuples  que  s'adresse 
de  préférence  le  pasteur  de  l'église,  leur  offrant  son  aide  pour  la 
garde  de  leur  troupeau.  Il  les  exhorte  à  res(»ecier  la  religion,  à  n'en 
dédaigner  ni  l'appui,  ni  les  leçons,  leur  montrant  la  connexité  des 
intérêts  religieux  et  des  intérêts  sociaux,  la  solidarité  de  l'autorité 
spirituelle  et  des  pouvoirs  temporels. 

Rien  de  moins  neuf  assurément  que  ce  point  de  vue  ou  cette  tac- 
tique, rien,  si  l'on  veut,  de  plus  usé,  de  plus  démodé.  C'est  au  fond 
la  vieille  thèse  de  l'union  du  trône  et  de  l'autel;  c'est  le  vieux 
dogme  de  l'alliance  des  deux  pouvoirs  symbolisé  au  moyen  âge 
dans  le  célèbre  emblème  des  deux  lumières  qui  éclairent  d'accord 
la  route  de  l'homme  : 

Solea  Roma  che'l  buon  mondo  feo 
Due  soli  aver,  che  Tuna  e  l'altra  strada 
Facean  vedere,  e  del  mondo  e  di  Deo  (1). 

Pour  banale  et  surannée  que  semble  cette  théorie  d'un  autre 
âge,  les  appétits  menaçans  de  la  démocratie,  les  visées  peu  dissi- 
mulées de  la  révolution  cosmopolite,  les  attentats  multipliés  des 
régicides  en  Allemai^ne,  en  Espagne,  en  Russie,  en  Italie  même, 
lui  rendaient,  auprès  des  détenteurs  héréditaires  du  pouvoir,  une 
force  et  une  actualité  qu'elle  n'avait  plus  depuis  longtemps.  Le  fusil 

(1)  Dante,  Purgat,.,  ch.  xvi.  Le  poète  néo-gibelin,  l'auteur  du  de  Monarchia,  défen- 
seur  de  l'indépendance  des  deux  pouvoirs,  di.  deux  soleils,  landis  que  la  pliipari,  des 
ecclésiastiques  reprèsem aient  l'autorité  spirituelle  par  le  aoleil  et  l'autorilé  temporelle 
par  la  lune,  qui  n'a  qu'une  lumière  d'emprunt. 


LE   YATlCAN   ET   LE    QUIRINAL   DEPUIS   1878.  323 

de  Nobiliiig  OU  le  pistolet  de  Moncasi,  le  poignard  de  Passanante,  les 
Dombes  de  Sophie  Perovski  et  de  Kibalichich,  n' apportaient-ils  pas 
coup  sur  coup  un  argument  à  la  thèse  du  pontife?  Léon  XIII,  du 
reste,  ne  semblait  pas  vouloir  vendre  trop  cher  l'appui  de  l'église. 
11  se  gardait  d'afficher  aucune  des  prétentions  capables  d'effarou- 
cher le  pouvoir  civil:  il  ne  réclamait,  avec  la  hbertéde  l'église, que 
le  droit  d'enseigner  aux  peuples  la  soumission  aux  puissances.  Ces 
offres  de  concours,  Léon  XllI  les  adressait  à  tous  les  gonvernemens, 
aux  républiques  conmie  aux  monarchies,  aux  maîtres  hérétiques 
de  la  fidèle  Irlande,  au  tsar  autocrate  qui  personnifie  le  schisme, 
et  au  kaiser  allemand,  à  la  fois  héritier  de  Barberousse  et  de  Luther, 
aussi  bien  qu'à  sa  majesté  catholique  et  à  sa  majesté  apostolique. 

Le  moyen  âge  se  représentait  la  société,  la  cité  chrétienne  sous 
la  forme  d'une  ville  aux  remparts  crénelés,  assiégée  par  des  loups 
et  des  bêtes  féroces  symbolisant  l'hérésie  et  les  doctrines  perverses, 
dépendue  sous  la  conduite  du  pape,  de  l'empereur  et  des  rois,  trô- 
nant sous  un  dais,  par  la  double  milice  ecclésiastique  et  séculière 
des  chevaliers,  des  princes  et  des  moines  de  l'église.  C'est  toujours 
sous  cette  forme  qu'on  pourrait  figurer  la  cité  humaine,  telle  qu'on 
se  la  représente  autour  de  Léon  Xlll,  mais  les  murailles  s'en  sont 
élargies.  Les  fils  dévoués  de  l'église  et  les  princes  caihoîiques  n'y 
ont  plus  seuls  accès;  il  y  a  place  à  côté  d'eux  pour  le  protestant  et 
le  schismatique.  L'enneuii  que  tous  doivent  combattre  d'accord,  les 
loups  croissans  qu'il  s'agit  de  repousser,  c'est  l'athéisme,  le  socia- 
lisme, la  révolution,  qui  menacent  de  dévorer  la  vieille  civilisation 
occidentale. 

Dans  cette  lutte  contre  l'ennemi  commun,  que  vaut  le  concours 
de  l'église?  Son  pouvoir  paraît  bien  déchu;  l'appui  que,  par  la 
bouche  de  son  chef,  elle  offre  à  ses  anciens  alliés  et  rivaux,  paraît 
ou  précaire  ou  compromettant.  Dépouillée  de  sa  couronne  tempo- 
relle, spoliée  dans  la  plupart  des  états  de  ses  biens  et  de  ses  anti- 
ques privilèges,  assaillie  de  tous  côiés,  il  semble  que  désormais  elle 
puisse  reprendre  comme  armoiries  les  symboles  des  catacombes, 
Daniel  dans  la  fosse  aux  lions.  Jouas  dans  le  ventre  de  la  baleine  ou 
Noé  dans  l'arche  ûottaut  sur  les  eaux  du  déluge.  N'esi-ce  point  de 
la  présomption  de  sa  part  que  d'offiir  ainsi  son  aide  à  des  gonver- 
nemens appuyés  sur  des  millions  de  baïonnettes? 

Si  désarmée  que  soit  l'église,  si  diminué  que  paraisse  son  empire 
sur  les  âmes  et  sur  les  sociétés,  elle  possède  encore  une  force  propre 
sans  égale  ni  analogue  dans  le  monde,  en  dehors  des  sourdes  puis- 
sances qui  fermentent  dans  l'Islam.  En  face  du  fractionnement  des 
partis  et  des  opinions,  au  milieu  de  la  pulvérisation  des  influences 
sociales,  l'église  reste  encore  la  plus  grande  force  morale  vivante. 
Quand  on  envisage  le  rôle  de  la  religion  dans  notre  âge  de  sceptique 


324  REVUE  pES  DEUX  MONDES. 

positivisme,  on  reconnaît  que  ce  qu'elle  perd  d'un  côté,  elle  le  regagne 
souvent  en  partie  d'un  autre,  que  tout  ce  qui  en  rétrécit  la  sphère 
d'action  en  accroît  l'ascendant  dans  le  domaine  qui  lui  reste.  La  révo- 
lution et  la  démocratie  semblent  devoir  restreindre  de  plus  en  plus 
l'influence  de  l'église  et  des  doctrines  religieuses  en  général,  cela  est 
difficile  à  nier;  mais,  par  contre, plus  la  démocratie  devient  envahis- 
sante,plus  provocante  se  montre  la  révolution  et  plus  elles  inclinent 
aux  doctrines  religieuses,  plus  elles  rapprochent  de  l'église  les 
esprits,  les  classes,  les  pouvoirs  qu'effraie  le  débordement  des 
principes  démocratiques. 

On  voit  parfois,  dans  le  ciel  du  printemps  ou  d'automne,  deux 
courans  atmosphériques  superposés  emporter  en  sens  différent, 
voire  en  sens  presque  inverse,  les  nuées  d'en  haut  et  les  nuages 
d'en  bas.  Pareil  spectacle  n'est  pas  rare  dans  le  monde  moral,  aux 
époques  troublées  surtout  ;  les  couches  inférieures  de  la  société 
semblent  poussées  vers  un  pôle,  tandis  que  les  couches  supérieures 
paraissent  entraînées  vers  l'autre.  Le  xix*"  siècle  nous  a  plus  d'une 
fois  offert  ce  tiiste  phénomène.  C'est  ainsi  que  l'Occident  de  l'Eu- 
rope a  vu  simultanément  les  classes  populaires  perdre  peu  à  peu 
le  sentiment  religieux,  et  les  classes  riches  ou  aisées  en  retrou- 
ver le  besoin  ou  le  respect.  Dans  les  sociétés,  comme  dans  l'air  ou 
dans  l'océan,  il  faut  tenir  compte  de  ces  contre-courans,  souvent 
parallèles,  qui  se  répondent  en  sens  contraire  et  qui,  dans  leur 
opposition  même,  ne  sont  fréquemment  que  la  conséquence  et  le 
produit  l'un  de  l'autre,  tout  excès,  toute  poussée  dans  un  sens,  déter- 
minant infailliblement  un  mouvement  dans  la  direction  opposée. 

Janjais  dans  l'histoire  la  religion  n'a  excité  à  la  fois  autant  de 
haines  et  autant  de  dévoùmens  qu'aujourd'hui.  La  raison  en  est 
simple.  Pour  les  uns,  la  religion  est  un  joug  haïssable;  pour  les 
autres,  un  frein  nécessaire  ;  les  premiers  y  voient  un  obstacle  à 
l'émancipation  de  l'humanité  ;  les  seconds,  le  rempart  de  la 
société.  A  travers  leurs  excès  ou  leur  fanatisme  en  sens  inverse,  ces 
haines  et  ces  amours  sont  au  fond  d'accord  pour  considérer  le 
christianisme  comme  la  pierre  am^ulaire  de  notre  vieille  civilisa- 
tion. L'église  ne  saurait  manquer  de  tirer  parti  de  cette  involon- 
taire entente  de  ses  plus  acharnés  ennemis  et  de  ses  plus  chauds 
défenseurs.  Près  des  pouvoirs  menacés  par  la  révolution,  près  des 
esprits  inquiets  des  revendications  du  socialisme,  la  guerre  décla- 
rée à  la  religion  est,  heureusement  pour  elle,  la  meilleure  des  recom- 
mandations. Les  attaques  mêmes  de  ses  adversaires  indiquaient  à 
l'église  une  tactique  que  Léon  XHI  est  loin  d'avoir  découverte,  qui 
a  été  maintes  fois  employée  par  ses  deux  prédécesseurs,  mais  qu'il 
a  pratiquée,  sinon  avec  plus  de  bonheur,  du  moins  avec  plus 
d' à-propos,  d'esprit  de  suite  et  de  clairvoyance. 


LE    VATICAN   ET   LE    QUIRINAL   DEPUIS   1878.  325 

III. 

Le  premier  acte  de  Léon  XIII  (on  pourrait  dire  son  manifeste 
d'avènement),  a  été  une  encyclique  contre  le  socialisme.  «  Aux  peu- 
ples et  aux  princes  ballottés  par  la  tempête  il  a  montré  le  port  de 
l'église,  les  suppliant,  au  nom  de  leur  propre  salut,  de  se  persua- 
der que  les  intérêts  de  la  religion  et  de  l'état  sont  si  étroitement 
unis  que  tout  affaiblissement  de  la  religion  entraîne  l'affaiblissement 
du  respect  des  sujets  et  de  la  majesté  de  l'autorité.  »  Dans  cette 
encyclique,  le  saint-père  n'avait  pas  de  peine  à  démontrer  la  filia- 
tion du  socialisme  et  de  l'irréligion ,  car  «  la  notion  de  Dieu ,  de 
l'âme,  de  la  vie  future,  une  fois  mise  de  côté,  le  désir  du  bonheur 
a  été  renfermé  dans  l'espace  du  temps  présent  ;  »  les  déshérités  de 
ce  monde,  ayant  perdu  la  foi  dans  la  Jérusalem  céleste,  ont  pré- 
tendu la  faire  descendre  des  cieux  sur  la  terre,  et  réaliser  ici-bas, 
à  leur  manière,  le  royaume  de  Dieu. 

Cette  encyclique  contre  le  socialisme,  alors  le  principal  adver- 
saire du  chancelier  germanique,  était  une  avance  au  gouvernement 
contre  lequel  le  dernier  pape-roi  avait  le  plus  fulminé  d'anathèmes. 
Pie  IX  avait  laissé  le  saint-siège  en  guerre  plus  ou  moins  ouverte 
avec  la  plupart  des  éiats  du  continent.  Léon  XIII  n'avait  rien  de 
plus  à  cœur  que  de  nouer  des  négociations  avec  les  adversaires 
de  la  curie.  S'il  n'a  pu  encore  signer  aucun  traité  de  paix,  s'il  a 
même  vu  de  nouvelles  puissances  entrer  à  leur  tour  en  lutte  avec 
la  chaire  apostolique,  ce  n'est  pas  lui  qui  a  rouvert  les  hostilités, 
qui  a  adressé  aux  neutres  un  ultimatum  ni  imaginé  des  casiis  belli. 
Là  où  il  n'a  pu  conclure  la  paix,  il  s'est  efforcé  d'obtenir  une  trêve 
ou  d'adoucir  les  rigueurs  de  la  guerre;  là  où  il  n'a  pu  éviter  un 
conflit,  il  n'a  rien  épargné  pour  le  prévenir  ou  le  retarder. 

Il  y  a,  dans  les  Évangiles,  et  chez  le  même  évangèliste,  deux 
maximes  contraires  qui  peuvent  servir  de  devises  à  deux  politiques 
opposées.  Dans  saint  Luc  (xi,  23),  le  Christ  dit  :  «  Qui  n'est  pas  avec 
moi  est  contre  moi  ;  »  dans  le  même  saint  Luc  (ix,  59)  et  dans  saint 
Marc  (ix,  39)  il  dit  :  «  Qui  n'est  pas  contre  vous  est  avec  vous.  » 
La  première  de  ces  paroles  eût  pu  servir  de  mot  d'ordre  a  Pie  IX, 
la  seconde  à  Léon  Xlil.  Au  lieu  de  déclarer  la  guerre,  il  offre  à  tous 
la  paix.  Rejetant  le  glaive  de  la  parole  si  hai  diment  manié  durant 
trente  ans  par  son  prédécesseur,  il  s'est  présenté  à  la  société 
moderne  avec  une  branche  d'olivier  ou  une  palme  à  la  main.  Il  a 
renoncé  à  tancer  les  princes  et  les  gouvernemens  dans  ses  ency- 
cliques, ou  à  les  gourmander  durement  dans  ses  discours  aux  pèle- 
rins. Il  est  descendu  du  Sinaï  de  Pie  IX  et  a  déposé  les  foudres  de 
son  prédécesseur.  Ce  n'est  pas  lui  qui  traiterait  un  empereur  ou  un 


326  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chancelier  d'Achab  ou  d'Attila.  Il  appelle  sans  scrupule  «  empe- 
reur magnanime  »  celui  que,  la  veille  encore,  son  prédécesseur  slig- 
maiisait  du  nom  de  fléau  de  Dieu  (1).  II  n'insiste  pas  pour  qu'on 
aille  faire  amende  honorable  à  Canossa,  et  il  ne  laisserait  pas  un 
souverain  attendre  l'absolution,  les  pieds  nus  dans  la  neige.  Aux 
violentes  remontrances  de  l'apôtre,  aux  provocantes  apostrophes 
des  prophètes,  il  préfère  la  courtoise  politesse  de  la  langue  diplo- 
matique. Si,  dans  ses  bulles  et  ses  brefs  il  recourt  parfois  aux  éner- 
giques métaphores  d'Israël,  c'est  pour  se  conformer  aux  traditions 
ecclésiastiques.  Chez  lui  on  retrouve  l'ancien  ambassadeur  sous  le 
pape,  et  le  nonce  derrière  le  théologien. 

Avec  Léon  XIII,  le  Vatican  est  redevenu  politique,  il  a  retrouvé 
la  finesse  et  l'habileté  qui  ont  si  longtemps  fait  la  réputation  de  la 
curie.  Le  pape,  qui  est  lui-même  son  premier  ministre,  préside  per- 
sonnellement à  toutes  les  négociations;  à  eu  croire  les  indiscrets,  il 
a  même  parfois  sa  diplomatie  en  partie  double,  il  sait,  au  besoin, 
passer  par-dessus  ou  par-dessous  ses  représentans  attitrés.  Toujours 
est-il  qu'il  a  pris  pour  secrétaires  d'état  des  hommes  bien  supérieurs 
par  1  intelligence  de  leur  temps,  sinon  par  la  dextérité,  au  mondain 
Antonelli,  dont  le  grand  art  a  été  de  se  maintenir  auprès  d'un  pape 
aussi  diiiérent  de  lui  que  Pie  IX.  Après  la  mort  prématurée  du  car- 
dinal Franchi,  que  la  largeur  de  ses  vues  et  sa  connaissance  du  monde 
moderne  appelaient  à  égaler  les  plus  célèbres  ministres  du  saint- 
siège,  après  la  retraite  du  cardinal  Nina,  Léon  XIII  a  rencontré  dans 
le  cardinal  Jacobini  un  collaborateur  du  plus  fm  discernement, 
d'une  expérience  consommée,  d'une  instruction  politique  rare  dans 
toutes  les  chancelleries.  L'homme  le  plus  capable  de  représenter  la 
politique  de  modération  du  saint-siège  et  d'en  diriger  sous  Léon  XIII 
les  délicates  négociations,  était  assurément  l'ancien  non 'O  de  Vienne, 
qui,  durant  l'administration  des  constitut  onnels  allemands,  avait  su 
empêcher  l'Autnclie  de  rompre  avec  le  Vatican  pour  ces  délicates 
questions  d'école,  partout  la  pierre  d'achoDpement  des  relations  du 
cierge  et  de  l'état,  et  qui,  depuis  l'avènement  de  la  droite  avec  le 
ministère  Taalîe,  avait  su  modérer  l'ardeur  des  cathoUques  et  le  zèle 
intolérant  du  pieux  Tyrol. 

Rarement  politique  a  été  mieux  dirigée  ou  mieux  servie,  et  pour- 
tant elle  n'a  eu,  en  somme,  que  des  résultats  médiocres,  mêlés  de 
bien  des  déboires.  S'il  a  remporté  quelques  succès,  Léon  XIII  a  dû 
subir  de  sensibles  échecs.  Après  plus  <)e  quatre  ans  de  pontificat,  on 
ne  saurait  dire  que  la  situation  de  l'église  en  Europe  soit  beaucoup 
meilleure  qu'au  jour  oii  le  cardinal  Pecci  avait,  comme  camerlingue, 
frappé  de  son  marteau  d'ivoire  le  front  refroidi  de  Pie  IX  en  lui 

(1)  Lettre  de  Léon  XIII  au  cardinal  Nina,  août  187S, 


LE    VATICAN    ET    LE   QUIRINAL    DEPUIS    1878.  327 

disant  :  Dormis  ne?  Les  adversairesde  tout  compromis,  les  contemp- 
teurs des  habiletés  diplomatiques  ne  se  font  pas  faute  de  mur- 
murer autour  de  Léon  XIIl  que  sa  politique  de  conciliation  n'a  pas 
été  plus  heureuse  que  la  prétendue  intransigeance  de  son  prédéces- 
seur. La  faute  en  est  avant  tout  aux  circonstances,  au  vent  qui  soulfle 
dans  l'air,  à  l'ardeur  des  luttes  engagées,  aux  passions  excitées  de 
part  et  d'autre.  Les  laits  ont  prouvé  que  les  défiances,  les  ressenti- 
mens,  les  préjugés  mutuels  sont  parfois  plus  puis^ans  que  les  hommes, 
quelesgouvi  rneraens,  que  les  iiitérêts  les  plus  manifestes.  La  modé- 
ration, l'esprit  de  conciliation  qu'il  apportait  lui-même,  il  ne  dépen- 
dait pas  toujours  de  Léon  XI II  de  le  communiquer  aux  cabinets  avec 
lesquels  le  saint-siège  traitait;  si  bizarre  que  cela  semble,  il  n'était 
même  pas  au  pouvoir  du  nouveau  pape  de  toujours  les  inspirer 
aux  catholiques,  de  faire  partout  prévaloir  ses  vues  parmi  le  clergé 
et  les  fidèles  qui  font  profession  de  suivre  docilement  l'impulsion 
du  Vatican. 

L'habile  coopération  qu'il  a  rencontrée  dans  ses  secrétaires  d'état 
et  ses  nonces,  Léon  XIII  est  loin  de  l'avoir  trouvée  partout  autour  de 
lui.  Beaucoup  des  obstacles  qui  l'ont  arrêté  viennent  des  hommes  ou 
des  partis  dont  il  semblait  devoir  commander  le  concours.  De  là  plu- 
sieurs des  mécomptes  de  sa  politiqne,  de  là  aussi  les  hésitations,  les 
apparentes  contradictions,  les  équivoques  ou  les  incohérences  qu'on 
lui  a  reprochées  comme  une  inconséquence  ou  comme  un  manque 
d'énergie. 

Le  [>ape,  proclamé  infaillible  et  vénéré  comme  un  Christ  vivant, 
est  obligé  de  con.pter  avec  les  préventions  de  ses  ouailles,  avec  les 
rancunes,  les  passions  ou  les  intérêts  des  partis  qui  se  convient 
du  nom  de  catholiques.  En  dépit  d'un  mot  fameux,  l'immense  milice 
ecclésiastique  n'est  point  une  armée  qui  obéit  mécaniquement  aux 
ordres  de  son  général.  Le  clergé,  et  encore  moins  les  catholiques  des 
difiéreuspavs,  ne  sauraient  brusquement  faire  volte-fai  esur  un  signe 
de  Rome.  La  trace  d'un  pontificat  d'un  tiers  de  siècle  ne  s'eiface  pas 
en  une  année,  et  l'esprit  belliqueux  de  Pie  iX  anime  toujours  nombre 
des  plus  zélés  champions  de  l'église. 

Dans  le  sacré-collège,  dans  l'épiscopat  et  le  clergé,  parmi  les  laïques, 
dont,  avec  la  prese,  rinfluence  s'est  singulièrement  accrue  dans 
l'église,  on  a,  dès  le  début,  manifesté  avec  plus  ou  moins  de  rete- 
nue des  défiances,  des  regrets  pour  ce  qu'on  appelait  la  pohtique 
de  concession  et  de  compromis  du  nouveau  pontife.  A  Rome,  beau- 
coup d'^  prélats  ne  cachaient  pas  qu'à  leurs  yeux,  il  n'y  avait  rien  à 
espérer  de  la  part  des  gouvernemens  modernes,  que  toute  transac- 
tion avec  eux  ne  serait  pour  l'église  qu'une  duperie  et  une  inu- 
tile abdication.  Au  dehors,  dans  les  divers  états  de  l'Europe,  les 
'catholiques  se  trouvaient  le  plus  souvent  liés  par  des  luttes  et  des 


328  REVUli   DES   DEUX   MONDES. 

souffrances  communes  à  des  partis  politiques  dont  il  leur  coûtait  de 
renier  la  compromettante  solidarité.  Ces  répugnances,  plus  ou  moins 
naturelles,  cette  sourde  opposition,  devaient  fatalement  influer  sur 
l'attitude  et  les  plans  du  saint-père,  modifier  sa  conduite,  parfois 
même  le  mettre  plus  ou  moins  en  désaccord  avec  ses  idées  ou 
ses  vues,  le  contraindre  à  des  tergiversations  et  à  des  irrésolutions 
qui  tiennent  aux  conjonctures  extérieures  plutôt  qu'à  un  défaut  de 
volonté,  à  un  manque  d'esprit  de  suite  ou  à  un  secret  découra- 
gement. 

Par  caractère  comme  par  principe,  en  effet,  Léon  XIII  est  l'homme 
le  moins  enclin  à  briser  toutes  les  résistances,  à  imposer  ses  vues 
de  haute  lutte.  Les  qualités  de  prudence  et  de  patience,  la  modéra- 
tion et  l'esprit  d'apaisement  qu'il  voulait  apporter  dans  les  relations 
du  saint-siège  avec  les  étals,  il  les  a  naturellement  déployés  dane 
le  gouvernement  intéiieur  de  l'église,  cherchant  à  y  étouffer  les  divi- 
sions intestines,  à  y  maintenir  la  concorde,  sans  prendre  ouverte- 
ment fait  et  cause  pour  aucun  parti  ou  aucune  tendance.  D'un  autre 
côté,  comme  homme  de  tradition  et  d'autorité,  il  est  désireux  de 
restaurer  l'ascendant  du  sacré-collége  et  de  l'épiscopat,  parfois  com- 
promis par  l'intrusion  d'un  laïcisme  turbulent  ou  par  les  excès  de 
la  centralisation  romaine.  Par  là  même  il  était  plus  qu'aucun  pon- 
tife disposé  à  écouter  la  voix  des  évêques,  dont  il  cherchait  à  relever 
les  prérogatives,  plus  qu'aucun  autre  porté  à  ménager  les  suscep- 
tibilités ou  les  préventions  de  son  entourage. 

Cette  double  détérence  du  pape  et  de  l'homme  envers  l'épiscopat 
ou  le  sacré-collège  devait  accroître  ou,  pour  mieux  dire,  exagérer  sa 
circonspection  naturelle,  fortitier  son  penchant  pour  les  tempéra- 
mens  et  par  suite  pour  la  temp  trisation.  On  prétend  parfois  décou- 
vrir un  contraste,  un  changement  d'attitude,  entre  les  premiers 
mois  et  les  dernières  années  de  sou  pontificat  encore  si  court;  si  le 
fait  est  fondé,  c'en  est  là,  je  crois,  l'explication. 

En  tout  cas,  Léon  XIII  a  déjà  éprouvé  plusieurs  fois  que,  si  dévoués 
que  fussent  les  fils  de  l'église,  il  n'était  pas  toujours  facile  de  les 
diriger  du  fond  de  la  cour  de  Saint-Damas.  Cela  s'est  vu  suriout  dans 
les  pays  où  les  catholiques  forment  des  partis,  politiques  ou  natio- 
naux, régulièrement  constitués.  Laissant  de  côté  l'Espagne  et  l'Ir- 
lande, où  le  saint-père  s'est  parfois  heurté  à  des  difficultés  du  même 
genre,  la  petite  Belgique  et  la  puissante  Allemagne  ont  chacune  à 
leur  manière  montré  que,  pour  le  règlement  des  affaires  ecclésias- 
tiques, la  papauté  dans  ses  négociations  avec  le  pouvoir  civil  n  était 
pas  omnipotente.  Dans  l'église  la  plus  unifiée  du  monde,  les  préju- 
gés et  les  intérêts,  locaux  ou  nationaux,  sont  encore  un  facteur  que 
l'on  ne  saurait  négliger.  Les  partis,  qui  avec  un  zèle  plus  ou  moins 
désintéressé  militent  sous  la  bannière  des  clés  de  saint  Pierre,  sont 


LE   VATICAN   ET   LE   QUIRINAL   DEPUIS   1878.  329 

souvent  plus  exigeans,  plus  belliqueux  ou  opiniâtres  que  leur  chef 
nominal;  ils  ne  se  résignent  pas  toujours  à  déposer  les  arnies  ou  à 
rester  sur  la  défensive  pour  servir  les  conabinaisons  du  Fabius  Cunc- 
tator  du  Vatican. 

La  Belgique,  un  des  pays  que  l'on  se  plaisait  à  regarder  comme 
un  fief  du  saint-siège,  a  infligé  au  successeur  de  Pie  IX  une  défaite 
pénible.  Les  conseils  de  Léon  XIII,  en  cela  d'accord  avec  les  plus 
sages  des  parlementaires  catholiques,  n'ont  pu  triompher  des  répu- 
gnances de  l'archevêque  de  Malines  et  de  ses  suffragans.  Tous  les 
efforts  du  pape  pour  atténuer,  aux  yeux  du  cabinet  de  Bruxelles,  les 
exigences  d'un  épiscopat  qu'il  ne  pouvait  désavouer,  n'ont  réussi 
qu'à  le  faire  accuser  d'intrigue  et  de  duplicité.  Une  partie  des  hbé- 
raux  a  fait  un  crime  au  vicaire  du  Christ  de  recourir,  comme  un 
prince  de  ce  monde,  aux  artifices  de  la  diplomatie,  tandis  que  ses 
naturels  auxiliaires,  les  évêques,  les  professeurs  de  Louvain,  le 
clergé,  s'employaient  plus  ou  moins  sciemment  à  déjouer  sa  poli- 
tique. Jusqu'au  Vatican,  dans  l'entourage  même  du  souverain  [)on- 
tife,  nombre  des  habitans  du  jialais  apostolique  se  sont  presque 
ouvertement  réjouis  de  l'échec  de  Léon  XIII  et  du  cardinal  Nina 
comme  d'une  démonstration  de  l'inanité  de  la  poUtique  de  transac- 
tion. 

La  rupture  diplomatique  du  saint- siège  et  du  noble  petit  royaume 
qui  semblait  destiné  à  montrer  que  le  catholicisme  et  la  liberté  poli- 
tique n'ont  rien  d'incompatible,  a  peut-être  été  le  plus  grand 
déboire  de  Léon  XIII.  La  suppression  de  l'ambassade  de  Belgique 
lui  a  été  d'autant  plus  pénible  qu'elle  a  été  déterminée  par  les 
témérités  de  l'épiscopat  et  qu'il  avait  lui-même  occupé  jadis  la 
nonciature  de  Bruxelles.  C'est  même  dans  ce  pays  parlementaire 
par  excellence,  à  l'école  du  roi  Léopold,  que  Léon  XIII  semble  avoir 
fait  son  apprentissage  politique. 

Ce  qui,  pour  le  pape,  rendait  cette  mésaventure  de  sa  diplomatie 
encore  plus  sensible,  c'est  qu'elle  portait  un  coup  à  tous  ses  plans 
et  à  tous  ses  calculs,  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  son  système. 
Léon  Xfll,  depuis  son  avènement,  n'a  jamais  caché  son  désir  de 
renouer  avec  les  gouvernemens  des  rapports  officiels  ou  officieux. 
Faute  de  ministres  attitrés  de  l'hérétique  Angleterre  ou  de  la  Rus- 
sie schismatique,  il  a  été  heureux  de  voir  gravir  les  hauts  escaliers 
du  Vatican  aux  envoyés  plus  ou  moins  avoués  du  tsar  ou  de  M.  Glad- 
stone. Dans  ses  négociations  avec  les  différens  états,  il  ne  paraît 
pas  avoir  eu  seulement  en  vue  les  intérêts  de  l'église  en  tel  ou  tel 
pays,  mais  d'abord  et  avant  tout  l'intérêt  du  chef  de  la  catholicité, 
de  la  curie  romaine.  Léon  XIII  semble  avoir  eu  pour  premier  objec- 
tif de  faire  sortir  le  saint-siége  de  l'espèce  d'isolement  où  l'avait 
fait  tomber  la  politique  à  outrance  de  Pie  IX.  Ce  souci  perce  dans 


330  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

toutes  les  démarches  du  souverain  pontife  en  Allemagne,  en  Bel- 
gique, en  France  même.  Qu'il  traite  avec  M.  de  Bismarck,  avec 
M.  Frère-Orban,  avec  M.  de  Freycinet,  Léon  XIII  s'est  avant  tout 
motiiré  jaloux  de  maintenir  ou  de  rétablir  des  rapports  diplomati- 
ques entre  le  Vatican  et  les  divers  cabinets.  Si  peu  amicale  que 
puisse  être  l'attitude  des  gouverneraens  à  l'égard  de  l'église,  il 
tient  à  ne  pas  rompre  avec  eux;  s'il  se  produit  un  jour  avec  la 
France  une  rupture  analogue  à  celle  que  la  cour  romaine  n'a  pu 
éviter  avec  la  Belgique,  l'initiative  n'en  viendra  probablement  pas 
du  sud  des  Alpes.  Et  cela  n'est  point  uniquement  esprit  de  modé- 
ration ou  longanimité  chrétienne,  désir  de  laisser  retomber  tous  les 
torts  sur  les  adversaires  de  l'église,  c'est  avant  tout  prévoyance  poli- 
tique. Une  pareille  préoccupation  se  comprend  sans  peine  dans  la 
position  faite  au  saint -siège  depuis  l'incorporation  de  Rome  au 
royaume  d'Italie. 

Les  ambassadeurs  accrédités  auprès  du  Vatican  sont  les  derniers 
témoins  de  l'ancienne  royauté  pontificale.  Leur  présence  à  Rome  est 
en  quelque  sorte  une  sanction  internationale  doimée  par  les  gou- 
vernemens  étrangers  à  la  souveraineté  extiaterritoriale  que  recon- 
naît encore  au  pape  la  loi  italienne  des  garanties.  Au  fond  même 
c'est  là,  et  non  dans  les  lois  votées  au  Monte-Citorio  et  au  palais 
Madame,  qu'est  la  garantie  la  plus  efTicace  de  l'indépendance  du  saint- 
siége. 

Or,  le  nombre  des  représentans  des  puissances  auprès  du  Vatican 
a  plusieurs  fois  été  sensiblement  réduit,  et  il  peut  chaque  jour  l'être 
davantage  par  le  triomphe  au-delà  des  monts  des  ennemis  de  l'église. 
Il  y  avait  à  la  mort  de  Pie  IX  plus  d'un  vide  dans  les  rangs  de  ces 
ambassadeurs  qui,  à  certaines  solennités,  défilaient  jadis  en  grand 
uniforme  sous  les  voûtes  de  Saint- Pierre  pour  aller  recevoir,  de  la 
main  du  pape,  une  palme  ou  un  cierge.  Ces  vides,  Léon  XIII  avait 
à  cœur  de  les  combler;  il  craignait  de  voir  toute  la  représentation 
diplomatique  auprès  du  saiut-siege  réduite  un  jour  à  l'Autriche  et  à 
l'Espagne,  peut-être  même  à  quelques  républiques  hispano-améri- 
caines. 

La  Belgique  est  un  état  avec  lequel  le  saint  siège  peut  sans  pré- 
somption se  flatter  de  renouer  tôt  ou  tard  ses  ancif-nnes  relations 
diplomatiques.  En  attend mt,  le  départ  du  représentant  du  roi  des 
Belges  a  été  plus  que  compensé  par  le  retour  d'un  envoyé  prus- 
sien. Jusqu'à  présent,  c'est  là  le  plus  grand  succès  de  la  politique 
de  Léon  Xlll.  Il  est  inutile  d'en  signaler  l'importance.  Pour  le  Vati- 
can, devenu  une  enclave  du  royaume  d'Italie  et  en  apparence  à  la 
merci  du  Quirinal,  ce  n'était  pas  un  mince  avantage  que  d'avoir 
ramené  auprès  du  pape  décourou-né  un  représentant  officiel  du  plus 
grand  souverain  prolestant  du  continent  et  de  la  première  puissance 


LE    VATICAN    ET   lE    QUIRINAL   DEPUIS   1878,  331 

militaire  de  l'Europe.  On  y  voyait  une  sauvegarde  pour  le  présent 
et  un  gage  pour  l'avenir,  si  bien  que,  durant  quelques  mois,  1  Alle- 
magne et  l'Attila  de  Pie  IX  apparurent  au  palais  apostolique  comme 
les  championsprovidentielsclu  saint-si^ge,  comme  les  futurs  restau- 
rateurs de  son  indépendance  temporelle. 

ÏV. 

On  a  eu  beau  s'en  exagérer  la  portée,  le  rétablissement  de  la  léga- 
tion dont  M.  d'Arnim  avait  été  le  dernier  titulaire,  était  par  lui- 
même  une  victoire  de  Rome;  mais  ce  premier  avantage,  précaire  de 
sa  nature,  n'a  pas  eu  tous  les  résultats  qu'on  paraissait  en  pouvoir 
attendre.  Les  négociations  officielles  entre  la  curie  et  Berlin  n'ont 
pas  marché  plus  vite  que  les  négociations  officieuses.  Tour  à  tour 
suspendues  et  reprises,  changeant  de  face  à  chaque  saison  et  plu- 
sieurs fois  sur  le  point  d'être  rompues,  elles  offrent  depuis  trois  ans 
Les  plus  singulières  alternatives,  et  peuvent,  avant  d'aboutir,  passer 
par  bien  des  phases  encore.  Quoique  secondé  par  les  sentimens  per- 
sonnels du  vieil  empereur  Guillaume  et  par  les  embarras  intérieurs 
de  M.  de  Bismarck,  Léon  XI II  n'a  pu  signer  la  paix  avec  le  restaura- 
teur de  l'empire  germanique;  il  n'a  obtenu  qu'une  trêve,  et  malgré 
les  penchans  pacifiques  des  négociateurs,  les  hostilités  peuvent  un 
jour  ou  l'autre  reprendre  ouvertement.  L'accord  de  Rome  et  de  Ber- 
lin reste  à  la  merci  des  brusques  combinaisons  du  ministre  le  moins 
scrupuleux  sur  les  moyens  et  le  moins  jaloux  de  se  montrer  d'ac- 
cord avec  lui-même. 

On  paraît  au  Vatican  ne  pas  s'être  toujours  fait  une  idée  fort  juste 
du  caractère  et  des  vues  du  redoutable  ermite  de  Yarzin.  Jugeant 
d'autrui  par  eux-mêmes,  Léon  XIII  et  ses  conseillers  semblent  avoir 
prêté  à  ce  politique  réaliste  par  excellence  de  grands  rêves  d'ave- 
nir, de  vastes  conceptions  idéales.  On  cherchait  à  se  persuader  qu'en 
face  des  périls  dont  la  révolution  menace  les  trônes  et  les  dynasties, 
le  grand  chancelier  emploierait  ses  dernières  années  à  raffermir  la 
société  ébranlée  et  à  consolider  les  influences  traditionnelles,  que 
voyant  dans  la  religion  la  principale  digue  contre  les  débordemens 
du  flot  démocratique,  il  travaillerait  de  ses  mains  à  relever  l'église 
en  Alleniagne  et  en  Europe.  De  ce  dominateur  autoritaire,  qui  s'était 
tant  de  fois  compromis  avec  la  révolution,  on  espérait  une  politique 
de  réparation  et  de  restauration,  systématiquement  conservatrice 
dans  le  grand  sens  du  mot.  C'était  là  une  illusion  analogue  au  songe 
opposé  des  patriotes  de  l'Allemagne  du  Nord  qui,  liant  le  germa- 
nisme et  le  protestantisme,  voulaient,  en  1872,  voir  dans  le  Riche- 
lieu prussien  un  champion  delà  réforme,  un  continuateur  de  Luther 
destiné  à  émanciper  à  la  fois  l'Allemagne  du  joug  de  la  Rome  papale 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  la  prépondérance  française.  Aucun  homme  d'état  peut-être  n'a, 
ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre,  moins  sacrifié  à  l'idéalisme,  aux 
rêves  désintéressés,  aux  utopies  de  l'avenir  ou  du  passé.  Pour  lui, 
alors  même  qu'il  semble  épris  de  chimères,  ainsi  que  dans  sa  con- 
version au  socialisme  d'état,  tout  au  fond  se  réduit  en  expédiens.Si 
chrétien,  si  monarchiste  qu'il  fasse  profession  de  l'être,  qu'il  le  soit 
même  sincèrement,  la  religion  et  la  révolution  sont  à  ses  yeux  des 
forces  dont  il  entend  se  servir  pour  ses  fins  sans  jamais  s'asservir  aux 
leurs.  Pour  lui,  l'église  et  le  socialisme  peuvent  être  tour  à  tour  des 
adversaires  ou  des  amis  ;  mais,  pour  lui,  les  alliés  ne  sont  que  des 
instrumens  qu'on  change  suivant  les  conjonctures.  Dans  sa  prodi- 
gieuse carrière  il  n'a  eu  qu'un  but,  la  création,  puis  la  consolidation 
de  l'empire  de  la  Prusse  en  Allemagne.  A  cet  égard,  on  pourrait  le 
rapprocher  de  notre  indomptable  compatriote,  M.  de  Lesseps; 
comme  ce  dernier,  il  n'a  jamais  en  vue  que  son  œuvre  et  le  rêve 
réalisé  de  sa  vie,  avec  cette  différence  qu'on  peut  se  flatter  de  per- 
cer plusieurs  isthmes,  tandis  qu'à  moins  de  folie,  on  ne  saurait  pré- 
tendre fonder  plusieurs  empires. 

M.  de  Bismarck  en  a  agi  avec  le  pontife  de  Rome  un  peu  comme 
avec  le  calife  de  Gonstantinople,  ne  se  faisant  pas  plus  de  scrupule 
d'encourager  les  visions  du  panislamisme  que  les  illusions  de  l'ul- 
tramontanisme,  laissant  à  l'occasion  flotter  au-dessus  du  Vatican, 
comme  devant  Yldiz-Kiosk,  le  mirage  de  son  tout-puissant  appui. 
Plus  vastes  étaient  les  espérances  suscitées  à  la  cour  papale  par  ses 
premières  avances,  et  plus  il  en  attendait  de  concessions  pour  ce 
qui  seul  lui  tenait  à  cœur,  pour  les  affaires  particulières  de  l'Alle- 
magne. S'il  n'en  a  pas  obtenu  davantage,  c'est  qu'après  une  courte 
période  d'enchantement,  la  curie  a  découvert  l'inanité  des  grands 
rêves  fondés  sur  l'alliance  prussienne. 

Un  des  caractères  des  interminables  négociations  du  saint-siège 
et  du  chancelier,  c'est  que  la  pacification  religieuse  de  l'Allemagne, 
qui  en  semblait  le  seul  objet,  n'en  était  pour  aucune  des  deux  par- 
ties ni  l'unique  ni  peut-être  le  principal  but.  Si  à  cœur  que  le  sou- 
verain pontife  eût  la  fin  des  souffrances  de  l'église  en  Prusse,  ce 
que  le  Vatican  escomptait  avant  tout  dans  une  réconciliation  avec 
Berlin,  c'était  l'amélioration  de  sa  situation  interQationale,  c'était  le 
concours  du  nouvel  empire  vis-à-vis  du  jeune  royaume  dont  le  saint- 
siège  se  dit  le  captif.  Pour  M.  de  Bismarck,  la  paix  religieuse  n'était 
manifestement  qu'un  objet  secondaire.  L'essentiel,  c'était  d'amener 
par  la  fin  du  Culturkampf  un  nouveau  groupement  des  partis, 
c'était,  grâce  au  centre  ultramontain,  de  faire  passer  ses  projets  par- 
lementaires favoris.  Si,  après  avoir  paru  tout  près  de  signer  un  com- 
promis, le  Vatican  et  Varzin  n'ont  encore  pu  s'entendre,  c'est  en 
partie  que,  des  deux  côtés,  on  s'est  aperçu  qu'on  avait  peu  de  chances 


LE   VATICAN   ET   LE   QUIRINAL   DEPUIS   1878.  333 

d'obtenir  d'un  traité  de  paix  les  avantages  indirects  qu'on  s'en  était 
promis. 

L'Europe  connaît  les  procédés  diplomatiques  de  M.  de  Bismarck; 
ils  se  résument  dans  le  Do  ut  des  ou  mieux  dans  le  Da  ut  dem.  Pour 
lui,  la  politique  est  un  véritable  trafic  et  la  diplomatie  un  marchan- 
dage; avec  lui  des  négociations  sont  une  sorte  de  négoce.  Outre 
que  ces  habitudes  mercantiles  et  ce  principe  de  donnant  donnant 
sont  d'une  application  difficile  dans  les  affaires  rehgieuses,  avec  une 
église  souvent  liée  par  ses  traditions,  le  Vatican  n'était  pas  maître 
de  conclure  avec  «  l'honnête  courtier  »  de  Berlin  tous  les  marchés 
qu'en  attendait  ce  dernier. 

Si  le  prince  de  Bismarck  se  résignait  à  rapporter  plus  ou  moins 
complètement  les  lois  de  mai,  c'était  moins  pour  mettre  fin  au 
Culturkampf  que  dans  l'intérêt  de  ses  projets  économiques  et  de  sa 
nouvelle  politique  protectionniste,  que  pour  gagner  les  voix  catholi- 
ques à  son  récent  socialisme  d'état  et  aux  nouveaux  impôts,  destinés 
à  rendre  les  finances  du  jeune  empire  indépendantes  des  subven- 
tions de  ses  divers  membres  et  des  «  contributions  matricul^ires.  » 
Dans  un  des  plateaux  de  la  balance  qui  sert  à  son  trafic  politique,  il 
avait  mis  sa  réforme  favorite,  le  monopole  du  tabac;  dans  l'autre 
les  libertés  de  l'église  catholique,  et,  après  les  avoir  bien  pesés,  il 
prétendait  troquer  l'un  contre  l'autre  l'émancipation  des  lois  de  mai 
et  l'odieux  monopole.  La  curie  romaine  n'a  aucune  raison  spéciale 
de  s'intéresser  aux  fumeurs  d'outre- Rhin  ;  elle  eût  été  maîtresse  que 
le  marché  eût  pu  être  conclu  ;  mais  pour  qu'il  fût  valable,  il  avait 
besoin  d'être  ratifié  par  les  catholiques  allemands,  et  ces  derniers 
avaient  contre  cette  ingénieuse  convention  des  objections  dont  l'au- 
torité de  la  cour  romaine  ne  pouvait  guère  triompher. 

Contradiction  des  choses  humaines!  le  grand  grief  du  gouverne- 
ment prussien ,  le  gtand  grief  de  M.  de  Bismarck  comme  de  M.  Glad- 
stone et  de  beaucoup  d'hommes  d'état  contre  la  papauté  et  l'infail- 
libilité papale,  c'est  qu'après  le  dogme  proclamé  en  1870,  le  pontife 
romain  est  plus  que  jamais  l'arbitre  suprême  des  consciences  catho- 
liques, ainsi  asservies  à  un  souverain  étranger.  Or,  par  une  volte-face 
bien  caractéristique  de  l'homme  et  de  la  politique,  le  grand-chan- 
celier s'est  tout  d'un  coup  imaginé  d'utiliser  à  son  profit  cette  auto- 
cratie spirituelle  dont  il  avait  si  longtemps  dénoncé  les  dangers  (1). 
Le  jour  où  il  a  cru  ne  pouvoir  mener  à  bonne  fin  ses  projets  sans 
une  réconciliation  avec  le  centre  catholique,  M.  de  Bismarck  a  été 
frapper  directement  à  la  porte  du  Vatican,  se  flattant  d'en  obtenir 

(1)  Il  est  à  noter  que  M.  Gladstone,  oubliant  son  livre  du  Vaticanisme,  a  lui  aussi 
essayé  sous  main  de  s'assurer  l'influence  pontificale  dans  les  affaires  d'Irlande  où  le 
bas  clei'gé  et  une  notable  partie  de  l'épiscopat  encourageaient  les  revendications  de  la 
Landleague.  Tel  a  été  le  but  de  la  mission  Errington. 


33 Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  meilleures  conditions  que  du  cf  ntre  parlementaire,  espérant  en 
finir  plus  vite  et  payer  moins  cher  à  Rome  qu'à  Berlin.  C'est  pour 
cela  qu'il  a  commencé  par  rétablir  l'ambassade  auprès  du  saint- 
siège.  Avec  son  aversion  pour  les  chambres  et  son  dédain  des  pré- 
rogatives parlementaires,  au  lieu  de  régler  la  question  des  lois  de 
mai  comme  une  affaire  d'ordre  intérieur  dans  l'enceinte  législative 
ou  de  négocier  avec  ses  adversaires  politiques,  il  a  préféré  passer 
par-dessus  leur  tête  et  par-dessus  le  Landtag  pour  traiter  de  cabi- 
net à  cabinet,  entre  l'empereur-roi  et  le  pape,  ou  mieux  entre  la 
Wilhemsti-asse  et  la  cour  de  Saint-Damas. 

De  cette  façon,  après  s'être  tant  de  fois  plaint  des  empiétemens 
de  la  curie,  après  avoir  lutté  durant  des  années  pour  soustraire 
l'Allemagne  à  l'ingérence  pontificale,  il  a  lui-même  fait  appel  à 
Rome  et  convié  indirectement  le  saint-.'iège  à  s'immiscer  dans  les 
affaires  intérieures  de  l'Allemagne  en  agissant  sur  le  centre,  en 
pesant  au  besoin  3ur  les  catholiques,  pour  les  amener  à  se  soumettre 
aux  vœux  du  cabinet  de  Berlin.  Lorsqu'il  a  recouru  à  ce  procédé 
inattendu,  le  chancelier  ne  s'est  pas  demandé  s'il  n'allait  point  s'in- 
fliger un  démenti,  s'il  ne  risquait  pas  de  donner  un  pernicieux 
exemple,  si  c'était  à  lui  d'enseigner  aux  catholiques  allemands  à 
prendre  leur  mot  d'ordre  à  Rome.  Selon  son  habitude,  il  n'a  envi- 
sagé que  le  profit  immédiat  et  le  gain  du  jour,  comptant  bien,  une 
fois  l'alïaire  conclue,  empêcher  les  sujets  des  Hohenzoilern  de  trop 
souvent  s'adresser  à  une  autorité  dont  il  a  voulu  lui-môme  leur 
imposer  le  joug. 

Pourquoi  cette  combinaison,  en  a])parence  si  simple,  n'a-t-elle 
pas  réut^si  et  semblt-t-elle  ne  devoir  jamais  donner  au  chancelier 
tout  ce  qu'il  en  avait  d'abord  espéré?  Cela  tient  avant  tout  à  ce  que 
nous  disions  plus  haut,  à  ce  que,  si  omnipotent  qu'il  paraisse,  le 
saint-siège  ne  peut  toujours  disposer  à  son  gré  des  voix  catholiques 
des  divers  pays,  ni  faire  manœuvrer  au  commandement  les  partis 
nationaux  rangés  sous  les  bannières  de  l'église.  Comme  on  le  f;ré- 
voyait  ici  même,  dès  le  début  de  ces  longues  négociations,  M.  de  Bis- 
marck se  trompait  en  se  figurant  qu'il  suffisait  que  le  saint-père 
ordonnât  à  M.  Windthorstde  devenir  ministériel  pour  que  M.  Windt- 
horst  s'exécutât  (1).  Le  centre  ultramontain,  de  même  que  tout  parti 
constitué,  a  ses  vues  et  ses  intérêts  propres,  ses  engagemeus  et  ses 
alliances,  et,  si  désireux  qu'il  soit  de  la  paix  religieuse,  si  respec- 
tueux qu'il  se  muutre  de  la  chaire  apostolique,  il  ne  peut  tout  leur 
sacrifier  ;  il  ne  peut  surtout  leur  immoler  ce  qui,  sur  le  sol  natal,  fait 
sa  force  et  sa  popularité. 

De  même_^que  la  droite  catholique  en  Belgique,  le  a  centre  »  est 

(1)  Voyez  Tarticle  de  G.  Valbert  dans  la  Revue  du  1"  février  1870. 


LE  VATICAN  ET   LE   QUIRTNAL   DEPUIS   1878.  335 

autant  un  parti  politique  que  religieux  :  pour  obtenir  l'abrogation 
des  lois  de  mai,  il  n'entend  ni  s'annihiler  ni  se  dissoudre.  Or,  l'en- 
tière soumission  aux  projt-ts  économiques  du  chancelier  et  le  vote 
du  monopole  du  tabac  risqueraient  d'être  pour  lui  plus  qu'une  abdi- 
cation, un  suicide.  Les  précaires  avanta^^es  que  le  prince  de  Bis- 
marck prétend  leur  vendre  aussi  cher,  les  amis  de  M.  Windthorst 
se  flattent  de  les  conquérir  sur  le  champ  de  bataille  parlemen- 
taire. En  attendant,  loin  de  licencier  leurs  troupes,  ils  refusent  de 
désarmer,  et  imitant  la  tactique  même  de  leur  grand  adversaire,  ils 
se  portent  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  selon  l'intérêt  du  moment. 
Ils  nouent  et  dénouent  leurs  alliances  sans  plus  de  scrupules  que  le 
chancelier,  se  flattant  de  l'user  peu  à  peu,  et  par  leurs  rapides  évo- 
lutions continuant  à  lui  rendre  impossible  la  formation  d'une  majo- 
rité gouvernementale.  Confia ns  dans  leur  force  e^  sûrs  de  leur  ter- 
rain, ils  prétendent  mieux  juger  des  chances  de  la  liute  des  bords 
de  la  Sprée  que  de  ceux  du  Tibre. 

Tandis  que  M.  de  Bismarck  semble  enclin  à  rendre  le  Vatican 
responsable  de  l'opiniâtreté  et  des  manœuvres  du  centre,  le  centre 
encourage  le  Vatican  à  la  résistance  ;  il  lui  recommande  de  ne  céder 
ni  pour  les  sièges  épiscopaux  vacans  ni  pour  la  déclaration  des 
nominations  ecclésiastiques.  M.  de  Bismarck  a  eu  beau  faire  mine 
de  s'engager  sur  la  voie  de  Canossa,  c'est  M.  Windthorst  et  non 
le  pape  Léon  XIII  ou  le  cardinal  Jacobini,  qui  reste  le  leader  des 
«  ultramontains  »  allemands. 

Dans  ces  interminables  négociations,  la  curie  ne  se  heurte  pas 
seulement  aux  intérêts  politiques  de  ses  défenseurs  laïques,  mais 
pariois  aussi  aux  prétentions,  aux  rancunes,  à  l'ardeur  belliqueuse  de 
sa  milice  ecclésiastique.  Bien  qu'il  ait  une  autorité  plus  directe  sur 
l'épiscopat  et  le  clergé,  le  samt-siège  ne  peut  toujours  faire  taire 
leur  zèle  ou  leurs  su>cepiibilités;  il  ne  peut  leur  faire  oublier  leurs 
souffrances  ni  sacrifier  sans  compensation  au  désir  de  la  paix  les 
plus  illustres  athlètes  de  ce  long  combat.  Il  faudrait  de  bien  grandes 
concessions  de  la  part  de  l'Allemagne  pour  justifier  aux  yeux  de 
leurs  ouailles  l'abandon  des  archevêques  de  Cologne  et  de  Posen. 
Puis,  quand  on  trouverait  moyen  de  pourvoir  d'un  commun  accord 
tous  les  sièges  vacans  en  droit  ou  en  fait,  les  nouveaux  titulaires 
pourraient  encore  parfois  se  laisser  entraîner  à  des  provocations  ou 
des  imprudences.  Ou  l'a  vu  récemment  par  l'exemple  du  prince- 
évêque  de  Breslau;  l'ancien  curé  de  Sainte-Hedwige  de  Berlin,  dont 
le  passé  semblait  garantir  l'avenir,  M^--  Herzog,  n'avait  sans  doute 
pas  consulté  Bome  avant  de  publier  son  mandement  sur  les  mariages 
mixtes.  Après  une  guerre  aussi  longue  et  ardente  que  celle  déchaî- 
née par  le  Cidturkampf,  le  Vatican  ne  saurait  inspirer  à  tous  les 
combattans  d'hier  un  esprit  de  paix  et  de  soumission.  Quand  on  a 


336  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

soulevé  d'aussi  violentes  tempêtes,  aucun  Quos  ego  ne  peut  subite- 
ment calmer  Irs  flots.  Aussi,  malgré  les  intentions  conciliantes  du 
saint-père  et  la  lassitude  du  gouvernement  allemand,  la  situation 
religieuse  de  l'Allemagne  reste-t-elle  toujours  précaire,  à  la  discré- 
tion d'un  ministre  prompt  à  tous  les  reviremens,  à  la  merci  des  pas- 
sions ou  des  calculs  des  partis  extrêmes. 

V. 

De  l'autre  côté  des  Vosges,  chez  le  peuple  qui,  du  vue  siècle  au 
XIX®,  s'était  montré  le  soldat  de  l'église,  chez  les  vaincus  de  1870, 
Léon  XIII,  à  son  avènement,  ne  rencontrait  pas  de  moindres  difficul- 
tés que  dans  le  nouvel  empire  germanique.  Si  la  France  et  le  saint- 
siège  étaient  officiellement  en  paix,  si  entre  eux  restait  toujours  en 
vigueur  le  grand  traité  de  1801,  les  hommes  au  pouvoir  ne  dissi- 
mulaient pas  leur  hostilité  contre  l'église.  Le  gouvernement,  glis- 
sant de  main  en  main,  semblait  près  d' échoir  aux  partis  dont  toute 
la  politique  se  résume  dans  la  haine  du  catholicisme  et  qui,  pour 
la  république  à  peine  affermie,  ne  paraissent  concevoir  d'autre  mis- 
sion que  de  déraciner  le  christianisme.  Cette  campagne  de  paroles 
blessantes  et  de  mesures  de  défiance,  tout  ce  système  de  taquine- 
ries et  de  vexations  contre  le  clergé ,  Léon  XIII ,  malgré  certains 
conseils,  s'est  efforcé  d'en  adoucir  les  rigueurs  et  de  l'empêcher  de 
dégénérer  en  guerre  ouverte  entre  l'état  et  le  saint- siège.  C'est 
peut-être  en  France,  en  face  des  gouvernemens  ou  des  partis  qui 
lui  étaient  le  plus  foncièrement  hostiles,  que  Léon  XIII  s'est  mon- 
tré le  plus  modéré  et  le  plus  prudent.  Aux  actes  les  moins  amicaux 
des  gouvernans,  aux  menaces  bruyantes,  aux  injures,  aux  cris  de 
guerre  du  radicalisme,  Léon  XIII,  en  dehors  des  solennelles  objur- 
gations et  des  virulentes  métaphores  qui  constituent  les  lieux-com- 
muns des  bulles  papales ,  n'a  guère  répondu  que  par  des  préve- 
nances et  de  bons  procédés,  évitant  de  donner  aucune  prise  au 
mauvais  vouloir  du  gouvernement  français,  acceptant  sans  résis- 
tance ses  choix  épiscopaux,  et,  alors  que  tant  d'ennemis  harcelaient 
chez  nous  Je  clergé,  maintenant  au  dehors,  en  Orient,  la  vieille 
solidarité  de  la  France  et  du  saint-siège,  nous  donnant  même,  au 
besoin,  à  Tunis  un  concours  qui  n'est  point  à  dédaigner. 

Dans  cette  politique  d'apaisement,  Léon  XIII  s'était  associé  un 
nonce  fait  pour  en  personnifier  l'esprit.  Homme  d'église,  jeté  au 
milieu  de  politiciens  libres  penseurs  qu'effarouchait  le  costume 
ecclésiastique;  homme  du  monde  aux  manières  élégantes,  aux  tra- 
ditions aristocratiques,  perdu  dans  les  salons  démocratisés  de  nos 
ministères;  sans  préjugés  vis-à-vis  des  partis  comme  sans  pré- 
vention contre  les  personnes;  unissant  à  la  souplesse  slave  la  finesse 


LE    VATICAN    ET    LE    QUIRINAL    DEPUIS    1878.  337 

italienne,  le  représentant  du  pape,  sans  craindre  le  scandale  des 
bonnes  âmes  ou  la  mauvaise  humeur  des  mondains,  avait  su  nouer 
d'excelinnles  relations  personnelles  avec  l'Elysée  et  le  quai  d'Orsay, 
avec  des  ministre^!  hérélicjues  ou  positivistes.  Malgré  le  parii-pris 
auquel  il  se  heu  riait,  en  dépit  des  obstacles  inconsidérément  jetés 
sur  sa  route  par  quelques-uns  de  ceux  qui  eussent  dû  la  lui  apla- 
nir, M.  Czicki  eût  remporté  des  succès  s'il  avait  été  en  face  de 
véritables  hommes  d'état,  si  les  all'aires  se  décidaient  encore  de 
cabinet  à  cabinet,  et  non  dans  l'ombre  des  couloirs  des  chambres 
ou  dans  les  conciliabules  d'anonymes  comités  électoraux.  iN  a-t-il 
pu  gagner  des  adversaires  qui  ne  se  sentaient  pas  toujours  la  liberté 
d'agir  à  leur  guise  ou  l'énergie  de  céder  à  leurs  secrètes  convic- 
tions, le  dernier  nonce  n'en  a  pas  moins  bien  mérité  du  saint-siège 
en  modérant  le  zèle  imprudent  de  ses  amis  et  en  enlevant  des 
armes  à  l'hostilité  de  ses  ennemis.  JN'a-t-il  su  épargner  à  l'église 
certaines  épreuves,  il  a  parfois  pu  contribuer  à  en  tempérer  les 
rigueurs  et  à  éloigner  des  extrémités  auxquelles  on  semblait  pous- 
ser des  deux  bords  opposés.  Il  a,  en  tout  cas,  montré  à  tous  ceux 
qui  ne  ferment  pas  volontairement  les  yeux  que,  pour  le  maintien  de 
la  paix  religieuse,  la  France  républicaine  avait  tout  prolit  à  rester 
en  relations  diplomatiques  avec  le  saint-siège  et  à  ne  point  dénon- 
cer le  traité  bientôt  séculaire  du  concordat.  N'eût-il  rien  fait  d'autre, 
le  cardinal  Czacki  n'aurait  pas  en  vain  usé  ses  forces  et  compromis 
sa  santé. 

De  toutes  les  négociations  entamées  sous  Léon  XIU,  les  plus 
curieuses  et  les  plus  caractéristiques  de  sa  politique,  celles  qui, 
dans  leur  insuccès  même,  font  peut-être  le  plus  d'honcenr  à  son  sens 
pratique,  sont  les  secrètes  négociations  engagées  entre  M.  (Czacki  et 
M.  de  Freycinet  h  propos  des  congrégations,  avant  l'exécution  des 
décrets  de  mars.  tJien  qu'on  lui  ait  attribué  peu  de  goût  pour  l'es- 
prit de  la  compagnie  de  Jésus,  Léon  XllI  n'était  assurément  pas 
hom.ne  à  renouveler  envers  elle  le  procédé  radical  de  Clément  XIV. 
La  papauté  ne  pouvait  se  résigner  à  pareille  amputatiou  que  sous 
la  pression  unanime  des  cabinets,  alors  qu'en  cédant  à  leurs  désirs, 
elle  semb!ait  en  droit  d'espérer  le  concours  actif  des  gouveri-ie- 
mens.  S'il  ne  lui  était  pas  permis  de  sacrifier  un  ordre  religieux 
pour  en  préserver  un  autre,  Léon  Xlll  s'est  gardé  d'adopter  la  poli- 
tique intransigeante  du  tout  ou  rien.  Au  lieu  de  se  borner  à  d'im- 
puissantes récriminations  ou  de  brandir  l'épée  surannée  de  l'ex- 
communication, il  a  recouru  à  la  diplomatie.  Il  ne  s'est  pas  fait 
scrupule  de  traiter  avec  les  auteurs  des  lois  sacrilèges  ni  de  paraître 
leur  faire  des  concessions.  Au  lieu  de  venger  les  jésuites,  irrépara- 
blement frappés,  il  a  cherché  les  moyens  de  sauver  les  autres  con- 

TOME  LIV.  —  1882.  22 


338  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

gréf?ations  en  leur  faisant  donner  satisraction  au  ^ouvernennent  de  la 
réput>li(iiïe,  sans  allaiblir  les  droits  juridiques  et  la  sitiiatioi»  légale 
des  associations  en  cause.  Ce  moyeif),  on  s'était  flatté  de  le  trouver 
dans  une  déclaration  qui,  de  la  part  des  ordres  monastiques,  n'était 
guère  moins  qu'une  reconnaissance  formelle  de  la  république,,  un 
acte  de  loyalisme  non  sans  analogie  avec  le  serment  imposé  en  cer- 
tains états  au  clergé.  Aussi  pareil  engagement  excitaii-il  l'indigna- 
tion des  plus  ardens  7élaieurs  de  l'uliramontanisme  et  soulevait-il 
là  répulsion  des  politiques  qui  voulaient  faire  du  catholicisme  le 
patrimoine  et  l'instrument  d'un  parti.  Si  cette  solution  a  échoué, 
c'est  que,  derrière  le  ministère  responsable,  se  cachaient  des 
influences  ennemies  de  toute  conciliation,  systématiquement  déci- 
dées cà  jeter  la  France  dans  un  CuUurkumpf  afin  d'occuper  l'humeur 
inquiète  du  pays,  de  donner  aux  appétits  de  la  démocratie  un  os 
à  ronger,  de  distraire  les  masses  des  grands  problèmes  politiques 
et  économiques;  c'est  qu'en  réalité,  le  pouvoir  efïectit  était  aux 
mains  d'hommes  qui,  par  un  spécieux  calcul,  professent  que,  dans 
un  pays  libre ,  il  doit  toujours  y  avoir  une  question  ,  pour  ne  pas 
dire  une  plaie,  ouverte,  et  que  la  question  religieuse  est  encore  la 
moins  périlleuse  de  toutes,  la  plus  facile  à  faire  traîner  en  lon- 
gueur et  la  moins  aisée  à  envenimer,  la  plus  avantageuse  pour  le 
charlatanisme  des  empiriques  en  même  temps  que  b  moins  grave 
pour  la  santé  de  l'état. 

Les  avances  consenties  par  le  représentant  du  pape  ont  beau 
avoir  été  repoussées  et  le  saint-siège  avoir  ainsi  inutilement  froissé 
nombre  de  ses  entans;  les  décrets  de  mars,  qui  ne  semblaient 
d'abord  qu'un  épouvantail ,  ont  beau  avoir  été  appliqués  au  tran- 
quille trappiste  et  au  libéral  dominicain,  aussi  bien  qu'au  remuant 
jésuite;  l'église  enfin,  menacée  dans  ses  écoles,  dans  le  recrute- 
ment de  ses  prêtres,  dans  ses  moyens  matériels  d'existence,  a  eu 
beau  ?e  trouver  en  face  de  nouveaux  périls,  les  zelanti  de  l'ultramon- 
tanisme,  les  fougueux  preneurs  des  anathèmes  ont  eu  la  douleur  de 
ne  pas  voir  les  foudres  romaines  s'abattre  sur  la  tête  des  «  persé- 
cuteurs. »  Le  saint-père  ne  leur  a  même  pas  donné  la  consolation 
de  retirer  de  Paris  son  représentant.  Taudis  que  l'Italie  laissait  son 
ambassade  en  France  vacante,  le  vicaire  du  Christ  est  demeuré  en 
relations  oITicielles  avec  la  république  française.  Le  nonce  pontifical 
a,  comme  leur  doyen,  continué  à  offrir  chaque  année  au  président 
de  la  république  les  vœux  des  représentans  des  puissances,  et, 
durant  le  court  ministère  du  lA  novembre,  on  a  vu  l'envoyé  du  pape, 
assis  en  face  du  ministre  des  afl^xires  étrangères,  présider  de  bonne 
grâce  les  dîners  diplomatiques  de  l'auteur  de  la  formule:  «  Le  clé- 
ricalisme, voilà  l'ennemi!  » 

C'est  qu'à  l'inverse  de  certains  conseillers,  Léon  Xlll  tient  à  ne 


LE    VATICAN   ET   LE    QUIRINAL    DEPUIS    1878.  339 

pas  rompre  avec  la  fille  aînée  de  l'église,  alors  même  qu'elle  semble 
mettre  sa  jiloire  à  n'être  plus  que  la  fille  aînée  de  la  révolution.  En 
dépit  des  efforts  déployés  autour  de  lui  par  les  partis  intéressés  à 
enrôler  le  saint-siège  dans  leurs  rangs,  le  Vatican  n'enlend  pas  épou- 
ser leurs  querelles;  lise  refuse  obstinément  à  s'inléoder  aux  ennemis 
déclarés  de  la  république.  La  papauté  se  garde  de  faire  cause  com- 
mune avec  ceux  qui  proclament  que  hors  la  monarchie  pas  de  salut; 
c'est  là  un  dogme  que  Rome  ne  veut  pas  inscrire  dans  son  caté- 
chisme. Léon  XIII  a  beau  n'avoir  guère  à  se  féliciter  des  républi- 
cains, s'il  déplore  dans  ses  discours  ou  ses  bulles  certains  de  leurs 
actes,  il  ne  néglige  aucune  occasion  de  répéter  que  l'église  est 
indifférente  aux  formes  de  gouvernement,  qu'elle  peut  aussi  bien 
frayer  avec  les  républiques  qu'avec  les  monarchies.  Il  prend  soin 
de  l'écrire  lui-même  à  l'archevêque  de  Paris  au  lendemain  des 
décrets  contre  les  congrégations.  Au  Vatican ,  du  reste ,  on  est 
assez  loin  et  assez  haut  pour  apercevoir  le  tort  presque  irréparable 
que  s'est  pour  longtemps  fait  le  clergé  français  en  se  laissant 
bruyamment  associer  par  le  16  mai  1877,  comme  par  le  2A  mai 
1873,  aux  revendications  des  partis  monarchiques.  On  sent  que, 
dans  un  pays  comme  la  France,  où  les  révolutions  ont  coupé  les 
racines  souterraines  de  la  monarchie,  toute  alliance  de  l'église  avec 
les  partisans  des  dynasties  déchues  tourne  inévitablement  contre 
elle,  car,  après  la  défaite,  c'est  toujours  au  clergé  de  payer  les  frais 
de  la  guerre.  S'il  ne  tenait  qu'à  Rome,  toute  compromission  de  ce 
genre  aurait  depuis  longtemps  cessé  :  le  Vatican  ne  se  soucie  point 
de  voir  le  clergé  s'infliger  volontairement  le  supplice  de  Mézence; 
iïïais,  ici  encore,  bien  que  dans  la  majorité  de  l'épiscopat,  Rome 
ait  rencontré  plus  de  prudente  docihté  qu'en  Belgique,  si  ses  efforts 
ont  été  déjoués,  cela  tient  en  partie  à  ce  que,  dans  le  clergé  et 
parmi  les  laïques  surtout,  les  cathohques  ont  été  moins  sages  ou 
moins  clairvoyans  que  leur  chef. 

Cette  patience,  cette  longanimité  du  Vatican  vis-à-vis  de  la  France 
républicaine  n'est  point  uniquement,  comme  on  l'imagine  parfois 
chez  nous,  une  tactique  hypocrite,  inspirée  par  les  nécessités  du 
moment.  Devant  la  marée  niontante  de  la  démocratie,  la  papauté 
ne  veut  pas  lier  indissolublement  sa  cause  à  celle  des  monarchies. 
Depuis  1870,  en  tout  cas,  le  saint-siège  est  personnellement 
beaucoup  moins  intéressé  au  maintien  des  trônes.  S'il  a  des  griefs 
contre  les  républiques,  il  n'a  pas  eu  toujours  à  se  louer  des  dynas- 
ties :  laquelle  n'a  une  fois  chassé  des  moines  et  réprimé  le  clergé? 
Depuis  la  {)erte  du  pouvoir  temporel,  depuis  que  le  pape  n'a  plus 
sa  place  parmi  les  souverains,  le  Vatican  redoute  peut-être  moins 
l'avènement  de  la  république,  au  nord  ou  au  sud  des  Alpes,  que 


340  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  se  le  figurent  d'ordinaire  catholiques  et  libres  penseurs.  Devant 
les  perspectives  qui  épouvantent  la  plupart  des  conservateurs  politi- 
ques, il  [)eut  entrevoir  des  chances  d'un  rôle  nouveau, des  occasions 
de  revanche  pour  l'église.  Certes,  par  dèlérence  pour  les  monar- 
chies dont  il  peut  encore  espérer  le  concours,  non  moins  que  par 
méfiance  pour  la  démocratie  qui,  en  Europe,  n'a  rien  épargné  pour 
s'aliéner  l'église;  par  respect  de  l'esprit  traditionnel  et  du  principe 
d'autorité,  dont  la  papauté  se  donne  comme  la  plus  haute  person- 
nification, auiantqie  par  antagonisme  avec  la  rév(,luiion,  qui  n'en 
veut  pas  moins  à  l'église  qu'aux  rois,  le  saint-siège  n'est  nullement 
enclin  à  précipiter  le  cours  des  destinées  de  l'Eui'ope,  à  aplanir  les 
voies  des  transformations  possibles,  à  ébranler  de  ses  mains  ce  que 
d'autres  minent  sourdement  ;  mais  la  catastrophe,  si  elle  devait  jamais 
venir,  ne  le  prendrait  probablement  pas  au  dépourvu,  et,  avec  l'ad- 
mirable souplesse  dont  il  a  donné  tant  de  preuves,  elle  le  trouverait 
peut-être  prêt  à  tirer  parti  du  bouleversement  intérieur  des  états. 

En  attendant  l'heure  de  ces  hypothétiques  révolutions,  le  Vatican 
continue  à  montrer  aux  souverains  et  aux  états  la  religion  comme 
la  seule  base  de  l'ordre  social  et  de  la  fidélité  des  peuples.  Une  des 
raisons  pour  lesquelles  le  saint-siège  est  aujourd'hui  loin  de  faire 
des  vœux  pour  la  chute  des  trônes,  c'est  que  la  papauté  n'a  point 
désespéré  de  reprendre  sa  place  parmi  les  rois  de  ce  monde.  Elle 
compte  encore  sur  eux  pour  l'aiier  tôt  ou  tnrd  dans  cette  restaura- 
tion. Le  jour  où  elle  viendrait  à  perdre  toute  foi  dans  l'appui  des 
couronnes,  la  papauté  ne  serait  pas  loin  de  s'en  détacher  et  de 
tenter  d'autres  voies,  dussent-elles  être  périlleuses.  Si  Rome  arrivait 
àse  persuader  que  la  monarchie  ne  peut  être  relevée  pour  le  succes- 
seur de  saint  Pierre,  elle  se  résignerait  aisément  à  la  voir  s'écrouler 
partout  autour  d'elle,  dans  son  voi-inage  immédiat  particulière- 
ment. Un  jour  viendra  peut-être  où  l'on  entendra  dire  :  Si  le  vicaire 
du  Christ  ne  doit  plus  être  roi,  plus  de  roi! 

Avec  la  monarchie  italienne  la  papauté  a  déjà  une  attitude  toute 
spéciale,  radicalement  différente  de  celle  qu'elle  affiche  vis-à-vis 
de  tous  les  gouvernemens.  Tandis  qu'à  tous  les  états,  à  tous  les 
régimes,  catholiques  ou  non,  le  saint-siège  fait  des  avances  significa- 
tiyes,  Léon  XIII  est  demeuré  en  face  du  gouvernement  italien,  dans 
une  réserve  absolue,  ne  tentant  rien,  n'offrant  rien,  se  montrant, 
avec  un  peu  plus  de  retenue  dans  la  forme,  non  moins  inflexible  que 
son  prédécesseur.  Et  cela  vis-à-vis  du  gouvernement  qui  semblait 
le  plus  en  droit  de  compter  sur  la  modération  du  souverain  pontife, 
dans  l'état  où  le  clergé  et  les  catholiques  étaient  le  plus  désireux  de 
voir  une  réconciliation,  le  plus  disposés  à  lui  faire  des  sacrifices. 
C'est  là,  où  les  idées  de  transaction  eussent  été  le  mieux  accueillies 


LE   VATICAN    ET    LE    QUIRINAL    DEPUIS    1878.  3^1 

des  pouvoirs  civils  et  de  la  masse  des  fidèles,  que  Léon  XITI  s'en 
est  le  plus  délibérément  écarté  ou  qu'il  a  manifesté  le  plus  d'exi- 
gences. D'où  vient  ce  contraste  entre  la  condescendance  du  pape  en 
dehors  de  la  péninsule  et  sa  raideur  à  Rome?  Pourquoi  faut-il  dire: 
Vérité  au-delà  des  Alpes,  erreur  en-deçà?  C'est  qu'en  Italie  la 
monarchie  unitaire  s'est  faite  aux  dépens  des  états  de  l'église,  et  le 
pape,  qui  vit  en  paix  avec  les  républiques  les  nioins  cléricales,  ne 
veut  puint  d'accommodement  avec  la  dynastie  installée  dans  son 
palais  du  Quirinal. 

Le  plan  de  Léon  XIII,  en  ceignant  la  tiare,  semble  avoir  été  de 
signer  la  paix  avec  les  autres  gouvernemens,  de  s'en  faire  si  pos- 
sible des  amis  ou  des  alliés,  pour  concentrer  tous  ses  efïorts  sur 
l'Italie  et  peser  de  tout  le  poids  de  la  chrétienté  sur  elle.  Dans  la 
liquidation  de  la  succession  de  Pie  IX,  Léon  XIII  aurait  voulu  s'ar- 
ranger à  l'amiable  avec  les  débiteurs  étrangers,  pour  être  mieux  à 
même  de  faire  valoir  ses  droits  sur  l'antique  héritage  du  saint-sièt^e 
et  revendiquer  la  propriété  de  la  maison  où  il  habite.  Au  milieu  de 
toutes  les  difficultés  où  se  trouve  engagée  l'église  sur  tant  de  points 
du  globe,  la  question  capitale  pour  le  Vatican,  celle  qui  toujours 
prime  les  autres,  c'est  la  question  romaine,  c'est  celle  de  sa  demeure, 
de  sa  vie  domesti  |ue.  Et  l'on  ne  saurait  s'en  étonner;  ce  qui  est  en 
jeu  au  delà  des  Alpes,  en  Allemagne,  en  France,  en  Suisse,  en  Bel- 
gique, en  Irlande,  en  Pologne,  c'est  bien  l'église  catholique,  mais 
ce  n'est  qu'une  partie,  qu'un  membre  de  l'église.  A  Rome,  au  con- 
traire, ce  qui  est  en  jeu,  c'est  la  papauté  même,  c'est-à-dire  la  tête 
et  le  cœur  du  catholicisme.  Une  seule  chose  peut  surprendre,  c'est 
la  décision  et  l'insistance  avec  laquelle  un  homme  qui  pèse  ses 
paroles  comme  Léon  XIII  se  plaît  à  proclamer  et  à  répéter  solen- 
nellement que  la  situation  actuelle  du  saint-siège  est  intolérable. 
C'est  là  un  grand  mot  qui  semble  devoir  engager  à  de  grandes 
résolutions.  Le  sort  du  saint-siège,  depuis  1870,  depuis  la  mort  de 
Pie  IX  surtout,  est-il  aussi  pénible  et  précaire  que  persiste  à  l'affir- 
mer le  saint-père?  Quels  sont  les  motil's  de  ses  doléances,  quels 
sont  ses  espérances  et  ses  calculs,  quels  sont  les  sentimeus  de  ses 
amis  et  de  ses  adversaires?  de  qiielle  manière  peut  se  dénouer  ce 
problème  que  le  Vatican  se  refuse  à  considérer  connue  résolu?  Ce 
sont  là  des  questions  qu'on  ne  peut  trancher  sans  jeter  un  coup  d'œil 
sur  les  conditions  de  l'Italie  actuelle  et  de  la  monarchie  de  Savoie, 
sans  voir  ce  que  la  papauLé  et  la  royauté  peuvent  craindre  ou  espé- 
rer l'une  de  l'autre. 


Anatole  Leroy-Beauiieu. 


DANS    LE    MONDE 


DBRNIERB     PARTI  HT     (1) 


XII. 

Les  deux  hautes  portes  cochères  peintes  en  vert  sombre  de 
l'hôtel  Riva  étaient  closes,  au  contraire  de  ce  qui  avait  lieu  d'habi- 
tude le  vendredi,  jour  de  réception  de  la  princesse,  où,  larges 
ouvertes  pour  l'entrée  et  la  sortie  des  voitures,  elles  laissaient  voir 
aux  passans  la  grande  cour  sablée,  pleine  d'équipages,  et  le  vaste 
perron  dont  les  marches  de  pierre  étaient  sans  cesse  gravies  et  des- 
cendues par  des  pieds  féminins,  quelquefois  un  peu  longs,  mais 
presque  toujours  minces  et  de  forme  patricienne.  —  Le  suisse, 
interrogé  par  Trémont,  apprit  au  visiteur  que  la  princesse  avait 
tenu,  la  semaine  précédente,  ses  dernières  assises  du  vendredi, 
mais  que,  néanmoins,  elle  était  chez  elle,  venant  de  rentrer. 

L'hôtel  Riva  est  célèbre  dans  toutes  les  capitales  du  monde  civi- 
lisé; il  n'est  guère  de  souverain  en  rupture  de  trône,  ou  de  prince 
héritier  voyageant  pour  son  instruction  ou  son  plaisir,  qui  n'y  ait  été 
reçu  au  milieu  d'invités  choisis;  on  y  mange,  on  y  danse,  on  s'y 
décolleté  en  noble  compagnie,  quoique,  là  comme  ailleurs,  les  infil- 
trations de  l'argent  dans  la  société  s'accusent  parfois  en  taches  déplai- 
santes sur  le  fond  aristocratique  des  réunions  triées.  C'est  là  que 

(t)  Voyez  la  Bévue  du  15  octobre  et  du  l"""  novembre. 


DANS    LE    MONDE.  3 A3 

se  trouvent  les  colonnes  d'Hercule  du  luxe  contemporain;  plus 
loin,  il  n'y  a  rien  que  la  féerie,  le  rêve  et  l'absurde.  Di-puis  le  ves- 
tibule, où  se  tient  en  permanence  une  escouade  de  laquais  pou- 
drés et  molletés  à  ravir,  jusqu'à  la  salle  de  bains,  où  se  voient  des 
robinets  d'argent  ciselé  ayant  authentiquement  pleuré  sur  le  corps 
quasi  royal  de  la  Ponif)adour,  tout  est  riche,  éblouis^^ant,  splendide, 
—  trop  riche,  trop  éblouissant,  trop  sp'endide  pour  une  femme 
dont  le  mari  rattache  sa  lilialion  à  une  illustre  gnis  de  la  république 
romaine  et  qui  a  Tair  de  prendre  au  sérieux  celte  facétie  généalo- 
gique. 

Roger  fut  reçu  dans  un  petit  salon  Louis  XV.  La  princesse,  ainsi 
que  la  plupai-t  des  femmes  aimant  les  joyeusetés  de  la  vie  parmi 
les  recherches  et  les  conventions  du  monde,  est  particulièrement 
éprise  de  cettç  époque,  entre  toutes  aimable  par  ses  élégances  dé- 
braillées, de  môme  qu'une  infinité  de  mondaines  plus  cha^tes  ou 
plus  réservées  se  montrent  entichées  du  Louis  XVI,  plus  pur 
comme  goût  et  comme  reflet  de  mœurs,  plus  poétique  surtout,  grâce 
au  souvenir  de  celle  qui  est  restée  la  Reine,  connue  saint  Paul, 
rApôtre,comme  Aristote,  le  Philosophe.  La  décoration,  tout  autant 
que  l'ameublement  de  l'hôteU  se  ressent  forcément  de  celte  prédi- 
lection marquée,  et  les  guirlandes,  les  volutes,  les  médaillons,  tout 
le  fouillis  rococo  de  l'ornemematron  surchargée  de  ce  style  courti- 
sanesque  du  règne  du  La  France  de  Du  Bari7  déshonore  les  murailles, 
les  corniches,  les  plafonds  d'un  grand  nombre  de  pièces  de  cette 
demeure  princière,  qui,  pourtant,  par  ses  dimensions,  est  plutôt  un 
palais  de  souveraine  qu'une  bonbonnière  à  favorile.  Donc,  la  prin- 
cesse aime  le  Louis  XV,  et  une  de  ses  prétentions  est  d'être,  elle 
aussi,  du  temps.  Elle  y  met  tout  son  art,  qui  est  grand,  tout  son 
aplomb,  qui  est  immense,  toute  sa  grâce,  qui  est  réelle,  et  toute  son 
inconduile,quiest  prodigieuse;  s'il  manque  quelque  chose  a  la  res- 
titution du  type,  la  faute  n'en  est  point  à  elle,  mais  au  travail 
destructeur  des  années  et  des  révolutions,  qui  a  brisé  le  cadre  social 
où  pouvaient  sans  discordance  s'épanouir  les  attraits  légers  d'une 
trop  légère  société.  D'ailleurs,  toutes  les  tentatives  de  pastiche 
s'exerçant  sur  les  mœurs  sont  d'avance  condamnées,  ce  qui  explique 
que  les  grandes  dames  de  la  cour  impériale,  qui,  de  1865  à  1870, 
ont  joué  au  xviii*  siècle  comme  on  joue  aucorbillon,  soient  restées., , 
Napoléon  III. 

—  Eh  bien!  plus  trace  de  cette  chute  affreuse?  dit  la  princesse 
avec  son  sourire  des  jours  de  branle-bas. 

Et,  tout  de  suite,  elle  se  mit  à  être  aimable  comme  lorsqu'elle 
tenait  à  plaire,  avec  cet  entrain  de  coquetterie,  cet  élan  de  provoca- 
tion, cet  en-avant  du  geste  et  de  la  tenue,  qui  disaient  son  insou- 
ciance et  son  mépris  du  licite,  du  convenable,  de  la  pudeur.  — 


3Â4  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Pour  la  première  fois,  elle  tenait  Roger  sous  son  regard  librement 
expn^ssiC,  en  un  vrai  tête-à-tête,  et  cette  femme  mince,  un  peu 
longue,  élégante,  gracieuse,  mais  non  jolie,  quoique  séduisante  en 
somme,  dont  le  peiit  œil  de  couleur  hrune,  atjrandi  et  ombré  au 
crayon  noir,  ne  se  baissait  et  ne  se  dérobait  jamais  que  par  tac- 
tique, troublait  profondément  le  jeune  homme.  Mais  il  la  voyait 
d'autant  moins  dé-irnble  qu'elle  s'oflVait  davantage,  et  un  vague 
état  de  malaise  ne  tarda  pas  à  devenir  son  impression  dominante. 
Il  liouvait,  d'ailleurs,  aux  manèges  de  l'entrepretiante  princesse 
comme  un  manque  de  grâce,  —  la  gaucherie  qui  accompagne  toutes 
les  dérogea.^ces.  Aussi  cherchait-il  en  vain  des  mois  et  des  atti- 
tudes qui  fussent  en  situation. 

—  Oui,  disait  la  princesse,  attribuant  à  la  timidité  le  maintien 
désespérément  décent  de  son  interlocuteur,  il  y  a  des  hommr's  qui 
se  croient  tout  permis  avec  une  femme  moralement  divorcée,  et  le 
personnage  d'Ariane  est  souvent  bien  difficile  à  tenir  dans  le  monde. 
Les  hommes  d'un  certain  âgn  surtout  sont  incroyables  d'aplomb  et 
d'impertinence.  Comme  si  l'on  avait,  en  général,  la  tentation  de 
courir  les  petits  sentiers  en  compagnie  d'un  barbon!  Pour  être  à 
l'abri  des  attaques  de  ces  vieux  voltigeurs  et  des  atteintes  de  la 
méchanceté  qui  leur  sert  souvent  à  venger  leurs  défaites,  il  faudrait 
avoir  le  courage  de  se  cloîtrer,  et  on  ne  l'a  pas  toujours. 

—  Heureusement!  dit  Roger  avec  un  sourire  aimable,  quoique 
dépourvu  de  conviction, 

—  Rah'  cela  vous  est  bien  égal;  à  votre  âge,  on  ne  tourne  guère 
autour  de  femmes  comme  moi...  comme  nous,  pourrais-je  dire,  car 
nous  sommes  pas  mal  d'esseulées,  pas  mal  de  victimes  d'un  mau- 
vais appareillement,  mariées  de  loin,  trop  ou  pas  assez...  Et  même, 
tenez,  c'est  ce  qui  me  plaît  de  la  jeunesse  actuelle;  elle  est  bien  plus 
tranquille,  bien  moins...  comment  dirai-je?  bien  moins  chercheuse 
d'aventures  que  l'ex-jeunesse... 

tt,  tout  en  dét-itant  ses  petites  phrases  provocatrices,  où  elle 
mettait  un  soupçon  d'ironie  avec  un  rien  d'apparente  franchise,  de 
manière  à  pousser  aussi  loin  que  possible  sans  avoir  l'air  de  se  cou- 
per par  trop  délibérément  la  retraite,  elle  avait  dés  clins  d'œil  qui 
avivaient  et  modéraient  tour  à  tour  la  flamme  de  sa  prunelle,  jon- 
glant avec  ses  regards  comme  un  acrobate  japonais  avec  des  cou- 
teaux. Sa  svelte  et  serpentine  personne  semblait,  par  instans,  se 
dresser  avec  le  mouvement  de  tête  d'une  couleuvre  qui  s'oriente, 
puis,  dans  un  repliement  soudain,  se  pelotonnait  au  fond  du  petit 
fauteuil  de  salin  brodé  où  elle  était  assise,  comme  si,  ayant  flairé, 
dans  une  réplique  ou  dans  une  interrogation  de  Roger,  un  vestige 
de  tendresse  ou  une  velléité  d'attaque,  elle  fût  retombée  sur  elle- 
même,  rassurée  ou  déconfite.  —  A  ce  jeu,  un  homme  finit  toujours 


DANS  LE   MONDE,  345 

par  être  pris,  et  la  femme  qui  a  le  front  de  recourir  à  de  pareils 
procédés  Ci^t  d'avance  assurée  de  vaincre. 

11  n'y  eut  plus  bientôt  pour  Roger  à  se  demonder  quelle  femme 
était  cette  piincesse,  ni  juscju'où  elle  pouvait  descendre  :  elle  était 
toute-puissanie  avec  ses  appétits  de  vice,  son  habitude  de  la  con- 
quête et  son  inébranlable  aplomb  qu'étayaient  encore  sa  fortune  et 
son  rang;  et  la  preuve,  c'est  que  lui,  tout  à  l'heure  rebelle  à  l'en- 
sorcellement, le  voilà  niaintenant  presque  aux  pieds  de  la  sorcière, 
penché  vers  le  petit  fauteuil,  résolument  aimable,  sur  le  puint  de 
devenir  entreprenant. 

Les  choses  en  étaient  là, — c'est-à-dire  un  peu  plus  loin  qu'il  n'est 
utile  de  les  mener  dans  un  salon,  —  quand  des  pas  se  firent  en- 
tendre derrière  la  porte.  Roger  n'eut  que  le  temps  de  reprendre  une 
posture  de  visiteur  honnête,  et  un  valet  introduisit  le  baron  de 
Rochegarde. 

C'était  un  homme  d'extérieur  charmant  que  le  frère  de  Made- 
leine, quoiqu'il  fût  visiblement  ("aiigué  par  le  jeu.  —  Les  femmes 
dessèchent  et  le  jeu  brûle,  comme  disait  le  marquis  du  Gasc,  qui 
n'était  ni  desséché  ni  brûlé.  —  La  taille  était  haute  et  fine;  l'allure, 
de  distinction  bien  française,  ni  raide  ni  ondulante  ;  la  tête  imper- 
tinente, d'une  impertinence  renforcée,  grâce  au  monocle  de  l'œil 
droit,  mais  cependant  agréable,  par  suite  de  l'hanrionie  des  traits. 

La  princesse  et  Roger  avaient  repris  leurs  places  et  leur  dignité 
respectives  avant  l'entrée  du  baron,  juste  à  temps  pour  qu'on  ne 
vît  rien  de  leur  façon  de  comprendre  les  visites.  Mais  il  régnait  un 
froid  qui  ne  pouvait  manquer  de  faire  entendre  au  nouveau-venu 
qu'il  était  arrivé  mal  à  propos.  Après  les  trois  secondes  de  silence 
qui  avaient  suivi  les  premières  paroles  échangées  et  que  Ruchegarde 
avait  eiuployées  à  une  courte  inspection,  ainsi  qu'à  un  sourire 
presque  intérieur,  tant  l'ironie  en  avait  été  discrète,  la  princesse  mit 
sur  le  tapis  la  fin  prochaine  de  ce  que  les  Londoniens  appellent  la 
saison,  et  le  baron,  avec  son  aisance  habituelle,  cau-a,  non  sans 
esprit  et  tout  à  fait  comme  s'il  n'eût  rien  remarqué.  Il  avait  seule- 
ment un  regard  un  peu  vague,  —  un  regard  d'homme  gênant  qui 
est  gêné,  tout  en  ayant  trop  d'usage  pour  le  laisser  voir. 

Roger  pestait  à  part  lui  contre  l'intru-^,  et  ce,  d'autant  plus  sin- 
cèrement qu'il  ne  l'aimait  guère.  Il  se  souvenait  de  ce  (fu'avait  été 
le  personnage  en  sa  première  jeufiesse, alors  que,  possédant  encore 
un  maigre  patrimoine  qui  eût  pu  faire  une  dot  pour  iVladeleine,  il 
était  \eim  à  Paris  dissiper  ces  chétives  ressources,  sans  même  savoir 
discerner  nettement  de  ce  qui  lui  appartenait  en  |)ropre  ce  qui 
revenait  à  sa  sœur.  Puis,  venait  le  souvenir  des  bruits  fâcheux 
ajant  couru  sur  ce  geinilhomme  un  instant  dépenaillé,  à  qui  la 
fréquentation  des  cercles  borgnes  n'avait  pas  tardé  à  faire  d'agréa 


346  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

bles  revenus.  Et  c'étaient  encore  certains  racontars,  chuchotes  plus 
bas.  où  il  était  qnestioii  d'argent  einirrunté  sur  pamle  et  non  rendu  ; 
c'était  aussi  l'interprétaiioi)  donnée  à  la  vie  très  large  que  menait 
ouvertement  Rochegaide  depuis  le  mariage  de  sa  SfBur,  sans  avoir 
même  essayé  de  demander  au  travail  l'aisance  dont  il  avait  si  grand 
besoin.  —  Tout  cela  n'était  pas  de  nature  à  lendre  sympathique  l'é- 
légant baron,  et  s'il  eût  «  u  le  coup  d'où!  et  le  poignet  moins  sûrs  à 
de  certains  jeux  plus  sérieux  que  le  baccarat  et  l'écarté,  on  le  lui 
eût  l)ien  montré.  Mais  ce  n'était  pas  un  grec,  après  tout,  un  homme 
à  qui  l'on  pût  refuser  toute  espèce  de  partie,  et  il  avait  soin  d'être 
toujours  assez  arrogant  pour  qu'on  fijt  en  demeure  de  l'insulter  en 
face  ou  de  lui  faire  bon  visage;  aussi  lui  souriait-on,  sauf  à  se  dé- 
dommager derrière  son  dos  par  de  lâches  clabauderies  ;  plus  pru- 
dens  que  des  roquets,  les  hommes  de  son  monde  ne  lui  aboyaient 
point  aux  jambes,  attendant  qu'il  eût  fermé  la  porte  en  s'en  allant 
pour  donner  de  la  voix  sur  sa  trace.  Héritier  du  caractère  de  sa 
race,  moins  l'honneur,  on  avait  retrouvé  en  lui,  dès  le  début  de  sa 
carrière  d'aventurier,  avec  la  gueuserie  de  ses  ancêtres,  l'humeur 
batailleuse  d'une  ascendance  où  les  capitaines  de  reîtres  et  d'estra- 
diots  avaient  précédé  les  lieutenans  de  mousquetaires  et  les  mestres 
de  camp.  A  vingt-deux  ans,  il  avait  mis  en  terre  deux  honnêtes 
grincheux  mal  inspirés,  qui  étaient  venus  frotter  leur  mépris  à  soh 
altière  rancune,  puis  il  s'était  engagé  et  avait  acheté  de  quelques 
pintes  de  son  sang,  versées  à  Gravelotte  et  sous  Metz,  deux  bouts 
de  ruban,  l'un  jaune  liséré  de  vert  et  l'autre  rouge,  qui,  transfor- 
més à  sa  boutonnière  en  atirape-nigauds,  lui  avaient  longtemps 
servi  à  se  faire  respecter  sans  tlamberge. 

Mais  Roger  songeait  surtout  à  ce  qui  avait  été  dit  des  relations 
probables  du  baron  avec  la  })rincesse.  On  prétendait  (ju'ami  intime 
du  prince  Riva,  —  lequel  ne  lui  cédait  guère  en  déshonneur,  —  il 
exploitait  la  femme  de  compte  à  demi  avec  le  mari,  —  ce  qui  eût  été 
un  peu  bien  Régence. 

Dès  qu'il  crut  pouvoir  le  faire  sans  avoir  l'air  de  battre  en  retraite 
devant  le  nouvel  arrivé,  Roger  prit  congé  de  la  princesse. 

—  Il  paraît,  dit-elle,  qu'on  vient  d'organiser  une  seconde  réu- 
nion à  la  Marche  pour  renouveler  la  petite  fêie  du  printemps,  trou- 
vée charmante;  c'est  pour  mardi.  On  vous  verra? 

—  Certes;  j'y  manquerai  d'autant  moins  que  j'étais  dans  mon  lit, 
emmailloté  de  bandages,  lors  de  la  première. 

—  Alors,  à  mardi! 

Les  deux  hommes  échangèrent  une  de  ces  poignées  de  main  qui 
n'engagent  à  rien,  mais  brûlent  les  doigts  aux  gens  de  nature 
franctie,  connue  l'était  Roger.  C'était  pour  lui  une  véritable  souf- 
france, toutes  les  fois  qu'il  en  fallait  venir  à  cette  démonstration 


DAJNS  LE  MONDE.  S&7 

banale,  et,  si  le  baron  n'eût  été  le  frère  de  Madeleine,  s'ils  ne  se 
fussent  connus,  pour  ainsi  dire,  de  naissance,  nul  doute  que  le  jeune 
bomme  ne  se  fût  soustrait  à  cette  obligation,  qui  était  depuis  long- 
temps onéreuse  à  ses  seiitimens  de  délicatesse  et  d'honneur. 

Restés  en  présence  l'un  de  l'autre,  Rochegarde  et  la  princesse 
se  regardèrent,  ayant  l'air  de  ne  savoir  par  quel  bout  prendre  la 
conversation. 

—  Vous  connaissez  beaucoup  M.  de  Trémont?  dit  enfin  le  baron. 

—  Il  m'a  été  présenté,  au  commencement  de  l'hiver,  par  votre 
sœur.  Il  est  charmant. 

- —  C'est  mon  avis,  et  nous  ne  sommes  pas  seuls  à  le  penser. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas.  Mais  est-ce  que  cela  vous  chagrine? 

—  Quoi? 

—  Qu'il  soit  généralement  apprécié  ? 

—  Cela  ne  pourrait  chagriner  qu'une  femme. 

—  Moi,  par  exemple?...  Oh!  ne  vous  gênez  pas. 

—  Rien  ne  m'autorise  à  supposer  que  ses  succès  puissent  vous 
empêcher  de  doriâiir. 

—  Au  fait,  puisque  vous  êtes  bien  informé,  faites-moi  votre 
petite  chronique.  Il  a  donc  de  nombreux  succès? 

—  De  nombreux,  je  l'ignore,  mais  de  flatteurs,  assurément. 

—  Allons!  citez,  pendant  que  vous  y  êtes. 

—  Ses  succès  dans  le  monde  n'appartiennent  pas  à  machronique, 
comme  vous  dites;  je  ne  nomme  jamais  les  femmes,  en  pareil  cas. 

—  Pas  même  celles  dont  vous  mettez  à  mal  la  vertu? 

—  Celles-là,  bien  entendu,  moins  que  les  autres. 

—  Allons,  tant  mieux!  Mais,  quand  la  chose  se  passe  ailleurs 
que  dans  le  monde,  vous  nommez? 

—  Oh!  volontiers. 

—  Eh  bien  !  dites. 

—  On  raconte  que  le  jeune  Trémont  est  infiniment  lié  avec  Jara« 
Spring,  ce  qui  fait  sensation,  vu  que  la  personne  en  question  est 
moins  abordable  que  beaucoup  de  mondaines. 

—  Merci  pour  nous!..  11  est  inliniment  lié,  dites-vous,  avec  cette... 
demi-dame,  mais  infiniment  n'est  pas  indéfiniment,  si  je  ne  me 
trompe;  il  n'y  a  donc  là  de  quoi  désoler  personne.  Après? 

—  Le  reste  se  passe  dans  le  mondes  cela  ne  me  regarde  pas. 

—  Peste!  quelle  discrétion! 

—  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  son  cœur  est  plein 
comme  un  œuf. 

—  Vous  avez  des  comparaisons,.,  décourageantes,  dit  la  princesse 
em  se  levant  avec  un  sourire.  11  faut  que  je  m  habille.  Vous  me  par- 
donnez  de  vous  mettre  dehors? 

Le  baron  n'avait  pas  l'air  content;  il  s'en  alla  avec  une  bouche  si 


3i8  REVUE  DES   DEDX  MONDES. 

pincée  qu'on  ne  voyait  plus  ses  lèvres,  qu'il  avait  fort  minces,  et 
c'était  un  symptôme  non  équivoque  de  grande  contrariété. 

XIII. 

On  était  à  la  veille  du  grand  prix.  Roger  passa  sa  soirée  au  cluh. — 
Malgré  son  très  jeune  âge,  il  avait  été  admis  dans  le  cénacle,  au 
commencement  de  l'hiver.  Son  aïeul  avait  été  un  des  fondateurs  et 
son  père  une  des  illustrations  sportiques  de  la  maison;  aussi  le  nom 
de  Tréniont  était-il  un  merveilleux  talisman  pour  ouvrir  une  porte 
moins  complaisante  et  moins  hospiialière  que  beaucoup  d'autres 
d'aspect  plus  grave  et  plus  imposant.  On  n'entre  pas  là  comme 
dans  un  moulin;  Rohannet  en  savait  quelque  chose,  lui  qu'on  avait 
dû  dissuader  de  se  présenter  pour  lui  épargner  un  échec.  Et  cepen- 
dant, le  vicomte  était  très  aimé;  on  appréciait  sa  gentillesse,  son 
élégance,  ses  formes  restées  polies  en  dépit  du  flot  envahissant  des 
vulgarités  mondaines.  Mais  les  hommes  d'âge  dont  la  voix  est  pré- 
pondérante dans  les  discussions  préparatoires  qui  précèdent  tout 
scrutin  lui  reprochaient,  sinon  d'avoir  vécu  joyeusement,  du  moins 
d'avoir  eu  la  joie  bruyante  :  on  estime,  au  club,  que  le  suprême 
bon  goût,  pour  un  homme  comme  pour  une  femme,  consiste  à  ne 
pas  trop  faire  parler  de  soi.  —  Roger,  lui,  semblable  aux  peuples 
et  aux  gens  heureux,  n'avait  pas  d'histoire. 

Le  club  était  animé.  Indépendamment  des  fidèles,  beaucoup  d'in- 
termiitens,  puis  des  ruraux  de  passage,  enfin  des  membres  étran- 
gers venus  pour  la  solennité  du  lendemain.  Les  conversations  n'é- 
taient pas  aussi  chevalines  que  l'on  pourrait  être  tenté  de  le  croire. 
On  causait,  comme  toujours,  par  groupes,  et,  sauf  parmi  les  vieiix 
convaincus,  de  plus  en  plus  rares,  et  parmi  les  jeunes  parieurs, 
assez  nofiibreux  depuis  trois  ou  quatre  ans  (car  on  avait  jugé  oppor- 
tun d'infuser  pas  mal  de  sang  nouveau  dans  l'association  vieillis- 
sante), il  était  question  d'une  foule  de  choses  parfaitement  étran- 
gères aux   grands  intéiêis  de  l'élevage  et  de  l'entraînement  du 
pur-sang.   C'était  à  peine  si,  de  loin   en    loin,  on  pouvait  saisir 
quelque  bribe  de  doléances  sur  la  dégénérescence  si  réelleme^nt 
aflligeante  d'une  race  qui  menace  de  ne  plus  même  donner  deux 
ou  trois  produits,  chaque  an,  capables  de  faire  2,000  mètres  au 
galop  deux  fois  de  suite  au  même  train.  —  Tandis  que,  dans  un 
coin,    l'incertitude    et    l'irrégulariié    des    récentes    performances 
défrayaient  la  causerie,  dans  un  autre  coin,  le  comte  de  La  Tour 
d'AuLUF,  gros  garçon  robuste  qu'écrasait  pourtant  son  nom,  racon- 
tait   lourdement   une   histoire   leste,  vulgaire    par  le  fond,   mais 
piquante  par  les  détails,  et  qui  eût  pu,  «tans  la  bouche  d'un  homme 
d'esprit,  sembler  une  vraie  friandise.  Lin  nom  de  lémme  fut  pro- 


DANS   LE   MONDE.  3^9 

nonce.  Le  duc  de  Saveuse,  qui  était  investi  des  fonctions  de  cen- 
seur et  sommeillait  doucement,  ainsi  que  devraient  toujours  le  faire 
les  censeurs,  se  réveilla  : 

—  Voyons,  voyons,  mon  cher,  pas  de  noms  propres...  Et  puis, 
gazez,  qiie  diable  !  ces  choses-là,  ça  n'est  drôle  que  dans  la  demi- 
teinte. 

Sur  quoi  le  duc  se  rendormit. 

Il  était  tard.  Roger  qni  s'ennuyait,  ayant  sur  les  bras,  depuis 
deux  heures,  un  vieux  beau  qui  lui  parlait  de  son  père  sans  ren- 
contrer la  note  affectueuse  grâce  à  laquelle  on  subit  de  bon  cœur 
des  radotages  séniles  où  revit  la  jeunesse  de  ceux  qu'on  a  perdus, 
Roger  allait  se  retirer,  quand  le  marquis  du  Gasc  entra.  —  Le  mar- 
quis vint  se  mêler  au  groupe  près  duquel  le  jeune  homme  endurait 
son  supplice. 

—  Je  sors  du  petit  club,  dit-il  tout  de  suite,  coupant  presque  la 
parole  au  comte  de  la  Tour  d'Aunis  ;  il  vient  de  s'y  passer  quelque 
ch(»se  de  fort  sale.  Le  baron  de  Rochegarde  était  assis  au  jeu,  à  côté 
de  Rutliièrcs,  l'ancien  agent  de  change.  Ruthières,  qui  gagnait,  eu 
avait  devant  lui  pour  pas  mnl  d'argent.  Le  baron  perdait.  A  un  cer- 
tain moment,  pendant  que  Ruthières  était  occupé  à  un  règlement 
de  compte  ou  à  une  ronversation  intéressante,  je  ne  sais  lequel, 
Rochegarde  s'est  penché  vrrs  lui;  il  lui  a  dit  quelques  mots  que 
je  n'ai  pas  saisis  et  que  Ruthières  n'a  pas  saisis  davantage,  vu  que, 
tout  en  feignant  d'entendre  très  bien,  selon  l'usage,  il  est  sourd  des 
deux  oreilles,  sourd  à  prendre  le  bruit  d'une  poudrière  qui  saute 
pour  un  murmure  de  brise.  Rochegarde  a  alors  emprunté  à  la  masse 
une  giosse  somme.  Un  peu  plus  tard,  quand  il  s'est  agi  de  régler, 
Ruthières,  après  avoir  fait  son  compte,  a  dit  à  Rochegarde  qu'il  lui 
était  dû  trois  mille  louis;  là-dessus,  Rochegarde  s'est  récrié,  pré- 
tendant n'en  devoir  que  cinq  cents.  Ruthières  n'a  pas  entendu  ce 
que  lui  a  dit  Rochegarde  et  personne  ne  l'a  entendu,  mais  on  a  vu 
le  baron  faire  un  emprunt  à  Ruthières  et  certaiiiement  de  plus  de 
cinq  cents  louis.  C'est  là  qu'on  en  est.  L'affaire  fait  un  bruit  du 
diable  là-has;  on  est  très  monté  contre  Rochegarde.  Que  croire? 

—  Parbleu!  dit  Trémont,  qui  avait  écouté  et  ne  fut  pas  maître 
de  sa  parole,  il  faut  croire  que  M.  de  Ruthières  est  volé. 

A  cette  affirmation  catégorique  de  l'infamie  du  baron,  tout  le 
monde  se  regarda,  puis  regarda  Trémont.  Celui-ci  venait  de  traduire, 
en  un  élan  de  franchise,  l'impression  générale. 

—  Au  fait,  monsieur  de  Trémont,  dit  du  Gasc,  vous  connaissez 
le  baron  mieux  que  qni  que  ce  soit  ici.  Vous  le  croyez  vraiment 
capable  d'une  action  aussi  carrément...  malpropre? 

—  Oui,  dit  Roger  en  se  levant. 

El  il  s'en  alla,  regrettant  à  cause  de  Madeleine,  mais  seulement 


350  REVUt    DES    DEUX   MONDES. 

à  cause  d'rlle,  les  mots  sévères  qui  avaient  inopinément  sauté  de 
son  cœur  sur  sa  langue. 

—  Dites  donc,  s'il  y  a  des  patineurs  ici,  coula  M.  de  Ta  Tour 
d'Aunis  dans  l'orei'le  du  naarquis  du  Gasc,  le  petit  Trérnont  a  eu 
la  langue  un  peu  longue;  ça  pourra  lui  faire  raccourcir  les  oreilles 
par  le  baion,  f|uand  cette  affaire  d'emprunt  sera  arrangée.  Car  ça 
s'arrangera,  vous  savez ?Rochegarde  paieraavec  l'argentde  sa  sœur, 
et  tout  s'ex[)liquera  officiellement  par  un  malentendu,  sauf  la  liberté 
pour  chacun  de  garder  sur  l'incident  son  appréciation  personnelle. 

—  N'importe!  dit  le  marquis,  c'est  ignob'e.  Ignoble  et  stupide, 
car,  dès  l'instant  qu'il  considère  sa  sœur  comme  étant  née,  ou  plu- 
tôt comme  s'étant  mariée  pour  lui  faire  des  rentes,  le  baron  pour- 
rait s'en  tenir  à  ce  genre  d'exploitation;  au  moins,  ça  ne  sortirait 
pas  de  la  famille. 

—  Que  voulez-vous?  la  seconde  nature,  la  force  de  l'habitude... 
D'ailleurs,  il  est  en  plein  dans  la  déveine,  ce  pauvre  Rochegarde; 
on  dit  qu'il  a  perdu  trois  cent  mille  francs  depuis  le  mois  de  janvier. 
C'est  égal!  c'est  désolant  pour  une  femme  comme  la  duchesse  d'Al- 
tenay  d'être  si  mal  apparentée...  Quant  à  payer,  il  paiera;  n'a-t-il 
pas  deux  coffres-forts  à  sa  dispositioti  :  celui  de  sa  sœur  et  celui... 
d'une  autre  femme,  d'une  princesse? 

—  Dieu!  que  vous  avez  une  langue  intempérante,  mon  pauvre 
La  Tour! 

-^  Mais  non,  mais  non...  Tenez,  je  viens  de  parler  de  la  duchesse 
d'Altenay  ;  vous  ai-je  dit  ce  qu'on  m'a  raconté? 

—  Bon!  je  suis  sûr  que  vous  allez  me  faire  dresser  les  cheveux 
sur  la  tête,  et  mes  cheveux  ne  sont  plus  en  nom'u-e  pour  faire  figure 
dans  cette  attitude  verticale.  Je  vous  fuis...  Adieu... 

L'aventure  du  petit  club  était  en  train  de  faire  le  tour  du  grand; 
tout  le  monde  en  parlait,  et  il  y  avait  dans  les  appréciations  moins 
de  réserve  qu'on  n'en  avait  jusque-là  montré  à  légard  des  laits  et 
ge&tes  du  baron.  Toutefois,  personne  n'avait  été  aussi  carré  que 
Roger,  si  ce  n'est  peut-être  dans  ces  conversations  à  deux  où  l'on 
a  moins  à  craindre  les  indiscrétions  formelles,  chacun  étant  sûr  que 
son  partenaire  ne  le  pourra  trahir  sans  signer  sa  trahison. 

Le  lendemain  dimanche,  trois  journaux  du  matin,  —  de  ceux 
pour  lesquels  les  histoires  de  ce  genre,  inq)rimées  toutes  fraîches, 
sont  une  vraie  botme  fortune,  parce  qu'elles  embaument  1  information 
mon'laine,rii)lormation  qui  n'émane  pasd'un  reporter  a  la  tâche, — 
trois  journaux  racontaient  le  scawdale  du  petit  club,  avec  initiales  à 
l'appui. 

A  dix  heures,  Madeleine  étant  à  peine  levée,  la  comtesse  Reuvrard 
faisait  irrupiiou  dans  sa  chambre  et  la  mettait  charitahlement  au 
courant,  avec  force  bonnes  paroles,  de  ce  qui  allait  se  colporter 


DANS  LE   MONDE.  351 

partout  sur  le  compte  du  baron.  Elle  ajoutait  même  à  ses  bien- 
veillaiitos  révélaiions  ce  déiail  inédit,  que  M.  de  IVéinont  avait  pro- 
clamé très  haut,  au  club,  qu'il  croyait  lermement  à  une  tentative 
d'escroquerie  pure  et  simple.  —  Elle  avait  rencontré,  à  la  messe  de 
neuf  heures,  le  œmte  et  la  comtesse  de  La  Tour  d'Aunis,  ei  c'était 
du  comte  qu'elle  tenait  le  récit. 
Avant  oaze  koures,  Rochegarde,  à  son  tour,  ai'rivait  chez  sa  sœur. 

XIV. 

Madeleine  entra  dans  le  boudoir  gris  de  lin  du  |>t'emier  étage.  Son 
frère  l'y  attendait  près  de  la  fenêtre,  nerveux  et  impatient,  regar- 
dant avec  des  y<^ux  vides  les  quelques  arbres  de  la  cour,  dont  les 
feuilles  mélancoliques  Irissonnaient  doucen)ent  au  souille  l'urtif  et 
passager  d'une  petite  brise  d'été.  —  La  duchesse  était  à  sa  toilette, 
lorsqu'on  était  venu  lui  annoncer  la  visite  du  banm;  elle  arrivait 
en  hâte,  vêtue  d'un  peignoir  de  batiste  écru,  garni  de  valenciennes. 
Ses  cheveux  défaits,  qui  s'arrêtaient,  dans  leur  chute  torrentueuse, 
plus  près  de  Urre  que  des  épaules,  lui  faisaient  une  toison  d'un 
fauve  atténué,  presque  flou,  et  la  lumière  singulièrement  moelleuse 
de  ce  réduit  tendu  d'une  étoffe  pâle  mettait  au  point  les  grâces  de 
sa  beauté  vénitienne,  assez  puissante  pour  se  détacher  en  relief  sur 
les  ciels  de  tableaux  les  plus  timides,  et  trop  douce  à  la  fois  pour 
user  avec  fruit  des  contrastes  violens. 

Elle  s'avança  vers  la  fenêtre.  Son  frère,  malgré  les  préoccupations 
évidentes  qui  l'absorbaient,  fut  frappé  de  la  tristesse  de  son  adorable 
visage.  Mais  il  passa  outre,  non  sans  s'être  demandé  touteiois  si 
Madeleine  était  déjà  informée  de  l'histoire  de  la  nuit,  et  si  c'était  à 
cela  qu'il  fallait  attribuer  les  ombi^es  flottant  sur  ce  front  lisse,  d'or- 
dinaire eijq)reint  d'une  séréuité  presque  lumineuse. 

Il  etîleura  des  lèvres  les  ondulations  soyeuses  des  beaux  cheveux 
noisette. 

—  Qu'y  a-t-il  donc,  dit  Madeleine,  pour  que  je  te  voie  de  si  bonne 
heure? 

— :  Tu  n'as  pas  lu  de  journaux  ce  matin?  demanda  le  baix>n  en 
promenant  son  regard  autour  de  lui. 

—  l'as  plus  ce  matin  qu'hier,  ni  que  les  jours  précédens. 

—  Ah!..  Je  pensais...  Le  jour  du  «  grand  prix  !..  » 

—  Je  n'y  vais  pas;  je  pars  décidémetjl  den)ain  soir.  Mais  tu  n'es 
pas  venu  à  onze  heures  du  matin  pour  lire  les  journaux  chez  moi 
©u  pour  me  deniander  si  je  lésai  lus.  Voyons,  (iaston,  qu'y  a-t-il? 
Si  tu  as  besoin  d'argent,  dis-le  tout  de  suite;  tu  es  trop  habitué  à 
m'en  demaudcr  pour  que  l'enliée  en  matière  te  semble  embarras- 
sante. 


352  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

La  bouche  de  Madeleine  eut  un  sourire  triste,  qui  s'acheva  en 
une  moue  indétinissal)le. 

—  Il  inVst  arrivé  hier  soir,  au  club,  quelque  chose  de  très  désa- 
gréable, dit  le  baron  en  regardant  sa  sœur  en  face,  mais  en  faisant 
tomber  sou  nmnocle  d'un  petit  coup  de  doigt  beaucoup  plus  élé- 
gant que  l'écarquillemenl  subit  des  yeux,  procédé  plus  répandu  et 
infinime'Ut  plus  vulgaire.  —  Je  jouais,  natuiellement,  et  je  perdais, 
natui  elletnent  aussi,  car,  depuis  six  mois,  un  guignon  du  diable  me 
poursuit.  M.  de  Ruthières,  un  ex-agent  de  change  que  ,e  croyais  de 
mes  amis  et  qui  s'est  souvent  monué  fier  de  soii  intimité  avec  moi, 
gagnait  énormément.  Je  lui  empruntai  cinq  cents  louis.  A  la  (in  de 
la  partie,  il  m'en  réclamait  trois  mille.  J'ai  contesté  et  protesté.  Je 
ne  suis  pas  aimé,  ne  m'étant  jamais  soucié  que  de  me  faire  craindre. 
Il  y  avait  là  un  tas  de  petits  jeunes  gens,  fils  de  banquiers,  fleur  de 
gomme  qui  sent  encore  le  terreau  bourgeois  qui  l'a  nourrie  :  tout 
cela  a  dû  clabauder,  piailler,  commérer,  sur  place  d'abord,  puis 
dans  ces  olVicines  à  scandales  où  l'on  brasse  de  nuit  des  cancans 
méchans  en  une  méchante  prose.  Bref,  ce  matin,  trois  journaux,  ni 
plus  ni  moins,  racontent  que  le  baron  de  R..,  profilant  de  la  sur- 
dité bien  connue  d'un  de  ses  amis,  ancien  agent  de  change,  a  essayé 
de  lui  emprunter  trois  mille  louis  et  de  ne  lui  en  rendre  que  cinq 
cents.  On  ajoute  que  le  club,  théâtre  du  scandale,  est  en  émoi; 
que  personne,  malheureusement,  ne  pouvant  douter  des  intentions 
du  baron  de  R...  et  mettre  la  chose  sur  le  compte  d'un  malentendu, 
il  faut  enregistrer  le  fait  comme  une  des  plus  tristes  aventures  que 
l'on  doive  jamais  avoir  à  relever  dans  la  chronique  des  cercles  bien 
fréquentés. 

—  Eh  bien?  dit  Madeleine  sans  beaucoup  s'émouvoir,  mais  avec 
une  grimace  de  dégoût  qu'elle  n'essaya  même  pas  de  dissimuler. 

—  Hé  bien  !  je  suis  victime  d'une  erreur,  mais  il  est  évident  qu'il 
faut  payer. 

—  Puisf^ue  vous  êtes  certain  que  je  paierai ,  pourquoi  ne  pas 
toujours  songer  à  moi  d'abord,  pourquoi  emprunter  à  d'autres? 
Avec  moi,  vos  erreurs  de  calcul  seraient  sans  importance. 

—  Ah!  çà,  est-ce  que  vous  allez  crone?..  Mais  c'eût  été  stnpide 
de  ma  part...  Quant  à  m'être  trompé,  non!  J'étais  au  jeu,  troublé, 
il  est  vrai,  par  une  peite  sérieuse  qui  venait  se  grell'er  sur  d'autres, 
mais  n'ayant  nullement  la  berlue  et  incapable,  par  conséquent, 
d'emprunter  et  de  perdre  trois  mille  louis  au  lieu  de  cmq  cents. 

—  Enlin...  l'un  des  deux,  l'emprunteur  ou  le  préteur,  s'est 
trompé,  et  comme  l'emprunteur  ne  doit  pas  être  soupçonné...  long- 
temps, vous  paierez!..  Mais, pour  avoir  commis...  pour  vous  être 
exposé  à  coMiinetire  une  pareille  erreur,  mon  cher  Gaston,  il  'aut 
que  vous  vous  soyez  eilrayé  d'avance  d'avoir  recours  à  moi  une  fois 


DANS   LE    MONDE.  358 

de  plus,  il  faut,  par  consôqnent,  que  vous  eussiez  déjà,  avant  cet 
emi)runt  malheureux,  un  gros  délicit  à  combler,  un  gros...  décou- 
vert... Je  crois  que  c'est  ainsi  que  vous  dites? 

—  C'est  vrai,  .le  devais  cinquante  mille  francs;  en  comptant 
comme  dû  l'argent  qu'on  me  réclame,  j'en  dois  à  présent  cent  dix 
mille. 

—  Vous  les  aurez  demain,  si  c'est  possible,  au  plus  tard  après- 
demnin.  Mais,  cette  fois,  vous  me  permettrez,  pour  le  prix,  de  vous 
imposer  une  condition.  Vous  partirez,  vous  irez  vivre  en  Angleterre, 
en  Amérique,  en  Italie,  où  vous  voudrez;  une  pension  vous  sera 
servie  par  moi,  pension  dont  vous  fixerez  le  chilfre  vous-même. 
Dépaysé,  ne  me  sentant  plus  à  votre  portée,  vous  serez  moins... 
léger,  peut-être;  en  tous  cas,  si  le  déshonneur  public  arrive,  le 
nom  que  mon  mari  m'a  donné,  et  que  j'ai  la  tâche  de  porter  sera 
toujours  moins  éclaboussé  de  loin  que  de  près. 

Rochegarde  avait  écouté  railleur,  donnant  à  peine  quelques  signes 
de  dédain,  d'impatience  ou  de  colère.  Un  sourire  méchant,  qui  errait 
sur  sa  bouche,  s'y  fixa  tout  à  coup  en  un  plissement  de  lèvres  hau- 
tain et  dur. 

—  Madame  ma  sœur,  dit-il  en  regardant  Madeleine  dans  les  yeux, 
après  avoir  remis  en  place  son  monocle  d'un  geste  insolent,  vous 
êtes  bien  en  veine  de  morale  ce  matin.  Je  vous  admire  et  je  vous 
aime  quand  vous  parlez  du  nom  que  vous  a  laissé  votre  mari  et  de 
la  tâche  qni  vous  incombe  de  le  porter  dignement.  Cela,  c'est  sim- 
plement délicieux,  voyez-vous!..  El  votre  amant?  Et  Trémont? 

Cette  énorraité  fut  dite  sur  un  ton  calme,  un  peu  sifflant,  mais 
discret  ;  le  baron  n'était  vil  qu'en  dedans  ;  extérieurement,  il  res- 
tait toujours  parfait,  et,  jusque  dans  ses  plus  vives  colères,  il  répu- 
gnait à  élever  la  voix.  —  Madeleine,  qui  avait  eu  un  mouvement 
d'indignation,  plutôt  que  de  confusion,  en  entendant  prononcer 
le  mot  amant,  baissa  la  tête  au  nom  de  Roger,  qui  sonnait  à  son 
oreille  comme  l'écho  de  sa  tristesse  encore  vibrante.  Elle  dédaigna 
de  répondre,  se  contentant  d'un  regard  si  lourd  de  mépris  que  tout 
autre  que  le  baron  en  fût  demeuré  anéanti,  puis  elle  marcha  vers  la 
porte. 

Rochegarde  fit  un  pas. 

—  Oh!  dit  Madeleine,  n'ayez  pas  de  crainte...  Vous  aurez  l'ar- 
gent. Il  paraît  qu'il  y  a  des  mendians  insolens.  C'est  bien  à  vous 
qu'il  apparienait  de  me  l'apprendre.  Mais  vous  êtes  mon  frère,  je 
ne  l'oulilie  pas...  Je  retire  les  conditions;  aussi  bien,  au  point  où 
vous  en  êtes,  il  n'y  a  plus  grand'chu.se  à  mônai^er.  Restez  à  Paris 
et  continuez  votre  vie  de  jeu  et  de  dépenses;  je  continuerai  de  payer, 
tant  que  je  croirai  pouvoir  le  fiiire,  c'est-à-dire  tant  que  je  ne  ferai 

TOMB  U7.   —   1882.  23 


35/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  tort  qu'à  moi-même.  Car,  sachez-Je,  je  ne  me  considère  que 
comme  usufruitière  des  biens  que  m'a  légués  moQ  mari, et,  n'ayant 
pas  l'intention  de  me  remarier,  je  tiens  à  les  trarismeltre  intacts 
aux  héritiers  légilimes  qu'a  frustrés  sa  générosité  à  mon  endroit. 

—  Je  sais  ce  que  je  vous  dois,  ma  chère...  Et,  tenez,  ne  pou- 
vant, quant  à  présent,  m'acquitier  en  espèces,  souffrez  qne  je  vous 
témoigne  ma  reconnaissance  par  un  bon  avis.  Je  place  quelquefois 
mal  mon  amitié  :  Ruthières  m'en  a  donné  la  preuve;  vous  placez, 
vous,  fort  mal  votre  amour  :  M.  de  Trémont  en  fait  foi.  Il  s'est 
presque  affiché  avec  M^'"  Jane  Spring,  et  je  crois  savoir  qu'il  est  pré- 
sentement du  dernier  bien  avec  la  princesse  Riva. 

Madeleine,  qui,  tout  d'abord,  n'avait  guère  écouté  son  frère,  ^ut 
un  sursaut.  —  Roger  l'amant  de  la  princesse  Riva!  L'humiliation 
et  la  colère  s'étaient  emparées  d'elle. 

—  La  Riva,  maintenant!  pensait-elle.  Une  femme  éliontée,  dont 
les  faveurs  n'enorgueillissent  plus  que  les  parvenus! 

Elle  se  sentait  plus  douloureusement  atteinte,  plus  cruellement 
jDlessée  par  ce  nouvel  afïront  que  par  son  premier  chagrin,  car,  bien 
que  la  princesse  Riva,  —  la  Riva,  comme  elle  disait  et  comme  on 
disait  assez  couramment  dans  l'intimité,  —  ne  fût  plus,  depuis  long- 
temps, par  la  considération  et  par  la  tenue,  l'égale  de  ses  propres 
amies  ni  même  de  ses  inférieures,  ce  n'en  était  pas  moins  une  mon- 
daine, une  femme  de  rang  vivant  dans  la  même  sphère  et  respi- 
rant le  mêmeair  qu'elle.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  doubler  la 
cuisson  du  mal  et  envenimer  la  plaie.  Très  vite,  les  sentimens  amers 
que  lui  avait  laissés  au  ceur  la  double  trahison  de  son  amant,  et 
qui  avaient  des'endu  degré  par  degré  jusqu'au  niveau  du  îiiéipris, 
remontèrent  à  celui  de  la  haine.  Justement,  Rochegarde  reprenait  : 

—  Quant  au  déshonneur  dont  vous  me  menaciez  tout  à  l'heure, 
et  dont  vous  paraissiez  redouter  les  éclaboussures  pour  vous-nvême, 
rassurez-vous.  Si  quelqu'un  s'avisait  de  me  calomnier  to^Jt  haut,  il 
n'aurait  pas  d'imitateurs.  D'ailleurs,  cette  fois,  j'aurai  l'oreille  au 
guet,  et  la  moindre  appréciation  risquée  de  ma  conduite  ou  de 
mon  caractère  dont  l'écho  me  parviendra  coûtera  cher  à  sou  auteur. 
S'il  faut  tuer,  je  tuerai. 

—  Eh!  mon  cher,  dit  fiévreusement  Madeleine,  vous  ferez 
bien!  Étant  admis  qu'un  homme  ne  peut  laver  les  taches  faites  à 
son  honneur  qu'avec  du  sang,  celui  des  autres  ou  le  sien,  il  est 
assez  naturel  que  vous  songiez  à  employer  celui  des  autres.' 

—  Le  fliable,  répondit  Rochegarde, c'est  que  les  hommes  qui  font 
des  commérages  sont  des  lâches  qui  ont  peur  de  se  compromettre; 
ils  s'arrangent  bien  pour  vous  faire  savoir  qu'on  a  parlé  de  vous 
quelque  part  en  termes  injurieux, mais  ils  n'auraient  garde  de  vous 
livrer  un  nom. 


DANS    LE  MOi\û£.  3<'&5 

—  Bah  !  il  y  en  a  qiïi  n'y  regardent  pas  de  si  près. 

—  Madeleine!  s'écria  le  baron,  vous  venez  de  dire  cela  avec 
intention. 

—  Moi!  fit  Madeleine  troublée. 

—  Voyons,  parlez!  Je  vous  ai  nommé  tout  à  l'heure  votre  rivale 
actuelle;  vous  pouvez  bien  me  nommer  celui  ou  ceux  qui  m'ont 
traité  de  voleur  si  vous  les  connaissez. 

—  Mais  vous  êtes  fou!..  Est-ce  que  je  les  connais?  est-ce  que  je 
puis  les  connaître? 

—  Vous  savez  quelque  chose,  vous  dis-je.  J'ai  vu  cela  dans  vos 
yeux  mieux  que  dans  votre  phrase.  Allons!  parlez  donc.  C'est  laii 
service,  après  tout,  que  je  vous  ai  rendu  là  en  vous  prévenant  que 
vous  étiez  en  train  de  vous  donner  le  ridicule  de  disputer  le 
cœur  d'un  jeune  imbécile  à  une  femme  comme  la  princesse  Riva. 

A  ce  nom,  la  colère  de  Madeleine,  attisée  par  sa  honte,  parut 
l'emporter  sur  son  hésitation,  sur  ses  scrupules,  sur  sa  conscience, 
sur  tout  ce  qui  n'était  pas  sa  rancune. 

—  Eh  bien!  dit-elle  en  détournant  la  tête,  j'ai  appris  ce  matin 
d'un  obligeant  colporteur  de  mauvais  bruits  qu'on  s'est  permis  de 
vous  traiter  cette  nuit  plus  que  cavalièrement  dans  un  endroit 
presque  public,  dans  im  cercle... 

—  Et  le  nom,  le  nom  ou  les  noms? 

—  Le  nom?.. 

Elle  s'arrêta.  Un  peu  plus,  elle  nommait  Roger. 

—  Le  nom?  répéta-t-elle.  Vous  n'attendez  pas  que  je  vous  le 
dise...  Cherchez,  si  bon  vous  semble. 

—  C'est  bien,  dit  Rochegarde,  je  chercherai. 

Il  se  retira,  ayant  aux  lèvres  son  plus  mauvais  sourire,  et  Made- 
leine s'enierma  dans  sa  chambre,  où,  toute  la  journée,  -elle  resta  en 
tête-à-tête  avec  celte  pensée  désolante  que,  n'ayant  eu  ju-qu'alors 
dans  sa  vie  que  deux  êtres  à  chérir,  son  frère  et  son  ornant,  elle  les 
méprisait  tous  les  deux. 

XT. 

Un  champ  de  courses,  mais  un  champ  de  courses  verdoyant, 
coquet,  poétique.  Des  pelouses  moelleuses  et  proprettes  comme 
d'épais  tapis  qu'on  vient  de  battre,  des  arbres  toulïus  qui  vivent  de 
la  vraie  vie  agreste,  dt-s  ohst/acles  qui  auraient  l'air  d'être  naturels 
s'ils  n'étaient  si  gentiment  et  si  habilement  disposés,  des  gazouille- 
mens  d'oiseaux,  des  frémiî^semens  de  feuilles,  des  tribunes  qui 
semblent  un  édifice  champêtre;  bref,  un  coin  de  campagne  appi G- 
prié  à  une  réunion  sportiqn^.  «  Réunion  privée  »  d'ailleurs, -et  cela 
se  voit.  Privée  de  femmes  équivoques  d'abord,  puis  privée  du  public 


36  REYUE   DES   DEUX    MONDES. 

dominical,  c'est-à-rlire  de  celte  foule  odieuse  d'hommes  malpropres 
et  braillards  qui  trouve  dans  les  émotions  du  turf  une  ample  com- 
ponsaîion  aux  fièvres,  maintenant  interdites,  qu'alimentaient  jadis 
les  maisons  de  jeu. 

Les  «  réu' lions  privées  »  de  La  Marche  ont  lieu  dans  la  semaine; 
les  invitations  ne  sont  nécessaires  que  pour  les  femmes ,  les 
hommes  étant  tous  admis  moyennant  vingt  francs.  Mnis,  bien  qu'une 
pareille  somme  ne  soit  pas  laite  pour  arrêter  un  parieur,  eût-il  une 
chpmise  à  poignets  frangés,  une  redingote  blanchie  et  un  chapeau 
gras,  il  y  a  peu  d'assi?itans  qui  ne  soient  pas  du  monde,  et  cela 
pour  deux  raisons  :  la  première,  c'est  que  ce  n'est  pas  dimanche; 
la  seconde,  c'est  que  les  gentlemen  seuls  sont  admis  à  monter,  et 
que  la  monte  de  ces  messieurs  bouleverse  les  calculs,  vicie  les 
résultats  et  défie  les  pronostics,  —  ce  qui  écarte  les  joueurs. 

Avec  cet  aspect  particulier  de  meeting  mondain,  1<  s  courses 
deviennent  presque  aimables.  Il  y  a  bien  encore,  derrière  les  tri- 
bunes, quelques  vociférations  de  parieurs,  quelques  vilaines  figures 
de  boakmakerSj  quelques  bousculades  de  gens  insulTisamment  bien 
élevés,  mais  le  mal  est  circonscrit,  tout  n'est  pas  envahi  :  il  y  a  autre 
chose  à  voir.  C'est  d'abord  un  charmant  paysage,  avec  toute  la 
gamme  des  verts;  ce  sont  ensuite  des  mnil-eonches^  rangés  sur 
trois  ou  quatre  files,  partis  le  matin  tous  ensemble  de  derrière  le 
Palais  de  l'Industrie,  lieu  de  rendez-vous  des  four-in-hand^et  dont 
les  banquettes  sont  ornées  de  jolies  femmes  (du  moins  à  ce  que 
diront  galamment,  le  lendemain,  les  chroniqueurs  spéciaux);  puis, 
des  tribunes  garnies  sans  être  pleines  et  tout  émaillées  des  teintes 
vives  qtte  plaquent  sur  un  fond  de  verdures,  où  jouent  des  clartés 
estivales,  les  ombrelles  et  les  chapeaux;  puis  encore  des  couples 
élégans  se  promenant  sur  le  sable  fin  de  l'enceinte  du  pesage;  enfin 
des  jeunes  gens  vêius  en  jockeys,  dont  les  casaques  neuves  de 
satin  miroitant  apportent  à  ce  joli  tableau  de  genre  le  riche  appoint 
de  leurs  couleurs  éclatantes. 

Pendafit  les  enti-'actes,on  se  promène.  Les  drogs  se  dégarnissent, 
tout  le  monde  circule  autour  du  kiosque  où  sont  exposés  les  bibe- 
lots donnés  en  prix  et  les  trompettes  qui  seront  distribuées,  pour  le 
retour,  aux  jeunes  gens  chargés  de  faire  du  bruit  sur  le  haut  des 
mnil-ioorhes.  Au  bull'et,  se  restaura  nt  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
venus  traînés  à  quatre  chevaux;  quant  aux  hôtes  des  massives  voi- 
tures menées  à  grandes  guides,  ils  vont  luncher  tout  à  l'heure  sur 
les  banquettes  de  leurs  disgracieux  et  itnposans  véhicules.  —  La 
princesse  Hiva,  en  costume  caroubier,  est  au  bras  du  marquis  du 
Gasc;  la  comtesse  Beuvrard,  en  toilette  de  barège  à  fleurs  de 
soie,  s'appuie  sur  le  général  de  Torné  ;  Geneviève  de  Rhéges,  tou- 
jours en  compagnie  de  son  père,  montre  sa  jolie  taille,  exactement 


Dans  le  monde.  357 

moulée  dans  une  petite  jaquette  d'alpaga  gris  poussière.  Partout  des 
visages  et  des  noms  connus.  Tout  ce  monde  échange,  au  passage, 
des  .^aluts  et  des  poignées  de  main,  et  l'on  paraît  plus  surpris  de  se 
trouver  nez  à  nez  avec  une  persotme  qui  n'a  rien  à  vous  dire  que  de 
rencontrer  roup  sur  coup  dix  amis.  —  Madeleine  seule  manque  à  la 
fêle,  et  s(ui  absence  est  remarquée,  surtout  par  le  général  de  Torné. 

—  Je  ne  vois  pas  la  duchesse  d'Altenay. 

—  Partie  hier  pour  la  Touraine. 

—  Moi  qui  comptais  aller  demain  lui  dice  adieu! 

—  Trop  tard,  général.  Mais,  heureusement  pour  l'honneur  de 
l'armée,  tous  les  militaires  ne  sont  pas  comme  vous;  il  y  en  a  qui 
s'y  prennent  à  temps. 

Le  général  laissa  tomber  de  travers,  par-dessus  ses  moustaches, 
un  regard  un  peu  étonné  qui  semblait  chercher  les  yeux  de  la  com- 
tesse; mais  celle-ci  affectait  d'être  tout  acquise  à  la  contemplation 
de  deux  ou  trois  toilettes  remarquables  ou,  du  moins,  faites  pour 
être  remarquées.  —  Le  brave  homme  de  guerrier  avait  bien  com- 
pris qu'il  s'agissait  d'une  allusion  méchante,  la  comtesse  Beuvrard 
représentant  au  naturel  ce  type  éternel  de  comédie  :  la  femme  plus 
ou  moins  disgraciée  ou  mécontente  qui  se  venge  d'elle-même  sur 
les  autres.  Mais  il  ne  trouvait  pas  la  clé,  le  mot  de  la  devinette 
insidieuse  qu'on  venait  de  lui  lancer  dans  l'oreille.  La  liaison  de 
Madeleine  avec  Roger  était,  en  effet,  restée  à  peu  près  ignorée.  A 
part  le  marquis  du  Gasc,  qui  n'était  pas  homme  à  en  soulfler  mot, 
et  Kochegarde,  qui,  espion  de  sa  sœur  par  intérêt,  ne  pouvait  uti- 
lement la  déshonorer,  la  comtesse  Beuvrard  et  M.  de  La  Tour  d'Au- 
nis,  celui-ci  confident  et  associé  de  celle-là  pour  la  médisance, 
étaient  seuls  à  connaître  la  chose.  Ils  avaient  bien  risqué,  par-ci 
par-là,  quelques  allusions  venirneu-es,  mais  sans  oser  appuyer  sur 
la  chahteielle,  rien  n'étant  plus  difficile  que  de  porter  le  premier 
coup  de  pioche  à  la  réputation  d'une  femme  sans  se  salir  soi-même. 
Quand  i'teuvre  de  démolition  est  conimencée,  cela  va  tout  seul  :  il 
n'y  a  plus  qu'à  souffler  de  loin  pour  faire  écrouler  des  pans  de 
mur;  mais,  au  début,  tout  tient,  tout  résiste;  il  faut  y  mettre  la 
main,  on  se  souille  et,  bien  souvent,  on  se  meurtrit  les  doigts.  — 
M""*^  de  Trèmont  et  Geneviève  étaient  un  peu  aussi,  sans  doute,  au 
courant  des  faiblesses  de  Madeleine,  mais  celles-là  n'étaient  vrai- 
ment pas  à  compter  parmi  les  vulgarisatrices  de  scandales.  — 
Donc  il  n'était  pas  surprenant  que  le  général  n'eût  pas  compris  ce 
qu'on  avait  voulu  lui  donner  a  entendre.  Au  reste,  lu  comtesse  ne 
lui  laissa  pas  le  temps  de  creuser  la  question.  Elle  partit  a  fond  de 
train,  avec  l'éloquence  nerveuse  des  lemmes  maigres,  dans  une  dis- 
seruiion  sur  Ks  modes,  où  elle  parvint,  à  force  de  volonté,  à  mettre 
quelque  chose  qui  ressemblait  a  de  la  bienveillance. 


358  R£VUË    D£S    DEUX   MOINOE6. 

Elle  fut  interrompue  par  M.  de  La  Tour  d'Aunis  ; 

—  M'""  (le  l.a  Tour  d'Aunis  est  là? 

—  A  dioiie  de  la  tribune. 

—  11  faut  absolument  que  vous  me  conduisiez  près  d'elle.  Vou& 
pardonnez,  général? 

Le  général  pardonnait  de  grand  cœur.  La  tirade  sur  les  modes 
lui  avait  paru  singulièrement  indigeste.  Et  puis,  il  avait  horreur 
des  femmes  maigres,  à  nioins  qu'elles  ne  fussent  blondes,  et  celle-là 
était,  peau  comprise,  d'un  brun  tirant  sur  le  noir.  En  regardant  la 
comtesse  s'éloigner  au  bras  de  M.  de  La  Tour  d'Aunis,  il  se  dit  : 

—  Pas  fâché  de  la  lui  avoir  repassée,  la  sécote,  au  gros  Latoiir. 
Il  y  est  habitué,  lui  :  il  est  toujours  fourré  chez  elle.  Mais  quelle 
drôle  d'intimité!  Que  peut  bien  faire  un  homme  gras  avec  une 
femme  maigre,  si  ce  n'est?..  Bonjour!  Trémont.  Eh  bien  !  mon  gail- 
lard, pas  moyen  de  monter  à  cheval  encore?  C'est  dommage  :  il  va 
y  avoir  une  jolie  course  où  ma  brigade  sera  bien  représentée,., 
moins  bien  qu'elle  ne  l'aurait  été  par  vous,  car  je  vous  tiens  pour 
le  mieux  à  cheval  de  mes  jeunes  oiïiciers. 

Et  le  général,  se  redressant  dans  sa  redingote  serrée  à  craquer, 
pour  arriver  au  niveau  de  l'épaule  du  jeune  et  svelte  sons-lieu(e- 
nant,  à  qui  la  jaquette  noire  allait  aussi  bien  que  l'uniforme,  entoura 
paternellement  de  son  bras  le  cou  de  Roger,  —  au  risque  d'endom- 
mager grièvement  une  épaule  encore  peu  solide. 

—  Venez- vous  faire  un  tour  du  côté  des  drags? 

—  Volontiers,  mon  général. 

La  pelouse  est  à  peu  près  déserte ,  la  plupart  des  voitures  res- 
tant au  dehors.  Mais,  à  droite  des  tribunes,  les  mails,  groupés  sur 
un  petit  espace,  au  nombre  de  douze  à  quinze,  meul)lenl  un  coi» 
du  champ  de  courses.  —  Trémont,  après  invitation  spéciale  de  la  prin- 
cesse, est  venu  sur  le  drag  du  prince  Riva  (c'est  une  des  rares  occa- 
sions où  le  prince  se  montre  en  public  avec  sa  femme  et  une  des 
occasions  plus  rares  où  il  la  mhie). 

Le  steeple  va  se  courir;  on  commence  à  regravir  les  échelles  des 
maU-coarhes.  La  cloche  sonne  pour  la  seconde  fois;  les  chevaux 
entrent  sur  la  piste.  Le  général  est  invité  à  prendre  place  sur  une 
des  banquettes  et  à  luncher  avec  les  invités  de  la  princesse  Riva. 
Six  ou  sept  chevaux  assez  connus,  montés  par  des  cavaliers  plus 
connus  encore,  du  moins  des  assistans,  vont  se  disputer  le  prix- 
Les  militaires,  comme  les  civils,  ont  la  casaque* 

—  C'est  pour  Rosita;  elle  connaît  le  terrain. 

—  Penh  !  elle  .«^aute  mieux  que  Saiot-Patrick,  mais  Saint-Patrick 
la  battra  sur  le  plat. 

—  Bah!  c'est  pour  le  cheval  que  monte  La  Flotte;  dans  ces 
courses-là,  il  Jaut  regarder  le  cavalier. 


DANS  LE  JWONDE.  369 

Après  le  défilé,  le  galop  d'essai  et  un  faux  départ,  les  chevaux 
partent  d'un  bon  train.  La  rivière  est  franchie  sans  encouibre;  les 
chevaux  galop-^iit  eniremble,  paraissant  régler  eux-mêmes  leur 
allure;  ou  a  beau  être  bon  cavalier,  quand  on  n'est  pas  du  métier, 
on  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut  dans  une  course.  Le  tiers  du  parcours 
est  accompli  et  il  n'y  a  qu'une  culbute,  mais  trois  chevaux  sont 
déjà  hors  de  la  course.  A  la  montée,  dans  les  arbres,  tobs  trébu- 
chent, et  les  deux  premieis,  qui  ont  moins  butté  que  les  autres, 
prennent  une  avance  de  vingt  longueurs. 

—  Rosita! 

-r-  Saint-Patrick  tout  seul  ! 

Et  cœiera. 

Eu  fin  de  compte,  c'est  Saint-Patrick  qui  gagne  d'une  longueur, 
roulé  et  cravaché  de  main  de  maître  par  son  cavalier,  le  vicomte 
de  Moutsuzain,  lieutenant  au  35"  dragons, —  le  régiment  de  Roger. 

Cris  de  joie  :  les  militaires,  n)ême  déguisés  en  jockeys, sont  sym- 
pathiques à  toute  foule  dont  les  membres  n'ont  jamais  fait  face  à 
des  envers  de  barricades.  Peu  de  mécontentemens  :  on  a  parié 
pour  avoir  un  intérêt  dans  la,  course,  mais  on  ne  s'est  pas  lancé. 
—  Malmenant,  on  lunche  sur  les  drags,  en  attendant  la  course 
plate.  Celle-ci  a  lieu  sans  autre  incident  qu'une  bousculade  à  un 
tournant,  laquelle  amène  deux  ou  trois  chutes  sans  gravité,  —  juste 
cequ'ilfaut  pour  intéresser  le  public  et  démontrer,  — preuve  super- 
flue, —  que  les  gentlemen  sont  de  mauvais  jockeys. 

La  princesse  a  pris  le  bras  de  Roger  pour  aller  aux  tribunes.  Elle  est 
toujours  en  coquetterie  réglée,  et  même  déréglée,  avec  le  jeune 
honmie.  Mais  ses  affaires  n'avancent  guère.  Tiémont  avait,  en  effet, 
retrouvé  toutes  les  répugr)auces  que  devaient  nécessairement  causer 
à  sa  candeur  ou,  pour  mieux  dire,  à  son  bon  goût,  des  procédés  du 
genre  de  ceux  qu'on  avait  employés  à  son  endroit.  Puis,  il  ajuste- 
ment rencontré  tout  à  l'heure  Geneviève,  en  qui  il  se  plaît  à  voir  la 
petite  fée  de  l'avenir,  la  divinité  gracieuse  et  chaste  qui  sauraguérir, 
il  le  pense  du  moins,  des  infirmités  qu'elle  ignore.  En  la  saluant,  il  a 
nettement  pei'çu  le  reflet  rosé  d'une  émotion  facile  à  classer  sur  le 
teint  uni  et  mat  de  la  timide  séductrice.  Et  le  minois  impertineotde 
la  princesse  Riva  ne  lui  dit  plus  rien  du  tout,  malgré  l'attrait  morbide 
de  ses  gjâces  fatiguées,  malgré  lesenchantemens  calculés  de  ses  sou- 
rires à  double  sens,  que  renforcent  des  regards  vertigineux.  Si  bien 
que,  prolitant  du  moment  où  la  grande  et  peu  honneste  dame  qui 
a  bien  voulu  requérir  son  bras  vient  de  s'asseoir  auprès  d'une 
amie,  dans  le  bas  de  la  tribune,  il  va,  deux  gradins  plus  haut,  se 
mêler  à  nu  |)eiit  groupe  au  centre  duquel  M.  de  Rhègt^s  pérore  avec 
la  mesure  et  fimportance  seyant  a  un  ministre  plénipotentiaire 
appartenant  à   cette  école  diplomatique  que  l'Europe  n'a  pas  eu 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

souvent  l'occasion  de  nous  envier  depuis  l'époque  des  Lionne  et  des 
Servien. 

Bientôt,  en  vertu  d'un  genre  de  sélection  dont  la  réalité  n'est  pas 
contestée,  les  deux  jeunes  gens  s'isolent  en  lête-tà-tête  et  causent 
ensemble  ])resqiie  aussi  librement,  parmi  cette  foule,  que  dans  un 
coin  de  salon.  Geneviève,  tout  au  ravissement  que  lui  apportent  la 
présence  et  le  regard  aimable  de  Roger,  oublie  d'être  timide,  — 
au  rebours  de  certnines  jouvencelles  qui  arl-orent  un  front  d'airain 
tant  que  les  choses  se  passent  en  œillades,  mais  se  t  roient  obligées 
de  perdre  la  tramontane  dès  qu'elles  ont  à  dialoguer  avec  l'élu  de  leur 
cœur.  C'était  la  première  lois  qu'elle  se  sentait  sur  un  terrain  solide  en 
face  de  Roger:  jusque-là,  elle  n'avait  eu  que  des  occasion-- douteuses 
dont  son  instinct  l'avait  détournée  de  profiter.  A  cetie  heure,  elle  se 
rendait  compte  qu'il  fallait  plaire  et  que,  pour  cela,  il  lui  suffisait 
d'être  elle-même,  de  se  montrer  ce  que  la  nature  et  l'éducation  mater- 
nelle l'avaient  faite  :  une  jeune  fille  sans  manège,  mais  sans  sottise. 
—  De  quoi  causaient-ils?  De  tout  ce  qui  peut  être  dit  de  jeune 
homme  à  jeune  fille,  quand  de  nombreuses  paires  d'oreilles  béantes 
sont  là,  pour  happer,  avec  ou  sans  préméditation,  les  secrets  et  les 
confidences  qui  s'attardent  en  route.  Mais  les  sujets  de  conversa- 
tion sont  de  peu  d'importance,  quand  on  a  dans  le  cœur  et  dans 
les  yeux  ce  qu'il  faut  pour  les  enrichir  et  les  parer.  L'essentiel, 
en  pareille  occurrence,  ce  n'est  pas  ce  qu'on  dit,  c'est  ce  qu'on  laisse 
comprendre;  ce  n'est  pas  ce  qu'on  entend,  c'est  ce  qu'on  devine. 
La  Geneviève  que  connut  Roger,  en  ces  courts  instans,  n'était  pas 
l'amie  de  sa  sœur,  la  petite  tartine  qu'il  avait  bêtement  cru  con- 
naître pour  l'avoir  souvent  vue  passer,  rieuse  ou  ennuyée,  sur  le 
fond  terne  de  la  vie  de  famille  :  c'était  une  petite  femme,  jolie, 
spirituelle,  franche, bonne, bienveillante, n'ayant,  en  ("ait  de  préjugés 
et  d'idées  étroites,  que  ce  qu'elle  avait  sucé  avec  le  lait, que  ce  qui 
faisait  également  partie  de  ses  rémoras  intellectuels,  à  lui,  Roger. 

Un  coup  de  cloche.  C'est  la  dernière  course.  Trémont  se  hâte  vers 
la  princesse,  pour  lui  offrir  de  la  reconduire  au  drag.  Il  est  arrêté 
sur  l'escalier  de  la  tribune  par  Rochegarde,  qui  porte  la  main  à  son 
chapeau  avec  une  politesse  d'une  froideur  affectée. 

—  Pardon,  monsieur  de  Trémont,  je  désirerais  vous  dire  deux 
mots.  Je  vous  ai  cherché  assez  longtemps  sans  vous  rencomrer,  et, 
depuis  cinq  minutes,  j'attendais  l'occasion  de  vous  parler  sans  vous 
déranger. 

—  Je  vous  écoute,  monsieur,  dit  Roger,  à  qui  cette  entrée  en 
matière  paraissait  suffisamment  claire  pour  qu'il  n'y  eût  pus  heu  de 
marquer  de  l'étonnement. 

—  Nous  sommes  assez  mal  ici,  fit  remarquer  Rochegarde.  Si 
vous  voulez  bien  venir  derrière  les  tribunes?.. 


DANS   LE  AlONDE.  361 

Ils  gagnèrent  le  paddock,  où  quelques  chevaux  se  promenaient 
encore.  Une  flen)i-douzaine  de  lads,  vulgo  garçons  d'écurie,  accom- 
pagnaient leur  promenade  à  longs  pas  tranquilles;  un  jockey  se 
mettait  ou  plniôt,  était  mis  en  selle;  deux  parieurs  contrôlaient  réci- 
proquement leurs  carnets. 

—  Je  commence  par  vous  dire,  monsieur,  articula  Rochegarde, 
que  si  vous  n'aviez  été  victime  récemment  d'un  grave  accident  de 
cheval... 

—  C'est  de  l'histoire  ancienne,  interrompit  Trémont. 

—  Je  commence  par  vous  dire,  reprit  Rochegarde,  qie,  sans  cet 
accident,  je  vous  eusse  demandé  publiquement,  dès  aujourd'hui,  ce 
que  je  me  suis  décidé,  par  un  sentiment  de  délicatesse  que  vous 
apprécierez,  à  vous  demander  d'abord  Sius  témoins. 

—  Eh  bien!  monsieur,  répliqua  Trémont,  j'attends  votre  ques- 
tion. 

—  Est-il  vrai,  dit  le  baron  avec  beaucoup  de  morgue  et  de  hau- 
teur, que  vous  vous  soyez  permis... 

—  Oh  !  fit  Trémont,  que  voilà  un  mot  que  je  n'aime  pas! 

—  ...  Que  vous  vous  soyez  permis,  l'autre  jour,  de  révoquer  en 
doute  ma  loyauté  et  même  ma  probité? 

—  Puisque  l'on  a  pris  soin  de  vous  répéter  le  propos,  épargnez- 
moi  l'ennui  de  le  rééditer. 

—  C'est  là  \o  \  ce  que  vous  avez  à  me  répondre? 

—  Absolument  tout. 

—  Je  vous  ierai  observer  que  non-seulement  ma  conduite  a 
démenti  vos  soupçons  injurieux,  puisque  la  prétendue  dette  dont  il 
s'agissait  a  été  payée  dès  avant-hier,  mais  que  deux  ou  trois  jour- 
naux qui  s'étaient  empressés  de  me  calomnier,  à  l'ombre  d'une  ini- 
tiale, se  sont  rétractés.  Vous  refusez  d'en  faire  autant  pubUquement? 

—  Publiquement  et  même  secrètement. 

—  Alois,  vous  voudrez  bien  me  faire  savoir  l'époque  de  votre 
complet  rétablissement. 

—  Je  suis,  dès  à  présent,  fort  bien  portant  et  tout  à  votre  dispo- 
sition. 

Ce  n'était  vrai  qu'à  moitié,  car  le  jeune  homme  était  loin  de  se 
sentir  le  bras  as^cz  libre  poi^r  manier  l'épée  sans  désavantage. 

—  Non;  vous  avez  été  blessé  grièvement,  reprit  le  baron.  J'at- 
tendrai. 

—  Vous  y  tenez?  Soit,  dit  Roger  avec  une  indifférence  mépri- 
sante. Plus  tard  ou  tout  de  suite,  bien  peu  m'importe. 

—  Donc,  au  mois  d'octobre,  j'aurai  le  plaisir  de  vous  rappeler 
cet  entretien. 

—  Ce  sera  inutile.  J'attendrai,  à  l'époque  que  vous  me  fixez,  la 
visite  de  vos  amis. 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Us  se  saluèrent,  et  Rochegarde  s'éloigna,  très  satisfait  d'avoir  con- 
servé son  sang-lroid  et  de  s'être  ménagé  un  rôle  ma^'nanime  :  ses 
dettes  [)ayées,  le  jeune  inconsidéré  qui  avaii  parlé  de  lui  en  termes 
])lessans  châtié  avec  sévérité,  niais  après  un  sursis  qui  était,  de  sa 
part,  une  preuve  de  délicate  longanimité,  il  y  aurait  encore  de 
beaux  jours  pour  lui. 

L-i-bas,  près  d'un  bouquet  d'arbres,  sur  le  velours  vert  de  la 
piste  au  frais  gazon,  le  peloton  des  chevaux  paraît.  C'est  la  dernière 
course  qui  finit.  Une  casaque  marron,  que  surmonte  une  loque 
rouge,  se  détache;  en  vain,  les  autres  casaques  s'agirent,  se  démè- 
nent, se  secouent,  ayant  l'air  de  flotter  comme  de  voyans  oripeaux 
au  gré  d'une  brise  folle  sur  les  corps  maigres  des  jockeys,  au-des- 
sus des  chevaux  qui  galopent  lourdement  avec  un  bruit  de  râle; 
c'est  fini,  c'est  gagné.  A  peine  le  poteau  d'arrivée  est-il  franchi  par 
le  gagnant  que  le  premier  rnail-coach  s'ébranle,  ayant  à  la  tête  des 
chevaux  de  volée  deux  grooms  qui  dirigent  et  contiennent  l'attelage 
dans  le  chemin  aboutissant  à  la  porte  du  champ  de  courses.  C'est  le 
prince  Trémanof  qui  mène,  et  il  s'en  acquitte  bien  ;  un  peu  avant  la 
porte,  il  fait  signe  aux  grooms  de  lâcher  les  chevaux,  et,  tandis 
que  les  petits  hommes  bottés  regagnent  les  marchepieds,  le  prince 
prend  savamment  son  tournant,  à  la  grande  adîiiiration  et  pour  la 
plus  grande  joie  des  cochers  de  liacres  et  de  locatis,  qui  attendent 
sur  la  route  et  qui  ont  quitté  leurs  voitures  pour  assister  au  défilé. 

—  Chouettement  mené,  ça  ! 

—  Bah!  avec  une  volée  entreprenante  ;  ça  va  tout  seul. 

Vient  ensuite  le  drag  du  blond  Hirmenheim,  comptant  Rohannet 
parmi  ses  hôtes,  Rohannet  qui  souflle  dans  la  trompette,  assis  à  l'ar- 
rière et  plaisantant  avec  les  jeunes  gens  du  clrng  suivant,  lequel 
est  celui  du  prince  Riva.  Roger  cause  avec  la  princesse  sans  s'occu- 
per de  Rohaimet;  il  y  a  du  froid  entre  les  deux  amis,  un  petit  froid 
intime,  mais  réel, 

A  droite  et  à  gauche  des  attelages  à  quatre,  les  piétons,  gagnant 
la  route  pour  rejoindre  leurs  voilures,  se  hâtent,  saluant  de  temps 
à  autre  un  ami  qui  passe.  Au-dessus  du  mur  de  clôture,  la  pous- 
sière du  grand  chemin  monte  en  nuées  grises,  charriant  des  pail- 
lettes de  soleil,  et  avec  elle  s'envolent,  dans  les  tourbillons  qui 
s'ébranlent,  des  carillons  de  grelots,  des  crépitemens  de  fouet  sil- 
lonnant l'air,  des  cris  d'appel  et  des  rires  s'égrenant  en  chapelets 
brisés  le  long  des  trottoirs  de  verdure  poudreuse,  où  des  mendians 
à  l'affût  recueillent  plus  d'éclats  de  gaîté  que  de  gros  sous.  Chevaux, 
cochers  et  s/?or/w2f'n  sentent  Paris  là-bas:  ils  y  retournent,  pressés, 
bruyans,  joyeux,  comme  à  leur  écurie  commune,  avides,  non  de 
paille  fraîche,  mais  de  leur  vieux  fumier.  Bientôt,  les  voilures  se 
séparent;  les  unes  prennent  à  droite  par  les  chemins  faciles,  les 


BANS   LE    MON  HE.  363 

autres,  préférant  la  descente  à  pic  qu'un  coude  brusque,  fertile 
en  accidens,  jette  à  Saiiit-Cloud,  comme  une  coulée  grise,  sur  la 
place  d'Armes,  continuent  de  suivre  la  route.  Les  mails  tirent  tous 
à  droite,  sauf  celui  du  [)rince  Riva,  qui,  sur  la  demande  de  la  prin- 
cesse, tente  la  dégringo'ade  de  la  rampe. 

11  est  six  heures  et  demie.  Le  soleil  des  longs  jours  d'été  plane 
encore  bien  au-dessusde  la  crête  des  collines  de  l'ouest.  Du  chemin 
raide  qui  semble  s'abattre  sur  la  Seine,  puis,  contrarié  dans  sa  chute, 
se  rejette,  brisé  à  angle  droit,  sur  le  village  qui  fut  cher  à  trois 
souverains,  dont  un  grand  homme,  l'immense  vallée  où  se  vautre 
la  ciié-mère  apparaît  tout  entière  comme  une  ville  d'un  seul  tenant, 
semée  vers  ses  bor-ds  de  vastes  jardins  et  de  clairières  où  vient  finir 
sa  vie  débordante  et  expirer  sa  sève  de  maçonnerie,  génératricede 
moellons.  Parmi  les  verdures  souffrantes  et  les  carrières  de  ban- 
lieue, les  maisons  isolées  semblent  des  escarres  détachées  de  cette 
grande  croiite  de  toits,  sous  laquelle,  là-bas,  se  cachent,  creusant 
et  élargissant  leur  siège,  tous  les  ulcères  qui  rongent  la  chair  pour- 
rie et,  par  suite,  féconde  de  celle  que  les  Prudhommes  ont  sacrée 
tour  à  tour  reine  et  prostituée.  De  ces  hauteurs  et  à  cette  distance, 
on  ne  distingue  guère  l'enceinte  fortifiée,  limite  dérisoire  et  violée 
qui  a  pu  soutenir  un  assaut  du  dehors,  mais  ne  saurait  résister  à 
la  poussée  du  dedans;  toutes  ces  végétations  de  pierre,  qui  s'éten- 
dent jusqu'au  pied  des  coteaux  formant  l'enceinte  naturelle  de  la 
cité,  et  qui  aspirent  déjà  à  les  escalader,  paraissent  les  aspérités 
d'un  même  massif,  et  Paris  agrandi  semble  appuyer  ses  dernières 
maisons  au  flanc  des  remparts  boisés  qui  ferment  son  horizon. 

La  haute  voiture,  avec  son  chargenent  de  gommeux  et  d'élé- 
gantes, descendait  lentement,  les  roues  enrayées,  menée  d'une 
main  sûre  par  le  prince  Riva.  On  se  taisait  sur  le  dnig^  naguère 
bruyant;  tous  ces  Parisiens  de  Paris  contemplaient  avec  une  émo- 
tion secrète  et  un  plaisir  silencieux  leur  ville  aimée,  répandue  à 
leurs  pieds  dans  la  lunière,  et  qui  les  rappelait,  ouvrant  ses  bras, 
montrant  son  sein,darjs  un  étahige  impudique  de  ses  splendeurs  et 
de  ses  diilormiiés,  où  ses  laideurs  mêmes,  fondues  avec  ses  grâces 
dans  le  bleu  rosé  du  ciel,  sous  les  rayons  obliques  d'un  soleil 
caressant,  promettaient  le  plaisir  à  ses  amans  fidèles  ou  repentans. 

XVI. 

Une  délicieuse  vieille  que  la  maréchale  Arnaud  de  Saint  Rémy. 
Née  avec  le  siècle,  mais  plus  jeune  que  lui,  elle  aime  la  vie,  et, 
logique,  elle  aime  aussi  la  jeunesse;  et,  trop  logique,  elle  aime 
einore  le  mariage,  ou  plutôt  les  mariages.  De  là  ces  bals,  dits 
hais  blancs,  dont  elle  a  fait  une  des  spécialités  de  sa  maison,  en  les 


3t)4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

accommodant  à  son  objectif  secret  et  préféré  :  la  conjonction  des 
cœurs.  Te  n'est  pas,  d'ailleurs,  une  marieuse  vulgaire  que  la  ma- 
réchale :  elle  ne  tient  pas  registre  des  noms,  des  âges  et  des  for- 
tunes des  jeunes  filles  à  prendre  (comme  dit  une  expression,  char- 
mante auiant  que  brutale,  de  son  pays,  l'île  Bourbon);  toute  son 
intervention  se  borne  à  prêier  sou  rez-de-chaussée  du  cours  La 
Reine,  avec  les  jardins  y  attenans,  aux  évolutions  iniéressanies  des 
cœurs  qui  se  cherchent.  Elle  facilite  les  exhibitions  de  vierges  et  la 
pose  des  traquenards  matrimoniaux,  mais  ne  donne  ni  indications 
ni  conseils,  avide  seulement  de  humer  de  près  la  jeunesse,  rete- 
nant pour  elle  les  joies  du  spectacle  et  rejetant  sur  d'auires  l'ennui 
des  responsabilités.  Souriante  et  sans  remords,  elle  assiste  ain^i, 
depuis  trente-cinq  ans,  du  fond  de  son  grand  salon  jaune  et  or, 
meublé  dans  le  goût  empire,  inusable,  à  la  perpétration  des  unions 
les  plus  discordantes,  s'usant  vite. 

Deux  ou  trois  bals  par  saison,  pas  davantage,  le  dernier  aussi 
tard  que  possible,  pour  ne  pas  manquer  les  jeunes  gens  qui,  sur  le 
point  de  quitter  Paris,  se  chagrinent  à  la  pensée  des  longues  soi- 
rées d'automne  sans  tendresse  ni  tendresses.  Les  mères  de  famille 
avisées  se  montrent  très  jalouses  de  produire  leurs  11  lies  chez  la 
maréchale,  qui  passe  pour  oublier  volontiers  les  laiderons.  Et  puis, 
là,  pas  de  réclame  à  faire  :  tout  est  à  marier,  au  choix.  Aussi,  mal- 
gré les  scrupules  qui  président  à  la  confection  des  listes,  qu'il  faut 
refaire  chaque  année,  par  suite  des  virginités  qui  vont  rejoindre  «  la 
feuille  de  rose  »  et  «  la  feuille  de  laurier  »  de  l'élégie,  il  y  a  tou- 
jours foule.  —  Tristes  martyrologes  que  ces  listes  anciennes,  sans 
doute  enlouies  dans  quelque  coin  d'un  horrible  meuble  en  acajou  à 
applications  de  bronze  doré  1 

Onze  heures.  Deux  salons  déjà  pleins  de  danseurs  et  un  jardin 
sobrement  éclairé  qui  se  remplit  d'haltils  noirs.  De  vieux  meubles 
de  bois  doré,  dont  la  soie  résistante  a  survécu  à  bien  des  régimes  et 
à  bien  des  sociétés,  aujourd'hui  plus  démodés  qu'elle;  des  lustres 
antiques,  dont  les  pendeloques,  un  peu  rayées  et  ternies,  scintil- 
lent avec  un  éclat  vieillot  au-dessus  de  couples  jeunes  qui  tournent 
comme  ils  peuvent,  dans  un  espace  trop  étroit, aux  sons  d'un  pvtit 
orchestre  que  dissimule  à  moitié,  entre  les  deux  pories-fenétres 
entr'onvertes,  un  paravent  de  feuillages  et  de  fleurs,  l'rès  de  la  baie 
qui  fait  communiquer  entre  eux  les  deux  salons,  la  bonne  maré- 
chale est  assise,  écoutant  souriante  les  bavardages  des  jeunes  cour- 
tisans qni  l'entourent  et  s'occupant  très  peu  des  quelques  mères  de 
famille  qui  ont  cru  devoir  apporter  leurs  chaises  dans  le  voisinage 
de  son  fauteuil.  Les  portières  de  soie  un  peu  fripées,  avec  leurs 
crépines  d'or  flétries,  relevées  haut  par  de  massives  cordelières 
fanées,  semblent  lui  faire  un  dais  en  harmonie  avec  son  âge,  mais 


DANS  LE   MONDE.  365 

non  avec  l'expression  de  son  exquis  minois  ratatiné,  qui  rit  tou- 
jours entre  les  tire-bouchons  neigeux  de  sa  coilTure  à  étages.  De 
ces  expressions  de  visage  aimables  ft  railleuses,  sceptiques  et  bien- 
veillantes, il  n'y  en  aura  plus,  quand  sera  morte  la  dernière  des 
douairières  actuelles  qui,  a\ant  fleuri  sous  la  restauration,  peuvent 
se  rappeler  leur  âge,  à  deux  ou  trois  ans  près,  en  datant  leurs  let- 
tres. Et  la  dernière  qui  mourra,  ce  sera  celle  qui  est  là,  comme  un 
radieux  portrait  de  vieille  au  pastel,  épanoui  dans  son  cadre  antique 
où  viennent  voleter  les  jeunes  papillons  que  sa  grâce  appelle  et  que 
retient  son  sourire. 

—  Bonsoir,  mon  petit  marquis!  Êtes- vous  en  état  de  danser?  Vous 
savez  que  je  n'aime  pas  les  invalides. 

—  Hélas!  madame  la  maréchale,  encore  un  peu  manchot. 

—  Bah  !  bah  !  vous  serez  un  peu  raide  au  début  ;  mais,  en  vous 
échauffant,  cela  se  fera. 

Et,  tandis  que  Roger  s'éloigne  : 

—  J'ai  dansé  avec  l'aïeul  et  j'ai  donné  à  danser  au  père,  qui  s'est 
un  peu  marié  chez  moi.  Ils  sont  tous  beaux  dans  la  famille,  mais 
celui-ci  n'a  pas  l'air  conquérant  qu'avaient  les  autres..,  Les  tradi- 
tions se  perdent...  Pourtant,  il  ?alue  bien  et  marche  mieux  que  ses 
contemporains...  Enfin,  c'est  déjà  beau  d'être  comme  cela  par  le 
temps  qu'il  fait. 

Roger  regarde  autour  de  lui,  pendant  que  l'orchestre  attaque 
une  valse  vieille  de  quatre  anss,  mais  inscrite  d'office  au  programme 
par  la  maréchale,  qui  la  goûte  étrangement  :  Dis-moi  tu,  de  la 
Tsigane,  de  Strauss.  Rythme  un  peu  trivial  peut-êire,  mais  qui 
vous  oblige  à  remuer  les  [)ieds  et  la  tête  en  mesure,  qui,  bon  gré 
mal  gré,  vous  allume  d'un  beau  feu  pour  la  valse  et,  —  triomphe  de 
la  musique  de  danse, —  vous  fait  bourdonner  l'amour  aux  oreilles. 
Car,  si  les  mères  oublieuses  s'y  trompent,  les  jeunes  filles  ne  s'y 
trompent  gtière.  La  danse,  pour  elles,  c'est  de  l'amour  petmis,  de 
l'amour  en  l'air,  vague  et  tournoyant,  fugitif  comme  un  rêve,  quand 
elles  n'aiment  personne;  tangible,  audacieux,  chercheur  de  contacts, 
quand  eUes  aiment  quelqu'un.  —  là-bas,  voilà  Geneviève  qui  s'en- 
vole dans  les  bras  d'un  beau  valseur.  Roger  la  suit  de  l'œil.  Il  constate 
avec  jalousie  qu'elle  s  abandonne,  livrant  sa  taille  à  l'étrtinie  de  son 
danseur.  Est-ce  seulement  pour  bien  danser?  Non;  l'œil  est  rêveur, 
noyé,  l'attitude  assouplie,  presque  imprégnante.  Est-ce  donc  qu'elle 
est  heureuse  de  se  sentir  enveloppée  dans  cet  embrassement  vigou- 
reux, si  singulièrement  indécent,  même  pour  l'observateur  désin- 
téressé? Pas  davantage.  Mais  cette  chaste  entre  les  chastes  est 
amoureuse,  et,  pendant  que  sa  pensée  voyage,  perdue  dans  l'espace, 
à  la  poursuite  de  la  figure  aimée,  son  corps  tournoie,  dirigé  par  une 
pression  qui  le  guide  et  à  laquelle  mollement  il  obéit.  Elle  en  est 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

arrivée  vite  à  s'imaginor  que  c'est  le  bras  de  Roger  qui  l'enserre, 
et  noo  celui  d'un  indiff'rent.  C'est  si  bien  là  l'explication  de  son 
abandon,  que,  au  moment  précis  où  son  regard  rencontre,  par 
hasard,  celui  du  jeune  homme  qui  jalousement  la  considère,  elle 
paraît  sentir  to.ut  à  coup  le  plancher  sous  ses  pieds,  comme  si, 
jusqu'alors,  elle  avait  vraiment  tourbillonné  dans  les  nuages.  Brus- 
quement alors,  elle  oblige  son  danseur  à  ralentir;  puis,  elle  s'éloigne 
imperceptiblement  de  lui,  son  visage  s'éclaire,  et  finalement,  elle 
s'arrête  et  cause,  en  regardant  par-dessus  son  éventail  celui  dont 
la  vue  l'a  soudain  désabusée. 

Roger,  en  cherchant  Geneviève,  a  inspecté  tous,  les  visages  et 
toutes  les  tailles.  Quoique,  chez  la  maréchale,  il  y  ait  peu  déjeunes 
filles  privées  même  de  ce  pauvre  luxe  de  la  beauté  du  diable,  il  a 
été  contraint  de  se  dire  que  l'on  a  débité  bien  des  fadeurs  sur  les 
enchantemens  d'une  réunion  de  jeunes  filles»  Toute  cette  fleur  d'o- 
ranger accumulée  porte  au  cœur  plus  qu'elle  ne  grise.  Et  puis,  une 
partie  est  forcément  en  train  de  se  flétrir,  faute  d'avoir  p.u  trouver 
tin  placement  en  temps  utile.  Et  quoi  de  plus  triste  que  ces  vierges 
mûrissantes,  encore  jolies,  mais  dont  le  teint  se  plombe  et  dont  la 
peau  se  sillonne,  dont  le  charme  lentement  s'évapore  comme  le 
bouquet  d'un  vin  qu'on  oublie  I 

La  musique  s'est  tue  ;  les  couples,  lancés  comme  des  toupies 
hollandaises  qui  s'en  vont,  heurtant  les  arceaux  et  bousculant  les 
quilles,  s'arrêtent  brusquement  et,  pour  la  plupart,  gauchement, 
un  pied  en  l'air,  l'autre  incertain.  Il  y  a  des  ébauches  desaluls  titu- 
bans  de  la  part  des  danseurs;  de  la  part  des  danseuses,  de  petits 
rires,  niais,  très  courts,  mourant  sans  cause  comme  ils  sont  nés, 
pareils  à  des  bulles  de  savon  qui  ratent.  Chacun  reconduit  à  son 
siège  la  jeune  personne  qu'il  vient  d'étourdir,  la  salue  d'un  de  ces 
gestes  de  guillotiné  qui  vous  abattent  la  tête  en  vous  laissant  le  corps 
droit,  reprend  son  claque  et  s'en  va  tout  en  sueur,  s'éventant  et 
s' épongeant,  confier  à  quelque  ami  une  réflexion  drôle  ou  polis- 
sonne, taudis  que  l'Agnès  essoufflée  se  trémousse  sur  sa  chaise, 
pépiant  comme  une  moinelle,  riant  avec  ses  voisines,  dont  les  têtes 
frôlent  la  sienne.  —  C'est  le  moment  que  choisit  Roger  pour  s'ap- 
procher de  Geneviève.  Celle-ci,  très  entourée,  lève  ostensiblement  la 
tête,  en  dirigeant  son  regard,  parmi  les  ondulations  d'habits  noirs, 
yers  le  privilégié  qu'elle  a  vu  de  loin  mieux  qu'elle  ne  voit  de  près 
les  autres  et  à  qui  elle  veut  parler.  Son  mouvement  oblige  le  cercle 
qui  l'enferme  à  s'ouvrir  pour  laisser  passer  l'heureux  mortel,  objet 
d'une  distinction  si  flatteuse.  Elle  se  penche  vivement,  pendant  qu'il 
s'incline,  —  caç^il  ne  ciaint  pas,  lui,  de  faire  décrire  une  courbe  à 
son  échine,  —  et  elle  lui  glisse  ces  mots  : 

—  Invitez-moi  vite  pour  le  cotillon  ;  sauvez-moi  de  M.  de  Cartevaut. 


DANS  LE   MONDE.  367 

—  Je  venais  vous  rappeler,  marlemoiselle,  dit  Roger,  que  vous 
avez  bien  voulu  me  promettre  le  cotillon  de  ce  soir. 

Un  petit  jeune  homme,  tout  élri((ué,  très  élégant,  mais  fort  gro- 
tesque dans  son  habit  trop  court,  s'en  va,  l'air  vexé,  rageant  comme 
un  terrier  (jui,  jappant  la  gueule  ouverte,  donnant  de  la  voix  pour 
se  faire  remarquer,  vient  d'avaler  un  coup  de  louet. 

L'atmosphère  s'alourdit.  Le  bal,  au  mois  de  juin,  est  un  étrange 
divertissement;  n)ême  dans  une  réunion  aussi  se lerted  q\iH  celles 
delà  maréchale,  les  transpirations  abondantes  et  visibles  ne  laissent 
pas  d'être  déplaisantes.  —  Roger,  qui  ne  danse  pas,  faift  paisible- 
ment sa  cour  à  M'"*^  de  Rhèges. 

Profitant  d'un  quadrille  et  d'une  polka,  —  danses  méprisables 
et  méprisées,  —  M""^  de  Rhèges,  après  s'être  assurée  que  le  dos 
de  sa  fille  ne  marquait  plus  qu'un  nombre  raisonnable  de  degrés  de 
chaleur,  demanda  à  Roger  son  bras  et  emmena  Geneviève  respirer 
au  jardin,  non  sans  avoir  fait  au  vestiaire  une  station  pendant 
laquelle  elle  avait  emmitouflée  la  jeune  fille  jusqu'aux  yeux. 

—  Enfin  !  voilà  de  l'air!  Si  tu  étais  raisonnable,  Geneviève,  nous 
nous  en  irions  tout  à  l'heure... 

—  Impossible,  madame,  interrompit  Roger  :  W^^  Geneviève  et 
moi,  nous  dansons  ensemble  le  cotillon. 

—  Ah  !  çà,  vous  danserez  donc  ce  soir  ? 

—  Je  lâcherai. 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  dansé  encore? 

—  Parce  que  je  me  réservais. 

—  Ah! 

Et  M"»®  de  Rhèges  eut  dans  l'ombre  un  sourire  tout  pareil  à  celui 
qu'avait  eu  un  jour  M"'"  de  Trémont,  un  sourire  de  mère  de  famille 
satisfaite. 

—  Vous  savez,  dit  tout  à  coup  Geneviève,  votre  mère  et  votre 
sœur  viennent  à  Rhèges  passer  septembre  ? 

—  Et,  si  vous  étiez  aimable,  ajouta  M'"'^  de  Rhèges,  vous  vien- 
driez nous  voir  à  ce  moment-là. 

La  phrase  de  la  fille  n'ayant  été  évidemment  dite  que  pour  pro- 
voquer l'invitation  de  la  mère,  Trémont  accepta  avec  empressement, 
après  avoir  cherché  dans  la  nuit  un  regard  qui  se  dérobait. 

L'air  était  vif,  car  il  n'y  a  presque  plus  de  nuits  chaudes  :*ous  notre 
latitude.  D'ailleurs,  la  brise  s'humectait  en  passant  la  Seine  et  jetait 
sur  les  arbres  du  cours  un  voile  humide,  une  brume  subtile  faite 
de  poussière  d'eau.  On  rentra.  —  Le  buffet,  dressé  dans  la  salle  à 
manger  et  plus  riche  en  boissons  qu'en  victuailles,  ainsi  qu'il  con- 
vient à  un  buffet  d'été,  était  investi.  Trois  rangs  d'assoilfés  en  défen- 
daient l'approche.  Roger  perça  le  flot  des  assiégeans  pour  aller  con- 
quérir un  sorbet  à  l'usage  de  Geneviève  qui  mourait  de  soif.  Et  il 


3'j8  REVUli   DES    DEUX    MONDES, 

se  init  à  regarder  ces  jolis  doigts  minces,  eflilés,  adroits,  maniant 
la  cuiller  de  vermeil  avec  une  grâce  naturelle,  sans  aucune  de  ces 
rech^^rches,  de  ces  alléleries  des  doigts  de  bourgeoise  qui  veulent 
se  donner  des  airs  dégagés.  11  regarda  aussi  le  bras  gentiment 
courbé,  qui  faisait  un  pli  agaçant  comme  une  fossette,  et  puis  les 
dents  toutes  blanchf^s  riant  dans  le  rose  fondant  du  sorbet,  et  puis 
encore  les  cheveux  châtains,  qui  semblaient  avoir  retenu  dans  leurs 
tornades  des  rayons  de  soleil  paresseux  s'étant  laissé  rouler  avec  le 
reste,  comme  des  paquets  de  fil  d'or  parmi  des  écheveaux  bruns. 
Tant  et  si  bien  qu'au  moment  où  son  regard  hésilait  entre  un  joli 
signe,  situé  près  du  coude  gauche,  et  une  petite  lentille  noire,  per- 
chée sur  l'épaule  droite,  il  surprit  en  lui  un  élan  de  désir  dont  il 
fut  tout  près  de  se  garder  rancune. 

Quand  ils  furent  assis  côte  à  côte  sur  deux  de  ces  chaises  de 
louage  si  bêtement  alignéespour  le  plus  interminable  des  divertisse- 
mens  chorégraphiques,  ils  furent  frappés  en  même  temps  de  la  vul- 
garité d'ensenib'e  de  cette  pépinière  de  mondains  et  de  mondaines. 

—  Mon  Dieu  !  dit  Geneviève,  c'est  donc  vraiment  la  fin  du  monde! 

—  Oui;  la  fin  de  notre  monde.  Mais  qui  est-ce  qui  y  croit  encore, 
au  monde?  Ceux  qui  n'en  sont  pas  et  voudraient  bien  en  être,  et 
surtout  faire  croire  qu'ils  en  sont.  Ceux-là  gardent  la  foi,  parce 
qu'ils  ne  pourraient  la  perdre  sans  renoncer  à  la  plus  chère  de 
leurs  prétentions...  Tenez,  moi  qui,d'insiirict,  n'aime  pas  la  finance, 
je  trouve  que  les  gens  du  monde  ont  raison,  au  point  où  nous 
en  sommes,  de  tripoter  ferme  à  la  Bourse.  Si  nous  ne  devenons 
pas  tous  archimillionnaires  d'ici  à  quelques  années,  nous  ne  serons 
plus  rien  du  tout. 

—  Cela  vous  ferait  de  la  peine  de  n'être  plus  rien  du  tout?  dit 
Geneviève  en  souriant. 

—  Moi,  je  serai  toujours  au  moins  sous -lieutenant... 

Le  minuscule  Cartevaut  vint  gracieusement  enlever  Geneviève 
pour  une  figure,  ravi  de  la  déranger.  —  Trémont,  tout  en  regar- 
dant Genevii^'ve  val>er  avec  le  petit  Cartevaut,  inscrivait  sur  ses 
tableites  mentales  cette  maxime  aussi  rigoriste  qu'inapplicable  : 
L'autorité  maritale  a  été  imaginée  pour  fournir  aux  hommes  le 
moyeu  d'empêcher  leurs  femmes  de  danser. 

—  Je  n'ai  jamais  beaucoup  apprécié  la  danse,  dit-il,  quand  Gene- 
viève fut  venue  se  rasseoir  auprès  de  lui;  —  mais,  avons  voir  dan- 
ser ainsi,  je  la  prends  en  horreur. 

—  Ho!  fit  Geneviève,  dansé-je  donc  si  mal?..  Mais,  ajouta-t-elle 
avec  un  regard  où  pétillait  une  malice  de  femme,  ce  n'est  pas  la 
première  fois  que  vous  me  voyez  danser? 

—  C'est  vrai,  mais  c'est  la  première  fois  que  la  chose  me  déplaît. 
Le  fâcheux  Cartevaut  vint  encore  à  Geneviève,  lui  tendant  une  de 


DANS   LE    MONDE.  369 

ses  mains  ;  il  tenait  de  l'autre  une  jeune  fille  longue  et  unie  comme 
un  mât  de  cocagne,  sans  rien  de  tentant  au  bout,  et  conviait  M"^  de 
Rhèges  à  faire  le  pendant. 

—  Pardon  de  vous  refuser,  dit  Geneviève;  un  désastre  à  ma  jupe. 
Monsieur  de  Trémont,  mon  royaume  pour  une  épingle  1 

Et,  comme  Roger  faisait  mine  de  prendre  l'épingle  de  sa  cravate  : 

—  Tenez-vous-en  au  simulacre,  dit-elle.  Personne  ne  nous  regarde. 

—  Pourquoi  avez-vous  refusé?  demanda  Roger. 

—  j'en  ai  assez. 

—  Mais  cela  ne  fait  que  de  commencer. 

—  C'est  fini  pour  moi. 

—  Mais,  si  nous  ne  dansons  ni  l'un  ni  l'autre,  nous  allons  nous 
faire  remaïquer. 

—  C'est  vrai.  Eh  bien!  dansez,  vous.  Moi,  je  dirai  que  je  suis 
fatiguée. 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  peux  pas  ;  sans  cela,  j'aurais  déjà 
dansé  avec  vous. 

—  Votre  épaule  vous  fait  encore  mal? 

—  C'est-à-dire  que  je  ne  la  sens  pas  encore  solide,  car  elle  ne 
m'a  jamais  fait  grand  mal. 

—  Mais,  au  moment  de  votre  chute?  dit  Geneviève,  en  pâlissant 
un  peu  au  souvenir  de  l'accident. 

—  A  ce  moment-là  moins  que  jamais  ;  j'ai  eu  le  mauvais  goût  de 
m' évanouir. 

—  Vous  n'êtes  pas  le  seul  à  vous  être  évanoui. 

—  Bah!  il  y  a  eu  des  femmes  sensibles  qui?.. 

—  Mais  oui,  dit  Geneviève,  dont  la  pâleur  disparut  soudain  sous 
une  notable  couche  de  vermillon  naturel. 

—  Jeunes?  fit  Roger. 

—  Voyons,  on  a  dû  vous  le  dire. 

—  Non,  je  vous  jure.  Nommez...  Quoi!  vous? 

—  Hélas  !  on  s'est  assez  moqué  de  moi  quand  on  a  su  que  votre 
chute  n'aurait  pas  de  suites  graves.  Je  ne  pouvais  pourtant  pas  le 
deviner,  et,  quand  j'ai  vu  votre  cheval,  la  croupe  en  l'air,  s'abattre 
lourdement  sur  vous,  je  me  suis  laissée  défaillir  sans  me  demander 
le  moins  du  monde  ce  qu'on  en  penserait. 

Roger  avait  ignoré  jusque-là  l'évanouissement  de  Geneviève.  Une 
émotion  profonde  passa  dans  ses  yeux. 

—  Écoutez,  dit-il,  vous  allez  partir  pour  la  Champagne.  Après 
ce  qu'a  bien  voulu  me  dire  ce  soir  M'"®  de  Rhèges,  je  me  crois 
autorisé  à  aller,  vers  septembre,  passer  quelques  jours  chez  vous. 
Pourtant,  je  ne  le  ferai  que  si  vous  m'y  encouragez. 

—  Étes-vous  si  timide? 

•^OMH  Liv.  —  1882.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  suis  pas  timide,  mais  je  suis  timoré.  Il  y  a  une  foule  de 
choses  que  je  voudrais  vous  dire,  et  que  je  ne  peux  pas  vous  dire... 
que  je  ne  peux  pas  encore  vous  dire. 

—  Ah!  fit  Geneviève,  pensant  tout  de  suite  à  la  duchesse  et  à 
Jane  Spring.  —  Enfin,  ajouta-t-elle  après  un  silence,  si  vous  désirez 
que  je  joigne  mes  instances  à  celles  de  ma  raère,  je  le  fais  de  grand 
cœur.  Je  serai  heureuse,  très  heureuse  de  vous  voir  à  Rhèges,cetété. 

Elle  se  leva,  chercha  un  instant  sa  mère  du  regard  et,  l'ayant 
aperçue  : 

—  Je  vais  abréger  la  corvée  de  ma  mère,  dit-elle.  Au  revoir! 
Elle  lui  donna  une  poignée  de  main,  et,  sans  lui  laisser  le  temps 

d'offrir  son  bras,  elle  rejoignit  M""^  de  Rhèges. 

Roger  resta  debout  un  instant,  au  milieu  de  ce  salon  où  les  tours 
de  valse  du  cotillon  se  succédaient  à  courts  intervalles.  Évidemment, 
sa  pensée  était  ailleurs.  Il  ne  voyait  pas  ce  qu'il  paraissait  regarder. 
Les  accessoires  épars  dans  un  coin,  les  mères  groupées  dans  un 
autre,  bâillant  à  pleine  bouche,  les  couples  suans  et  fatigués  qu'ai- 
guillonnait l'entrain  factice  d'une  fin  de  bal,  les  musiciens  dont  la 
tenue  se  relâchait  et  qui  se  bourraient  de  sandwichs,  au  sein  de 
leur  bosquet  depuis  longtemps  défraîchi,  jouant  de  plus  en  plus  à 
la  diable,  courant  après  la  mesure  sans  faire  de  grands  efforts  pour 
la  rattraper,  tous  ces  élémens  connus  d'un  tableau  vulgaire  que 
l'on  retrouve  partout  le  même,  à  quelques  détails  près,  lui  frap- 
paient la  vue  sans  s'y  refléter.  Ce  n'était  pas  là  ce  que  contemplait 
le  regard  de  son  âme.  La  vision  qui  lui  hantait  l'esprit,  depuis  quel- 
ques instans,  c'était  un  bois  dont  le  feuillage  jauni  tamisait  les  doux 
rayons  d'un  soleil  d'automne  mettant  des  lueurs  pâles  le  long  de 
deux  épées  croisées;  c'était  la  figure  hautaine  et  froide  du  baron 
de  Rochegarde,  dans  l'ironie  tranquille  de  laquelle  il  lisait  son  arrêt. 

Il  se  secoua  et  eut  un  sourire  fier  en  se  rappelant  la  devise  de  sa 
maison  figurant  au-dessous  des  trois  collines  de  sinople  des  Tré- 
mont  :  Non  tremunt.  Puis,  à  son  tour,  il  se  retira. 

XVII. 

Sur  les  rails  d'une  de  ces  lignes  de  chemins  de  fer  à  une  seule 
voie,  dites  d'intérêt  local,  construites  pour  faire  circuler  la  vie  dans 
des  contrées  qui  souvent  n'ont  pas  de  vie  et  n'aiment  pas  la  circu- 
lation, un  train  glisse  lentement.  Midi  bientôt.  On  approche  d'Ar- 
cis,  la  station  où  Roger  doit  descendre  pour,  de  là,  se  rendre  à 
Rhèges,  but  de  son  voyage.  Il  ne  dort  pas,  mais  il  est  sans  cesse 
sur  le  point  de  convertir  en  sieste  la  méditation  commencée,  car  la 
chaleur  méridienne  qui  s'abat  lourdement,  avec  les  rayons  pei-pen- 
diculaires  du  soleil,  sur  les  nudités  déplaisantes  de  la  campagne 


DANS   LE   MONDE.  371 

champenoise,  n'épargne  guère  le  voyageur  enferaié  dans  sa  boîte 
capitonnée  et  poussiéreuse.  Tout  s'endort  dans  un  bain  de  lumière; 
les  mouches  et  les  papillons,  qui  flânent  le  long  da  remblai,  venant 
par  instans  voleter  aux  portières  des  wagons,  sont  seuls  à  mettre 
un  bourdonnement  de  vie  dans  ce  sommeil  lumineux  des  choses. 

Il  rêve.  Les  deux  mois  qui  viennent  de  s'écouler  lui  ont  paru 
longs.  La  reprise  de  ses  occupations  militaires,  un  court  séjour  aux 
Ailettes,  pendant  lequel  sa  mère  lui  a  parlé  de  Geneviève,  lui  révé- 
lant ou  croyant  lui  révéler  l'épisode  de  l'évanouissement,  deux  ou 
trois  rally-papcrs^  quinze  jours  de  grandes  manœuvres,  voilà  ce 
qui  l'a  aidé  à  tuer  le  temps  sans  remplir  sa  vie.  Et  maintenant,  il 
est  tout  près  de  celle  qui  résumerait  ses  espérances,  s'il  se  croyait 
encore  le  droit  d'en  avoir.  Mais  peut- on  escompter  les  joies  de  son 
avenir,  quand  on  s'apprête  à  le  jouer  sur  une  mauvaise  carte?.. 
Bah!  qui  sait  si  le  destin  ne  va  pas  lui  rendre  un  grand  service  en 
mettant  le  point  final  à  son  existence,  avant  que  la  vingt-quatrième 
année  de  son  âge  soit  révolue?  A  vrai  dire,  il  n'a  vécu  que  quelques 
mois;  mais,  en  ces  quelques  mois,  n'a-t-il  pas  tout  essayé  et  tout 
connu  :  l'amour  indépendant  avec  Madeleine,  le  plaisir  avouable 
avec  Jane,  l'ivresse  correcte  des  amours  à  marier  avec  Geneviève?., 
Oui.  Seulement,  il  reste  encore  à  expérimenter  le  mariage,  le  ma- 
riage, qui,  de  l'aveu  général,  promet  beaucoup  plus  qu'il  ne  peut 
tenir,  mais  avec  lequel  on  n'est  jamais  quitte  qu'après  y  avoir 
sacrifié  :  épreuve  suprême  et  dernière  hors  de  laquelle  serait  bien 
souvent  le  salut,  mais  dont  l'absence  laisse  forcément  en  suspens 
la  fameuse  question  du  bonheur...  Le  train  ralentit  encoi^  sa 
marche;  on  arrive.  Roger  se  penche  à  la  portière.  —  Une  plaine 
vaste  comme  un  océan,  et  dont  la  perspective  inflexible  n'est  cou- 
pée que  par  des  lignes  d'arbres  grêles  bordant  de  longues  routes 
droites  au  sol  poudreux  et  blanc.  Les  teintes  blanchâtres  des  ter- 
rains crayeux,  rebelles  à  la  culture,  s'étalent  çà  et  là  par  plaques 
sur  le  sol  stérile,  comme  des  dartres  sur  une  face  glabre,  et  l'azur 
du  ciel,  au-dessus  de  ces  champs  déserts,  prend  de  durs  reflets 
d'acier  qui  ne  permettent  pas  d'y  chercher  un  repos  pour  les  yeux 
fatigués.  Au  loin,  un  lourd  clocher  d'église  dresse  sa  silhouette 
massive,  dominant  un  groupe  de  maisons  blanches.  C'est  la  ville. 
Et  voici  la  station,  derrière  la  balustrade  de  laquelle  on  aperçoit  un 
break  où  se  tiennent  debout,  les  yeux  sur  le  train  qui  s'arrête, 
deux  jeunes  filles  dont  les  robes  de  toile  à  rayures  claires  et  les 
ombrelles  rouges  mettent  dans  ce  morne  paysage  le  sourire  que  le 
soleil  lui-même  lui  refuse,  car  il  se  contente  de  lui  envoyer  bruta- 
lement la  chaleur  et  la  lumière  de  ses  rayons  d'or  sans  rien  lui 
communiquer  de  son  charme  ni  de  sa  gaîté. 

En  voyant  Roger  paraître  à  la  portière  de  son  wagon,  les  deux 


372  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jeunes  filles  se  hâtent  de  descendre  du  break  et  se  précipitent  vers 
le  quai,  où  le  comte  de  Rhèges  se  promène  depuis  cinq  minutes. 

—  Geneviève  a  eu  raison  contre  moi,  crie  Marie-Antoinette  en 
embrassant  son  frère.  Elle  était  sure  que  tu  arriverais  par  ce  train-ci  ; 
moi,  je  tenais  pour  celui  du  soir.  Car  tu  as  tout  bonnement  oublié 
d'écrire  lequel  tu  prendrais. 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  riches  en  trains;  j'étais  convaincu 
qu'il  n'y  en  avait  qu'un,  celui-ci,  et  j'ai  négligé  d'approfondir 
l'Indicateur. 

—  Vous  allez  voir  un  vilain  pays,  dit  M.  de  Rhèges. 

—  N'écoutez  pas  trop  papa,  interrompt  Geneviève;  chez  lui,  le 
dénigrement  de  son  pays  est  purement  affaire  de  coquetterie.  Il  va 
vous  faire  remarquer,  tout  le  long  du  chemin,  la  laideur  plate  et 
bête  de  ces  landes  sans  fin  ;  puis  il  guettera  votre  étonnement  à 
notre  entrée  dans  le  parc,  et,  comme  vous  serez  naturellement  ravi 
de  nos  futaies,  ne  fût-ce  que  par  politesse,  il  s'imaginera  votre 
admiration  d'autant  plus  grande  qu'il  aura  su  rendre  votre  première 
impression  plus  désagréable. 

Roger  fit  comprendre  à  Geneviève  d'un  regard  que  le  pays,  les 
landes,  le  parc  et  les  futaies  lui  importaient  très  peu.  —  Le  break 
fila  sur  une  grande  diablesse  de  route  se  déroulant  à  perte  de  vue 
dans  un  développement  à  peu  près  rectiligne,  qui  courbaturait  les 
yeux.  Roger  était  assis  entre  sa  sœur  et  Geneviève,  qui  l'associaient 
à.  leur  babil  par  ces  brusques  inclinations  de  tête,  par  ces  gestes 
vifs  et  ces  poses  confidentielles  dont  les  jeunes  filles  ont  le  secrets  — 
Marie-Antoinette,  élevée  à  la  campagne,  avait  certaines  exubérances 
naïves  des  nourrissonnes  du  grand  air,  tempérées  par  une  grâce  natu- 
relle et  par  l'influence  de  sa  mère,  femme  entre  toutes  distinguée. 

Après  avoir  parcouru  cinq  kilomètres  de  pays  plat  et  de  terrain 
nu,  la  voiture  tourna  brusquement  au  coin  d'une  rangée  d'arbres, 
la  première  qu'on  eût  rencontrée,  et  s'engagea  dans  une  avenue 
imposante  et  fraîche  comme  une  nef  de  cathédrale.  Au  bout,  on 
voyait  une  haute  grille  de  fer,  de  chaque  côté  de  laquelle  courait, 
en  bordure  d'un  saut-de-loup,  une  barrière  peinte  en  blanc.  Puis, 
au-delà,  s'étendait  une  pelouse  immense  qu'enlaçait  une  allée 
sablée,  et,  plus  loin,  se  dressait  une  masse  compacte  de  vtrdure, 
que  trouaient  de  larges  percées  arrondies  en  voûtes,  à  la  manière 
des  allées  de  Versailles.  —  La  transition  est  si  brusque  que  rare- 
ment l'effet  attendu  par  le  comte  manque  de  se  produire. 

—  Mais  ce  n'est  plus  le  même  pays  !  dit  Roger. 

—  Hein?  fit  le  comte.  Qu'est-ce  que  vous  dites  de  cela?  Made- 
moiselle ma  fille  aura  beau  railler  mes  vanités  de  propriétaire,  elle 
ne  fera  pas  qu'avoir,  en  pleine  Champagne  pouilleuse,  un  parc  nor- 
mand ou  tourangeau  ne  soit  extrêmement  honorable  et  flatteur. 


DANS    LE    MONDE.  373 

—  Et  dessiné  par  Le  iNo^tre,  le  parc!  dit  Geneviève  en  riant. 
Gomme  tous  les  vieux  parcs  qui  se  respectent.  On  est  libre  de  ne 
pas  le  croire,  mais  il  faudrait  y  aller  voir,  c'est-à-dire  essayer  de 
déchiflVer  les  plans,  ce  qui  serait  bien  ennuyeux.  Croyez-moi,  mon- 
sieur Roger,  faites  acte  de  foi;  ces  plans  sont  un  affreux  grimoire 
que  mon  père  seul  peut  épeler  et  où,  seul,  il  peut  reconnaître  l'au- 
guste main  de  Le  ïNostre,  parce  qu'il  les  interprète  avec  la  seconde 
vue  du  cœur. 

A  droite  de  la  grande  pelouse,  s'élève  le  château,  assez  vasie, 
mais  assez  piètre  construction  du  commencement  du  siècle  :  jolie 
caserne,  mais  vilain  château.  L'ancien  manoir  a  été  détruit  en  1814, 
lors  de  l'invasion. 

—  Puisque  Le  Nostre  a  dessiné  le  parc,  dit  encore  Geneviève  pour 
taquiner  son  père,  il  est  fâcheux  qu'il  ne  se  soit  pas  trouvé  un  des- 
cendant de  Hardouin  Mansart  pour  réédifier  le  château. 

Sur  le  perron,  M""^  de  Rhèges  et  M™®  de  Trémorit  paraissent.  On 
cause  cinq  minutes,  puis  on  déjeune.  \  six  heures,  lorsque  la  cha- 
leur est  tombée,  on  fait  le  tour  du  parc.  —  Et,  de  ce  jour,  com- 
mence pour  le  nouvel  hôte  du  château  de  Rhèges  une  existence  qui 
serait  délicieuse,  n'était  la  présence  de  Marie-Antoinette,  qui  sanc- 
tifie les  entretiens.  Elle  est  pourtant  bien  charmante,  Marie-Antoi- 
nette, et  elle  a  l'intuition  de  ce  qui  se  passe  dans  les  cœurs  auxquels 
elle  sert  à  la  fois  de  trait  d'union  et  de  barrière  séparative,  car  elle 
engage  les  amoureux  à  ne  plus  s'appeler  M.  Roger  Qi  M^^^  Geneviève, 
ce  qui  est  vraiment  gauche,  non  plus  que,  monsieur  et  mademoi- 
selle, ce  qui  est  vraiment  froid,  si  bien  que  durant  ces  longues 
heures  passées  en  liberté  sous  les  charmilles,  on  s'appelle  simple- 
ment par  son  nom,  sauf  à  reprendre  les  appellations  d'étiquette  aux 
heures  de  repas  et  de  contrainte.  On  monte  à  cheval,  mais  dans 
le  parc,  où  l'on  fait  du  manège  en  plein  air;  il  n'y  a,  d'ailleurs,  que 
deux  chevaux  de  selle  au  château.  On  pêche  à  la  ligne  et  l'on  canote, 
mais  toujours  dans  le  parc,  que  traverse  une  johe  rivière,  laquelle 
n'est  pas  étrangère  à  la  large  tache  de  verdure  que  fait  la  propriété 
du  comte  sur  les  steppes  désolées.  Au  reste,  ce  parc  est  une  merveil- 
leuse oasis  dans  le  Sahara  champenois.  Clos  de  murs  sur  trois  côtés, 
il  n'a  qu'une  échappée  de  vue  sur  la  campagne,  juste  ce  qu'il  faut 
pour  établir  le  contraste.  Trop  vaste  pour  être  partout  bien  entre- 
tenu, il  a  des  recoins  mal  peignés  où  les  tailHs  se  font  broussailles, 
où  des  lianes  parasites  s'enroulent  en  festons  vivans  au  flanc  de 
vieux  arbres,  où  des  herbes  géantes  se  dressent  comme  des  mois- 
sons sur  pied  sous  les  feuillées  épaisses.  —  Il  y  a  surtout,  au  fin 
fond  de  la  propriété,  tout  contre  le  mur  d'enctinte,  à  l'endroit  nù 
ce  mur  s'abaisse  pour  laisser  sortir  du  parc  la  rivière  qu'il  semble 
y  avoir  tenue  captive,  un  bosquet  ombreux  et  sauvage,  vrai  boudoir 


37/i  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

naturel  de  verdure,  où  il  fait  bon  s'a?seoir,  quand  on  ne  craint 
pas  les  bêles.  Car,  indépendamment  des  fourmis  et  autres  insectes 
qui  y  abondent,  ce  ne  sont  que  papillons  et  libellules,  grenouilles 
et  crapauds,  bourdons  et  scarabées  :  une  de  ces  débauches  de  vie 
animale  que  seuiblent  provoquer  les  exubérances  d'une  végétation 
encouragée  et  développée  par  le  voisinage  de  l'eau. 

La  petite  rivière  coule  doucement,  déroulant,  parmi  les  saules, 
les  trembles,  les  joncs,  les  nymphéas  et  toute  la  flore  aquatique  et 
aquaiile  de  ces  parages  humides,  le  cours  endormi  de  ses  eaux  gris 
bleu.  Une  barque  blanche,  négligemment  amarrée  à  une  touffe  de 
roseaux  qu'entoure  sa  chaîne  rouillée,  s'est  mise  en  travers  du  cou- 
rant tranquille,  le  nez  dans  les  herbes,  comme  un  cygne  qui  bec- 
queté la  rive  ;  au  long  de  ses  côtes,  les  avirons  flottent  comme  des 
ailes  qui  trempent.  A  moitié  enfouis  sous  les  herbages  riverains, 
Roger,  Geneviève  et  Marie-Antoinette,  dédaigneux  de  leurs  lignes  et 
des  tanches  ou  des  barbeaux  qui  pourraient  s'y  accrocher  d'aventure, 
goûtent,  mollement  étendus,  la  fraîcheur  du  lieu,  par  une  matinée 
chaude  de  septembre.  Les  toilettes  bariolées  des  jeunes  filles  et  le 
veston  blanc  du  jeune  homme  tranchent  en  notes  éclatantes  sur  la 
masse  sombre  des  verdures,  dont  la  rouille  d'automne  commence 
à  grignoter  les  cimes  ;  le  soleil  ne  pénètre  à  travers  l'enchevêtre- 
ment des  branches  et  le  voile  dense  des  feuillages  qu'en  rayons  divi- 
sés, en  filets  de  lumière  plutôt  taquins  qu'hostiles. —  Rien  ne  révèle 
la  grande  orgie  de  clarté  à  laquelle  le  ciel  convie  la  terre,  ni  l'on- 
dée brûlante  que  verse  là-bas  sur  la  mélancolie  des  plaines  l'astre 
flambant  des  jours  d'été. 

—  Eh  bien!  dit  Geneviève,  vous  ne  péchez  plus,  monsieur  Roger... 
Roger,  veux-je  dire? 

Presque  toutes  les  fois,  elle  se  reprenait  ainsi,  regardant  de  côté 
Marie-Antoinette  et  ayant  l'air  de  lui  faire  une  concession. 

—  Ma  foi,  non;  j'ai  pris  ce  matin  deux  gardons:  je  suis  las  de 
détruire.  Je  me  sens  d'humeur  parfaitement  débonnaire,  et  M.  de 
Rhèges  me  montrerait  à  bonne  portée  une  canepetière,  cet  unique 
gibier  de  vos  plaines,  qu'on  voit  rarement  et  qu'on  n'approche  jamais, 
je  crois  qu'aujourd'hui  je  ne  la  tirerais  pas. 

—  Et  tu  aurais  raison,  dit  Marie-Antoinette,  car,  outre  que  tu 
n'aurais  plus  ^de  mérite  à  ne  pas  la  manquer,  ce  serait  une  mau- 
vaise action  que  d'attenter  à  une  vie  quelconque  par  un  si  beau 
temps.  C'est  si  bon  de  vivre  ! 

En  disant  cela,  Ja  belle  fille  brune  semblait  aspirer  la  vie  par  tous 
les  pores. 

—  Bah  !  fit  Roger,  c'est  la  paresse  qui  me  fait  parler,  car  on  peut 
détruire  sans  scrupules  quand  on  sent  partout  la  vie. 

11  eut  un  geste  qui  désignait  la  terre,  le  ciel  et  l'eau. 


DANS    LE    MONDE.  375 

—  Qu'est-ce  qu'une  bête  morte?  reprit-il.  Qu'est-ce  même  qu'un 
homme  qui  meurt?  Tant  d'autres  naissent. 

—  Oh  !  oh  !  voilà  qui  est  bien  shakspearien,  dit  Geneviève. 
Elle  riait;  elle  jeta  pourtant  sur  Roger  un  regard  un  peu  surpris, 

car  elle  avait  saisi  dans  l'intonation  de  la  phrase  quelque  chose  de 
grave  et  d'attristé.  D'ailleurs,  plusieurs  fois  déjà,  depuis  l'arrivée 
du  jeune  homme,  elle  avait  pu  relever  soit  dans  sa  voix,  soit  dans 
son  langage,  soit  dans  le  tour  de  ses  pensées,  une  tendance  poé- 
tique, un  penchant  à  la  tristesse. 

—  0  l'énorme  phalène  !  s'écria  Marie-An  toi  nette,  qui,  debout 
depuis  un  instant,  jouait  avec  les  branches  flexibles  des  arbustes 
en^dronnans. 

C'était,  en  effet,  un  monstrueux  papillon  de  nuit,  qui,  alourdi  et 
comme  stupéfié,  dormait  sur  une  feuille,  étalant  ses  larges  ailes 
brunes  marquées  vers  les  bords  de  taches  blanches  cerclées  de 
noir,  en  forme  d'œil,  —  Roger  se  leva,  prit  le  papillon  entre  ses 
doigts,  que  macula  la  poussière  noirâtre  des  ailes,  puis,  ayant 
ramassé  une  pierre,  qu'il  dut  chercher  longtemps,  il  appliqua  la 
bête  sur  un  tronc  d'arbre,  et,  froidement,  méthodiquement,  l'écrasa. 

Il  y  eut  deux  exclamations  indignées. 

—  Comment  !  dit  Marie-Antoinette,  toi  qui  te  prétendais  tout  à 
l'heure  si  bien  enclin  à  la  débonoaireté  ! 

—  Peuh  !  une  vilaine  bête,  un  gros  ver  avec  des  ailes.  Ça  doit 
manger  toute  sorte  d'insectes  et  de  plantes.  Le  monde  est  plein  de  ces 
monstres  hypocrites,  plus  ou  moins  déguisés,  dont  la  mission  incom- 
préhensible est  de  détruire  ce  qui  est  plasbeau  ou  plus  utile  qu'eux. 

—  Alors,  c'est  un  symbole  que  tu  viens  d'anéantir?  dit  Marie- 
Antoinette  plaisantant  son  frère.  Je  ne  te  savais  pas  si  philosophe, 
ni  surtout  à  ce  point  entaché  de  don-quichottisme atrabilaire.  Redres- 
seur des  torts  du  bon  Dieu  !  un  bel  emploi,  mais  qui  doit  demander 
bien  du  discernement! 

Geneviève  ne  s'associa  point  aux  railleries  de  son  amie.  Elle  tra- 
vaillait à  relier  entre  elles  dans  son  esprit  certaines  phrases  de 
Roger,  qui  l'avaient  frappée,  s'efforçant'  d'y  trouver  une  significa- 
tion commune,  une  interprétation  générale  qui  la  satisfît. 

C'était  l'heure  du  déjeuner;  le  premier  appel  d'une  cloche  loin- 
taine vint  en  faire  souvenir  les  promeneurs.  On  remonta  dans  la 
barque,  et  Geneviève,  eu  prenant  la  main  de  Roger  qui,  un  pied  sur 
la  berge  touffue,  l'autre  sur  le  rebord  du  bateau,  aidait  les  jeunes 
filles  à  embarquer,  Geneviève  eut  un  long  regard  pour  le  fiancé  de 
son  cœur,  un  regard  plein  d'inquiétudes  et  de  questions. 

Roger  prit  les  rames,  qu'il  maniait  en  homme  à  qui  tous  les 
sports  sont  familiers,  et  l'on  rentra,  le  bateau  remontant  lentement 
la  petite  rivière  aux  doux  méandres  ombragés.  Les  yeux  du  rameur 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  rivés  à  un  bout  de  bas  rouge  qui  se  montrait  sous  un  des 
bancs,  entre  un  soulier  de  cuir  fauve  et  la  guipure  d'un  jupon  ;  la 
voix  fraîche  et  sonore  de  Marie-Antoinette  faisait,  avec  le  plongeon 
mélodique  et  régulier  des  avirons,  dont  le  dos  rasait  savamment  le 
gris  bleuté  de  l'onde,  la  seule  musique  qu'on  entendît  :  les  ardeurs 
de  midi  endormaient  les  bavardages  d'oiseaux  dans  les  arbres,  et  les 
deux  amoureux  se  taisaient.  On  arriva  ainsi  à  un  embarcadère  rus- 
tique, tout  voisin  du  château  et  surmonté  d'une  construction  légère 
dont  de  simple  bois  en  grume  avait  fait  tous  les  frais.  Chacun  alla 
vaquer  à  sa  toilette. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  on  déjeunait.  Dans  la  salle  à  manger, 
grande  pièce  un  peu  nue  qu'ornaient  seuls  de  vieux  dressoirs  sculp- 
tés, deux  domestiques  en  petite  tenue  de  coutil  faisaient  silencieu- 
sement le  service  autour  de  la  table  silencieuse.  On  n'était  pas  en 
train.  Le  comte  de  Rhèges,  empesé  comme  son  col,  qui  sciait  ses 
favoris  encore  blonds,  —  des  favoris  superbes  aux  poils  desquels 
étaient  attachés  son  air  grave  et  sa  beauté  de  diplomate  à  succès 
par  les  femmes,  —  semblait  étudier  son  blason  sur  le  fond  de  son 
assiette.  La  comtesse  faisait,  de  temps  à  autre,  un  effort  pour  réveil- 
ler son  monde. 

—  Enfin,  la  Bourse  monte  toujours,  dil-elle,  ne  sachant  que  dire. 

—  Oui,  à  mesure  que  la  France  baisse,  fit  le  comte. 

—  Bah!  dit  la  marquise  de  Trémont,  c'est  M.  Bonneteau  et  son 
Alliance  universelle  qui  mènent  le  mouvement  :  la  revanche  des 
élections.  La  finance  catholique,  une  invention  nouvelle  !  Ce  qui  me 
chagrine,  par  exemple,  c'est  qu'il  va  falloir  renoncer  à  jeter  la 
pierre  aux  juifs,  à  raison  de  leur  âpreté  au  gain  :  voilà  que  nous 
leur  faisons  concurrence. 

—  Moi,  ce  qui  m'afflige,  répondit  M"^  de  Rhèges,  c'est  que,  si  tout 
cela  tourne  mal,  nous  laisserons  dans  l'affaire,  avec  pas  mal  de  plumes 
de  nos  ailes,  ce  qui  peut  nous  rester  de  prestige...  honoraire. 

—  Personnellement,  ma  chère,  nous  n'y  laisserons  rien,  dit  M.  de 
Rhèges  d'un  air  satisfait.  Bonneteau  m'a  fait  gagner  quelques  cen- 
taines de  mille  francs.  J'ai  sauvé  ma  mise  et  mon  gain,  car  la  supé- 
riorité des  jeux  de  Bourse  sur  les  autres  jeux,  c'est  qu'on  y  peut 
faire  charlemagne  sans  vergogne,  et  dame!  je  ne  m'en  suis  pas 
privé.  Ça  m'aura  toujours  servi  à  payer  mon  élection  manquée. 

—  Et  rien  ne  coûte  cher  comme  une  élection  manquée!  reprit 
gaîment  M"""^  de  Rhèges.  Le  suffrage  universel  devient  incorruptible  : 
c'est  ruineux. 

—  Oui,  il  devient  incorruptible,  dit  le  comte  avec  un  sourire  plein 
d'amertume,  et  il  absorbe  toujours.  11  ne  me  rendra  pas  ce  qu'il 
m'a  coûté.  Sans  parler  de  l'argent  dépensé,  que  de  pas,  que  de 
démarches  dans  lesquelles  je   ne  rentrerai  jamais!   Tenez,  cette 


DANS    LE    MONDE.  377 

canaille  de  père  Bouviot,  mon  fermier,  qui  est  en  même  temps  maire 
de  notre  chef-lieu  de  canton  et,  par-dessus  le  marché,  électeur  des 
plus  itiflLiens,ne  m'avait-il  pas  mis  en  demeure  de  faire  avoir  à  son 
fils,  conscrit  sans  enthousiasme,  un  congé  indélini,  sous  un  pré- 
texte quelconque?  J'ai  dû,  pour  cpla,  courtiser  des  personnages  que 
je  n'estime  pas,  m'humilier,  me  ridiculiser  presque.  Et,  pendant  ce 
temps-là,  mons  Bouviot  me  faisait  de  l'opposition  partout.  Rien  de 
plus  fréquent  ni  de  plus  naturel,  d'ailleurs,  et  c'est  plus  vieux  que 
le  suffrai^e  universel,  puisque  cela  s'appelle  l'ingratitude  humaine. 
Mais  le  plaisant  de  la  chose  consiste  en  ceci,  que  j'ai  appris  seule- 
ment ce  malin,  c'est-à-dire  un  mois  après  mon  échec,  dont  l'hon- 
neur lui  revient  en  partie,  la  réalisation  de  ses  vœux  et  l'heureuse 
issue  de  mes  plates  sollicitations.  Du  diable,  par  exemple,  si  je  l'en 
informe!  Il  apprendra  son  bonheur  toujours  trop  tôt  à  mon  gré. 

—  Oh  !  mon  ami,  fit  M™®  de  Rhèges  avec  son  bon  sourire  de 
femme  charitable  et  douce. 

C'était  une  charmante  quadragénaire,  qui  n'avait  jamais  été  belle. 
Très  supérieure  à  son  mari,  comme  tant  de  femmes  de  son  milieu, 
elle  avait  plus  d'un  point  commun  avec  la  marquise  de  Trémont, 
son  amie  d'enfance,  mais  elle  avait  de  plus  que  celle-ci  une  exquise 
et  inaltérable  aménité;  il  est  vrai  qu'elle  avait  de  moins  l'auréole  de 
beauté  qui  ceignait  la  tête  royale  de  la  marquise.  C'était  une  de  ces 
femmes  rayonnantes  de  vertu,  empreintes  de  dignité,  parfumées  de 
bienveillance  et  rehaussées  d'esprit  qui,  toutes  rares  qu'elles  sont, 
ont  à  elles  seules  plus  ajouté  au  bon  renom  des  femmes  françaises 
que  n'ont  pu  y  retrancher  les  autres,  lionnes,  cocodettes  et  gom- 
meuses.  Mariée  au  comte  de  Rhèges,  diplomate  suffisant,  grâce  à 
l'invention  des  journaux  et  à  celle  du  télégraphe,  mais  mari  détes- 
table et  nullité  parfaite,  elle  avait  porté  noblemen?.  son  fardeau, 
ainsi  que  le  nom  de  son  époux.  Née  de  ces  dissemblances  associées 
par  les  lois  du  monde,  Geneviève  avait  eu  l'esprit  de  ne  rien  prendre 
à  son  père,  et  de  s'approprier  l'intelligence  et  le  cœur  de  sa  mère, 
dont  elle  n'avait  d'ailleurs,  au  physique,  que  les  cheveux  châtains 
et  la  peau  un  peu  dorée. 

—  On  ne  nous  laissera  bientôt,  reprit  M'"^  de  Rhèges,  que  le  droit 
d'être  généreux.  Abusons-en.  Et  tenez,  mes  enfans,  vous  devriez 
aller  tantôt  porter  à  la  mère  Bouviot  la  nouvelle  du  prochain  retour 
de  son  fils.  Je  ne  m'intéresse  pas  autrement  à  M.  Bouviot,  grand 
électeur  du  canton,  mais  je  serais  bien  aise  que  sa  femme,  qui  est 
mère,  fût  informée  sans  retard  du  bonheur  qui  lui  échoit. 

—  Comme  cela,  tant  que  vous  voudrez!  fit  M.  de  Rhèges. 

—  C'est  entendu,  dit  Geneviève.  N'est-ce  pas,  Toinon? 

—  Certes,  répondit  Marie-Antoinette.  Comment  irons-nous  ? 


378  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Il  n'y  a  que  deux  chevaux  de  selle;  nous  ne  pouvons  pas  y 
aller  à  cheval.  Nous  prendrons  le  panier. 

Marie-Anioinette,  qui  regardait  son  frère,  s'aperçut  qu'il  avait  la 
mine  mélancolique  et  songeuse. 

—  Eh  bien?  dit-elle  au  bout  d'un  instant,  je  vous  laisserai  aller  à 
cheval.  J'ai  l'éventail  de  Geneviève  à  finir,  et  nous  partons  dans 
huit  jours.  Des  chrysanthèmes  superbes,  que  M.  de  Rhèges  a  pris 
pour  des  œillets  !  Est-ce  sa  botanique^qui  est  en  faute  ou  mon  talent? 
La  postérité  décidera.  En  attendant,  il  faut  que  j'achève  mon  œuvre. 

On  ne  put  la  faire  revenir  sur  sa  résolution. 

—  Bah  !  conclut  M.  de  Rhèges.  M.  de  Trémont  et  Geneviève  iront 
seuls.  Honni  soit  qui  mal  y  pense  !  A  l'anglaise  ! 

Tout  le  monde  était  décidément  du  complot.  Rien  n'avait  encore 
été  dit  quanta  la  possibilité  d'un  mariage,  et  tout  était  arrangé  :  des 
parens  complices,  une  sœur  complaisante,  des  circonstances  favo- 
rables :  il  n'y  manquait  que  la  faculté  d'arrêter  officiellement  les 
choses,  et  Roger  se  désolait  à  la  pensée  qu'il  ne  pouvait  rien  dire, 
ni  rien  faire  de  définitif. 

A  cinq  heures,  les  jeunes  gens  montèrent  à  cheval.  La  grande 
chaleur  du  joiir  était  à  peine  tombée.  La  plaine,  noyée  dans  un 
rayonnement  d'or,  rejoignait  le  ciel  à  l'horizon  sous  le  voile  lumineux 
d'un  brouillard  irisé.  Les  guérets  fauchés,  alternant  avec  des  landes 
et  des  prairies  ladres,  hérissées  çà  et  là  de  maigres  bouquets  verts 
etmamelonnéesd'éminences  pelées  simulant  des  vagues,  mêlaient  à 
la  teinte  crue  du  paysage  la  couleur  grise  de  leur  chaume  desséché. 

Les  deux  chevaux  allaient  un  pas  paisible  sur  la  route  déserte.  Ce 
n'est  pas  seulement  dans  les  romans  que  les  amoureux  qui  ont  trop 
de  choses  à  se  dire  s'en  remettent  à  l'éloquence  d'un  mutisme 
opportun  du  soin  de  traduire  la  surabondance  de  leurs  impressions 
intimes.  Roger  et  Geneviève  eussent  été,  au  départ,  fort  embarras- 
sés de  converser  ensemble  ;  ils  sentaient  l'un  et  l'autre  qu'il  y  avait 
nécessité  de  parler,  mais  ils  étaient  pénétrés  de  la  difficulté  de  la 
tâche,  autant  que  de  son  caractère  inévitable.  Après  le  premier 
temps  de  trot,  ils  échangèrent  des  monosyllabes  d'avant-garde; 
puis,  ayant  rejoint  la  rivière,  l'Âubette,  le  long  de  laquelle  serpente 
un  assez  joli  chemin,  ils  se  livrèrent  à  une  conversation  plus  nour- 
rie, dont  le  charme  relatif  du  nouveau  paysage  leur  fournissait  les 
élémens,  et,  sans  doute,  ils  eussent  fini  par  aborder  le  grand  point, 
si  les  premières  maisons  du  bourg  qui  était  fier  d'être  administré 
par  Bouviot  ne  les  eussent  avertis  qu'ils  touchaient  au  but  de  leur 
excursion.  Prenant  alors  à  droite,  ils  traversèrent  une  mare  où  se 
jouaient  pêle-mêle  des  canards  au  plumage  hérissé  et  des  marmots 
sales  dont  les  pans  de  chemise  trempaient  dans  l'eau,  et  ils  firent 


DANS   LE    MONDE.  379 

dans  le  village,  où  reteiuissait  de  tous  côtés  le  bruit  des  méîiers 
(car  cette  partie  de  la  Champagne  est  un  vaste  atelier  de  bonnete- 
rie), une  entrée  que  la  curiosité  des  habitans  fut  tout  près  de  rendre 
triomphale.  Les  bonnetiers  collaient  aux  carreaux  leurs  faces  semi- 
paysannesqnes,  semi-bourgeoises,  —  de  ces  figures  dont  la  vie 
sédentaire  efface  petit  à  petit  le  coloris  campagnard;  les  femmes 
laissaient  en  plan  leur  linge  ou  leurs  casseroles  pour  se  mettre  sur 
le  seuil  des  maisons  ;  la  marmaille  ébaubie  faisait  cortège  aux  arri- 
vans.  Geneviève  regardait  en  souriant  les  commères  aux  bras  nus  et 
aux  jupes  troussées,  dont  les  types  carrés  s'encadraient  dans  les 
portes  basses  à  seuils  disjoints.  La  plupart,  en  la  reconnaissant,  la 
saluaient  de  la  tête. 

La  demeure  de  la  famille  Bouviot,  dont  le  chef,  personnage  inclyte 
et  multiple,  à  la  fois  cultivateur,  bonnetier  et  officier  municipal, 
avait  réalisé  le  pis-aller  idéal  de  César  en  se  faisant  reconnaître  le 
premier  rang  dans  son  village,  était  située  à  l'extrémité  du  bourg. 
C'était  une  vaste  habitation  villageoise,  peu  confortable,  à  peine 
meublée,  mais  très  peuplée  de  bêtes  et  d'enfans.  Dans  la  grande 
cour,  pleine  de  fumier,  qu'entouraient  trois  corps  de  bâtiment, 
dont  deux  en  simple  torchis,  grouillaient  les  animaux  domestiques 
les  plus  variés,  depuis  des  volailles  étiques  jusqu'à  des  cochons  nota- 
bles, en  passant  par  des  mioches  grassouillets;  L'écurie,  l'étable  et  la 
porcherie  envoyaient  au  nez  des  visiteurs,  par  leurs  portes  ouvertes, 
leurs  parfums  coavergens,  qui,  joints  aux  émanations  du  dehors, 
vous  offraient,  dès  le  seuil,  un  résumé  très  complet  de  toutes  les 
puanteurs  rustiques  célébrées  par  les  amateurs  de  saine  poésie. 

Un  gars,  qui,  la  fourche  en  mains,  remuait  des  choses  peu 
propres  qu'il  rejetait  dans  un  coin,  vint,  à  l'appel  de  Roger,  prendre 
les  chevaux.  Geneviève  se  laissa  glisser  de  sa  selle  en  appuyant 
légèrement  sa  main  sur  l'épaule  de  son  compagnon,  lequel  avait 
sauté  à  terre  en  enjambant  l'encolure  de  son  cheval,  sans  prendre 
la  peine  de  l'arrêter  ;  puis,  relevant  sur  son  bras  sa  robe  d'ama- 
zone, elle  se  dirigea  vers  le  bâtiment  du  milieu,  spécialement  affecté 
au  logement  de  la  famille  Bouviot. 

Les  jeunes  gens  pénétrèrent  dans  une  salle  assez  vaste  où  se 
voyaient  quelques  meubles  bourgeois,  dépaysés  parmi  les  rusticités 
du  lieu,  entre  autres  un  vieux  secrétaire  en  acajou  et  un  fauteuil 
voltaire  recouvert  en  damas  de  laine.  Sous  la  haute  cheminée,  entre 
deux  landiers  de  fer  noircis,  cuisait  le  dîner  dans  une  marmite  en 
fonte.  Aux  murs,  des  ustensiles  de  cuisine  pendaient  parmi  des  en- 
luminures patriotiques.  Une  grande  armoire  assez  curieusement 
incrustée  était  le  seul  meuble  qu'il  y  eût  plaisir  à  regarder.  Au  fond 
de  la  pièce,  un  lit  d'enfant,  en  noyer,  montrait,  à  travers  les  bar- 
reaux de  son  cadre  à  claire- voie,  le  damier  bleu  et  blanc  d'un  mate- 


3^0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

las;  dans  ce  lit,  un  enfant  de  cinq  ou  six  ans,  robuste,  mais  pâli 
par  la  lièvre,  sonnaeillait  sur  un  oreiller  grisâtre,  tandis  qu'auprès 
de  lui  une  petite  femme  boulotte  et  rougeaude  tournait  avec  une 
cuiller  de  bois,  dans  une  casserole  de  fer  blanc,  une  espèce  de 
bouillie  jaune  qui  sentait  fort. 

—  Mademoiselle  de  Rhèges  !  fit  M*"®  Bouviot,  dont  la  figure  ronde 
et  enflammée  prit  un  ton  de  soleil  couchant. 

—  Ëh  bien  !  vous  avez  un  malade  ? 

—  Ne  m'en  parlez  pas,  mademoiselle;  en  fait  d'enfans,  les  tard 
venussont  toujours  des  malvenus.  Celui-ci  a  les  fièvres  depuis  des  se- 
maines. Les  six  autres  se  portent  comme  moi,  et  ça  n'est  pas  peu  dire. 

—  Alors,  c'est  décidément  une  bonne  idée  que  j'ai  eue  de  venir 
vous  voir  aujourd  hui  avec  M.  de  Trémont,  le  frère  de  mon  amie 
que  vous  aimez  tant. 

—  Ah!  dame!  une  belle  personne,  monsieur,  soit  dit  sans  vous 
complimenter,  et  aussi  gaie  qu'elle  se  porte  bien. 

—  Je  vous  apporte  une  nouvelle  qui  vous  fera  plaisir,  reprit 
Geneviève;  mon  père  a  été  assez  heureux  pour  obtenir  à  votre  fils 
aîné  un  congé  qui  pourra  durer  longtemps. 

—  Vrai?..  Ah  bien  !  cet  imbécile  de  Bouviot  qui  disait!..  Je  vais 
le  chercher  pour  qu'il  vous  remercie. 

—  Ne  le  dérangez  pas...  C'est  un  hommeTort  occupé  que  M.  Bou- 
viot, nous  savons  cela,  ajouta  Geneviève  avec  un  sourire.  Et  puis, 
c'est  mon  père  qu'il  faut  remercier.  Moi,  je  ne  suis  que  la  messagère. 

—  Une  bien  gentille  messagère,  en  ce  cas...  N'importe,  n'importe, 
il  faut  qu'il  vous  remercie. 

Et  M'"®  Bouviot  s'apprêta  à  sortir,  après  avoir  posé  sa  casserole 
devant  le  feu. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  là  dedans?  fit  Geneviève  en  désignant  du 
doigt  la  casserole  abandonnée. 

—  Un  remède  de  bonne  femme  contre  les  fièvres.  Il  faut  tourner 
ça  pendant  vingt  minutes.  Mais  je  reprendrai  aussi  bien  la  besogne 
en  revenant. 

—  Eh  bien  !  puisque  vous  tenez  à  aller  chercher  M.  Bouviot,  je 
tournerai  à  votre  place.  Il  n'y  a  qu'à  tourner? 

—  Mais,  mademoiselle  Geneviève,  vous  plaisantez? 

—  Allons,  allons,  dépêchez-vous;  nous  n'avons  qu'un  quart 
d'heure  à  vous  donner. 

Et  Geneviève,  après  avoir  laissé  retomber  sa  jupe  et  ôté  ses  gants, 
se  mit  à  tourner  la  bouillie. 

—  Si  nous  goûtions?  dit-elle. 

—  Que  vous  êtes  charmante  avec  simplicité  !  dit  Roger. 

—  Une  manière  bien  habile  de  me  faire  entendre  que  vous  ne 
tenez  pas  à  la  bouillie  ! 


DANS    LE    MONDE.  381 

—  C'est  vrai,  je  n'y  tiens  pas  absolument...  Cependant,  si  vous 
goûtez,  je  goûterai.  Je  vous  en  défie! 

Geneviève  allongea  sa  langue  avec  précaution  sur  le  bord  de  la 
cuiller,  de  façon  à  goûter  le  bois  plutôt  que  la  mixture,  et  aussitôt 
Roger,  s'emparant  de  l'ustensile  vulgaire  que  son  génie  transformait 
en  coupe  d'amour,  baisa  la  place  exacte  qu'avait  caressée  la  langue 
de  Geneviève,  plus  appétissante,  à  coup  sûr,  que  la  bouillie  fébri- 
fuge. 

—  C'est  toujours  cela  de  pris,  soupira-t-il  avec  onction. 

—  Mais  vous  n'avez  rien  pris  du  tout  !  dit  Geneviève,  à  qui  l'acte 
amoureux  du  jeune  homme  venait  de  faire  retrouver  une  de  ces 
subites  colorations  de  teint  qui  lui  étaient  familières  aux  premiers 
temps  de  son  amour. 

—  Vous  croyez?  riposta  Roger,  qui,  aya  it  sans  doute  trouvé  bon 
goût  à  la  cuiller,  regardait  la  bouche  de  iiOneviève  avec  dos  yeux 
pleins  d'appétit...  Voyons,  dit-il  en  se  rapprochant,  cela  ne  vous 
contrarie  pas  que  je  vous  aime? 

—  Non,  répondit  Geneviève  sans  trop  d'embarras  et  en  regardant 
Roger  avec  un  sourire  doux...  Mais  croyez-vous  que  ce  soit  l'instant 
de  vous  déclarer,  quand  je  suis  aussi  prosaïquement  occupée?  Je 
perds  tous  mes  avantages. 

—  Vous  savez  bien  que  non.  Et  c'est  précisément  parce  que  vous 
êtes  ainsi  plus  séduisante  que  jamais  que  je  me  laisse  aller  à  vous 
faire  entendre  un  mot  que  je  voulais  sous-entendre  encore. 

—  Sous-entendre?  dit  Geneviève  surprise.  Pourquoi? 

—  Parce  que... 

M""®  Rouviot  rentrait,  suivie  de  son  mari,  un  homme  long,  sec 
et  brun,  en  manches  de  chemise  et  en  bretelles,  qui  faisait  un  sin- 
gulier contraste  avec  sa  rubiconde  moitié. 

Rouviot  salua,  comme  un  bélier  qui  donne  un  coup  de  tête,  et, 
après  avoir  entendu  Geneviève  lui  redire  ce  que  sa  femme  lui  avait 
appris  en  chemin,  il  balbutia  quelque  chose  qui  voulait  être  aimable. 
Au  fond,  il  ne  paraissait  nullement  charmé  d'avoir  à  se  produire  en 
posture  reconnaissante.  Il  trouva  cependant  une  espèce  de  phrase 
de  remerciement,  où  le  nom  du  comte  de  Rhèges  avait  l'air  de 
n'être  prononcé  que  pour  mémoire,  mais  où  ceux  de  la  comtesse  et 
de  Geneviève  faisaient  meilleure  figure.  Roger  en  conclut  que  le 
comte  n'était  pas  aimé,  ce  qui  ne  lui  causa,  du  reste,  qu'une  médiocre 
surprise,  M.  de  Rhèg-^s  n'ayant  guère,  en  dehors  de  cette  amabilité 
de  salon  qui  est  de  tradition  dans  les  chancelleries,  qu'une  condes- 
cendance trop  visiblement  étudiée  à  l'endroit  de  ses  inférieurs. 
C'était  un  gentilhomme  qui,  à  travers  ses  cent  cinquante  ans  de 
noblesse,  sentait  encore  le  traitant,  —  car  il  descendait  d'un  certain 
Nicolas  Grandchamp,  ayant  eu,  vers  1665,  avant  l'acquisition  de  la 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teiTe  de  Rhèges,  qui  devait  être  érigée  cinquante  ans  plus  tard  en 
comté,  d'assez  graves  démêlés  avec  la  Chambre  de  Justice. 

Allons,  au  revoir  !  dit  Geneviève  en  se  tournant  vers  le  petit  lit 

où  l'enfant  dormait  toujours.  Si  vous  voulez  m'en  croire,  madame 
Bouviot,  vous  ne  vous  fierez  pas  trop  à  votre  remède  :  j'y  ai  goûté, 
il  ne  me  dit  rien.  Ce  n'est  pas  que  je  méprise  les  remèdes  de  bonne 
femme,  j'en  ai  plein  ma  pharmacie,  à  Rhèges,  sans,  compter  des 
recettes  innombrables  de  baumes  miraculeux  à  fabriquer  avec  des> 
simples;  mais,  en  cas  de  fièvre,  quelques  pincées  de  sulfate  de 
quinine  font  bien  mieux  l'allaire.  Au  surplus,  si  vous  voulez,  je 
vous  enverrai  le  docteur  Trident,  de  Ghâlons...  Une  célébrité  du 
cru,  dit-elle  en  s' adressant  à  Roger. 

Et,  comme  Bouviot  ébauchait  une  grimace  : 

—  jNous  sommes  très  liés  avec  lui,  s'empressa-t-elle  d'ajouter;  il 
me  sufilra  de  lui  dire  un  mot  :  il  viendra  vous  voir  tout  à  fait  en 
ami,  et,  bien  entendu,  vous  en  serez  quitte  avec  un  grand  merci.. 

—  Vous  êtes  bonne,  mademoiselle  Geneviève,  dit  tout  bas  M™®  Bou- 
viot en  reconduisant  la  jeune  fille,  et  fine  aussi...  Enfin,  on  vous 
aime  bien,  quoi  ! 

Roger  remit  Geneviève  à  cheval,  profitant  de  l'occasion  pour 
étreindre  le  petit  pied  auquel  ses  mains  servaient  d'étrier,  et,  ayant 
salué  les  époux  Bouviot  d'un  geste  et  d'une  phrase  dont  le  comte 
de  Rhèges,  s'il  eût  été  présent  et  capable  de  comprendre,  eût  pu 
tirer  un  parti  sérieux  en  vue  des  élections  à  venir,  il  sauta  en  selle 
à  son  tour.  —  En  retraversant  le  village,  il  ne  dit  rien;  il  voyait 
toujours  Geneviève  tournant  la  bouillie  dans  la  casserole  de  fer- 
blanc,  au  milieu  de  cette  grande  pièce  rustique  où,  seul  avec  elle,  il 
avait  eu  comme  une  vision  de  bonheur  champêtre,  obscur  et  pauvre. 

—  Je  n'ai  jamais  mieux  senti  que  tout,  à  l'heure,  dit- il  au 
moment  où  ils  dépassaient  la  dernière  maison  du  bourg,  à  quel 
point  je  vous  aime.  J'aurais  voulu  être  là  chez  moi...  chez  nous 
plutôt,  avoir  le  droit  de  vous  retenir  dans  ce  cadre  qui  me  plaisait, 
d'y  fixer  la  scène  et  d'en  rester  l'éternel  spectateur. 

—  Un  accès  bucolique  à  présent  1  s'écria  Geneviève.  Ah  !  çà,  qu'a.vez- 

vous? 

—  Vous  vous  étonnez  que  je  soupire  après  la  chaumière  en  même 
temps  qu'après  le  cœur?  Mais  vous  avez  beau  rire,  je  suis  sûr  que 
vous  pensez,  comme  moi,  que  plus  le  cadre  est  simple,  mieux  l'amour 
s'y  épanouit. 

—  Vous  vous  trompez,  je  n'ai  pas  la  superstition  des  cadres.  Je 
suis  d'avis  que,  riches  ou  pauvres,  ils  ne  peuvent  rien  sur  le  mérite 
d'un  tableau  qui  plaît. 

—  Eh  bien  1  moi,  je  persiste  à  dire  que  l'on  est  plus  heureux, 
quand  on  aime,  dans  un  milieu  où  il  n'y  a  ni  bruit,  ni  dangers,  ni 


DANS  LE   MONDE.  883 

trouble-fête.  Et  j'ai  pour  moi  les  auteurs  de  tous  les  pays  et  de 
tous  les  temps...  Mais  il  me  suffît  de  mes  yeux.  Ne  vous  ai-je  pas 
vue  tout  à  l'heure  paysanne?  Jamais  vous  ne  m'êtes  apparue  plus 
ravissante. 

—  Une  paysanne  en  amazone  n'est  pas  une  paysanne.  Groyejs- 
moi,  la  poésie  des  cho.^es  simples  est  en  nous,  quand  elle  n'est  pas 
dans  quelque  circonstance  accidentelle  qui  les  orne  et  les  déguise. 
Nous  les  voyons  belles,  quand  nous  avons  dans  l'âme  ce  qu'il  faut 
pour  les  embellir,  ou  qu'un  reflet  passager  les  décore.  On  aspire 
parfois  à  une  condition  modeste  :  c'est  quand  on  se  sent,  quand  on 
se  croit  assez  riche  de  sentimens  pour  se  passer  de  luxe  et  de  bien- 
être;  mais  on  serait,  en  général,  fort  attrapé,  si  l'on  se  trouvait  pris 
au  mot.  Une  ouvrière  ou  un  commis  qui  va  à  son  travail  dans  la 
lumière  et  la  gaîté  d'une  matinée  de  printemps,  une  cour  de  ferme 
qu'éclaire  un  beau  soleil,  une  chaumière  qu'illumine  la  présence 
d'une  personne  aimée,  autant  de  visions  trompeuses  qui  donnent  la 
tentation  de  la  pauvreté.  Suivez  l'ouvrière  ou  le  commis,  prenez  en 
imagination  votre  part  de  leur  besogne  ingrate,  rebutante  et  mal 
payée  ;  restez  à  la  ferme  après  le  coucher  du  soleil,  après  la  dispari- 
tion de  l'être  cher  :  l'illusion  s'évanouit;  il  n'y  a  plus  alors  que  les 
laideureetles  misères  de  lavie  difficile,  monotone  et  triviale.  Pour  les 
gens  comme  vous,  comme  nous,  la  pauvreté,  même  la  pauvreté  riche 
des  Bouviot,est  une  épreuve  qu'il  faut  savoir  subir,  le  cas  échéant, 
avec  dignité,  avec  courage  :  ce  n'est  jamais  un  idéal  à  souhaiter. 

—  Savez-vous  que  vous  êtes  désespérément  raisonnable? 

—  Savez-vous  que  vous  êtes  étrangement  poétique? 

—  Soit!  c'est  une  infirmité  d'amoureux.  Je  vous  aime,  Geneviève. 
Ils  suivaient  au  pas  la  berge  de  la  petite  rivière,  dont  l'eau  trouble 

et  somnolente  coulait  sans  bruit  d'un  cours  insensible  entre  des  rives 
déchiquetées.  Une  bande  pourpre,  posée  au  bas  du  ciel,  faisait  à  la 
terre  une  ceinture  flamboyante  qui  mettait  le  feu  à  l'horizon,  der- 
rière les  peupliers  du  chemin;  au-dessus  de  cette  zone  incendiée, 
les  tons  roses,  orangés,  vert  pâle  et  bleu  turquoise  des  beaux  cou- 
chers de  soleil  s'étageaienl  comme  des  gradins  de  couleur  autour 
d'un  amphiihéâtre  bariolé,  et,  sur  ce  fond  de  lumière  colorée,  la  sil- 
houette noire  de  (Geneviève  s'enlevait  avec  un  relief  frappant.  — 
Roger  regardait  ce  joli  profil  méditatif  d'amazone  absorbée,  —  car 
la  jeune  lille  réfléchissait.  Il  écoutait  aussi  la  musique  délicieuse  que 
faisaient  dans  son  oreille  les  vibrations  lentes  à  s'éteindre  de  cette 
voix  aimée,  qui  parlait  si  bien  de  toutes  choses. 

—  Ecoutez,  dit  tout  à  coup  la  jeune  fille  en  continuant  de  cares- 
ser du  bout  de  son  stick  la  crinière  de  son  cheval,  je  vais  vous  con- 
fier tout  bêtement  une  réflexion  que  j'étais  en  train  de  faire,  ou  plu- 
tôt de  refaire...  Je  trouve  que,  depuis  votre  arrivée  à  Rhèges,  vous 


384  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'êtes  pas  le  même  qu'autrefois.  Vous  avez...  comment  dirai-je?.. 
des  boutades  mélancoliques,  et  puis  des...  des  réticences... 

—  Des  réticences? 

—  Oui.  Ainsi,  tout  à  l'heure...  mon  Dieu,  si  vous  ne  m'aidez  pas, 
je  n'en  viendrai  jamais  à  bout...  ainsi,  tout  à  l'heure,  vous  m'avez 
dit  que  vous  m'aimiez ,  et  puis  vous  avez  ajouté  que  vous  auriez 
voulu  que  la  chose  restât  sous-entendue  entre  nous...  Eh  bien!  je 
n'ai  pas  compris... 

La  figure  de  Roger  se  revêtit  d'une  gravité  bizarre  qui  émut  Gene- 
viève. Se  sentant  regardé,  le  jeune  homme  effaça  vite  d'un  sourire 
la  teinte  sérieuse  et  sombre  qui  avait,  malgré  lui,  voilé  ses  traits  et 
son  regard.  Puis,  il  posa  sa  main  sur  celle  delà  jeune  fille,  de  façon 
à  ralentir  le  pas  de  la  monture  de  Geneviève,  et,  alors,  retenant  aussi 
son  cheval,  les  deux  bêtes  presque  arrêtées  et  mâchant  leurs  mors 
nez  à  nez,  il  se  leva  un  peu  sur  ses  étriers  et,  se  penchant,  baisa 
chastement  la  joue  qu'il  avait  à  sa  portée,  mettant  son  baiser  à  peine 
plus  près  de  la  bouche  que  de  l'oreille  de  sa  voisine. 

—  M'aimez-vous  assez  pour  me  faire  crédit,  Geneviève? 

—  Crédit? 

—  Oui,  crédit.  Je  vous  demande  si  vous  m'aimez  assez  pour  croire 
à  la  sincérité  de  mon  affection,  sans  qu'elle  ait  à  prendre  ouverte- 
ment, dès  à  présent,  une  apparence  de  candidature  matrimoniale. 

—  Si  je  comprends  bien,  c'est  un  délai  que  vous  me  demandez? 
dit  Geneviève  d'un  ton  légèrement  contraint.  (Elle  en  était  toujours 
à  Madeleine  et  à  Jane.) 

—  Quelque  chose  comme  cela. 

—  Un  sursis  enfin  ? 

—  Un  sursis,  si  vous  voulez,  un  sursis  à  mon  bonheur. 

—  Hum  !  deux  mots  qui  n'ont  pas  été  faits  pour  être  attelés 
ensemble. 

—  Encore  une  fois,  il  s'agit  de  me  faire  crédit  pendant  un  mois, 
pendant  quinze  jours  peut-être... 

—  Quinze  jours,  c'est  peu...  Tenez,  j'ai  peur  que  vous  ne  vous 
apprêtiez  des  regrets  en  faisant  œuvre  de  précipitation,  et,  comme 
je  suis  un  peu  fière,  trop  fîère  pour  attendre  votre  heure,  il  serait 
mieux  peut-être  de  ne  plus  parler  de  tout  cela. 

—  Ce  n'est  pas  bien,  Geneviève,  de  prendre  la  chose  ainsi.  Si 
vous  m'aimiez... 

—  Oh!  pardon!  j'ai  fait  mes  preuves,  ayant  été  la  première  à 
aimer,  —  ce  dont  je  ne  me  défends  pas,  du  reste. 

—  Soit!  mais  vous  avez  peur  d'aimer  la  dernière. 

—  J'ai  dit  que  j'ai  trop  de  fierté  pour  attendre  votre  bon  plaisir; 
je  n'ai  pas  dit  que  je  cesserai  de  vous  aimer  s'il  me  faut  renoncer  à 
vous.  On  peut  aimer  de  loin. 


DANS    !  E    MONDE. 


3S5 


—  Aimez-moi  donc  de  loin,  pendant  ces  quelques  semaines,  ces 
quelques  jours  peut-être.  Bientôt,  vous  serez  mise  au  fait,  et  vous 
m'aimerez  de  près.  Avant  la  fin  d'octobre,  je  serai  votre  fiancé,  à 
moins... 

—  A  moins?  répéta  Geneviève. 

—  Dame!  à  moins  que...  le  ciel  ou  votre  caprice  n'en  décide 
autrement. 

—  Donnez-moi  votre  parole  d'honneur  que  vous  n'aimez  que  moi 
et  que  vous  ne  me  sacrifiez  personne. 

—  Je  vous  la  donne. 

—  Bien,  dit  Geneviève  avec  simplicité.  Ma  fierté  maintenant  peut 
attendre  :  ma  confiance  en  vous  le  lui  permet,  et  mon  afTection 
sera  seule  à  soufi'rir  du  délai.  J'attendrai  des  semaines  et  des  mois, 
s'il  le  faut,  sans  inquiétude  ni  révolte. 

—  Pas  si  longtemps.  Le  mois  prochain  ne  s'achèvera  pas,  je  l'es- 
père, sans  que  je  sois  votre  soupirant  officiel. 

—  Alors,  c'est  aux  Ailettes  que  nous  célébrerons  nos  fiançailles, 
car,  vous  savez.  M™*"  de  Trémont  m'emmène  avec  Toinon,  qui  pré- 
tend qu'un  bon  procédé  en  vaut  un  autre  et  que  les  visites  se  paient 
avec  des  visites. 

—  Aux  Ailettes  donc  avant  un  mois,  dit  Roger  d'une  voix  un  peu 
sourde.  Et  maintenant,  au  galop  !  Nous  sommes  en  retard. 

XVIII. 

Le  12  octobre,  dans  la  matinée,  M""^  de  Trémont,  sa  fille  et 
Geneviève,  de  passage  à  Paris,  attendaient,  dans  le  petit  salon  de 
l'hôtel  de  la  rue  de  Lille,  le  moment  de  se  mettre  à  table.  Marie- 
Anioineite  causant  avec  sa  mère  d'affaires  d'intérieur,  Geneviève 
avait  machinalement  ouvert  un  journal  du  matin,  que  M"*'  de  Tré- 
mont avait  fait  acheter  et  n'avait  pas  encore  lu.  —  La  jeune  fille 
pâlit  tout  à  coup,  puis  relut  déplus  près  cet  entrefilet  qui  venait  de 
lui  griffer  le  cœur  : 

On  parle  d'une  rencontre  à  râpée,  pour  demain  ou  après-demain, 
dans  un  lieu  quil  reste  à  déterminer,  entre  le  baron  de  /?...  et  le 
marquis  de  T..,  jeune  officier  de  cavalerie,  membre  d'un  des  cer- 
cles les  plus  aristocratiques  de  Paris.  Motif  de  la  rencontre  : 
appréciation  désobligeante  de  la  part  du  marquis  de  T..,  au  sujet 
d'une  partie  mouvementée  remontant  au  printemps  dernier  et  où 
le  baron  de  R...  perdit  une  grosse  somme.  Uaff'aire  eât  été  vidée 
beaucoup  plus  tôt  sans  la  courtoisie  parfaite  du  baron  de  R..,  qui 
a  tenu  à  attendre,  malgré  les  instan'-es  de  son  adversaire,  le  com- 
plet rétablissement  de  celui-ci,  lequel  fut^  lors  du  dernier  concours 

TOMB  uv.   —  1882. 


,'^86  REVUE    DE?    DEUX    MONDES. 

hippique,  victime  d'une  terrible  chute  de  cheval  que  Von  lia  sans 
doute  pas  oubliée. 

C'était  aussi  clair  que  si  les  noms  eussent  été  mis  en  toutes  let- 
tres, d'autant  plus  clair  qu'on  avait  beaucoup  parlé,  dans  le  monde, 
de  l'aventure  du  baron,  et  que  les  miettes  de  ce  scandale  s'étaient 
répandues  un  peu  partout.  11  n'était  donc  nullement  nécessaire  de 
savoir,  —  et  presque  personne  ne  le  savait,  —  qu'une  explication 
avait  eu  lieu,  au  mois  de  juin,  entre  Rochegarde  et  Trémont,  à  la 
suite  d'un  propos  de  club,  pour  comprendre  en  son  entier  cette 
très  simple  aiïaire.  —  Geneviève,  qui  trouvait  ainsi  subitement  la 
clé  des  mélancolies  et  des  réticences  de  Roger,  restait  abasourdie, 
hébétée  par  la  soudaineté  du  coup,  la  main  étendue  sur  le  journal  à 
l'endroit  néfaste  où  elle  avait  Iule  manè,  thécel,  phares  de  sa  douce 
et  légitime  ivresse  ;  on  eût  pu  croire  qu'elle  voulait  dérober  à  ses  pro- 
pres yeux  les  lignes  odieuses  qui  exprimaient,  avec  accompagnement 
de  formules  clichées,  entre  une  drôlerie  boulevardière  et  l'annonce 
d'un  voyage  princier,  la  condamnation  de  son  bonheur  et  î  anéan- 
tissement de  son  avenir.  Car  elle  se  souvenait  bien  d'avoir  entendu 
dire  à  son  père  que,  depuis  longtemps,  tout  le  monde  eût  tourné 
les  talons  au  baron  de  Rochegarde,  s'il  n'avait  eu  au  service  de  ses 
détracteurs  des  argumens  ad  hominem  pour  les  convaincre,  bon 
gré  mal  gré,  de  sa  parfaite  honorabilité.  Une  phrase  de  M.  de  Rhèges 
lui  revenait  même  tout  entière  à  l'esprit. 

—  C'est  un  diable  d'homme  que  Rochegarde,  avait  dit  le  comte 
le  jour  où  toutes  les  gazettes  qui  avaient  narré  l'histoire  en  termes 
assez  cavaliers  s'étaient  rétractées  ;  il  patauge  dans  des  flaques  de 
boue,  on  le  croit  à  jamais  sali,  on  s'apprête  à  le  condamner  sans 
appel,  et  puis,  crac!  le  voilà  qui  s'en  tire,  se  brosse,  se  nettoie 
si  bien  qu'on  n'oserait  plus  jurer  qu'on  l'a  vu  sale...  d'autant  qu'il 
vous  a  des  airs  d'un  imposant...  et  un  poignet...  et  un  coup  d'œil! 

Elle  demeurait  là  sur  sa  chaise,  devant  la  table,  la  main  toujours 
étendue  sur  le  journal,  immobile,  absorbée,  revoyant  en  pensée 
mille  scènes  insignifiantes  où  elle  se  reprochait  de  n'avoir  pas  su, 
d'après  un  mot,  d'après  une  intonation,  d'après  une  attitude, d'après 
un  geste,  deviner  la  vérité  tout  entière,  si  simple  pourtant,  à  ce  qu'il 
lui  semblait  à  présent. 

—  Comme  il  est  contrariant  que  Roo;er  ne  puisse  justement  venir 
à  Paris  ni  aujourd'hui  ni  demain!  dit  la  marquise.  Enfin,  il  faut 
espérer  que  nous  le  verrons  après-demain  et  qu'il  pourra  nous  dire, 
avant  notre  départ,  à  quelle  date  précise  il  compte  l'aire  sa  fugue  de 
deux  ou  trois  jours  en  Touraine. 

Le  nom  de  Roger  rappela  Geneviève  à  elle-même.  Avec  cet  instinct 
d'abnégation  qui  fait  le  fond  de  toutes  les  natures  de  femme  vrai- 
ment féminines,  la  jeune  fille  songea  tout  de  suite  à  la  mère  et  à 


DANS    LE   MONDE.  387 

la  sœur  de  Roger,  oubliant  presque  ses  angoisses  personnelles  à 
l'idée  de  celles  qu'il  lui  appartenait  peut-être  d'épargner  à  d'autres. 
Elle  se  leva,  alla  à  la  fenêtre,  tenant  le  journal  à  la  main,  dit  un 
mot  sur  le  temps,  qu'elle  prétendit  lourd  et  propice  aux  migraines, 
puis  trouva  moyen  de  glisser  sous  un  album  la  feuille  révélatrice, 
qu'elle  avait  repliée.  A  table,  elle  eut  une  gaîtô  nerveuse,  qui  lui 
mit  du  rouge  aux  pommettes  des  joues  sans  colorer  le  fond  de 
son  teint;  elle  poussa  beaucoup  M™^  de  Tréniont  et  Marie-Antoi- 
nette à  faire  deux  ou  trois  courses  dont  il  avait  été  question  dans 
la  matinée,  disant  qu'elle  se  ferait  accompagner  par  la  femme  de 
chambre  de  la  marquise  pour  aller  au  couvent  de  Marie  lîêpara- 
trice,  où  elle  était  sûre  de  trouver  son  confesseur,  qu'elle  tenait 
beaucoup  à  voir  pendant  son  court  séjour  à  Paris.  Son  idée  fixe 
était  d'amener  la  marquise  et  sa  fille  à  sortir  tout  de  suite  et  à  cou- 
rir les  magasins  le  jour  durant,  ce  qui  supprimerait,  pour  jusqu'au 
soir,  le  danger  de  la  lecture  du  journal.  En  outre,  elle  sentait  la 
nécessité  d'être  seule,  sachant  bien  que  ses  nerfs  ne  resteraient 
pas  montés  au  diapason  voulu  pendant  toute  une  journée  de  dissi- 
mulation, de  contrainte  et  de  torture.  Ses  vœux,  en  cela,  furent 
exaucés.  Aussitôt  après  le  déjeuner,  on  la  laissa,  mais  la  marquise, 
avant  de  sortir,  lui   dit  qu'elle  venait  de  recevoir  un  mot  de  la 
duchesse  d'Altenay,  qui,  heureuse  que  son  passage  à  Paris  coïn- 
cidât avec  celui  de  M™®  de  Trémont,  annonçait  sa  visite  pour  le  soir. 
Madeleine!  c'était  la  sœur  du  baron.  Peut-être  ne  savait-elle  rien 
encore  et  peut-être  pouvait-elle  tout  empêcher,  car  qui  eût  osé 
affirmer  que  le  motif  officiel  de  la  rencontre  annoncée  n'était  pas 
un  prétexte  dont  on  abritait  une  cause  plus  délicate?  Geneviève  avait 
bien  cru  deviner  une  intimité  suspecte  entre  la  duchesse  et  Roger, 
et  une  femme,  fût-ce  une  jeune  fille,  ne  se  trompe  guère  à  ces 
choses-là.  Enfin,  s'il  y  avait  une  chance  de  prévenir  la  catastrophe 
prochaine  qui  menaçait  son  amour,  cette  chance,  Madeleine  la  per- 
sonnifiait. Il  fallait  aller  trouver  Madeleine,  lui  porter  le  journal  et 
s'inspirer  des  circonstances.  Mais  que  lui  dire?  En  tous  cas,  il  fal- 
lait y  aller,  ne  fût-ce  que  pour  partager  avec  une  autre  le  fardeau 
d'une  pareille  inquiétude.  Elle  y  alla. 

La  duchesse  était  sortie,  mais  devait  rentrer  à  trois  heures.  Gene- 
viève attendit.  Quand,  vers  quatre  heures  seulement,  Madeleine 
rentra,  les  gants  de  la  jeune  fille,  sans  cesse  ôtés  et  remis  par  suite 
de  ce  besoin  machinal  et  fébrile  de  faire  œuvre  de  ses  doigts,  alors 
qu'on  ne  sait  comment  distraire  sa  pensée,  étaient  suffisamment 
fripés  et  déchirés  pour  témoigner  à  eus  seuls  du  trouble  où  elle 
avait  vécu  durant  ces  deux  heures  d'attente. 

—  Geneviève!..  Toute  seule? 

—  Ah!  madame!.. 


38S  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Elle  s'arrêta,  ne  sachant  vraiment  plus  que  dire. 

—  Mais  vous  avez  la  mine  à  l'envers,  ma  chère  petite!  Voyons, 
vite!  Qu'avez-vous?  Que  vous  est-il  arrivé? 

—  Vous  ne  savez  rien? 

—  Moi?  Rien  du  tout.  Je  suis  ici  depuis  hier  au  soir.  Sortie  dans 
la  matii)êe  pour  des  aflaires  d'argent,  je  rentre  seulement  à  présent, 
sans  avoir  vu  personne,  si  ce  n'est  un  notaire,  un  avoué,  un  avo- 
cat... enfin,  personne.  J'ai  déjeuné  chez  le  pâtissier...  Mais,  voyons, 
Geneviève,  qu'y  a-t-il? 

—  Tenez,  dit  simplement  Geneviève,  en  tendant  à  la  duchesse  le 
journal  qu'elle  avait  apporté  et  en  désignant  du  doigt  le  passage  à  lire. 

Madeleine  lut,  puis  pâlit. 

—  Chute  de  cheval  que  l'on  n'a  sans  doute  pas  oubhée,  partie 
mouvementée,  baron  de  R..,  marquis  de  T..,  murmura-t-elle,  — 
les  yeux  toujours  sur  le  journal.  Mais  il  s'agit  là  de  Roger  de  Tré- 
mont  et  de  mon  frère!  Je  ne  savais  rien;  maintenant  je  sais,  mais 
que  faire  pour  empêcher  cela  ? 

Son  trouble  était  égal  à  celui  de  Geneviève,  et  celle-ci,  le  consta- 
tant, l'attribuait  tout  entier  à  une  tendresse  alarmée,  tandis  qu'une 
bonne  part  en  revenait  au  remords  ;  car  Madeleine  avait  beau  se 
dire  qu'elle  n'avait  nommé  personne  et  que  son  frère  aurait  toujours 
fini  par  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  elle  ne  pouvait  songer  sans  un  ter- 
rible émoi  que  c'était  elle  qui,  la  première,  l'avait  mis  sur  la  voie, 
l'avait  lancé  sur  la  piste  oii  il  devait  finir  par  rencontrer  la  trace 
qu'il  cherchait. 

—  Oui,  que  faire?  répéta  Geneviève.  Oh  !  je  vous  en  prie,  trou- 
vez quelque  chose.  C'est  de  votre  frère  qu'il  s'agit. 

Madeleine,  sur  ce  mot,  releva  vivemeni  la  tête. 

—  De  mon  frère  et...  d'un  autre  qui  vous  tient  au  cœur,  n'est-ce 
pas?  dit-elle  en  regardant  la  jeune  fille  comme  elle  l'avait  regardée, 
dans  le  salon  de  M'"^  de  Trémont,  huit  ou  dix  mois  auparavant, 
avec  un  regard  presque  dur,  presque  méchant.  Ah  !  çà,  dites-moi, 
ajouia-t  elle,  y  aurait-il  du  nouveau?  Seriez- vous  sur  le  point 
d'épouser  M.  de  Trémont? 

Le  ton  de  Madeleine  était  âpre.  En  un  instant,  le  souvenir  brus- 
quement ravivé  d'une  déception  d'amour,  très  iiTiparlaitement 
oubliée,  transformait  cette  nature  douce,  quoique  fière  et  vivace, 
faite  bien  plutôt  pour  les  ardeurs  aimantes  que  pour  les  fougues 
de  la  haine  et  la  ténacité  des  rancunes,  en  un  caractère  insurgé, 
plein  de  violences  mal  contenues,  peut-être  susceptible  d'une  vraie 
cruauté.  Geneviève  eut  d'autant  moins  de  peine  à  le  comprendre, 
qu'elle  était  venue  avec  l'idée  d'affronter  la  présence  d'une  rivale. 

—  H  est  possible,  dit-elle  avec  un  grand  battement  de  cœur  et 
une  pâleur  mortelle,  qu'il  soit  question  d'un  mariage  entre  M.  de 


DANS    LE   MONDE.  389 

Trémont  et  moi,  mais  qu'importe  cela  ?  Ma  démarche  m'a  été  dictée 
par  la  croyance  où  j'étais  que  vous  ignoriez  tout  et  que  vous  pou- 
viez tout  empêcher. 

—  J'ignorais  tout,  en  effet,  répondit  Madeleine,  qui  s'efforçait 
de  se  reconquérir  sur  l'emportement  d'une  révolte  soudaine.  Mais 
que  voulez-vous  que  j'empêche  ?  Vous  savez  bien  qu'une  femme, 
en  pareil  cas,  est  impuissante  à  toute  autre  chose  qu'à  retarder 
l'événement,  et  qu'elle  risque  fort,  en  se  mêlant  de  ces  sortes  d'af- 
faires, dont  les  hommes  n'aiment  guère  qu'on  se  mêle,  de  gêner, 
d'humilier  même  les  intéressés  ou  l'un  d'eux  par  son  intervention, 
sans  aucune  chance  de  sauvegarder  l'avenir. 

—  Alors,  reprit  Geneviève  après  un  silence  et  avec  une  évidente 
intention,  vous  êtes  certaine  qu'un  mot  de  vous  serait  impuissant? 

Elle  avait  les  larmes  aux  yeux, 

—  Un  mot  de  moi?  fit  Madeleine  avec  étonnement. Supposez-vous 
donc  que  je  sois  pour  quelque  chose  dans  la  querelle?  Mais,  quand 
cela  serait,  et  je  crois  pouvoir  vous  affirmer  que  cela  n'est  pas,  les 
choses  étant  engagées,  je  serais  encore  impuissante. 

—  Pardonnez-moi,  dit  Geneviève  en  se  rapprochant  de  la  du- 
chesse ;  de  même  que  vous  avez  deviné  mon  secret,  je  croyais  avoir 
deviné  le  vôtre. 

—  Bah!  vous  avez  cru!..  Quelle  idée!..  Vous  aimez  beaucoup 
M.  de  Trémont?  Oh  !  ne  répondez  pas  :  cela  se  voit.  Mais  lui,  vous 
aime-t-il  autant  que  vous  l'aimez  ? 

—  Je  ne  sais.  Mais,  s'il  ne  fallait,  pour  protéger  sa  vie,  que  renon- 
cer à  son  affection,  dût  mon  sacrilice  profiter  à  une...  rivale,  j'at- 
teste que,  sans  hésiter,  je  m'effacerais. 

De  nouveau,  Madeleine  eut  un  de  ces  froncemens  de  sourcil  qui 
ne  lui  allaient  pas,  et  une  lueur  sombre  dénatura  son  regard 
charmant.  Mais  ce  fut  vite  dissipé,  sans  laisser  plus  de  traces 
qu'un  de  ces  éclairs  sans  tonnerre  de  certains  soirs  d'été.  Émue 
par  l'attitude  de  Geneviève,  par  les  accens  si  simples  de  cet  amour 
de  jeune  fille,  par  le  son  de  cette  voix  tendre  qu'assourdissait  un 
voile  de  larmes,  elle  redevint  elle-même,  retrouva  sa  grâce  câline 
aussi  vite  qu'elle  l'avait  perdue,  et,  attirant  à  elle  la  jeune  fille  : 

—  Je  vous  jure,  dit-elle  en  l'embrassant  sur  le  front,  de  faire 
l'impossible  pour  ramener  la  joie  dans  vos  jolis  yeux  que  voilà  tout 
mouillés.  J'ai  une  idée.  Elle  est  peut-être  mauvaise;  en  tout  cas, 
il  faut  en  essayer,  et  je  vais  me  mettre  sur  l'heure  en  campagne. 
Mais,  ajouta-t-elle  en  se  dirigeant  vers  un  bouton  de  sonnette,  que 
je  réussisse  ou  que  j'échoue,  vous  ne  soufflerez  mot  à  qui  que  ce 
soit,  surtout  à  M.  de  Trémont,  de  votre  démarche  ni  de  mes  efforts? 
Vous  me  le  jurez?  Sur  sa  vie?  De  tous  les  sermens  que  vous  pou- 
vez me  faire,  c'est  encore  celui  qui  m'inspirera  le  plus  de  confiance. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sur  m  vie,  je  vous  le  jure,  et,  par  la  reconnaissance  infinie,  par 
la  tendresse  que  j'ai  pour  vous,  je  vous  l'atteste,  murmura  Gene- 
viève en  mettant  sa  tête  sur  l'épanle  de  Madeleine. 

—  Prenez  garde!.,  on  vient.  Un  fiacre  tout  de  suite,  dit-elle  au 
valet  de  pied  qui  ouvrait  la  porte. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  la  duchesse  descendait  rue  de  Marignan 
devant  la  maison  qu'habitait  son  frère.  Le  baron  était  sorti  depuis 
une  heure.  Madeleine,  en  l'apprenant,  sentit  une  terrible  angoisse, 
surtout  quand  on  lui  dit  que  le  domestique  était  absent  également, 
et  qu'on  ignorait  à  quelle  heure  rentreraient  le  maître  et  le  valet. 
Elle  ne  songea  qu'au  bout  d'un  instant  à  demander  si  le  baron  avait 
emporté  une  valise,  un  sac  de  voyage,  quelque  chose  qui  pût  faire 
croire  à  une  courte  absence.  Le  concierge  prit  un  air  discret  et  grave  : 

—  Madame  peut  se  rassurer  quant'à  présent,  dit-il.  Je  vois  ce  qui 
l'inquiète.  Mais  ce  n'est  pas  pour  aujourd'hui.  M.  le  baron  ne  part 
quQ  demain  matin. 

La  duchesse  respira,  mais  elle  réfléchit  vite  qu'elle  pouvait  ne 
pas  réussir  à  joindre  le  baron  avant  le  soir.  Avant  tout,  il  fallait 
gagner  du  temps.  Elle  fut  sur  le  point  de  se  faire  conduire  à  la  pré- 
fecture de  police,  mais,  par  suite  de  cette  répugnance  presque  invin- 
cible qu'ont  toutes  les  femmes  et  bon  nombre  d'hommes  pour  les 
fonctionnaires  policiers,  elle  donnala  préférence  au  Palais  de  justice. 

«  Je  suis  à  peu  près  sûre  de  réussir  auprès  de  monsieur  mon 
frère,  pensait-elle,  si  je  parviens  à  le  joindre  en  temps  utile.  Mais, 
si  la  rencontre  est  pour  demain,  et  si  je  le  manque  aujourd'hui,  il 
faut  absolument  qu'on  les  gène,  qu'on  les  retarde... 

«  Pauvre  petite  Geneviève!  se  disait-elle  encore...  Comme  elle 
l'aime!  Moi,  décidément,  je  ne  l'aime  plus...  Et  pourtant...  En  tout 
cas,  si  je  lui  sauve  son  Roger,  à  celte  innocente,  j'aurai  sans  doute 
travaillé  à  son  malheur.  Etre  ce  que  nous  sommes  en  général,  et  se 
donner  à  un  homme...  quelle  monstrueuse  folie!..  Allons!  il  est 
bien  heureux  qu'il  ne  se  soit  pas  soucié  de  m' épouser.  Lne  liaison 
décevante,  passe  encore  !  Mais  le  mariage,  le  mariage  avec  un  homme 
qu'on  aime  et  qui  vous  trompe,  c'est-à-dire  le  désespoir  ou  le  dégoût, 
s ..ns  rémission,  jusqu'à  la  mort...  Ah!  non...  Il  faut  attendre  le 
rétablissement  du  divorce  pour  faire  de  ces  mariages-là...  Alhuis, 
allons,  ce  n'est  pas  sur  moi  qu'il  faut  m'attendrir,  c'est  sur  Geneviève 
et  sur  tant  d'autres...  les  enchaînées  du  mariage,  les  prisonnières 
de  la  vertu.  Moi,  je  suis  libre.  Les  habiles  ne  se  donneut  pas,  elles 
se  prêtent...  11  est  vrai  que  je  m'étais  donnée,  mais  on  ne  m'a  pas 
gardée.  Tant  mieux!..  Oui,  ce  serait  tant  mieux,  si  je  savais  que 
faire  de  moi...  En  attendant,  il  faut  que  je  le  sauve,  sous  peine  de 
croire  toute  ma  vie  que  j'ai  été  de  moitié  dans  sa  mort.  » 

Après  avoir  parcouru  d'immenses  galeries  nues  et  froides,  oii 


DANS   LE    MONDE.  39l 

erraient  encore  attardés  cfiielques-uns  de  ces  fantoches  noirs  dont 
les  grands  gestes  à  draperies  meublent  presque,  aux  heures  mili- 
tantes, le  vide  et  la  soletmiié  des  couloirs,  la  duchesse  parvint  au 
cabinet  du  procureur  de  la  république,  où  elle  put  entrer  sans  avoir 
à  faire  antichambre,  grâce  peut-être  au  prestige  que  conservent 
toujoui's,  en  pays  français,  les  litres  nobiliaires  bien  sonnans. 

Madeleine  se  trouva  en  présence  d'un  substitut  encore  à  la  fleur 
de  i'àge  et  de  mine  rosée,  joufllu,  rond,  court,  d'air  naturellement 
jovial,  mais  de  tenue  laborieusement  compassée.  Ce  petit  bourgeois 
bien  portant,  qui  eût  été  parfaitement  vulgaire  s'il  n'eût  eu  la  chance 
d'être  magistrat,  —  car  la  fonction  déteint  toujours  plus  ou  moins 
sur  l'homme,  et,  dans  une  mesure  quelconque,  l'ennoblit,  quand 
elle  est  ntible,  —  ce  fonctionnaire  sans  angles  intimida  la  duchesse 
tout  autant  qu'eût  pu  le  taire  un  magistrat  selon  la  formule,  c'est- 
à-dire  long,  étique,  lugubre  :  les  femmes  ont  rarement  le  culte  de 
la  justice,  mais  tout  ce  qui  s'y  rattache  leur  inspire  une  sorte  de 
superstitieuse  terreur.  Néanmoins,  la  grande  dame  ne  tarda  pas  à 
reparaître  sous  la  femme, -et  Madeleine,  en  deux  mots,  dit  le  but  de 
sa  visite,  lequel  était  d'empêcher,  ou  tout  au  moins  de  retard(  rune 
rencontre  entre  le  baron  de  Rochegarde,  son  frère,  et  le  marquis  de 
Trémont. 

—  Le  parquet  est  informé,  madame,  dit  le  substitut. 

—  Je  m'en  doutais,  monsieur,  répondit  Madeleine,  qui  eut  vague- 
ment envie  de  sourire  à  la  pensée  que  le  parquet  devait  puiser  les 
trois  quarts  de  ses  intorman'ons  dans  les  journaux.  Mais,  ajoutâ- 
t-elle,—  on  prétend,  —  et  les  duels  nombreux  qui  ont  eu  lieu  depuis 
quelques  mois  aux  environs  de  Paris,  après  avoir  été  plus  ou  moins 
pompeusement  annoncés,  semblent  donner  crédit  à  cette  insinua- 
tion, on  prétend  que  vous  fermez  volontiers  les  yeux  sur  ce  genre 
de  méfaits.  Or,  comme  il  y  a,  dans  le  cas  f)résent,  un  grand  intérêt  à 
empêcher  une  rencontre  imtnédiate,  comme  ce  duel  est  du  petit 
nombre  de  ceux  qui  sont  appelés  à  finir  tragiquement  et  que,  très 
probablement,  il  suffirait  de  quelques  jours  de  répit  pour  qu'une 
tierce  [)ersonne  parvînt  à  tout  arranger,  j'ai  pensé  qu'une  démarche 
de  moi  serait,  utile,  qu'en  tous  cas  elle  n'aurait  rien  d'étrange  ni  de 
déplacé. 

—  Votre  démarche,  madame,  dit  le  substitut,  est  toute  simple, 
puisque  vous  êtes  la  pro[)re  so'ur  de  l'un  des  futurs  combatians. 
\euillez  être  assurée  que  le  nécessaire  sera  fait  pour  entraver  la  ren- 
contre. Au  besoin,  il  sera  télégraphié  à  la  frontière. 

Madeleine  retourna  rue  de  Mariguan.  Le  baron  venait  de  rentrer. 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

XIX. 

Madeleine  dut  sonner  trois  fois  à  la  porte  de  son  frère.  Ce  fut 
lui-même  qui  vint  ouvrir. 

—  Comment!  vous,  Madeleine?  —  (Ils  ne  se  tutoyaient  plus 
depuis  quelques  mois.  )  —  Vos  visites  sont  des  événemens  :  vous  ne 
m'avez  pas  gâté  sous  ce  rapport...  Vous  voyez,  je  fais  moi-même  le 
service;  j'ai  donné  campos  à  mon  domestique  pour  être  tranquille 
ce  soir,  car  je  pars  demain  matin  et  j'ai  pas  mal  de  lettres  à  écrire... 
Un  voyage... 

—  Vous  prononcez  mal,  dit  Madeleine  en  s' asseyant  dans  le  cabi- 
net du  baron,  près  d'un  bureau  si  joli  qu'il  eût  été  dommage  de 
mettre  dessus  des  livres  et  des  papiers,  de  n'est  pas  voyage,  c'est 
duel  qu'il  faut  dire. 

—  Tiens!  vous  savez?..  Au  fait,  suis-je  bête!..  Comme  si,  avec 
les  journaux,  il  y  avait  moyen  de  faire  un  pas  sans  avoir  une  dou- 
zaine de  reporters  à  ses  trousses  !  C'est  étonnant  qu'on  n'en  écrase 
pas  plus  souvent,  des  reporters  :  il  y  en  a  paitout. 

—  Justement!  fit  Madeleine,  les  journaux...  Enfin,  ayant  appris 
que  vous  devez  vous  battre  avec  M.  de  Trémont,  je  viens  vous  dire 
qu'il  ne  faut  plus  qu'il  soit  question  de  cette  rencontre;  je  vous  ai 
manqué  tantôt  et,  à  tout  hasard,  dans  la  crainte  de  vous  manquer 
encore  ce  soir,  j'ai  été  au  Palais  de  justice  demander  qu'on  voulût 
bien  vous  ennuyer  le  plus  possible  pour  donner  le  temps  à  une 
intervention  que  je  savais  devoir  être  efficace,  la  mienne,  de  faire 
son  œuvre.  Donc,  à  l'heure  présente,  indépendamment  des  repor- 
ters, qui  ne  sont  qu'indiscrets,  vous  avez  à  vos  trousses  toute  la 
police  parisienne,  qui  est  gênante;  de  sorte  que  vous  ne  pourriez, 
de  toute  façon,  vous  battre  avant  quelques  jours.  Cela  nous  d-^n- 
nera  le  temps  d'avoir  ensemble  plusieurs  entretiens,  si  besoin  Oot, 
mais  je  n'imagine  pas  que  nous  devions  recourir  à  plus  d'une  con- 
férence pour  tomber  d'accord.  Causons  donc,  voulez-vous? 

—  11  est  probable  que  vous  ne  parlez  pas  sérieusement,  ma  chère 
Madeleine,  car  vous  savez  fort  bien  qu'on  n'empêche  pas  un  duel. 
On  le  retarde  quelquefois,  au  prix  du  ridicule  que  l'on  jette  sur  les 
ferrailleurs  persécutés,  mais  on  ne  l'empêche  pas. 

—  Mon  intention  formelle  est  cependant  de  l'empêcher,  dit  tran- 
quillement Madeleine,  qui,  depuis  qu'elle  se  trouvait  en  présence 
de  son  frère,  n'avait  plus  ni  émotion  ni  angoisse. 

—  Bah!..  Mais,  dites-moi,  ma  chère,  me  serais-je  trompé? 
Quand,  il  y  a  quatre  mois,  vous  trouviez  tout  simple  que  je  son- 
geasse à  faire  un  exemple  sur  le  premier  homme  qui  s'aviserait  de 
parler  de  moi  légèrement,  et  que  vous  preniez  la  peine  de  m' informer 


DANS   LE   MONDE.  398 

que  quelqu'un  venait  de  se  le  permettre,  il  semblait  bien  que  vous 
eussiez  une  arrière-pensée  et  que  le  soin  de  ma  réputation,  d'après 
vous  fort  compromise  déjà ,  ne  fût  pas  seul  à  vous  souffler  vos 
phrases.  Il  ne  me  parut  pas  alors  trop  téméraire  de  supposer  que 
vous  associiez  une  vengeance  personnelle  au  légitime  souci  que 
vous  manifestiez  de  l'honneur  de  votre  frère,  et,  je  l'avoue  ingénu- 
ment, lorsque  j'appris  le  nom  de  l'imprudent,  que  vous  vous  étiez 
refusée  à  me  faire  connaître,  ma  croyance  se  fit  certitude. 

—  Vous  me  prêtez  là,  Gaston,  une  pensée  odieuse  que  je  n'ai 
jamais  eue,  répondit  Madeleine  avec  un  évident  malaise. 

—  Si  fait  !  ma  douce  Madeleine,  vous  l'avez  eue,  au  moins  pen- 
dant quelques  minutes.  Seulement,  vous  n'avez  pas  un  tempérament 
qui  vous  permette  de  soutenir  longtemps  les  grands  rôles...  Mais 
vous  en  aviez  trop  dit  ou  pas  assez  ;  il  fallait  savoir  le  reste,  et 
je  le  sus  bien  aisément,  en  m'informant  des  visiteurs  qui  m'a- 
vaient précédé  chez  vous.  M'"^  Beuvrard  avait  été  seule  à  venir  : 
c'était  donc  elle  évidemment  qui  pouvait  m'éclairer,  et  vous  savez 
que  ce  n'est  pas  le  tombeau  des  secrets  que  M™®  Beuvrard,  ou  que, 
du  moins,  ce  n'est  point  une  sépulture  inviolable.  Maintenant, dame! 
si  vous  vous  ravisez,  il  est  un  peu  tard.  Je  regrette,  d'ailleurs,  de 
n'avoir  pu  aller  plus  vite  en  besogne  :  cela  vous  eût  épargné  l'ennui 
et  les  défaillances  de  la  réflexion.  Mais,  décemment,  je  ne  le  pouvais 
pas.  Au  surplus,  croyez-moi,  l'adage  a  raison  :  la  vengeance  est  un 
plat  qui  se  mange  froid. 

—  Encore  une  fois,  dit  Madeleine,  ce  que  vous  m'imputez  est 
odieux!..  Mais  cela  ne  m'atteint  pas  ;  je  viens  donc  au  fait.  Je  désire 
que  vous  ne  vous  battiez  pas...  Je  ne  veux  pas  que  vous  vous 
battiez. 

—  Admirable  !  Et  comment  vous  y  prendrez-vous  pour  m'en 
empêcher  ? 

—  Si  vous  ne  devinez  pas,  vous  valez  encore  mieux  que  je  ne 
pensais...  Étes-vous  heureux  au  jeu  en  ce  moment? 

Madeleine  fit  sa  question  d'un  air  qu'elle  s'eff'orçait  de  rendre 
indifi'érent,  mais  sa  voix  ne  laissa  pas  de  trembler  un  peu. 

—  Hélas!  mon  étoile  est  bien  pâle. 
Madeleine  respira. 

—  Eh  bien  !  dit-elle,  je  vais  vous  proposer  un  marché  plus  sérieux 
que  celui  dont  vous  vous  attendez,  depuis  un  instant,  à  m'entendre 
formuler  les  clauses.  Votre  étoile  est  bien  pâle,  dites-vous  ;  je  puis 
la  raviver  et  la  faire  briller  fixement  pour  longtemps.  Vous  n'avez 
rien,  je  suis  très  riche.  Je  puis  mourir,  et  vous  savez  que  toute  la 
fortune  du  duc  retournera,  de  par  ma  volonté  expressément  énon- 
cée en  un  testament  fort  correct,  à  ses  héritiers  naturels.  En  outre, 
votre  crédit  est  bien  près  d'être  usé  ;  en  tous  cas,  ce  qui  vous  en 


39/1  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

reste  dépend  de  moi.  Quant  à  votre  réputation,  malade  depuis  long- 
temps, elle  agonise,  et  ce  n'est  pas  un  coup  d'épée  dans  la  poitrine 
d'un  enfant  qui  la  remettra  sur  pied.  A  votre  place,  je  voyagerais... 
Tenez,  dans  je  ne  sais  quelle  pièce  dÉrnile  Augier,  un  personnage, 
qui  vous  est  très  inférieur,  puisqu'il  manque  de  distinction,  prend 
le  parti  de  s'établir  gentilhomme  étranger,  autrement  dit  de  s'expa- 
trier, ayant  remarqué  à  quel  point  il  est  avantageux  d'être  hors  de 
chez  soi  pour  briller.  Et  notez  que  lui  est  un  être  commun,  à  peu  de 
chose  près  ridicule,  une  sorte  déjeune  bourgeois-gentilhomme  mal 
savonné  de  sa  roture  originelle,  presque  on  balourd.  Vous  qui  n'avez 
aucune  tare  physique,  vous  qui  ne  péchez  que  pai*  des  imperfections 
secrètes,  par  des  défauts  invisibles,  jugez  de  quel  prestige  vous  seriez 
environné  dans  un  pays  lointain,  étant  tout  à  la  fois  Français,  noble, 
beau...  et  riche!  Car  il  est  bien  entendu  qu'il  faut  être  riche  pour  con- 
server à  l'emploi  son  charme  et  ses  douceurs.  En  Amérique,  par 
exemple,  où  l'on  aime  beaucoup  les  Français,  du  moins  à  l'état  isolé, 
vous  auriez,  j'en  suis  sûre,  une  existence  triomphale.  Et  qui  sait?  la 
fantaisie  d'une  jeune  miss  et  les  conséquences  d'une  flirtalion  bien 
conduite  vous  feraient  peut-être  l'heureux  époux  de  quelque  mine 
d'argent  inépuisable.  Au  contraire,  si  vous  restez  à  Paris,  la  source 
de  vos  revenus  se  trouvant  tarie,  par  suite  de  mes  résolutions  nou- 
velles, absolument  inébranlables,  vous  êtes  à  la  merci  du  plus  vul- 
gaire accident  de  jeu;  quelques  heures  de  mauvaise  chance  et  vous 
verrez  poindre  l'affichage,  l'exclusion,  la  mise  à  l'index,  la  qua- 
rantaine, puis,  un  peu  plus  loin,  la  gêne,  la  vraie  gêne,  avec  des 
habits  râpés,  des  repas  incertains,  un  taudis  précaire,  jamais  de  bien- 
être,  à  peine  du  pain  aux  jours  heureux,  la  gêne  enfin  sans  relève- 
ment possible,  sans  revanche  à  attendre  :  en  deux  mots,  la  honte 
et  la  misère.  La  honte,  vous  êt^s  peut-être  assez  fort  pour  la  porter, 
mais  la  misère,  croyez-moi,  vous  auriez  vite  fait  de  succomber  sous 
elle. 

—  Peste  !  ma  chère,  vous  savez  l'art  de  tenter  les  gens  et  de  les 
terrifier.  Quel  soin  du  contraste!  D'un  côté,  une  miss  farcie  d'or; 
de  l'autre,  un  galetas  où  vous  laissez  du  pain  par  charité  pure.  Il 
n'y  aurait  pas  à  hésiter,  s'il  n'y  avait  qu'à  choisir. 

—  Tout  ne  dépend-il  pas  de  vous,  puisqu'il  s'agit  seulement 
d'écrire  une  lettre  et,  après,  de  disparaître? 

—  Voyons,  je  ne  peux  cependant  pas  faire  des  excuses  au  jeune 
Trémont,  sous  prétexte  qu'il  a  bien  voulu  m'insulter  et  qu'il  a  éner- 
giquement  refusé  ensuite  de  se  rétracter. 

—  Ne  faites  pas  d'excuses;  écrivez  simplement  que  vous  partez. 

—  C'est  la  même  chose...  on  pis.  Mon  honneur... 

—  Combien  estimez-vous  cela? 

—  Demandez-moi  quelque  chose  de  raisonnable,  comme,  par 


DANS   LE    MONDE.  395 

exemple,  de  blesser  votre  protég<^,  de  le  piquer  dans  un  endroit  où 
cela  ne  lui  fasse  pas  de  mal.  Mais  me  sauver  ainsi...  impossible!.. 
AUon^^,  tenez,  je  me  sens  tout  à  fait  fami'Ie  :  je  ménagerai  mon 
ex-beau-frère  comme  la  prunelle  de  mes  yeux.  11  s'en  tirera  pour 
rien. 

—  Non,  non,  répondit  Madeleine,  ce  n'est  pas  cela  que  je  veux. 
On  ne  ménags  que  les  poltrons;  les  hommes  braves  savent  bien  vous 
obliger  à  compter  avec  eux  ;  je  vous  l'ai  entendu  dire  à  vous-même, 
à  propos  de  votre  second  duel,  où  vous  avez  blessé  mortellement 
votre  adversaire,  après  avoir  voulu  le  ménager. 

—  Enfin,  que  voulez-vous  que  je  fasse? 

—  Que  vous  vous  mettiez  là,  à  cette  table,  et  que  vous  écriviez 
à  M.  de  Trémont  ce  que  je  vais  vous  dicter,  cinq  ou  six  h'gnes  pour 
contramander  la  rencontre  et  la  rendre  impossible  dans  l'avenir. 
Tenez,  quelque  chose  comme  ceci  :  J'apprends  que  la  police,  infor- 
mée de  nos  projets,  est  décidée  aies  contrarier  de  son  mieux.  Or, 
je  m'apprêtais  à  quitter  l'Europe  aussitôt  après  notre  rencontre,  et 
de  grands  intérêts  me  commandent  de  ne  pas  différer  mon  départ. 
Je  renonce  à  vous  demander  raison  d'un  propos  que  vous  n'avez  pas 
été  seul  à  tenir  et  auquel  les  circonstances  semblaient  malheureu- 
sement..* 

—  C'est  une  plaisanterie,  interrompit  sèchement  Rochegarde,  et 
voilà  longtemps  que  nous  plaisantons.  Restons-en  là. 

—  Prenez  garde.  Si  vous  ne  faites  pas  ce  que  je  vous  demande, 
ce  que  ma  conscience  m'ordonne  de  vous  demander  depuis  que 
vous  m'avez  appris  cette  sorte  de  complicité  involontaire  dont  vos 
instincts  méchans  m'ont  imposé  le  fardeau,  je  vous  jure  sur  le  nom 
que  je  porte  que  je  ne  ferai  plus  rien  pour  vous,  rien,  jamais... 
vous  entendez?  Si  vous  cédez,  au  contraii-e,  et  que  perdez-vous  à 
céder?  pas  même  le  vernis  passablement  écaillé  de  vos  fiertés  d'at- 
titude, puisque  vous  disparaissez  de  la  scène  française  pour  aller 
en  représentations  à  l'étranger,  si  vous  cédez,  je  vous  fais  riche  : 
deux  millions,  deux  millions  seront  mis  par  moi  à  votre  disposi- 
tion, payables  à  New- York  ou  dans  telle  autre  ville  que  vous  dési- 
gnerez. 

Madeleine  avait  prononcé  le  chiffre  de  deux  millions  lentement, 
habilement,  musicalement,  faisant  appel  aux  sonorités  harmonieuses 
de  sa  voix,  mettant  dans  le  mot  million^  par  lui-même  si  doux  aux 
oreilles  modernes  et  si  puissant  sur  les  esprits  et  ks  consciences  de 
ce  temps,  toutes  les  séductions  de  la  richesse,  tout  le  poème  de  la 
vie  facile,  toutes  les  joies  de  rindé[)endance  et  tous  les  attraits  de 
la  sécurité.  Et  ce  mot  avait  sonné  dans  sa  bouche,  non  pas  tant 
encore  comme  le  bruit  d'un  lingot  qu'on  frappe  ou  d'un  tas  d'or 


3V6  Ri:VUE    DES    DliL'X    MONDES. 

qu'on  remue,  que  comme  celui  d'une  chaîne  qu'on  brise  et  dont  on 
laisse  retomber  les  tronçons. 

Le  baron  se  leva,  les  joues  un  peu  rouges,  et  se  mit  à  marcher 
dans  son  cabinet.  Il  pesait  mentalement,  d'un  côté,  ce  qu'il  persis- 
tait, par  une  espèce  d'habitude  machinale,  à  appeler  son  honneur, 
et,  de  l'autre,  la  somme  de  ses  tracas,  des  vilenies  commise><,  des 
avanies  endurées,  des  longs  ennuis  et  des  terribles  angoisses  de  sa 
mendicité,  des  rancœurs  d'une  existence  tout  entière  asservie  aux 
besoins  d'argent.  Après  trois  minutes  de  promenade  et  de  réflexion, 
il  écrivait. 

Madeleine  prit  la  lettre,  et,  après  avoir  lu  : 
■  Je  m'en  charge,  dit-elle;  quant  à  l'argent,  vous  me  donnerez 
vos  instructions... 

—  Bah!  pensait-elle  en  s'en  allant,  il  fallait  à  tout  prix  empêcher 
un  meurtre  dont  je  me  serais  toujours  crue  la  complice...  Et  puis, 
je  suis  débarrassée  de  mon  frère. 

XX. 

—  Eii  bien!  duchesse,  c'est  ainsi  que  vous  vous  souvenez  de  vos 
amis  et  que  vous  tenez  vos  promesses  ?  Nous  sommes  à  la  fin  d'oc- 
tobre et  j'attends  toujours  ce  message  dont  vous  m'avez  parlé  il  y 
a  quatre  mois,  et  qui  devait  m'appeler  auprès  de  vous,  pendant 
votre  séjour  à  Paris.  Et  ces  chasses  à  organiser,  ces  chasses  au  sujet 
desquelles  mes  avis,  je  crois  même  que  vous  avez  dit  mes  lumières, 
vous  devaient  être  d'un  si  précieux  secours? 

Le  marquis  du  Gasc  venait  d'entrer  chez  la  duchesse.  Celle-ci, 
assise  près  de  la  fenêtre  de  son  boudoir  du  premier  étage,  tenait  à 
la  main  une  broderie  délaissée.  Le  jour  baissait,  un  jour  gris  d'au- 
tomne ;  les  arbres,  presque  entièrement  défeuillés  déjà,  étaient  en 
train  de  reprendre  leur  piteuse  mine  d'hiver;  et  le  regard  de  Made- 
leine, tout  voilé  d'ennui,  errait  en  désespéré  sur  le  sable  de  la 
cour,  où  s'amassaient  les  ombres.  Elle  avait  négligemment  aban- 
donné sa  main  au  baiser  galant  du  marquis.  —  Celui-ci  avait  tou- 
jours procédé  envers  la  duchesse  avec  le  tact  d'un  manœuvrier  con- 
sommé, ayant  l'air,  quelquefois,  d'étouffer  un  peu  sous  la  peau 
d'ami  dont  il  s'était  aifublé,  mais  se  gardant  bien  de  la  rejeter.  II 
y  avait  quatre  mois  qu'il  n'avait  vu  Madeleine. 

—  Quelle  tristesse  !  dit-il. 

—  Oui,  je  me  sens  lugubre. 

—  Eh  bien!  parlons  de  ces  chasses  ;  cela  vous  distraira. 

—  Non;  il  n'est  plus  question  pour  moi  d'organiser  des  chasses. 

—  Tant  pis!  fit  le  marquis  avec  un  accent  de  regret  sincère,  car 


DA^S   LE    MONDE.  397 

il  aimait  les  laisser-courre,  à  la  manière  de  Louis  XIV,  comme  un 
prétexte  à  causer  sous  bois  avec  les  femmes. 

—  Et  non-seulement,  reprit  la  duchesse,  je  n'organiserai  rien, 
mais  je  vais,  pour  ne  pas  avoir  à  réduire  mon  train,  aller  passer 
un  hiver  économique  dans  ma  terre  d'Italie...  Oui,  je  viens  de 
perdre  une  assez  grosse  somme,  ceci  entre  nous,  et  j'ai  besoin  de 
trois  ou  quatre  années  d'une  économie  sévère  pour  combler  le  défi- 
cit. Ainsi  donc,  la  duchesse  d'Ussel  peut  dormir  tranquille  :  je  ne 
lui  ferai  point  concurrence,  et  elle  restera  la  seule  châtelaine  veuve 
remplissant  les  chroniques  de  sport  de  l'écho  de  ses  fanfares. 

—  Tant  pis  !  répéta  le  marquis.  Mais  enfin,  ce  n'est  pas  là  ce  qui 
vous  rend  sombre  comme  une  nuit  sans  étoiles  ? 

—  Peut-être  des  chagrins  de  famille. 

—  Ah!  oui...  ce  brusque  départ  du  baron,  dans  des  circonstances 
si  étrang  s?  Gela  cachait  encore  quelque  chose,  n'est-ce  pas?..  Vous 
me  pardonnez  de  vous  parler  de  votre  frère  ?  C'est  la  première  fois 
que  je  me  le  permets...  J'ai  pour  vous  tant  d'affection  vraie!  Tout 
ce  qui  vous  émeut  me  trouble,  tout  ce  qui  vous  touche  m'atteint. 
Si  vous  saviez  que  de  fois,  ayant  deviné  quelqu'un  de  vos  soucis,  il 
m'a  paru  dur  de  n'oser  vous  plaindre  que  tout  bas! 

Plein  de  science  et  de  goût,  fort  au  courant  du  ton  qui  convenait 
à  son  âge  et  à  sa  voix,  comme  de  l'expression  qui  seyait  à  ses 
traits,  le  marquis  parlait  lentement,  l'air  triste  et  convaincu,  sans 
aucune  mimique  ridicule,  les  muscles  de  la  face  presque  immo- 
biles. 

Madeleine,  qui  avait  les  nerfs  malades  et  des  larmes  non  loin  des 
yeux,  fut  à  ce  point  remuée  par  cette  voix  grave,  triste,  aimante, 
que  venait  de  prendre  le  marquis  en  s'approchant  par  derrière  de 
son  fauteuil,  de  manière  à  ne  la  point  gêner  en  la  regardant,  à  ne 
la  point  inquiéter  par  ce  voisinage  immédiat,  qu'elle  fut  obligée  de 
se  cacher  un  instant  le  visage  dans  ses  mains  pour  ne  pas  laisser 
voir  qu'elle  était  tout  près  de  pleurer. 

Après  deux  minutes  de  silence,  elle  se  leva  et  alla  à  la  cheminée, 
comme  pour  se  regarder  dans  la  glace. 

—  Voyons,  dit-elle,  contez-moi  les  nouvelles. 

Sa  main,  en  se  posant  sur  le  velours  de  la  cheminée,  venait  de 
rencontrer  un  billet  de  part  ouvert  et  froissé. 

—  Tiens  !  fit-elle,  à  propos  de  nouvelles,  un  mariage  I 
Et  elle  tendit  la  lettre  au  marquis. 

Il  lut. 

—  M.  de  Trémont,  dit-il.  Je  savais. 

Et,  cette  fois,  il  la  regarda  bien  en  face. 

Elle  eut  un  mouvement  nerveux,  une  de  ces  contractions  fami- 


398  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lières  aux  gens  impressionnables  ou  impressionnés  qui  veulent  se 
dominer,  une  de  ces  petites  grimaces  involontaires  qui  trahissent 
si  bien  ce  qu'elles  voudraient  cacher.  Puis,  elle  alla  s'asseoir  au 
fond  de  la  pièce,  mordant"sa  lèvre,  qu'elle  comprimait  du  revers  de 
son  doigt. 

—  Gela  fera  un  joli  couple,  reprit  le  marquis.  Il  faut  des  époux 
assortis.  Ils  sont  très  bien  tous  deux. 

Trop  ferré  sur  le  féminin  pour  donner  dans  la  balourdise  qui 
consiste  à  dauber  un  rival,  il  s'était  étudié  à  ne  jamais  parler  de 
Trémont  qu'en  des  termes  élogieux  ou  du  moins  assez  bienveillans 
pour  donner  à  son  appréciation  une  couleur  d'impartialité. 

—  M.  de  Trémont,  dit-il  encore,  me  paraît  être  un  fort  charmant 
garçon.  Quant  à  M'^"  de  Rhèges,  c'est,  je  crois,  la  plus  séduisante 
jeune  fille  qui  fût.,,  à  prendre,  comme  dit  la  mai'échale  de  Saint- 
Rémy. 

—  N'est-ce  pas?  fit  Madeleine, 

Il  y  eut  encore  un  silence^  que  vint  rompre  bientôt  un  petit  bruit 
de  sanglots  discrets. 
Alors,  le  marquis  prit  place  sur  le  canapé,  à  côté  de  la  duchesse. 

—  Allons,  vous  pleurez,  dit-il,  hélas  1 

...  Tous  ces  jeunes  oiseaux 
A  l'aile  vive  et  peinte,  au  langoureux  ramage, 
Ont  un  amour  qui  mue  ainsi  que  leur  plumage. 

Madeleine  ne  répondit  rien.  Mais,  bientôt,  retrouvant  un  sou- 
rire : 

—  Eh  bien]  dit-elle,  raillant  sous  ses  lai'mes,  pourquoi  vous  être 
arrêté? 


Les  vieux,  dont  l'âge  éteint  la  voix  et  les  couleurs, 
Ont  l'aile  plus  fidèle  et,  moins  beaux,  sont  meilleurs. 
Nous  aimons  bien.  Nos  pas  sont  lourds?  Nos  yeux  arides? 
Nos  fronts  ridés?  Au  cœur,  on  n'a  jamais  de  rides. 


Est-ce  cela?  Vous  voyez,  on  sait  ses  romantiques,  si  l'on  a  un 
peu  oublié  ses  classiques. 

Cette  fin  de  citation  ne  parut  pas  être  absolument  du  goût  du 
marquis,  lequel  nourrissait  la  prétention,  assez  fondée,  d'avoir, 
tout  au  contraire,  plus  de  rides  au  cœur  que  sur  le  front. 

—  Je  suis  méchante,  reprit  Madeleine.  Il  ne  faut  pas  m'en  vou- 
loir; je  suis  si  nerveuse  aujourd'hui  !  Et,  au  fond,  je  vous  jure  que 
je  n'ai  pas  envie  de  décourager  l'affection  qui,  tout  à  l'heure,  m'a 


DANS    LE    MONDE.  399 

fait  entendre  des  paroles  de  sympathie  avec  un  accent  que  je  n'ou- 
blierai pas. 

Elle  lui  tendit  la  main. 

—  Ah!  vous  pouvez  railler»  dit-il.  Vous  avez  tous  les  droits.  Je 
n'ai  pour  vous  désarmer  que  la  sincérité  de  mon  attachement  et  la 
discrétion  de  mon  amour. 

—  Et  c'est  assez,  dit  Madeleine. 

—  Vous  me  permettez  donc  de  vous  dire  que  je  vous  aime  ? 

—  Je  vous  permets  d'essayer  de  me  le  faire  croire.  Mais,  je  vous 
en  préviens,  maintenant,  je  suis  sceptique. 

—  Moi,  je  suis  persévérant,  riposta  le  marquis. 
Et  il  prit  congé  très  respectueusement. 

Madeleine  retourna  à  la  fenêtre,  et,  là,  soulevant  le  rideau,  elle 
suivit  du  regard  M.  du  Gasc,  qui  traversait  la  cour,  à  une  allure 
souple,  élastique,  la  taille  droite,  la  démarche  aisée  et  noble,  sans 
rien  de  trop  manifestement  conquérant. 

—  Le  second  pas,  murmura-t-elle,  celui  qui  coûte  le  plus,  n'en 
déplaise  à  la  sagesse  des  nations,  qui  pourrait  bien  n'être  que  la 
bêtise  humaine  codifiée.  Le  premier,  on  le  fait  généralement  d'in- 
stinct, d'enthousiasme,  tandis  que  le  second...  le  second,  on  le  fait, 
parce  qu'on  a  fait  le  premier,  et  souvent  à  son  corps  défendant. 
Mais  peut-on  demeurer  en  chemin?  Et  comment  rétrograder, quand 
on  n'a  derrière  soi  qu'un  asile  écroulé  ? 


XXL 

L'autre  jour,  —  16  novembre  1881,  —  on  a.  marié,  à  Sainte- 
Clotilde,  le  marquis  de  Trémont  et  M^^*^  Geneviève  de  Bhèges.  Ils 
n'ont  pas  voulu  se  marier  k  Rhèges,  où  il  eût  fallu  faire  des  prépa- 
ratifs à  n'en  plus  finir  :  ils  étaient  pressés.  —  Bien  qu'il  n'y  ait 
encore  personne  à  Paris,  l'église  était  pleine.  Ce  qu'étaient  la  céré- 
monie, l'aspect  de  l'assistance,  etc.,  tout  le  monde  le  sait  ou  peut 
le  savoir  demain  en  franchissant  le  porche  d'une  église  bien  hantée, 
pendant  qu'on  y  célèbre  ce  que  le  suisse,  le  bedeau,  le  curé  et  les 
journaux  appellent  un  g?^and  mariage.  Aucun  détail  particulier  à 
relever;  le  marié  étant  militaire  et  se  mariant  en  uniforme,  on  n'a 
même  pas  eu  la  ressource  d'agiter,  au  sujet  de  sa  tenue,  la  ques- 
tion palpitante  du  mariage  eu  redingote.  Mais,  s'il  n'y  avait  rien  de 
saillant  à  regarder,  il  y  avait,  comme  toujours,  des  bouts  de  dia- 
logue à  noter  au  vol.  —  Au  moment  du  lent  défilé  vers  la  sacristie, 
on  peut,  en  changeant  souvent  de  voisins,  recueillir  des  réflexions, 
des  bavardages,  des  aphorismes,  des  méchancetés,,  des  révélations 


AOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  achèvent  de  vous  éclairer  sur  le  mariage  en  général  et  sur  l'u- 
nion qui  vient  d'être  consacrée  en  particulier. 

—  11  est  bien. 

—  Trop  bien,  ma  chère  ;  il  faut  qu'une  femme  garde  sur  son 
mari  l'avantage  de  la  beauté;  sans  cela,  avec  quoi  se  défendra-t-elle  ? 

—  Bah  !  elle  est  aussi  bien  que  lui.  Et,  entre  nous,  je  la  crois 
intellectuellement  très  supérieure.  Un  militaire,  vous  savez,  c'est 
assez  souvent  comme  un  bâton  de  sucre  de  pomme  :  quelque  chose 
d'insipide  et  de  brillamment  enveloppé. 

Un  peu  plus  loin  : 

—  Combien  dites-vous? 

—  Huit  cent  mille.  Plus  tard,  elle  aura  trois  millions. 

—  Lui  en  aura  deux.  Elle  sera  plus  riche  que  je  ne  pensais.  Avec 
ça,  on  peut  marcher. 

Deux  femmes  de  quarante  ans  : 

—  Mariage  d'amour! 

—  C'est  gentil. 

—  Oui  ;  ça  ne  finit  pas  mieux  que  les  autres,  mais  ça  commence 
toujours  plus  proprement. 

Deux  jeunes  :\ 

—  Faut-il  être  bête  pour  se  marier  à  vingt-quatre  ans! 

—  Mais  non,  mais  non!  Puisqu'il  faut  le  faire,  autant  s'en  débar- 
rasser tout  de  suite. 

Deux  vieux  : 

—  J'aime  bien  les  mariages  :  ça  fait  souvenir  ;  les  enterremens, 
ça  fait  penser. 

—  Pourtant,  ce  sont  bien  les  mêmes  frais  d'imagination,  allez  ! 
Yoyez-vous,  mon  pauvre  ami,  ce  qu'on  regrette,  ce  qu'on  redoute 
et  ce  qu'on  espère,  c'est  toujours  ce  qu'on  a  rêvé  ou  ce  qu'on  rêve. 

Deux  vieilles  : 

—  Quel  cœur,  quel  sentiment,  quelle  onction  dans  ce  petit  dis- 
cours de  M'-^Mélilot! 

—  Oui,  et  comme  il  a  bien  dit  au  marié  :  Mon  cher  enfant,  il  n'y 
a  pas  de  source  terrestre  qui  ne  tarisse  ! 

Ailleurs  : 

—  Savez-vous  qu'il  est  d'une  distinction  parfaite,  ce  petit  soldat- 
là  !  Mon  Dieu  !  si  je  pouvais  donc  savoir  à  quelle  école  il  a  été  élevé 
pour  y  envoyer  mes  fils  I  Voyez-vous,  ma  chère,  ça  me  désole;  j'ai 
beau  vouloir  m' aveugler  sur  le  compte  de  mes  deux  garnemens  :  je 
les  trouve  assez  bien  tournés,  mais  un  genre  !  un  genre  !  Je  ne  peux 
pas  m'y  faire. 

—  Écoutez,  si  j'en  crois  l'ange  du  potin,  madame  Beuvrard, 
l'école,  ce  fut...  approchez- vous... 


DANS   LE   MONDE. 


kOÏ 


—  La  duchesse! 

—  Il  paraît. 

—  C'est  donc  pour  cela  qu'elle  passe  l'hiver  en  Italie?..  Eh  bien! 
ma  chère,  c'est  alTreux  à  dire,  mais,  pour  un  peu,  voyez-vous,  Oîi 
souhaiterait  à  ses  enfans... 

—  Oh  !  oh  !  dans  une  église  ! 

—  Aussi  je  vous  ai  dit  ça  comme  au  confessionnal.  Mais,  après 
tout,  voyons,  puisque  c'est  inévitable,  autant  que  ça  leur  profite. 
Et,  vous  savez,  il  n'y  a  pas  à  dire,  un  homme  porte  toute  sa  vie 
l'empreinte  de  sa  première...  intime  ;  l'empreinte  de  la  mère,  l'autre 
l'efface,  quand  elle  ne  la  confirme  pas...  Ah!  çà,  fltalie,  c'est  donc 
une  rage,  cette  année?  Ma  tante  de  Lerminy  vient  de  partir  pour 
San-Remo,  mon  cousin  du  Gasc  passe  l'hiver  à  Florence... 

Dans  la  sacristie  : 

—  On  voit  bien  qu'on  ne  la  marie  pas  de  forcé. 

—  Ma  foi  !  il  a  l'air  tout  aussi  content  qu'elle. 

—  Il  est  certain  qu'ils  étaient  émus  tous  les  deux.  Dites-moi, 
est-ce  que  f  émotion  peut  ne  pas  être  sincère  chez  un  homme,  ce 
jour-là? 

—  Dame!  ça  dépend  de  l'homme  évidemment.  Chez  la  femme, 
l'émotion  est  toujours  sincère,  parce  que,  vous  comprenez,  quand 
ce  n'est  pas  la  joie,  c'est  la  peur. 

—  11  y  a  des  hommes  qui  auraient  le  droit  d'avoir  peur. 

—  Ma  belle,  vous  êtes  toile...  Et  puis,  une  femme  demande  tant 
de  choses  à  Dieu,  pendant  la  messe  !  Elle  trouve  rarement  la  céré- 
monie trop  longue,  tandis  que  le  marié,  lui,  ne  demande  qu'à  s'en 
aller. 

—  Vous  êtes  drôle!  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

Puis,  pour  finir,  la  note  populaire,  la  plus  philosophique, comme 
toujours.  Sur  le  trottoir  de  la  place,  après  la  sortie,  au  moment  où 
claque  la  portière  du  coupé  des  mariés,  un  jeune  garçon  boucher, 
jouant  avec  son  panier  vide  au  milieu  d'un  groupe  de  petites 
bonnes,  plus  curieuses  encore  que  goguenardes,  qui  lâchent  de 
distinguer  la  mariée  derrière  la  glace  de  la  voiture  et  sous  le  voile 
ramené,  s'écrie  : 

—  Allons!  n'y  a  pas  d'erreur?  En  route,  alors. 

Et  il  ajoute,  pour  la  plus  grande  joie  de  son  auditoire  : 

—  Mais,  vous  savez,  mon  officier,  ca  ne  sera  pas  tous  les  jour?, 
fête! 

Henry  Rabusson. 


TOME  LW.  —   1882. 


LES 


MARINES   DE   GUERRE 


ni'. 

LES     COTES     ET     LES     ARSENAUX. 


h 

Ainsi  formée,  la  flotte  est  prête,  non-seulement  à  l'offensive, 
mais  à  la  défensive.  Quel  moyen  plus  sûr  de  protéger  son  territoire 
que  d'attaquer  le  territoire  étranger  et  quelle  meilleure  manière 
d'immobiliser  les  escadres  ennemies  que  de  les  reteair  autour  de 
leurs  villes  et  de  leurs  arsenaux  menacés?  Et  si  la  forlune,  interdi- 
sant à  un  peuple  ces  opérations  à  grand  rayon,  le  réduit  à  garder 
ses  rivages,  l'instrument  capable  de  porter  au  loin  l'agression  n'est-il 
pas  le  mieux  fait  pour  garantir  la  sécurité  de  parages  plus  proches? 
Si,  avec  une  marine  maîtresse  de  sa  marche,  l'attaque  des  côtes  peut 
être  prévue,  préparée,  accomplie  par  mer,  leur  défense  ne  peut-elle 
être  assurée  par  les  mêmes  moyens,  et  la  puissance  attaquée  n'a-t-elle 
pas  contre  des  escadres  ses  escadres?  La  flotte,  en  s'étendant  sur 
les  mers,  prolonge  la  patrie;  en  se  repliant,  elle  la  couvre.  Dans 
cette  guerre,  comme  dans  l'autre,  les  mêmes  bâtimens  ont  un  rôle  et 
leur  place.  Dès  la  pleine  mer,  l'assaillant  se  heurte  contre  les  navires 
légers  ;  leur  nombre  les  destine  à  former  la  chaîne  la  plus  étendue, 


(1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre  et  du  io  octobre. 


LES   MARINES   DE   GUERRE. 

ieur  vitesse  à  pousser  au  loin  les  reconnaissances,  leurs  arme?  à  résis- 
ter aux  tentatives  faiblement  soutenues.  Ne  sont-ils  pas  de  force  contre 
le  danger,  ils  le  signalent  aux  navires  de  course  plus  puissans,  qui 
forment  en  arrière  la  ligne  de  bataille.  Enfin,  s'il  faut  plus  encore 
pour  briser  l'elfort  de  l'attaque,  les  bâtimens  cuirassés  sont  une 
réserve  concentrée  près  de  terre  sur  quelques  points,  les  plus 
importans  ou  les  plus  faibles,  car  de  grandes  forces  ne  tenteront 
sur  les  côtes  que  de  grandes  opérations,  et  la  défense  connaît  mieux 
encore  que  l'attaque  les  théâtres  où  elles  ont  chance  de  s'accomplir. 
Comme  les  communications  font  connaître  partout  ce  qui  est  visible 
aux  avant-postes,  les  navires,  en  s'avançant  de  la  place  qu'ils  occu- 
pent vers  l'ennemi  signalé,  se  rapprochent  les  uns  des  autres,  et 
tout  mouvement  de  défense  est  un  mouvement  de  concentration. 
Les  cuirassés  qui  touchent  le  littoral  apprennent  la  marche  et  la 
nature  des  forces  qui  naviguent  à  25  ou  30  lieues  au  large;  cela  leur 
donne  le  temps,  eussent-ils  une  longue  route  à  parcourir,  de  couper 
le  chemin  à  l'adversaire,  et,  malgré  leur  petit  nombre,  de  coumr  une 
grande  étendue  de  côtes.  C'est  peut-être  dans  cette  guerre  qu'ap- 
paraît le  mieux  la  supériorité  des  grands  navires.  Chacun  d'eux  est 
un  fort,  mais  un  fort  qui,  au  lieu  d'attendre  l'attaque,  est  capable 
de  la  porter,  d'achever  en  pleine  mer  une  action  heureuse  et  qui 
multiplie  sa  puissance  par  sa  mobilité. 

Mais  s'il  n'y  a  pas  de  meilleur  instrument  de  guerre  contre  le 
vaisseau  que  le  vaisseau,  toutes  les  nations  ne  peuvent  consacrer  à 
leurs  flottes  des  ressources  égales.  Les  peuples  maritimes  forment 
trois  groupes  principaux  :  l'Angleterre  et  la  France,  avec  un  bud- 
get qui  dépasse  200  miUions ,  les  États-Unis  et  la  Russie,  qui  en 
dépensent  100,  l'Italie  et  l'Allemagne,  qui  en  emploient  50  à  60, 
sont  les  grandes  puissances.  L'Autriche,  l'Espagne,  la  Hollande,  le 
Brésil  et  la  Turquie  consacrent  annuellement  15  à  25  millions  à 
entretenir  des  forces  moyennes.  Les  autres  ne  pouvant  disposer 
que  de  9  millions,  comme  le  Portugal,  3  millions  comme  la  Nor- 
vège, 2  millions  et  demi  comme  la  Grèce,  constituent  les  petites 
marines.  Avec  une  pareille  disproportion  de  moyens,  elles  ne  sau- 
raient avoir  le  même  objectif,  et  les  plus  faibles  n'en  peuvent  con- 
cevoir d'autre  que  de  repousser  les  entreprises  de  l'ennemi  sur 
leur  littoral.  Pour  cette  guerre  strictement  défensive,  est-il  néces- 
saire de  posséder  des  navires  de  haute  mer?  A  ceux  qui  ne  doivent 
pas  s'éloigner  du  rivage  les  formes  et  les  dimensions  nécessaires 
pour  braver  la  tempête  et  fournir  de  longues  campagnes  semblent 
superflues  ;  il  s'agit  de  faire  flotter  autour  des  côtes  une  artillerie 
dont  ces  navires  ne  sont  que  les  alTûts.  De  là  une  autre  disposition  de 
défense,  et  la  dispersion  de  l'armement  sur  des  bâtimens  spéciaux, 
pontons  à  l'ancre,  assez  nombreux  pour  que  chacun  d'eux  protège 


AOâ  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

une  petite  partie  du  littoral.  L'idée  s'est  réalisée  dans  une  construc- 
tion où  les  qualités  nautiques  sont  volontairement  sacrifiées  et  l'art 
réduit  à  ces  termes  :  faire  flotter  la  plus  grosse  pièce  sur  la  plus 
petite  coque.  Tels  sont  les  types  de  canonnières  qui  forment  la 
force  principale  de  certaines  marines. 

Quand  le  littoral  d'un  pays  offre  peu  d'étendue,  quand  la  vio- 
lence des  courans  ou  les  hauteurs  des  fonds  en  interdisent  l'approche 
et  ne  permettent  aux  grands  navires  que  l'accès  de  quelques  fleuves 
ou  de  quelques  baies,  la  protection  locale  est  économique  et  effi- 
cace. Le  front  d'attaque  est  assez  étroit  ou  les  routes  d'invasion 
assez  rares  pour  que  les  bâtimens  de  défense  puissent  attendre 
immobiles  l'ennemi  sur  son  passage  nécessaire  ;  et  dans  les  rades 
et  dans  les  rivières  sa  marche  présente  assez  d'obstacles  d'ordi- 
naire pour  que  des  navires,  même  faibles,  sufllsent  à  l'arrêter. 
Mais  pour  peu  que  les  côtes  soient  étendues  et  leur  accès  facile, 
tout  change.  Que  l'on  calcule  la  somme  nécessaire  à  produire  une 
flotte  normale  et  la  somme  qu'il  faudrait  pour  placer  le  même  arme- 
ment sur  des  bâtimens  de  flottille,  si  exigus  soient-ils,  la  seconde 
l'emporte  sur  la  première.  Concentré  sur  des  escadres,  l'armement 
agit  tout  entier  partout  où  elles  le  portent  et  protège  tous  les  points 
où  elles  peuvent  devancer  l'ennemi.  Partagé  sur  un  grand  espace  de 
côtes,  il  n'applique  partout  qu'une  faible  partie  de  sa  puissance  et 
devient  incapable  de  la  réunir.  Comme  on  ne  peut  prévoir  quelles 
attaques  il  devra  repousser,  plus  il  est  immobile,  plus  il  lui  faut  être 
fort  sur  chaque  point.  Et  quand  cette  protection  locale  aurait  atteint 
son  maximum,  quand  tout  ennemi  pénétrant  dans  la  mer  territoriale 
serait  sous  le  feu  d'un  canon  de  gros  calibre,  ce  canon  suffjra-t-il 
contre  les  canons  plus  nombreux  d'un  navire,  d'une  division,  d'une 
escadre?  Si  un  secours  est  nécessaire,  d'où  viendra-il?  La  surveil- 
lance de  la  haute  mer  faisant  défaut,  les  embarcations  que  couvre 
l'ombre  du  rivage  apercevront-elles  l'ennemi?  Dépourvues  de  vitesse, 
obligées,  tandis  que  l'assaillant  fond  en  ligne  droite  du  large,  de 
suivre  une  route  qu'allongent  toutes  les  sinuosités  du  littoral,  arri- 
veront-elles à  temps  dans  les  eaux  les  plus  voisines?  Quel  secours 
d'ailleurs  leur  présence  apporterait-elle  contre  des  bâtimens  cui- 
rassés? Un  seul  suffira  à  mettre  l'un  après  l'autre  hors  de  combat  les 
défenseurs  isolés  du  rivage. 

Pour  leur  épargner  ce  sort,  il  faut  les  doter,  outre  l'armement, 
de  vitesse  et  d'invulnérabilité.  Les  en  doter,  c'est  les  rendre  aptes 
à  la  navigation  de  haute  mer.  N'est-il  pas  sage  alors  de  mettre  à 
profit  leurs  qualités  pour  diminuer  leur  nombre,  et  de  satisfaire  à 
tous  les  besoins  en  dotant  les  uns  de  vitesse,  les  autres  d'une 
protection  supérieure  ?  Et  la  logique  ne  conduit-elle  pas  pour  la 
défense  à  la  constitution  de  la  même  flotte  qui  assure  l'offensive? 


LES    MARINES   DE   GUERRE.  i05 

Ce  despotisme  de  la  raison  a  laissé  un  témoignage  remarquable  dans 
le  programme  naval  que  l'Italie  a  accepté  en  1873  et  que  l'on  con- 
sidère trop  volontiers  comme  un  excès  d'orgueil  national.  Le  but 
avait  été  ainsi  nettement  défini  :  «  défendre  la  frontière  maritime  du 
royaume.  »  Les  deux  moyens  furent  étudiés  :  «  Ou  défense  locali- 
sée sur  les  points  les  plus  faibles,  les  plus  accessibles  et  à  des  titres 
divers  les  plus  imporlans  de  nos  côtes,  au  moyen  d'une  marine  de 
construction  spéciale  et  de  dimensions  moindres  que  celle  destinée 
à  naviguer  et  à  combattre  en  haute  mer,  renonçant  ainsi  par  avance 
à  la  possibilité  de  porter  la  lutte  au  large  et  se  contentant  d'assu- 
rer strictement  la  défense  dans  la  mer  territoriale;  ou  défense  mobile 
au  large  et  en  haute  mer  avec  des  navires  de  guerre  proprement 
dits  et  aptes  à  former  des  escadres  et  des  armées  navales.  »  La  con- 
clusion n'était  pas  moins  nette:  la  défense  locale  était  déclarée 
«  absolument  insuffisante  sous  le  rapport  militaire  et  sous  le  rap- 
port financier,  »  et  la  défense  générale  «  seule  raisonnable,  écono- 
mique et  efficace  (1).  »  C'est  ainsi  qu'un  pays  résolu  à  trouver  le 
meilleur  instrument  pour  protéger  sa  frontière  a  été  conduit  à  con- 
struire les  plus  grands  navires  qui,  à  l'heure  présente,  naviguent 
en  haute  mer. 

Si  le  sacrifice  qu'exige  l'entretien  d'une  flotte  est  trop  lourd  à 
une  nation,  qu'elle  n'essaie  pas  de  se  tromper  elle-même.  La  marine 
ne  vit  pas  à  demi.  D'efforts  incomplets  il  ne  peut  sortir  qu'un  simu- 
lacre où  tout  sera  mensonge,  sauf  la  dépense  et  la  faiblesse.  Chaque 
peuple  a  devant  lui  le  dilemme  que  Portai  posa  unjour  à  la  France  : 
ou  sacrifier  largement  ses  ressources  pour  garder  sa  puissance 
navale,  ou  sacrifier  sa  puissance  pour  garder  ses  ressources.  Renon- 
cer à  défendre  par  mer  l'intégrité  de  son  territoire  n'est  d'ailleurs 
pas  abdiquer  l'indépendance.  Contre  les  attaques  navales  la  protec- 
tion du  sol  peut  être  assurée  sur  le  sol  lui-même  et  des  sommes  y 
suffisent  qui,  partagées  entre  la  mer  et  la  terre,  auraient  préparé 
sur  un  double  élément  un  double  théâtre  aux  revers.  Unique  rem- 
part des  peuples  sans  marine,  la  défense  terrestre  s'impose  même  à 
ceux  qui  possèdent  des  flottes  comme  l'achèvement  de  leur  œuvre; 
elle  est  aux  forces  navales  ce  qu'est  le  corps  de  place  aux  ouvrages 
avancés. 

II. 

Ce  serait  une  grande  ignorance  que  de  réduire  à  des  formules 
mathématiques  sur  la  portée  des  projectiles  et  la  résistance  des  for- 
tifications le  problème  de  l'attaque  et  de  la  protection  des  places.  La 

(i)  Projet  de  loi  organique  sur  le  matériel  de  la  marine  royale,  présenté  par  les 
ministres  de  la  marine  Bon  et  des  finances  Depretis,  2  février  1877. 


/i06  REViUE    IJES    DEUX   MONDE/S i. 

guerre  n'est  pi*s  une  équation  que  le  calcul  seul  résolve  :  la  valeur 
des  hommes  et  la  faveur  des  événemens  y  suppléent  parfois  à  tout  le 
reste,  et  il  n'est  gu<'^re  de  règle  que  ne  puisse  convaincre  de  men- 
songe 1g  génie  d'un  grand  capitaine.  Le  plus  illustre  l'indiquait  quand' 
il  a  dit  :  «  Achille  était  fils  d'une  déesse  et  d'un  mortel,  c'est  l'image 
du  génie  de  la  guerre;  la  partie  divine,  c'est  tout  ce  qui  dérive 
des  considérations  morales,  du  caractère,  du  talent,  de  l'intérêt  de 
votre  adversaire,  de  l'opinion,  de  l'esprit  du  soldat,  qui  est  fort  et 
vainqueur,  faible  et  battu,  selon  qu'il  croit  l'être  :  la  partie  terrestre, 
ce  sont  les  armesy  les  retranchemens,  les  positions,  les  ordres  de  ba^ 
taille,  enfin  tout  ce  qui  tient  à  la  combinaison  des  choses  matérielles.  » 

Mais,  sans  méconnaître  ce  que  les  positions  militaires  gagnent  ou 
perdent  à  la  valeur  de  ceux  qui  les  attaquent  ou  les  gardent,  il  ne 
faut  pas  négliger  cette  «  combinaison  des  choses  matérielles;  »  il 
importe  de  les  organiser  de  manière  qu'elles  suffisent  avec  une  habi- 
leté moyenne.  C'est  rendre  la  tâche  du  génie,  s'il  se  rencontre,  plus 
facile  que  de  commencer  par  ne  compter  pas  trop  sur  lui. 

Il  est  d'évidence  que,  pour  soutenir  des  luttes  d'artillerie,  un  ou- 
vrage a  besoin  d'un  armement  efficace,  et  efficace  à, la  même  portée 
oii  l'adversaire  devient  dangereux.  Toute  position  ayant  vue  sur  le: 
large  peut  être  battue  par  les  canons  de  100  tonnes  de  navires  cui- 
rassés à  0^,75;  elle  n'est  pas  en  état  de  défense  si  elle  ne  possède 
pas  des  pièces  égales  aux  plus  puissantes  en  usage  sur  les  flottes. 
A  l'égalité  dans  l'armement  doit  se  joindre  l'égalité  dans  la  protec- 
tion. En  France,  où  naquit  l'artillerie  rayée,  on  eut  le  sentiment' 
immédiat  qu'elle  enlevait  aux  anciens  moyens  de  protection  leur 
efficacité.  Des  expériences  faites  en  ISô/i,  contre  un  fort  à  la  Vau- 
ban,  dans  l'île  d'Aix,  prouvèrent  l'insuffisance  des  maçonneries  :  sous 
le  choc  des  nouveaux  projectiles,  la  maçonnerie,  volant  en  éclats, 
devenait,  au  lieu  d'un  couvert,  une  mitraille  dangereuse  pour  lesi 
défenseurs.  Dès  ce  moment  apparut  la  nécessité  de  ne  laisser  aucun 
revêtement  de  pierre  exposé  à  l'artillerie  et,  puisque  la  dureté  du 
roc  était  vaincue,  pour  former  les  fortifications  on  choisit  la  matière- 
la  moins  résistante,  la  terre  et  le  sable,  où  le  boulet  ne  déplaçât  que 
de  la  poussière  et  où  s'ensevelît  son  effort.  L'épaisseur  de  ces  masses 
couvrantes  dut  croître  en  même  temps  que  croissait  la  portée  des  •■ 
pièces.  Dans  les  sièges  de  1870,  il  fut  établi  que  fi  mètres  de  terre 
n'étaient  pas  capables  de  résister  aux  pièces  de  position.  Aujour- 
d'hui l'artillerie  même  de  campagne  traverse  des  parapets  de  h  mè- 
tres, et  contre  les  pièces  de  siège  lés  couverts  ont  jusqu'à  8  mètres"; 
cette  épaisseur  est  loin  d'être  suffisante  contre  la  grosse  artillerie 
de  marine,  qui  a  un  calibre  double  des  plus  fortes  pièces  de  siège. 
Le  canon  de  100  tonnes  fabriqué  à  Turin  et  essayé  à  la  Spezzia,  en 
1880,  enfonçait  son  projectile  de  10  à  12  mètres,  dans  le  sable» 


LES  MARINES   DE   GUERRE^  A 07 

Or  l'artillerie,  qui  garde  à  grande  distance  sa  force' contre  des 
ouvrages  de  terre,  perd  sa  lorce,  même  à  faible  distance,  contre  les 
défenses  métalliques,  et  ce  fait  est  constant.  Depuis  le  canon  fran- 
çais de  0"\l(î,  construit  pour  percer  les  0"',12  de  la  première  plaque 
en  fer,  jusqu'au  dernier  canon  coi'Struit  pour  percer  les  plaques  en 
acier  de  0'",60  et  de  O'^jyô,  aucune  pièce  ne  traverse  à  plus  de 
2,000  mètres  le  blindage  qu'elle  est  destinée  à  détruire.  Si  un  com- 
bat s'engage,  avec  une  artillerie  égale,  entre  un  cuirassé  et  le  fort 
le  plus  impénétrable  à  l'artillerie  de  siège,  le  fort  sera  vaincu.  Il 
suffira  au  cuirassé  de  se  tenir  à  plus  de  2,000  mètres  au  large:  à 
cette  distance,  le  canon  du  cuirassé  bouleversera  les  abris  du  fort 
et  le  canon  du  iort  n'entamera  pas  la  muraille  du  cuirassé.  Bans 
les  guerres  navales  des  dernières  années,  partout  où  les  bâtimens 
blindés  se  sont  trouvés  en  présence  de  fortifications,  le  même  fait 
s'est  produit,  partout  les  bâtimens  ont  cherché  la  distance  où,  deve- 
nant eux-mêmes  invulnérables,  ils  demeuraient  efficaces  contre  l'en- 
nemi. "Variable  selon  les  ouvrages  et  les  navires,  cette  distance  a, 
toujours  été  trouvée,  et  la  supériorité  des  défenses  métalliques  confir- 
mée. AKinburn,  c'est  à  1,200  mètres  des  forts  que  nos  batteries  les 
ruinent;  dans  la  guerre  d'Amérique  les  monitors  se  placent  d'ordi- 
naire à  900  mètres  des  ouvrages  pour  éteindre  leurs  feux;  à  Lissa, 
quelques  heures  suffisent  aux  cuirassés  italiens  pour  réduire  au 
silence  deux  forts  de  l'île,  et  il  faut  que  le  Formidabile,  dépas- 
sant la  zone  protectrice,  s'approche  à  300  mètres  pour  être  atteint. 
Dans  des  conditions  analogues,  tout  ouvrage  attaqué  est  un  ouvrage 
détruit.  Or,  pour  lui  donner  une  protection  comparable  à  celle  des 
navires  et  obliger  ceux-ci  k  s'approcher  à  moins  de  2,000  mètres, 
il  faudrait  aujourd'hui  porter  les  épaisseurs  de  terre  à  12  et  15  mè- 
:;tres.  Outre  les  difficultés  de  tout  genre  qu'offre  derrière  ces  masses 
couvrantes  le  service  de  l'artillerie,  des  fortifications  semblables 
ne  sont  possibles  que  sur  des  points  élevés  de  la  côte.  Les  défenses 
baignées  par  la  mer  ou  que  peut  atteindre  la  colère  des  vagues 
verraient  leurs  terrassemens  délayés  par  les  eaux  et  emportés  par 
les  tempêtes.  Pour  ces  ouvrages  et  surtout  ceux  établis  sur  des 
îlots  ou  élevés  de  main  d'homme  du  fond  des  eaux,  pour  les  «  forts 
de  mer  »  qu'on  a  justement  comparés  à  des  vaisseaux  à  l'ancre, 
une  seule  protection  est  efficace,  une  protection  métallique  comme 
celle  qui  protège  les  vaisseaux.  Elle  convient  même  davantage  aux 
forteresses  qu'aux  navires.  Sur  mer,  son  poids  la  rend  d'autant  plus 
incommode  qu'elle  est  plus  protectrice,  et  limite  ses  développemens 
à  venir.  Sur  terre,  le  poids  de  la  fortification  importe  peu,  l'épaisseur 
pourra  être  indéfiniment  augmentée.  Enfin  le  blindage  acquiert  seul 
sa  valeur  quand  les  plaques  s'appuient  contre  une  matière  qui 
cède  et  où  elles  s'impriment  sans  contre-coup;  le  sable  et  la  teiTe 


/lOS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  ouvrages  forment  le  meilleur  des  matelas.  Aussi  n'y  a-t-il  pas 
de  danger  que  ce  système  de  fortifications  soit  d'une  utilité  éphé- 
mère. Indispensable  tant  qu'une  cuirasse  couvrira  les  navires,  il 
restera,  même  s'ils  abandonnaient  ce  moyen  de  défense.  La  supé- 
riorité de  protection  donnée  au  fort  ne  serait  pas  excessive  pour 
compenser  le  désavantage  qu'a  toujours  un  ouvrage  fixe,  dont  la 
position  est  facile  à  déterminer  et  l'étendue  considérable,  sur  un 
navire  que  protègent  à  la  fois  sa  petitesse  relative,  sa  mobilité  et 
l'obscurité  des  nuits. 

S'il  fallait  remplacer  sur  toute  l'étendue  du  littoral  les  batteries 
d'autrefois  par  des  ouvrages  de  cette  importance,  et  renouveler 
l'armement  et  la  défense  à  chaque  progrès  de  la  balistique,  l'entre- 
prise dépasserait  les  ressources  des  plus  riches  nations.  Mais,  en 
même  temps  que  le  progrès  de  la  guerre  ruinait  la  force  des  anciens 
ouvrages,  il  les  rendait  pour  la  plupart  inutiles.  Si  l'adversaire  dérobe 
sa  marche  et  parvient  sans  obstacle  au  littoral,  quels  périls  y  apporte- 
t-il?  Partout,  hors  des  villes,  le  bombardement  serait  sans  objet;  le 
danger  à  redouter  est  un  débarquement  soit  pour  un  ravage  passager, 
soit  pour  un  établissement  durable.  Quels  obstacles  opposeraient  à 
ces  desseins  des  ouvrages  fixes  sur  le  littoral  ?  Si  rapprochés  qu'on 
les  suppose,  ils  ne  commanderont  pas  toutes  les  plages  accessibles, 
et  il  suffira  à  l'ennemi  de  choisir  parmi  celles  qui  ne  seront  pas 
protégées.  Tenterait-on  de  les  protéger  toutes,  plus  les  défenses 
seront  nombreuses,  moins  elles  seront  redoutables.  Il  est  un  monu- 
ment fameux  de  ce  qu'a  d'illusoire  le  système  de  la  fortification 
continue,  c'est  la  muraille  de  la  Chine.  Son  rempart  et  ses  tours  de 
garde  ceignent  l'empire;  mais,  trop  étendue  pour  n'être  pas  par- 
tout faible,  elle  a  cédé  au  premier  choc  et  l'invasion  barbare  a  fait 
brèche  partout.  Contre  des  nations  capables  de  concentrer  où  elles 
le  veulent  des  moyens  considérables,  est-ce  se  défendre  que  de  divi- 
ser à  l'excès  son  armement,  ses  troupes,  et  sous  prétexte  d'être 
présent  partout  de  n'être  vraiment  fort  nulle  part?  Quand  l'agres- 
seur se  présenterait  devant  une  position  puissamment  défendue, 
croit-on  qu'il  jettera  ses  soldats  sur  une  plage  intenable?  11  con- 
centrera sur  elle  le  feu  de  ses  navires  aussi  nombreux  qu'il  le  fau- 
dra pour  s'assurer  la  supériorité  d'artilleiie  contre  un  fort  isolé.  La 
condition  est  facile  à  obtenir;  obtenue,  elle  assure  la  chute  de  l'ou- 
vrage si  rien  ne  trouble  le  bombardement,  et  rien  ne  le  peut  inter- 
rompre qu'une  attaque  par  mer  contre  les  vaisseaux.  Ou  la  flotte 
de  la  nation  attaquée  est  capable  de  tenter  ce  combat,  et  c'est  elle 
qui  protège  le  littoral,  ou  elle  n'agit  pas,  et  le  fort  succombe  sans 
avoir  fait  autre  chose  que  retarder  le  débarquement.  Certes,  retar- 
der est  souvent  un  résultat  capital  à  la  guerre,  et  les  fortifications 
n'ont  pas  d'autre  objet.    Mais  quel  intérêt  la  défense   a-t-elle  ici 


LES   MARINES   DE   GUERRE.  Il09 

d'ajourner  la  seule  action  militaire  où  lui  appartienne  un  incontes- 
table avantage  ?  Dès  qu'il  abandonne  les  navires  pour  gagner  la 
terre,  l'assaillant,  entassé  dans  les  chaloupes,  devient  une  masse 
inerte,  sans  force  et  sans  protection.  Le  tir  de  ses  vaisseaux,  qui  le 
soutient  d'abord,  a  peu  d'.elTet  contre  les  lignes  de  tirailleurs  à  peine 
visibles  sur  le  rivage  et  contre  l'artillerie  de  campagne,  que  d'ordi- 
naire protègent  les  plis  du  terrain  ;  quand  le  corps  assaillant  approche 
de  terre ,  les  vaisseaux  cessent  leur  feu  par  peur  d'atteindre  leurs 
propres  soldats,  et  c'est  réduites  à  leurs  propres  moyens  que  les  deux 
iroupes  se  heurtent,  mais  entre  elles  quelle  différence  !  L'une,  si 
disciplinée  soit-elle,  condamnée  à  abandonner  tout  ordre  tactique 
tandis  qu'elle  sort  de  ses  embarcations  et  qu'elle  les  vide  de  son 
matériel,  à  combattre  avec  le  désavantage  des  pentes  et  du  tir, 
enfin,  si  elle  ne  réussit  pas,  à  tenter  une  luite  qui  est  toujours  un 
désastre  ;  l'autre,  n'ayant  qu'à  manœuvrer  sur  un  terrain  connu, 
préparé  par  ses  travaux  de  campagne,  maîtresse  de  ses  communi- 
cations et  sûre,  quoi  qu'il  advienne,  de  sa  retraite.  Que  faut-il  pour 
assurer  la  victoire  à  ceux  qui  possèdent  une  telle  supériorité?  Le 
nombre  et  des  concentrations  rapides. 

Ces  conditions  révèlent  le  caractère  véritable  de  la  guerre  sur  le 
littoral.  Défendre  les  côtes  n'est  pas  soutenir  un  siège,  c'est  faire 
campagne.  Il  s'agit  moins  de  fortifications  que  de  troupes,  et  le 
dispositif  qui  convient  à  celles-ci  est  aisé  à  déterminer.  Le  bénéfice 
du  nombre  est  perdu  pour  les  défenseurs  si,  dispersés  sur  l'éten- 
due du  littoral ,  ils  ne  forment  le  long  des  côtes  qu'une  ligne 
immense  et  sans  profondeur.  Plus  ils  touchent  le  rivage,  moins  ils 
sont  capables  de  se  prêter  un  appui  et  de  se  grouper  en  masse  égale 
aux  masses  ennemies.  Sur  les  côtes,  comme  sur  tous  les  champs 
de  bataille,  le  seul  moyen  de  porter  des  troupes  où  il  le  faut,  c'est 
de  les  tenir  réunies  hors  de  la  zone  de  l'action,  en  des  lieux  stra- 
tégiques d'où  elles  puissent,  comme  d'un  centre,  rayonner  vers  la 
circonférence.  Gela  est  vrai  surtout  quand  la  zone  d'action  est  le 
littoral;  comme  c'est  là  que  l'ennemi  peut  le  moins  dissimuler  sa 
maixhe,  là  qu'on  découvre  de  plus  loin  son  approche,  comme  enfin 
cette  présence  et  ces  mouvemens,  dès  qu'ils  sont  visibles  des  côtes 
ou  signalés  du  large,  sont  connus,  grâce  à  l'électricité,  sur  tout  le 
territoire,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  réserves,  c'est  toute  la  force 
destinée  à  défendre  les  positions  maritimes  qui  doit  être  placée  en 
arrière  :  il  n'est  besoin  sur  le  rivage  que  de  vigies.  Le  nombre  et  la 
position  des  postes  stratégiques  où  ces  troupes  doivent  attendre 
seront  déterminés  parle  nombre  et  la  position  des  voies  de  commu- 
nication. 11  suffit  que  les  défenseurs  aient  le  temps  d'arriver  au 
rivage  avant  l'ennemi.  Plus  les  moyens  d'accès  seroiUcomplets,  plus 
les  lieux  de  concentration  pourront  être  distans  les  uns  des  autres  et 


AlO  REVUE   DES'  DEUX   MONDES. 

dislans  du  littoral.  Ainsi  se  dégage  la  règle  de  la  défense  des  côtes: 
taudis  que  naguère  celte  défense,  installée  sur  le  rivage ,.  ceignait 
touie  son  étendue,  aujourd'hui  elle  doit  être  portée  aussi  loin  que 
possible,  en  avant  par  les  navires,  en  arrière  par  les  troupes,  afin 
que  des  forces  moins  divisées  et  plu3  puissantes  gardent  un  plus 
grand  secteur  de  côtes. 

iri: 

Les  seuls  points  du  littoral  qu'une  défende  mobile  ne  suffise  pas 
à  protéger  sont  les  villes  et  les  arsenaux.  Pour  en  écarter  une  occu- 
pation, un  siège  ou  uni  bombardement,  il  n'est  d'autre  moyen  que 
de  les  couvrir  par  des  ouvrages  fixes,  et  non-seulement  ils  doivent 
être  armés  et  construits  d'une  façon  nouvelle,  mais  ils  ne  peuvent 
plus  occuper  les  positions  qui  naguère  suffisaient  à.  tenir  l'ennemi 
hors  de  portée. 

En  effet,  qu'on  transforme  par  les  moyens  offensifs  et  défensifs 
les  plus  parfaits  un  ouvrage  situé,  comme  ils  étaient  autrefois,  de 
1,800  à  2,000  mètres  en  avant  de  la  place  à  préserver,  il  tien- 
dra par  son  feu  les  cuirassés  les  plus  lorts  à  2,000  mètres  au  large 
et,  à  cette  distance,  n'a  rien  à  craindre  de  leur  tir.  Mais  si  le  fort 
et  le  navire  sont  également  invulnérables,  leur  rôle  est  fort  iné-^ 
gai.  Dès  que  le  navire  s'éloigne  à  plus  de  2,000  mètres,  le  fort  est 
réduit  à  l'inaction.  Au  contraire,  tant  que  le  navire  se  trouve  à  moins 
de  11,000  mètres  de  la  place  ennemie,  ilpeut  l'atteindre.  C'est  dire 
qu'une  place  n'est  pas  en  sûreté  contre  le  bombardement  si  elle 
n'est  pas  à  9,000  mètres-  en  arrière  des  ouvrages  qui  la  couvrent; 
Encore  ceite  distance,  aujourd'hui  suffisante,  deviendra-t-elle  trop 
faible  pour,  peu  que  la  portée  des  pièces  augmente,  et  si  l'on  veut 
des  délenses  d'une  efficacité  durable,  c'est  à^ plus  de  9,000  mètres 
qu'il  les  faut  établir.  Cette  condiiion  rigoureuse  rend  dès  aujour- 
d'hui impossible  la  défense  de  la  plupart  des  villes  de  commerce. 
En'eflet,par  une  contradiction  qui  semble  un  caprice  et  qui  n'est'que' 
l'intelligence  d'un  intérêt  qui  varie  selon  le  temps,  les  ])orts  mar- 
chands, étab'is  d'abord  le  plus  loin  possible  dans  les  terres,  s'éten- 
dent aujourd'hui  le  plus  près  possible  du  littoral.  Autretôi&v comme 
le  transport  des  marchandises  par  terre  était  aussi  lent  et  beaucoup 
plus  cuiueux  que  leur  transport  par  eau,  il  y  avait  un  avantage  éco- 
nomique de  premier  ordre  à  employer  par  préférence  >  les  voies 
navigables.  Les  navires,  pour  pénétrer  pins  avant  dans  l'intérieur, 
remontaient  les  fleuves  aussi  haut  qu'ils  pouvaient  sans  rompre 
charge.  Où  ils  étaient  forcés  de  s'arrêter,  ils  prenaient  et' vidaient 
leurs  cargaisons  et  là  s'élevaient  les  ports;  les  plusgrarids,  Londres, 
Anvers,  Brème,  Hambourg,  Rouen,  Nantes,  Bordeaux  étaient  «  ports 


LES  MARINES   DE   (iUERRii.  411 

en  rivière,  »  et  de  leurs  quais,  où  s'arrêtait  la  navigation  maritime, 
partait  une  navigation  fluviale  qui  faisait  pénétrer  les  marchandises 
dans  le  reste  du  pays.  Ils  se  ti'ouvaient  ainsi  défendus  par  la  dis- 
tance contre  le  bombardement  du  large,  et  par  la  difficulté  de  la 
navigation  à  voiles  dans  les  fleuves  contre  les  surprises  et  les 
assauts.  Qu'on  ouvre  d'anciennes  cartes  :  dans  tous  les  pays  à 
fleuves  navigables,  c'est-à-dire  dans  les  pays  froids  ou  tempérés,  les 
ports  occupent  une  situation  analogue,  et  c'est  seulement  dans  les 
contrées  pauvres  en  cours  d'eau  (notamment  dans  les  régions  mé- 
diterranéennes) que  les  ports  s'élèvent  sur  \e  littoral. 

Mais  la  vapeur,  devenue  en  même  temps  le  principal  moteur  sur 
la  terre  et  sm*  l'eau,  a  modifié  la  proportion  entre  le  coût  de  l'unet 
de  l'autre  mode  de  transport.  Elle  en  a  abaissé  le  prix  sur  les  voies 
ferrées.  Sur  mer,  elle  a  substitué  les  grands  navires  aux  petits  et 
.réduit  ainsi  les  dépenses  de  construction;  mais,  tandis  que  7  mètres 
.de  fond  suffisaient  à  la  .mai'ine  marchande  d'autrefois,  il  en  faut  10 
aux  paquebots  actuels.  Peu  de  fleuves  d'Europe,  sauf  à  leur  embou- 
chure, ont  cette  profondeur.  Les  travaux  accomplis  pour  creuser  des 
chenals  non-seulement  devaient  élever  dans  des  proportions  énormes 
les  frais  des  voies  navigables,  mais,  tantôt  ajournés  pour  ce  motif, 
tantôt  entrepris  après  des  observations  incomplètes  sur  les  mouve- 
mens  des  fonds  et  des  courans,  ils  an'ont  pas  rendu  les  vieux  ports 
accessibles  aux  navires  modernes.  D'ailleurs  l'activité  croissante  de 
la  navigation  maritime  étoufferait  dans  leur  lit  trop  étroit.  Quel- 
ques-uns, dotéis  magnifiquement  par  la  nature,  comme  Londres, 
Anvers,  ou  Hambourg,  sont  demeurés  sur  leurs  rives  larges  et  pro- 
fondes. Mais  cette  fortune  est  rare.  En  France,  Saint-Nazaire,  Le  Havre 
ont  .détrôné  les  anciennes  cités  de  Nantes  et  de  Rouen,  et  Bordeaux 
a  vu  se  multiplier  les  escales  entre  ses  quais  et  l'embouchure  de  la 
Gironde.  Les  ports  ont  descendu  les  fleuves  que  les  navires  ne  remon- 
taient plus,  ils  se  sont  établis  à  l'embouchure  et  même  développés 
sur  les  côtes,  où  ils  trouvaient  l'espace  et  la  profondeur. 

Or  l'intérêt  du  commerce  rapprochait  les  ports  du  littoral  à  mesure 
que  leur  sûreté  eût  commandé  de  les  reculer  dans  les  terres.  Aujour- 
d'hui que  l'artillerie  porte  à  12,000  mètres,  ils  ont  atteint  le  rivage. 
Ils  peuvent  être  détruits  de  la  haute  mer.  Heureusement,  si  les 
besoins  de  la  paix  ont  rendu  la  défense  des  ports  impossible,  les 
.usages  de  la  guerre  tendent  à  la  rendre  superflue.  Les  Jaavres  de 
commerce  s'ouvrent  aux  navires  de  toute  nationalité,  et  le  pavil- 
lon étranger  y  domine  d'ordinaire.  Au  moment  d'une  .guerre,  le 
manque  de  fret  retient  dans  les  ports  où  ils  mouillent  nombre  de 
■vaisseaux,  même  étrangers  :  brûler  certaines  cités  maritimes  serait 
faire  moins  de  mal  à  l'ennemi  qu'aux  neutres,  s'exposer  aux  légi- 
times griefs  de  ceux-ci,  et  se  donner  l'odieux  d'une  cruauté  dont  il 


412  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

faudrait  payer  les  frais.  Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  toutes  les 
grandes  nations  de  l'Europe  ont  été  en  lutte.  Aucun  port  ouvert  n'a 
été  bombardé.  Un  jour,  cette  pratique  humaine  passera  des  faits 
dans  les  règles  écrites  du  droit  international.  Qu'on  se  garde,  en 
attendant,  de  compromettre  les  places  de  commerce  par  un  décor 
de  défense  qui,  sans  leur  donner  plus  de  sécurité,  fournirait  à 
l'ennemi  un  prétexte  pour  les  traiter  comme  places  de  guerre.  Les 
fortifications  d'Alexandrie  viennent  de  causer  sa  ruine.  Si  l'on  veut 
accroître  dans  les  jours  de  lutte  la  sécurité  des  ports  marchands, 
qu'on  y  augmente  l'importance  des  affaires,  qu'on  y  attire  un 
vaste  mouvement  de  navires.  La  perfection  de  l'outillage  mari- 
time sera  le  principal  élément  de  cette  prospérité.  La  suppression 
des  formalités  inutiles  et  des  inégalités  qui  défendaient  naguère 
la  marine  marchande  d'un  pays  contre  le  commerce  de  marines 
étrangères  sont  aussi  commandées  par  l'intérêt  militaire  non  moins 
que  par  l'intérêt  économique.  Les  défenses  véritables  d'une  cité  mari- 
time, ce  ne  sont  pas  les  remparts  où  flottent  les  couleurs  nationales, 
ce  sont  les  pavillons  des  neutres  dans  un  port. 

Toutes  les  ressources  d'une  protection  permanente  doivent  être 
réservées  pour  les  ports  militaires.  Même  au  temps  de  la  marine  à 
voiles,  leur  attaque  était  un  des  principaux  objectifs  de  la  guerre 
navale.  Brûler  les  arsenaux  de  l'ennemi,  n'est-ce  pas  priver  ses 
navires  de  refuge,  et  ruiner  jusque  dans  l'avenir  sa  puissance?  Sur- 
prendre ses  flottes  dans  leurs  rades,  n'est-ce  pas  s'assurer  la  vic- 
toire presque  sans  les  hasards  du  combat,  gagner  d'un  même  coup 
la  sûreté  de  ses  côtes,  la  domination  du  littoral  ennemi,  et  l'empire 
de  la  mer?  La  destruction  veille  infatigable  autour  des  ports  mili- 
taires et,  loin  que  leur  importance  les  sauvegarde,  la  grandeur  de 
la  prise  qu'ils  offrent  attire  sur  eux  le  danger.  Or  combien  ces  atta- 
ques sont  redoutables  avec  la  guerre  actuelle,  qui  à  peine  déclarée 
commence  et,  commencée,  ne  s'arrête  plus,  que  les  élémens  eux- 
mêmes  ne  savent  ni  détourner  ni  suspendre,  et  qui,  toujours  sou- 
daine et  partout  menaçante,  est  devenue  l'esclave  de  l'homme  et 
frappe  où  il  veut!  Si  l'ennemi  peut,  en  se  tenant  au  large,  envoyer  de 
plus  loin  ses  feux  sur  le  littoral,  il  lui  est  aussi  plus  facile  de  forcer 
les  rades.  Le  cuirassé  s'élance  de  la  haute  mer  avec  une  vitesse 
de  ÛOO  à  500  mètres  par  minute.  L'instant  d'avant,  il  était  hors  de 
portée,  un  instaiit  encore,  il  sera  hors  d'atteinte.  C'est  dans  ce  court 
délai  qu'il  faut  le  toucher;  encore  l'atteindre  n'est-il  pas  l'arrêter  si 
l'on  ne  blesse  quelqu'un  de  ses  organes  essentiels,  et  cette  précision 
est  d'autant  plus  difficile  qu'il  marche  entouré  de  fumée.  Or,  à 
mesure  que  le  navire  a  des  moyens  plus  puissans  de  défense,  l'ar- 
tillerie a  des  moyens  plus  lents  d'attaque.  Les  grosses  pièces  ne 
tirent  guère  plus  d'un  coup  par  cinq  minutes.  Il  y  a  peu  de  chances 


LES  MARINES   DE   GUERRE.  AlJ 

pour  qu'elles  atteignent  leur  but  par  leur  premier  projectile,  et  le 
temps  leur  manque  pour  en  tirer  un  second.  Quand  on  garnirait  de 
batteries  la  passe  que  doit  suivre  un  navire,  si  la  passe  est  large, 
chacune  d'elles  serait  dans  les  mêmes  conditions  de  tir.  Pour  sup- 
pléer à  l'insulTisance  des  forts  et  protéger  des  entrées  considérées 
autrefois  comme  infranchissables,  on  a  semé  ces  espaces  de  torpilles. 
Mais  ces  instruraens  destructeurs  ne  peuvent  pas  être  employés 
partout;  au-delà  de  15  mètres  de  profondeur,  la  colonne  d'eau  à 
soulever  est  trop  considérable  pour  que  les  torpilles  de  fond  aient 
un  effet  sérieux.  Il  faut  immerger  des  torpilles  flottantes;  or  celles 
qui  éclatent  au  choc  rendent  la  route  également  dangereuse  aux 
amis  et  aux  ennemis;   celles  qui  éclatent  à  volonté  donnent  des 
résultats  sans  précision,  pour  peu  que  l'observatoire  soit  éloigné, 
le  temps  brumeux,  la  nuit  noire,  ou  l'engin  déplacé  par  la  force  des 
courans.  Enfin,  le  séjour  dans  la  mer  soumet  les  récipiens  métalli- 
ques et  les  fils  à  des  causes  multiples  de  détérioration.  Sans  doute, 
durant  la  guerre  turco-russe,  les  torpilles  ont  détruit  des  bâtimens 
cuirassés,  mais  dans  le  Danube  profond  de  quelques  mètres  et  large 
de  200  à  peine,  elles  trouvaient  les  conditions  les  plus  favorables. 
Même  dans  les  embouchures  peu  profondes  des  fleuves  américains, 
les  torpilles,  qui  firent  sauter  un  si  grand  nombre  de  navires,  n'ont 
pas  arrêté  le  passage  des  escadres  fédérales.  Et  de  grandes  expé- 
riences accomplies  au  mois  d'août  1880  dans  la  rade  de  Portsraouth 
ont  paru  établir  la  possibilité  pour  une  flotte  de  forcer  des  passes 
de  1,500  à  2,000  mètres,  même  protégées  par  de  l'artillerie  et  des 
torpilles.  Si  aucun  de  ces  moyens  n'a  d'efficacité  certaine  contre  les 
bâtimens  de  combat,  ils  sont  bien  moins  puissans  encore  contre  les 
navires  que  protège  non  leur  masse,  mais  leur  petitesse.  Quel  obstacle 
offrent  les  issues  des  anciennes  rades  aux  torpilleurs  longs  de  20  à 
30  mètres,  larges  de  2  à  û,  profonds  de  1   mètre  et  dépassant 
20  nœuds  de  vitesse?  Toute  route  leur  est  bonne;  les  hauts-fonds 
qui  arrêtent  les  autres  navires  leur  sont  le  chemin  le  plus  sûr  parce 
qu'il  est  le  moins  défendu  ;  ils  passent  sans  les  toucher  sur  les 
engins  que  doit  faire  éclater  le  choc  de  coques  plus  profondes: 
tandis  qu'ils  s'avancent  à  toute  vitesse,  la  hauteur  ordinaire  des 
vagues  suffit  presque  à  les  dérober  aux  regards;  ils  n'offrent  pas  de 
prise  à  l'artillerie,  ils  ne  se  révèlent  pas  par  le  bruit  de  leurs  ma- 
chines et  la  nuit  les  rend  presque  invulnérables.  Et  dès  que  sont 
franchies  les  défenses,  dans  la  rade  ouverte,  plus  d'obstacles  et 
presque  plus  de  périls  pour  l'agresseur.  Est-il  un  de  ces  coureurs 
nocturnes  assez  invisible  pour  dérober  jusque-là  sa  marche,  —  il  se 
glisse  sans  les  éveiller  jusqu'aux  victimes  choisies  et  leur  porte  la 
mort  dans  le  silence.   Est-il  un  de  ces  navires  dont  la  puissance 
garde  mal  son  secret,  que  servira  aux  bâtimens  mouillés  de  con- 


hlll  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

naître  son  approche  et  de  le  voir?  Occupés  à  réparer  des  ava- 
ries, à  démonler  leurs  machines,  à  achever  leur  armement,  ils  ont 
peut-être  leurs  feux  éteints;  môme  sous  vapeur  et  prêts  à  com- 
battre, ils  sont  immobiles,  et  tandis  qu'ils  s'ébranlent  lentement, 
le  temps  leur  manque  pour  acquérir  de  la  vitesse  ;  l'ennemi  avec 
toute  la  sienne  les  atteint  déjà.  Dans  cette  flotte  incapable  même 
de  fuir,  un  seul  cuirassé  peut  faire  en  un  instant  plus  de  ravages 
qu'une  grande  bataille  en  pleine  mer.  Que  l'on  compare  les  chances 
de  l'attaque  et  de  la  défense  :  l'une,  protégée  par  l'immensité  de 
la  mer  où  elle  se  cache,  y  préparant  à  loisir  son  action  et  ajou- 
tant à  sa  force  la  force  de  la  surprise;  l'autre  ne  sachant  rien, 
sinon  que  ses  asiles"  sont  connus,  leur  ruine  concertée,  et  que 
chaque  heure  la  peut  consommer.  Une  semblable  attente  du  danger 
devient  le  danger  le  plus  grand  de  tous.  Dans  un  arsenal  qui,  au 
milieu  de  ses  travaux,  prête  l'oreille  au  danger  toujours  menaçant, 
dans  une  escadre  qui  le  prévoit  sans  pouvoir  s'en  défendre,  rien 
ne  s'accomplit  d'actif  ni  d'ordonné,  tout  est  atteint,  surtout  la 
valeur  des  hommes.  L'anxiété  continue  énerve  les  courages,  la  fièvre 
s'allume  dans  la  pensée,  la  vigilance  se  tourne  en  hallucinations,  la 
mer  se  peuple  de  fantômes,  puis  à  l'égarement  de  ce  zèle  succédant 
un  mal  plus  terrible,  tout  s'abat  en  une  stupeur  sans  énergie  et  sans 
regard. 

Un  des  chefs  les  plus  éminens  de  la  marine,  l'amiral  de  Gueydon, 
prévoyait  il  y  a  plus  de  vingt  ans  la  transformation  que  les  nouveaux 
moyens  d'attaque  imposeraient  à  la  défense,  et  il  annonçait  la  néces- 
sité d'établir  en  avant  des  ports  «  des  camps  retranchés.  »  Tant 
qu'une  voie  restera  ouverte  à  l'audace,  même  à  la  témérité,  on  doit 
tenir  que  les  rades  ne  sont  pas  sûres,  et,  pour  leur  donner  la  sûreté, 
il  ne  suffit  pas  d'en  rendre  l'accès  difficile,  il  faut  les  fermer.  C'est 
seulement  derrière  des  enceintes  continues  que  les  navires  pourront 
saus  crainte  jeter  l'ancre.  Cette  nécessité  s'imposera  plus  encore 
lorsque  la  navigation  sous-marine  aura  rendu  plus  faciles  les  sur- 
prises. Nulle  flotte  ne  pourra  alors  s'armer  ni  se  refaire  si,  pour  la 
protéger  contre  des  agressions  possibles  à  toute  profondeur,  ne 
s'élève  du  fond  de  la  mer  un  rempart  sans  autre  ouverture  que  la 
passe  d'accès. 

L'intérêt  de  la  navigation  n'oblige  pas  à  faire  cette  ouverture  large, 
tant  est  précis  le  mouvement  de  la  marine  à  vapeur;  l'intérêt  de  la 
défense  commande  de  la  faire  assez  étroite  pour  qu'elle  devienne 
vraiment  infranchissable  en  temps  de  guen-e.  Yeut-on  la  fermer 
par  des  obstructions  matérielles?  Une  estacade  n'a  pas  de  solidité 
si  les  points  fixes  auxquels  elle  s'appuie  sont  distans  de  plus  de 
/iOO  mètres.  Veut-on  l'interdire  seulement  par  des  lignes  de  torpilles 
et  de  l'artillerie,  il  faut  que  l'ennemi  soit  obligé  de  passer,  non 


LES    MARINES    DE   GUERRE. 

à  la  portée,  mais  selon  l'ancienne  expression,  à  la  «  miséricorde  » 
des  canons,  c'est-à-dire  à  la  distance  où  nul  coup  n'est  tiré  sans 
atteindre  et  oià  nul  n'atteint  sans  pénétrer.  Cette  condition  est  réa- 
lisée quand  la  route  s'ouvre  entre  des  pièces  puissantes  qui  croi- 
sent à  200  mètres  leur  feu  sur  les  navires.  La  largeur  des  passes  est 
ainsi  fixée  à  AOO  mètres.  La  nature  a  donné  cette  dimension  à  quel- 
ques-unes, mais,  d'ordinaire,  celles  qui  ouvrent  accès  dans  de 
grandes  rades  sont  plus  étendues,  et  pour  les  rétrécir  il  faut  des 
digues.  Les  profondeurs,  les  courans,  et  surtout  le  danger  de  chan- 
ger les  fonds,  rendent  ce  travail  fort  difficile  sans  le  rendre  moins 
nécessaire.  Quand  la  disposition  des  côtes  permet  de  fermer  ainsi 
l'entrée  des  rades  à  plus  de  9,000  mètres  en  avant  des  ports,  l&s 
établissemens  et  les  navires  sont  à  couvert  contre  les  attaques  de 
près  et  de  loin  :  le  maximum  de  sécurité  est  obtenu.  Quand  il  n'est 
pas  possible  de  l'assurer  à  cette  distance,  elle  doit  être  cherchée  su^ 
quelque  point  en  arrière;  en  ce  cas,  toute  crainte  de  bom.bardement 
n'est  pas  écartée,  mais,  du  moins,  les  escadres  n'ont  pas  à  craindre 
les  irruptions  subites  de  l'adversaire. 

Le  refuge  interdit  à  l'ennemi  doit  toujours  être  ouvert  aux  navires 
de  la  nation.  Ils  arrivent  du  large  iuyant  soit  la  tempête,  soit  un 
vainqueur,  ou  se  tiennent  prêts  derrière  les  défenses  à  prendre 
l'offensive.  S'il  leur  faut  attendre,  pour  entrer  et  sortir,  l'heure  et  le 
jour  de  la  marée  propice,  la  valeur  militaire  de  la  rade  disparaît. 
Le  libre  passage  en  tout  temps  de  la  rade  au  port  n'est  guère  de 
moindre  importance.  Le  bâtiment  revient  parfois  de  la  mer  avec 
des  avaries  qui  exigent  les  soins  immédiats  de  l'arsenal  :  le  bâti- 
ment, encore  amarré  dans  le  port,  mais  prêt  pour  la  mer,  peut  être 
appelé  à  un  rôle  soudain.  Ici  l'emploi  de  l'instrument  de  guerre, 
là  sa  conservation, sont  attachés  à  la  continuité  des  communications 
entre  la  rade  et  le  port.  Cette  condition  nécessaire  manque  aux 
rades  et  aux  ports  s'ils  ne  présentent  des  passes  toujours  pratica- 
bles à  une  profondeur  de  10  mètres  au  moment  des  plus  basses  mers. 

L'accès  du  port  n'est  utile  que  si  le  port  est  organisé,  c'est-à-dire 
capable  au  moins  d'entretenir  l'instrument  de  guerre,  et  l'entretien 
compiend  à  la  fois  l'armement  et  la  réparation.  Le  port  est  orga- 
nisé, non  s'il  accomplit  ce  double  service,  mais  s'il  l'accomplit  sans 
retards.  Depuis  que  la  guerre  maritime  a  emprunté  à  la  guerre 
terrestre  ses  procédés,  sa  précision,  elle  est  une  lutte  de  vitesse. 
Comme  le  moteur  est  mécanique,  ni  la  vigueur  ni  l'entrain  du  per- 
sonnel ne  peuvent  détruire  l'égalité  de  marche  qui  s'établit  entre 
les  flottes  rivales  dès  qu'elles  prennent  la  mer.  L'avance  ne  peut 
résulter  que  de  la  promptitude  supérieure  mise  par  un  des  belli- 
gérans  à  passer  du  pied  de  paix  au  pied  de  guerre.  H  y  a  donc 
plus  d'intérêt  encore  dans  une  guerre  maritime  que  dans  une 


;^\Q  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

o-uerre  terrestre  à  gagner  du  temps  sur  la  mobilisation,  et  il  faut 
entendre  par  ce  mot  soit  les  travaux  nécessaires  pour  armer,  soit 
ceux  nécessaires  pour  ravitailler. 

L'obstacle  le  plus  considérable  que  la  nature  apporte  à  la  rapi- 
dité de  l'action  dans  les  ports  est  le  mouvement  des  marées.  Gomme 
il  établit  entre  le  navire  et  la  terre  des  diflérences  de  niveau  sans 
cesse  variables,  il  rend  entre  l'une  et  l'autre  les  relations  irrégu- 
lières. Le  moment  de  la  pleine  mer,  où  le  navire  s'élève  à  peu  près 
à  la  hauteur  des  quais,  est  le  plus  favorable,  mais  il  dure  peu,  et 
la  difficulté  grandit  à  mesure  qu'augmente  la  différence  de  plan. 
Pour  que  le  navire  monte  et  descende  avec  le  flot  le  long  des 
berges  sans  se  heurter  contre  leurs  parois,  il  ne  doit  pas  être 
amarré  trop  près  et  ne  communiquer  avec  le  sol  que  par  un  ou 
deux  ponts  mobiles.  Le  mal  s'aggrave  quand  la  rive,  au  lieu  de 
plonger  verticalement  dans  l'eau,  y  descend  en  talus,  comme  il 
arrive  d'ordinaire  aux  berges  naturelles.  Plus  la  pente  est  douce, 
plus  le  navire,  pour  ne  pas  toucher  à  marée  basse,  doit  se  tenir 
éloigné  du  bord.  Les  ponts,  dont  la  fragilité  augmente  avec  la  lon- 
gueur deviennent  alors  impropres  au  transport  du  matériel  lourd; 
il  faut  l'opérer  par  eau  à  grand  renfort  d'embarcations,  de  bras  et 
de  transbordemens.  Si  les  rives  ainsi  disposées  sont  celles  d'un  port 
en  rivière,  si  la  profondeur  nécessaire  ne  se  trouve  qu'au  milieu 
du  lit  si  les  coques  mouillées  dans  cet  étroit  chenal  obstruent 
la  seule  voie  navigable,  la  lenteur  et  l'embarras  atteignent  leur 

comble. 

Pour  que  les  communications  entre  la  flotte  et  le  port  soient  en 
laut  temps  faciles,  il  faut  d'abord  que  le  navire  reste  à  la  hauteur 
des  terre-pleins  et,  pour  cela,  que  le  flux  ni  le  reflux  ne  se  fassent 
.^entir.  Il  faut  ensuite  que  le  navire  soit  en  contact  immédiat  par 
^es  bords  avec  l'arête  des  quais  et,  pour  cela,  que  les  quais  tom- 
bent d'aplomb,  c'est-à-dire  soient  faits  de  main  d'homme.  Les  ports 
à  niveau  d'eau  constant  et  à  bassins  sont  donc  les  seuls  où  dispa- 
raissent les  deux  plus  grands  obstacles  que  les  forces  de  la  nature 
opposent  aux  forces  humaines.  Il  ne  faut  pas  moins  pour  que  l'ef- 
fort humain  puisse  se  déployer  constamment  :  il  faut  davantage  pour 
qu'il  produise  son  plus  grand  effet.  Armer  est  une  œuvre,  réparer 
une  autre  :  celle-ci  exige  surtout  des  bassins  de  radoub  et  des 
ateliers,  celle-là  des  magasins  et  des  moyens  de  transport.  Cha- 
cune d'ailleurs  s'accomplit  par  des'opérations  multiples  et  par  le  con- 
cours d'un  personnel  et  d'un  matériel  fort  divers.  Le  groupement 
de  ces  forces  n'importe  pas  moins  que  leur  existence.  Dès  le  siècle 
dernier,  un  illustre  ingénieur,  Forfait,  recommandait  dans  «  leur 
répartition  respective  une  attention  particulière,  »  et  proclamait 
que  les  mauvaises  mesures  prises  à  cet  égard  «  peuvent  dans  bien 


LES   MARINES   DE    GUERRE.  417 

des  cas  causer  des  désordres  encore  plus  fâcheux  que  le  retarde- 
ment du  travail.  »  Encore,  à  son  époque,  dans  les  ariripmens  et 
les  réparations,  le  navire  i estait-il  immobile;  tous  les  objets  à  son 
usage  facilement  transportables  lui  étaient  amenés;  une  vicieuse 
distribution  de  matériel  n'augmentait  que  les  parcours  sur  l(  s  voies 
de  l'arsenal,  et  on  suppléait  à  tout  par  un  renfort  de  travailleurs. 
Aujourd'hui,  les  principaux  objets  de  matériel  naval  sont  de  telles 
dimensions  et  de  tels  poids  qu'ils  ne  se  meuvent  pas  sans  l'aide  de 
puissans  appareils,  et  ces  appareils  s'élèvent  près  des  ateliers  oh 
chaque  espèce  de  matériel  est  réparée  ou  entretenue.  Aussi  est-ce  le 
navire  qui  se  déplace  pour  recevoir  ou  rendre  ce  chargement  dans  les 
différentes  parties  du  port.  Dans  les  jours  d'activité  et  dans  les 
arsenaux  qui  abritent  de  nouibreux  navires,  on  comprend  quel 
désordre  entraînent  ces  mouvemens,  soit  que  les  services  soient 
enchevêtrés,  soit  que  les  mêmes  soient  dispersés  sur  pi  usieurs  points, 
soit  qu'ils  n'occupent  pas  les  uns  par  rapport  aux  autres  un  ordre 
rationnel. 

Cet  ordre  rationnel  est  facile  à  déterminer  entre  les  services  de 
réparation  et  ceux  d'armement.  Les  réparations,  longues  pour  peu 
qu'elles  soient  importantes,  exigent  que  le  navire  soit  mis  au  bas- 
sin, dépouillé  de  son  artillerie,  de  sa  machine.  Les  armeraens,  les 
ravitaillemens  sont  plus  fréquens  et  plus  rapides.  Il  ne  faut  pas  que 
les  navires  hors  de  service  obstruent  les  mouvemens  des  bâtimens 
actifs.  La  partie  destinée  aux  réparations  doit  être  le  fond  du  port. 
A  plus  forte  raison,  les  constructions  doivent-elles  être  établies  loin 
des  centres  d'armement  et  près  des  bassins  de  radoub  :  disposition 
d'autant  plus  nécessaire  que  les  travaux  neufs  et  les  réparations 
emploient  le  même  personnel  et  le  même  outillage. 

Aux  armemens  appartiennent  les  parties  antérieures  du  port.  Quand 
le  navire  construit  ou  réparé  descend  vers  la  mer,  il  faut  qu'il  trouve 
sur  son  passage  son  matéiiel  dans  l'ordre  où  il  le  doit  embarquer. 
Près  des  ateliers  de  réparation,  les  machines  et  l'artillerie,  puis  les 
chaînes  et  les  ancres,  les  mâtures  et  gréemens,  les  objets  de  rechange, 
enfin,  à  l'entrée,  les  vivres,  le  charbon.  Ce  groupement  rapproche  ou 
éloigne  le  matériel  de  l'entrée  du  port  à  proportion  qu'il  est  plus  ou 
moins  fragile  et  consommable.  Un  navire,  pour  changer  quelque  chose 
à  son  artillerie  ou  à  ses  moteurs,  sera  obligé  de  remonter  jusqu'à  l'ar- 
rière-garde  :  mais  il  est  rare  que  les  canons  et  les  machines  ne  durent 
pas  autant  que  l'armement.  Au  contraire ,  le  charbon  et  les  vivres 
sont  l'approvisionnement  qui  disparaît  le  plus  vite  et  se  renouvelle 
!e  plus  souvent  dans  une  campagne;  d'ordinaire  ils  manquent  seuls 
au  navire  qui  vient  les  chercher,  et  tous  les  bâtimens  en  ont  besoin. 
Voilà  pourquoi  il  convient  que  le  charbon  et  les  vivres  s'offrent 

TOME  LIV.  —  1882.  27 


/il 8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abord  à  eux.  Ce  plan  n'est  pas  moins  normal  quand  le  navire, 
aprôs  campagne,  regagne  le  fond  du  port  ;  il  trouve  les  dépôts  de 
matériel  dans  l'ordre  où  il  doit,  le  rendre,  et  il  parvient,  sans  un 
mouvement  inutile,  de  la  rade  au  terme  de  sa  route,  la  forme  de 
radoub.  Seuls  les  projectiles  et  les  poudres  ne  sont  pas  à  leur  place 
logique  dans  cette  organisation;  mais  pour  mettre  l'établissement  à 
l'abri  d'une  explosion  toujours  à  craindre,  il  importe  de  les  isoler  sur 
un  point  éloigné  de  la  rade.  On  paie  cette  sécurité  par  la  lenteur  des 
chargemens  et  déchargemens  qu'il  faut  faire,  exposé  aux  mouver- 
mens  de  la  mer.  Mais  les  lenteurs  n'ont  pas  ici  grande  importance, 
même  en  guerre  ;  les  munitions  sont  les  approvisionnemens  que  les 
navires,  sauf  les  bâtimens-écoles,  consomment  le  moins. 

Tel  est  le  plan  général  à  exécuter  dans  les  ports.  Indépendant  des 
modifications  que  subit  l'architecture  navale,  il  est  fait  pour  offrir 
aux  flottes  les  plus  diverses  une  utilité  permanente. 

Ce  que  ces  changemens  rendent  moins  durable,  c'est  l'outillage 
de  chaque  service.  Il  varie  avec  le  matériel  qu'il  est  destiné  à  pro- 
duire et  à  manier.  Par  suite,  il  n'est  pas  possible  de  donner,  comme 
pour  le  tracé  des  ports,  des  indications  fixes.  Il  suffit  de  dire  que, 
dans  le  mouvement  ascensionnel  des  forces  industrielles,  J'ctat  ne 
doit  se  laisser  dépasser  par  personne  et  que  les  moyens  les  plus 
puissans  et  les  plus  rapides  ont  leur  place  dans  les  aiseuaux. 

IV. 

Si  l'on  considère  combien  sont  rares  sur  le  littoral  les  positions 
oii  soient  réunis  les  élémens  d'un  port  militaire,  combien  sont  bor- 
nés les  efforts  de  l'homme  pour  suppléer  à  la  nature,  et  l'énorme 
coût  dont  il  paie  toute  lutte  avec  elle,  on  est  conduit  à  celle  con- 
clusion que  les  arsenaux  ne  peuvent  être  nombreux.  Si  l'on  inter- 
roge l'intérêt  stratégique,  on  est  conduit  à  cette  conclusion  que  des 
arsenaux  nombreux  seraient  nuisibles. 

Les  navires  ont  cessé  d'être  les  vagabonds  de  la  mer,  et  le  port  n'est 
plus  un  asile  qu'ils  mendient  partout  où  les  peut  jeter  le  hasard. 
Maîtresses  de  leur  direction  et  de  leur  marche,  les  flottes  ont  éliminé 
de  la  guerre  maritime  le  hasard  par  le  calcul.  11  déierinine  sur  le 
littoral  les  points  où  il  convient  qu'elles  se  préparent,  se  relassent 
et,  si  elles  échouent,  se  retirent  :  les  ports  sont  des  l'«ses  d'opéra- 
tion. Dans  les  opérations,  on  l'a  vu,  l'une  des  plus  grandes  causes 
de  succès  est  la  promptitude,  et  la  promptitude  est  puitoui  due  cà  la 
bonne  organisation  des  ports.  Mais  de  deux  flottes,  ég.ileujeni  mari- 
times et  sortant  de  ports  aussi  parfaits,  laquelle  aura  liiNamage? 
Celle  qui  aura  le  moins  de  distance  à  parcourir  du  lieu  où  elle  s'est 
formée  au  lieu  où  elle  doit  agir.  C'est  un  axiome  de  l'art  militaire 


LES  MARINES   DE   GUERRE.  '419 

que  les  bases  d'opération  les  meilleures  sont  les  plus  rapprochées  du 
théâtre  de  la  guerre. 

Quel  ej-t  le  théâtre  de  la  guerre  maritime?  Toutes  les  mers  pour 
les  navires  que  les  hostilités  surprendront  en  cours  de  campagne 
ou  qui  se  lanceront  à  la  poursuite  des  bâtimens  de  commerce.  Mais, 
au  commencement  d'une  lutte,  chacun  des  belligérans,  avec  la  plus 
gi'ande  partie  de  ses 'forces,  se  disposera  soit  à  défendre  son  litto- 
ral, soit  à  attaquer  le  littoral  ennemi,  et  quand  un  peuple  se  pro- 
poserait pour  but  principal  de  détruire  par  une  baiaille  navale  la 
marine  adverse,  l'intérêt  majeur  est  de  ne  pas  se  préparer  à  la  hittQ 
trop  loin  du  point  où  on  la  veut  soutenir.  Le  nombre  d'arsenaux 
dans  lesquels  il  convient  de  concenti'er  la  flotte  est  donc  déterminé 
pour  chaque  nation  par  sa  situation  géographique  et  la  puissance 
de  ses  voisins.  Pour  des  marines  égales,  il  peut  être  fort  diifé- 
rent.  Deux  nations  auxquelles  la  distribution  la  plus  différente  de 
leurs  forces  est  commandée  par  la  nature  sont  l'Angleterre  et  la 
Russie.  S'il  est  une  puissance  qui  pourrait  se  contenter  d'un  seul 
arsenal,  c'est  l'Angleterre.  Placée  au  nord  de  l'Europe,  elle  ne  com- 
munique avec  le  monde  que  par  sa  frontière  sud.  C'est  de  là  qu'elle 
doit  s'élancer  où  qu'elle  veuille  porter  la  guerre.  D'un  point  quel- 
conque de  cette  frontière  elle  peut  protéger  tous  les  autres.  Que 
l'ennemi  sorte  de  New-York,  de  Cherbourg,  de  la  Jade  ou  de  Grons- 
tadt,  les  forces  anglaises  mouillées  à  Portsmouth  peuvent  barrer  la 
route  de  l'Angleterre,  porter  la  lutte  loin  de  ses  côtes,  faire  face  sur 
l'Océan,  la  Manche  ou  la  mer  du  Nord,  et,  s'il  leur  plaît,  disputer 
avec  chances  égales  l'offensive  à  une  escadre  sortie  de  Cherbourg. 
Si  un  tel  peuple  a  plusieurs  établissemens,  c'est  que  la  grandeur 
de  sa  flotte  serait  à  l'étroit  dans  un  seul  port,  c'est  que  la  con- 
centralion  extrême  de  services  si  nombreux  serait  préjudiciable  à 
l'ordre,  et  que  leur  direction  dépasserait  la  mesure  d'autorité  con- 
venable entre  les  mains  d'un  homme.  En  bordant  par  ses  forte- 
resses navales  sa  frontière  sud,  l'Angleterre  a  poussé  jusqu'au  luxe 
le  déploiement  de  sa  force  ;  elle  n'a  pas  obéi  à  des  nécessités  stra- 
tégiques. Au  contraire,  plusieurs  arsenaux  sont  indispensables  à  la 
Russie.  Ce  grand  empire  est  vulnérable  par  mer  au  midi  et  au  nord. 
S'il  n'avait  qu'un  établissement  naval  et  qu'il  fût  attaqué  dans  la 
Mer-Noire,  ou  un  établissement  au  sud  et  qu'il  fût  menacé  dans  la 
Baltique,  il  faudrait  à  sa  flotte,  pour  se  porter  au  secours  de  son 
•territoire,  côtoyer  toute  l'Europe  ;  elle  arriverait  en  Tue  de  son  lit- 
toral après  toutes  les  nations  auxquelles  il  aurait  plu  de  l'attaquer. 
A  l'Allemagne  un  port  aurait  suffi  si  le  canal  projeté  entre  la  mer 
du  Nord  et  la  Baltique  permettait  à  ses  flottes  de  se  porter  sans 
délai  dans  les  deux  mers.  Mais  la  longue  pointe  du  Jutland  qui  isole 
les  deux  parties  de  son  littoral  et  qu'on  ne  peut  tourn-er  en  moins 


420  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  trois  jours  oblige  l'Allemagne  à  avoir  deux  arsenaux.  Celui  de 
la  Baltique  est  trop  éloigné  pour  protéger  à  temps  contre  une  attaque 
française  ou  anglaise  les  embouchures  de  l'Ems,  de  l'Elbe  ou  du 
Wesèr.  Celui  de  la  mer  du  Nord  est  trop  éloigné  pour  défendre  les 
côtes  de  la  Poméranie  et  de  la  Prusse  contre  les  insultes  de  la  Rus- 
sie. Même  continues,  les  côtes  d'un  pays  doivent  être  couvertes  par 
plusieurs  arsenaux,  si  le  long  développement  de  ces  côtes  et  leur 
disposition  les  exposent  sur  plusieurs  points  aux  entreprises  de  plu- 
sieurs puissances.  L'Italie  par  exemple  n'est  pas  en  sûreté  si  elle 
n'est  protégée  par  deux  centres  de  force  maritime,  l'un  à  l'est,  l'autre 
à  l'ouest,  contre  des  tentatives  dirigées  de  Pola  et  de  Toulon. 

De  la  diversité  de  ces  conditions  se  dégage  l'unité  de  la  règle.  Un 
port  n'est  pas  propre  à  la  défensive,  si  ses  vaisseaux  ne  peuvent 
être  présens  avant  les  vaisseaux  ennemis  sur  tout  le  littoral  dont  il 
a  la  garde  :  il  doit  donc  y  avoir  moins  de  distance  entre  lui  et  tous 
les  points  de  la  frontière  qu'entre  ces  points  et  aucun  arsenal  étran- 
ger. Un  port  n'est  pas  propre  à  l'offensive  si  ses  vaisseaux  ne  peu- 
vent paraître  sur  le  rivage  ennemi  aussitôt  que  les  forces  adverses  : 
quand  la  négligence  des  nations  voisines  souffre  une  pareille  supé- 
riorité, il  doit  s'établir  plus  près  de  leur  frontière  que  les  ports 
étrangers  ne  sont  de  la  sienne,  mais  du  moins  n'est-il  pas  admis- 
sible qu'il  s'établisse  plus  loin. 

Quels  ports  réunissent  ces  deux  avantages?  Ceux  qui  s'élèvent 
à  proximité  des  côtes  étrangères.  Alors  les  flottes  couvrent  comme 
une  avant-garde  le  littoral  qu'on  ne  saurait  menacer  sans  les  ren- 
contrer d'abord,  elles  arrêtent  à  son  début  l'effort  de  l'agression,  et 
il  leur  devient  facile  de  la  prévenir  en  portant  elle-même  la  guerre 
chez  l'ennemi.  L'avantage  d'une  semblable  situation  est  tel  que, 
même  au  temps  de  la  marine  à  voiles,  on  considérait  comme  capital 
de  l'obtenir.  C'est  menacé  par  les  flottes  de  l'Angleterre  et  de  la 
Hollande  que  Louis  XIV  fit  un  port  de  guerre  à  Dunkerque,  sur  le 
point  de  la  France  le  plus  rapproché  de  ses  deux  adversaires,  et 
la  ténacité  du  roi  à  le  maintenir,  comme  l'obstination  de  l'Angle- 
terre à  le  supprimer,  sont  un  exemple  de  l'importance  qu'a  dans  la 
guerre  maritime  le  choix  des  arsenaux. 

Chercher  sur  son  littoral  de  telles  positions  est  le  premier  intérêt 
d'un  peuple;  le  second,  quand  il  les  a  trouvées,  est  de  n'en  pas 
chercher  d'autres.  Ajouter  à  ces  sièges  nécessaires  de  la  puissance 
navale  des  arsenaux  moins  bien  situés  et  diviser  entre  eux  la  flotte, 
c'est  éloigner  des  navires  du  théâtre  probable  de  leur  action,  c'est 
frapper  sa  propre  force  d'une  infériorité  relative.  La  flotte  arme 
alors  par  fractions  qu'il  faut  assembler  avant  de  s'en  servir,  et  la 
concentration  a  pour  théâtre  la  rade  la  mieux  située.  Les  navires 
armés  là  et  prêts  les  premiers  sont  contraints  d'attendre  que  les 


LES   MARINES   DE    GUERRF,  421 

autres  arrivent  des  ports  plus  éloignés  et  le  bénéfice  des  positions 
heureuses  est  ainsi  perdu.  Celle  dispersion  rend  même  inutile  la 
supériorité  des  forces.  Pendant  qu'elles  sont  encore  immobiles  dans 
leurs  arsenaux  ou  naviguent  isolément  pour  se  joindre,  elles  n'of- 
frent pas  de  résistance  à  un  ennemi  prompt  à  se  concentrer.  Plus 
les  arsenaux  sont  nombreux,  moins  est  importante  la  fraction  de  la 
puissance  navale  qu'ils  préparent;  moins  cette  fraction  est  impor- 
tante, plus  il  est  facile  à  un  adversaire,  même  misérable,  d'égaler 
les  forces  sorties  de  chaque  port,  de  les  surprendre  isolées,  de  les 
battre  Tune  après  l'autre,  et  la  plus  grande  marine  peut  être  tenue 
en  échec  sur  chaque  point  par  des  marines  secondaires. 

La  clarté  de  ces  périls  laisse  dans  l'ombre  des  inconvéniens 
moindres,  que  pourtant  les  hommes  du  métier  ne  tiendront  pas  pour 
médiocres.  La  perfection  des  arsenaux,  de  leur  outillage,  diminue 
à  mesure  que  leur  nombre  s'élève,  et  c'est  par  leur  nombre  que  les 
dépenses  se  multiplient  :  chacun  d'eux  a  des  traditions  locales,  d'où 
naissent  des  dilTerences  dans  les  armemens,  chacun  d'eux  est  sous 
les  ordres  de  chefs  indépendans  et  qui  poursuivent  d'une  façon 
dissemblable  une  œuvre  d'ensemble  ;  tout  conspire  contre  l'ordre 
sans  lequel  il  n'est  pas  de  succès  militaire.  L'ordre  grandit  à  me- 
sure que  la  force  navale  se  concentre.  Non-seulement  la  prépara- 
tion de  la  guerre  devient  plus  méthodique,  plus  prompte,  mais  le  jour 
où  l'armement  s'achève,  la  flotte  se  trouve  assemblée  déjà  sur  les 
théâtres  d'action.  L'on  dit  que,  pour  immobiliser  et  détruire  cette 
force,  il  suffira  à  l'ennemi  de  bloquer  ou  de  brûler  un  ou  deux 
ports,  et  l'on  tire  cette  conséquence  que  mieux  vaut  en  multipliant 
les  arsenaux  le  contraindre  à  diviser  son  effort  et  se  garantir  contre 
une  chance  mauvaise.  La  conséquence  est  fausse.  Quel  est  le  moyen 
d'échapper  au  bombardement  ou  aux  attaques  de  vive  force?  Placer 
ses  arsenaux  hors  de  la  portée  des  pièces  et  fermer  leur  accès.  On 
ne  contestera  pas  qu'il  soit  difficile  de  renouveler  sur  beaucoup  de 
points  les  efforts  nécessaires  pour  obtenir  ce  résultat  et  l'on  accor- 
dera qu'une  flotte  massée  dans  un  seul  port  y  est  mieux,  s'il  est 
impénétrable,  que  dispersée  dans  plusieurs,  s'ils  sont  mal  défen- 
dus. Quel  est  le  moyen  d'échapper  au  blocus?  Avoir  dans  le  port 
une  force  suffisante  pour  le  forcer.  On  ne  niera  pas  que  réduire 
le  nombre  des  ports  ne  soit  assigner  à  chacun  une  portion  plus 
grande  de  la  flotte,  et  comme  pour  maintenir  un  investissement 
il  faut  une  force  supérieure  à  la  force  investie,  plus  la  flotte  sera 
importante  dans  un  port,  moins  sera  tenté  le  blocus.  Quelque  éven- 
tualité qu'on  suppose,  le  succès  reste  attaché  à  la  même  cause  :  la  con- 
centration des  forces.  Et  autant  qu'une  loi  de  guerre,  c'est  une  loi 
d'humanité.  Ne  hasardant  nulle  part  des  forces  in>ufiisantes,  déga- 
geant la  guerre  des  actions  partielles  où  les  vies  humaines  sont 


422  REVUE   DES   DEUX   MOi^DES. 

sacrifiées  sans  résultat,  elle  désarme  par  avance  les  adversaires 
faibles,  auxquels  elle  enlève  jusqu'aux  hasards  heureux;  elle  fixe 
dès  l'abord  le  sort  des  armes  par  des  coups  décisifs. 

L'argent  épargné  par  la  suppression  de  tout  arsenal  superflu  sur 
le  territoire  métropolitain  doit  servir  sur  d'autres  points  du  monde 
à  la  puissance  nationale.  Les  colonies  que  possèdent  la  plupart  des 
peuples  maritimes  sont  aussi  des  théâtres  de  guerre  et  les  lois  stra- 
tégiques ne  varient  pas  avec  les  latitudes.  L'attaque  et  la  défense 
ofl"riront  des  chances  à  ceux  qui  auront  su  se  ménager  au  plus  près 
les  moyens  de  préparer  les  hostilités  et  de  se  refaire.  Les  navh'es 
qui  devront  parcourir  la  moitié  du  globe  pour  tenter  une  surprise 
ou  pour  réparer  leurs  avaries,  réduits  à  des  efforts  peu  efficaces, 
se  trouveraient  en  guerre  dans  la  situation  la  plus  dangereuse. 
Même  en  temps  de  paix,  leur  service  devient  difficile  et  fort  coûteuji. 
De  là  pour  les  nations  maritimes  le  besoin  d'établir  dans  quelques 
contrées  lointaines  des  ports  de  ravitaillement  et  de  réparation.  Elles 
ont  à  choisir  d'après  la  géographie  de  leurs  intérêts  la  situation  con- 
venable pour  ces  établissemens  et,  après  les  avoh'  établis,  à  ne  les 
pas  développer  avec  excès.  Ils  ne  sont  destinés  qu'à  parer  à  l'im- 
prévu et  à  mettre  le  navire  en  état  d'attendre  sans  quitter  le  service 
les  soins  plus  parfaits  des  arsenaux  métropolitains.  Ils  ne  sont  pas 
faits  pour  contenir  à  la  fois  beaucoup  de  matériel  naval,  les  {Condi- 
tions de  sécurité  indispensables  aux  ai'senaux  sont  ici  moins  néces- 
saires. Le  mieux  ici  sera  de  mettre  à  profit,  comme  dans  l'ancienne 
marine,  un  port  marchand.  Le  rôle  de  l'état  pourra  se  borner  à 
approfondir  les  passes  et  parfois  à  créer  des  bassins  de  radoub  et 
des  appareils  élévatoires  :  le  commerce  fournira  le  reste. 

Sur  le  territoire  métropolitain  même,  les  ports  de  commerce  peu- 
vent être  appelés,  dans  des  conditions  exceptionnelles,  à  un  service 
de  même  nature.  La  vitesse  dont  sont  animés  les  navires  et  le  métal 
dont  ils  sont  construits  rendent  très  dangereux  les  collisions  et  tout 
désordre  qui  détermine  une  voie  d'eau.  Après  tous  les  accidens 
sérieux  de  combat  ou  de  navigation,  on  a  vu  les  navires  de  guerre 
couler  à  pic  ou  gagner  à  grand' peine  un  refuge  quand  il  était  voi- 
sin. C'est  cette  chance  suprême  qu'il  faut  ouvrir  aux  navires  en 
perdition.  Aussi  partout  où  cela  est  possible  doit-on  donner  aux 
passes,  aux  bassins  .des  ports  de  commerce  les  dimensions  suffi- 
santes. Mais  on  ne  saurait  leur  demander  aucune  part  régulière 
dans  l'entretien  de  la  flotte.  Ni  leurs  plages  sans  défenses,  ni  leurs 
installations  intérieures  n'offrent  les  conditions  requises  :  moins 
encore  pourrait-on  compter  sur  le  personnel  qui  y  répare  et  arme 
les  bâiimens.  Libre  de  faire  ses  conditions  et  de  refuser  son  aide, 
parfois  lié  par  des  travaux  antérieurs  ou  désorganisé  par  les  mou- 
vemens  des  travailleurs    nomades,  ce  personnel   apporterait  un 


LES    MARINES   DE    GUERRE.  523 

concours  trop  irrégulier  et  trop  indépendant  pour  satisfaire  à  un 
service  national.  Des  particuliers  voulussent-ils  s'engager  à  four- 
nir à  tous  les  besoins,  comme  ils  n'en  peuvent  prévoir  l'étendue, 
ils  joueraient  un  jeu  dont  l'état  paierait  les  mauvaises  chances, 
car  leur  ruine  et  la  rupture  du  contrat  ne  lui  rendraient  pas  le 
temps  perdu.  S'il  voulait  s'assurer  contre  de  telles  lenteurs,  il  serait 
obligé  de  solder  l'entretien  permanent  d'un  personnel  occupé  seu- 
lement à  attendre  l'inconnu.  Ce  ne  serait  plus  s'adresser  aux 
ressources  naturelles  du  commerce,  mais  peupler  de  la  manière  la 
plus  dispendieuse  les  ports  marchands  de  travailleurs  payés  par 
l'état.  Encore  les  paierait-il  sans  les  diriger;  or  il  n'y  a  d'action 
rapide  que  l'action  disciplinée.  Ici,  pour  être  servi,  il  faut  être 
maître.  Voilà  pourquoi,  dans  tous  les  pays  maritimes,  si  nombreux 
et  si  pourvus  que  soient  les  ports  de  commerce,  si  nombreux  et 
exercés  que  soient  les  bras,  l'état  s'est  créé,  pour  l'entretien  comme 
pour  la  sûreté  de  ses  flottes,  des  ports  militaires  choisis  par  lui 
seul  et  peuplés  d'un  personnel  qu'il  s'attache  par  les  liens  delà  dis- 
cipline et  de  l'intérêt.  L'intérêt  public  commande  même  de  ne  pas 
borner  ce  personnel  à  ce  qui  est  nécessaire  pour  les  armemens  et 
les  réparations  des  temps  ordinaires.  Un  service  qui  est  soumis  aux 
deux  forces  les  plus  mobiles  de  ce  monde,  la  mer  et  la  politique, 
doit  garder  des  ressources  toujours  prêtes  contre  l'inconnu.  Sage 
prodigalité  et  conforme  à  la  conception  la  plus  élevée  de  l'ordre, 
car  tout  coûte,  la  victoire  comme  la  défaite,  et  il  est  moins  cher 
encore  de  payer  sa  force  que  sa  faiblesse. 

V. 

Si  l'entretien  d'une  flotte  est  une  tâche  trop  vaste,  trop  variable, 
trop  faite  d'imprévu,  pour  qu'une  puissance,  hors  la  puissance 
nationale,  la  supporte,  autre  chose  est  l'entreprise  de  construire  des 
vaisseaux.  Leurs  formes,  le  délai  dans  lequel  ils  doivent  être  exé- 
cutés, les  quantités  de  matériaux  et  d'hommes  nécessaires,  le  prix, 
peuvent  être  réglés  d'avance  sans  nulle  incertitude.  Le  travail 
s'exécute  par  des  moyens  constans  et  des  elTorts  réguliers ,  il  a  le 
caraflère  des  opérations  habituelles  à  l'industrie.  Cependant  la 
production  de  la  flotte  a  longtemps  été  confiée  comme  l'entretien 
au  pouvoir  public;  non  que  l'industrie  fût  suspecte,  elle  manquait. 
Isolées  et  restreintes,  les  forces  des  particuliers  étaient  inégales  à 
de  gran-ls  travaux  comme  leurs  ressources  à  de  grandes  dépenses. 
Or  quel  travail  exigeait  d^îs  efforts  comparables  à  la  construction 
des  navires?  Quelle  fortune  privée  aurait  suffi  même  aux  approvi- 
sionnemens  qu'il  fallait  n»ainlenir  toujours  complets  et  garder  durant 
de  longues  années?  Si  la  main  de  l'état  semblait  nécessaire  par- 


Zi2Zi  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

tout  où  l'œuvre  exigpait  des  capitaux  et  du  temps,  pour  créer  sa 
marine,  il  n'avait  à  compter  que  sur  lui-même,  et  loin  qu'il  attendît 
un  secours  des  paniculiers,  c'est  lui  qui  stimulait  leur  zèle  par  ses 
encouragemens  et  leur  prêtait  sa  propre  force.  C'es^  l'époque  où  la 
république  faisait  porter  dans  l'arsenal  de  Venise  le  chanvre  récolté 
par  les  sujets,  le  transformait  en  cordages  et,  après  avoir  prélevé  sa 
part,  livrait  le  reste  au  commerce.  C'est  l'époque  où  Colbert  achetait 
des  bois  de  construction  pour  les  besoins  de  la  marine  marchande. 
Mais,  peu  à  peu,  l'esprit  d'initiative,  fécondé  par  l'esprit  d'associa- 
tion, a  créé  une  industrie  dont  les  ressources  sont  immenses  et  qui 
grandit  chaque  jour.  A  mesure  qu'elle  s'étendait,  l'état  s'est  reposé 
des  efforts  qu'il  avait  jusque-là  soutenus  pour  la  suppléer.  Non- 
seulement  il  ne  travaille  plus  pour  les  particuliers,  mais  ce  sont  les 
particuliers  qui  travaillent  pour  lui,  et  venant  même  en  partage  des 
attributs  les  plus  importans  de  la  puissance  publique,  ils  élèvent  ses 
forteresses,  équipent  ses  troupes,  lui  fournissent  ses  munitions  et 
jusqu'à  ses  armes.  Dans  la  marine,  la  qualité  des  matériaux,  que 
d'immen-es  réserves  permettaient  seuls  d'obtenir,  les  secrets  du  coup 
de  hache  qui  faisaient  de  la  construction  une  sorte  d'art  tradition- 
nel et  mystérieux  conservé  dans  les  arsenaux,  tout  ce  qui  soutenait 
le  monopole  a  pris  fin  le  jour  où  à  la  marine  de  «  bois  et  de  chanvre» 
a  succédé  la  marine  de  «  charbon  et  de  fer.  »  De  ce  jour  la  con- 
struction des  navires,  dépouillant  son  caractère  spécial,  est  devenue 
un  travail  de  métaux  et  de  machines,  c'est-à-dire  celui  où  l'industrie 
avait  accompli  le  plus  de  progrès.  A  dater  de  ce  moment,  en  face 
des  arsenaux  où  jusque-là  s'était  concentrée  la  production  du  ma- 
tériel naval,  des  établissemens  ont  surgi  dont  plusieurs  aujourd'hui 
luttent  d'importance  avec  ceux  de  l'état. 

Or,  pour  créer  leur  flotte  de  guerre,  les  nations  maritimes  em- 
ploient dans  des  proportions  fort  inégales  le  concours  qui  leur  est 
oflert  et  montrent  par  leurs  actes  leur  préférence,  les  unes  pour  le 
travail  de  l'état,  les  autres  pour  le  travail  de  l'industrie.  Lesquelles 
servent  mieux  l'intérêt  public?  Pour  porter  un  jugement  sur  l'orga- 
nisation, l'outillage,  le  personnel  qui  conviennent  aux  arsenaux 
militaires,  il  faut  savoir  s'ils  doivent  seuls  construire  la  flotte  ou  si 
l'industrie  privée  doit  concourir  à  l'œuvre  et  dans  quelle  mesure, 
et  pour  assigner  à  l'industrie  sa  part,  il  faut  comparer  ses  produits 
à  ceux  de  Téiat. 

Quand  il  s'agit  de  matériel  naval,  la  valeur  des  travaux  se  mesure 
à  leur  promptitude,  à  leur  perfection  et  à  leur  prix.  Les  construc- 
tions de  l'industrie  coûtent- elles  moins  ou  plus  que  celles  des 
arsenaux  ? 

Les  élémens  d'un  prix  de  revient  sont  :  la  main-d'œuvre,  la 
matière  et  les  frais  généraux.  La  modicité  des  salaires  payés  par 


LES   MARINES   DE   GUERRE.  h'2b 

l'état  a  constitué  durant  de  longues  années  l'avantage  le  ])lus 
apparent  de  ses  travaux.  Un  personnel,  instruit  dès  l'eufance  dans 
l'arsenal,  sobre  de  désirs  et  qui  d'ailleurs  n'aurait  pas  trouvé  hors 
des  chantiers  maritimes  l'emploi  de  ses  connaissances  spéciales,  se 
contentait  d'une  vie  médiocre  et  sûre  sous  le  patronage  du  gouver- 
nement. Mais  l'invasion  de  besoins  nouveaux,  d'idées  nouvelles, 
l'analogie  chaque  jour  plus  complète  entre  le  rôle  des  arsenaux  et 
celui  d'usines  nombreuses  ont  donné  aux  ouvriers  des  construc- 
tions nava'es  le  goût  et  le  moyen  de  trouver  des  salaires  plus 
élevés.  Les  hommes  actifs,  habiles,  capables  de  donner  beaucoup 
en  travail  pour  recevoir  beaucoup  en  salaires,  ont  été  attirés  hors 
des  arsenaux.  Les  chantiers  de  l'état  ont  gardé  surtout  les  hommes 
amis  d'une  situation  modeste  et  régulière,  capables  d'efforts  modé- 
rés et  résignés  à  recevoir  peu  pourvu  qu'un  n'exigeât  d'eux  pas 
davantage.  Cette  émigration  vers  les  chantiers  de  l'industrie  avait 
à  ce  point  affaibli  le  niveau  professionnel  dans  les  arsenaux  que  les 
diverses  puissances  maritimes  ont  dû  améliorer  la  situation  du  per- 
sonnel ouvrier.  Aujourd'hui,  si  l'on  compare  les  salaires  des  chan- 
tiers nationaux  et  ceux  des  chantiers  privés,  si  l'on  tient  compte  des 
secours  divers  et  des  pensions  qui  augmentent  le  chiffre  apparent 
du  gain,  on  arrive  à  cette  conclusion  :  le  salaire  moyen  des 
ouvriers  de  l'état  n'est  pas  inférieur  à  celui  des  ouvriers  employés 
par  l" industrie.  Or  ces  ouvriers  qui  reçoivent  un  traitement  égal 
donnent  un  travail  moindre,  à  cause  des  méthodes  employées. 

Pour  la  plupart,  les  ouvriers  de  l'état  sont  payés  à  la  journée, 
ceux  de  l'industrie  à  la  tâche.  Les  uns  gagnent  en  proportion  de 
ce  qu'ils  font  et  quelque  temps  qu'ils  y  mettent;  les  autres,  quoi 
qu'ils  fassent,  à  mesure  que  l'heure  s'écoule.  La  première  méthode 
sollicite  sans  relâche  leur  activité.  La  seconde  les  détourne  de  tout 
effort  par  le  sentiment  que  leur  travail  est  sans  influence  marquée 
sur  leur  carrière  et,  nul  pour  un  même  prix  n'aimant  à  se  donner 
plus  de  peine,  au  lieu  d'une  rivalité  de  zèle,  elle  crée  une  émulation 
d'inertie.  Partout  où  les  deux  régimes  ont  été  essayés  ils  ont  amené 
le  même  résultat.  Partout  où  l'on  interroge  les  ingénieurs,  les  chefs 
d'usine,  en  Angleterre,  en  Italie,  en  Allemagne,  en  France,  on 
entend  une  seule  réponse  :  la  production  du  travail  à  la  tâche 
dépasse  toujours  la  production  du  travail  à  la  journée,  et  d'une 
quantité  normale,  à  peu  près  le  tiers. 

Si  les  travaux  accomplis  par  l'état  coûtent  plus  de  main-d'œuvre, 
ils  coûtent  aussi  plus  de  matières  que  les  travaux  accomplis  par 
l'industrie.  Les  arsenaux  comme  les  chantiers  privés  achètent  à  peu 
près  toutes  les  matières  destinées  à  la  flotte  de  combat.  Ces  matières 
sont  demandées  aux  mêmes  fournisseurs,  acceptées  après  les  mêmes 
épreuves,  sous  le  contrôle  des  mêmes  hommes  qui  représentent 


426  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'intérêt  de  l'état.  Le  prix  des  matières  employées  par  l'état  et  par 
l'industrie  peut  donc  être  considéré  comme  identique.  Mais  le 
mode  d'emploi  est  fort  difïérent.  L'industrie  ménage  les  matières, 
les  met  en  œuvre  de  la  façon  qui  permet  d'obtenir  le  plus  de  résul- 
tats, elle  se  garde  de  réduire  en  résidus  sans  valeur  ce  qu'elle  n'em- 
ploie pas,  elle  s'applique  à  le  détacher  en  portions  utilisables  pour 
d'autres  fins  :  son  art  est  de  ne  rien  perdre.  Le  même  intérêt  ne 
parle  pas  à  ceux  qui  travaillent  pour  l'état.  Si  leur  zèle  s'éveille, 
c'est  la  perfection  de  leurs  produits  qui  leur  importe  et  non  l'éco- 
nomie. Leur  tendance  naturelle  est  de  choisir  dans  les  approvision- 
nemens  ce  qu'ils  trouvent  de  plus  beau  et  de  l'employer  de  la  ma- 
nière la  plus  commode.  Leur  regard  ne  se  porte  que  sur  l'œuvre 
présente,  ils  n'essaient  pas  de  ménager  dans  ces  matières  l'élément 
d'œuvres  à  venir,  et  souvent  leur  travail  détruit  ce  qu'il  n'emploie 
pas.  La  prodigalité  avec  laquelle  étaient  coupées  les  pièces  de  bois 
pour  la  construction  des  navires  a  laissé  dans  les  arsenaux  de  tous 
les  pays  des  souvenirs  légendaires  :  elle  est  attestée  par  les  dépê- 
ches ministérielles  qui  maintes  fois  l'ont  combattue  sans  la  réduire. 
Dans  les  constructions  métalliques,  comme  les  élémens  des  navires 
sont  pour  la  plupart  commandés  sur  place  et  de  dimensions  exactes, 
les  pertes  de  matières  ne  sont  pas  aussi  considérables  que  dans  les 
constructions  en  bois;  mais  elles  n'ont  pas  disparu  (1). 

Ce  ne  serait  pas  poser  la  question  entre  le  travail  de  l'état  et  celui 
de  l'industrie  que  réduire  la  comparaison  aux  quantités  de  ma- 
tière et  de  main-d'œuvre  consommées  par  l'un  et  par  l'autre  dans 
des  opérations  analogues.  Ces  travaux  exigent  d'autres  dépenses  de 
matériel  et  de  personnel.  Les  premières  sont  les  dépenses  d'établis- 
sement, d'outillage  ;  les  secondes,  les  dépenses  de  surveillance,  de 
contrôle,  de  comptabilité  :  les  unes  et  les  autres  ayant  ce  caractère 
qu'elles  ne  s'appliquent  exclusivement  à  aucun  travail  et  que  sans  elles 
aucun  travail  ne  serait  possible.  Or  ces  dépenses  sont  d'autant  plus 
fortes  que  les  agens  de  direction  sont  plus  nombreux,  les  contrôles  plus 
multipliés,  les  écritures  plus  compliquées,  l'outillage  moins  simple. 

(1)  On  citera  un  seul  exemple  de  cette  difiérence  entre  les  procédés  de  Fctat  et 
ceux  de  l'industrie  .  «  Pour  la  fabrication  des  canons  d'acier,  il  faut  forer  dans  on 
bloc  de  ce  métal  la  partie  destinée  à  former  l'àme  du  tube  intérieur.  A  Woolwich,  on 
fore  le  tube  central,  mais  par  des  moyens  primitifs  et  peu  économiques  puisqu'on  en- 
lève le  noyau  par  copeaux,  tandis  que  M.  Krupp,  au  moyen  d'un  foreur  cylindrique, 
détache  du  lingot  un  noyau  solide  qui  peut  être  utilisé  pour  faire  un  petit  canon  eu 
toute  autre  variété  d'objets  utiles.  Bien  plus,  quand  il  a  fait  les  canons  bouche, 
M.  Krupp  a  trouvé  le  moyen  qu'il  a  gardé  secret,  de  détacher  le  noyau  en  conservant 
parfaitement  homogènes  les  côtés  et  l'extrémité  du  tube  intérieur.  On  n'emploie  pas 
cette  méthode  pour  les  canons  à  culasse,  qui  sont  forés  de  bout  en  bout;  mais  celle 
qu'on  emploie  comparée  à  la  méthode  anglaise  est  une  source  importante  d'écono- 
mies.» [Des  Expériences  d'artillerie  Krupp  à  Meppen.  Bévue  maritime,  octobre  1879.) 


LES   MARINES    DE    GUERRE.  Û27 

Est-ce  l'industrie  qui  réduit  aux  proportions  les  plus  ftnibles  cet 
élément  du  prix  de  revient  ? 

Pour  le  connaître,  il  faut  considérer  dans  leur  ensemble  la  marche 
des  usines  que  dirigent  les  particuliers  et  celles  où  commandent 
les  fonctionnaires.  Alors  seulement  apparaît  à  quel  point  les  procé- 
dés de  l'industrie  concourent  à  la  réduction  des  dépenses  et  ceux 
de  l'état  à  leur  accroissement.  L'industrie  se  forme  par  le  gain,  vit 
par  le  gain  et  ne  saurait  l'attendre  que  du  travail.  Pour  l'empor- 
ter dans  la  faveur  du  public,  il  faut  lui  oflVir  des  avantages,  au 
pre.nier  rang  desquels  est  le  bon  marché  des  produits  ;  pour  garder 
cette  conquête,  il  la  faut  refaire  chaque  jour  et  la  lutte  élimine 
sans  cesse  ceux  qui  se  laissent  dépasser.  L'économie  n'est  donc 
pour  l'industrie  que  l'instinct  de  la  conservation.  Dans  ce  combat 
pour  l'existence,  tout  lui  peut  être  occasion  de  salut  ou  de  perte. 
Elle  est  obligée  de  connaître  les  progrès  qui  s'accomplissent.  Elle 
est  obligée  de  prévoir  les  fluctuations  des  marchés  où  elle  puise,  et 
elle  sait  profiter  des  chances  heureuses,  si  passagères  soient-elles, 
par  la  célérité  de  ses  révolutions  et  la  rapidité  de  ses  mouvemens. 
Les  considérations  de  sentiment ,  les  questions  de  frontières  ne 
l'émeuvent,  ni  n'arrêtent  la  rigueur  de  ses  calculs;  qu'elle  ait  besoin 
de  matériaux,  de  machines  ou  d'hommes,  elle  les  prend  à  l'étran- 
ger comme  en'  France,  sans  avoir  à  consulter  que  son  avantage  et 
leur  valeur.  Ennemie  de  tout  ce  qui  augmente  les  dépenses,  elle 
hait  tout  ce  qui  perd  du  temps.  Autorité,  exécution,  contrôle,  tout 
chez  elle  est  simple  parce  qu'elle  doit  compte  à  elle  seule,  rapide 
parce  qu'il  serait  trop  tard  de  juger  ses  actes  après  l'événement, 
précis  parce  que  l'obscurité  lui  cacherait  peut-être  la  ruine.  Cet 
esprit  d'ordre  ne  s'est  pas  épuisé  quand  il  a  conçu  et  réglé  tous'  les 
rouages.  Ce  n'est  que  le  commencement  de  sa  tâche.  Quel  art  de 
répartir  les  élémens  des  travaux  et  de  produire  une  progression 
régulière  de  l'ensemble  !  Quel  soin,  tandis  qu'ils  s'accomplissent,  de 
prévoir  leur  achèvement  !  Quelles  tentatives  pour  s'assurer  d'avance 
en  leur  place  de  nouveaux  labeurs!  Ainsi  l'instrument  ne  va  jamais  à 
vide,  et  ses  frais  généraux,  toujours  partagés  entre  une  grande  quan- 
tité de  productions  utiles,  ne  chargent  aucune  avec  excès.  Si,  malgré 
ces  efforts,  le  travail  devient  insuffisant,  les  dépenses  se  réduisent. 
Le  personnel  superflu  diminue,  les  outils  inactifs  disparaissent,  elle 
réduirait  de  même  ses  établissemens  s'ils  cessaient  de  produire. 
Tout  ce  qui  est  onéreux  est  détruit.  Aucune  considération  ne  saurait 
persuader  à  un  homme  de  se  ruiner.  Voilà  le  caractère  de  l'indus- 
trie :  du  chef  au  dernier  travailleur,  nul  n'a  de  lendemain,  s'il  ne 
l'assure  par  ses  efforts,  chacun  sert  dans  la  fortune  de  l'entreprise 
sa  fortune  particulière,  et  tout  est  mû  par  une  ardeur  infatigable 
comme  l'intérêt. 


^28  REVUE   DES    DEUX   MONDliS, 

Tout  autre  est  le  caractère  des  travaux  exécutés  par  l'état.  Quand 
il  se  charge  d'un  service,  il  l'élève  au  rang  de  dépense  nécessaire  et 
lui  garantit,  quoi  qu'elle  coûte,  une  dotation.  Cette  solidité  est  le 
premier  danger  des  entreprises  fondées  sur  le  trésor  public.  Ceux 
qui  les  dirigent  gèrent  l'alîaire  d'un  autre  sans  la  crainte  de  le  rui- 
ner et  sans  espoir  de  s'enrichir  eux-mêmes.  Or  les  hommes  sont 
peu  niénau^ers  de  ce  qu'ils  croient  inépuisable  :  ils  ne  le  sont  jamais 
de  ce  qu'ils  n'ont  pas  avantage  à  épargner.  L'attachement  au  devoir 
et  la  compétence  des  fonctionnaires  choisis  est  une  caution  plus 
respectable  que  l'intérêt,  mais  moins  sûre,  et  l'impartialité  où  ils 
vivent  ayant  quelques  rapports  avec  l'indifférence  ne  suffit  pas  pour 
assurer  toujours  aux  deniers  publics  l'emploi  le  mieux  ordonné. 

D'ailleurs  cet  emploi  n'est  pas  comme  dans  l'industrie  laissé  à  la 
libre  volonté  de  ceux  qui  dirigent,  et  la  distribution  du  travail  est 
comme  fixée  d'avance.  Des  établissemens  existent,  et  l'état  en  les 
créant  par  sa  volonté  et  pour  son  usage  a  constitué  en  leur  faveur 
une  sorte  de  droit  à  durer  toujours  et  cela  malgré  lui-même.  Les 
villes  qu'ils  avoisinent,  les  contrées  qu'ils  enrichissent,  les  indus- 
tries où  ils  puisent  deviennent  solidaires  de  leur  conservation.  Le 
seul  bruit  qu'il  y  pourrait  être  changé  quelque  chose,  sinon  pour 
les  agrandir,  soulèverait  les  alentours  au  nom  de  la  population, 
du  commerce,  des  octrois.  D'ailleurs  les  services  rendus  par  le 
personnel  qui  s'y  trouve,  ses  droits  acquis,  ses  souffrances  s'il 
était  dispersé,  les  embarras  des  situations  transitoires  s'unissent 
pour  effrayer  les  courages  et  empêcher  tout  changement.  Ce  qu'af- 
fronte un  particulier  sous  le  coup  de  la  nécessité  paraîtrait  un  acte 
d'inhumanité  à  des  fonctionnaires,  et  c'est  trop  peu  de  dire  qu'ils 
sont  désintéressés  des  réformes  :  qu'ils  consultent  leur  réputation, 
leur  repos,  leur  cœur,  il  leur  coûte  moins  d'augmenter  les  dépenses 
que  de  les  restreindre. 

Ainsi  le  caractère  fondamental  d'un  travail  économique,  c'est-à- 
dire  sa  distribution  rationnelle  fondée  uniquement  sur  l'intérêt  du 
service  et  l'exacte  proportion  entre  les  forces  productives  des  usines 
et  la  tâche  qu'elles  doivent  accomplir,  ne  peut  se  trouver  dans  les 
entreprises  de  l'état.  Les  méthodes  d'administration  qui  lui  sont 
nécessaires  ne  chargent  pas  le  travail  de  frais  généraux  moins  con- 
sidérables. Une  autorité  conceratrée,  des  formalités  réduites  con- 
viennent à  des  hommes  qui  administrent  leurs  propres  affaires  :  un 
organisme  si  simple  ne  suffit  pas  à  ceux  qui  gèrent  les  affaires  de 
l'état.  Leurs  avantages  et  celui  de  l'état  ne  sont  pas  inséparables, 
l'abus  leur  serait  d'autant  plus  facile  qu'ils  auraient  plus  d'auto- 
rité. L'état  a  voulu  échapper  à  ces  périls  et  placer,  en  les  rédui- 
sant à  l'impuissance  de  mal  faire,  ses  agens  au-dessus  du  soup- 
çon. Diviser  les  fonctions,  amoindrir  les  autorités,  exiger  en  tout 


LES   MARINES    DE    GUERRE.  429 

acte  le  concours  de  plusieurs  services  destinés  à  se  contrôler  mutuel- 
lement, soumettre  chacun  de  ces  actes  à  des  formes  réglementaires 
et  placer  l'observation  de  ces  règles  sous  la  surveillance  d'autorités 
multiples,  tel  est  le  système  d'administration  en  usage  à  l'état.  Or 
chacune  de  ces  exigences  emploie  du  personnel  et  du  temps,  c'est- 
à-dire  crée  des  dépenses  inconnues  à  l'industrie.  Administrer  exige 
des  pouvoirs  étendus,  des  vues  générales.  Les  agens  de  l'état  sont 
confinés  par  lui  chacun  dans  sa  spécialité,  chacun  s'y  résigne,  les 
uns  construisent,  les  autres  achètent;  ceux-ci  paient,  ceux-là  comp- 
tent, nul  n'administre.  L'extrême  division  des  corps  devient  elle- 
même  une  cause  de  dépenses  nouvelles,  chacun  trouvant  dans  l'ac- 
croissement des  dépenses  l'accroissement  le  plus  facile  de  son  rôle. 
Tous  savent  que  leur  sort  participe  de  la  solidité  de  l'état  lui-même, 
qu'il  leur  suffit  d'éviter  les  fautes  lourdes  pour  garder  leur  situation 
et  que  le  temps  suffit  à  l'accroître.  Sans  rivaux  qui  les  menacent, 
sans  désastre  qui  les  attende,  ils  sont  comme  soustraits  aux  con- 
séquences de  leurs  actes,  et  rien  n'est  fait  pour  les  arracher  à  la 
torpeur  ou  à  l'excès  d'un  zèle  qui  ne  compte  pas. 

La  preuve  est  fournie  chaque  jour  sur  toute  l'étendue  de  l'Europe. 
Aucune  entreprise  ne  concentre  des  services  plus  nombreux,  plus 
divers,  plus  importans  que  celle  des  chemins  de  fer.  Dans  les  pays 
où  elle  s'est  développée  davantage,  l'état  et  l'industrie  s'en  parta- 
gent l'exploitation,  et  certaines  lignes  ont  connu  tour  à  tour  l'un  et 
l'autre  régimes. Les  statistiques  font  foi  des  résultats.  Les  compagnies 
gèrent  avec  une  dépense  moyenne  à  peu  près  semblable  de  55  pour 
100.  Celle  de  l'état  est  beaucoup  plus  variable;  la  moindre  dépasse 
de  11  pour  100  celle  des  lignes  privées.  S'il  faut  croire  aux  chiffres, 
le  pays  où  les  compagnies  administrent  le  mieux  et  l'état  le  plus  mal 
serait  la  France:  leurs  frais  n'atteignent  pas  50  pour  100;  les  siens 
dépassent  83. 11  n'en  est  pas  autrement  pour  la  production  du  matériel 
naval.  Les  comparaisons  faites  par  le  personnel  technique  dans  les 
contrées  maritimes  permettent  d'affirmer  que  le  travail  accompli 
dans  les  arsenaux  coûte  au  moins  20  pour  100  de  plus. 

Mais  le  prix  n'est  pas  la  seule  chose  à  considérer,  ni  souvent  la 
plus  importante.  D'ailleurs  la  somme  payée  pour  acquérir  n'est,  à 
bien  examiner,  que  le  commencement  du  prix  :  il  augmente  avec 
les  frais  d'entretien  et  de  réparation  que  l'objet  coûte,  et  il  faut 
savoir  de  quelle  manière  celui-ci  a  été  employé,  et  combien  de 
temps,  pour  conclure  que  la  dépense  a  été  légère  ou  lourde.  Le  prix 
est  un  rapport  entre  la  somme  payée  et  les  services  rendus,  si  bien 
qu'il  n'apparaît  pas  le  jour  où  l'objet  est  acheté,  mais  le  jour  où  il 
est  détruit.  Or  la  durée  et  l'excellence  des  services  se  mesurent  à 
la  qualité  du  travail. 


Zi30  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

L'état  travaille-t-il  mieux  que  l'industrie? 

Les  mêmes  raisons  qui  expliquent  le  haut  prix  de  ses  produits 
permettent  de  croire  à  leur  supériorité.  Par  cela  seul  que  l'industrie 
ne  travaille  pas  pour  elle  et  a  pour  objectif  le  gain,  elle  est  exposée, 
si  elle  n'est  pas  surveillée,  à  deux  tentations  permanentes  :  employer 
des  matières  inférieures  et  sacrifier  tout  dans  la  main-d'œuvre  à  la 
rapidité  de  l'exécution.  Le  travail  à  la  tâche  pousse  l'ouvrier  à  pro- 
duire beaucoup,  mais  non  à  soigner  son  ouvrage,  et  l'intéresse  même 
à  dissimuler  ses  malfaçons.  Le  rôle  du  chef  d'industrie  envers  sa 
clientèle  n'est  pas  autre  :  il  faut  que,  sous  peine  de  perte,  il  écoule 
ses  produits,  même  médiocres.  Sans  doute  nombre  de  maisons  ont 
trop  d'honorabilité  pour  se  livrer  jamais  à  une  fraude,  quoi  qu'il  leur 
en  coûte.  Mais  il  y  a,  entre  la  perfection  "clu  produit  et  la  mauvaise 
qualité,  nombre  de  degrés,  et  la  tendance  naturelle  du  commerce  est 
de  se  rapprocher  davantage  de  la  seconde  que  de  la  première. 

Autre  est  la  condition  de  l'état.  Il  travaille  pour  lui,  il  n'a  pas 
pour  objectif  de  produire  beaucoup  ni  sans  frais.  Son  seul  but  est 
de  faire  aussi  bien  qu'il  est  possible.  Il  n'accepte  que  les  matières 
d:3  choix;  ses  ingénieurs,  que  nulle  préoccupation  de  dépenses  n'as- 
siège, sont  uniquement  soucieux  de  donner  à  leurs  œuvres  la  puis- 
sance et  la  durée.  Les  ouvriers  soumis  à  la  surveillance  d'un  état- 
major  qui,  partout  ailleurs,  serait  ruineux,  et  n'ayant  aucun  intérêt 
à  faire  avec  hâte,  portent  tous  leurs  efïorts  sur  la  perfection  du  tra- 
vail, et  l'on  pourrait  ne  leur  reprocher  que  le  luxe  de  leurs  soins. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  sur  le  prix  et  la  valeur  des  travaux  faits 
par  l'industrie  suffirait  à  résoudre  la.  dernière  question.  L'industrie 
travaille  plus  vite  que  l'état. 

Ceci  posé,  quelle  doit  être  la  part  de  l'un  et  de  l'autre? 

Il  y  a  des  produits  dont  la  qualité  peut  être  assurée  ou  par  des 
épreuves  décisives  après  leur  achèvement,  ou  par  une  surveillance 
attentive  durant  leur  confection.  Ces  produits  doivent  être  confiés 
à  l'industrie.  Certaine  que  son  travail  ne  peut  échapper  au  contrôle, 
elle  est  par  son  intérêt  même  exécutrice  attentive  des  conventions 
faites  et  l'auxiliaire  le  plus  intelligent  de  ceux  qui  s'adressent  à  elle. 
En  ce  cas,  l'industrie,  supérieure  à  l'état  par  la  rapidité  et  l'écono- 
mie des  moyens,  devient  son  égale  par  la  perfection  des  résultats. 

Au  contraire,  nombre  de  fabrications  se  font  par  des  opérations  si 
multiples  et  si  rapides,  se  poursuivent  en  tant  d'endroits  à  la  fois 
qu'il  est  imposible  à  une  surveillance  de  les  suivre,  et  les  épreuves 
faites  au  moment  de  la  réception,  en  portant  sur  une  faible  fraction 
des  objets  à  recevoir,  ne  permettent  pas  de  prononcer  avec  certi- 
tude sur  la  totalité.  En  ce  cas,  est-ce  l'état,  est-ce  l'industrie  qui  doit 
construire?  L'un  ou  l'autre,  suivant  l'usage  auquel  sont  destinés  les 


LES    MARIKES    DE    GUERRE.  -Ûâl 

objets.  Ne  sont-ils  pas,  dans  la  construction  ou  dans  l'armement,  d'ur^ 
grande  importance,  ni  exposés  à  des  efforts  violens?  Suffit-il  qu'ils 
soient  de  qualité  moyenne  et  pourrait-il  s'en  trouver  parmi  eux  de 
médiocres  sans  compromettre  de  grands  intérêts?  L'économie  est  ici 
plus  importante  que  la  perfection.  Ces  objets  devront  être  demandés 
à  l'industrie.  Doivent-ils,  au  contraire,  résister  à  des  efforts  extraor- 
dinaires, jouent-ils  un  rôle  important  dans  la  solidité  ou  la  valeur  mili- 
taire du  matériel,  peuvent-ils  assurer  ou  compromettre  la  vie  des 
hommes  et  l'honneur  du  pavillon.  Le  prix  importe  moins  que  la  qua- 
lité. Ces  travaux  sont  la  part  naturelle  et  inaliénable  de  l'état. 

Ainsi,  du  moins,  conclut  la  théorie.  Mais  la  théorie,  pour  deve- 
nir complète,  doit  tenir  compte  d'un  fait  capital.  Tout  état  mari- 
time, lors  même  qu'il  ne  construirait  pas  sa  flotte,  a  besoin,  pour 
l'entretenir  et  la  réparer,  d'un  outillage  et  d'un  personnel  perma- 
nens,  calculés  l'un  et  l'autre  sur  les  besoins  des  circonstances 
extrêmes  ;  ils  se  trouvent  en  temps  ordinaire,  au  moins  pour  par- 
tie, inoccupés;  enfin  les  mêmes  instrumens  et  les  mêmes  hommes 
qui  accomplissent  les  réparations  sont  aptes  aux  travaux  neufs.  Or  si 
l'état  les  applique  aux  travaux  neufs  quand  chôment  les  réparations, 
il  use  d'une  force  déjà  payée  par  lui,  et,  comme  la  main-d'œuvre 
et  l'outillage  ne  lui  coûtent  aucune  dépense  nouvelle,  ses  produits 
ne  lui  coûtent  que  le  prix  de  la  matière  employée.  D'où  cette  con- 
séquence :  il  faut,  avant  tout,  occuper  à  la  construction  du  maté- 
riel naval  les  établissemens  nationaux  destinés  à  son  entretien.  Si 
les  ressources  qui  y  sont  préparées  pour  la  flotte  en  service  ne 
suffisent  pas  pour  la  flotte  en  chantier,  il  les  faut  augmenter  de 
manière  à  assurer  l'exécution  des  travaux  qui  appartiennent  par 
leur  nature  à  l'état.  Si  ces  travaux,  au  contraire,  ne  suffisent  pas 
pour  employer  tous  les  moyens  d'action  nécessaires  à  l'entre- 
tien des  vaisseaux,  il  faut  alimenter  l'activité  des  arsenaux,  même 
avec  des  occupations  qui,  par  leur  nature,  conviennent  mieux  à 
l'industrie.  En  ce  cas,  en  effet,  si  chèrement  qu'ils  produisent,  il  y 
a  pour  le  trésor  avantage  à  se  servir  d'eux. 

D'ailleurs,  si  l'on  veut  ménager  les  deniers  publics,  il  ne  suffit 
pas  d'attribuer  aux  usines  nationales  une  tâche  suffisante  pour  occu- 
per leur  force,  il  faut  faire  produire  à  cette  force  tout  ce  qu'elle  est 
capable  de  donner.  On  a  vu  que,  si  l'état  travaille  bien,  il  travaille 
lentement  et  à  haut  prix.  Il  est  superflu  d'insister  sur  l'avantage 
d'une  production  moins  chère;  une  production  plus  rapide  n'est 
pas  de  moindre  importance.  Dans  un  temps  où  le  matériel  naval  se 
modifie  sans  cesse,  l'instrument  de  combat  n'a  qu'une  force  éphé- 
mère et  toujours  menacée  par  des  progrès  toujours  nouveaux.  Plus 
il  y  a  d'intervalle  entre  l'instant  où  le  calcul  le  découvre  et  l'in- 


A 32  RtVUE    DES   DEUX   MONDES. 

stant  où  le  travail  l'achève,  moins  il  lui  reste  d'existence  utile. 
Au  jour  des  batailles,  parmi  les  peuples  rivaux,  ceux-là  seront  les 
plus  forts  qui  sauront  plus  viie  transformer  en  moyen  d'attaque 
et  faire  flotter  sur  les  mers  les  découvertes  les  plus  récentes  de  la 
science. 

Gomment  augmenter  la  puissance  de  l'argent  et  du  temps  dépensés 
dans  les  arsenaux?  On  a  vu  qu'une  certaine  économie  était  possible 
sur  l'emploi  des  matières, mais  il  la  faut  compter  pour  peu  de  chose. 
Le  coût  de  la  main-d'œuvre  pourrait  être  beaucoup  plus  abaissé 
si  l'on  introduisait  dans  les  arsenaux  le  travail  à  la  tâche,  et  il  le 
faudrait  introduire  si  les  arsenaux  étaient  destinés  à  faire  tous  les 
objets  de  matériel  naval.  Mais  si  le  rôle  des  ètablissemens  de  l'état 
est  borné  à  la  production  d'un  matériel  perfectionné,  il  faut  se 
garder  d'introduire  un  système  qui  sacrifie  la  bonté  du  produit  à 
la  rapidité  de  la  confeciion.  On  ne  saurait  donc  réaliser  sur  ce 
second  élément  des  dépenses  de  sérieuses  économies.  Au  contraire, 
les  frais  généraux  peuvent  être  dans  une  large  mesure  développés 
ou  restreints.  Partout  où  le  travail  est  organisé,  certaines  dépenses 
de  personnel  et  de  matériel  sont  nécessaires,  quelle  que  soit  l'acti- 
vité ou  l'inertie  de  la  production,  de  même  que  certaines  quantités 
de  combustibles  sont  nécessaires  pour  alimenter  une  machine  même 
tournant  à  vide.  Ces  frais  sont  réduits  au  minimum  quand  la  force 
industrielle  qu'ils  représentent  est  proportionnée  aux  travaux  à 
accomplir  et  quand  T importance  des  travaux  occupe  constamment 
cette  force. 

Or  le  grand  secret  pour  maintenir  cette  plénitude  d'activité,  c'est 
de  ne  pas  disperser  sur  plusieurs  centres  de  travail  ce  qu'on  peut 
accomplir  dans  un.  Quand  l'outillage  et  le  personnel  moteurs  exis- 
tent, dans  la  limite  de  la  production  à  laquelle  ils  peuvent  satis- 
faire, la  dépense  stérile  est  payée,  toute  dépense  nouvelle  de  ma- 
tière et  de  main-d'œuvre  est  appliquée  directement  aux  travaux  et 
augmente  à  la  fois  la  fécondité  et  l'économie.  Qu'avec  les  mêmes 
ressources  on  veuille  alimenter  plusieurs  ètablissemens,  dans  cha- 
cun il  faudra  immobiliser  sous  forme  de  frais  généraux  une  partie 
de  ce. matériel  et  de  ce  personnel  qui,  dans  la  première  usine, 
auraient  été  consacrés  à  une  besogne  utile  :  les  frais  augmentent, 
les  résultats  s'amoindrissent.  Non -seulement  l'organisation  des 
services  est  d'autant  moins  onéreuse  et  d'autant  plus  efficace 
qu'elle  se  sectionne  en  moins  d'établissemens  ;  mais  il  est  d'ex- 
périence que  le  même  personnel  et  le  même  matériel,  selon  qu'ils 
sont  dispersés  ou  groupés,  rendent  des  services  fort  inégaux. 
Isolés,  ils  sont  tantôt  insuffisans,  tantôt  inactits,  sans  que  l'excès 
existant  sur  un  point  puisse  combler  le  vide  existant  sur  un  autre; 


LES   MARINES   DE   GUERRE.  Â33 

groupés,  ils  se  partagent  mieux  le  travail,  l'activité  est  plus  régu- 
lière, la  fatigue  moindre  :  concentrer,  ce  n'est  pas  additionner  leur 
puissance,  c'est  la  multiplier. 

Cette  concentration  ne  touche  pas  encore  à  son  terme  quand  est 
réduit  au  nécessaire  le  nombre  des  arsenaux  où  se  combine  l'œuvre 
de  construction  et  d'entretien.  Tous,  sans  doute,  doivent  être  capa- 
bles d'assembler,  de  maintenir  en  état  ou  de  remplacer  les  divers 
élémens  du  navire,  de  ses  boulons  à  ses  tôles,  de  ses  machines  à 
ses  canons.  Mais  aucun  intérêt  de  service  n'exige  que  ces  élémens 
divers  soient  produits  dans  les  arsenaux  où  ils  sont  employés,  et 
ici  encore  la  règle  économique  doit  étendre  son  empire.  Les  fabri- 
cations dont  l'état  se  charge  ne  sont  pas  à  entreprendre  dans  toutes 
ses  usines,  mais  chaque  produit  exécuté  par  l'une  sera  transmis 
de  là  aux  points  de  consommation.  Déterminer,  pour  chaque  espèce 
d'objets,  les  quantités  à  construire  et  le  lieu  le  plus  favorable, 
doter  l'endroit  choisi  de  moyens  proportionnés  au  travail  néces- 
saire, n'est  pas  chose  indifférente,  ni  facile;  il  n'y  a  pas  d'objet 
auquel  des  hommes  dignes  du  nom  d'administrateurs  doivent  con- 
sacrer plus  d'études,  et  il  n'est  pas  de  matière  où  ils  puissent 
davantage  servir  l'ordre  et  épargner  les  deniers  publics. 

Tel  est  en  face  de  l'industrie  le  rôle  de  l'état.  Sa  règle  est  de 
demander  à  cette  industrie  ce  dont  il  a  besoin  ;  ainsi  il  la  développe 
et  augmente  sa  propre  force.  N'aspirant  jamais  à  fonder  son  impor- 
tance sur  l'exécution  de  travaux  que  d'autres  peuvent  accomplir, 
résolu  à  ne  pas  faire  au  commerce  une  rivalité  funeste  à  tous,  mais 
à  se  placer  au-dessus  de  lui,  il  se  distingue  moins  par  l'étendue 
que  par  la  puissance  de  son  action  et  se  garde  comme  du  plus  grand 
mal  de  se  disperser.  Se  disperser  n'est  pas  seulement,  à  ses  yeux, 
entreprendre  plus  de  choses  qu'il  n'est  nécessaire,  mais  exécuter 
les  choses  utiles  sur  plus  de  points  qu'il  ne  faudrait.  Pas  plus  qu'il 
ne  fait  concurrence  aux  particuliers,  il  ne  se  fait  concurrence  à  lui- 
même  en  s' outillant  sur  tous  ses  chantiers  pour  les  mêmes  travaux. 
Il  connaît  un  meilleur  usage  de  la  richesse  publique  qui  le  soutient. 
Il  en  use  pour  garder  les  méthodes  de  travail  les  plus  sûres,  acqué- 
rir les  instrumens  les  plus  parfaits,  tenter  les  expériences  devant 
lesquelles  recule  l'initiative  privée,  et  fait  tourner  ainsi  à  l'enseigne- 
ment du  pays  les  dépenses  qu'il  consacre  à  sa  protection. 


Etienne  Lamy. 


TOMB  uv.  —  1882,  28 


EA 


COMPAGNIE  DU   GAZ 


ET     LA 


VILLE   DE  PARIS 


Les  Parisiens  paient  le  gaz  trop  cher  ;  ils  se  sont  aperçus  depuis 
quelques  années  de  ce  désagrément  et  commencent  à  s'en  fâcher.  A 
Paris,  le  mètre  cube  de  gaz  coûte  30  centimes  ;  à  Vienne,  à  Bruxelles, 
à  Amsterdam,  à  Londres,  à  Berlin,  la  même  quamtilé  est  payée  de 
14  à  25  centimes.  Dans  toutes  les  grandes  villes  d'Lurope,  sauf 
Paris,  le  prix  du  gaz  a  baissé  depuis  vingt  ans. 

La  remarque  n'est  pas  flatteuse  et  la  dépense  est  lourde,  car  le 
gaz  figure  aujourd'hui  parmi  les  produits  industriels  de  première 
nécessité.  Il  n'est  plus  de  rue  qui  ne  soit  reliée  par  des  conduites 
souterraines  aux  usines  de  la  compagnie  parisienne,  et  presque  toutes 
les  maisons  possèdent  leur  bnuirhement  et  leur  compteur.  Toute 
industrie  paie  à  la  compagnie  sa  redevance  :  c'est  un  abonnement 
qui  compte  parmi  les  frais  généraux.  Dans  nos  maisons,  le  gaz 
éclaire  les  cours,  les  escaliers,  les  antichambres  et  malheureuse- 
ment quelques  salons.  S'il  était  moins  coûteux,  il  remplacerait  le 
bois  de  chauffage;  on  allume  et  on  éteint  un  poêle  à  gaz  en  tournant 
un  robinet,  et  le  combustible  n'est  ni  lourd  ni  encombrant.  Enfin  le 
gaz  fournirait  partout  la  force  motrice;  les  menuisiers,  les  tailleurs, 
les  ciseleurs,  auraient  chez  eux  la  machine  Otto  ou  la  machine  Lenoir, 
qui  tiennent  peu  de  place  et  sont  faciles  à  diriger  ;  le  travail  en 
chambre,  si  favorable  aux  intérêts  des  familles  ouvrières,  se  dévelop- 


LA   COMPAGNIE   DU   GAZ.  435 

perait.  La  vie  privée,  l'industrie  ont  besoin  du  gaz;  il  joue  aussi  son 
rôle  dans  les  réjouissances.  Sans  guirlandes  et  sans  girandoles  de 
becs  de  gaz,  l'enthousiasme  du  peuple  n'eût  été  vraiment  sincère  ni 
le  lA  juillet  ni  le  15  août.  L'enthousiasme  arrive  généralement  à  son 
comble  quand,  au  lieu  de  brûler  le  gaz,  on  l'emploie  à  gonfler  un 
ballon.  En  ce  cas,  ainsi  que  M.  Marsoulan  l'a  fait  remarquer  au  con- 
seil municipal,  la  compagnie  augmente  ses  prix.  Sous  tous  les 
régimes,  le  gaz  a  embelli  les  réceptions  de  MM.  les  ministres  :  des 
rampes  et  des  chiffres  flamboyans  éblouissent  le  passant  et  illumi- 
nent le  front  de  l'invité.  La  nuit  de  Noël  et  la  nuit  anniversaire  de 
la  prise  de  la  Bastille,  Paris  double  sa  consommation.  La  compagnie 
prépare  des  réserves  pour  ces  deux  nuits,  et  les  actionnaires  célè- 
brent également  ces  deux  solennités.  Alors,  si  le  ciel  est  clair,  la 
luenrd'incendiequi  s'élève  au-dessus  de  Paris  se  voit  de  quinze  lieues 
à  la  ronde.  Les  gazomètres  se  vident  :  ces  cloches  énormes  descen- 
dent lentement  dans  leurs  bassins  remplis  d'eau,  pesant  de  tout  leur 
poids  sur  le  gaz  qu'elles  enferment  et  qu'elles  refoulent  dans  les 
conduites.  Le  torrent  combustible  se  répand  sous  la  ville  et  se  brise 
en  innombrables  rarniHcations.  Il  apporte  dans  chaque  maison,  et  au 
besoin  dans  chaque  chambre,  la  lumière,  la  chaleur  ou  la  force. 

Mais  ces  bienfaits  coûtent  trop  cher.  Nous  consommons  en 
moyenne  de  600,000  à  700,000  mètres  cubes  par  jour.  C'est  beau- 
coup ;  ce  serait  assez  pour  entreprendre  l'éclairage  du  tour  du 
monde  avec  deux  becs  de  gaz  placés  tous  les  100  mètres  et  brûlant 
dix  heures  sur  vingt-quatre.  C'est  six  fois  plus  qu'on  ne  consom- 
mait en  1855,  et  ce  n'est  que  la  moitié,  toute  proportion  gardée, 
de  ce  qu'on  brûle  à  Londres.  Nous  consommons  à  peine  115  mètres 
cubes  par  habitant  et  par  an;  l'habitant  de  Londres  consomme  plus 
de  200  mètres  cubes.  Je  sais  bien  que  les  brouillards  de  la  Tamise 
l'obligent  souvent  à  allumer  en  plein  jour,  et  qu'il  a  plus  grand 
besoin  que  nous  d'éclairage  artificiel;  mais  il  paie  14  centimes  ce 
que  nous  payons  30  centimes,  et  le  bon  marché  l'engage  à  ne  point 
se  priver. 

DL^cid*^s  à  obtenir  un  abaissement  de  prix  devenu  nécessaire,  les 
consommateurs  parisiens  se  sont  plaints  d'abord  aux  fabricans,  puis 
au  conseil  municipal.  La  compagnie  a  été  vivement  attaquée  dans  la 
presse.  On  se  souvient  des  articles  de  mon  honorable  collègue 
M.  Hervé,  dans  le  Soleil-^  c'étaient  de  savans  et  vraiment  irréfu- 
tables plaidoyers  en  faveur  des  abonnés.  Les  fabricans  du  gaz  pari- 
sien ne  manquèrent  pas  de  répondre;  leurs  comptes  prouvent  qu'ils 
n'ont  pas  ménagé  les  frais  de  publicité.  Ils  avaient  deux  bonnes  rai- 
sons de  se  défendre,  même  un  peu  chèrement  :  la  première,  c'est 
qu'ils  sont  très  riches,  et  la  seconde,  c'est  que  les  attaques  les  avaient 
profondément  mortifiés. 


A 36  BETUE   DES    DEUX  MONDES. 


I. 


La  Compagnie  parisienne  d'éclairage  et  de  chauffage  par  le  gaz 
a  pris  l'habitude  de  se  regarder  comme  une  grande  institution 
d'intéiêt  public,  et  elle  mérite,  en  effet,  d'être  traitée  avec  consi- 
dération. Elle  a  géré  d'immenses  capitaux  avec  habileté  et  probité, 
profitant  de  la  belle  situation  qui  lui  est  faite,  mais  ne  cherchant 
jamais  à  l'embellir  par  des  coups  de  bourse.  Elle  a  créé  des  éta- 
blissemens  magnifiques  à  La  Yillette,  à  Vaugirard,  à  Saint-Mandé. 
L'usine  qu'elle  achève  à  Clichy,  entre  la  Seine  et  le  chemin  de 
fer,  a  coûté  20  millions.  En  sortant  de  Paris  par  le  train  de  Ver- 
sailles, on  entendait  encore,  au  printemps  dernier,  le  marteau  des 
chaudronniers  qui  achevaient  de  placer  les  derniers  boulons  des 
gazomètres.  Le  plus  petit  de  ces  gazomètres  est  plus  grand  que  le 
Cirque  d'été.  De  Clichy  à  la  place  du  Théâtre-Français  s'étend  une 
conduite  de  1^,20  de  diamètre  ;  elle  apporte  un  fleuve  de  gaz  au 
centre  de  Paris.  Dans  la  plaine  Saint-Denis  va  s'élever  une  usine 
plus  grande  que  toutes  les  autres  :  les  halles  couvrant  les  fours  à 
cornues,  les  ateliers  d'épuration,  les  divers  magasins,  les  dépôts  de 
coke,  les  gazomètres,  occuperont  près  de  hO  hectares. 

La  compagnie  a  toujours  cherché  le  progrès  et  essayé  les  procé- 
dés nouveaux.  Son  fondateur,  M.  Dubochet,  n'était  pas  seulement 
un  habile  financier,  mais  un  ingénieur,  et  plusieurs  appareils  inven- 
tés par  lui  ont  rendu  de  grands  services  à  l'industrie  qu'il  exerçait. 
Par  exemple,  on  extrait  aujourd'hui  le  gaz  des  cornues  au  moyen 
d'une  pompe  qui  le  refoule  vers  les  appareil?  d'épuration;  il  y  eut  un 
extracteur  Dubochet.  Il  y  a  aussi  des  fours  Dubochet  et  Pauwells. 
Inventeur  lui-même,  M.  Dubochet  encourageait  les  inventions.  Il  fut 
des  premiers  à  essayer  le  four  Siemens  :  les  vapeurs  brûlantes  qui 
montaient  dans  les  cheminées  et  allaient  se  refroidir  dans  les  nuages 
sont  reprises  et  ramenées  au  foyer,  et  ne  s'échappent  plus  qu'après 
avoir  cédé  leur  calorique.  Plus  tard,  M.  Pelouze  et  M.  Audouin, 
le  chimiste  fort  distingué  de  la  compagnie,  proposèrent  un  épura- 
teur  aujourd'hui  employé  partout.  Ils  criblent  le  gaz  à  travers  des 
cribles  de  tôle  percée  de  très  petits  trous  :  cette  simple  opération  le 
débarrasse  de  quantités  considérables  de  goudrons  qui  allaient  salir 
et  quelquefois  boucher  les  conduites.  Enfin,  la  compagnie  n'a  pas 
négligé  l'exploitation  des  sous-produits. 

Ce  mot  de  sous-produits  est  dans  toutes  les  bouches  depuis  qu'on 
se  préoccupe  à  Paris  du  prix  du  gaz.  Un  conseiller  municipal,  quand 
il  a  le  plaisir  de  rencontrer  un  de  ses  électeurs,  peut  être  assuré 
de  s'entendre  dire  :  «  Abaissez -vous  enfin  le  prix  du  gaz?  Avez -vous 
pensé  à  tout  ce  que  la  Compagnie  retire  des  sous-produits!  »  Certes, 


LA    COMPAGNIE   DU    GAZ.  Zi37 

le  conseil  pense  aux  sous-produits  !  Il  sait  maintenant  qu'on  distille 
le  goudron  et  qu'on  sépare  les  huiles  légères  des  huiles  lourdes; 
que  ces  diverses  huiles  fournissent  des  désinfectans  comme  la  ben- 
zine et  l'acide  phénique,  et  des  matières  colorantes  comme  l'ani- 
line; que  le  brai  est  le  résidu  de  la  distillation;  que  l'on  sépare 
VanOwarùnc  du  brai -^  que  l'anthracène  oxydé  devient  Valizarine, 
et  que  cette  substance  est  exactement  le  rouge  garance;  il  sait  que 
la  culture  de  la  garance  est  abandonnée  dans  le  Midi  et  que  les 
fabricans  de  gaz  ont  hérité  de  cette  fortune  perdue  pour  les  culti- 
vateurs provençaux. 

La  Compagnie  parisienne  a  été  des  premières  à  exploiter  ces  di- 
verses sources  de  revenu.  Elle  a  des  fours  à  distiller  le  goudron.  Elle 
a  de  grands  bassins  où  le  brai  s'écoule  lentement  en  masses  épaisses 
semblables  à  de  la  lave.  Elle  emploie  une  partie  du  brai  à  agglomérer 
des  poussières  de  charbon  et  à  fabriquer  ces  briquettes  qui  servent 
à  chaulïï'r  les  locomotives.  Enfin  elle  fait  de  l'anthracène  depuis 
1873,  de  l'aniline  et  de  l'acide  phénique  depuis  près  de  viogt  ans. 

Cette  grande  entreprise  industrielle  a  toujours  eu  l'avantage 
d'intéresser  des  savans.  MM.  Pelouze  père  et  fils  ont  été  les  colla- 
borateurs et  les  amis  de  M.  Dubochet.  L'illustre  physicien  Rfgnault 
venait  sans  cesse  au  laboratoire  de  La  Villette  :  c'est  lui  et  M.  Jean- 
Baptiste  Dumas  qui  ont  rédigé  le  règlement  pour  l'essai  du  gaz,  et 
déterminé  le  degré  de  pureté  et  le  pouvoir  éclairant  que  les  abonnés 
auraient  droit  d'exiger;  M.  Henri  Sainte-Claire  Deville  a  été  jusqu'à 
sa  mort  vice-président  du  conseil  d'administration.  M.  Margueritte, 
le  président  actuel,  a  fait  des  travaux  de  chimie  fort  remarquables. 
Le  directeur,  M.  Camus,  est  un  ingénieur  sorti  du  corps  des  ponts 
et  chaussées.  Profondément  dévoué  à  la  compagnie,  il  lui  a  rendu 
d'immenses  services  :  il  la  défend  aujourd'hui  avec  la  prudence  d'un 
esprit  supérieur  et  avec  la  franchise  d'un  parfait  galant  homme. 
M.  Camus  a  dirigé  la  compagnie  depuis  le  grand  accroissement 
de  ses  affaires.  11  a  construit  un  tiers  des  gazomètres  et  des  fours  à 
cornues  et  posé  des  centaines  de  kilomètres  de  conduites.  On  le  dit 
habile  négociant,  et  il  a  pu  faire  ses  preuves  :  il  a  bon  an,  mal  an, 
7  ou  800,000  tonnes  de  houille  à  acheter  et  20  à  25  millions  d'hec- 
tolitres de  coke  à  vendre,  sans  parler  des  fameux  sous- produits. 
Il  commande  une  armée  de  4  à  5,000  employés  et  ouvriers,  et  il 
a  su  inspirer  à  ses  subordonnés  un  dévoûment  sincore  envers  la 
Compagnie  du  gaz.  Il  y  a  parmi  eux  un  véritable  esprit  de  corps 
et  un  amour-propre  très  estimable.  La  compagnie  a  d'ailleurs  orga- 
nisé très  convenablement  les  secours  et  les  pensions  de  letraite. 

Pendant  la  commune,  personne  ne  manquait  à  son  poste.  Un  jour, 
la  caisse,  contenant  en  ce  moment  près  d'un  million,  fut  saisie. 
M.  Camus  alla  trouver  le  délégué  aux  finances  et  lui  exposa  avec 


Zi38  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

calme  qu'on  ne  faisait  rien  sans  argent  et  qu'en  conséquence,  le  soir 
même,  Paris  ne  serait  pas  éclairé.  Le  million  fut  rendu  avant  la  nuit. 

Si  nous  avons  su  donner  quelque  idée  de  la  grandeur  d'uno 
pareille  entreprise  industrielle,  et  de  la  somme  de  travail  et  d'in- 
telligence dépensée  pour  sa  prospérité,  on  comprendra  mi^ux  l'éton- 
nement  sincère  de  tous  ceux  qui  ont  donné  à  la  compagnie  leur 
travail  ou  leur  argent  devant  les  invectives  de  la  presse  et  du  public. 
Comment,  disent-ils,  pouvez-vous  vous  plaindre?  Nous  avons  bâti 
des  cloches  à  gaz  grandes  comme  des  cathédrales  et  des  fours  magni- 
fiques. Nous  traitons  bien  nos  employés.  Nous  ne  jouons  pas  à  la 
Bourse  et  nos  bénéfices  sont  honnêtes.  Nous  en  donnons  avec 
exactitude  une  part  à  la  ville  de  Paris.  Nous  vendons  le  gaz  un  peu 
cher,  c'est  vrai  :  mais  vous  avez  la  satisfaction  de  savoir  qu'il  est 
fabriqué  d'après  les  procédés  les  plus  nouveaux  et  les  plus  savans. 
Que  faut-il  de  plus,  et  comment  osez-vous  toucher  à  une  si  belle  et 
si  profitable  institution? 

L'abonné  a  des  sentimens  mef^quins  et  persiste  à  penser  que  l'in- 
stitution lui  coûte  trop  cher.  Il  va  porter  ses  plaintes  au  conseil 
municipal.  C'est  ce  qui  arriva  en  1879.  Les  représentans  de  plu- 
sieurs grandes  industries,  et  surtout  le  syndicat  des  tissus,  com- 
mencèrent une  campagne  active  pour  l'abaissement  du  prix  du  gaz. 
Une  société  se  forma,  réunit  un  capital  pour  payer  les  démarches 
et  les  publications,  démarches  et  publications  toutes  destinées  à 
stimuler  le  zèle  des  conseillers  municipaux.  Ceux-ci  ne  connurent 
désormais  plus  de  repos.  Articles  de  journaux  pleins  de  conseils 
amicaux  ou  de  durs  reproches ,  brochures ,  pétitions ,  circulaires, 
visites,  réunions  privées  ou  publiques,  rien  ne  leur  fut  épargné. 
La  société  avait  pris  pour  agent  M.  Serf,  jeune  ingénieur  civil,  très 
entreprenant,  qui  prodigua  aux  membres  du  conseil  ses  renseigne- 
mens,  ses  explications  et  ses  avis. 

11  est  possible  d'ailleurs  que  cette  campagne  n'ait  pas  été  inutile. 
Les  choses  vont  vite  en  France  quand  on  n'a  qu'un  gouvernement 
à  renverser  ;  il  faut  bien  plus  d'efl'orts,  —  et  plus  de  paroles,  —  pour 
obtenir  un  centime  de  réduction  sur  le  prix  du  gaz.  Cependant  l'opi- 
nion publique  paraissait  s'égarer  un  peu  à  la  fois  du  côté  des  abon- 
nés et  des  actionnaires.  Les  actionnaires  poussaient  de  hauts  cris, 
disant  qu'on  voulait  les  dépouiller,  rompre  des  engagemens  sacrés, 
manquer  à  la  parole  donnée.  Les  abonnés  semblaient  croire  que  fa 
ville  allait  fixer  les  conditions  d'un  traité  nouveau.,  que  le  conseil  était 
maître  de  dicter  ses  volontés,  et  que  M.,  le  préfet  de  la  Seine  n'avait 
qu'à  parler  pour  être  obéi.  Ils  se  trompaient  les  uns  et  les  autres. 
Un  traité  existe  :  il  date  du  11  février  1855;  il  est  revêtu  de  la  signa- 
ture de  M.  Dubochet  pour  la  compagnie,  et  de  l'illustre  M.  J.  -B.  Dumas, 
alors  président  du  conseil,  pour  la  ville  de  Paris.  II  engageait  la  ville 


LA   COMPAGNIE    DU    GAZ.  Zl89 

pour  cinquante  ans,  et  il  a  encore  vingt -trois  ans  à  courir.  Ce 
traité,  {>er.sonne  n'a  songé  à  le  violer.  La  ville  de  Paris  ne  veut  et 
ne  peut  rien  retirer  des  engagemens  qu'elle  a  pris.  Et  peu  im- 
porte que  les  paroles  aient  été  données  sous  la  république  ou  sous 
l'empire,  par  des  conseils  élus  ou  par  des  commissions  administra- 
tives. De  tels  précédons  amèneraient  des  contestations  sur  la  moitié 
des  propriétés  de  Paris,  soit  particulières,  soir  même  municipales. 

Au  surplus,  le  conseil  municipal  actuel,  il  faut  le  dire  h  son  hon- 
neur, connaît  trop  bien  les  affaires  de  la  ville  pour  croire,  en  matière 
de  propriété  et  de  contrats,  à  la  possibilité  de  mesures  révolution- 
naires. Cette  assemblée  s'est  fait  une  réputation  de  violence,  surtout 
par  son  intolérance  religieuse  et  son  athéisme  vraiment  fanatique. 
Mais,  lorsque  ni  l'église  ni  la  mairie  de  Paris  ne  sont  en  cause,  le 
conseil  est  prudent,  laborieux,  quelquefois  timide.  Les  discussions 
sont  prolongées,  souvent  intéressantes,  les  ajournemens  sont  fré- 
quens.  La  majorité  se  montre  hésitante  devant  les  vastes  travaux 
que  IVI.  Alphand  voudrait  entreprendre,  et  auxquels  M.  Floquet,  nous 
le  pensons,  aurait  aimé  à  attacher  son  nom.  Les  Parisiens  atten- 
dront sans  doute  quelque  temps  encore  l'achèvement  du  boulevard 
Haussmann,  et  pendant  quelques  étés  ils  pourront  manquer  d'eau. 
Du  moins,  les  finances  de  la  ville,  sagement  administrées,  ne  cour- 
ront pas  d'aventures. 

Un  observateur  spirituel,  qui  connaît  bien  le  conseil  et  l'estime 
beaucoup,  me  disait  un  jour  :  «  Ces  révolutionnaires  sont  plus  bour- 
geois qu'on  ne  pense  :  Haussmann  l'était  moins  qu'eue.  »  Je  puis 
répéter  le  mot,  qui  n'a  rien  de  désobligeant  sous  ma  plume.  11  est 
malaisé  de  devenir  bourgeois  ;  il  est  plus  difficile  de  cesser  de  l'être 
quand  on  l'est  de  naissance;  il  faut  reconnaître  seulement  que,  si 
Molière  revenait  au  monde,  il  écrirait  probablement  :  le  Bourgeois 
sans-rulotte.  Ne  devient  pas  prolétaire  qui  veut. 

Quitte  à  être  appelé  bourgeois ,  le  conseil  municipal  ne  viole 
point  les  traités  et  prétend  respecter  la  parole  donnée,  même  aux 
actionnaires  du  gaz.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  le  traité  ne 
prévoyait  pas  un  abaissement  du  prix  et  si  les  conditions  de  cet 
abaissement  ne  sont  pas  réalisées.  Le  droit  de  la  ville  reconnu, 
l'administraiion  municipale  pourra  soit  en  demander  [strictement 
l'exécution,  soit  transiger  avec  la  compagnie. 

n. 

Suivant  nous,  le  droit  est  fort  clair.  Le  traité  de  1855  imposait 
à  la  compagnie  deux  charges  principales.  La  première  était  de 
fournir  du  gaz  à  la  consommation  parisienne,  quelles  qu'en  pussent 
devenir  les  exigences.  L'insuffisance  de  la  production  amènerait  la 


IlhO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

perte  imméfliate  du  monopole.  La  seconde  consistait  à  donner  une 
part  des  bénéfices  à  la  ville  de  Paris.  Très  habile  négociateur, 
M.  Dubochet  avait  compris  que  les  avantages  faits  à  la  ville  étaient 
autant  de  garanties  pour  la  compagnie.  Il  est  rare  qu'un  associé 
conteste  la  légitimité  des  bénéfices  qu'il  partage;  et  si  sa  conscience 
est  parfois  troublée,  les  nécessités  journalières  et  l'habitude  de  tou- 
cher un  revenu  dont  il  ne  sait  plus  se  passer  la  mettent  à  la  rai- 
son. Les  avantages  accordés  à  la  ville  étaient  considérables.  D'abord 
elle  ne  payait  que  15  centimes  par  mètre  cube  le  gaz  employé  à 
l'éclairage  public  :  non-seulement  celui  qui  alimente  les  réverbères 
de  nos  rues,  mais  tout  le  gaz  consommé  dans  les  édifices  munici- 
paux. Les  propriétés  de  l'état  ne  jouissent  pas  du  même  privilège. 
Ensuite  elle  recevait  un  droit  d'octroi  de  2  centimes  par  mètre  cube 
brûlé  dans  Paris.  Enfin,  elle  devait  prélever  une  part  des  bénéfices.  Ce 
droit  d'octroi,  cette  part  de  bénéfices,  ont  rapporté  à  la  ville  de  Paris 
en  1881,  tout  près  de  20  millions.  Or,  c'est  là  un  revenu  dont  la  ville 
ne  peut  plus  se  passer;  il  est  nécessaire  à  l'équilibre  de  son  budget; 
elle  devrait,  si  elle  y  renonçait,  le  remplacer  par  une  taxe  nouvelle. 
Le  partage  des  bénéfices  s'opère  comme  il  suit  :  on  paie  d'abord 
l'intérêt  et  l'amortissement  des  obligations,  puis  l'amortissement 
des  actions;  puis  on  prélève  12  millions  pour  l'intérêt  des  actions, 
et  on  répartit  le  surplus  entre  les  actionnaires  et  la  ville  de  Paris. 
Le  capital  de  la  compagnie  est  donc  amorti  en  totalité  ;  le  traité  le 
veut  ainsi.  Et  quand  la  concession  expirera,  en  1905,  les  action- 
naires et  obligataires  seront  entièrement  remboursés.  Que  devien- 
dront alors  les  sommes  immobilisées?  A  qui  appartiendront  les  ter- 
rains, le  matériel  et  les  immenses  bâtimens  des  usines?  La  ville 
de  Paris  a  dû  prendre  à  cet  égard  des  précautions  particulières  ;  il 
ne  fallait  pas  qu'il  y  eût  interruption  du  service  à  la  fin  de  la  con- 
cession, il  ne  fallait  pas  non  plus  que  la  compagnie,  faute  de 
s'entendre  avec  ses  successeurs,  eût  le  droit  de  fouiller  toutes 
les  rues  pour  y  déterrer  ses  conduites.  La  ville  s'est  réservé  la 
propriété  entière  de  la  canalisation  telle  qu'elle  existera  en  1905. 
Quant  au  reste,  terrains,  constructions  et  outillage  seront  autant 
de  bénéfices  nets,  puisque  le  capital  aura  été  remboursé.  Ce  seront 
des  bénéfices  dont  la  répartition  aura  été  ajournée.  Chaque  année, 
en  retenant  la  prime  d'amortissement  de  la  totalité  du  capital,  on 
met,  en  réalité,  de  côté  une  certaine  somme  qui  se  retrouvera  à  la 
fin  de  la  concession.  Que  vaudra  cette  somme?  Il  est  assez  difficile 
de  le  dire.  La  compagnie,  dans  ses  rapports  aux  actionnaires,  estime 
à  environ  80  centimes  le  capital  immobilisé  pour  fournir  par  an 
un  mètre  cube  de  gaz.  A  ce  taux,  et  d'après  la  consommation  de 
l'année  dernière,  ses  immeubles  et  son  matériel  vaudraient  aujour- 
d'hui près  de  2Zi0  millions  de  francs.  Encore  les  actionnaires  ont- 


LA    COMPAGNIE    DU    GAZ.  /|Z|1 

ils  pour  eux  les  chances  de  plus-value  des  terrains,  chances  qui 
les  ont  bien  servis  jusqu'à  présent  et  qui,  à  Paris,  sont  à  peu  près 
certaines.  Les  suppositions  les  plus  modérées  portent  à  croire  qu'en 
1905,  leurs  propriétés  vaudront  de  4  à  500  millions,  et,  je  le  répète. 
tout  l'argent  qu'ils  auront  versé  leur  aura  été  rendu. 

Il  est  utile,  quand  on  traite  du  revenu  des  actions  du  gaz,  de  ne 
pas  oublier  ce  léger  bénéfice.  Il  y  a  là  une  fortune  mise  en  réserve, 
et  si  la  compagnie  continue  l'exploitation,  en  1905  cette  fortune 
sera  avantageusement  placée.  Ce  bénéfice,  comme  tous  les  autres, 
est  soumis  au  partage  avec  la  ville  de  Paris.  La  ville,  en  1905,  sera 
propriétaire  de  la  moitié  des  immeubles  et  du  matériel,  outre  la 
totalité  de  la  canalisation. 

Ces  conditions  ne  sont  nullement  dures,  vu  les  prix  que  paient 
les  abonnés.  La  Compagnie  du  gaz  de  Bordeaux,  qui  est  très  floris- 
sante, a  accepté  de  vendre  le  gaz  22  centimes  aux  particuliers  et 
5  centimes  à  la  ville,  et,  en  fin  de  concession,  elle  abandonnera  à 
la  ville  de  Bordeaux  la  totalité  de  ses  immeubles  et  de  son  maté- 
riel. Elle  amortit  tout  son  capital,  comme  fait  la  compagnie  pari- 
sienne, mais  elle  touche  chaque  année  tout  son  bénéfice,  et  elle  ne 
trouvera  point,  en  réglant  ses  derniers  comptes,  un  énorme  divi- 
dende réservé  pour  la  fin. 

Le  traité  de  1855  garantit  à  la  Compagnie  parisienne  un  mono- 
pole :  non  pas  le  monopole  de  l'éclairage,  la  ville  s'est  réservé 
toute  liberté  vis-à-vis  des  inventeurs  ;  elle  a  pu,  par  exemple,  con- 
céder l'avenue  de  l'Opéra  à  M.  Jablochkof  et  pourra  adopter  tout 
moyen  d'éclairage  autre  que  le  gaz.  La  compagnie  n'a  même  pas 
le  droit  d'empêcher  que  d'autres  industriels  fabriquent  du  gaz. Elle 
a  dû  faire  des  marchés  spéciaux  avec  les  administnUions  des  che- 
mins de  fer,  qui  menaçaient  de  se  passer  d'elle  et  de  monter  sur 
leurs  terrains  des  fours  à  distiller.  Elle  ne  peut  pas  empêcher  le 
commerce  du  gaz  portatif.  Mais  elle  a  seule  le  droit  de  poser  sous 
les  rues  des  conduites  pour  la  distribution  du  gaz  extrait  de  la 
houille.  Elle  est  seule  locataire  du  sous-sol  des  rues  de  Paris,  et,  en 
dehors  de  ses  diverses  redevances,  elle  paie  de  ce  chef  à  la  ville  un 
loyer  de  200,000  francs. 

Ce  monopole  n'engage  donc  pas  entièrement  l'avenir  et  laisse  à 
l'administration  municipale  une  certaine  liberté.  La  lumière  élec- 
trique pourra  devenir  pour  le  gaz  une  rivale  dangereuse,  et  rien 
n'empêchera  la  ville  de  Paris  de  l'adopter.  Il  est  plus  probable  que 
les  deux  systèmes  seront  employés  simultanément.  La  cité  de  Lon- 
dres est  éclairée  par  l'électricité,  et  jamais  on  n'y  a  brûlé  plus  de  gaz. 
Il  paraît  que  la  consommation  a  été  énorme  à  l'avenue  de  l'Opéra 
tandis  que  les  candélabres  Jablochkof  illuminaient  le  trottoir  :  les 


442  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nét;ocians  allumaient  tous  les  becs  et  ouvraient  le  robinet  du  comp- 
teur; sans  cela,  leurs  boutiques  auraient  eu  l'air  de  sombres 
cavernes.  Les  fabricans  de  gaz,  qui  vendent  un  produit  d'un  usage 
si  commode,  qui  possèdent  un  outillage  tout  prêt  et  qui  peuvent  si 
facilement  baisser  leurs  prix,  n'ont  point  à  s'inquiéier.  L'eleclri- 
cité  ne  les  ruinera  pas  plus  qu'ils  n'ont  ruiné  les  marchands  d'huile. 
En  tout  cas,  la  ville  n'est  point  chargée  de  leurs  intérêts,  et  la 
ville  a  sageraent  réservé  sa  liberté  pour  le  cas  où  «ne  invention 
imprévue  viendrait  bouleverser  l'industrie  de  l'éclairage. 

On  voit  que  le  monopole  est  assez  restreint,  et,  quoique  le  sys- 
tème soit  généralement  mauvais,  il  faut  bien  convenir  qu'une 
pareille  industrie  ne  peut  pas  se  passer  de  monopole.  Iniagine-t-on 
plusieurs  sociétés  rivales  ayant  le  droit  d'enlever  les  paves  et  de 
creuser  des  tranchées  pour  poser  ou  réparer  leurs  conduites?  Les 
rues  de  Paris  seraient  constamment  barrées.  Il  faut  choisir  entre 
deux  systèmes  :  la  concession  d'un  monopole  ou  la  régie  munici- 
pale, qui  est  un  vrai  monopole. 

La  régie  municipale  a  de  très  chauds  partisans.  Elle  est  adoptée 
dans  un  certain  nombre  de  grandes  villes  anglaises,  à  Manchester, 
par  exemple,  dans  la  plupart  des  villes  de  Hollande  et  dans  quel- 
ques villes  de  Belgique.  Bruxelles  a  une  régie  :  l'usine  munici- 
pale, construite  il  y  a  quelques  années  à  Laecken,  fouinit  par  an 
20  millions  de  mètres  cubes  vendus  20  centimes  le  mètre.  Les 
échevins  et  les  conseillers  communaux  sont  les  adminii^trateurs. 
J'ai  eu  l'honneur  d'entretenir  quelques-uns  de  ces  magistrats,  M.  le 
bourgmestre  Buis,  M.  i'èchevin  Walravens,  M.  le  conseiller  Richald, 
qui  ont  particulièrement  étudié  la  question  du  gaz  et  sont  très  satis- 
faits du  système  de  la  régie.  Sans  trop  m'arrèter  aux  salles  de  leur 
splendide  hôtel  de  ville,  aux  plafonds  de  vieille  boiserie,  aux  murailles 
revêtues  d'inestimables  tapisseries  flamandes,  j'ai  ôié  visiter  les 
cornues  municipales  et  les  gazomètres  publics,  qui  inspirent  une 
autre  sorte  d'admiration.  La  régie  donne  à  la  ville  la  totalité  des 
bénéfices  :  c'est  le  grand  argument  des  défenseurs  de  ce  système. 
Cet  argument  pourrait  s'appliquer  à  toutes  les  industries  et  à  toutes 
les  entreprises,  et  cependant  les  municipalités  se  trouvent  généra- 
lement bien  de  concéder  leurs  travaux  à  des  entrepreneurs.  Le 
service  que  rend  l'entrepreneur  est  quelquefois  chèrement  rétribué: 
cependant  il  n'est  pas  prouvé  qu'on  ait  avantage  à  se  passer  de 
lui.  L'état  ou  la  commune  ne  fabriquent  pas  à  bon  compte.  Ils  ne 
peuvent  pas  chercher  les  petites  économies,  saisir  les  petits  pro- 
grès, négocier  les  marchés  avec  l'âpreté  d'un  entrepreneur.  La 
ville  de  Bruxelles  elle-même  n'a  pas  pu  songer  à  distiller  ^es  gou- 
drons et  à  se  lancer  dans  ia  iabricution  compliquée  des  suus-pro- 


LA    COMPAGNIE    DU    GAZ.  AAS 

duits.  Comment  la  ville  de  Paris  pourrait-elle  débattre  des  marchés 
d'un  million  de  tonnes  de  houilles  et  se  faire  ensuite  marchande  de 
coke  à  l'hectolitre?  Je  ne  me  représente  pas  M.  Camus,  fonction- 
naire de  la  ville,  rendant  ses  comptes  au  conseil  municipal,  publiant 
ses  marchés  de  houille,  expliquant  la  nécessité  de  muinteoii-  élevé 
le  cours  du  coke  lorsque  les  magasins  en  sont  encombrés,  enfm 
donnant  des  détails  sur  les  fabrications  accessoires  du  brai,  des 
briquettes,  de  l'anthracène,  de  l'aniline.  Un  commerce  si  vaste  et  si 
compliqué  ne  peut  pas  se  conduire  administrativement. 

La  concession  d'un  monopole  aux  fabricans  de  gaz  paraît  donc 
nécessaire,  mais  elle  ne  doit  pas  s'accorder  sans  garantie.  L'indus- 
triel qui  jouit  d'un  monopole  doit  s'attendre  à  voir  ses  tarifs  arrê- 
tés et  revisés,  ses  comptes  vérifiés  par  l'autorité  qui  le  lui  assure. 
Le  maximum  ne  peut  être  imposé  que  par  mesure  révolutionnaire 
au  négociant  libre,  que  la  concurrence  de  ses  voisins  oblige  à  limi- 
ter ses  bénéfices.  Mais,  quand  il  y  a  monopole,  le  maximum  est 
parfaitement  légitime.  Le  traité  de  1855  fixe  à  30  centimes  le  prix 
de  vente  ;  c'était  alors  un  prix  assez  modéré  :  on  avait  pa\é  35  et 
40  centimes  aux  trois  ou  quatre  compagnies  qui  exploitaient  aupa- 
ravant la  capitale.  Les  rédacteurs  du  traité  firent  plus  :  ils  com- 
prirent que  1  industrie  du  gaz  était  alors  presque  à  ses  débuts  et 
qu'on  pouvait  s'attendre  à  des  progrès  :  ils  voulurent  que  la  popu- 
lation pût  en  profiter.  Et  ils  stipulèrent  que,  si  le  progrès  de  la 
fabrication  faisait  diminuer  le  prix  de  revient  du  gaz,  l'administra- 
tion aurait  à  décider  dans  quelle  proportion  cette  diminution  devait 
profiter  au  public.  Une  commission  de  savans  désignés  par  M.  le 
ministre  de  l'intérieur  devait  donner  son  avis,  soit  pour  introduire 
des  perfection uemens,  soit  pour  déterminer  les  avantages  qui  pou- 
vaient résulter  de  perfectionnemens  déjà  adoptés.  Ces  savans 
seraient  ainsi,  ou  des  initiateurs  ou  des  experts.  Tel  est  le  sens  de 
l'article  11  du  traité  de  1855.  En  1870,  certaines  modifications  fu- 
rent adoptées.  L'article  11,  intégralement  recopié,  devint  l'article  AS. 

En  i879,  le  conseil  municipal,  sur  la  proposition  de  M.  Ernest 
Hamel,  demanda  pour  la  première  fois  la  réunion  de  la  commission 
scientihque.  Feu  de  temps  après,  une  commission  municipale  était 
nommée  pour  étudier  un  arrangement  offert  par  la  Compagnie  du 
gaz.  Le  conseil,  on  le  voit,  songeait  à  la  fois  à  l'application  stricte 
de  son  droit  et  à  une  transaction. 

La  commission  scientifique  fut  choisie  par  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  Constans.  Des  chimistes  distingués  en  firent  partie; 
c'étaient  M.  Dehray,  M.  Aimé  Girard,  directeur  du  laboratoire  de 
la  préfecture  de  police,  M.  Troost,  aujourd'hui  administrateur  de 
la  Compagnie  du  gaz,  et  quelques  autres.  M.  Berthelot  donna  sa 
démission  après  la  première  séance.  Cette  commission  formula  des 


Zi/i/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES i 

concln^iions  1res  peu  favorables  à  la  ville  et  aux  abonnés,  et  soutint 
que  l'ariicle  II  ne  donnait  aucun  droit  d'exiger  un  abaissement  de 
prix.  On  verra  plus  loin  comment  elle  avait  compris  sa  mission. 

La  commission  municipale,  composée  des  conseillers  les  plus 
experts  en  matière  financière,  tels  que  MM.  Jacques,  de  Heredia, 
Germer-Baillière,  fut  sans  doute  un  peu  découragée  de  ce  résultat. 
Elle  abandonna  la  question  de  droit  et  la  question  technique,  et  ne 
chercha  en  somme  qu'un  moyen  de  donner  satisfaction  aux  abonnés 
sans  rien  prendre  aux  actionnaires.  Ce  moyen  était  fort  simple,  la 
compagnie  elle-même  l'avait  suggéré  :  c'était  la  prolongation  du  traité. 

Amortir  la  totalité  du  capital,  c'est  constituer  en  bénéfice  tout  le 
matériel  et  les  immeubles.  Ce  système  de  comptabilité  promet  un 
beau  dividende  lors  de  la  fin  de  l'exploitation  ;  mais  en  assurant  un 
bel  avenir,  il  grève  le  présent  d'une  lourde  charge.  Cette  charge 
s'accroît  sans  cesse,  car  la  consommation  augmente  tous  les  ans  de 
20  millions  de  mètres  cubes.  Elle  aura  doublé  avant  vingt  ans,  et 
il  aura  fallu  doubler  les  usines,  car  les  fabricans  se  sont  engagés  à 
fournir  à  la  consommation  quelle  qu'elle  soit.  Dans  les  dernières 
années,  la  prime  d'amortissement  enlèvera  une  part  considérable 
des  ])éi)éfices.  La  dépense  diminuerait,  si  l'amortissement  était  réparti 
sur  un  plus  grand  nombre  d'années. 

La  compagnie  demandait  quarante  ans  à  partir  de  1905.  Elle 
accordait  en  échange  une  réduction  immédiate  de  2  centimes.  Le 
total  des  bénéfices,  35  millions  environ,  ne  devait  pas  baisser  sen- 
siblement, puisqu'on  avait  moins  à  donner  à  l'amortissement;  s'il 
baissait,  ce  devait  être  aux  dépens  de  la  ville,  qui  verrait  diminuer 
sa  part  et  garantirait  celle  des  actionnaires.  Enfin,  quand  les  35  mil- 
lions seraient  dépassés,  ce  qui  devait  arriver  prochainement,  grâce 
"au  progrès  de  la  consommation  du  gaz,  on  devait  procéder  à  de 
graduelles  réductions  de  prix,  en  abandonnant  aux  abonnés  la  moi- 
tié du  surplus  des  bénéfices. 

Tels  lurent  les  principes  du  projet  qui  fut  adopté  par  la  commis- 
sion et  présenté  au  conseil  par  le  rapport  de  M.  Martial  Bernard. 
On  voit  qu'il  n'était  plus  question  du  droit  de  la  ville  à  exiger  une 
réduction,  que  la  réduction  devait  s'opérer  sans  rien  coûter  aux 
actionnaires,  et  qu'ils  allaient  jusqu'à  exiger  des  garanties. 

La  discussion  eut  lieu  à  la  fin  de  1880,  et,  malgré  un  fort  beau 
discours  de  M.  Alphand,  le  projet  fut  ajourné.  Les  pouvoirs  des 
conseillers  allaient  expirer,  et  ils  voulaient,  avant  de  rien  terminer, 
conférer  avec  leurs  électeurs. 

L'opinion  des  électeurs  n'était  pas  douteuse.  La  campagne  fut 
dirigée  dans  presque  tous  les  quartiers  contre  deux  institutions  qui 
n'avaient  entre  elles  aucune  ressemblance  :  l'enseignement  chrétien 
et  la  Compagnie  du  gaz.  Listruction  laïque  et  éclairage  à  bon  mar- 


LA    COMPAGNIE    DU    GAZ.  hkb 

ché,  tel  était  le  cri  de  ralliement,  et  pendant  huit  jours  les  deux 
ennemis  des  masses  radicales  furent  saint  Vincent  de  Paul  et  feu 
M.  Dubochet,  qui  n'avait  jamais  dû  s'attendre  à  pareil  honneur. 

Presque  tous  les  membres  de  l'ancien  conseil  furent  réélus.  Ils 
revinrent  animés  des  mêmes  sentimens  et  liés  par  des  engagemens 
nouveaux.  Ils  avaient  promis  de  chasser  les  derniers  religieux 
enseignans,  ce  qui  était  peu  équitable,  mais  très  facile,  et  d'abais- 
ser le  prix  du  gaz  de  5,  de  10  ou  de  15  centimes,  suivant  les  quar- 
tiers :  tâche  plus  méritoire,  mais  beaucoup  moins  commode,  sur- 
tout pour  ceux  qui  avaient  déclaré  une  guerre  sans  merci  au 
monopole  et  juré  de  ne  le  proroger  à  aucun  prix. 

Les  élections  amenèrent  cependant  quelques  changemens.  M.  Mar- 
tial Bernard  fut  rendu  responsable  du  projet  auquel  son  nom  était 
attaché,  et  ne  reparut  point  au  conseil.  Le  petit  groupe  conser- 
vateur gagna  trois  sièges.  Les  conservateurs  venaient  au  conseil 
avec  la  irès  ferme  résolution  de  protester  sans  relâche  contre  toute 
mesure  blessant  leurs  consciences,  mais  ils  avaient  également  résolu 
de  ne  point  borner  leur  rôle  à  protester.  Ils  voulaient  prendre  une 
part  active  aux  travaux  et  aux  affaires,  et  il  est  juste  de  reconnaître 
que  jamais  la  majorité  ne  leur  a  refusé  ni  l'entrée  d'aucune  com- 
mission, ni  l'honneur  de  présenter  des  rapports  importans.  Cette 
courtoisie  envers  la  minorité  devrait  servir  d'exemple  à  d'autres 
assemblées,  où  elle  n'est  point  en  usage. 

A  la  commission  de  la  voirie,  on  reprit  l'étude  des  traités.  On 
s'aperçut  d'abord  que  la  commission  scientifique  était  sortie  de  son 
rôle  en  se  mêlant  de  les  interpréter.  Les  chimistes  de  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  s'étaient  faits  jurisconsultes.  Le  traité  ayant  été  renou- 
velé en  1870,  ils  avaient  décidé  que  l'examen  des  progrès  ne  devait 
pas  remonter  au-delà;  ils  refusaient  le  nom  de  procédés  nouveaux 
aux  perfectionnemens,  aux  tours  de  main  (c'est  l'expression  du 
rapport)  qui  ont  assuré  de  si  beaux  profits  aux  fabricans  de  gaz. 
On  pourrait,  disait  la  commission,  tirer  le  gaz  de  la  tourbe  ou  des 
huiles  minérales,  on  l'a  essayé  ;  ce  seraient  là  des  procédés  nou- 
veaux. Mais  on  se  contente  de  distiller  la  houille  :  vieux  procédé. 
Entin,  il  ne  fallait  pas  s'occuper  des  sous-produits:  c'était  une 
industrie  annexe,  étrangère  à  l'industrie  du  gaz,  dont  les  progrès 
étaient  seuls  visés  par  le  traité.  Cette  commission  de  savans  tran- 
chait des  questions  de  droit,  et  donnait  une  consultation  au  lieu  de 
faire  une  expertise. 

Il  était  d'ailleurs  aisé  de  répondre.  Les  mo^lifications  introduites  en 
1870  dans  le  traité  ne  touchant  en  rien  l'article  qui  traite  de  l'abais- 
sement éventuel  du  prix,  cette  disposition  reste  donc  datée  de  1 855  ; 
elle  est  simplement  recopiée  en  1870.  L'interprétation  du  mot  pro- 
cédé nouveau  est  trop  étroite  :  à  ce  compte,  depuis  Papin  et  sa 


hhô  R£VDE   DES   DEUX   MONDES. 

marmite,  il  n'y  aurait  pas  eu,  dans  l'emploi  de  la  vapeur,  de  procédé 
nouveau  :  car  on  fait  toujours  bouillir  de  l'eau  dans  une  chaudière. 
Au  surplus,  la  compagnie  n'ayant  pas  le  droit,  de  par  le  traité  de 
distiller  autre  chose  que  de  la  houille,  il  faut  bien  q  le  l'article  Zi8 
ait  visé  les  progrès  à  survenir  dans  l'art  de  distiller  la  houille.  Si  le 
gaz  était  tiré  d'une  autre  matière  preniière,  il  ne  s'agirait  plus  d'ap- 
pliquer l'article  liS,  mais  bien  de  résilier  le  traité  pour  inexécution 
des  conditions.  Et  enfin,  pour  estimer  le  prix  de  revient  du  gaz,  on  a 
toujours  décompté  la  valeur  dessous-produits  :  coke,  goudron,  eaux 
ammoniacales.  Les  progrès  scientifiques  qui  augmentent  la  valeur  de 
ces  sous-produits  diminuent  réellement  le  prix  de  revient  du  gaz.  Et 
l'article  AS  s'applique  à  tous  les  progrès  qui  pourront  avoir  ce  résultat. 

La  commission  de  la  voirie  voulut  connaître  exactement  les  faits 
et  ne  recula  pas  devant  un  examen  technique.  On  lui  fit  voir  l'usine 
de  Clichy;  elle  fut  reçue  avec  une  courtoisie  par  aite  et  entendit 
d'intéressantes  explications.  On  prenait  même  soin  de  la  garantir 
contre  une  admiration  banale  et  intempestive.  Les  visiteurs  d'un 
établissement  industriel  ont  l'habitude  bienveillaute  de  se  récrier 
devant  tout  ce  qu'on  leur  montre.  «  Quelle  merveille  que  l'appareil 
Siemens!  disaient  les  conseillers.  Il  n'y  a  plus  de  force  perdue.  Voilà 
le  vrai  progrès  de  la  science.  Combien  est  ingénieux  et  simple 
le  crible  de  iMM.  Peloaze  et  Audouin!  »  —  Les  ingénieurs  répon- 
daient :  «  Le  four  Siemens  est  bien  cher  à  installer.  Le  revenu  du 
capital  engagé  équivaut  presque  à  l'économie  de  combusiible.  Sans 
doute  l'appareil  Pelouze  est  ingénieux  :  il  y  a  là  un  progrès  véri- 
table, qui  nous  vaut  bien  un  demi-centième  de  centime  par  mètre 
cube.  »  En  somme,  rien  de  nouveau,  rien  d'utile.  Depuis  vingt  ans, 
les  savans  occupés  de  la  fabrication  du  gaz  n'ont  trouvé  que  des 
perfectionnemens  in^^ignifians,  des  tours  de  main. 

Il  était  pourtant  difiicile  de  croire  qu'une  industrie  dirigée  par  des 
gens  de  tant  de  mériie  n'eût  été  améliorée  en  rien  depuis  ses  dé- 
buts. Involontairement  on  se  demande  si  l'article  A8  n'a  pas  eu  pour 
effet  imprévu  d'inspirer  de  la  modesiie  à  deux  générations  de  savans. 
En  186^,  M.  Payen  écrivait  ici  même  que  plus  de  six  cents  brevets 
avaient  été  pris  touchant  l'itidusirie  du  gaz.  Six  cents  brevets  ne 
supposent  pas  autant  d'inventions,  mais  il  n'est  pas  probable  que 
tant  de  chercheurs  se  soient  toujours  trompés.  Et  combit^n  d'amé- 
liorations n'ont  pas  été  brevetées  !  Que  de  fois  un  ingénieur  ou 
un  contre-maître,  à  force  d'observations  patientes,  a  fait  une  heu- 
reuse trouvaille,  et  n'a  pas  voulu  d'autre  récompense  que  l'appro- 
bation de  ses  chefs  et  le  plaisir  d'avoir  contriimé  au  bien  du  ser- 
vice !  L'esprit  de  corps  et  l'émulation  fournissent  de  fréquens 
exemples  d'un  tel  désintéressement. 

La  vérité  est  que  les  inventions  qui  ont  fait  progresser  l'industrie 


LA    COMPAGNIE   DU   GAZ.  447 

du  gaz  n'étaient  pas  de  ces  grandes  découvertes  qui  frappent  le 
monde  d'étoiiiiement.  Elles  n'en  ont  pas  moins  donné  des  résultats 
considérables.  Un  livre  sur  l'industrie  du  gaz  se  diviserait  en  trois 
chapitres  :  1"  la  distillation  ;  2°  l'épuration  ;  3°  le  magasin  et  la  distri- 
bution. Pour  distiller,  on  enferme  la  houille  dans  de  grands  tubes 
ellij)tiques  en  terre  rétVactaire  ;  il  y  en  a  maintenant  six  et  même,  huit 
pai'  four,  et  on  chaulfe  jusqu'à  1 ,100  degrés.  Le  résidu  est  le  coke, 
dont  un  quart  environ  est  gardé  pour  le  chauffage.  Le  gaz  qui  se 
dégage  se  refroidit  en  traversant  divers  appareils  et  se  débarrasse  du 
goudron.  Il  subit  ensuite  l'éimraiioa  chimique  eu  traversant  un 
mélange  de  chaux  et  d'nydrate  de  peroxyde  de  fer.  Enfin  il  s'em- 
magasme  dans  les  gazomètres  et,  suivant  les  besoin  de  la  consom- 
mation, s'écoule  par  les  conduites. 

Dans  toutes  les  parties  de  cette  fabrication,  des  progrès  sont  sur- 
venus. On  a  changé  la  forme  et  augmenté  le  nombre  des  cornues, 
de  façon  à  multiplier  la  surface  de  chauiïe.  On  a  élevé  la  tempéra- 
ture des  fours  et,  par  suite,  le  rendement  de  la  houille  ;  le  rende- 
ment moyen  de  la  tonne  de  houille  est  aujourd  hui  de  300  mètres 
cubes  de  griz  ;  il  était,  il  y  a  vingt  ans,  de  250  mètres  cubes.  En  même 
temps,  les  fours  perfectionnés  exigent  moins  de  combustible  :  on 
brûle  le  quart  du  coke  labriqué  au  lieu  du  tiers.  L'épuration  par  le 
peroxyde  de  fer,  le  criblage,  constituent  des  procédés  nouveaux. 
Enfin,  il  y  a  vingt  ans,  un  fabricant  de  gaz  estimait  à  15  pour  100 
la  quantité  perdue  par  les  fuites  ;  il  ne  doit  perdre  aujourd  hui,  si 
le  travail  est  bien  mené,  que  7  pour  100.  Cette  différence  est  due 
surtout  à  de  nouveaux  systèmes  de  joints. 

L'an  passé,  visitant  à  l'étranger  une  usine  à  gaz  en  compagnie  de 
son  très  aimable  et  très  intelligent  directeur,  je  le  priais  de  m'in- 
diquer  spécialement  ce  qu'il  y  avait  de  nouveau  dans  la  fabrication  : 
«  Si  vous  remontez  à  vingt  ans,  dit-il,  tout  est  nouveau.  » 

Munie  de  renseignemens  techniques,  la  commission  présenta  son 
rapport.  Les  conclusions  invitaient  M.  le  préfet  à  réclamer  de  la  com- 
pagnie l'abaissemeut  de  prix  prévu  par  le  traité  et  à  l'exiger  par 
les  voies  de  droit  si  les  négociations  amiables  n'aboutissaient  pas. 
M.  Narcisse  Leven,  examinant  la  question  au  point  de  vue  de  la 
procédure,  fit  remarquer  que  le  traité  donnait  à  M.  le  préfet  de  la 
Seine,  d'accord  avec  le  conseil  municipal,  le  droit  d'abaisser  par  un 
arrêté  le  prix  de  vente  du  gaz  lorstju'il  serait  dûment  établi  que  les 
progrès  de  la  fabrication  auraient  fait  baisser  le  prix  de  revient. 

M.  Charles  Floquet  venait  alors  de  s'installer  aux  Tuileries,  et 
il  avait  certainement  la  très  louable  aml>iiioji  de  signaler  son  admi- 
nistration autrement  qu'en  chassant  des  religieuses.  Ce  n'est  pas 
qu'il  eût  rermncé  à  ce  genre  de  gloire,  mais  il  ne  s'en  contentait 
pas.  Au  surplus,  son  prédécesseur,  qui  laïcisa  jusque  sur  son  Ut  de 


448  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mort,  lui  avait  laissé  peu  à  faire  ;  il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  occu- 
per l'activité  de  M.  Floquet.  Peut-être  eût-il  réalisé  de  grands  pro- 
jets et  achevé  de  grands  travaux,  avec  le  concours  si  précieux  de 
M.  Alphand.  Souvent,  dans  les  discussions  d'affaires,  le  conseil  avait  la 
bonne  fortune  de  les  entendre  l'un  après  l'autre.  M.  Floquet  parle  en 
avocat  de  talent  ;  il  indique  à  grands  traits  les  résultats  généraux 
d'une  entreprise  plutôt  que  les  détails  d'exécution  ;  il  ne  craint  pas 
d'élever  le  ton  et  il  sait  trouver,  à  propos  du  percement  d'une  rue  ou 
de  la  création  d'un  égout,  de  véritables  mouvemens  oratoires.  M.  le 
directeur  des  travaux  ne  possède  ni  l'ampleur  de  ses  gestes  ni  la 
richesse  de  ses  périodes  ;  mais  rien  n'égale  la  clarté  et  l'intérêt  des 
explications  qu'il  est  sans  cesse  appelé  à  fournir  :  c'est  un  orateur 
d'alîaires  consommé.  M.  Alphand  a  passé  la  soixantaine  sans  rien 
perdre  de  l'ardeur  d'un  jeune  homme;  il  a  toujours  vécu  au  milieu 
d'hommes  politiques  sans  se  mêler  à  leurs  luttes  et  probablement 
sans  partager  leurs  passions.  Il  n'a  qu'une  ambition  :  embellir  Paris. 
11  a  exclusivement  consacré  à  ce  grand  travail  une  intelligence,  une 
activité,  une  persévérance  merveilleuses.  Sa  parole  devient  nerveuse 
et  trahit  de  l'impatience  dans  les  fréquentes  occasions  où  la  timidité 
du  conseil  entrave  ses  projets  et  marchande  quelques  millions  aux 
embellissemens  de  Paris.  M.  Alphand  a  poursuivi  son  œuvre  à  travers 
quelques  révolutions  et  sous  une  série  presque  innombrable  de  préfets 
et  de  ministres.  Il  n'a  pu  prendre  de  repos  que  pendant  la  commune, 
ce  gouvernement  ne  s'étant  jamais  occupé  d'embellir  la  capitale. 

M.  le  préfet  et  M.  Alphand  entamèrent  avec  la  compagnie  des 
négociations  nouvelles.  En  même  temps,  M.  Floquet  soumettait  aux 
avocats  de  la  ville  l'interprétation  de  l'article  A8.  Ces  jurisconsultes 
furent  tout  à  fait  d'accord  avec  la  commission  de  la  voirie.  Ils 
reconnurent  que  les  rédacteurs  du  traité ,  prévoyant  des  progrès 
dans  l'art  de  distiller  la  houille  et  d'en  employer  les  résidus,  avaient 
voulu  maintenir  certaine  proportion  entre  le  prix  de  vente  et  le 
prix  de  revient  du  gaz,  et  que  le  préfet,  sur  l'avis  du  conseil  muni- 
cipal, avait  le  droit  d'ordonner  par  arrêté  la  diminution.  Ils  admi- 
rent même  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  consulter  la  commission 
scientifique.  Cependant  les  avocats  de  la  ville  ne  pouvaient  pas  refu- 
ser à  la  compagnie  tout  recours  contre  un  arrêté  préfectoral.  Le 
droit  à  l'abaissement  est  incontestable;  mais  sur  le  quantum  de 
l'abaissement,  les  opinions  peuvent  varier.  Si  donc  la  compagnie  se 
croyait  lésée,  on  lui  laissait  la  ressource  de  se  pourvoir  devant  le 
conseil  de  préfecture,  et  la  ville  de  Paris  pouvait  se  voir  condamnée 
à  lui  payer  des  dommages-intérêts. 

Il  importerait  donc,  si  l'on  se  décidait  à  suivre  cette  procédure, 
de  recommencer  une  sévère  expertise  de  la  fabrication  du  gaz  et 
de  se  rendre  rigoureusement  compte  de  l'abaissement  du  prix  de 


LA  COUrAGNIE   DU   GAZ.  449 

revient.  Il  ne  faut  pas  se  tromper  d'un  centime  :  chaque  centime 
payé  par  mètre  cube  à  la  compagnie  du  gaz  représente  une  somme 
annuelle  de  2  millions  1/2. 

Un  pareil  compte  est  difficile  à  établir.  Les  bénéfices  d'une  indus- 
trie peuvent  augmenter  pour  trois  causes  :  progrès  et  inventions, 
baiss;e  de  prix  de  la  main-d'œuvre  ou  de  la  matière  première,  aug- 
mentation du  chiffre  d'affaires.  La  première  cause  est  scientifique, 
les  deux  autres  sont  commerciales.  La  première  seule  est  visée  par 
le  traité  de  Paris.  Il  n'en  est  pas  de  même  à  Londres.  Le  parlement 
a  passé  des  traités  avec  diverses  compagnies  qui  se  sont  partagé  les 
quartiers  de  la  ville  et  jouissent  d'un  vrai  monopole,  parce  qu'il  ne 
peut  pas  en  être  autrement,  sans  que  le  mot  de  monopole  ait  été 
prononcé.  Nous  avons,  m'ont  dit  les  ingénieurs,  a  prartical  mono- 
poly.  La  Gas  light  and  coke  Company  est  de  beaucoup  la  plus  impor- 
tante :  elle  fabrique  à  elle  seule  un  tiers  plus  que  la  Compagnie  pari- 
sienne. Le  rapporteur  du  conseil  municipal  de  Paris  a  pu  visiter  ses 
magnifiques  usines,  voir  tous  ses  comptes  et  garder  un  exemplaire 
de  ses  traités,  grâce  à  la  très  courtoise  obligeance  de  MM.  les  admi- 
nistrateurs et  ingénieurs.  Les  traités  de  Londres  déterminent  une 
limite  aux  bénéfices  des  actionnaires,  et  en  principe  ce  bénéfice 
était  fixé  à  10  pour  100  du  capital.  Ainsi  toutes  les  causes,  commer- 
ciales ou  scientifiques,  d'accroissement  des  bénéfices  profiteront  au 
consommateur.  Vers  1873,  lorsqu'on  commença  à  tirer  parti  des 
sous-produits,  la  compagnie  fit  observer  au  parlement  que  l'espoir 
de  gagner  davantage  la  pousserait  à  faire  des  essais  et  des  recher- 
ches dont  le  public  profiterait.  Le  parlement  le  comprit.  Aujourd'hui 
toutes  les  fois  que  la  compagnie  diminue  d'un  penny  le  prix  des 
1,000  pieds  cubes,  elle  a  le  droit  de  donner  1/4  pour  100  de  plus 
à  ses  actionnaires  (1).  C'est  le  principe  du  partage  des  bénéfices 
entre  le  fabricant  et  le  consommateur. 

Si  ce  principe  était  écrit  dans  notre  traité,  le  rôle  de  M.  le  préfet 
de  la  Seine  serait  bien  facile.  Il  n'est  pas  douteux  que  les  bénéfices 
de  la  Compagnie  parisienne  aient  énormément  augmenté  ;  il  est 
certain  qu'aujourd'hui  son  prix  de  revient  ne  dépasse  pas  7  cen- 
times par  mètre  cube,  15  centimes  en  y  joignant  toutes  les  charges 
municipales,  même  la  part  des  bénéfices  de  la  ville.  Il  est  prouvé 
que  ce  prix  de  revient,  sans  les  chargi^s,  bien  entendu,  ne  dépasse 
pas  celui  de  Londres;  car  si  la  houille  coûte  moins  cher  à  Londres, 
le  coke  se  vend  plus  cher  à  Paris.  Enfin  la  compagnie  ne  peut  nier 

(i)  La  compagnie  Gas  light  and  coke  a  monté,  depuis  six  ans,  des  appireils  à  dis- 
tiller le  goudron  dans  son  immense  usine  de  Beckton.  Elle  a  pu,  depuis  lors,  dimi- 
nuer de  8  pence  le  prix  des  mille  pieds  cubes  de  gaz,  tout  en  augmentant  de  2  pour 
100  le  revenu  des  actions. 

TOME  Liv.  —  1882.  29 


/j50  bfvue  t)es  deux  mondes. 

que,  sur  la  vente  d'un  m^tre  cube  au  prix  moyen  de  27  centimes, 
elle  ne  "agne  environ  40  pour  100.  Mais,  cela  dit,  il  faut  en 
revenir  au  traité  :  les  raisons  d'équité  ont  peu  de  prise  sur  les 
hommes  de  finances,  qui  ne  sont  pas  des  philanthropes.  Or,  des 
trois  causes  qui  pouvaient  servir  la  prospérité  de  la  compagnie,  le 
traité  n'en  vise  qu'une,  la  cause  scientifique.  Et,  sachons  le  recon- 
naître, un  pareil  système  n'est  pas  facile  à  appliquer.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  d'une  grande  découverte,  capable  de  bouleverser  toute  une 
industrie,  mais  de  petits  progrès  de  détail  :  distinguer  exactement 
le  prolit  dû  à  ces  progrès,  sans  tenir  compte  d'aucun  autre  élément, 
est  un  problème  incommode.  Par  exemple,  on  constate  une  écono- 
mie de  main  d'œuvre,  ou  une  économie  de  chauffage;  la  compagnie 
a  moins  d'ouvriers  à  payer  et  plus  de  coke  à  vendre;  mais  en  même 
temps  la  main-d'œuvre  augmente  et  le  coke  est  en  baisse.  Voilà  qui 
rend  difficile  de  démêler  exactement  le  profit  dû  au  nouveau  procédé. 

Il  est  également  difficile  d'estimer  d'une  manière  ferme  et  défini- 
tive les  bénéfices  retirés  de  la  découverte  des  substances  colorantes 
fournies  par  le  goudron  de  houille.  Depuis  dix  ans,  les  cours  de 
l'anthracène  ont  changé  du  simple  au  triple.  Cette  matière  s'expé- 
die en  grandes  quantités  dans  l'extrême  Orient  :  les  résidus  du  gaz 
de  Paris  servent  à  teindre  les  tapis  de  Perse.  L'année  de  la  guerre 
entre  les  Russes  et  les  Turcs,  l'anthracène  ne  se  vendait  plus  à  aucun 
prix.  On  voit  combien  il  est  malaisé  de  déniêler  ce  qui  appartient  en 
propre  au  progrès  de  la  science.  Le  système  anglais  est  bien  préfé- 
rable, car  il  établit  entre  le  prix  de  revient  et  le  prix  de  vente  une 
vraie  balance  et  fait  profiter  le  public  de  tous  les  progrès  scientifi- 
ques ou  financiers. 

Ces  considérations  obligent  le  conseil  municipal  et  M.  le  préfet 
de  la  Seine  à  se  montrer  très  modérés  dans  leurs  évaluations.  La 
commission  de  la  voirie  estimait  de  8  à  9  centimes  la  diminution 
du  prix  de  revient  d'un  mètre  cul>e  de  gaz.  Mais  le  dernier  rapport, 
déposé  au  mois  de  juillet  par  M.  Voisin,  invite  M.  le  préfet  à  abais- 
ser par  arrêté  le  prix  du  gaz  de  5  centimes  seulement.  Ce  serait 
agir  sagement.  Exposer  la  ville  de  Paris  à  payer  des  dommages- 
intérêts  à  la  compagnie,  ce  serait  exposer  l'ensemble  des  contri- 
buables à  acquitter  la  note  des  abonnés  du  gaz. 

11  nous  parait  impossible  que  les  tribunaux  ne  ratifient  pas  la  dimi- 
nution de  5  centimes,  mais  il  est  certain  que  l'arrêté  de  }l.  le  préfet 
de  la  Seine  donnera  lieu  à  un  procès  fort  long,  à  des  expertises  fort 
délicates,  et  que  la  question  du  gaz  sera  agitée  pendaut  deux  ans. 

Un  moyen  s'est  présenté  de  la  trancher  immédiatement.  La  com- 
pagnie a  proposé  pour  la  seconde  fois  de  transiger,  et  les  condi- 
tions qu'elle  offre  ne  ressemblent  guère  à  celle  du  premier  projet. 

Les  5  centimes  de  réduction  immédiate  sont  accordés.   Le  gaz 


LA   COMPAGNIE   DU   GAZ,  Zi5i 

employé  comme  force  motrice  se  vendra  20  centimes.  La  ville, 
bien  entendu,  ne  garantit  pas  le  déficit,  et  il  est  permis  d'en  con- 
clure que  son  droit  est  reconnu. 

La  concession  est  prolongée  de  quarante  ans,  mais  tous  les  béné- 
fices dépassant  le  chiffre  actuel,  38  millions,  seront  partagés  avec 
les  abonnés.  Une  moitié  sera  répartie  également  entre  la  ville  et  les 
actionnaires,  l'autre  moitié  sera  employée  en  dégrèvemens. 

Enfin,  à  partir  de  1905,  la  ville  aura  le  droit  de  racheter  la  con- 
cession. 

Ce  projet  fut  soumis  à  la  commission,  avec  quelques  changemens 
que  M.  le  préfet  proposait  et  qu'il  se  faisait  fort  d'obtenir.  Le  prin- 
cipal consistait  à  réduire  à  vingt- cinq  ans  la  prolongation. 

La  commission  fut  unanime  à  repousser  le  projet.  Mais  une  faible 
minorité  eût  voulu  le  recevoir  à  correciivins.  Suivant  nous,  les 
conditions  deviendraient  acceptables  avec  bien  peu  de  changemens. 
Il  faut  remarquer  d'abord  une  véritable  omission.  En  1905,  le 
traité  actuel  donne  à  la  ville  la  propriété  d'une  part  d'immeubles  et 
de  matériel  qui  vaudra  2  ou  300  millions.  Le  traité  prolongé,  la  ville 
laisse  à  la  compagnie,  pendant  vingt-cinq  ans,  la  jouissance  d'un 
pareil  capital  sans  intérêts.  Sans  doute,  elle  continue  à  toucher  sa 
part  de  bénéfices  ;  mais  ce  n'est  pas  là  le  revenu  du  capital  qu'on 
veut  lui  faire  engager  en  1905,  c'est  le  prix  de  la  concession,  c'est 
un  impôt  pur  et  simple,  une  sorte  de  patente  imposée  au  monopole. 
Il  faut  donc  qu'elle  tire  un  loyer  des  immeubles  et  du  matériel 
qu'elle  aurait  pu  reprendre  à  la  compagnie  en  1905.  Le  capital  vaudra 
ho  centimes  par  mètre  cube.  L'intérêt  vaudra  donc  2  centimes,  au 
taux  légal.  Il  y  a  donc  lieu  de  stipuler  pour  1905,  —  outre  les  réduc- 
tions convenues,  —  une  réduction  de  2  centimes  par  mètre  cube. 
C'est  en  ce  sens  que  nous  avons  présenté  un  amendement,  mon 
honorable  collègue  M.  Yves  Guyotet  moi.  Nous  demandions  aussi  la 
suppression  d'une  clause  de  relèvement  du  prix  prévue  pour  des 
circonstances  à  la  vérité  presque  irréalisables.  Enfin  nous  deman- 
dions à  l'administration  une  étude  nouvelle  des  conditions  du  rachat, 
qui  nous  paraissaient  trop  dures. 

Si  le  nouveau  traité  était  ainsi  modifié,  le  prix  du  gaz  tomberait 
avant  dix  ans  à  22  centimes.  11  arriverait  à  20  centimes  vers  la  fin 
du  sipcle,  si  la  ville  savait  se  contenter  des  20  millions  de  rente 
que  lui  sert  actuellement  la  compagnie  et  employait  à  dégrever  les 
abonnés  l'excédent  de  ses  bénéfices.  Enfin  le  gaz  vaudrait,  et  au 
plus,  18  ce.itimes  en  1905,  tout  en  payant  le  tribut  de  la  ville:  il 
serait  vendu  1/i  à  15  centimes  si  la  ville,  devenue  plus  riche,  pou- 
vait alors  renoncer  à  ses  20  millions.  Tous  ces  comptes  sont  faciles 
à  établir  depuis  le  progrès  régulier  de  la  consommation. 

La  compagnie  aurait  bien  tort  de  ne  pas  accepter  quelques  mo- 


452  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

difications  à  son  projet.  Les  dégrèvemens  graduels  ne  commence- 
ront pas  avant  qu'elle  ait  regagné  le  chiftre  actuel  de  ses  béné- 
fices; c'est  l'afraire  d'un  an  au  plus,  et  les  bénéfices  ne  sont  comptés 
qu'après  amortissement  complet  des  capitaux  engagés,  en  sorte  que 
la  compagnie  serait  assurée  de  maintenir  pendant  quarante-huit 
ans  encore,  et  même  de  dépasser  les  gains  énormes  qu'elle  fait 
actuellement;  assurée  aussi  de  doubler  ce  capital  énorme  de  ter- 
rains et  de  constructions,  qui  se  trouvera  ne  lui  rien  coûter,  lors  de 
la  fin  de  son  bail,  et  constituera  pour  ses  actionnaires  un  profit  net, 
au  moins  double  du  prix  d'émission  de  leurs  actions. 

D'autre  part,   la  ville  aurait-elle  avantage  à  accepter  le  traité 
modifié?  Nous  le  pensons.  Nous   préférons  de  beaucoup  la  clause 
de  partage  de  bénéfices,  visant  tous  les  motifs  de  réduction,  à  l'ar- 
ticle hS,  qui  ne  prévoit  que  le  progrès  scientifique.  Pour  le  pré- 
sent, le  traité  donnerait  évidemment  plus  que  l'arrêté  préfectoral. 
Il  est  vrai  qu'il  engage  l'avenir;  mais  l'engagement  est  sans  danger. 
En  effet,  si  les  choses  suivent  leur  cours  normal,  aucun  fabricant,  en 
1905,  ne  fournira  le  gaz  à  17  centimes,  tout  en  payant  20  millions  cà  la 
ville  de  Paris.  Si  une  grande  invention  vient  changer  toutes  les  con- 
ditions de  l'industrie  de  l'éclairage,  deux  hypothèses  se  présentent: 
ou  bien  le  gaz  coûtera  beaucoup  moins  cher,  ou  bien  on  ne  l'em- 
ploiera plus.  Au  premier  cas,  les  prix  baisseront,  grâce  au  partage 
des  bénéfices  ;  au  second  cas,  le  monopole  n'existera  plus.  Enfin,  et 
pour  comble  de  sûreté,  nos  successeurs  auront  le  droit  de  racheter 
la  concession,  s'ils  y  voient  profit.  Ils  n'auront  donc  point  de  repro- 
ches à  nous  faire. 

Tous  les  détails  de  cette  difficile  affaire   ont  été  plusieurs  fois 
exposés  au  conseil  municipal  ;  après  trois  rapports,  après  des  mé- 
moires administratifs,  des  études  d'ingénieurs  et  des  consultations 
d'avocats,  enfin,  après  trois  jours  de  discussion,  la  session  touchant 
à  sa  fin,  M.  le  préfet  a  retiré  le  dossier.  Il  paraîtra  peut-être  diffi- 
cile d'ajourner  encore,  et  les  abonnés,  qui  continuent  à  payer  30  cen- 
times, sauront  bientôt  si  la  compagnie  cède  un  peu  de  ses  préten- 
tions et  parvient  à  s'entendre  avec  le  conseil  municipal,  ou  si  le 
nouveau  préfet  de  la  Seine  accepte  la  responsabilité  d'abaisser  par 
un  arrêté  le  prix  du  gaz.  Le  droit  de  la  ville  nous  parait  clair  :  il  ne 
s'agit  pas  de  violer  le  traité,  mais  de  le  faire  appliquer  stiictement. 
C'est  là  le  devoir  de  l'administration  municipale,  si,  contrairement 
à  ce  que  nous  aurions  souhaité,  les  projets  de  transaction  ne  réus- 
sissent pas, 

Denys  Cochin. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


A     PROPOS    D'UNE     TRADUCTION     DE     CATULLE. 


Les  Poésies  de  Catulle,  traduction  en  vers  français,  par  M.  Eugène  Rostand,  avec  un 
commentaire  critique  et  explicatif,  par  M.  E.  Benoist,  Paris,  1882  ;  Hachette. 


Ce  ne  serait  peut-être  pas  rendre  à  la  cause  des  bonnes  lettres,  dans 
le  temps  où  nous  sommes,  un  médiocre  service,  que  de  plaider  l'im- 
portance de  la  philologie  grecque  et  latine  dans  l'éducation  de  ce  que 
l'on  appelait  autrefois  r/ionîîéîe  homme.  A.  la  vérité,  je  n'oserais  pas  dire 
que,  de  ces  sortes  d'études,  on  ne  fit  pas  en  France,  entre  savans,  au 
moins,  toute  l'estime  qu'il  faudrait.^Mais  je  puis  bien  constater  que,  si 
le  grec  et  le  latin,  depuis  quelques  années  suriout,  n'ont  pas  perdu 
plus  de  terrain,  il  n'a  certes  pas  dépendu  de  M.  Paul  Bert  ou  de  M.  Jules 
Ferry  qu'ils  en  perdissent  davantage.  Et  sans  compter  qu'il  est  vexant, 
à  quiconque  aujourd'hui  veut  lire  un  bon  texte  grec  ou  latin,  d'être 
obligé,  presque  toujours,  et  en  tout  cas  trop  souvent,  d'en  écrire  à  Leip- 
sig  ou  Berlin,  il  y  a  dans  cet  oubli  des  traditions  une  injustice,  dans 
cette  défiance  ouvertement  témoignée  pour  la  haute  culture  littéraire 
une  maladresse,  et  dans  ces  tentatives  enfin  pour  substituer  on  ne 
sait  quelle  instruction  utilitaire  à  l'ancienne  éducation  libérale,  —  il  y  a 
de  la  sottise.  C'est  ce  qu'il  pourrait  y  avoir,  je  pense,  quelque  réel  inté- 
rêt à  montrer. 

La  publication  du  texte  de  Catulle,  que  nous  avons  là  sous  les 


45/»  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

yeux,  «  revu  d'après  les  travaux  les  plus  récens  de  la  philologie,  »  l'am- 
ple commentaire  «  criiinue  et  explicatif  »  à  la  fois  que  M.  Benoist  y 
a  joiiU,  serait  une  occasion  toute  naturelle,  et  bien  favorable,  de  tenter 
l'entreprise  (l'aventure  peut-être)  si  deux  excellentes  raisons,  pour 
cette  fois,  ne  s'y  opposaient.  En  premier  lieu,  quelle  qu'en  soit  l'im- 
portance, le  commentaire  n'est  ici  donné  que  comme  accessoire,  et  le 
principal,  ou  du  moins  ce  qui  nous  est  proposé  comme  tel,  c'est  la 
traduction  de  M.  Rostand.  Et  puis,  n'étant  encore  arrivé  qu'à  moitié  de 
sa  publication,  trop  de  pièces  de  Catulle  y  manquent,  et  quelques-unes 
des  plus  considérables.  On  nous  permettra  cependant  d'essayer  en 
peu  de  mots  de  le  caractériser. 

Au  point  de  vue  général,  c'est  la  combinaison,  dans  une  mesure 
heureuse,  de  l'annotation  critique  proprement  dite  et  de  l'interpréta- 
tion littéraire.  M.  Benoist,  déjà  dans  son  Virgile,  en  empruntant  aux 
Allemands  toute  la  rigueur  de  leurs  raët'^odes  philologiques,  ne  s'était 
pourtant  pas  abstenu,  comme  ils  le  font  trop  systématiquement,  de 
venir  quelquefois  au  secours  du  lecteur.  Ces  éditions  savantes,  qui  ne 
contiennent  que  le  texte,  avec  se-;  vm^ise  lectionesan  bas  de  la  page,  les 
testlmom'a  des  grammaiiiens  et  des  polygraphes  quelquefois,  et  d'ail- 
leurs pas  une  seule  note,  —  je  ne  dirai  pas  que  je  crains,  car  au  contraire 
je  m'en  réjouis,  —  elles  ne  s  ont  jnmais  françaises.  Ici,  dans  son 
Commentaire  de  Catulle,  et  presque  plus  généreusement  que  dans  l'an- 
notation de  son  Virgile,  M.  Benoist  n  a  rien  négligé  de  ce  qui  pouvait 
aider  à  l'entière  intelligence  du  texte,  non  pas  même,  de  loin  en  loin, 
quelques  mots  pour  guider  l'admiration;  et,  puisqu'il  n'a  pas  dédaigné 
de  faire  au  goût  français  cette  juste  concession,  nous  lui  passerons  en 
retour  le  nombre,  pour  ne  pas  dire  l'excès  de  ses  variâmes.  Car  j'avoue 
modestement,  et  dus^é-je  être  mis  au  ban  des  philologues,  que  je  ne 
comprends  pas  bien  la  raison  de  tant  de  variantes.  Puisqu'en  effet  la 
détt  rminaiiou  du  texte  auquel  on  s'arrête  a  pour  base  une  classification 
des  manuscrits  entre  eux  et  la  construction,  comme  on  dit,  d'un  arché- 
type dont  tous  les  autres  ne  seraient  qu'autant  d'épreuvt^s  plus  ou  moins 
adultérées,  il  semble  que,  si  l'on  se  bornait  à  discuter  les  leçons  vrai- 
ment importantes,  en  négligeant  celles  qui  ne  sont  peut-être  que  les 
fautes  d'un  scribe  ignorant,  on  pourrait  singulièrement  alléger  l'annota- 
tion critique  proprement  dite.  Mais  les  éditeurs  ont  sans  doute  leurs 
motifs;  et  ce  ne  sont  pas  là  nos  affaires. —  A  un  point  de  vue  plus  parti- 
culier, il  nous  a  paru  que  dans  ce  Commentaire  les  observations  relatives 
à  la  métrique  latine  tenaient  une  assez  large  place  (1).  Est-il  besoin  d'en 

(1)  On  consultera  sur  ce?  questions  de  métrique,  trop  négligées  en  Frcance,  et  qui 
sont  cependant  des  plus  intéressantes,  les  deux  opuscules  récens  :  Métrique  grecque 
et  latine,  par  M.  L.  MQller,  traduit  de  l'allemand  par  M.  Legouëz,  et  précédé  d'une 
spirituelle  et  instructive  introduction  de  M.  E.  Benoist  ;  et  les  Mètres  lyriques  d'Ho- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  455 

dire  rintérêt?  Si  l'appropriation  des  formes  métriques  aux  genres  déter- 
minés est  assurément  moins  rigoureuse  en  latin  qu'en  grec,  elle  l'est 
toutefois  encore  assez;  et  puisqu'on  français  même,  —  de  toutes  les 
langues  celle  peut-être  où  les  matériaux  de  la  pciésie  diffèrent  le  moins 
de  ct'ux  de  la  prose,  —  le  juste  choix  des  mètres  et  des  rythmes  ne 
laisse  pas  d'être  un  des  élémens  essentiels  de  rilluhion  poétique,  on 
en  devine  l'importance  dans  la  langue  de  Virgile  et  it'Horace.  Ajoutez 
que  justement  le  «  docte  »  Catulle  fut  le  premier  importateur  à  Rome 
des  mètres  lyriques  de  la  poésie  grecque,  et  que,  de  ce  seul  chef,  même 
quand  il  ne  serait  pas  Catulle,  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  est  par  ailleurs, 
il  tiendrait  encore  un  ra.ig  élevé  dans  l'histoire  des  lettres  romaines. 
Ainsi,  dans  l'histoire  de  la  peinture,  avons-nous  conservé  religieuse- 
ment les  noms  de  tous  ceux  qui  firent  faire  un  grand  pas  à  la  t<-ch- 
nique  de  leur  art,  l'inventeur  ou  les  inventeurs  de  la  peinture  à  l'huile, 
l'inventeur  de  la  perspective,  l'iiiventeur  du  clair-obscur...  La  forme, 
en  poésie,  n'est  évidemment  rien  si  le  fond  n'y  est  pas,  mais  si  le  fond 
y  est,  la  question  de  forme,  aussitôt,  devient  considérable. 

Si  ce  qu'il  y  a  plaisir  à  louer  du  Commentaire  de  M.  Benoist,  c'en  est 
le  réel  intérêt  littéraire,  et  historique,  ce  qu'il  est  juste  aussi  de  louer 
de  la  traduction  de  M.  Rostand,  c'en  est  l'exactitude,  la  fidélité  rare, 
et,  si  je  puis  ainsi  dire,  l'absolue  probité.  Persorane,  en  eiïet,  n'ignore 
que,  pour  peu  qu'un  texte  offre  de  difficultés,  il  existe  au  moins  deux 
moyens  de  le  iraduire  sans  le  traduire,  ou,  autrement  dit,  de  l'esca- 
moter. Le  premier  consiste  à  mettre  le  mot  sous  le  mot,  et  de  ce 
décalque  matériel  d'un  original  grec  ou  latin  laisser  au  lecteur  le  soin 
de  tirer  un  sens.  Il  y  réussit  quelquefois,  —  quand  il  sait  lui-même 
d'abord  le  latin  ou  le  grec.  Ce  moyen  est  fort  apprécié  des  candidats 
au  baccalauréat,  des  fabricateurs  de  traductions  interlinéaires,  et,  si  je 
ne  me  trompe,  de  quelques-uns  aussi  des  savans  auteurs  de  ces  tra- 
ductions latines  que  l'on  trouve,  dans  quelques  éditions,  en  regard 
d'un  texte  grec.  Le  second  est  plus  habile.  11  se  réduit  à  donner  du 
texte  une  idée  générale,  vague  et  lâche,  et  comme  envelopper  l'origi- 
nal d'un  vêtement  flottant  qui  ne  dessine  pas  les  formes,  ni  ne  colle 
en  aucun  point,  mais  se  prête,  et  recouvre  indifféremment  les  deux  ou 
trois  sens  que  peut  admettre  un  passage  controveisé.  Je  ne  pense  pas 
qu'aucun  lecteur  s'étonne  qu'il  y  ait  en  grec  ou  en  latin  des  passages 
controversés  :  il  y  en  a  dans  La  Fontaine,  et  il  y  en  a  dans  Molière;  il 
y  en  a  de  contraversables  dans  Lamartine  et  dans  viusset;  mais  je  suis 
épouvanté  quelquefois  de  ce  que  l'auteur  des  Quatre  Vents  de  l'esprit 
a  déjà  taillé  de  besogne  aux  commentateurs  de  l'avenir. 

race,  par  M.  H.  Scliiller,  traduit  de  l'al'emand  par  M.  O.  Riemann,  et  augmenté,  par 
le  même,  d'une  courte  et  substantielle  dissertation  sur  les  rapports  de  la  musique  et 
de  la  métrique.  2  vol.  in-32;  Paris,  1882  et  t883;  Klincksi.;ck. 


456  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Autant  que  j'en  loue  l'exactitude,  je  voudrais  pouvoir  louer  l'élégance 
de  la  traduction  de  M.  Rostand.  Mais  voilà  le  point  faible!  Et  de  quel- 
ques qualités  de  versificateur  habile,  de  poète  même,  par  endroits,  que 
le  traducteur  ait  fait  preuve,  on  peut  douter  qu'il  ait  atteint  son  but  ; 
et  qu'à  rendre  Catulle  vers  pour  vers,  il  l'ait  rendu  comme  il  l'avait 
rêvé.  Certainement  on  lui  passera,  sur  la  difficulté  de  la  tâche,  quel- 
ques rimes,  les  unes  peu  régulières,  et  les  autres  bien  usées;  des 
((  renversemens  de  tournures,  »  comme  on  parle  dans  la  moderne 
école,  plus  forcés  qu'il  ne  faudrait  ;  ces  phrases  mêmes  heurtées, 
saccadées,  anguleuses,  où  l'obligation  de  fouiller  avec  l'alexandrin  tous 
les  détours  et  recoins  d'un  texte  savamment  compliqué  l'a  plus  d'une 
fois]  et  trop  souvent  réduit.  Mais  ce  que  je  lui  reprocherai,  c'est  de 
ne  pas  avoir  senti  que  traduire  ainsi  Catulle  vers  pour  vers ,  c'était 
précisément  le  dépouiller  de  ce  qu'il  en  voulait  surtout  reproduire  : 
l'accent,  le  rythme,  le  mouvement.  Ou  mieux  encore,  et  généralisant 
la  question,  on  rendra  volontiers  témoignage  de  la  générosité  de  la 
tentative,  mais  ce  qu'on  en  reprendra,  c'en  est  le  principe  même  et 
l'idée  que  les  vers  conviennent  mieux  que  la  prose  à  la  traduction 
des  poètes. 

«  La  question,  si  débattue,  de  ce  qui  convient  le  mieux,  prose  ou  vers, 
à  la  traduction  des  poètes,  n'en  est  pas  une,  »  nous  dit  M.  Rostand,  et  il 
ajoute  que  «  Voltaire  l'a  bien  vu  (1).  »  Mais,  en  dépit  de  Voltaire,  il  y  a 
là  une  question,  et  plus  on  va,  plus  on  voit  de  raisons  de  contredire  à 
l'opinion  de  M.  Rostand. 

Je  me  servirai  d'une  comparaison  que  je  crois  exacte.  Se  demander 
ce  qui  convient  le  mieux,  prose  ou  vers,  à  la  traduction  des  poètes, 
c'est  se  demander  ce  qui  convient  le  mieux  à  la  reproduction  des 
peintres,  gravure  ou  copie.  La  réponse  n'est  pas  douteuse.  On  aura 
beau  dire  que  le  burin  ne  peut  rendre  que  la  ligne,  le  dessin,  l'har- 
monie des  compositions,  et  tout  au  plus  les  valeurs,  tandis  que  le 
pinceau  rend  en  plus  ces  couleurs  qui,  sans  doutç,  sont  bien  un 
élément  de  la  beauté  d'un  Titien  ou  d'un  Rubens  ;  il  n'est  pas  moins 
certain  qu'entre  une  excellente  copie  et  une  très  bonne  gravure  un  ama- 
teur délicat  n'a  jamais  hésité  ni  n'hésitera  jamais.  En  effet,  toute  copie, 
et  d'autant  qu'elle  est  plus  fidèle,  a  toujours,  dans  sa  fidélité  même, 
quelque  chose  de  gêné,  qui  sent  sa  dépendance,  une  touche  moins 
libre,  un  accent  moins  vif,  une  allure  moins  originale.  Mais  la  gra- 
vure ne  fait  pas  profession  d'imiter,  elle  interprète,  et  suppléant  par 


(1)  Je  ferai  cependant  observer  que,  si  c'est  bien  l'opiniou  de  Voltaire,  qui  l'a  môme 
une  fois  exprimée,  dans  une  lettre  à  son  ami  Forment,  d'une  façon  tout  à  fait  catul- 
lienne,  il  y  a  de  fortes  présomptions  pour  que  l'opuscule  auquel  renvoie  M.  Ros- 
tand ne  soit  pas  de  Voltaire. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  457 

des  moyens  qui  lui  sont  propres  aux  moyens  propres  de  la  peinture, 
elle  procure  aux  yeux,  non  pas  certes  la  sensation  de  l'original,  mais 
le  meilleur  secours  pour  la  retrouver.  Et  ce  que  la  gravure  a  ainsi  de 
franchement  infidèle,  ou,  pour  mieux  dire,  d'incomplet,  il  est  toujours 
plus  facile  à  l'imagination  de  le  réparer,  qu'il  n'est  facile  aux  sens  de 
se  débarrasser  de  l'obsession  d'une  copie  pour  ressaisir  sous  l'imita- 
tion la  valeur  de  l'original.  Traduire  en  vers,  c'est  copier,  mais  c'est 
graver  que  de  traduire  en  prose.  «  Divinité  d'invention,  grandeur  de 
style,  magnificence  de  mots,  gravité  de  sentences,  audace  et  variété 
de  figures,  et  tout  ce  que  les  Latins  appelaient  genius^  »  voilà  justement 
ce  qu'aucune  traduction  ne  saurait  reproduire,  et  voilà  ce  qu'une  tra- 
duction en  prose  déclare  d'abord  qu'elle  ne  reproduira  pas,  mais  voilà 
ce  qu'une  traduction  en  vers  affiche  toujours  plus  ou  moins  la  pré- 
tention de  reproduire. 

On  dira  peut-être  que,  comme  il  y  a  des  copies  que  les  meilleurs 
juges  ne  sauraient  distinguer  d'avec  leur  original,  il  peut  y  avoir  aussi 
des  traductions  en  vers  d'un  tour  si  libre  et  d'une  allure  si  person- 
nelle qu'on  les  prendrait  pour  des  originaux.  Je  le  sais,  j'en  connais, 
je  vais  en  citer,  et  d'après  Catulle.  Tel  est  ce  joli  couplet  du  chant 
d'hyménée  si  justement  célèbre  : 

ut  flos  in  sseptis  secretus  nascitur  hortis;.. 

nous  en  avons  une  traduction  aussi  charmante  que  fidèle  : 

La  jeune  fille  est  semblable  à  la  rose 
Au  beau  jardin,  sur  l'épine  naïve, 
Taudis  que  sûre  et  seulette  repose 
,  Sans  que  troupeau  ni  berger  y  arrive. 

L'air  doux  l'échauffé,  et  l'aurore  l'arrose, 
La  terre,  l'eau,  par  sa  faveur  l'avive, 
Mais  jeunes  gens  et  dames  amoureuses, 
De  la  cueillir  ont  les  mains  envieuses. 
La  terre  et  l'air  qui  Ja  souloient  nourrir 
La  quittent  lors,  et  la  laissent  flétrir. 

Tel  est  encore  le  couplet  suivant  : 

Ut  vidua  in  nudo  vitis  quse  nascitur  arvo... 

heureusement  imité  par  Baïf  : 

La  vierge  est  semblable  à  la  vigne, 
Qui  seule  naît  en  lieu  désert. 
Ensemble  elle  a  tige  et  racine 
Ses  raisins  souvent  elle  perd, 


â58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Nul  viiïneron  n'en  a  souci. 
Nul  seignt'ur  ne  s'y  plaît  aussi. 
Mais  quand  sur  une  belle  treille, 
Le  maître  la  fait  redresser. 
Un  ombrage  frais  à  merveille 
Alentour  elle  vient  pousser. 

Si  je  ne  craignais  d'effaroucher  le  lecteur,  je  rappellerais  encore  la 
pièce  bien  connue  : 

Vivamus,  mea  Lesbia,  atqae  amemus..., 

dont  aucun  traducteur  certainement,  s'il  a  rendu  peut-être  plus  exacte- 
ment les  mots,  n'a  mieuxreproduit  l'ardeur  sensuelle  et  le  mouvement 
passionné  que  Louise  Labé,  la  Belle  Cordière,  dans  son  dix-huitième 
sonnet.  Mais  on  me  permettra  de  donner  l'imitation,  moins  connue, 
qu'un  poète  de  la  fin  du  xvi*  siècle  a  faite  de  la  pièce  : 

Quœris,  quot  mihi  basiationes... 

C'est  le  précurseur  deBoileau,  Vauquelin  de  la  Fresnaye  : 

Vivons,  aimons-nous,  belle  lole, 
Comme  un  oiseau  le  temps  s'envole. 


Baisons-nous  donc,  et  que  le  compte 
De  nos  baisers  ardens  surmonte 
Les  grains  du  sable  de  la  mer, 
Et  qu'aucun  n'en  puisse  estimer 
Le  nombre,  s'il  ne  compte  encore 
Combien  la  nuit,  jusqu'à  l'aurore, 
Il  luit  d'étoiles  par  les  cieui. 


Quiconque  prendra  la  peine  de  se  reporter  de  ces  traductions  à  l'ori- 
ginal latin  s'apercevra  immédiatement  qu'elles  doivent  ce  qu'elle«ont 
de  valeur  à  la  liberté  même  dont  les  imitateurs  ont  traité  leur  modèle. 
Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  indépendamment  de  cette  condition  gi^nérale, 
qui  peut-être  s'impose  à  toute  bonne  traduction,  on  peut  déterminer  à 
quelles  conditions  pariiculières  il  est  permis  utilement  de  traduire  en 
vers  un  vrai  poète. 

Littré  en  avait  deviné  quelque  chose  quand  ici  même  il  traduisait  en 
vieux  français  le  premier  chant  de  riliade,  et  plus  tard,  dans  cette 
même  langue  du  moyen  âge,  rEnfer  tout  entier  de  Dante.  Il  faut  à  la 
traduction  des  poètes  un  état  général  des  mœurs  et  une  forme  de  la 
société,  sinon  tout  à  fait  semblable,  au  moins  analogue,  à  la  forme  de 


REVUE  LITTÉRAraE.  ^59 

société  comme  à  l'état  général  des  mœurs  pour  lequel  ils  ont  écrit. 
L'erreur  e^t  seulement  de  n'avoir  pas  fait  attention  qu'a  cet  état  de 
mœurs  analogue  il  fallait  encore  que  répondît  un  état  à  peu  près  sem- 
blable d'avancement  de  la  langue.  On  pensera  ce. que  l'on  voudra  de  la 
langue  française  du  jni' siècle  et  de  la  prosodie  de  «  nos  vieux  roman- 
ci^ir^;  »  qu'ils  avaient  une  grammaire,  cette  grammaire  des  lois,  et 
que  ces  lois  avaient  force  obligatoire;  le  fait  est  que,  sans  aller  au 
fond  de  la  discussion,  le  frant^ais  dt  la  Chanson  de  Roland  n'est  pas 
aussi  voisin  que  le  grec  de  Vlliade  ou  de  VOdyssée  de  sa  perfection 
classique.  11  est  encore  plus  assuré  que  la  métrique  rudiment  aire  de 
nos  trouvères  était  fort  éloignée  de  celle  du  poète  de  la  Divine  Comé- 
die. C'est,  en  effet,  une  troisième  condition  et  non  moins  nécessaire, 
rxaminons  donc  rapidement  ce  qu'étaient  les  mœurs,  la  langue,  la 
métrique,  au  temps  de  Catulle  (1). 

On  a  voulu  faire  de  Catulle,  sans  argumens  bien  solides,  un  poète 
aristocratiqi.e,  un  poète  du  grand  monde,  comme  de  sa  Lesbie,  sur 
des  inductions  plutôt  que  sur  des  preuves,  ce  que  Brantôme  appelait 
«  une  grande  et  honeste  dame.  »  Je  persi>te  à  ne  pas  croire,  pour  ma 
part,  que  Lesbie  fût  la  célèbre  Clodia,  mais  je  crois  que  bon  nombre 
des  fréquentations  de  Catulle  furent  parmi  ia  bohème  littéraire  de 
Rome.  Au  surplus,  la  conciliation  n'est  pas  si  difficile.  Ce  que  nous 
savons,  en  effet,  c'est  que,  lorsque  l'adolescent  de  Vérone  arriva  de  sa 
province  dans  la  capitale,  il  y  subsistait,  sous  le  raffinement  de  quel- 
ques habitudes,  sous  l'étalage  du  luxe  et  sous  l'apparence  de  la  civi- 
lisation, un  grand  fonds  d'antique  brutalité  roiuaine.  Si  nous  en  pouvions 
douter,  nous  l'apprendrions  au  moins  de  certaines  épi  grammes  de 
Catulle  lui-même,  plus  grossières  que  mordantes,  et  dont  l'outrageuse 
crudité  passe  tout.  Cest  bien  fait  a  M.  Rostand  de  nous  les  avoir  tra- 
duites. Ou  ne  peut  pas  juger  dun  poète  en  commençant  par  faire 
exception  de  toute  une  partie  dé  son  œuvre,  qui  peut-être  est  celle 
que  les  contemporains  en  ont  presque  le  pi  us  goûtée.  Là  où  Catulle 
est  bon,  il  va  jusqu'à  l'exquis,  et  c'est  bien  de  lui  qu€  l'on  peut  dire 
au-ssi  justement  cfue  de  personne  qu'il  est  alors  le  mets  des  délicats; 
mais  là  où  il  est  grossier,  il  l'est  sans  mesure,  et  c'est  bien  encore  de 
lui  que  l'on  peut  dire  qu'il  est  le  charme  de  la  canaille.  Or,  à  Rome, 
en  ce  temps -là,  dans  le  sens  littéraire  de  l'un  et  Tatitre  mot,  la 
canaille  et  les  délicats,  c'était  presque  tout  un.  On  ne  distinguait  pas 

(1)  Nous  empruntons  quelques-uns  des  détails  qui  suivent,  mais  en  prenant  sur 
nous  la  responsabilité  de  l'arrangement,  au  livre  de  M.  Auguste  Couat  :  Étude  sur 
Catulle.  Paris,  1875.  Thoiin.  Il  a  récemment  paru  du  môme  auteur  un  livre  infini- 
ment profitable  à  létude  à  la  fois  des  deux  littératures,  grecque  et  romaine,  et  de 
Catulle  eu  particulier  :  la  Poésie  alexandrine  sous  ks  trois  F.tolémées.  Paris,  1882; 
Hachette. 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore,  selon  le  mot  d'Horace,  la  plaisanterie  spirituelle  de  l'insolente 
rusticité.  La  curiosité  de  l'intelligence,  vivement  éveillée,  capable  de 
goûter  les  finesses  de  l'alexandrinisme,  était  en  avance,  pour  ainsi  dire, 
sur  la  rudesse  des  mœurs  et  la  vulgarité  des  habitudes  mondaines. 
Quand  on  grattait  ces  soupeurs  qui  savaient  apprécier  les  jolies  baga- 
telles du  poète,  on  retrouvait  le  paysan  du  Latium,  qui  s'égayait,  au 
moment  du  vin,  à/afre  le  mouchoir.  La  raillerie,  comme  à  la  campagne, 
s'attaquait  surtout  aux  défauts  ou  disgrâces  physiques.  Je  sais  bien 
que,  jusque  dans  Horace,  la  grossièreté  du  vieux  temps  continuera  de 
s'étaler,  mais  ce  ne  sera  plus  de  la  même  manière  naïvement  impu- 
dente. Au  temps  de  Catulle,  la  délicatesse  n'avait  pas  encore  passé  de 
l'esprit  dans  les  manières.  Quand  il  s'élevait  seulement  un  nuage  sur 
les  amours  du  poète  et  de  sa  Lesbie,  le  docte  traducteur  de  Calli- 
maque  s'échappait  en  injures  de  corps  de  garde.  Cette  société  très 
corrompue  ne  s'était  pas  encore  assimilé  la  civilisation  grecque.  Elle 
s'essayait  à  h  politesse,  elle  n'y  touchait  pas  encore.  Et  sous  son  élé- 
gance toute  superficielle,  elle  manquait  étrangement  de  goût.  —  Il  me 
paraît  que,  si  l'on  examine  à  quel  moment  de  notre  histoire  la  plupart 
de  ces  traits  conviennent,  on  trouvera  que  c'est  au  xvr  siècle,  dans  le 
temps  précis  que  le  contact  des  mœurs  italiennes  opérait  sur  la  cour 
des  Valois  le  même  effet  qu'à  Rome,  sur  les  contemporains  de  César,  le 
contact  des  mœurs  de  la  Grèce. 

Il  est  plus  délicat  de  parler  de  la  langue  de  Catulle.  Si  cependant 
nous  y  croyons  discerner  de  l'archaïsme,  nous  pourrons  bien  nous 
tromper  sur  le  choix  des  exemples;  nous  ne  nous  tromperons  pas  au 
moins  sur  le  caractère  général  du  style,  puisque  nous  en  avons  pour 
garant  le  témoignage  d'Horace,  en  ses  Satires.  Et,  tout  de  même  encore, 
si  nous  nous  permettons  d'y  signaler  du  néologisme,  il  n'importera 
guère  que  nous  nous  méprenions  sur  un  point  particulier;  nous  ne 
nous  méprendrons  pas  au  moins  sur  le  fait,  puisque  Catulle  apparte- 
nait à  l'école  de  ces  veûrepoi,  dont  Cicéron  se  moque  en  plusieurs 
endroits  de  sa  Correspondance.  On  reconnaît,  à  ce  conflit  de  l'ar- 
chaïsme et  du  néologisme,  une  langue  incertaine  encore  de  la  direc- 
tion qu'elle  prendra.  C'est  ainsi  qu'il  y  a  dans  notre  Ronsard  quelque 
résidu  de  k  langue  de  Marot  et  de  Villon,  mais  quelque  promesse 
aussi  de  la  langue  de  Malherbe  et  de  Corneille.  Tel  madrigal  de 
Catulle  est  tout  à  fait  dans  le  grand  goût  de  TibuUe  et  d'Horace,  et 
telle  de  ses  épigrammes  dans  le  goût  trop  salé  de  Lucilius  et  de  Plaute. 
Les  élémens  du  grand  style  sont  déjà  comme  en  présence  les  uns  des 
autres,  et  l'art  de  les  juxtaposer,  ou  de  les  souder  même,  est  déjà  connu, 
mais  ils  ne  sont  pas  encore  fondus  ensemble,  l'alliage  est  imparfait, 
la  substance  du  métal  n'est  pas  encore  et  partout  homogène.  Un  autre 
trait  concorde  à  celui-ci.  Les  critiques  signalent  dans  les  vers  de  Catulle 


REVUE   LITTERAIRE. 


461 


un  nombre  assez  considérable  de  termes  populaires  qui,  dans  l'âge  sui- 
vant, ont  disparu  du  bon  usage.  Mais,  d'autre  part,  ils  y  notent  una- 
nimement de  la  mignardise  et  de  l'afféterie,  par  exemple  dans  un 
fâcheux  abus  qu'il  se  permet  des  diminutifs.  C'est  une  preuve  que, 
dans  la  langue  de  son  temps,  la  séparation  n'est  pas  encore  faite  entre 
l'idiome  vulgaire  et  l'idiome  littéraire.  On  sent  le  prix  de  la  simplicité, 
d'une  part  et,  faute  d'y  pouvoir  toujours  atteindre,  on  y  supplée  par  la 
grossièreté.  Mais,  d'autre  part,  on  sent  le  prix  aussi  de  la  distinction, 
et,  faute  d'y  pouvoir  atteindre,  on  y  supplée  par  la  recherche.  C'est  ainsi 
que,  des  hauteurs  où  la  Pléiade,  pindarisant  et  pétrarquisant,  guindait 
son  orgueilleuse  prétention,  nous  la  voyons  quelquefois  qui  retombe 
de  toute  sa  hauteur,  à  la  grossièreté  de  l'ancien  fabliau.  Il  est  égale- 
ment demeuré  dans  Catulle  quelque  chose  du  parler  des  ponefaix  de 
Rome,  tandis  que,  d'autre  part,  il  dérobait  à  l'école  d'Alexandrie  ses 
plus  subtils  rafTinemens.  Et  ainsi,  ce  que  nous  pouvons  juger  de  sa 
langue  s'accorde  avec  ce  que  nous  savons  de  son  temps,  pour  nous 
faire  voir  en  lui  le  représentant  d'un  art  intermédiaire  entre  l'art  qui 
vient  de  finir  et  celui  qui  n'est  pas  encore  né  :  telle  fut  exactement, 
comme  on  sait,  la  situation  de  nos  poètes  du  xvi*  siècle. 

Un  dernier  trait  achève  la  ressemblance  :  Catulle,  comme  Ronsard , 
comme  Du  Bellay,  comme  Baïf,  est  un  poète  savant,  qui  travaille, 
d'après  des  modèles,  à  l'enrichissement  de  la  langue  et  la  perfection 
des  formes  poétiques.  Ses  pièces  les  plus  considérables,  —  l'Attis^  la 
Chevelure  de  Bérénice^  VÈpithalame  de  Thètis  et  Pelée,  —  sont  des  imita- 
tions ou  des  traductions.  Un  autre  épithalame,  celui  dont  nous  avons 
rappelé  plus  haut  quelques  fragmens,  est  traduit,  pour  une  part,  d'une 
idylle  de  Théocrite,  pour  une  autre,  vraisemblablement,  d'un  hyménée 
saphique,  —  et,  pour  le  reste,  qui  sait  encore  de  quelle  autre  pièce 
perdue?  Un  troisième  épithalame  encore,  celui  des  noces  de  Manlius 
Torquatus  et  de  Junia  Aurunculeia,  s'il  parcourt  l'une  après  l'autre 
toutes  les  cérémonies  successives  du  mariage  romain,  le  mètre  toute- 
fois en  est  grec,  et  la  strophe,  et  le  premier  couplet,  et  le  refrain  lui- 
même.  Il  n'est  pas  enfin  jusqu'à  telle  pièce  où  Lesbie,  ce  jour-là,  fut 
traitée  comme  une  a  Iris  en  l'air,  » 

Ille  mi  par  esse  deo  videtur... 

qui  ne  soit  presque  littéralement  traduite  de  Sapho.  Si  maintenant 
j'avais  la  compétence  nécessaire  pour  entrer  dans  le  détail  épineux  de 
ces  questions  de  métrique,  je  crois  que  je  pourrais  montrer  que  les 
innovations  de  Catulle  :-ontdu  même  ordre  à  peu  près  que  dans  l'his- 
toire de  notre  poésie  les  réformes  de  Ronsard.  C'est  lui  qui,  le  premier, 
par  exemple,  a  introduit  dans  la  langue  latine  ces  combinaisons  de 


A62  REVUE  DES    DtiUX  MONDES. 

mètres  et,  si  je  puis  ain'^i  dire,  ces  architectures  de  strophes  dont 
Horace  allait  faire  un  si  heureux  usage,  comme  notre  Ronsard  ces  nou- 
veautés rythmiques  dont  Malherbe,  et  de  nos  jours  surtout  les  roman- 
tiques, devaient  tirer  le  parti  que  l'on  sait.  Et  de  même  encore  que 
Ronsard  devait  assouplir  ce  grand  alexandrin  dont  le  xvn^  siècle  allait 
faire  le  vers  type  de  la  poésie  française,  c'est  Catulle  qui,  plus  qu'au- 
cun autre,  a  façonné  le  génie  de  la  langue  latine  aux  lois  du  distique 
de  Tibulle  et  de  Properce,  comme  aux  luis  de  l'hexamètre  épique  de 
Virgile.  Quoi  qu'il  en  soit,  au  surplus,  de  ces  points  particuliers,  l'une 
et  l'autre  tentative  allait  au  même  but  :  il  s'agissait,  pour  Catulle 
comme  pour  Ronsard,  de  hausser  le  ton  de  la  poésie  nationale,  et  de 
faire  sonner  à  la  langue  quelque  chose  de  plus  noble  que  la  satire  de 
Lucilius  ou  la  gauloiserie  cynique  de  Villon  :  et  c'est  là  vraiment  l'im- 
portant. 

Et  que  l'on  ne  dise  pas  ici,  comme  on  en  pourrait  être  tenté,  qu'il 
n'a  pas  manqué,  dans  l'histoire  de  la  littérature  française  et  de  la  lit- 
térature latine,  d'autres  s^iècles  que  celui  de  Catulle  et  celui  de  Ron- 
sard où  les  mêmes  conditions  se  seraient  trouvées  toutes  réunies.  Car 
il  ne  suffirait  pas  de  le  dire,  mais  il  faudrait  encore  le  prouver.  Et  puis, 
ce  serait  conf^ondre  deux  choses  qui,  pour  se  ressembler  quelquefois, 
du  moins  en  apparence,  ne  laissent  pas  au  fond  de  différer  prodigieu- 
sement entre  eUes  :  l'imperfection  de  ce  qui  commence  et  la  corrup- 
tion de  ce  qui  finit.  L'assimilation  que  je  crois  pouvoir  faire  de  Catulle, 
comme  le  plus  brillant  imitateur  de  l'alexandrinisme  à  Rome  et  le 
représentant  le  plus  illustre  de  toute  une  nombreuse  école,  avec  nos 
poètes  du  XVI*  siècle,  ne  saurait  être  utilement  combattue  que  si  l'on 
prouvait  au  préa'able  que  le  point  de  perfection  de  la  poésie  latine  est 
en-deçà  de  Virgile  et  le  point  de  waturiié  de  l'art  d'écrire  en  vers  fran- 
çais en-deçà  de  Racine.  En  d'autres  termes  encore  :  je  n'exprime  point 
ici  d'opinioa  personnelle,  c'est-à-dire  qui  dépende  en  aucun  degré  du 
plaisir  que  j'éprouverais  à  lire  C  jtulle  ou  feuilleter  Ronsard  :  c'est  une 
déduction  de  littérature  comparée.  Quelle  est  la  valeur  propre  de  Catulle, 
je  n'en  sais  rien.  Qiel  est  le  mérite  original  et  pour  ainsi  dire  indivi- 
duel de  Ronsard,  je  l'ignore.  Ce  que  je  dis  uniquement,  c'est  qu'il 
y  a  eu  dans  l'histoire  des  lettres  latines  une  époque  des  moeurs,  de  la 
langue,  de  la  poésie,  dont  Catulle  est  le  représentant,  d'une  part;  que, 
d'autre  part,  il  y  a  dans  l'histoire  de  la  littérature  française  une  époque 
évidemment  caractérisée  p:ir  un  même  état  de  la  poésie,  de  la  langue, 
des  mœurs;  et  que  cette  époque  est  celle  de  Ronsard.  N'est-ce  pas 
comme  si  je  disais  qu'il  y  a  eu  peut-être  un  temps  de  traduire  Catulle 
en  vers,  mais  que  ce  temps  est  passé? 

Je  pousserai  la  comparaison  jusqu'au  bout  en  mettant  le  lecteur  à 
même  de  la  faire,  et  plaçant  quelques  vers  de  la  traduction  de  M.  Ros- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  A63 

tand  en  regard  de  la  traduction  des  mêmes  vers  par  nos  poêles  du 
xvr  siècle. 

Il  me  semble  le  pair  d'un  Dieu,  que  dis-je?  môme 

Plus  qu'un  Dieu,  —  si  parler  ainsi  nVst  un  blasphème,  — 

Celui  qui  peut  venir  souvent  s'asseoir,  rester 

Face  à  face  avec  toi,  contempler,  écouter 

Ton  doux  rire...  Oui,  ce  m'e^t,  ô  malheureux  qui  t'aime. 

Assez  pour  mo  ravir  tous  mes  sens!  Quand  mes  yeux 

Te  voient,  Leshie,  il  n'est  plus  rien  qui  vaille  mieux! 


Ma  langue  s'engourdit  ;  des  feux  subtils  se  glissent 
Dans  mes  membres;  mes  deux  oreilles  se  remplissent 
De  tintemens  confus  ;  mes  regards  éblouis 
Par  la  nuit  semblent  envahis. 

On  trouvera  dans  les  Amours,  au  livre  V,  la  traduction  de  Ronsard, 
presque  aussi  littérale  que  celle  de  M.  Rostand,  J'aime  mieux  citer 
l'imitation  de  Baïf,  plus  libre,  et  je  crois,  moins  connue  : 

Qui  t'ouït  et  voit  vis-à-vis. 

Celui,  —  comme  il  m'est  avis, — 

A  gagné  d'un  Dieu  la  place. 

Ou,  si  j'ose  dire  mieux. 

De  marcher  devant  les  Dieux 

n  peut  bien  prendre  l'audace. 

Car,  sitôt  que  je  te  voi 

Ma  maîtj'esse,  devajnt  moi 

Parler,  œillader  ou  rire, 

Le  tout  si  très  doucement, 

Pâmé  d'ébahi^sement, 

Je  ne  sais  que  je  dois  dire. 

Moins  littérale,  et  malgré  quelques  taches,  presque  plus  heureuse 
encore  est  la  paraphrase  de  Remy  Belleau  : 

Nul  me  semble  égaler  mieux 

Les  hauts  Dieux 
Que  celui  qui  face  à  face. 
T'ouït  parler  et  voit  la  grâce 
De  ton  souris  gracieux. 
Ce  qui  va  jusqn  au  dedans 

De  niPs  sens, 
Piller  l'esprit  qui  s'égare, 
Car,  voyant  ta  beauté  rare, 
La  voix  faillir  je  me  sens. 


J'interromps  ici  la  citation.  Il  y  a  dans  les  vers  suivans,  pour  traduire  le 
tenuis  sub  artus  Flamma  demanat, 


hdU  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  petit  feu  qui  furette 
Dessous  sa  peau  tendrelette, 

qui  gâte  vraiment  le  morceau,  et  c'est  dommage,  car  le  mouvement 
est  d'un  poète,  et  pour  soutenir  peut-être  la  comparaisonîjavec  l'origi- 
nal, il  n'y  manquerait  enfin  à  la  passion^que  d'être  d'un  amant  (1). 

11  faut  bien  en  venir  à  ce  dernier  trait  qui,  maintenant  que  l'on  a  vu 
les  analogies,  mesure  la  distance  qui  sépare  Catulle  de  nos  poètes  du 
xvr  siècle  :  les  autres  ont  chanté,  le  poète  de  Vérone  a  aimé.  C'est  ce 
ce  qui  explique,  en  même  temps,  qu'il  en  demeure  une  partie  tou- 
jours traduisible  et  éternellement  imitable,  comme  étant  éternelle- 
ment humaine,  mais  une  partie  seulement. 

Catulle  n'est  pas  proprement  ce  que  l'on  peut  appeler  un  grand  poète, 
et  pour  ma  part,  je  suis  si  loin,  comme  on  l'a  fait  quelquefois,  de  le 
mettre  au  rang  d'un  Lucrèce  ou  d'un  Virgile,  que,  si  je  conviens  qu'il 
est  fort  au-dessus  d'Ovide,  et  d'une  race  d'hommes  assurément  plus 
saine,  plus  robuste,  plus  virile,  mais  non  pas  plus  aimable  que  l'élé- 
gant Tibulle,  il  le  cède  au  moins  en  plus  d'un  point  à  Properce.  Homme 
d'esprit,  homme  du  monde,  si  tant  est  que  ce  mot  ait  un  sens  à  Rome, 
savant  dans  son  art,  dont  il  eut  le  culte  et  presque  la  superstition, 
imitateur  habile  des  alexandrins,  traducteur  heureux,  il  n'a  eu  du 
vraiment  grand  poète,  —  ni  cette  maîtrise  dont  la  supériorité  même, 
dédaigneuse  du  tour  de  force,  met  à  dissimuler  l'art  le  triomphe  même 
de  l'art,  —  ni  ces  grandes  ambitions  dont  la  témérité  généreuse,  à 
défaut  d'un  de  Natura  rerum  ou  d'une  Enéide,  peut  rencontrer  encore 
une  Pharsale,  —  ni  le  souftle  enfin,  ce  souffle  qui  vivifie  les  belles  odes 
d'Horace  et  qui  respire  encore  dans  les  Élégies  romaines  de  Properce. 
Les  épigrammes  de  Catulle,  purgées  des  obscénités  qui  les  déshono- 
rent, auraient-elles  pu  suffire  à  nous  conserver  son  nom?  J'ose  en  dou- 
ter. Ses  madrigaux,  —  car  de  quel  autre  mot  pourrais-je  mieux  carac- 
tériser les  petites  pièces  dont  le  Moineau  de  Lesbie,  s'il  n'en  est  pas  le 
chef-d'œuvre,  est  le  modèle  au  moins  le  plus  vanté?  —  ses  madrigaux 
sont-ils  beaucoup  au-dessus  de  certains  madrigaux  ou  sonnets  de  Voi- 
ture, si  ce  n'est  qu'on  y  doit  louer  plus  de  naturel  et  de  franchise  dans 
la  galanterie?  Et  quant  à  ses  poèmes  plus  considérables,  dont  nous 
avons  déjà  rappelé  les  titres,  que  l'on  prenne  la  Chevelure  de  Bérénice 
ou  V Épithalame  de   Thèiis  et  Pelée,  outre  qu'ils  sont  d'une  facture 

(1)  La  plupart  de  ces  citations  sont  tirées  du  recueil  en  trois  volumes  publié  par 
M.  L.  Becq  de  Fouquières  à  la  librairie  Charpentier.  Poésies  choisies  de  Batf,  1874- 
OEuvres  choisies  de  Joachim  du  Bellay,  1876.  OEuvres  choisies  des  poètes  français  du 
XVI*  siècle.  Voyez  aussi  Sainte-Beuve  :  Tableau  de  la  poésie  française,  dont  on  devrait 
bien  nous  donner  une  bonne  et  belle  édition,  plus  digne  du  livre  et  plus  digne  de 
Sainte-Beuve. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  â65 

laborieuse  et,  de  plus,  assez  mal  composés,  je  ne  vois  enfin  que  l'épisode 
de  VArianc  qui  soit  du  premier  ordre,  et  pour  emprunter  l'expression 
de  Du  Bellay,  où  l'on  sente  frémir  a  la  divinité  de  l'invention.  » 
I  Mais,  vers  l'âge  de  vingt-cinq  ou  trente  ans,  cet  homme  d'esprit,  ce 
(versificateur  habile  a  aimé,  passionnément  aimé,  comme  on  a  rare- 
ment aimé  dans  la  contrainte  des  mœurs  antiques,  aimé  presque 
comme  un  moderne;  et,  pour  chanter  les  joies  ou  les  tristesses,  les 
victoires  ou  les  trahisons  de  l'amour,  il  a  trouvé  des  accens  où  vibre 
encore,  après  dix-neuf  cens  ans,  ce  qu'il  y  a  de  plus  universel  et  de 
plus  profondément  humain  dans  l'amour.  Avec  quels  traits  d'une  grâce 
sensuelle,  et  dans  quelle  attitude  sculpturale,  selon  le  génie  plastique 
des  anciens,  n'a-t-il  pas  su  peindre  l'entrée  de  sa  Lesbie  dans  la  petite 
maison  complaisante  qui  cacha  leurs  premiers  rendez-vous  : 

Quo  sua  se  molli  candida  diva  pede 
lûtulit,  et  trito  fulgentem  in  limine  plantam 
Innixa  arguta  constituit  solea. 

Elles  sont  de  lui,  dans  la  simplicité  de  leur  expression  devenue  clas- 
sique (ou  du  moins  c'est  son  nom  qui  pour  nous  y  demeure  attaché),  ces 
joUes  images,  de  la  fragilité  féminine  dont  il  faut  écrire  les  sermenssur 
le  mobile  cristal  des  eaux  et  sur  l'aile  rapide  des  vents,  ou  de  l'amour 
encore,  brisé  par  la  défiance  comme  la  fleur  des  champs  que  tranche 
le  soc  indifférent  de  la  charrue.  Mais  plus  tard,  quand  les  mauvais  jours 
ont  commencé  de  luire,  de  quels  stigmates  n'a-t-il  pas  marqué  l'éter- 
nelle contradiction  des  amours  fatales  dont  l'indignité  même  de  l'ob- 
jet aimé  ne  peut  débarrasser  la  victime  ? 

Odi  et  amo.  Quare  id  faciam  fortasse  requiris  ? 
Nescio,  sed  fieri  sentio  et  excrucior. 

Et  ailleurs,  enfonçant  plus  profondément  encore  :  «  0  Lesbie  !  quand 
tu  reviendrais  honnête,  je  ne  pourrais  t'estimer,  et  cependant,  même 
dans  la  honte,  il  faut  que  je  continue  de  t'aimer  !  »  Oui,  sans  cet  amour, 
Catulle  occuperait  dans  les  lettres  latines  à  peu  près  le  même  rang  que 
Ronsard  dans  les  lettres  françaises.  Mais  cet  amour  l'a  élevé  au-des- 
sus de  lui-même,  et  il  ne  pourrait  pas  se  plaindre,  en  vérité,  même  d'en 
être  mort,  puisqu'il  lui  doit  de  vivre  encore.  Et  c'est  justice.  Car  ils  se 
comptent  facilement,  dans  toutes  les  littératures,  ceux  qui  ont  trouvé 
de  tels  accens.  Mais  surtout  ils  se  comptent  ceux  qui  ont  aimé  avec 
cette  passion.  Un  grand  amour,  en  ce  monde,  n'est  guère  plus  commun 
qu'une  grande  ambition.  Le  génie  lui-même  est  à  peine  plus  rare,  el 
c'est  pourquoi  sans  doute,  comme  il  est  advenu  pour  Catulle,  on  les 
confond  si  souvent  avec  lui. 
Essaierons-nous  en  terminant  de  préciser  le  jugement  par  une  de 

lOMB  nv.  —  lbij2.  30 


ACO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  comparaisons,  dont  peut-être  on  abuse,  entre  Catulle  et  quelqu'un 
de  nos  poètes  modernes,  André  Chénier,  par  exemple,  ou  Alfred  do 
Musset?  André  Chénier,  passe  encore,  mais  Alfred  de  Musset!  u  Je 
suis  content  que  vous  fassiez  cas  d'Alfred  de  Musset,  écrivait  un  jour 
Mérimée  à  son  inconnue,  et  vous  avez  raison  de  le  comparer  à  Catulle; 
mais  Catulle  écrivait  mieux  sa  langue.  »  M.  Rostand  a  pris  trop  au 
sérieux  cette  boutade  de  Mérimée  ;  il  en  a  même  tiré  un  parallèle 
dans  les  formes  entre  Catulle  et  Musset.  Sans  doute,  si  Mérimée  vou- 
lait dire  que  Catulle  savait  mieux  que  Musset  les  raisons  démonstra- 
lives  de  ses  propres  beautés,  il  disait  vrai,  parce  qu'à  Rome,  un  poète 
était  toujours  plus  ou  moins  un  grammairien,  les  études  grammaticales 
y  ayant  toujours  été  le  fondement  et  le  support  du  développement 
littéraire.  Mais  au  reste,  et  tout  dégagé  qu'il  fût,  ou  qu'il  se  crût,  de 
toute  espèce  de  préjugés,  je  ne  craindrai  pas  de  dire  qu'à  parler  ainsi 
de  Catulle  il  y  mettait  quelque  chose  de  cette  superstition  que  l'on  pro- 
fesse parfois  ponr  les  anciens.  Que  Catulle  soit  un  vrai  poète,  ce  serait 
blasphémer  que  d'y  contredire,  mais  Musset  est  un  grand  poète,  —  et, 
quoi  qu'en  ait  dit  Sainte-Beuve,  dont  on  doit  se  souvenir  toujours 
qu'il  n'a  jamais  pu  prendre  sur  lui  de  rendre  pleinement  justice  à 
Musset,  —  la  comparaison  n'est  pas  plus  exacte  entre  Catulle  et  Mus- 
set qu'elle  ne  le  serait,  —  toutes  proportions  gardées  et  toutes  com- 
pensations faites,  —  entre  Térence  et  Molière.  Tenons-nous-en  à  André 
Chénier. 

ISous  aurions  voulu  pouvoir  trouver  la  traduction  de  M.  Rostand 
meilleure,  et  non  pas  plus  exacte,  nous  avons  dit  qu'elle  l'était,  mais 
au  contraire  plus  libre,  l'exactitude,  en  pareille  occurrence,  ou  plutôt, 
selon  le  mot  de  M.  Rostand,  la  lUtèralitè,  risquant  fort  d'être  la  pire 
infidélité.  La  tentative  n'en  fait  pas  pour  cela  moins  d'honneur  à 
M.  Rostand.  C'est  qu'en  effet  il  y  a  là  une  question  d'exécution  qui 
n'est  rien,  et  une  question  de  principe  qui  est  tout.  M.  Rostand  croit 
que  c'est  en  vers  qu'il  faut  traduire  un  poète,  et  nous  croyons  au  con- 
traire, pour  nous,  que  c'est  en  prose  :  le  lecteur  jugera.  Car  nous  ne 
voudrions  détourner  personne  de  lire  ou  de  relire  Catulle,  à  cette 
occasion.  La  biographie  du  poète  que  M.  Rostand  a  mise  en  tête  du 
volume  est  des  plus  intéressantes;  nous  avons  essayé  de  donner  une 
rapide  et  trop  brève  idée  de  l'intérêt  du  commentaire;  on  a  toutes  rai- 
sons d3  croire  que  le  texte  est  le  meilleur  qu'il  y  ait  dans  l'état  présent 
de  la  science  philologique;  et  puisque  la  traduction  enfin  en  serait 
excellente  si  elle  était  en  prose,  —  il  est  facile  de  l'y  mettre. 


F.  Brunetiêrë. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre. 

L'ouverture  des  chambres  françaises  n'a  point  eu,  certes,  l'autre 
jour,  l'éclat  qu'elle  a  dans  d'autres  pays,  qu'elle  a  eu  en  France  même 
dans  d'autres  temps,  lorsque  le  souverain  allait  présider  à  l'inaugura- 
tion des  travaux  parlementaires.  Elle  s'est  faite  cette  fois  simplement, 
modestement.  Les  sénateurs  et  les  députés,  qui  étaient  dispersés  la 
veille  dans  leurs  provinces,  se  sont  trouvés  réunis  le  lendemain  pour 
entendre  à  leur  retour  des  vacances  une  honnête  déclaration  ministé- 
rielle qui  a  été  accueillie  avec  calme.  Tout  s'est  passé  sans  bruit,  sans 
mouvement,  non  cependant  sans  une  certaine  apparence  de  préoccu- 
pation et  de  réserve  qui  tient  à  la  gravité  des  choses.  S'i!  y  a,  en  effet, 
aujourd'hui,  au  moment  oii  s'ouvre  cette  session  extraordinaire  de  fin 
d'année,  un  phénomène  frappant,  caractéristique,  c'est  le  sentiment 
universel  d'un  danger  croissant.  Les  optimistes  à  outrance,  ceux  qui,  par 
esprit  de  parti  ou  par  fanatisme  de  secte,  se  croient  intéressés  à 
déguiser  la  vérité,  peuvent  essayer  encore  de  s'étourdir  par  leurs  jac- 
tances. Le  fait  n'existe  pas  moins.  11  y  a  un  peu  partout  ce  sentiment 
que  les  affaires  de  la  France  sont  dans  une  mauvaise  voie,  que  ces 
derniers  mois  ont  laissé  entrevoir  les  progrès  d'un  mal  redoutable, 
qu'on  a  par  trop  abusé  de  tout,  que  la  république,  en  un  mot,  touche, 
elle  aussi,  à  cette  heure  fatidique  où  elle  n'a  plus  une  seule  fautônà 
commettre.  Un  peu  partout  il  y  a  cette  persuasion  intime,  instinctive, 
que  jamais  peut-être,  depuis  nombre  d'années,  le  parlement  ne  s'est 
réuni  dans  des  circonstances  plus  critiques,  et,  si  cette  dernière  décla- 
ration ministérielle,  qui  a  suppléé  à  l'ancien  discours  do  la  couronne 
dans  une  séance  qui  n'a  eu  rien  d'imposant,  a  été  froidement  reçue, 
c'est  qu'elle  a  paru  ne  répondre  que  d'une  manière  insuflisante  aux 
nécessités,  aux  préoccupations  du  moment.  Elle  a  semblé  n'être  qu'un 
programme  assez  incohérent,  accompagné  d'une  sorte  d'adjuration 
banale  à  la  paix,  à  la  concorde,  pour  persuader  à  la  chambre  de  ne 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  précipiter  pendant  ces  quelques  semaines  de  session  extraor- 
dinaire, de  se  borner  pour  l'iusiaiit  au  plus  pressé,  à  l'expédition  du 
budget. 

Oh  !  assurément,  ce  n'est  pas  que  cette  déclaration  lue  l'autre  jour 
aux  chambres  ne  soit  pleine  de  bonnes  intentions  et  que  le  ministère 
qui  est  né  au  mois  d'août,  qui  a  la  meilleure  volonté  de  vivre,  ne  se 
montre  sensible  à  quelques-unes  des  nécessités  publiques  qui  le  pres- 
sent. Arrivé  au  pouvoir  dans  des  conditions  difficiles,  à  la  suite  d'une 
série  de  troubles  ministériels  et  parlementaires,  surpris  depuis  qu'il 
existe  par  des  explosions  d'anarchie  qui  sont  un  avertissement  en 
même  temps  qu'une  menace,  le  ministère  ne  demanderait  évidemment 
pas  mieux  que  d'éviter  des  crises  nouvelles  dont  il  serait  la  première 
victime,  de  reprendre  une  posiiion  plus  forte.  Il  a  soigneusement  étu- 
dié son  programme.  Il  ne  craint  pas  de  désavouer  les  «  solidarités 
compromettantes,  »  et  il  parle  de  l'ordre  avec  la  bonne  volonté  de  le 
maintenir  «  d'une  main  ferme,  »  de  réprimer  «  avec  calme,  sans  fai- 
blesse »  toutes  les  tentatives  qui  pourraient  le  troubler.  11  n'hésite 
pas  à  rappeler  que  l'ordre  intérieur  énergiquement  maintenu,  l'esprit 
de  suite  dans  la  politique,  sont  les  conditions  premières  de  l'influence 
extérieure.  Le  ministère  dit  une  foule  de  choses  justes,  qui  ne  sont 
pas  toujours  nouvelles ,  sur  l'observation  des  lois ,  sur  la  conci- 
liation, sur  l'apaisement,  sur  la  nécessité  de  s'entendre  pour  sévir 
contre  «  les  malfaiteurs  qui  colportent  la  sédition  et  la  menace.  » 
Il  a  aussi  de  l'orgueil  :  il  attend  la  discussion  sur  ce  qu'il  a  fait  et 
sur  ce  qu'il  proposera.  Il  ne  veut  en  aucun  cas  accepter  de  «  vivre 
au  jour  le  jour,  de  majorités  accidentelles,  sans  solidité,  sans  sécu- 
rité. »  11  a  l'ambition  de  trouver  dans  le  parlement  «une  majorité  réso- 
lue à  donner  à  la  république  un  gouvernement  durable  et  fort,  un 
gouvernement  décidé  à  défendre  au  dehors  les  intérêts  permaneus  de 
la  France,  au-dedans  l'ordre  et  la  liberté,  à  imposer  énergiquement  à 
tous  le  respect  absolu  des  lois.  »  Rien  certes  de  plus  honnête,  de  mieux 
intentionné,  et  M.  le  président  du  conseil  a  bien  raison  de  croire  qu'a- 
vec tout  cela  on  peut  s'assurer  «  les  garanties  d'une  existence  poli- 
tique stable.  »  Seulement  c'est  là  toujours  la  question.  La  diflîculté 
est  de  sortir  du  vague,  de  traduire  toutes  ces  honnêtes  paroles  dans  la 
réalité,  de  préciser  un  système  de  conduite  pratique  sans  lequel  toutes 
les  promesses  de  gouvernement  durable  et  fort  ne  sont  que  de  déce- 
vantes banalités.  11  faut  en  arriver  aux  faits.  11  faut  oser  se  dire  que, 
si  la  situation  a  pris  de  jour  en  jour  une  gravité  croissante,  c'est  qu'on 
a  laissé,  depuis  quelques  années,  l'esprit  de  parti  et  de  désorganisa- 
tion s'attaquer  à  tout,  à  la  magistrature,  à  l'armée,  aux  finances,  à 
l'ordre  administratif,  à  la  liberté  des  croyances,  et  que,  si  on  veut 
enfin  remédier  à  un  mal  devenu  criant,  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen 
que  de  revenir  aux  conditions  essentielles  ô'une  politique  réparatrice. 


BEVUE.    —    CHRONIQUE.  /169 

Il  faut  avoir  le  courage  d'accepter  les  conséquences  de  la  politique  à 
laquelle  on  semble  se  rallier,  —  et,  à  ne  prendre  qu'une  question  qui 
paraît  destinée  à  être  le  principal  objet  des  discussions  des  chambres 
dans  cette  session  extraordinaire,  M.  le  président  du  conseil,  l'auteur 
du  récent  programme  ministériel,  pput  s'interroger  lui  même  :  croit-il 
prévenir  ou  atténuer  les  dangers  évidens  de  la  situation  financière  en 
laissant  un  collègue  assez  inexpérimenté  revenir  sur  des  combinaisons 
acceptées,  livrer  aux  chambres  un  budget  revu  et  corrigé,  pour  désar- 
mer quelques  hostilités  de  parti? 

Que  cette  situation  financière,  sur  laquelle  la  chambre  a  déjà  lon- 
guement discuté  et  discute  encore,  qui  sera  probablement  d'ici  à  peu 
dans  le  sénat  l'objet  d'un  examen  plus  attentif  et  plus  approfondi,  que 
cette  situation  en  soit  venue  par  degrés  à  n'être  pas  sans  danger,  c'est 
désormais  un  fait  avéré.  Elle  s'est  aggravée,  non  parce  qu'il  y  a  eu  de 
ces  contretemps  qui  déjouent  toutes  les  prévisions,  ou  parce  que  la 
France  a  cessé  d'être  industrieuse  et  active,  mais  parce  qu'on  a  abusé 
de  toutes  les  ressources  pour  suffire  à  des  fantaisies  de  domination, 
dans  un  intérêt  de  parti.  On  a  abusé  de  tout,  de  la  prospérité  même 
dont  les  plus-values  d'impôts  paraissaient  être  l'expression,  du  cré- 
dit, de  la  libéralité  du  pays,  prodigue  de  ses  dons,  de  la  facilité  des 
chambres,  toujours  promptes  à  voter  ce  qui  sert  leurs  préjugés  et  leurs 
passions. 

Parce  qu'il  y  avait  des  plus-values,  des  excédens  de  recettes,  on  s'est 
cru  autorisé  à  multiplier  les  dépenses,  à  créer  des  listes  civiles  pour 
des  clientèles  de  nouveaux  pensionnaires,  à  augmenter  les  dotations, 
à  disposer  sans  compter  des  budgets  de  l'état  et  des  communes,  à 
répandre  les  millions  sous  toutes  les  formes.  Parce  que  les  travaux  des 
ports,  des  chemins  de  fer,  des  canaux  sont  certainement  utiles,  on  n'a 
trouvé  rien  de  mieux,  pour  aller  plus  vite,  que  de  rouvrir  le  grand- 
livre,  d'ajouter  aux  dettes  tristement  inévitables  de  la  guerre  les  dettes 
de  la  paix.  On  a  imaginé  un  gigantesque  programme  qui  devait  être 
un  danger  ou  une  déception.  Un  homme  qui  est  depuis  longtemps  mêlé 
à  ces  affaires  de  chemins  de  fer,  qui  a  été  sous-secrétaire  d'état  dans 
le  ministère  de  M.  Garabetta,  et  qui  ne  peut  être  soupçonné  de  vouloir 
trahir  la  politique  républicaine,  faisait  récemment  à  ses  électeurs  la 
confi  ience  que  le  «  fameux  plan,  »  tel  qu'il  a  été  mis  en  pratique,  n'a 
servi  qu'à  satisfaire  des  appétits  locaux,  des  intérêts  d'élection  et  à 
s'assurer  une  majorité  dans  la  chambre.  Voilà  qui  est  un  aveu  singu- 
lier! L'auteur  de  ces  révélations  exagérait  probablement  un  peu,  dans 
une  intention  d'hostilité  rétrospective  contre  M.  de  Freycinet.  Il  n'est 
pas  moins  vrai  que,  pour  des  travaux  qui  ont  sans  doute  leur  utilité, 
mais  dont  l'exécution  devrait  toujours  être  mesurée  à  l'état  des  res- 
sources publiques,  on  s'est  jeté  tête  baissée  dans  la  voie  aventureuse 
des  emprunts;  on  a  fait  exactement  le  contraire  de  ce  que  font  les 


h70  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

plus  puissantes  nations,  de  ce  qu'a  fait  l'Angleterre  depuis  1815,  de 
ce  qu'ont  fait  les  États-Unis  depuis  la  guerre  de  la  sécession  et  de  ce 
qu'ils  font  encore.  Au  lieu  d'éteindre  la  dette,  on  a  déchaîné  les 
dépenses,  si  bien  qu'on  en  est  aujourd'hui  non  plus  à  k  milliards 
jugés  d'abord  nécessaires  pour  l'exécution  du  plan  de  M.  do  Freyci- 
net,  mais  à  une  prévision  de  9  milliards!  La  politique  républicaine, 
en  un  mot,  semble  avoir  consisté  à  abuser  de  la  prospérité  et  des  plus- 
values,  à  se  servir  de  l'emprunt,  en  même  temps  que,  d'un  autre  côté, 
elle  se  faisait  un  jeu  d'inquiéter  le  crédit  par  des  propositions  chimé- 
riques, par  des  menaces  de  rachat  des  chemins  de  fer.  Qu'en  est-il 
résulté?  C'est  qu'à  la  fin  tous  les  ressorts  de  la  puissance  financière  se 
sont  fatigués.  Le  crédit  de  l'état  s'est  senti  plus  ou  moins  atteint,  puis- 
qu'il a  incontestablement  fléchi  depuis  quelques  années.  Le  mouve- 
ment de  prospérité  s'est  ralenti  ;  les  excédens  ont  commencé  à 
décroître,  les  déficits  ont  reparu  dans  le  budget,  et  après  le  plus 
prodigieux  essor  de  richesse  la  gêne  s'est  manifestée  de  nouveau  dans 
les  finances  publiques. 

Lorsque  M.  Léon  Say  arrivait  au  pouvoir  aux  premiers  mois  de  l'an- 
née, il  avait  devant  les  yeux  cette  situation,  et,  dans  la  pensée  d'arrêter 
les  progrès  du  mal,  il  avait  mis  comme  condition  de  son  entrée  aux 
affaires  qu'il  n'y  aurait  «  ni  emprunt,  ni  conversion,  ni  rachat  des 
chemins  de  fer.  »  L'objet  évident  de  sa  politique  financière  était  de 
rassurer  le  crédit,  de  raviver  une  certaine  confiance  en  commençant 
par  fermer,  pour  ainsi  dire,  la  boîte  aux  surprises  et  en  cherchant 
ensuite  par  une  série  de  procédés  ingénieux  à  remettre  la  vérité  et 
l'équilibre  dans  le  budget  ordinaire.  Il  ne  voulait  pas,  d'un  autre  côté, 
suspendre  tout  à  coup  les  travaux  inscrits  au  budget  extraordinaire  et 
alimenté  par  des  ressources  d'emprunt;  mais  pour  ces  travaux  il  ne 
voulait  recourir  ni  à  des  émissions  nouvelles  de  rente  ni  à  des  emprunts 
à  la  dette  flottante.  Il  croyait  pouvoir  suffire  à  tout  par  des  combinai- 
sons particulières,  et  une  de  ces  combinaisons,  la  principale,  était  une 
convention  par  laquelle  la  compagnie  d'Orléans  s'engageait  à  un  rem- 
boursement considérable.  Cette  œuvre  financière  de  M.  Léon  Say,  qui 
était  devenue  l'œuvre  de  la  commission  du  budget  et  de  son  habile 
rapporteur.  M,  Ribot,  elle  avait  été  chaudement  discutée  dans  la 
chambre;  elle  était  sortie  victorieuse  de  la  discussion  et,  au  mois  de 
juillet,  elle  était  même  à  peu  près  adoptée  dans  ses  principes  essentiels. 
Là-dessus  arrive  au  7  août  un  nouveau  ministre  des  finances,  M.  Tirard. 
Au  premier  abord,  le  nouveau  ministre  a  une  mission  bien  facile  :  il 
trouve  une  œuvre  toute  prête,  déjà  plus  qu'à  demi  acceptée,  il  n'a  qu'à 
demander  à  la  chambre  de  la  sanctionner  jusqu'au  bout.  Pas  du  tout, 
M.  Tirard  a  des  scrupules;  il  accepte  le  budget  ordinaire  de  M.  Léon 
Say,  il  n'accepiB  pas  le  budget  extraordinaire,  ou  du  moins  il  finit  par 
renoncer  à  la  convention  avec  la  compagnie  d'Orléans,  —  et  pourquoi 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  A71 

abandonne-t-il  cette  convention  ?  C'est  qu'évidemment  il  veut  donner 
une  certaine  satisfaction  aux  adversaires  des  grandes  compagnies,  aux 
partisans  du  rachat  des  chemins  de  fer.  Comment  remplacer  cepen- 
dant la  somme  qui  vient  de  disparaître  du  budget!  C'est  bien  simple: 
on  présume  que  les  pluies  de  la  saison  auront  interrompu  les  tra- 
vaux, que  l'argent  déjà  voté  n'aura  pas  été  dépensé  et  qu'avec  cela  on 
pourra  suffire  à  tout.  Malheureusement,  vérification  faite,  il  se  trouve 
que  les  pluies  n'ont  pas  rendu  le  service  qu'on  leur  demandait,  que 
les  travaux  sont  engagés,  que  les  sommes  ont  été  ordonnancées.  Voilà 
le  déficit  qui  reparaît,  qui  dans  tous  les  cas  dépassera  100  millions. 
Comment  sortir  de  là?  Oh!  c'est  encore  plus  simple  que  tout  le  reste. 
M.  Tirard  fera  appel  à  la  dette  flottante,  de  sorte  qu'au  bout  de  tout 
on  en  revient  à  cet  expédient  d'un  emprunt  plus  ou  moins  déguisé, 
d'un  accroissement  démesuré,  toujours  dangereux,  de  la  dette  flottante, 
à  moins  qu'on  n'émette  des  bons  du  trésor,  —  et  c'est  là  ce  qui  s'ap- 
pelle relever  l'ordre  financier  si  étrangement  compromis  ! 

Tout  se  tient,  et  si  le  gouvernement  est  si  peu  fixé  dans  les  affaires 
de  finances,  c'est  qu'il  n'est  pas  bien  sûr  de  ce  qu'il  peut  ni  même  de 
ce  qu'il  veut  dans  sa  politique,  c'est  qu'il  se  sent  pris  dans  une  situa- 
tion dont  il  ne  méconnaît  pas  la  gravité,  mais  à  laquelle  il  n'a  pour  le 
moment  à  opposer  que  des  paroles.  Il  a  une  certaine  tentation  de 
vouloir  quelque  chose,  il  met  de  bonnes  intentions  dans  son  pro- 
gramme: l'embarras,  pour  lui,  est  de  faire  passer  ses  intentions  dans 
ses  actes,  dans  son  attitude,  dans  la  direction  de  sa  politique.  Il  ne 
peut  échapper  à  une  sorte  de  contradiction  permanente  qui  éclate  un 
peu  partout,  sous  toutes  les  formes,  qui  tient  à  la  division  ou  à  la  con- 
fusion des  conseils  et  des  idées. 

Que  peut-on  croire?  Le  ministère, qui  a  omis  un  certain  nombre  de 
questions  délicates  dans  sa  déclaration,  a  cru  néanmoins  utile  de  dire 
qu'il  était  temps  d'en  finir  avec  l'éternelle  réforme  judiciaire  et  qu'il 
croirait  obéir  au  vœu  du  pays  en  présentant  à  son  tour  ses  vues  sur  ce 
sujet.  Ces  vues  n'ont  probablement  rien  d'extrême.  Le  gouvernement 
n'est  pas  pour  l'élection  des  juges;  il  ne  doit  pas  ignorer,  puisqu'il 
parle  si  souvent  de  l'ordre,  qu'une  des  conditions  de  cet  ordre  est 
d'avoir  une  magistrature  indépendante,  et  au  fond  il  n'est  pas  opposé 
au  principe  de  l'inamovibilité.  Qu'en  est-il  cependant  en  pratique? 
M.  le  garde  des  sceaux  a,  paraît-il,  en  réserve  un  projet  qui  ne  serait 
tout  simplement  qu'une  suppression  subreptice  et  mesquine  de  l'ina- 
movibilité, qui,  en  permettant  des  épurations  nouvelles,  laisserait  les 
juges  à  la  discrétion  et  merci  de  tout  ministre  de  passage  à  la  chan- 
cellerie. M.  le  ministre  de  l'iustruction  publique,  de  son  côté,  fait  des 
circulaires  pour  recommander  aux  préfets  la  modération  et  la  pru- 
dence au  sujet  de  l'enlèvement  des  emblèmes  religieux  et  crucifix 
placés  jusqu'ici  dans  les  écoles.  H  ne  veut,  dit-il,  rien  qui  ressemble  à 


472  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

une  «  croisade  iconoclaste,  »  à  une  guerre  aux  croyances  des  familles. 
Fort  bien  I  Pendant  ce  temps,  le  nouveau  préfet  de  la  Seine,  à  peine 
arrivé  à  son  poste,  à  la  première  sommation  du  conseil  municipal  de 
Paris,  se  hâte  d'entrer  en  campagne  et  revient  en  triomphe  avec  quel- 
ques malheureux  crucifix  enlevés  dans  deux  ou  trois  écoles.  Que  faire  ? 
le  conseil  municipal  l'a  voulu!  M.  le  président  de  la  république  lui- 
même  reçoit,  ces  jours  passés,  à  l'Elysée  un  nouveau  nonce  pontifical, 
W'  di  Rende,  et,  dans  cette  audience,  il  parle  avec  cordialité  des  inté- 
rêts religieux,  des  rapports  de  la  France  et  du  saint-siège.  C'est  le 
langage  officiel;  mais  en  mêœe  temps,  dans  tout  ce  monde  républi- 
cain, auquel  le  gouvernement  demande  une  majorité  qui  ne  soit  pas 
«  accidentelle,  »  c'est  une  sorte  de  déchaînement  fébrile  et  puéril 
contre  tout  ce  qui  est  religieux,  contre  les  évêques,  contre  les  traite- 
mens  et  subventions  ecclésiastiques,  contre  le  budget  des  cultes.  Il 
s'est  même  trouvé  hier  dans  la  chambre  une  majorité,  —  on  ne  sait 
pas  si  elle  est  «  accidentelle  »  cette  fois ,  —  qui  a  supprimé  à  peu 
près  le  traitement  de  M.  l'archevêque  de  Paris.  Il  est  vrai  qu'elle  a 
défait  un  instant  après  ce  qu'elle  venait  de  faire  et  qu'on  ne  sait  plus 
ce  qu'on  a  voté. 

Il  faut  cependant  sortir  de  là  et  en  venir  à  plus  de  clarté  dans 
les  situations.  Un  républicain  qui  a  été  associé  comme  préfet  de 
police  à  l'exécution  des  décrets  contre  les  congrégations  et  qui  était 
récemment  ambassadeur  à  Madrid,  M.  Andrieux,  n'a  pas  craint  ces 
jours  derniers  de  dire  tout  haut  qu'il  y  avait  un  ralentissement  sen- 
sible dans  l'adhésion  du  pays  à  la  république.  Ce  ralentissement  est 
dû  à  bien  des  causes  sans  doute;  mais,  dans  tous  les  cas,  comme  l'a 
dit  M.  Andrieux,  cette  répugnante  guerre  de  petits  esprits  contre  les 
croyances  religieuses  n'est  point  certainement  étrangère  à  l'immense 
lassitude  de  l'opinion.  Eh  bien  !  le  moment  est  venu  de  savoir  si  la  décla- 
ration lue  l'autre  jour  par  M.  le  président  du  conseil  n'est  qu'une  bana- 
lité ou  si  elle  signifie  que  le  gouvernement  a  le  sentiment  de  cette 
situation,  qu'il  est  décidé  à  rétablir  un  peu  d'ordre  en  France  avec 
l'appui  de  tous  ceux  qui  mettent  la  sauvegarde  du  pays  bien  au-dessus 
des  intérêts  et  des  passions  de  partis. 

Certes,  c'est  une  vérité  plus  d'une  fois  justifiée  dans  le  passé,  plus 
que  jamais  confirmée  par  tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  :  on  ne  fait 
pas  des  finances,  on  ne  fait  pas  du  gouvernement,  on  ne  fait  pas,  en  un 
mot,  de  l'ordre  avec  du  désordre,  avec  de  stériles  agitations  intérieures, 
et  avec  des  confusions  de  partis  on  fait  encore  moins  de  la  politique 
extérieure,  on  assure  encore  moins  à  son  pays  un  rôle  sérieux  dans  le 
monde.  On  s'en  est  bien  aperçu,  il  y  a  quelques  mois,  lorsque  la  France, 
livrée  à  des  politiques  de  fantaisie,  a  déclaré  pour  ainsi  dire  son  incom- 
pétence dans  ces  affaires  d'Egypte,  dont  elle  avait  eu  jusque-là  le  droit 
de  s'occuper  et  devant  lesquelles  elle  s'est  sentie  brusquement  para- 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  Û73 

lysée  ou  désarmée.  Aujourd'hui  les  évônemens  ont  marché.  L'Angle- 
terre, qui  a  sans  doute  srs  embarras  intérieurs,  mais  qui  ne  se  laisse 
pas  arrêter  quand  ses  intérêts  nationaux  sont  en  jeu  et  qui  a  un  gou- 
vernement  pour  agir,  l'Angleterre  est  allée  dans  la  vallée  du  Nil;  elle 
a  dispersé  à  Tell-el-Kebir  cette  armée  insurrectionnelle  qui  était  un 
fantôme,  et  elle  occupe  militair  ement  TÉgypte,  selon  le  mot  de  M.  le 
président  du  conseil.  La  question  est  maintenant  de  savoir  ce  qu'elle 
se  propose  de  faire  de  sa  conquête,  quelles  conséquences  elle  prétend 
tirer  d'une  intervention  dont  elle  a  accepté  seule  la  responsabilité  et 
dont  elle  ne  paraît  pas  dispos  ée  à  partager  les  avantages.  Le  cabinet 
de  Londres  ne  refuse  sûrement  pas  de  s'entendre  avec  tout  le  monde, 
de  négocier  soit  avec  le  sultan  pour  adapter  l'ancienne  suzeraineté  à 
un  ordre  nouveau,  soit  avec  la  Fran  ce  pour  la  transformation  du  con- 
trôle financier  exercé  jusqu'ici  en  commun  par  les  deux  nations.  L'An- 
gleterre n'est  pas  moins  pour  le  moment  s  ur  les  bords  du  Nil  une  pro- 
tectrice armée,  quasi- souveraine,  visiblement  préoccupée  de  créer  une 
situation  dont  elle  puisse  demeurer  l'unique  arbitre.  C'est  là  désormais 
le  point  délicat  sur  lequel  se  fixent  tous  les  regards. 

L'Angleterre  a  envoyé  à  Alexandrie  et  au  Caire  comme  ambassadeur 
de  circonstance  ou  com  missaire  supérieur  son  représentant  à  Constan- 
tinople,  lord  Dufferin.  Après  les  armes,  la  diplomatie  entre  directe- 
ment en  action  sur  les  bords  du  Nil.  De  quoi  a  été  chargé  au  vrai  un 
personnage  si  considérable,  si  bien  fait  par  sa  position  et  par  ses  qua- 
lités reconnues  pour  représenter  avec  autorité  la  politique  anglaise? 
Lord  Dufferin,  assure  M.  Gladstone,  est  allé  s'entendre  avec  l'agent 
britannique,  sir  Edward  Malet,  pour  la  réorganisation  de  l'Egypte. 
Toujours  est-il  qu'avec  cette  mission  d'une  importance  un  peu  mysté- 
rieuse a  coïncidé  tout  d'abord  un  acte  du  khédive  supprimant  le  con- 
trôle anglo-français.  Il  est  clair  que,  dans  la  pensée  de  l'Angleterre,  cette 
institution  du  contrôle  est  destinée  à  disparaître.  Seulement  une  insti- 
tution qui  ne  dépend  pas  du  khédive  seul,  qui  a  eu  un  caractère  diplo- 
matique, ne  peut  pas  évidemment  disparaître  sans  qu'il  y  ait  des  com- 
pensations, des  garanties  nouvelles  offertes  par  l'Angleterre,  acceptées 
par  la  France.  Les  négociations  courtoises  et  amicales  dont  M.  le  pré- 
sident du  conseil  a  parlé  l'autre  jour  dans  sa  déclaration,  ont  sans 
doute  trait  à  cet  objet,  et  la  réserve  gardée  jusqu'ici  par  les  deux  gou- 
vernemens  démontre  que  la  question  n'est  pe  ut-être  pas  aussi  facile  à 
résoudre  qu'on  aurait  pu  le  croire.  On  disait  récemment  que  l'amitié  de 
deux  grandes  nations  était  d'un  intérêt  bien  supérieur  à  quelques  inci- 
dens,  à  quelques  détails  de  la  réorganisation  de  l'Egypte.  Assurément 
l'intérêt  général  d'une  entente  cordiale  entre  la  France  et  l'Angleterre 
est  fait  pour  dominer  les  dissentimens  secondaires  et  vaut  bien  quel- 
ques sacrifices.  Encore  faut-il  cependant  que  le  prix  de  cette  amitié 
soit  également  senti  des  deux  côtés;  et  si,  dans  ces  négociations  nou- 


474  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

velles  qui  paraissent  engagées,  la  France  a  les  inconvéniens  de  sa  posi- 
tion, si  elle  n'a  pas  l'autorité  qu'aurait  pu  lui  donner  une  participation 
active  à  l'expédition  d'Egypte,  elle  a  du  moins  un  avantage  :  elle  ne 
peut  pas  être  soupçonnée  de  vouloir  créer  des  difficultés  à  l'Angleterre 
ou  raviver  des  conflits;  elle  défend  sans  arrière-pensée,  le  plus  pacifi- 
quement du  monde,  ce  qu'elle  peut  sauver  de  ses  intérêts  traditionnels 
et  légitimes,  elle  ne  réclame  que  des  garanties  qui  profiteront  à  l'Eu- 
rope. La  France  s'est  certes  conduite  en  puissance  amie  avec  l'Angle- 
terre; elle  l'a  complimentée  de  ses  succès  et  lui  a  même  dit  que«  sa 
victoire  aurait  d'heureuses  conséquences  pour  la  France  à  Alger  et  à 
Tunis.  »  Si  l'Angleterre  à  son  tour  est  prévoyante,  elle  évitera  sûre- 
ment de  laisser  dans  ses  rapports  avec  la  France  le  mauvais  souvenir 
d'un  abus  de  ses  succès  et  de  sa  prépondérance  en  Egypte. 

D'ici  à  peu  de  jours,  les  parlemens  seront  rassemblés  un  peu  par- 
tout et  pourront  évoquer  ces  affaires  qui  sont  un  objet  de  préoccupa- 
tion commune.  Ils  sont  déjà  réunis  à  Londres,  à  Pesth,  à  Paris;  ils 
vont  se  réunir  dans  quelques  autres  pays  de  l'Europe,  en  Allemagne, 
en  Italie,  et  ici,  à  Berlin  comme  à  Rome,  ces  parlemens  ont  le  mérite 
d'être  tout  nouveaux,  d'avoir  été  récemment  élus.  En  Prusse  et  en 
Italie,  les  élections  se  sont  faites  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  et  dans 
les  deux  pays,  elles  n'ont  pas  laissé  d'avoir  leur  signification  particu- 
lière si  elles  n'ont  pas  une  importance  égale.  Elles  semblent  marquer 
une  certaine  phase  assez  caractéristique  dans  le  mouvement  intérieur 
des  deux  nations.  Les  élections  prussiennes,  comme  toutes  1rs  élec» 
tions,  ont  été  naturellement  précédées  d'assez  vives  agitations  d'opi- 
nions, de  luttes  ardentes  entre  les  partis,  de  violons  défis  mêlés  de 
beaucoup  de  jactance,  et,  en  fin  de  compte  elles  paraissent  avoir 
trompé  les  calculs  des  tacticiens,  même  peut-être  les  prévisions  du 
chancelier.  A  travers  tout,  en  effet,  on  avait  paru  s'accorder  à  croire 
que  les  partis  libéraux,  progressistes  ou  nationaux-libéraux,  repren- 
draient quelque  ascendant,  que  les  socialistes  eux-mêmes  feraient 
quelques  conquêtes  et  que  les  conservateurs  seraient  les  premières 
victimes  du  scrutin.  Il  n'en  a  rien  été,  c'est  le  contraire  qui  est  arrivé. 
Ce  n'est  pas  que  les  résultats  soient  bien  tranchés;  ils  restent  néan- 
moins comme  un  signe  du  travail  d'opinion  qui  s'accomplit.  Dans  cette 
mêlée  électorale,  ce  sont  les  conservateurs  qui  ont  eu  l'avantage  ;  ils 
ont  gagné  à  peu  près  vingt  voix  et  ils  forment  maintenant  le  groupe 
le  plus  nombreux,  le  plus  compact  de  la  chambre  prussienne.  Après 
les  conservateurs,  le  centre  catholique  reste  le  plus  gros  bataillon  ;  il 
revient  avec  son  contingent  presque  invariable  de  cent  députés  au 
Landtag'.  Ce  sont  les  nationaux-libéraux,  les  modérés,  qui  ont  essuyé 
les  défaites  les  plus  sensibles;  ils  ont  perdu  les  vingt  voix  qu'ont 
gagnées  les  conservateurs.  Les  progressistes  plus  avancés  ont  main- 
tenu leurs  positions,  et  les  socialistes  n'ont  rien  conquis. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  475 

Tout  bien  compté,  il  n'y  a  pas  encore  sans  doute  de  majorité  dans 
cette  chambre  nouvelle,  il  n'y  en  a  pas  plus  que  dans  l'ancien  Land- 
tag; il  n'y  a  que  des  groupes  distincts,  inégalement  importans,  inéga- 
lement répartis,  dont  chacun  est  impuissant  à  dominer  les  autres. 
Seulement,  avec  cette  répartition  nouvelle  des  opinions,  il  deviens 
plus  que  jamais  difficile  pour  le  gouvernement  de  chercher  à  se  rap- 
procher des  nationaux-libéraux,  et  s'il  y  a  dans  la  chambre  telle  qu'elle 
se  trouve  composée  une  majorité  possible,  elle  est  tout  naturellement 
dans  l'alliance  des  conservateurs  et  du  centre  catholique.  C'est  le  seul 
moyen  de  constituer  une  force  parlementaire  suffisante  pour  être  l'ap- 
pui efficace  du  gouvernement;  mais  M.  de  Bismarck  tient-il  tant  que 
cela  à  avoir  cette  majorité  ou  même  toute  autre  majorité?  Le  fait  est 
que,  si  les  minisires  prussiens  ont  mis  toutes  les  influences  adminis- 
tratives au  service  des  candidatures  conservatrices,  M.  de  Bismarck, 
quant  à  lui,  a  affecté  en  plusieurs  circonstances,  avant  les  élections,  le 
dédain  le  plus  superbe.  A  ceux  qui  l'interrogeaient  il  répondait  leste- 
ment que  cela  lui  était  égal  qu'on  nommât  des  conservateurs  ou  des 
libéraux,  qu'il  n'avait  aucun  désir  à  exprimer.  Il  montrait  une  sorte  de 
détachement  ou  d'impartialité  qui  lui  est  toujours  facile,  parce  qu'après 
comme  avant  les  élections,  il  garde  l'inébranlable  conviction  que  la  poli- 
tique représentée  par  lui  est  la  politique  de  l'empereur,  qui  reste  en 
dehors  et  au-dessus  des  fluctuations  parlementaires.  Il  trouverait  sans 
doute  commode  de  ne  pas  se  heurter  sans  cesse  contre  des  opposi- 
tions qui  l'irritent,  d'avoir  à  sa  disposition  une  majorité  assez  docile 
pour  accepter  ses  projets  économiques  et  financiers  :  il  n'entend  pas 
pour  cela  s'asservir  à  une  combinaison  parlementaire.  Si  aujourd'hui 
encore  quelque  chose  pouvait  le  porter  à  accepter  l'alliance  des  con- 
servateurs et  du  centre  cathoUque,  ce  serait  la  pensée,  à  laquelle 
il  s'est  attaché  depuis  quelques  années,  d'en  finir  avec  cette  guerre 
religieuse  qu'il  a  entreprise  autrefois,  de  réagir  contre  tout  ce  qui 
est  révolutionnaire;  mais,  sur  ce  point  même,  il  prétend  bien  ne  pas 
subir  les  conditions  des  catholiques  pas  plus  qu'il  n'a  subi  ou  ne  subi- 
rait les  conditions  des  libéraux.  Représentant  de  l'empire  et  de  l'em- 
pereur, il  se  considère  comme  indépendant  des  influences  et  des  com- 
binaisons de  parlement;  il  n'attache  qu'une  importance  secondaire  h 
une  majorité  dont  il  serait  obligé  d'acheter  l'appui.  C'est  là  justement 
ce  qui  limite  la  portée  de  ces  élections,  dont  le  résultat  ne  peut  guère 
modifier  la  politique  intérieure  de  la  Prusse  et  moins  encore  la  poli- 
tique extérieure  de  l'empire. 

Les  élections  italiennes  ne  ressemblent  point  sous  ce  rapport  aux 
élections  prussiennes.  Elles  sont  de  toute  façon  un  événement  des  plus 
sérieux  dans  la  situation  de  la  péninsule,  et  elles  avaient  aujourd'hui 
cette  importance  particulière  d'être  la  première  application  d'un  nou- 
veau système  électoral  qui  a  étendu  singulièrement  le  droit  de  suf- 


Û76  REVUE  DES   *EDX  MONDES, 

frage,  qui  a  créé  de  plus  le  droit  de  représeiitati(în  des  minorités 
dans  le  parlement.  Le  droit  de  suffrage  s'étend  aujourd'hui  à  plus  de 
deux  millions  d'Italiens;  il  est  à  peu  près  universel,  puisqu'il  n'est 
limité  que  par  de  très  modestes  conditions.  Qu'allait-il  sortir  de  ce 
vaste  scrutin  populaire?  G^était  au  moins  un  problème,  d'autant  plus 
que,  depuis  quelques  années,  tous  les  partis  italiens  sont  dans  une 
crise  de  transformation,  que  les  anciens  cadres  sont  à  peu  près  brisés 
et  que  de  l'élargissement  soudain  de  la  vie  publique  pouvait  naître  la 
possibilité  de  combinaisons  imprévues.  La  lutte  qui  s'est  engagée 
dans  ces  conditions  si  nouvelles  a  été  sans  doute  des  plus  vives.  Chose 
à  remarquer  cependant,  l'abstention  a  été  encore  considérable.  Les 
conservateurs  d'autrefois,  ceux  qu'on  appelle  les  cléricaux,  ont  conti- 
nué à  se  désintéresser  du  mouvement  et  ont  persisté  dans  leur  sys- 
tème invariable  de  n*être  «  ni  élus,  ni  électeurs.  »  Les  autres  partis 
plus  ou  moins  engagés  dans  la  révolution  italienne  ont  seuls  pris  part 
à  la  lutte,  et  ceux-là  se  sont  jetés  ardemment  dans  la  mêlée.  Les 
chefs  de  la  fraction  dissidente  de  la  gauche,  M.  Crispi,  M.  Nicotera, 
sont  allés  dans  le  Midi  prononcer  des  discours  enflammés,  surexcitant 
de  leur  mieux  les  passions  nationales.  Les  chefs  de  l'ancien  parti 
modéré  ont  tenu  à  combattre  sous  leur  drapeau;  M.  Minghetti,  dans 
des  réunions  à  Cologna-Venita,  à  Bologne,  a  tracé  de  savans  et  élo- 
quens  exposés,  défendant  sa  cause  en  tacticien  plein  de  ressources.  Le 
président  du  conseil,  M.  Depretis,  s'est  prudemment  réservé  pour  la 
dernière  heure  ;  presque  à  la  veille  des  élections,  il  est  allé  prononcer 
dans  son  vieux  district  piémontais,  à  Stradella,  un  discours  aussi 
habile  que  modéré,  modéré  pour  la  politique  extérieure  comme  pour 
la  politique  intérieure,  et,  en  définitive,  c'est  autour  de  ce  discours 
de  la  dernière  heure  que  les  élections  se  sont  faites.  Le  programme  de 
Stradella  a  conduit  la  bataille  et  est  resté  victorieux.  Ce  n'est  pas  que 
les  élémens  d'opposition  manquent  dans  la  nouvelle  chambre  ita- 
lienne. Les  radicaux,  républicains  ou  socialistes,  ont  réussi  à  enlever 
quelques  sièges  à  Milan,  dans  la  Roraagne.  Les  groupes  qui  se  ratta- 
chent à  M.  Crispi,  à  M.  Nicotera,  comptent  trente  ou  quarante  repré- 
sentans.  L'ancien  parti  modéré  garde  une  certaine  force  et  surtout  ses 
chefs,  M.  Minghetti,  M.  Visconti-Venosta,  M.  Sella,  M.  Bonghi;  mais 
•  le  succès  le  plus  complet  est  resté  à  l'armée  ministérielle  ralliée 
autour  du  drapeau  de  Stradella.  C'est  une  majorité  monarchique  con- 
stitutionnelle, qui  peut  même  être  grossie,  selon  les  circonstances,  par 
un  rapprochement  devenu  possible  entre  l'ancienne  gauche  dirigée 
par  M.  Depretis  et  les  anciens  modérés  libéraux.  Si  le  danger  radical 
devenait  plus  sérieux,  l'alliance  ne  serait  pas  douteuse.  Dans  tous  les 
cas,  le  résultat  général  des  élections  italiennes  reste  évidemment  favo- 
rable à  la  monarchie,  à  une  politique  de  prudence  et  de  modération 
dans  les  affaires  intérieures. 


REVEE.    —    CHRONIQUE.  477 

Ce  qui  n'est  pas  moins  significatif,  c'est  l'importance  que  paraissent 
avoir  les  éieclioiis  au  point  de  vue  de  la  direction  des  rapports  exté- 
rieurs de  rilalie.  Dans  cette  mêlée,  il  est  bien  clair  que  c'est  la  poli- 
tique de  ressentiment  et  d'animosité  contre  la  France  qui  a  été  vain- 
cue, que  c'est  la  politique  de  mesure,  de  bonne  intelligence  avec  la 
France,  soutenue  par  M.  Depretis  à  btradella,  qui  a  été  sanctionnée 
par  le  pays.  Plus  que  jamais,  depuis  quelque  temps,  à  l^érité,  l'Italie 
a  des  raisons  de  revenir  à  la  prudence,  de  s'apercevoir  que  ses  cal- 
culs diplomatiques  ne  sont  pas  toujours  justes.  L'Italie  n'a  fait,  après 
tout,   depuis  quelques  mois,  qu'une  médiocre  campagne  auprès  de 
M.  de  Bismarck,  dont  elle  a  vainement  recherché  les  faveurs,  et  elle 
vient  encore  d'être  déçue  dans  son  rêve  d'alliance  intnne  avec  l'Au- 
triche. Lorsque  le  roi  Humbert  allait,  l'an  dernier,   avec  un  certain 
apparat  à  Vienne,  les  Italiens  avaient  aussitôt  espéré  que  l'empereur 
François-Joseph  rendrait  au  roi  sa  visite  à  Rome  même,  au  Quirinal, 
en  face  du  Vatican.  Une  récente  déclaration  du  ministre  des  affaires 
étrangères  d'Autriche,  du  comte  Kalnoki,  ne  laisse  plus  espérer  que 
l'empereur  François-Joseph  se   décide  de  sitôt  à  faire  le  voyage  de 
Rome.  Non  pas  que  l'Autriche  ait  mis  une  intention  quelconque  dans 
son  refus  et  ait  voulu  blesser  l'Italie  dans  ses  sentimens  ou  dans  ses 
droits;  mais  il  est  clair  que  l'intimité  d  es  deux  monarchies  ne  va  pas 
jusqu'à  faire  oublier  à  l'empereur  François-Joseph  qu'à  côté  du  roi 
Humbert  il  y  a  le  pape  Léon  XIII  à  Rome.  Que  reste-t-il  donc  de  cette 
alliance  avec  tous  les  empires  du  continent?  Au  lieu  de  se  jeter  dans 
des  combinaisons  qui  risquent  toujours    d'être  chimériques,  l'Italie 
fait  beaucoup  mieux  d'en   revenir  tout  simplement  à  ses  relations 
naturelles,  à  ce  rapprochement  avec  la  France  dont  M.  Depretis  avait 
déjà  parlé   dans  son   discours  de  Stradella  et  qui  se  trouve  réalisé 
aujourd'hui  par  la  double  nomination  d'un  ambassadeur  italien  à  Paris, 
d'un  ambassadeur  français  à  Rome.  Le  représentant  choisi  par  le  roi  Hum- 
bert, le  général  Menabrea,  est  d'ailleurs  un  des  hommes  les  plus  émi- 
nens  de  la  péninsule,  qui  avait  été  un  brillaut  officier  du  génie  avant 
de  devenir  un  personnage  politique,  et  qui  se  rattache  par  sa  famille  à 
la  Savoie ,  dont  il  a  été  autrefois  le  député  au  parlement  piémontais. 
Son  arrivée  dans  notre  pays,  coïncidant  avec  l'envoi  de  M.  Decrais  à 
Rome,  tî^anche  une  question  qui  était  restée  pendante.  Toute  incerti- 
tude a  cessé,   et   puisque  de  tristes  et  inintelligentes   polémiques 
avaient,  paraît-il,  rendu  difficile  le  retour  à  Paris  de  M.  Nigra,  qui 
méritait  si  bien  les  sympathies  françaises,  M.  le  général  Menabrea  est 
certes  un  des  hommes  les  mieux  faits  pour  contribuer  à  renouer  les 
liens  de  vieille  amitié  qui  sont  daps  les  traditions  et  dans  les  intérêts 
des  deux  pays. 

Cii.  DE  Mâzàds. 


/i7S  UEVUli    D£S   DliUX   MOWDES, 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE 


Des  causes  diverses  qui  avaient  exercé,  pendant  le  mois  d'octobre, 
une  action  si  défavorable  sur  les  tendances  cle  notre  marché  financier 
et  sur  la  tenue  de  la  plupart  des  valeurs,  quelques-unes  ont  perdu 
toute  influence  depuis  le  commencement  de  novembre.  Il  en  est  ainsi 
de  l'agitation  anarchiste,  des  troubles  dans  la  région  lyonnaise  et  de 
la  crainte  d'une  crise  ministérielle  dès  le  lendemain  de  la  rentrée  des 
chambres.  Le  public  financier  a  montré  une  fois  de  plus  qu'il  était 
peu  disposé  à  prendre  peur  au  sujet  de  questions  de  politique  inté- 
rieure ,  mais  il  n'éprouve  pas  la  même  indifférence  à  Tégard  de  la 
politique  financière  du  pays,  et  c'est  en  grande  partie  aux  incerti- 
tudes qui  continuent  à  régner  sur  les  intentions  du  gouvernement 
concernant  cette  partie  capitale  de  sa  mission  qu'il  faut  attribuer  la 
persistance  du  découragement  et  de  la  défiance  dans  les  rangs  de  la 
spéculation  comme  dans  ceux  de  l'épargne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  s'est  produit  un  arrêt  dans  la  baisse  de  nos 
rentes  et  des  actions  de  nos  grandes  compagnies.  On  peut  même  noter 
une  très  légère  reprise  ;  mais  la  spéculation  ne  croit  pas  encore  le 
moment  venu  de  ramener  ces  grandes  valeurs  nationales  au  niveau 
élevé  où  la  confiance  des  capitalistes  devrait  toujours  les  maintenir. 

Les  deux  3  pour  100  se  sont  relevés  de  quelques  centimes;  le  Nord 
et  le  Lyon  ont  regagné  de  10  à  20  francs.  Le  Suez  se  retrouve  à  peu 
près  aa  cours  de  la  dernière  liquidation. 

Le  Crédit  foncier  s'est  tenu,  à  quelques  francs  près  en  plus  ou  en 
moins,  à  1,350.  Aujourd'hui  que  les  actions  sont  définitivement  libé- 
rées et  que  la  fusion  avec  la  Banque  hypothécaire  est  un  fait  accom- 
pli, la  spéculation  à  la  hausse  n'a  plus  rien  à  escompter  sur  cette 
valeur.  On  a  donc  procédé  à  des  réalisations  de  bénéfices;  d'autre  part, 
on  croit  que  certains  établissemens  de  crédit,  dont  le  portefeuille  con- 
tenait un  grand  nombre  d'actions  de  la  Banque  hypothécaire,  inven- 
dables sous  cette  forme,  se  sont  hâtés  de  les  échanger  contre  des 
actions  nouvelles  du  Crédit  foncier,  qu'ils  ont  aussitôt  portées  sur  le 
marché.  S'il  en  est  ainsi,  on  doit  reconnaître  que  la  résistance  oppo- 
sée à  la  dépréciation  qui  en  pouvait  résulter  a  été  très  vigoureuse. 

Les  autres  valeurs  de  crédit  ont  été  en  général  plus  offertes  que 
demandées.  Le  cours  de  600  francs  sur  la  Société  générale  a  été  mis 
hors  d'atteinte,  grâce  à  des  achats  opportuns.  Le  Lyonnais  a  tenu  bon 
à  peu  près  au  même  niveau.  La  Franco-Égyptienne  tend  à  s'établir  au 
prix  des  deux  valeurs  précédentes.  La  Banque  de  Paris  a  fléchi  à 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  479 

1,100  francs.  Les  porteurs  d'actions  du  Crédit  mobilier  se  demandent 
de  quels  élémens  seront  formés  les  dividendes  après  1882  et,  ne  pou- 
vant trouver  une  réponse  plausible,  vendent  môme  à  ii/iO.  La  liquida- 
tion de  l'Immobilière  avait  nourri  jusqu'ici  le  Crédit  mobilier.  De  quoi 
vivra-t-il  désormais  avec  un  portefeuille  bourré  de  valeurs  invendables 
et  des  caisses  presque  vides  ? 

La  Banque  ottomane  s'est  résolue  à  faire  son  émission.  C'est  une 
véritable  hardiesse  de  venir  offrir  cent  cinquante  raille  titres  otto- 
mans sur  un  marché  aussi  désorienté.  Il  est  vrai  qu'il  s'agit  de  titres 
privilégiés.  Les  porteurs  des  obligations  de  priorité  toucheront  régu- 
lièrement 25  francs  par  an  aussi  longtemps  qu'il  restera  un  centime 
à  distribuer  aux  porteurs  des  anciens  tiires  de  la  dette  turque.  La 
situation  est  désormais  bien  nette.  Le  sultan  a  fait  abandon  à  ses 
créanciers  des  revenus  de  six  contributions  indirectes,  et  ces  contri- 
butions, gérées  par  une  administration  complètement  européenne,  ont 
produit  déjà  un  peu  plus  de  30  millions  en  1881.  Or  l'annuité  à  préle- 
ver en  faveur  des  obligations  privilégiées,  dont  font  partie  les  cent 
cinquante  mille  titres  offerts  en  souscription  aujourd'hui,  n'atteint  pas 
ik  millions.  Les  garanties  sont  donc  réellement  bonnes  et  devien- 
dront meilleures  encore  quand  les  contributions  produiront  davantage 
et  quand  la  Société  de  la  régie  co-intéressée  des  tabacs  sera  consti- 
tuée. Mais  que  deviendraient  ces  garanties  si  le  sultan  allait  être  de 
mauvaise  foi,  s'il  allait  reprendre  ce  qu'il  a  concédé  et  s'approprier  les 
revenus  des  six  contributions  indirectes,  si  la  Russie  lui  déclarait  la 
guerre,  si  dans  un  nouveau  choc  l'empire  ottoman  se  brisait  en  mor- 
ceaux, s'il  perdait  ses  dernières  provinces,  si  là  nécessité  lui  imposait 
une  nouvelle  banqueroute  ?  C'est  prévoir,  dit-on,  le  malheur  de  trop 
loin,  et  il  est  exact  que,  depuis  près  de  trois  ans,  l'administration  des 
contributions  indirectes  a  donné  d'excellens  résultats. 

La  souscription  réussira-t-elle?  C'est  douteux,  le  public  a  peu  de 
confiance  et  l'épargne  se  montre  à  bon  droit  circonspecte.  Elle  viendra 
plus  volontiers  à  un  titre  de  ce  genre  un  peu  plus  tard,  quand  elle  le 
connaîtra  mieux,  quand  l'opinion  se  sera  familiarisée  avec  cette  idée, 
assez  étrange  au  premier  aspect,  que  le  crédit  de  la  Turquie  est  sus- 
ceptible de  se  relever.  La  spéculation,  qui  avait  escompté  en  hausse 
non  pas  le  succès  de  l'émission,  mais  l'effort  présumé  que  les  neuf 
établissemens  de  crédit  syndiqués  pourraient  tenter  en  vue  d'assurer 
ce  succès,  a  dû  se  replier  en  bon  ordre  quand  il  est  devenu  évident 
que  l'état  du  marché  ne  comportait  pas  un  tel  effort. 

Le  5  pour  100  turc,  l'Obligation  unifiée,  l'Extérieure  espagnole,  l'Ita- 
lien même  ont  suivi  le  mouvement  général  de  réaction  sans  toutefois 
donner  lieu  à  des  négociations  vraiment  actives.  L'Obligation  tunisienne 
a  été  soutenue  par  la  perspective  de  plus  en  plus  nettement  desainéjB 
d'une  prochaine  assÙAilation  de  cQtte  Yaleur  à  ia.iaat§  française» 


Û80  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  Crédit  mobilier  espaguol  a  reculé  de  près  de  40  francs.  Les  por- 
teurs de  titres  ne  savent  plus  à  quelles  hypothèses  recourir  pour  s'ex- 
pliquer une  telle  dépréciation.  On  leur  dit  que  cet  établissement  ne 
donnera  aucun  acompte  de  dividende  en  janvier,  que  son  portefeuille  a 
subi  depuis  la  crise  dernière  des  pertes  considérables,  que  le  Phœnix 
espagnol,  qui  se  cote  encore  500  francs  nominalement,  serait  probable- 
ment invendable  à  n'importe  quel  prix  s'il  fallait  aliéner  une  quantité 
un  peu  importante  des  actions  de  cette  compagnie  d'assurances  exo- 
tique. On  leur  dit  encore  que  la  concorde  la  plus  parfaite  ne  règne  pas 
au  sein  du  conseil  d'administration,  et  on  leur  rappelle  le  vers  d'Ho- 
race :  Quidquid  délirant reg es, plectuntur  Achioi:  Quand  les  administra- 
teurs se  disputent,  ce  sont  les  actionnaires  qui  paient.  On  dit  enfin  que 
le  vieux  Crédit  mobilier  espagnol  est  destiné  à  disparaître  prochaine- 
ment pour  renaître  bientôt  sous  la  forme  juvénile  d'un  Crédit  espagnol 
réservé  à  de  hautes  destinées.  Le  côté  fâcheux,  c'e^t  que  chaque  action 
de  la  société  actuelle  ne  serait  admise  dans  la  combinaison  nouvelle 
que  pour  200  ou  250  francs.  La  vérité  est  que  le  Crédit  mobilier  espa- 
gnol a  toujours  été  et  sera  vraisemblablement  toujours  une  valeur  de 
jeu. 

Parmi  les  titres  des  institutions  de  crédit,  un  des  plus  maltraités  cette 
quinzaine  a  été  le  Crédit  général  français.  Cet  établissement  vivait 
d'émissions.  Presque  toutes  celles  qu'il  avait  faites  en  1881  avaient 
échoué.  Il  a  donc  dû  conserver  en  portefeuille  un  nombre  considérable 
de  valeurs  industrielles,  Moulins  de  Corbeil,PIàtrières  de  Paris,  Société 
de  navigation,  Chemin  de  fer  d'Alais  au  Rhône,  qui  peuvent  être  plus 
ou  moins  sérieuses,  mais  dont  le  public  refuse  absolument  de  se  char- 
ger en  ce  moment,  à  quelque  prix  que  ce  soit.  De  plus,  le  Crédit  géné- 
ral français,  qui  ne  gagne  rien  depuis  neuf  mois  et  qui  perd  de  plus 
en  plus  sur  son  portefeuille,  a  en  province  des  succursales  qui  lui  coû- 
tent fort  cher.  Les  disponibilités  ont  donc  dû  s'épuiser  assez  rapide- 
ment, et  le  fantôme  de  l'appel  de  fonds  n'a  pas  tardé  à  surgir.  Le  capi- 
tal est  en  effet  de  120  millions  et  compte  240,000  actions  de  500  fr. 
nominatives  et  libérées  de  125  francs  seulement.  L'appel  du  deuxième 
quart  ferait  rentrer  dans  les  caisses  30  millions.  Pour  l'établissement, 
ce  serait  contracter  un  nouveau  bail  avec  la  vie.  L'appel  de  fonds  a 
paru  présenter  des  avantages  tellement  saisissans  que  les  porteurs  ont 
pris  peur  et  que  l'action  est  tombée  à  380  francs,  c'est-à-dire  à  5  fr. 
nets  à  payer.  On  s'est  relevé  à  395  francs,  soit  à  20  francs.  Le  conseil 
ne  peut  tarder  à  prendre  une  décision  et  à  mettre  un  terme  à  l'an- 
goisse des  malheureux  actionnaires. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


LA 


FERME   DU   CHOQUARD 


PREMIERE     PARTIE. 


I. 

Il  était  trois  ou  quatre  heures  de  l'après-midi  quand  le  docteur 
Larrazet  traversa  dans  sa  calèche,  dont  le  tablier  était  roulé  et  la 
capote  relevée,  un  petit  hameau  dépendant  de  la  commune  de 
Mailly.  Son  cheval  s'arrêta  de  lui-même  devant  la  porte  charre- 
tière de  la  ferme  du  Ghoquard.  Quoique  M.  Larrazet  fût  court  et 
gros,  quoiqu'il  eût  d'épais  sourcils  sel  et  poivre,  qui  lui  retom- 
baient en  touffes  sur  les  yeux  et  lui  donnaient  un  air  profond, 
quoique  les  lourdes  breloques  de  sa  montre  à  répétition  chargeassent 
son  vaste  abdomen  d'un  poids  inutile,  il  ne  laissait  pas  d'être  vif  et 
prompt  dans  tous  ses  mouvemens.il  sauta  lestement  à  terre  et  dit: 

—  Charmant,  soyons  sage.  Je  suis  à  vous  dans  la  minute. 

Il  aurait  pu  se  dispenser  de  recommander  à  Charmant  d'être 
sage.  C'était  une  bonne  bête,  bien  trottante  lorsqu'il  le  fallait  et  que 
le  cas  était  sérieux,  mais  qui  aimait  à  s'arrêter.  Elle  laissait  à  son 
maître  tout  le  temps  nécessaire  pour  écrire  ses  ordonnances.il  était 
sûr  de  la  retrouver  où  il  l'avait  laissée,  immobile  sur  ses  quatre 
paturons,  la  tête  basse,  chauvissant  à  peine  des  oreilles  et  ne  se  ser- 
vant que  de  loin  en  loin  de  sa  queue  mal  fournie  pour  chasser  les 
mouches  qui  attentaient  à  son  repos. 

TOME  UV.  —  1"  DÉCEMBRE  1882»  31 


Zi82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Sans  songer  à  défendre  son  crâne  contre  les  ardeurs  d'un  soleil 
de  juillet,  M.  Larrazet  entra  dans  la  cour,  tenant  selon  son  habitude 
son  chapeau  à  la  main,  sa  main  derrière  son  dos.  Il  s'achemina  tout 
droit  vers  la  vacherie,  où  il  comptait  avec  raison  trouver  le  malade 
pour  lequel  on  l'avait  appelé,  beau  vacher  suisse  au  poil  blond, 
aux  yeux  bleus,  qui  depuis  plusieurs  semaines  ne  mangeait  plus,  ne 
dormait  plus,  semblait  dépérir.  Si  inquiétant  que  fût  son  état,  ce 
pauvre  diable  s'obstinait  à  travailler.  En  ce  moment  même,  assis 
sur  un  tabouret  à  un  seul  pied,  serrant  entre  ses  genoux  un  seau 
en  fer  battu,  la  tête  penchée,  la  main  au  trayon,  il  se  disposait  à 
tirer  le  lait  d'une  vache.  Dès  qu'il  aperçut  le  docteur,  il  se  releva 
bien  vite,  se  découvrit,  tortilla  entre  ses  doigts  son  bonnet  de  coton, 
tandis  que  sa  sellette  attachée  à  sa  taille  par  une  courroie  pendait 
derrière  lui  et  lui  battait  les  mollets.  Le  docteur  le  questionna,  il 
lui  répondit  de  son  mieux,  c'est-à-dire  fort  mal.  A  peine  écorchait-il 
quelques  mots  de  français,  dont  il  se  servit  bravement  pour  expli- 
quer son  affaire,  comme  Charmant  se  servait  de  sa  queue  trop  courte 
pour  s'émoucher.  Par  bonheur,  M.  Larrazet  se  piquait  d'avoir  du 
coup  d'œil,  on  n'avait  pas  besoin  de  lui  en  dire  long,  il  avait  bien- 
tôt fait  de  toiser  un  malade  et  une  maladie. 

En  sortant  de  la  vacherie,  il  avisa  une  petite  femme  grisonnante, 
paysanne  ou  bourgeoise  selon  les  cas,  mais  en  général  plus  bour- 
geoise que  paysanne,  qui,  l'ayant  vu  arriver,  l'attendait  le  nez  en 
l'air  sur  le  seuil  de  sa  cuisine.  Chaussée  de  galoches  de  bois, 
coiffée  d'un  bonnet  tuyauté,  dont  l'irréprochable  blancheur  fai- 
sait ressortir  le  hâle  de  son  cou  maigre  et  de  sa  nuque  couleur 
de  pain  d'épices,  elle  portait  par-dessus  sa  robe  de  coutil  un  grand 
tablier  de  toile  grise,  que  boursouflait  près  des  hanches  un  épais 
trousseau  de  clés  qui  ne  la  quittait  jamais.  A  l'annulaire  de  sa 
main  droite,  aussi  brune  que  son  cou,  brillait  un  anneau  d'or  mas- 
sif, avec  lequel  on  en  eût  fait  cinq.  Toujours  alerte,  toujours 
allante,  un  peu  anguleuse  des  épaules,  le  menton  pointu,  l'humeur 
vive,  le  sang  aduste,  de  petits  yeux  noirs  luisans  comme  braise, 
dont  le  regard  semblait  pétiller  ou  grésiller,  une  voix  sèche,  aigre, 
qui  martelait  le  mot,  faite  pour  le  commandement,  telle  était 
M™^  Paluel,  considérée  par  toute  la  grande  culture  des  environs 
comme  le  modèle  des  impeccables  ménagères,  par  ses  domestiques 
et  ses  ouvriers  comme  une  personne  souvent  dure  au  pauvre 
monde,  par  sa  cuisinière  Catherine  comme  la  femme  la  plus  regar- 
dante et  qui  détestait  le  plus  le  coulage. 

Si  M'^^  Paluel  détestait  le  coulage,  elle  entendait  les  devoirs  de 
l'hospitalité.  Son  premier  soin  fut  de  proposer  au  docteur  d'entrer 
un  moment  dans  la  salle  à  manger  pour  s'y  rafraîchir.  Il  refusa,  il 
allégua  Charmant,  à  qui  il  avait  promis  de  ne  pas  le  faire  attendre. 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  /i83 

Aussitôt,  sur  un  ordre  muet  de  sa  maîtresse,  Catherine,  grosse 
Bourguignonne  haute  en  couleur,  sortit  de  sa  cuisine  apportant  sur 
un  plateau  une  bouteille  de  \in  bouché,  un  verre  à  pied  et  une 
assiette  de  macarons.  M.  Larrazet  savait  par  expérience  que  le  vin 
de  Bordeaux  qu'on  buvait  dans  les  grands  jours  à  la  ferme  du  Cho- 
quard  était  d'excellente  qualité.  II  prit  son  parti  de  faire  attendre 
Charmant,  il  se  résigna  à  son  bonheur,  et  tandis  que  W^^  Paluel 
débouchait  la  bouteille,  il  s'assit  à  l'ombre  sur  un  banc  de  bois, 
près  d'un  buisson  de  roses  blanches  qui  grimpaient  jusqu'aux 
fenêtres  du  premier  étage. 

—  Ce  garçon  est-il  sérieusement  malade?  lui  demanda  M™®  Paluel. 

—  Si  sérieusement  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  de  lui.  Votre  vacher 
suisse  ne  s'acclimatera  .amais  dans  Seine-et-Marne,  il  s'est  laissé  bête- 
ment gagner  par  le  mal  du  pays,  et  ma  foi!  je  n'y  vois  pas  de 
remède.  Dépêchez-vous  de  le  renvoyer  dans  ses  montagnes. 

—  Quel  malheur  !  s'écria-t-elle  en  hochant  tristement  la  tête. 

—  Eh!  bon  Dieu,  vous  en  serez  quitte  pour  prendre  un  autre 
vacher. 

—  Vous  en  parlez  à  votre  aise,  monsieur  Larrazet.  Vous  figurez- 
vous  par  hasard  que  le  premier  venu  sache  traire  une  vache?  C'est 
un  travail,  ne  vous  en  déplaise,  qui  demande  beaucoup  de  douceur, 
beaucoup  de  patience,  beaucoup  de  soin  et  surtout  beaucoup  de 
propreté.  Croiriez-vous  que  j'ai  surpris  un  jour  le  vacher  qui  était 
avant  celui-ci  versant  le  lait  dans  le  vase  où  il  avait  mis  l'eau  dont 
il  s'était  servi  pour  laver  le  pis? 

—  C'est  un  crime  et  une  infamie,  répondit  le  docteur  en  lampant 
son  bordeaux;  mais  qu'y  puis-je?..  Ne  prenez  donc  pas  les  choses 
au  tragique,  madame  Paluel.  Vous  avez  la  fureur  de  vous  forger 
des  soucis. 

M.  Larrazet  disait  vrai,  M"^^  Paluel  était  la  plus  soucieuse  des 
femmes,  quoiqu'elle  eût  mille  raisons  de  ne  pas  l'être.  Mais  il  fallait 
qu'elle  se  mît  toujours  martel  en  tête,  que  toujours  elle  s'in- 
quiétât de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose.  Elle  attribuait  trop  d'im- 
portance aux  détails,  les  mouches  devenaient  des  éléphans.  Pous- 
sant la  passion  de  l'ordre  et  de  la  propreté  jusqu'à  la  fureur,  une 
tache  de  rouille,  une  casserole  qui  n'avait  pas  tout  son  brillant,  un 
balai  qui  n'était  pas  à  sa  place,  un  grain  de  poussière  sur  une 
table,  une  toile  d'araignée  dans  la  laiterie,  suffisaient  pour  lui  don- 
ner de  rhum>?ur  pendant  une  demi-journée.  Quand  ses  casseroles 
étaient  irréprochables  et  ses  balais  à  leur  place,  n'ayant  aucun 
sujet  de  se  tracasser,  elle  s'en  procurait  d'imaginaires.  Jamais  le 
domestique  qui  chaque  soir  portait  son  lait  à  Brie,  d'où  on  l'expé- 
diait par  chemin  de  fer  sur  Paris,  ne  s'était  mis  en  route  sans  qu'elle 
eût  annoncé  qu'il  s'oublierait  dans  un  bouchon  et  manquerait  le 


hSh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

train.  Elle  se  réveillait  souvent  en  sursaut  au  milieu  de  la  nuit, 
convaincue  que  la  servante  qu'elle  avait  envoyée  la  veille  à  la  cave 
pour  tirer  du  vin  avait  laissé  le  robinet  ouvert,  que  le  tonneau 
était  vide,  absolument  vide,  ou  que  ses  fromages  n'avaient  pas  été 
retournés,  ou  qu'il  arriverait  malheur  à  la  vache  qui  s'apprêtait  à 
vêler,  que  le  veau  se  présenterait  mal,  que  le  délivre  ne  se  détache- 
rait pas,  tout  cela  par  la  faute  de  quelque  imbécile  qui  n'était  pas 
à  son  affaire.  Après  quoi  il  se  trouvait  que  son  lait  était  entré  en 
gare  vingt  minutes  avant  le  départ  du  train,  que  ses  fromages  avaient 
été  retournés  en  temps  utile,  que  le  tonneau  n'était  pas  vide,  que 
la  vache  avait  mis  bas  sans  encombre,  et  que  le  veau  tétait  déjà. 
Mais  elle  avait  eu  le  plaisir  de  prévoir  cinquante  désastres  qui 
n'étaient  point  arrivés.  Les  tourmens  que  lui  causait  son  imagina- 
tion malheureuse  se  révélaient  dans  toute  sa  personne,  dans  son 
geste,  dans  l'impétuosité  de  son  allure,  dans  la  maigreur  de  sa  gorge 
aux  tendons  trop  saillans,  comme  dans  la  rudesse  de  sa  parole.  Bien 
qu'elle  eût  à  peine  soixante  ans,  son  front  et  ses  joues  étaient  sillon- 
nés de  rides  grandes  et  petites,  qui  faisaient  ressembler  son  visage 
à  certaines  côtes  de  montagne  ravinées  par  les  pluies.  Après  tout, 
il  est  possible  que,  si  elle  s'était  fait  moins  de  soucis,  le  Ghoquard 
n'eût  pas  été  si  bien  gouverné  ni  si  prospère.  Il  y  a  un  vieux  pro- 
verbe italien  qui  dit  que  le  monde  appartient  aux  inquiets. 

—  J'ensuis  fâché,  ma  chère  dame,  reprit  M.  Larrazet,  mais  je  n'ai 
aucune  sympathie  pour  vos  chagrins.  Car  enfin ,  je  vous  prie ,  y 
compris  le  froment,  l'avoine,  le  seigle,  la  luzerne,  le  trèfle  rouge 
et  incarnat,  la  betterave,  la  bizaille  et  la  navette,  combien  cultive- 
t-on  ici  d'hectares  de  bonne  terre  et  d'un  seul  tenant? 

—  Deux  cent  soixante,  répondit-elle. 

—  Et  vous  possédez  combien  de  charrues  ? 

—  Douze. 

—  Combien  de  chevaux  ? 

—  Dix-neuf,  tous  normands. 

—  Combien  de  vaches  ? 

—  Trente-trois,  tant  flamandes  que  bretonnes,  et  trente  élèves. 

—  Ajoutons-y  quatre  cents  moutons. 

—  Quatre  cent  cinquante. 

—  Raison  de  plus...  Je  dis,  madame  Paluel,  que  lorsqu'on  a  sous 
son  commandement  deux  cent  soixante  hectares,  dix-neuf  chevaux, 
trente-trois  vaches  et  plus  de  quatre  cents  moutons,  sans  parler 
des  bœufs  de  travail,  on  doit  laisser  les  chagrins  aux  pauvres  dia- 
bles qui  n'ont  que  leurs  deux  yeux  pour  pleurer. 

Gela  dit,  M.' Larrazet  embrassa  d'un  regard  la  grande  cour  pavée 
qui  s'étendait  devant  lui  et  qui  avait  été  jadis  le  préau  d'une 
abbaye ,  transformée  en  ferme  par  la  révolution.  Une  vieille  cha- 


LA   FERME   DU  CHOQUARD.  485 

pelle  encore  subsistante  en  faisait  foi.  Convertie  en  grenier  à  foin 
elle  avait  conservé  ses  fenêtres  ogivales,  ainsi  que  son  clocher  et  sa 
croix,  surmontée  d'un  gros  oiseau  qui  n'était  pas  un  coq.  Ce  clo- 
cher avait  été  reconstruit  au  commencement  du  dernier  siècle;  le 
prieur,  qui  était  un  Basque,  l'avait  décoré  d'un  choucas  ou  cho- 
quard  en  tôle.  En  regardant  ce  corbeau  de  montagnes,  qui  niche 
dans  les  fentes  des  rochers,  il  croyait  revoir  ses  Pyrénées.  De  ce 
jour,  on  appela  son  couvent  l'abbaye  du  Ghoquard,  et  ce  nom  était 
resté  à  la  ferme. 

Du  banc  où  il  était  assis,  le  docteur  faisait  face  à  un  colombier 
de  pied,  grosse  tour  ronde,  aux  boulins  cintrés,  précédée  d'un 
escalier  en  encorbellement  ;  sur  le  toit  couvert  en  tuiles  des  pigeons 
gris  promenaient  leurs  pattes  roses  et  leurs  roucoulantes  amours. 
Sur  le  devant  se  dressait  l'armature  de  fer  du  puits  à  purin,  où  un 
beau  fumier  écoulait  ses  eaux.  Faisant  suite  à  la  chapelle  se  trou- 
vaient les  remises,  dont  l'une  contenait  un  cabriolet,  un  panier  et 
un  break  ;  à  main  droite  étaient  les  étables  et  la  laiterie.  Cette  cour 
communiquait  par  un  passage  voûté  avec  une  autre  où  s'allongeaient 
sous  de  vastes  hangars  des  files  de  chariots  et  de  charrettes  jus- 
qu'à la  bergerie,  qui  en  occupait  le  fond.  Du  côté  opposé  était  un 
immense  potager  et  on  apercevait  par-dessus  le  chaperon  du  mur 
des  têtes  de  poiriers  chargés  de  fruits.  Un  second  potager  servait 
de  lieu  de  pâture  aux  dindons  et  aux  lapins,  qui  y  vivaient  en 
liberté  parmi  les  framboisiers,  le  serpolet  et  les  choux.  On  aban- 
donnait aux  dindes  les  framboises  les  plus  basses,  en  se  réservant 
les  plus  hautes.  Voulait-on  manger  un  lapin,  on  avait  le  plaisir  de 
le  tirer. 

Deux  énormes  voitures,  l'une  d'avoine,  l'autre  de  fourrage, 
venaient  d'entrer  dans  la  cour  en  faisant  crier  leurs  essieux.  L'avoine 
avait  la  couleur  du  miel,  le  fourrage  embaumait  l'air,  et  à  son  par- 
fum se  mêlait  une  odeur  de  vache,  de  crème,  de  gigot  tournant  à 
la  broche,  de  pain  chaud,  de  galette  bien  cuite,  de  troène  fleuri,  de 
fruits  mûrissans,  de  vie  grasse  et  d'épaisse  abondance.  Les  chevaux 
en  gaîté  ruaient  dans  les  traits  ou  tâchaient  de  se  mordre,  et  les 
charretiers  juraient.  Six  chats  et  trois  chiens,  accoutumés  à  ces 
spectacles,  dormaient  tranquillement  étendus  au  soleil.  Des  poules 
picoraient  dans  le  fumier;  d'autres,  cherchant  le  frais,  s'étaient 
blotties  à  l'ombre  d'un  chariot  dételé.  A  leur  gloussement  s'unis- 
sait le  bêlement  lointain  des  agneaux,  captifs  et  solitaires,  que  leurs 
mères  avaient  délaissés  pour  accompagner  au  champ  le  troupeau. 
Ils  les  appelaient  d'une  voix  inquiète  et,  la  tête  obstinément  tournée 
vers  l'entrée  de  la  bergerie,  ils  avaient  des  visions  de  mamelles 
gonflées  qui  leur  apportaient  leur  repas  du  soir. 

—  Je  vous  dis,  moi,  s'écria  M.  Larrazet,  qu'il  y  a  bien  des 


i86  BEVUE   DES    DEUX  MONDES. 

royaumes  qui  ne  valent  pas  celui-ci  et  que  vous  en  êtes  la  reine 
mère. 

Depuis  longtemps  déjà,  M.  Larrazet  avait  surnommé  M"°^  Paluel 
la  reine  mère  du  Ghoquard,  et  ce  surnom  n'avait  rien  qui  la  déso- 
bligeât. Il  lui  reprochait  avec  justice  de  se  créer  des  soucis,  mais  il 
l'accusait  faussement  de  ne  pas  sentir  son  bonheur.  Elle  le  sentait 
bien,  elle  savait  ce  que  valait  la  gloire  d'être  une  des  reines  de  la 
grande  culture  de  Seine-et-Marne;  elle  n'eût  pas  échangé  son  sort 
contre  celui  de  l'impératrice  des  Indes.  Ses  soucis  mêmes  faisaient 
partie  de  son  orgueilleuse  félicité.  Elle  plaignait  de  tout  son  cœur 
les  gens  qui  n'ont  à  s'inquiéter  de  rien ,  les  femmes  qui  n'ont  pas 
un  gros  ménage  à  gouverner,  sept  ou  huit  domestiques  à  nourrir, 
cinquante  ouvriers  à  gronder,  à  harceler,  à  secouer,  une  laiterie  et 
une  basse-cour  à  conduire. 

Elle  venait  de  se  redresser  dans  sa  petite  taille ,  gonflant  ses 
narines,  laissant  vaguer  autour  d'elle  son  œil  étincelant  et  hautain. 
C'était  Elisabeth  d'Angleterre,  c'était  une  Catherine  de  Russie  en 
galoches  de  bois.  Elle  songeait,  sans  en  rien  dire,  que,  grâce  à 
l'ordre  qu'elle  faisait  régner  autour  d'elle,  grâce  à  l'attention  avec 
laquelle  elle  réprimait  tout  gaspillage,  grâce  à  l'art  qu'elle  avait  de 
s'approvisionner  en  temps  opportun  et  de  tirer  parti  de  tout,  on  lui 
était  quelque  peu  redevable  des  bonnes  affaires  qu'on  faisait  et  des 
écus  qu'on  plaçait  chaque  année  chez  le  banquier.  Elle  se  rendait 
le  témoignage  qu'elle  tirait  de  son  beurre  et  de  ses  volailles  une 
somme  presque  é.<2:ale  au  canon  de  la  ferme,  et  elle  se  flattait  que,  si 
la  laiterie  donnait  bon  an  mal  an  de  qiànze  à  vingt  mille  francs,  cela 
tenait  à  certains  tourteaux  de  graine  de  lin  et  de  colza  qu'elle  savait 
seule  préparer.  En  ce  moment,  elle  avait  aux  lèvres  un  demi-sou- 
rire, ce  qui  était  l'expression  suprême  de  son  bonheur.  Il  était  bien 
rare  qu'elle  sourît  tout  à  fait_,  et  de  mémoire  d'homme  on  ne  l'avait 
vue  rire. 

—  Ah  !  monsieur  Larrazet,  dit-elle  en  lui  remplissant  de  nouveau 
son  verre,  vous  avez  beau  dire,  tout  cela  donne  bien  du  mal.  Allez, 
ce  n'est  pas  un  métier  commode  que  le  nôtre.  Il  faut  faire  tant 
d'avances  à  la  terre  que  c'est  une  ruine.  Et  puis  on  dépend  de  trop 
de  choses  et  de  trop  de  gens,  du  soleil,  de  la  pluie,  de  la  grêle  et 
d'un  tas  d'imbéciles  qui  ne  savent  rien  et  qui  galvaudent  l'ouvrage. 
Ah!  la  main-d'œuvre,  monsieur  Larrazet!  c'est  une  misère,  c'est 
une  croix.  La  grande  culture  est  bien  malade.  Dieu  sait  si,  l'an  pro- 
chain, on  pourra  encore  moissonner  et  rentrer  ses  blés. 

Puis,  enflant  sa  voix  de  manière  à  se  faire  entendre  de  toutes  les 
paires  d'oreilles,  visibles  ou  invisibles,  qui  pouvaient  se  trouver  là, 
et  de  telle  sorte  que  la  cour  tout  entière,  chevaux,  poules,  chiens 
et  chats,  pût  en  faire  son  profit  : 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  A87 

—  Que  le  bon  Dieu  ait  pitié  de  nous  !  continua-t-elle.  Nous  en 
avons  grand  besoin,  car  on  ne  sait  plus  sur  qui  compter.  Domes- 
tiques à  l'année  ou  à  la  saison,  tâcherons,  journaliers,  ils  se  valent 
tous.  Ils  ont  des  prétentions  grosses  comme  des  dromadaires  et  des 
courages  de  lapins.  Vous  avez  beau  chercher,  vous  ne  trouverez 
partout  que  des  bras  mous  et  des  cerveaux  à  l'envers.  On  ne  fait 
bien  que  ce  qu'on  aime,  et  la  jeunesse  aujourd'hui  n'aime  que  son 
plaisir.  Cela  voudrait  gagner  sa  vie  sans  travailler.  Et  puis  cela  rêve 
d'aller  dans  les  villes  pour  y  avoir  ses  aises  et  y  vivre  de  raccroc. 
Acheter  des  nuages  et  vendre  du  vent,  c'est  là  leur  aiïaire.  Et  nous 
sommes  réduits  aux  Belges,  et  voilà  que  les  Belges,  gâtés  par 
l'exemple,  commencent  à  exiger  des  prix  déraisonnables.  Ajoutez 
qu'au  premier  caprice  qui  leur  vient,  ils  lèvent  le  pied  et  vous 
plantent  là.  Hier,  il  y  en  a  douze  qui  nous  ont  quittés  sans  crier  gare, 
et  Dieu  sait  si  l'ouvrage  presse!..  Vrai,  je  me  demande  où  nous 
allons,  ce  que  le  monde  va  devenir. 

—  Que  voulez-vous?  répondit  M.  Larrazet,  Nous  vivons  dans  un 
siècle  qui  aime  le  mouvement  et  les  nouveautés;  ce  n'est  pas  pour 
rien  que  nous  sommes  en  république.  Autrefois,  on  désirait  passer 
sa  vie  dans  la  maison  où  on  était  né;  c'est  un  genre  de  bonheur 
que  nous  n'apprécions  guère,  nous  estimons  qu'il  sent  un  peu  le 
moisi.  La  terre  circule  de  mains  en   mains  et  l'homme  circule 
comme  la  terre.  Avec  cela,  il  y  a  les  chemins  de  fer  qui  invitent 
aux  voyages.  On  se  déplace,  on  se  transplante,  selon  que  le  vent  ou 
l'espérance  vous  pousse.  Les  uns  s'en  trouvent  bien ,  les  autres 
s'en  mordent  les  doigts.  Votre  vacher  suisse  aurait  mieux  fait  de  ne 
jamais  quitter  ses  montagnes.  Sur  dix  hommes  qui  se  transplan- 
tent, il  en  est  au  moins  huit  qui  végètent.  On  se  prend  à  regretter 
le  clocher  de  son  village,  mais  l'amour-propre  s'en  mêle ,  on  se 
bute ,  on  s'entête ,  et  cela  fait  des  déclassés ,  et  les  déclassés  ne 
sont  jamais  heureux.  On  ne  l'est  qu'à  la  condition  de  s'adapter  à 
son  milieu,  ce  qui  demande  une  certaine  souplesse  naturelle  ou 
une  éducation  très  intelligente.  Oui,  madame  Paluel ,  l'adaptation 
au  milieu,  voilà  le  secret  du  bonheur. . .  Mais  ne  s'adapte  pas  qui  veut. 
Je  connais  ici  quelqu'un  qui  n'est  ni  un  Belge  ni  un  vacher  suisse 
et  qui  se  sent  un  peu  dépaysé  dans  la  ferme  du  Choquard.  11  est 
vrai  que  son  cas  est  fort  différent  ;  il  ne  regrettait  pas  son  village, 
on  l'y  a  rappelé,  il  y  est  revenu,  et  c'est  là  ce  qui  le  fâche. 

—  De  qui  parlez-vous  donc?  s'écria -t-elle  d'un  ton  vif,  presque 
irrité. 

H  aimait  à  la  taquiner,  il  poursuivit  sa  pointe  : 

—  Je  parle,  madame  Paluel,  d'un  beau  garçon  qui  passe  dans  ce 
pays  pour  avoir  l'humeur  fière  et  un  peu  brusque,  d'un  beau  gar- 


A 88  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

çon  que  vous  avez  mis  au  monde  il  y  a  trente  ans.  Il  m'en  souvient, 
c'est  le  premier  accouchement  que  j'ai  fait  dans  la  Brie. 

—  Y  pensez-vous,   monsieur  Larrazet?  A  qui  ferez-vous  croire 
que  Robert  s'ennuie  au  Choquard? 

—  Je  ne  dis  pas  qu'il  s'y  ennuie.  Il  n'a  pas  le  temps. 

—  A  qui  persuaderez-vous,  monsieur  Larrazet,  continua-t-elle, 
qu'il  y  est  revenu  à  contre-cœur  et  malgré  lui? 

—  Ah!  c'est  une  autre  affaire,  repartit  le  docteur,  en  agitant  son 
mouchoir  pour  écarter  une  guêpe  qui  s'obstinait  à  tourner  autour 
de  sa  tête  nue,  dans  la  folle  pensée  que  ce  crâne  luisant  avait  été 
créé  à  son  intention  et  pouvait  lui  servir  à  quelque  chose,  c'est  une 
autre  affaire.  Faut-il  vous  raconter  cette  histoire,  pour  vous  prou- 
ver que  je  la  sais?  La  voici  de  point  en  point...  Nous  avions  un  père 
qui  partait  de  la  main,  qui  était  très  vif,  et  nous  l'étions  autant  que 
lui.  Il  nous  avait  appris  à  manier  les  mancherons  de  la  charrue,  le 
fouet  du  charretier,  la  faux  du  faucheur,  les  forces  du  tondeur  et 
à  prêcher  d'exemple  à  tout    le  monde.  Mais  nous  n'étions  pas  faits 
de  la  même  pâte,  lui  et  nous.  Il  disait  à  propos  de  tout  :  «  C'est  la 
coutume,  il  faut  s'y  tenir.   »  Nous  répondions  en  dressant  notre 
crête  :  «  Le  progrès  est  une  belle  chose,  il  faut  marcher  avec  son 
siècle.  »  Et  nous  rêvions  de  labourer  nos  champs  à  la  vapeur.  On 
finit  par  ne  plus  s'entendre,  on  se  querella.  Des  mots  durs  furent 
échangés,  on  se  mit  l'un  à  l'autre  le  marché  à  la  main,  et  un  beau 
matin,  nous  partîmes  pour  nous  engager.  Nous  avons  fait  le  coup 
de  feu  contre  les  Arabes,  contre  les  Prussiens,  mais  ce  n'était  pas 
encore  notre  affaire.  Durant  notre  séjour  à  Alger,  l'idée  nous  était 
venue  que  le  plus  fier  métier  de  ce  monde   était  celui  de  marin. 
Notre  temps  achevé,  un  adjudant-major  qui  nous  voulait  du  bien 
nous  remit  une  lettre  pour  un  de  ses  frères,  capitaine  au  long  cours. 
Vaincu  par  nos  sollicitations,  le  capitaine  nous  prit  à  l'essai,  nous 
emmena  aux  Antilles.  Pendant  la  traversée,  nous  acquîmes  si  vite 
l'intelligence  des  choses  de  la  mer,   nous  nous  rendîmes  si  utile  et 
si  agréable  que  notre  patron  nous  prit  en  goût.  Il  jura  de  nous  faire 
un   sort  et  qu'un  jour  nous  serions  son  second.  Nous  étions  au 
comble  de  la  joie  et  comme  entré  en  possession  de  notre  avenir. 
Par  malheur,  en  débarquant  au  Havre,  nous  y  trouvâmes  une  lettre 
qui  nous  avait  cherché  dans  beaucoup  d'endroits  oii  nous  n'étions 
pas.  Cette  lettre  nous  annonçait   que  notre  père  était  mort  deux 
mois  auparavant  pour  s'être  laissé  tomber  d'une  échelle,  et  que  notre 
mère  nous  réclamait,  qu'elle   avait  besoin  de  nous,  que  sans  nous 
c'en  était  fait  du  Choquard.  Grand  conflit,  grand  combat.  D'un  côté, 
l'océan,   le   désir,   l'espérance,  le  métier  qu'on  aime,  l'impérieuse 
vocation  ;  de  l'autre,  une  mère  qui  prie  et  qui  supplie,  qui  com- 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  489 

mande  et  qui  somme.  Quand  on  a  du  cœur  et  qu'après  avoir  causé 
du  chagrin  à  son  père,  on  apprend  qu'il  est  mort  sans  qu'on  ait  pu 
l'embrasser,  on  se  croit  tenu  d'adorer  sa  mère,  de  lui  faire  la  part 
double,  de  ne  lui  rien  refuser.  On  répare,  on  a  une  dette  à  payer, 
on  la  paie  avec  usure.  Ces  considérations  l'emportèrent.  Nous 
revînmes,  la  mort  dans  l'âme,  et  voilà  un  marin  rendu  à  ses  bœufs, 
un  futur  capitaine  marchand  condamné  au  rôle  du  fermier  malgré 
lui.  Mais  nous  sommes  raisonnable,  nous  avons  pris  notre  parti,  et 
il  me  semble  que,  depuis  six  ans  que  nous  sommes  de  retour,  nous 
gouvernons  assez  bien  notre  ferme. 

M''^-^  Paluel  n'avait  écouté  ce  récit  que  d'une  oreille,  en  donnant 
des  signes  d'impatience,  en  choquant  de  temps  en  temps  ses  galo- 
ches de  bois  l'une  contre  l'autre. 

—  Lui,  marin!  répliqua-t-elle.  Cela  avait-il  le  senscommun? 
D'aussi  loin  qu'on  s'en  souvienne,  tous  les  Paluel  n'ont-ils  pas  été  de 
père  en  fils  dans  la  grande  culture?  Le  Ghoquard  n'est-il  pas  à  eux 
depuis  trois  générations?  S'en  aller  courir  le  monde  sur  un  navire 
marchand!  quelle  turlutaine!..  Les  Paluel  ne  sont  pas  des  gens  qui 
courent,  ce  sont  des  gens  qui  restent. 

M"""  Paluel  préférait  les  gens  qui  restent  aux  gens  qui  courent. 
A  vrai  dire,  elle  n'estimait  que  les  premiers,  les  autres  lui  étaient 
infiniment  suspects. 

—  Je  ne  vous  dis  pas  le  contraire,  reprit  le  docteur.  Mais  on  a 
beau  s'appeler  Paluel,  on  a  ses  goûts,  ses  préférences.  Il  y  a  des 
hommes  qui  ne  se  plaisent  qu'aux  besognes  périlleuses  ;  ils  aiment 
mêler  quelques  hasards  à  leur  travail,  ils  ne  sentent  tout  le  prix  de 
la  vie  que  les  jours  où  ils  sont  en  danger  de  la  perdre,  d'être  tués 
par  la  balle  d'un  Arabe  ou  mangés  par  un  requin...  Mais  ne  vous 
fâchez  pas,  ma  bonne  dame.  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  nous  étions 
raisonnable?  Si  nous  avons  des  regrets,  nous  n'en  parlons  à  per- 
sonne... M'est  avis  cependant  que,  pour  nous  asseoir  tout  à  fait  il 
nous  faudrait  une  bonne  et  gentille  petite  femme  que  nous  aime- 
rions beaucoup.  Les  années  se  passent;  qu'attendez-vous  donc 
«ûadame  Paluel,  pour  marier  ce  beau  garçon? 

M"'^  Paluel  rougit  jusqu'au  blanc  des  yeux,  elle  se  mordit  les 
lèvres  jusqu'au  sang.  M.  Larrazet  venait  de  toucher  à  sa  fibre  la 
plus  sensible.  Ce  qui  la  tenait  surtout  éveillée  dans  la  nuit,  c'était 
un  gros  problème  qu'elle  roulait  sans  cesse  dans  sa  tête,  sans  savoir 
comment  le  résoudre.  Si  son  fils  restait  garçon,  s'était-elle  dit  mille 
et  mille  fois,  à  qui  reviendrait  la  succession  ?  Les  trônes  et  les  em- 
pires veulent  des  héritiers;  quel  empire  que  le  Ghoquard!  Oui  il 
fallait  un  héritier,  et  cet  enfant  après  lequel  elle  soupirait,  elle 
l'avait  vu  bien  souvent  dans  ses  rêves,  elle  se  promettait  de  le 
recevoir  dans  son  tablier,  de  le  dorloter  dans  ses  bras  maigres  comme 


/JlQO  REVUE   DES   DEUX   MONDES» 

la  pins  chère  de  ses  espérances  :  elle  lui  rendrait  la  vie  douce, 
elle  aurait  pour  lui  des  attentions,  des  cajoleries,  des  indulgences 
exquises,  il  ne  se  douterait  janaais  que  sa  grand'mère  avait  le  men- 
ton et  les  coudes  pointus.  Mais  pour  l'avoir,  cet  enfant,  il  fallait 
consentir  à  se  donner  une  bru,  et  si  d'avance  elle  adorait  l'enfant, 
d'avance  aussi  elle  détestait  la  bru,  blonde  ou  brune,  petite  ou 
o-rande,  épaisse  ou  niince.  Recevoir  chez  soi  une  étrangère,  qui  se 
mêlerait  du  ménage,  qui  donnerait  des  ordres,  qui  aurait  ses  idées 
à  elle  et  ses  volontés  propres,  qui  ferait  des  siennes  dans  le  pota- 
ger comme  dans  la  basse-cour,  dans  la  cuisine  comme  dans  la  lai- 
terie !  Il  y  aurait  des  frottemens,  des  conflits,  de  douloureux  par- 
tages de  pouvoirs.  Décidément,  cette  bru  lui  faisait  horreur.  Eh  ! 
quoi,  fallait-il  donc  renoncer  à  l'enfant?  Elle  croyait  l'entendre  gémir, 
ce  pauvre  petit;  il  lui  reprochait  de  l'empêcher  de  naîire.  Que  ne 
pouvait-il  tomber  du  ciel,  tout  fait,  blanc  et  rose,  tout  dodu,  tout 
potelé!  L'enfant  et  la  bru,  la  bru  et  l'enfant,  quel  problème!  quel 
embarras!  Que  choisir?  que  décider?.. 

C'était  là  le  plus  gros  de  ses  soucis,  mais  elle  n'eut  garde  de 
s'en  ouvrir  à  M:  Larrazet.  11  y  avait  des  choses  qu'elle  ne  disait  à 
âme  qui  vive,  osant  à  peine  se  les  dire  à  elle-même.  En  cet  instant, 
elle  avisa  un  garçon  de  ferme  qui  venait  de  déposer  un  seau  au  beau 
milieu  de  la  cour  et  qui,  les  poings  sur  ses  hanches,  contemplait 
le  bourrelier  occupé  à  réparer  un  harnais.  Elle  fit  quelques  pas  vers 
lui,  en  faisant  claquer  ses  sabots  sur  le  pavé,  et  elle  lui  cria  de  sa 
voix  la  plus  aiguë  : 

Grand  lourdaud,  as- tu  planté  là  ton  seau  pour  reverdir?  Je 

n'aime  pas  les  garçons  qui  musent  et  les  choses  qui  traînent. 

Le  docteur  se  leva  comme  par  ressort,  craignant  peut-être  que 
M™*  Paluel  ne  le  comprît  dans  la  catégorie  des  choses  qui  ont  le 
tort  de  traîner  et  des  garçons  qui  se  permettent  de  muser. 

A  propos,  dit-il,  comment  se  porte  ma  petite  malade  de  l'an 

dernier?  Sa  variole  lui  a-t-elle  laissé  des  traces? 

11  n'y  paraît  guère,  dit-elle.  Et  quand  cela  serait,  où  serait  le 

mal?  Elle  n'est  pas  coquette.  Dieu  merci,  et  elle  sait  bien  qu'en  fkit 
de  figure,  elle  n'avait  pas  grand'chose  à  perdre. 

Mais  permettez,  elle  n'est  pas  si  déchirée  que  cela,  et  pour 

ma  part,  son  museau  ne  m'a  jamais  déplu...  Là,  madame  Paluel, 
convenez  qu'en  recueillant  chez  vous  cette  petite  Mariette  Sorris, 
vous  avez  fait  à  la  fois  une  bonne  œuvre  et  une  bonne  affaire. 

—  Une  bonne  œuvre,  c'est  sûr.  Après  cela,  j'avoue  que  cette 
demoiselle  n'a  pas  mal  tourné,  mais  nous  avons  joué  gros  jeu. 
Prendre  chez  soi  la  fille  d'un  mange-tout,  d'un  coureur  de  grands  che- 
mins, d'un  ivrogne!  C'est  Robert  qui  l'a  voulu,  et  cela  m'a  donné 
bien  du  souci.  11  y  avait  dix  à  parier  contre  un  qu'il  nous  en  cuirait. 


LA   FERME   DU    CHOQUARD.  491 

Mariette  Sorris  était  la  fille  d'un  gagne-petit,  d'un  porte-balle 
des  environs,  qui  pendant  dix  ans  avait  vendu  sa  mercerie  de  vil- 
lage en  village,  de  ferme  en  ferme,  triste  métier  dans  un  temps  de 
chemins  de  fer  et  de  grands  bazars  qui  expédient  tout  à  domicile. 
La  petite  avait  passé  plusieurs  années  chez  les  sœurs,  où  elle  était 
à  la  fois  élève,  ouvrière,  et  domestique.  Quand,  à  force  de  rouler  et  de 
boire,  le  père  avait  commencé  à  se  casser,  il  l'avait  prise  avec  lui 
pour  qu'elle  l'accompagnât  dans  ses  tournées  et  l'aidât  à  porteries 
cartons  qui  renfermaient  ses  rouleaux  de  lacets,  ses  bobines  de  fil, 
ses  boutons  de  manches  et  de  cols,  ses  aiguilles  soi-disant  anglaises, 
quelques  articles  de  bijouterie  fausse  qu'il  aurait  bien  voulu  faire 
passer  pour  vraie.  Il  avait  tenté  de  la  dresser  au  bel  art  du  boni- 
ment ;  mais  elle  avait  de  désastreuses  pudeurs  qui  gâtaient  le 
métier  et  lui  attiraient  les  rebuffades  de  ce  maître  exigeant  et  un 
peu  brutal.  Un  soir,  au  milieu  de  la  cour  du  Choquard,  il  avait  été 
pris  d'une  attaque  de  delirimn  tremens.  Peu  de  jours  après,  il  était 
mort,  et  c'était  grâce  à  Robert  que  Mariette  était  devenue  l'un  des 
plus  précieux  outils  de  M"""  Paluel. 

—  Le  danger  n'était  pas  aussi  grand  que  vous  le  pensez,  dit  M.  Lar^ 
razet.  Je  crois  comme  vous  à  la  puissance  de  l'hérédité,  mais  je 
crois  aussi  qu'elle  est  corrigée  par  l'action  non  moins  fatale  de  la 
réflexion,  et  les  petites  filles  sont  des  animaux  réfléchissans.  Elles 
héritent  rarement  des  vices  dont  elles  ont  souffert.  Est-elle  ici,  cette 
jeunesse?  Je  serais  bien  aise  de  la  voir  avant  de  partir. 

—  Il  ne  tient  qu'à  vous,  monsieur  Larrazet.  Elle  est  occupée  à 
pétrir  son  beurre. 

C'était  une  laiterie  modèle  que  celle  du  Choquard.  Elle  n'était 
point,  comme  cela  se  fait  ailleurs,  en  communication  directe  avec 
i'étable;  les  émanations  fâcheuses  et  les  mouches  n'y  pouvaient 
pénétrer.  Le  lait  y  arrivait  par  un  entonnoir  muni  d'un  grand  filtre, 
qui  traversait  la  cloison.  De  petites  fenêtres,  garnies  d'épais  rideaux, 
donnaient  juste  assez  de  jour  pour  qu'on  pût  écrémer.  Le  sol  car- 
relé, le  plafond,  les  murs  étaient  luisans  de  propreté.  Les  terrines, 
qui  s'alignaient  sur  de  longues  tablettes,  étaient  nettoyées  en  été 
avec  des  orties  et  du  sable,  en  hiver  avec  du  sable  et  du  foin.  Les 
planches,  la  table  où  l'on  déposait  la  crémière  et  les  cuillers  étaient 
souvent  lavées  avec  de  l'eau  de  lessive  et  frottées  avec  une  brosse 
de  chiendent.  Tous  les  produits  de  l'égouttage,  dont  l'odeur  est 
acre,  s'en  allaient  dans  une  citerne  s'ouvrant  sur  la  cour.  Cette  lai- 
terie sentait  bon,  et  un  thermosiphon  y  maintenait  une  température 
de  quinze  ou  seize  degrés. 

Quand  M.  Larrazet  y  entra,  précédé  de  M"""  Paluel,  une  jeune 
fille  de  vingt  ans  s'occupait,  les  manches  retroussées,  à  délaiter  le 
beurre  qu'elle  venait  de  retirer  de  la  baratte  et  qu'elle  travaillait 


/J92  BEVUE    DES   DEDX   MONDES. 

avec  une  forte  cuiller  de  bois  bien  imprégnée  d'eau,  pour  que  le 
petit-lait  s'en  écoulât.  Le  docteur  s'approcha  d'elle,  la  prit  par  le 
menton,  la  conduisit  près  d'une  fenêtre  et  s'assura  que,  sauf  trois 
ou  quatre  petits  points  noirs  à  la  racine  du  nez,  la  variole  n'avait 
laissé  aucune  trace  sur  sa  figure.  Un  front  bas,  partagé  en  deux 
parties  bien  égales  par  deux  bandeaux  de  cheveux  châtain  clair, 
deux  joues  rondes,  deux  petites  mains  un  peu  rouges  au  bout  de 
deux  bras  très  blancs,  beaucoup  de  fraîcheur,  un  petit  nez  qui 
ressemblait  un  peu  trop  à  un  bec  de  moineau,  telle  était  Mariette 
Sorris,  qui,  en  vérité,  n'était  ni  laide,  ni  jolie.  Quand  on  regar- 
dait de  près  ses  yeux  bruns  et  son  sourire  où  se  révélait  la  tran- 
quillité d'une  âme  qui  n'avait  pas  grand' chose  à  se  reprocher,  on 
était  tenté  de  trouver  qu'elle  était  mieux  que  jolie;  mais  pour  cela, 
il  fallait  être  un  peu  connaisseur  et,  je  le  répète,  y  regarder  de  près. 

Voilà  un  visage  qui  s'est  bien  nettoyé  pour  faire  honneur  à 

mes  soins,  dit  M.  Larrazet.  Pas  une  trace.  On  peut,  quand  on  vou- 
dra, envoyer  cette  petite  fille  à  la  foire  aux  maris. 

—  Je  vous  en  prie,  monsieur  Larrazet,  dit  M'"«  Paluel  en  fronçant 
le  sourcil,  n'allez  pas  lui  mettre  en  tête  des  idées  qui  ne  lui  con- 
viennent pas.  Qui  donc  pourrait  bien  l'épouser? 

Eh!  quoi,  Mariette,  reprit-il,  n'avons-nous  pas  encore  d'amou- 
reux? 

Elle  s'était  remise  à  pétrir  son  beurre,  et  pour  toute  réponse, 
elle  secoua  la  tête  en  rougissant. 

—  Eh!  bien,  moi,  je  déclare  que  celui  qui  l'épousera  fera  une 
bonne  affaire.  Il  aura  une  petite  femme  très  honnête,  vaillante  à 
l'ouvrage,  ne  se  plaignant  jamais  de  rien,  patiente  dans  la  maladie, 
laborieuse  dans  la  santé,  pleine  de  bon  sens,  et,  dit-on,  ne  mentant 
jamais. 

Vous  allez  me  la  gâter  par  vos  flatteries,  interrompit  M'""  Pa- 
luel avec  une  impatience  croissante.  Croyez-vous  qu'elle  n'ait  point 
de  défauts?  Elle  en  a  beaucoup. 

—  Lesquels? 

—  Elle  est  horriblement  gourmande. 

—  Est-ce  vrai,  Mariette? 

Elle  répondit  en  baissant  le  menton  : 

—  W^"  Paluel  me  reproche  d'aimer  trop  les  talmouses. 

—  Va  pour  les  talmouses!  dit-il.  Je  soutiens  que  qui  a  vu 
Mariette  a  vu  la  sagesse  et  le  bonheur. 

—  Je  voudrais  bien  voir  qu'elle  ne  fût  pas  sage!  s'écria  M""^  Pa- 
luel. On  se  donne  assez  de  peine  pour  lui  montrer  son  devoir.  Et  je 
voudrais  voir  aussi  qu'elle  ne  fût  pas  heureuse  !  Quand  on  a  connu 
la  misère  et  la  faim  et  qu'on  vit  dans  une  maison  où  on  est  à 
bouche-que-veux-tu,  on  peut  faire,  je  pense,  des  comparaisons,  et 


LA.    FEKME   DU    GllOQUARD.  493 

je  voudrais  voir  qu'elle  ne  les  fît  pas!  Qui  l'a  recueillie?  Qui  l'a 
nourrie?  Qui  l'a  instruite?  De  qui  a-t-elle  appris  à  tricoter  et  à 
coudre?  Les  sœurs  lui  avaient  montré  à  ourler  une  serviette,  mais 
quels  restoupages,  bon  Dieu!  Je  frissonne  encore  en  y  pensant.  Et 
puis,  qui  lui  a  payé  une  remplaçante  lorsqu'elle  avait  la  petite 
vérole?  Et  qui  avait  la  bonté  de  lui  donner  ses  potions?  Oui,  vrai- 
ment, je  voudrais  bien  voir  qu'elle  ne  fût  pas  reconnaissante  et 
qu'elle  ne  remerciât  pas  Dieu  soir  et  matin  de  lui  avoir  fait  ren- 
contrer de  bonnes  gens  qui  lui  procurent  le  vivre,  le  couvert  et  le 
reste  ! 

Pendant  ce  discours,  Mariette  avait  achevé  de  bâtir  sa  motte, 
qu'elle  entourait  de  feuilles  de  vigne  et  d'un  linge  mouillé,  et,  la 
tête  basse,  ne  disant  mot,  elle  regardait  M.  Larrazet  du  coin  de  l'œil, 
avec  un  sourire  qui  voulait  dire  : 

—  C'est  un  air  que  Mariette  Sorris  a  souvent  entendu  ;  mais  elle 
est  bonne  fille,  et  toutes  les  musiques  lui  plaisent. 

—  En  voilà  une,  reprit  le  docteur,  qui  a  su  s'adapter  à  son 
milieu!..  Bah!  ne  tâche  pas  de  comprendre,  Mariette.  Gela  signifie 
tout  simplement  que  ton  beurre  est  excellent  et  que  tu  es  toujours 
de  bonne  humeur. 

A  ces  mots,  il  lui  pinça  la  joue,  et,  du  même  coup,  il  regarda  sa 
montre. 

—  Gomme  on  s'oublie,  chez  vous,  madame  Paluel!  dit-il.  Je  me 
sauve. 

—  Avez-vous  beaucoup  à  faire  cet  été?  lui  demanda-t-elle  en  le 
reconduisant. 

—  Les  médecins  sont  volés.  Hormis  quelques  fièvres  de  mois- 
sons, tout  le  monde  s'est  donné  le  mot  pour  se  bien  porter. 

—  Et  peut-on  savoir  où  vous  allez  maintenant?  ajouta-t-elle, 
comme  il  montait  en  voiture. 

—  Chez  moi;  mais  je  m'arrêterai,  en  passant,  à  la  Renommée 
des  gibelottes.  Le  maître  de  cet  établissement,  le  vénérable  Richard 
Guépie,  est  venu  sonner  deux  jours  de  suite  à  ma  porte  sans  me 
trouver,  d'où  je  conclus  qu'il  a  quelque  chose  à  me  dire. 

—  Ou  plutôt  quelque  chose  à  vous  demander,  car  ces  gens-là 
sont  des  quémandeurs,  repartit  la  reine  mère;  vraiment  je  plains 
les  médecins;  ils  sont  obligés  de  voir  toute  sorte  de  monde...  Ohl 
je  ne  vous  en  fais  pas  un  crime.  Mais  ces  Guépie!  ces  Guépie! 

Elle  prononça  ce  nom  avec  un  accent  qui  révélait  des  profon- 
deurs, des  abîmes  de  mépris.  Évidemment  les  Guépie  représen- 
taient par  excellence  cette  race  qu'elle  abhorrait,  la  race  des 
hommes  qui  font  métier  d'acheter  des  nuages  et  de  vendre  du 
vent. 

Tout  en  roulant  sur  la  route  de  Brie,  M.  Larrazet,  n'ayant  rien 


A&â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  mieux  à  Riire,  pensait  au  vacher  suisse,  à  Robert  Paluei,  à 
Mariette  Sorris,  ce  qui  lui  fit  faire  un  retour  sur  son  passé.  Comme 
un  autre,  il  avait  eu  dans  sa  jeunesse  des  ambitions  que  la  vie 
avait  trompées.  Il  avait  juré  de  se  faire  un  nom  dans  la  science. 
Après  avoir  été  interne  à  la  Pitié,  il  avait  concouru  pour  une  place 
de  prosecteur  qui  échut  à  un  candidat  mieux  préparé  ou  plus  épaulé. 
Cet  échec  l'avait  profondément  découragé.  Sur  ces  entrefaites,  son 
père,  médecin  fort  estimé  dans  toute  la  Brie,  étant  mort  d'un  coup 
de  sang,  il  s'était  décidé  à  venir  prendre  sa  place.  Était-ce  un  effort 
de  raison  ou  une  défaillance  de  sa  volonté?  Peu  après,  il  avait 
épousé  une  veuve  assez  laide,  mais  d'humeur  douce  et  possédant 
quelque  bien.  Et  les  heures  succédaient  aux  heures.  Il  était  philo- 
sophe, et,  à  sa  philosophie,  il  joignait  une  foule  de  petites  curiosi- 
tés, aimant  à  entrer  dans  les  menus  détails  de  la  vie  de  son  pro- 
chain, ce  qui  est  une  grande  ressource  contre  l'ennui.  Cependant, 
sur  le  tard,  il  lui  était  venu  des  regrets;  il  s'était  remis  à  lire,  à 
travailler;  il  avait  employé  ses  économies  à  se  refaire  une  biblio- 
thèque et  à  se  construire  un  laboratoire;  il  y  faisait  des  expé- 
riences sur  les  poisons  végétaux  ;  il  rêvait  d'écrire  un  traité  de 
toxicologie  dont  il  serait  parlé  à  l'Académie  de  médecine  comme 
au  Palais.  Aussi  s'était-il  déchargé  sur  ses  confrères  d'une  partie 
de  sa  clientèle.  En  dehors  de  ses  vieilles  relations,  auxquelles  il 
était  demeuré  fidèle,  il  choisissait  ses  malades,  se  réservait  les  cas 
intéressans,  et,  chaussé  de  pantoufles  que  sa  femme  lui  avait  bro- 
dées, il  passait  des  demi-journées  au  milieu  de  ses  alambics  et  de 
ses  cornues.  Une  honnête  aisance,  une  maison  confortable,  un  bon 
ordinaire  et  de  temps  à  autre  une  bombance,  un  pays  où  l'on  est 
connu  de  tout  le  monde  et  où  les  chiens  même  vous  saluent  avec 
respect,  quelques  amitiés  et  point  d'ennemis,  beaucoup  de  scepti- 
cisme tempéré  par  beaucoup  de  bienveillance,  un  peu  de  causerie, 
un  peu  de  commérage,  un  peu  de  science,  des  lapins  et  des  cochons 
d'Inde  encagés  qu'on  empoisonne  à  tour  de  rôle  avec  de  la  bella- 
done, de  la  ciguë  ou  du  curare,  un  gros  livre  qu'on  se  promet 
d'écrire,  qui  doit  paraître  l'an  prochain  et  qui  ne  paraîtra  jamais, 
voilà  de  quoi  suffire  au  bonheur  d'un  homme. 

Toutefois  le  docteur  Larrazet  se  disait  par  intervalles  : 
—  Il  est  trop  tard  pour  recommencer,  je  ne  serai  jamais  rien. 
Pourtant,  si  j'avais  voulu! 

Dans  ces  momens-là,  quand  il  était  en  course,  il  sanglait  un 
vigoureux  coup  de  fouet  sur  la  croupe  rebondie  de  Charmant,  qui 
subitement  s'était  mis  au  pas,  ayant  la  déplorable  manie  de  prendre 
pour  une  cô:;e  rapide  et  malaisée  un  chemin  plat  et  uni  comme  un 
damier.  Ce  salutaire  avertissement  dissipait  l'illusion  de  Charmant, 
qui  recommençait  à  trotter.  Comme  Mariette  Sorris,   Charmant 


LA   FERME   DU    CIIOQUARD.  495 

s'était  parfaitement  adapté  à  son  milieu  et  s'accommodait  même 
des  coups  de  fouet,  qu'il  savait  ne  lui  être  jamais  administrés  qu'à 
bonne  intention. 

II. 

Rien  ne  ressemblait  moins  à  la  ferme  du  Choquard  que  la  piètre 
auberge  de  la  Rctiommêe  des  gibelottes,  et  assurément  les  Guépie 
n'étaient  pas  faits  du  même  bois  que  les  Paluel.  Ils  passaient  dans 
le  pays  pour  des  gens  dont  la  conscience  était  peu  rigide,  dont  la 
parole  était  légère,  doués  de  ce  genre  d'imagination  qui  prend  un 
rêve  pour  une  solution,  payant  d'audace  dans  leurs  embarras,  cer- 
tains de  trouver  une  porte  pour  en  sortir,  croyant  au  dieu  Peut- 
Étre,  à  sa  sacrée  majesté  le  Hasard,  qui,  au  jour  des  échéances, 
vous  fait  ramasser  un  billet  de  mille  francs  dans  un  fossé  ou 
rencontrer  un  nigaud  qui  vous  les  prête.  Acheteurs  de  nuages,  ven- 
deurs de  vent,  cette  définition  leur  convenait. 

Il  avait  couru  de  vilains  bruits  sur  Richard  Guépie.  On  préten- 
dait qu'il  avait  emprunté  jadis  cinq  cents  écus  à  un  de  ses  oncles, 
qui  mourut  quelques  mois  après.  On  ne  retrouva  pas  le  billet;  on 
soupçonna  Richard  de  l'avoir  fait  disparaître.  Il  y  eut  procès;  faute 
de  preuves,  les  réclamans  furent  déboutés,  mais  l'affaire  avait  paru 
louche. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Richard  avait  hérité  de  son  père 
une  petite  ferme  qui  allait  mal,  qui,  grâce  à  lui,  alla  plus  mal 
encore.  Il  manquait  absolument  de  prévoyance,  et  sa  femme  n'avait 
point  d'ordre.  Il  tenait  de  bonne  source  que  certain  paysan  de 
Mailly  avait  donné  quatre  façons  à  son  champ  de  pommes  de  terre* 
quand  on  les  déterra,  elles  étaient  toutes  malades.  Son  voisin  n'avait 
fait  que  les  planter  ;  point  de  binage,  point  de  sarclage  ;  elles  avaient 
poussé  à  la  grâce  de  Dieu,  et  la  récolte  fut  superbe.  Richard  en 
avait  conclu  qu'il  y  a  une  Providence  pour  les  paresseux,  et  il  se 
plaisait  à  conter  celte  histoire.  Il  eût  mieux  fait  de  se  donner  plus 
de  mal  ;  mais  il  avait  coutume  de  dire  dès  son  enfance  qu'il  n'ai- 
mait pas  à  suer,  à  quoi  sa  mère  répondait  inutilement  que,  qui  ne 
sue  pas,  n'a  rien.  11  se  trouva  à  court,  s'endetta,  empruntant  à  Jac- 
ques pour  payer  Paul,  faisant  un  trou  pour  combler  l'autre.  En  fin 
de  compte,  il  fut  saisi  et  exécuté.  Là-dessus,  laissant  ses  enfans  se 
tirer  d'alfaire  comme  ils  pouvaient,  il  partit  pour  l'Afrique.  Ce  qu'il 
y  fit,  personne  ne  le  sut.  Apparemment,  la  Providence  des  pares- 
reux  lui  vint  en  aide.  Quelques  années  plus  tard,  on  le  vit  repa- 
raître dans  la  Brie  ;  il  était  veuf  et  rapportait  quelques  milliers  de 
francs  dans  ses  poches.  Il  eut  une  autre  chance  ;  il  fit  la  conquête 
d'une  cuisinière  de  bonne  maison  nommée  Palmyre,  qui  avait  beau- 


llQQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coup  gratté.  Elle  était  depuis  longtemps  au  service  d'une  riche 
Anglaise,  M"""  Pommery,  laquelle  s'était  mariée  en  France  et  pas- 
sait ses  hivers  à  Paris,  la  moitié  de  ses  étés  dans  la  Brie.  M"""  Pom- 
mery n'entendait  pas  se  séparer  de  Palmyre,  dont  elle  appréciait 
les  talens.  Tout  s'arrangea;  Palmyre  devint  M""^  Guépie  et  ne  quitta 
pas  sa  place. 

Avec  les  écus  qu'il  avait  rapportés  d'Afrique  et  ceux  que  lui 
avança  sa  femme,  Richard  acheta  une  maisonnette  et  un  grand 
champ.  Il  prétendait  avoir  beaucoup  de  dispositions  pour  la  rosi- 
culture;  il  était  sûr  d'y  faire  fortune.  La  culture  et  le  commerce 
des  roses  sont  une  des  richesses  de  la  Brie;  mais,  pour  y  réussir, 

faut  de  grands  soins,  des  mains  délicates  et  attentives,  certaines 
connaissances  que  Richard  n'avait  pas  et  ne  se  mettait  pas  en 
peine  d'acquérir.  Ce  rosiériste  improvisé  gagna  peu  d'argent,  en 
mangea  beaucoup.  Il  se  rejeta  sur  l'élève  des  porcs,  des  oies  et  des 
dindons.  Puis  il  changea  de  nouveau  d'idée;  il  se  persuada  qu'il 
était  né  pour  être  cabaretier.  Mais,  pour  remplir  sa  destinée,  le  pre- 
mier point  était  de  ravoir  sa  femme,  que  M^^^  Pommery  consentit 
enfin  à  lui  rendre. 

L'aubergiste  de  la  Renommée,  qui  avait  fait  sa  pelote,  pensait 
à  se  retirer;  on  lui  racheta  la  fin  de  son  bail.  Les  deux  époux  fai- 
saient bon  ménage;  ils  cadraient  bien  ensemble,  s'accordaient  à 
merveille.  Richard  n'était  point  brutal  ;  loin  de  là,  il  avait  des  façons 
doucereuses.  Quand  il  vous  tenait  par  le  bouton  pour  vous  conter 
ses  malheurs  ou  ses  espérances,  c'était  une  affaire  de  se  dégager. 
Les  cheveux  blonds  et  la  barbe  rousse  de  ce  sournois  cabaretier 
exhalaient  une  vague  odeur  de  résine,  et,  comme  la  poix,  il  était 
jaunâtre,  gras  au  toucher,  adhésif.  M.  Larrazet  disait  de  lui  qu'il 
avait  les  mains  gluantes  et  le  sourire  visqueux.  Sa  femme  était  une 
gesticulante  et  sentimentale  personne.  Malgré  quelques  emporte- 
mens  de  la  langue  ou  de  la  main  et  les  vivacités  d'un  sang  brûlé 
par  les  fourneaux,  les  gens  qui  la  connaissaient  peu  lui  croyaient  un 
cœur  d'or.  La  vérité  est  qu'elle  avait  les  yeux  tendres,  un  peu 
rouges,  toujour.5  humides.  Mari  et  femme  se  faisaient  l'un  et  l'autre 
une  loi  de  tondre  de  très  près  la  pratique.  Dès  qu'elle  eut  quitté 
M"""  Pommery,  Palmyre  jeta  aux  orties  du  même  coup  ses  corsets, 
qui  la  gênaient,  et  son  Manuel  de  la  parfaite  cuisinière,  qu'elle 
n'aurait  pu  contempler  sans  remords,  étant  bien  résolue  à  ne  plus 
faire  que  de  la  cuisine  de  gargote.  Il  n'est  pire  empoisonneuse 
qu'un  cordon  bleu  qui  se  néglige;  il  n'est  pire  barbarie  que  la  bar- 
barie savante.  Les  pensionnaires  de  la  Uenommêe  en  firent  l'expé- 
rience à  leur  dam.  On  aurait  dû  pourtant  les  ménager;  ils  étaient 
la  meilleure  ressource  de  la  maison.  Comme  elle  était  située  dans 
un  joli  endi'oit,  à  cinq  minutes  de  Mailly,  non  loin  de  la  charmante 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  497 

vallée  de  l'Yères,  il  y  venait  des  peintres  de  Paris,  qui  s'y  arrê- 
taient; il  y  venait  aussi  de  petites  bourgeoises  anémiques,  dési- 
reuses de  se  mettre  au  vert.  Pendant  les  premiers  jours,  on  les 
traitait  bien,  la  table  était  honnête;  après  quoi,  les  œufs  n'étaient 
plus  frais,  le  rôti  sentait  le  relent,  les  ragoûts  devenaient  des 
mélanges  suspects,  les  sauces  happaient  au  gosier.  Se  plaignait-on, 
M'"'  Guépie  protestait  en  geignant;  Richard  se  récriait,  montait  sur 
ses  grands  chevaux,  jurait  sur  son  honneur  que  sa  viande  n'avait 
pas  d'autre  défaut  que  d'être  trop  fraîche,  ce  qui  la  rendait  un  peu 
dure.  Plût  au  ciel  qu'elle  l'eût  été!  Un  soir,  une  pensionnaire  s'aper- 
çut et  constata  que  son  lit  était  habité.  Elle  était  douillette;  elle  fit 
grand  bruit  de  sa  découverte;  les  deux  époux  eurent  beau  raison- 
ner ou  larmoyer,  elle  délogea  dès  le  lendemain.  Gela  fit  du  tort  à 
l'établissement.  Au  surplus,  dans  les  mois  d'hiver,  on  avait  pour 
tous  cliens  quelques  rouhers  qui  passaient,  quelques  ouvriers  de 
campagne  qui  venaient  prendre  un  petit  verre  sur  le  comptoir  ou 
mettre  pinte  sur  chopine  en  jouant  une  poule.  Bon  an  mal  an,  la 
recette  couvrait  à  peine  les  frais.  Aussi  Richard  commençait-il  à  se 
dégoûter  de  sa  gargote.  Le  vent  avait  sauté;  il  se  croyait  né  pour 
la  meunerie;  il  projetait  d'acquérir  un  des  moulins  de  l'Yères. Mais 
avec  quel  argent?  G'était  son  secret. 

Richard  Guépie  avait  eu  de  sa  première  femme  cinq  fils,  Thomas, 
Claude,  Philippe,  Polydore  et  Jérémie,  tous  aussi  peu  disposés  que 
lui  à  labourer  et  à  semer.  Ils  avaient  du  goût  pour  les  métiers  am- 
bulans,  ils  aimaient  à  rouler.  Thomas  était  entré  chez  un  loueur  de 
voitures  de  Brie;  tout  en  fouettant  ses  chevaux,  il  combinait  dans 
sa  tête  une  foule  d'événemens  invraisemblables,    moyennant  les- 
quels son  patron  lui  donnerait  sa  fille  en  mariage  et  lui  laisserait 
ses  écuries,  ses  remises  et  tout  ce  qu'il  y  avait  dedans.  Claude 
s'était  fait  coquetier.  Six  mois  durant,  il  allait  offrir  ses  œufs  et  sa 
volaille  dans  les  châteaux  et  les  maisons  bourgeoises  des  environs  ; 
il  employait  consciencieusement  son  hiver  à  manger  les  sous  qu'il 
avait  amassés  pendant  l'été.  11  avait  si  souvent  vendu  une  vieille 
poule  pour  une  jeune  que  son  crédit  était  fortement  ébranlé.  Phi- 
lippe était  devenu  colporteur  du  Petit  Journal,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  de  vendre  les  grands.  Il  faisait  chaque  jour  ses  cinq  lieues, 
botté  jusqu'à  la  ceinture,  courant  comme  un  lièvre,  quelquefois 
entre  deux  vins.  On  entendait  de  loin  ses  appels  retentissans;  il  avait 
le  mot  pour  rire,  les  filles  d'auberge  le  trouvaient  gentil.  S'il  faut 
tout  dire,  il  avait  été  traduit  naguère  en  police  correctionnelle  pour 
avoir  distribué  sous  main  des  /euilles  pornographiques;   mais  le 
juge,  par  un  excès  d'indulgence,  décida  qu'il  avait  agi  sans  discer- 
nement. Polydore,  blond  comme  son  père,  après  avoir  été  soldat, 

TOME  uv.  —  1882.  32 


A98  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

était  garde-chasse  chez  le  marquis  de  Montaillé,  et  il  avait  la  répu- 
tation de  faire  bon  ménage  avec  les  braconniers.  Quant  à  Jérémie, 
qui  était  né  en  Afrique,  il  avait  obtenu  par  de  puissantes  protec- 
tions une  place  dans  l'octroi  de  Paris.  Charmé  de  son  uniforme 
vert,  il  voyait  dans  la  fumée  des  innombrables  pipes  qu'il  bourrait 
tout  le  long  du  jour  des  avancemens  extraordinaires,  un  prodigieux 
avenir,  toute  sorte  de  bonheurs  délirans  qui  ne  devaient  jamais 
lui  arriver.  En  attendant,  il  engageait  des  paris  sur  tous  les  trou- 
peaux de  moutons  qui  passaient  la  barrière  :  soit  hasard,  soit  génie 
naturel,  il  rencontrait  toujours  juste,  devinait  à  quelques  cornes  près 
le  nombre  des  têtes,  et  il  se  faisait  payer  la  goutte. 

Six  ans  après  avoir  donné  au  monde  Jérémie  le  gabelou,  Guépie  eut 
un  enfant  de  sa  seconde  femme.  On  avait  pourtant  promis  à  M™®  Pom- 
mery  qu'on  n'en  aurait  point.  Ce  fut  une  surprise  désagréable,  un 
vrai  chagrin;  on  se  reprocha  l'un  à  l'autre  avec  quelque  aigreur 
ce  fâcheux  accident.  Il  se  trouva  que,  par  un  fait  de  mystérieux  ata- 
visme, cette  enfant  fut  une  rousse  délicieuse,  au  teint  éblouissant, 
aux  yeux  couleur  d'émeraude.  Malgré  son  déplaisir,  M"^®  Pommery, 
qui  était  une  bonne  femme,  consentit  à  lui  servir  de  marraine.  Ce 
fut  elle  qui  paya  les  mois  de  nourrice  et  plus  tard  les  frais  d'é- 
cole; elle  devait  payer  bien  autre  chose.  Pendant  les  premières 
années,  Aleth  ne  voyait  sa  mère  qu'à  de  rares  intervalles  ;  elle  vivait 
chez  son  père  et  tour  à  tour  dans  la  compagnie  des  roses  ou  des 
porcs.  Ni  son  teint  florissant  ni  ses  yeux  verts  ne  lui  faisaient  trou- 
ver grâce  devant  ce  père  rancuneux,  qui  ne  lui  pardonnait  pas 
d'être  née  ;  il  la  rabrouait,  il  ne  sentait  point  le  prix  de  ce  miracle 
de  beauté,  qu'il  employait  à  garder  les  dindons.  Mais  il  arriva  qu'un 
peintre  passant  par  là  tomba  en  arrêt  devant  cette  dindonnière, 
comme  un  épagneul  devant  une  perdrix  rouge.  11  voulut  faire  son 
croquis  et  peu  après  son  portrait  à  l'huile  et  en  pied,  qui  fut  remar- 
qué au  Salon.  Cette  aventure  changea  du  soir  au  malin  les  disposi- 
tions et  les  sentimens  de  Guépie.  H  n'avait  jamais  pu  tirer  un  sou 
de  ses  cinq  fils;  il  se  dit  que  sa  fille  était  un  trésor  dont  il  tirerait 
de  gros  intérêts,  que,  grâce  à  sa  merveilleuse  beauté,  elle  ne  pou- 
vait manquer  d'épouser  quelque  jour  un  grand  personnage,  que  ce 
grand  personnage  deviendrait  la  vache  à  lait  de  son  beau-père  et 
lui  abandonnerait  généreusement  les  quarante  mille  francs  dont  il 
avait  besoin  pour  acheter  le  moulin  du  Rougeau.  Tout  cela  lui 
paraissait  clair  et  prouvé;  son  imagination  ne  se  refusait  jamais 
rien.  De  ce  jour,  cette  belle  rousse,  dans  les  yeux  de  laquelle  il 
voyait  un  moulin,  lui  devint  particuhèreinent  chère  et  il  lui  témoi- 
gna des  attentions  qu'il  n'avait  eues  pour  personne.  Cet  incident 
s'était  passé  dix-huit  mois  après  qu'il  était  rentré  en  possession  de 
sa  femme  et  au  moment  où  il  commençait  déjà  à  se  dégoûter  de  son 


LA   FERME   DU   CUOQUARD.  499 

auberge.  Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens;  quand  on  possède  un 
diamant  brut,  il  faut  le  tailler  et  le  sertir,  et  quand  on  a  mis  au 
monde  une  belle  rousse  destinée  à  épouser  un  nabab,  il  faut  lui 
donner  de  l'éducation,  en  faire  une  demoiselle.  Palmyre  eut  un  peu 
de  peine  à  entrer  dans  les  projets  de  son  ambitieux  mari;  elle  lui 
reprocha  de  se  monter  la  tête.  Après  tant  d'essais  malencontreux, 
elle  doutait  de  son  génie,  se  gaussait  de  ses  rodomontades  et  de 
ses  chimères.  Il  se  croyait  de  force  à  décrocher  les  étoiles;  elle 
avait  appris  de  M""®  Pommery  que  les  étoiles  ne  viennent  pas  tou- 
jours quand  on  les  appelle. 

Ils  eurent  des  prises  à  ce  sujet  et  convinrent  de  s'en  rapporter  à 
M.  Larrazet.  Il  avait  accouché  Palmyre  ;  il  voulait  toujours  du  bien 
aux  enfans  qu'il  avait  aidés  à  venir  au  monde.  Il  se  moqua  de  Gué- 
pie,  il  lui  rit  au  nez  : 

—  Je  connais,  lui  dit-il,  un  gros  fermier  du  voisinage  qui  a  besoin 
d'une  laitière.  Je  me  charge  de  lui  recommander  Aleth.  C'est  un 
homme  de  bon  sens  et  de  bonne  conduite  ;  il  aura  grand  soin  de 
cette  enfant,  elle  sera  un  jour  sa  Mariette  Sorris.  Mais,  pour  l'amour 
de  Dieu,  n'allez  pas  en  faire  une  déclassée  !  C'est  une  sotte  espèce 
et  la  peste  de  la  société. 

On  l'avait  consulté,  après  quoi  on  se  chamailla  de  plus  belle. 
Aleth  assistait  d'abord  h  ces  débats  avec  assez  d'indifférence.  Elle  se 
savait  fort  jolie,  elle  se  doutait  de  ce  qu'elle  valait,  le  peintre  qui 
avait  fait  son  portrait  ne  lui  avait  rien  appris  ;  mais,  d'autre  part, 
elle  était  paresseuse,  elle  se  souciait  peu  d'aller  en  pension.  Elle  ne 
comprenait  pas  encore  ;  tout  à  coup  elle  comprit.  Son  imagination 
s'échauffa,  l'ambition  eut  raison  de  sa  paresse.  Chose  curieuse,  cette 
petite  Aleth  n'avait  point  de  coquetterie.  Elle  avait  vécu  jusqu'alors 
dans  une  sorte  d'engourdissement,  de  somnolence,  faisant  tant  bien 
que  mal  ce  qu'on  lui  disait  de  faire,  sans  s'intéresser  à  quoi  que  ce 
fût.  Elle  se  sentait  admirée,  et  cela  lui  était  bien  égal.  Elle  avait 
fait  depuis  longtemps  sa  première  communion,  elle  était  près  d'at- 
teindre ses  quinze  ans,  et  cependant  ses  yeux  verts  ne  lui  servaient 
qu'à  chercher  des  mûres  dans  les  buissons  et  des  noisettes  dans  les 
taillis.  Les  éloquens  discours  de  son  père  la  tirèrent  peu  à  peu  de 
sa  torpeur;  les  semences  qu'il  répandait  à  pleines  mains  sur  cette 
terre  encore  inculte  levèrent  avec  une  rapidité  surprenante.  Elle 
avait  réfléchi  et  elle  avait  conclu.  Sa  beauté  était  un  capital  dont 
elle  ne  savait  que  faire.  Quand  elle  se  fut  bien  persuadé  qu'une 
belle  fille  a  plus  de  chances  qu'une  autre  de  sortir  de  sa  condition 
par  quelque  glorieuse  conquête,  la  vie  qui  lui  semblait  insipide 
l'intéressa  subitement  comme  une  partie  à  gagner.  Ce  fut  une  révo- 
lution; ce  cœur  endormi  s'éveilla  en  sursaut,  cette  volonté  molle 
qui  s'abandonnait  se  redressa  comms  un  jriune  coq  qui  sent  pousser 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  ergots  et  entonne  le  chant  des  combats.  C'en  était  fait  de  son 
innocence;  on  lui  montrait  le  diable,  et  le  diable  lai  plaisait.  Sa 
mère  lui  rapporta  ce  qu'avait  dit  M.  Larrazet  et  fut  bien  étonnée  en 
entendant  cette  petite  fille,  qui  n'avait  jamais  eu  d'avis  sur  rien  ni 
sur  personne,  déclarer  d'un  ton  décisif  que  M.  Larrazet  était  un 
imbécile.  A  quelque  temps  de  là,  cette  même  petite  fille  vit  passer 
sur  la  grande  route  dans  une  voiture  de  gala  M"'^  la  mairesse  de 
Mailly,  qui  affectait  quelquefois  de  grands  airs,  et  elle  s'écria  en 
brisant  en  deux  la  gaule  qu'elle  tenait  à  la  main  : 

—  Un  jour  j'irai  en  carrosse,  et  elle  gardera  les  dindons. 

Le  proverbe  a  raison,  il  faut  se  défier  des  eaux  dormantes. 

Guépie  prêcha,  sermonna  sa  femme  avec  tant  d'insistance  qu'elle 
se  rendit.  Elle  s'en  fut  trouver  M™®  Pommery,  lui  exposa  le  cas  à 
sa  façon,  lui  représenta  qu'elle  ne  savait  que  faire  de  sa  fille,  que 
cette  enfant  avait  une  intelligence,  une  ouverture  d'esprit  au-des- 
sus de  son  âge  et  de  sa  condition,  des  envies  de  s'instruire,  des 
fureurs  de  lecture  presque  inquiétantes,  ajoutant  que,  si  elle  avait 
de  quoi,  elle  la  mettrait  sûrement  dans  un  pensionnat;  mais  le 
moyen?  La  marraine  d'Aleth  était  une  bonne  femme,  qui  ne  ressem- 
blait pas  à  tout  le  monde  ;  il  y  avait  en  elle  des  contrastes,  comme 
il  arrive  souvent  aux  Anglaises.  Elle  s'était  convertie  au  catholicisme 
pendant  un  séjour  qu'elle  avait  fait  à  Rome,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
d'avoir  des  opinions  très  radicales  ;  elle  tenait  pour  l'abolition  des 
majorats,  des  substitutions,  du  droit  d'aînesse,  de  la  chambre  des 
lords;  elle  aimait  à  mettre  dessous  ce  qui  était  dessus  et  vice  versa. 
D'autre  part,  elle  entendait  très  bien  ses  intérêts  ;  elle  prévoyait  de 
loin  les  accidens  et  de  loin  aussi  elle  y  parait.  Son  mari  était  devenu 
hydropique,  elle  le  soignait  à  merveille.  Mais  elle  savait  qu'il  n'en 
avait  pas  pour  longtemps  et  elle  savait  également  le  nombre  de 
mois  et  de  semaines  qu'il  faudrait  à  sa  veuve  pour  se  consoler  de 
sa  perte.  Elle  avait  décidé  qu'elle  ne  convolerait  point,  mais  qu'elle 
voyagerait  beaucoup  et  que,  le  moment  venu,  elle  aurait  besoin 
d'une  dame  ou  d'une  demoiselle  de  compagnie.  Il  lui  parut  qu'Aleth 
Guépie  pourrait  bien  être  son  fait.  Elle  la  fit  venir,  ne  lui  trouva 
rien  d'extraordinaire  dans  l'esprit,  mais  la  déclara  très  jolie  et  très 
gentille,  et  il  est  certain  qu'en  cette  occurrence  sa  filleule  joua  très 
bien  son  petit  rôle.  Bref,  elle  autorisa  Palmyre  à  placer  pendant 
quatre  ans  a  la  chère  petite  chose,  the  dear  Utile  thîng,  »  dans  un 
pensionnat,  s'engageant  à  prendre  toute  la  dépense  à  sa  charge. 
Elle  exigea  seulement  que  «  la  petite  chose  »  s'occupât  surtout 
d'apprendre  l'anglais  et  que  le  pensionnat  ne  fût  pas  un  couvent; 
si  bonne  catholique  qu'elle  fût,  elle  n'aimait  pas  les  nonnes. 

11  y  avait  à  quelques  minutes  de  Melun  une  institution  justement 
renommée  et  fort  courue,  qui  s'appelait,  je  ne  sais  pourquoi,  le 


LA   FERME   DU    CHOQLARD.  501 

Gratteau,  et  dont  la  directrice  était  M"^Bardèche,  excellente  et  digne 
personne.  Les  grosses  fermières  de  la  Brie  y  envoyaient  volontiers 
leurs  filles.  Gomme  le  déclarait  le  prospectus,  on  y  apprenait  tout, 
depuis  l'orthographe  jusqu'à  la  chimie,  depuis  l'astronomie  jus- 
qu'aux arts  d'agrément,  et  on  s'y  pénétrait  aussi  «  de  ces  solides 
principes  de  moralité  qui  sont  nécessaires  à  une  sage  conduite  de 
la  vie  et  au  développement  de  la  conscience.  »  Des  professeurs  à 
lunettes  venaient  faire  des  dictées.  En  sortant  du  Gratteau,  on 
emportait  avec  soi  toutes  les  sciences  humaines  dans  une  douzaine 
de  beaux  cahiers  reliés  en  maroquin  rouge,  qu'on  s'engageait  à  relire 
une  fois  au  moins  chaque  année  et  qui  le  plus  souvent,  hélas!  ser- 
vaient à  faire  des  papillotes  ou  des  cornets.  En  même  temps, 
M"^  Bardèche  s'appliquait  à  former  les  manières  de  ses  élèves,  à  les 
bien  façonner,  à  leur  enseigner  l'usage  du  monde.  A  cet  effet,  elle 
donnait  chaque  hiver  une  grande  soirée,  qui  se  terminait  par  une 
sauterie  et  où  l'on  invitait  les  frères,  les  cousins  de  ces  demoiselles, 
et  quelques  jeunes  gens  de  la  ville  soigneusement  triés  sur  le  volet. 
Ëtait-ceune  légende,  on  affirmait  dans  le  pays  que,  par  un  enchaî- 
nement de  circonstances  difficile  à  expliquer,  un  prince  russe  avait 
paru  dans  l'une  de  ces  soirées,  qu'il  s'y  était  épris  d'une  fille  de 
fermier,  qu'il  l'avait  dûment  épousée,  qu'elle  gouvernait  dix  villages 
au  moins  sur  les  bords  du  Volga,  que  chaque  matin  ses  moujiks 
venaient  se  prosterner  à  ses  genoux,  qu'elle  remuait  l'or  à  la  pelle 
et  portait  à  ses  oreilles  deux  diamans  gros  comme  des  œufs  de 
pigeon.  Telle  était  l'histoire  qui  avait  été  contée  un  jour  dans  la 
salle  à  boire  de  la  Renommée  des  gibelottes  et  que  Richard  Guépie 
avait  recueillie  d'une  oreille  avide.  Il  la  tenait  pour  absolument 
authentique,  et  c'était  la  raison  qui  l'avait  décidé  à  donner  la  pré- 
férence à  M^^*  Bardèche  sur  toutes  les  directrices  de  pensionnats 
dont  on  avait  pu  lui  parler.  Pourquoi  Aleth  n'attraperait-elle  pas 
son  prince,  elle  aussi  ?  11  croyait  de  toute  son  âme  à  ce  prince  ;  ce 
qui  le  contrariait,  c'est  que  Palmyre  y  croyait  un  peu  moins. 

Pendant  les  deux  premières  années,  la  filleule  de  M*""  Pommery 
eut  une  véritable  ferveur  de  novice.  Elle  s'appliquait,  faisait  de  son 
mieux.  Elle  avait  beaucoup  d'amour-propre  ;  plus  âgée  que  la  plu- 
part des  autres  pensionnaires,  elle  se  piquait  d'honneur,  s'efforçait 
de  réparer  le  temps  perdu.  Ses  cahiers  étaient  les  mieux  tenus  de 
la  classe.  Elle  fit  de  remarquables  et  rapides  progrès  dans  l'ortho- 
graphe, c'était  son  fort.  IVr^*"  Bardèche  lui  en  savait  gré,  estimant 
avec  raison  que  c'est  un  article  de  première  nécessité.  Cette  grave 
personne  avait  à  ce  sujet  un  adage  qu'elle  répétait  souvent  à  ses 
élèves:  «  Tant  vaut  l'orthographe,  leur  disait-elle,  tant  vaut  la 
femme.  »  Aleth  apprit  aussi  un  peu  d'anglais,  assez  du  moins  pour 
écrire  à  sa  marraine  des  billets  peu  corrects,  mais  très  patelins. 


502  REVUE  DJSS   DEUX  MONDES. 

On  lui  fit  grâce  du  piano,  M'"^  Eommery  n'y  tenait  pas;  en  revanche» 
elle  raclait  fort  gentiment  une  petite  romance    sur   la  guitare* 
Quant  aux  autres  sciences  humaines,  elle  tâchait  d'y  mordre,  mais 
avec  un  médiocre  succès.  Comme  le  disait  M™''  Paluel,  on  ne  fait  bien 
que  ce  qu'on  aime,  et  Alelh  aimait  très  peu  la  chimie,  l'astronomie 
et  le  reste,  ne  sachant  pas  trop  à  quoi  cela  servait.  En  général,  elle 
n'avait  aucun  goût  pour  les  choses  de  l'esprit;  ce  monde  lui  était 
fermé  et  elle  se  souciait  peu  d'y  entrer.  Mais  en  tout  ce  qui  concer- 
nait les  questions  sociales  et  la  pratique  de  la  vie,  elle  avait  une 
vivacité  d'intelligence,  une  promptitude  à  se  débrouiller  vraiment 
merveilleuse.  C'était  à  croire  qu'elle  n'en  était  pas  à  sa  première 
vie,  qu'elle  recommençait.  L'histoire  du  mariage  de  Clovis  et  de 
Clotilde  ne  lui  disait  rien  ;  en  revanche,  causant  soit  avec  l'un,  soit 
avec  l'autre,  elle  réussissait  à  se  tenir  au  courant  de  tous  ceux  qui 
se  faisaient  à  Melun.  Elle  en  parlait  avec  autorité,  avec  compétence, 
décidait  s'ils  étaient  bien  ou  mal  assortis,  savait  pertinemment  l'ap- 
port de  chacun  des  conjoints,   et  ses  commentaires   annonçaient 
une  maturité  de  jugement  singulière  dans  «  une  petite  chose  »  qui 
avait  passé  les  meilleures  années  de  son  enfance  à  garder  les  din- 
dons. Elle  avait  acquis  quelque  teinture  de  géographie,  elle  n'igno- 
rait pas  que  Londres  était  située  sur  les  bords  de  la  Tamise,  mais 
ce  qu'elle  ignorait  encore  moins,  c'est  que  Melun  est  le  chef-lieu 
de  Seine-et-Marne  et  que  cette  ville  privilégiée  possédait  en  ce 
moment  une  rousse  aux  yeux  verts,  qui,  grâce  à  sa  beauté,  ferait 
un  jour  un  mariage  plus  beau  que  tous  ceux  dont  on  parlait.  Avec 
cela  et  malgré  ses  défauts,  elle  s'était  insinuée  dans  les  bonnes 
grâces  de  la  directrice.  Naturellement  bienveillante,  W^^  Bardèche 
était  disposée  à  trouver  que  toutes  ses  élèves  étaient  des  «  natures 
d'élite.  »  Mais  elle  avait  un  goût  particulier  pour  Aleth,  d'abord  à 
cause  de  la  supériorité  de  son  orthographe,  ensuite  parce  que  cette 
«  chère  petite  chose  »  était  le  plus  joli  meuble  qu'il  y  eût  dans  tout 
le   Gratteau,    enfin  parce  que  M"^"  Pommery  acquittait  sans  faire 
jamais  la  moindre  observation  tous  les  mémoires  qu'on  lui  envoyait 
et  dans  lesquels  figuraient  beaucoup  d'eœtras.  Je  ne  sais  si  j'ai  pré- 
senté ces  trois  raisons  dans  leur  ordre  véritable. 

La  troisième  année,  tout  se  gâta.  La  première  ardeur  s'était  refroi- 
die, et  le  prince  ne  venait  pas.  Comme  son  père,  Aleth  y  avait  cru  ; 
comme  sa  mère,  elle  n'y  croyait  plus.  Il  lui  parut  que  le  Gratteau 
ressemblait  à  une  prison,  elle  le  prit  en  dégoût.  Elle  aurait  voulu 
du  moins  aller  passer  ses  vacances  chez  ses  parens,  elle  aurait  eu 
le  plaisir  de  se  montrer,  de  promener  dans  la  Brie  la  gloire  de  sa 
métamorphose,  d'apprendre  à  tous  ceux  qui  avaient  vu  la  chrysalide 
quel  papillon  en  était  sorti  et  de  leur  jeter  aux  yeux  la  poudre  d'or 
qui  brillait  sur  ses  ailes.  Son  père  n'y  voulut  pas  entendre;  tant 


LA   FERME    DU    CHOQUARD.  503 

qu'elle  était  au  Gratteau,  elle  ne  lui  coûtait  rien.  Peu  à  peu  son 
humeur  s'assombrit,  elle  devint  sensible  à  de  petites  contrariétés 
qui  autrefois  la  laissaient  indifférente.  Si  elle  était  bien  avec  la  direc- 
trice, quelques-unes  des  pensionnaires  lui  causaient  de  cruels  déplai- 
sirs. Celles  qu'elle  appelait  «  les  princesses  de  la  grande  culture  » 
se  sentaient  d'une  autre  espèce,  il  y  paraissait  bien  à  leurs  manières. 
Les  unes  prenaient  avec  elle  des  airs  protecteurs,  d'autres  la  regar- 
daient par-dessus  l'épaule  et  la  remettaient  à  sa  place  quand  elle 
tentait  de  se  familiariser.  On  faisait  bande  à  part,  on  avait  toujours 
des  secrets  à  se  dire,  et  en  voyant  Aleth  s'approcher, on  chuchotait: 
«  Yoilà  cette  Guépie!  ne  disons  plus  rien.  »  Gomme  elle  les  jalou- 
sait, comme  elle  les  détestait  ces  princesses,  avec  leurs  sourires 
pinces,  leurs  grands  airs,  leurs  cols  blancs,  leurs  fichus  de  soie  ou  de 
linon,  leurs  petites  boucles  d'oreilles,  leurs  petits  colliers  de  corail, 
tout  le  luxe  de  leurs  atours  !  Elle  ne  leur  pardonnait  ni  leur  trous- 
seau bien  fourni  et  bien  propre,  ni  les  petits  festons  de  leurs  che- 
mises de  jour,  ni  les  sachets  de  lavande  qu'elles  mettaient  dans 
leurs  armoires  pour  que  leur  linge  sentît  bon,  ni  leurs  broches  et 
leurs  médaillons  où  il  y  avait  des  cheveux  et  des  portraits.  Quel- 
ques-unes avaient  de  petites  montres  d'argent  à  remontoir.  Alice 
Cambois,  l'odieuse  Alice  Gambois,  possédait  une  ombrelle  rose, 
qu'elle  emportait  dans  toutes  les  promenades,  qu'il  fît  du  soleil  ou 
non.  Gette  ombrelle  rose  suait  l'insolence.  La  pauvre  Aleth  s'en 
ouvrit  à  sa  marraine.  Le  peu  d'anglais  qu'elle  savait  ne  fournis- 
sant pas  assez  de  mots  à  sa  rancune,  elle  lui  écrivit  une  grande 
lettre  en  français,  où  elle  répandit  toute  l'abondance  de  ses  dou- 
leurs. Elle  lui  exposa  le  piètre  état  de  sa  garde-robe,  les  fâcheuses 
comparaisons  qu'elle  faisait,  les  désolans  triomphes  d'AHce  Gambois. 
M™*  Pommery  fit  la  sourde  oreille  et  lui  répondit  en  anglais  que 
chaque  oiseau  a  son  plumage,  que  les  petites  fauvettes  qui  se  plai- 
gnent de  n'être  pas  assez  bien  habillées  doivent  tâcher  de  s'en  con- 
soler en  chantant  mieux  que  les  colibris  et  les  paons.  Aleth  trouva 
cette  réponse  aussi  sotte  que  désobligeante,  et  elle  écrivit  sur  une 
page  blanche  d'un  de  ses  cahiers:  «  Si  je  suis  une  fauvette,  ma  mar- 
raine est  une  oie.  »  De  jour  en  jour,  elle  était  plus  mécontente  des 
autres  et  d'elle-même.  Par  d'insidieux  manèges,  elle  réussit  à  se 
procurer  dans  un  cabinet  de  lecture  un  roman  de  cape  et  d'épée, 
qu'elle  lut  en  cachette.  Ce  roman  ne  la  satisfit  qu'à  moitié;  elle  n'y 
retrouvait  pas  son  histoire,  ni  ses  chagrins,  ni  la  figure  d' Aleth 
Guépie. 

Il  se  passa  un  incident  qui  aggrava  le  mal.  Il  y  avait  eu  une 
sauterie  au  Gratteau,  et  un  élève  de  l'école  d'application  de  Fontaine- 
bleau y  était  apparu  dans  son  uniforme  de  sous- lieutenant  d'artil- 
lerie. On  croira  sans  peine  qu'il  avait  fait  sensation  ;  mais  au  grand 


50A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

scandale  des  princesses  de  la  grande  culture,  il  réserva  toutes  ses 
attentions  pour  Aleth;  il  dansa  avec  elle  deux  polkas,  deux  qua- 
drilles et  le  cotillon.  Le  lendemain,  elle  apprit  de  M""  Bardèche  que 
ce  jeune  homme  était  de  bonne  famille,  mais  sans  fortune.  Gela 
refroidit  subitement  son  enthousiasme  ;  elle  aimait  l'épaulette,  mais 
le  brillant  sans  le  solide  lui  paraissait  peu  de  chose. 

Cependant  cette  soirée  eut  des  suites  fâcheuses.  Les  princesses, 
outrées  du  scandaleux  succès  de  cette  Guépie,  avaient  ourdi  contre 
elle  la  conspiration  du  silence.  Pendant  deux  récréations  de  suite, 
personne  ne  lui  adressa  la  parole  et  ne  répondit  à  ses  questions, 
personne  ne  parut  la  voir  ;  dès  qu'elle  approchait,  tout  le  monde 
lui  tournait  le  dos.  Après  avoir  couvé  quelque  temps  son  dépit,  la 
gardeuse  de  porcs  perça  sous  la  pensionnaire  et  la  dindonnière  sous 
la  demoiselle,  ce  qui  lui  arrivait  quelquefois  quand  la  moutarde  lui 
montait  au  nez.  La  colère  a  de  ces  effets  ;  le  vernis  s'écaille,  tombe, 
et  la  nature  reparaît.  A  grands  coups  de  coude,  Aleth  se  fraya  un 
passage  à  travers  tous  ces  dos  tournés,  et  se  plantant  au  milieu  du 
cercle,  le  visage  échauffé,  l'œil  en  feu  : 

—  Savez-vous  pourquoi  vous  me  détestez?  s'écria-t-eile.  C'est 
que  vous  êtes  jalouses  et  que  je  suis  cent  fois  plus  jolie  que  vous. 
Puis,  mettant  ses  mains  sur  ses  hanches  et  imitant  la  voix  d'une 
marchande  des  quatre  saisons  :  —  Qui  veut  acheter  des  nez?  En 
voilà  de  camus,  de  pointus,  des  nez  en  corbin,  des  nez  en  pomme 
de  terre.  Marchandise  de  première  qualité,  messieurs.  Faites  vos 
choix. 

Parlant  ainsi,  elle  les  toisait  de  la  tête  aux  pieds,  et  à  travers  ses 
cheveux  roux  retombant  en  désordre  sur  ses  yeux,  elle  dardait  sur 
toutes  ces  figures  des  regards  provocans  et  moqueurs.  Alice  Cam- 
bois,  n'y  tenant  plus,  lui  allongea  sur  la  joue  droite  un  soufflet  qui 
sonna.  Elle  allait  en  rendre  quatre,  et  la  mêlée  eût  été  chaude  si  une 
surveillante  ne  se  fût  jetée  au  travers.  W^  Bardèche  les  cita  toutes 
à  son  tribunal,  les  tança  vertement.  Mais  elle  s'y  prit  mal  pour  con- 
soler Aleth ,  elle  représenta  aux  princesses  que  les  aristocraties  se 
font  beaucoup  de  tort  en  ayant  de  mauvais  procédés  à  l'égard  des 
petits.  Elle  cita  à  ce  propos  l'histoire  romaine  et  les  Révolutions  de 
l'abbé  Yertot. 

De  ce  jour,  Aleth  ne  songea  plus  qu'à  sortir  au  plus  tôt  de  sa 
geôle.  Elle  écrivit  lettre  sur  lettre  à  son  père  pour  lui  déclarer 
qu'elle  en  avait  assez  du  Gratteau,  que  c'était  un  sot  endroit,  que 
personne  ne  s'y  mariait,  que  les  princes  n'existaient  pas,  qu'elle 
mourrait  si  elle  restait  un  mois  de  plus  dans  la  société  d'Alice  Gam- 
bois  et  de  son  ombrelle  rose,  qu'elle  voulait  s'en  aller,  qu'elle  s'en 
irait,  qu'une  fois  en  liberté,  elle  se  chargerait  assez  de  se  marier, 
que  ce  ne  serait  pas  long.  Richard  Guépie  s'émut  fort  peu  de  'ces 


LA.    FERME    DU    CIlOQUARD.  505 

philippiques  et  de  ces  jérémiades,  dont  il  estimait  qu'il  y  avait  beau- 
coup à  rabattre.  Le  proverbe  prétend  que  bon  sang  ne  ment  jamais, 
Richard  se  rendait  secrètement  justice  ;  sans  en  rien  dire  à  per- 
sonne, il  pensait  que  quiconque  avait  du  sang  de  Guépie  dans  les 
veines  ne  se  faisait  pas  faute  de  mentir  pour  peu  que  cela  pût  lui 
servir  à  quelque  chose.  Aussi  ne  croyait-il  jamais  que  la  moitié  de 
ce  que  ses  fils  lui  disaient  et  que  le  quart  de  ce  que  lui  disait  sa 
fille.  Il  lui  répondit  que  tout  cela  était  bel  et  bon,  mais  qu'elle 
achèverait  son  temps  au  Gratteau,  qu'elle  avait  encore  une  année  à 
y  passer,  qu'elle  l'y  passerait.  Mais,  à  quelques  mois  de  là,  il  reçut 
des  nouvelles  qui  l'inquiétèrent  et  furent  cause  qu'il  se  rendit  deux 
jours  de  suite  à  Brie  dans  l'espérance  d'y  rencontrer  M.  Larrazet. 
Seulement  il  eut  soin  de  ne  pas  se  présenter  à  Theure  des  consul- 
tations, parce  que  le  docteur,  pour  n'en  pas  trop  avoir,  les  faisait 
payer  comptant  à  ceux  qui  avaient  de  quoi,  ne  faisant  rien  payer 
aux  autres.  A  la  rigueur,  Richard  avait  de  quoi,  mais  il  aimait  les 
longues  échéances,  et  son  médecin  comme  son  avoué  n'avait  pas  vu 
souvent  la  couleur  de  son  argent. 

Quand  il  eut  quitté  le  chemin  vicinal  qui  menait  du  Choquard  à 
Mailly  et  débouché  sur  la  grande  route  en  face  de  la  Renommée 
des  gibelottes,  M.  Larrazet  aperçut  un  roulier  qui  venait  de  s'arrê- 
ter pour  faire  boire  ses  chevaux.  Il  le  pria  d'avertir  maître  Guépie 
qu'il  était  là.  L'instant  d'après,  maître  Guépie  accourut  d'un  air  fort 
empressé  et  aborda  le  docteur  avec  ces  façons  respectueuses  et  fami- 
lières qui  étaient  un  des  caractères  distinctifs  de  sa  race.  Il  le  pressa 
de  descendre,  de  venir  prendre  un  petit  verre  de  cassis.  Quand  on 
vient  de  boire  du  bordeaux  à  la  ferme  de  Choquard,  on  ne  boit  pas 
du  ratafia  à  la  Henommce.  Et  puis  le  docteur  savait  que  Guépie  con- 
sidérait les  politesses  qu'il  faisait  à  ses  créanciers  comme  une  sorte 
de  règlement  de  compte;  en  acceptant  son  cassis,  on  lui  donnait 
quittance,  aussi  le  docteur  n'acceptait-il  jamais.  On  peut  renoncer 
à  être  payé  ;  mais  ne  rien  recevoir  et  donner  décharge,  c'est  trop. 

—  Qu'avez-vous  donc  à  me  dire,  Guépie?  demanda-t-il  d'un  ton 
bourru  à  ce  maître  gonin  dont  il  goûtait  peu  le  teint  blême,  le  regard 
obhque  et  la  mielleuse  impudence.  Vous  êtes  venu  deux  fois  me  voir 
à  Brie.  Vous  ne  savez  donc  pas  l'heure  de  mes  consultations? 

—  Excusez-moi,  monsieur  Larrazet.  C'était  à  cause  de  la  petite. 

—  Il  est  donc  avarié,  ce  trésor  de  beauté? 

—  Je  ne  sais  que  vous  dire,  monsieur  Larrazet.  Elle  nous  inquiète, 
sa  mère  et  moi.  Depuis  plus  de  huit  jours  elle  garde  le  lit.  Elle  est 
si  faible  qu'elle  ne  peut  pas  se  tenir  sur  ses  jambes.  M""  Bardèche 
m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  que  les  médecins  de  là-bas  ne  savent 
pas  ce  que  c'est.  Voilà  deux  nuits  que  je  ne  dors  pas...  Cette  pauvre 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chère  petite!  C'est  que  je  l'aime  tant!..  Tenez,  voulez-vous  voir  son 

portrait? 

Et  fouillant  dans  la  poche  de  son  habit,  il  en  tira  un  portefeuille 
graisseux  et  présenta  au  docteur  une  photographie  coloriée  qu'il 
portait  partout  avec  lui.  Les  commis -voyageurs  ne  se  séparent 
jamais  de  leurs  échantillons.  Aleth  s'était  fait  photographier  à 
Melun  jouant  de  la  guitare,  une  rose  dans  les  cheveux,  les  yeux 
au  ciel,  perdus  dans  l'infini,  vêtue  d'une  charmante  robe  de  soie  à 
volans  et  à  jupe  plissée,  qu'à  force  de  supplications  elle  avait  obte- 
nue de  la  libéralité  intermittente  de  sa  marraine.  Elle  lui  avait  écrit 
plus  d'une  fois  :  /  heseech  you,  if  you  please,  give  mè  a  robe  à  trois 
volans.  W^^  Pommery  avait  fini  par  se  laisser  toucher.  En  dépit  de 
ses  préventions,  M.  Larrazet  ne  put  s'empêcher  de  s'avouer,  sans 
en  rien  marquer,  que  cette  ex-dindonnière  qui  jouait  de  la  guitare 
était  la  plus  jolie  fille  de  toute  la  Brie. 

—  Un  beau  brin  de  fille,  tout  de  même  !  fit  Guépie,  qui  tenait  ses 
yeux  obstinément  attachés  sur  ceux  du  docteur,  dans  l'espérance 
vaine  d'y  surprendre  un  éclair  d'admiration. 

—  Eh!  bon  Dieu!  répondit  sèchement  M.  Larrazet,  que  ferez- 
vous  de  cette  demoiselle? 

Et  il  regardait  tour  à  tour  la  robe  à  trois  volans  et  la  triste  façade 
de  l'auberge,  avec  son  enseigne  rouillée  et  sa  grande  lézarde  qui 
traversait  la  muraille  du  haut  en  bas  : 

—  Ah  !  oui,  dit  Guépie,  en  se  grattant  l'oreille,  c'est  bien  là  que  le 
bât  me  blesse.  Allez,  cela  me  donne  bien  du  souci.  Moi,  d'abord,  je 
n'aime  pas  que  les  gens  sortent  de  leur  condition  ;  je  l'ai  dit  si  sou- 
vent à  ma  femme  !  Mais  quoi?  c'est  M™^  Pommery  qui  a  voulu  que 
que  la  petite  allât  en  pension,  et  nous  avons  craint  de  la  fâcher  en 
disant  non...  Une  drôle  d'idée,  une  idée  d'Anglaise!..  Heureusement 
qu'elle  a  promis  d'en  faire  sa  demoiselle  de  compagnie,  et  faute  de 
mieux... 

—  Comment  !  faute  de  mieux  ?  Vous  entendez  donc  en  faire  une 
impératrice? 

—  Vous  voulez  rire,  monsieur  Larrazet,  se  hâta  de  dire  Guépie, 
qui  se  reprochait  de  s'être  trahi.  Mais  enfin  on  pourrait  lui  trou- 
ver quelque  place  de  gouvernante  à  l'étranger,  dans  une  bonne 
maison... 

—  Belle  éleveuse  d'en  fans!  interrompit  M.  Larrazet  en  lui  ren- 
dant la  photographie.  Enfin,  que  me  vouliez-vous?  Vite,  je  suis  pressé. 

M.  Larrazet  ne  parlait  pas  du  même  ton  aux  PaUiel  et  aux  Guépie. 

—  Ah!  voilà,  monsieur  Larrazet...  Il  m'est  venu  une  idée.  Je  ne 
suis  pas  bien  sûr  que  la  petite  soit  aussi  bas  qu'elle  le  dit.  Elle  s'en- 
nuie; elle  en  a  assez  de  sa  pension.  Je  vois  cela  par  ses  lettres  et 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  507 

je  soupçonne  qu'elle  fait  la  malade  pour  qu'on  aille  la  chercher.  Ne 
m'écrit-elle  pas  que  c'est  l'air  des  champs  qui  la  remettra?..  Mais 
j^me  Pommery  désire  qu'elle  achève  son  temps,  et  quand  les 
Anglaises  ont  quelque  chose  en  tête!..  Enfin,  ces  médecins  de  Melun 
ne  la  connaissent  pas,  tandis  que  vous...  Si  c'était  un  effet  de  votre 
bonté?..  Vous  allez  quelquefois  à  Melun.  Supposons  que  vous  don- 
niez un  coup  de  pied  jusqu'au  Gratteau,  je  vous  en  serai  bien  recon- 
naissant... Mais  venez  donc  prendre  un  verre  de  cassis,  monsieur 
Larrazet;  celui  de  cette  année  vous  a  un  montant!..  Yous  m'en  direz 
des  nouvelles. 

—  Je  n'aime  pas  le  cassis,  répliqua  sèchement  M.  Larrazet,  et 
pour  ce  qui  est  d'aller  voir  votre  princesse,  nous  tâcherons,  nous 
verrons... 

A  ces  mots,  il  claqua  de  la  langue  et  toucha  du  bout  de  son  fouet 
Charmant,  qui  comuiençait  à  s'endormir.  Mais  Charmant  ne  se  mit 
pas  assez  vite  en  marche  pour  que  son  maître  pût  éviter  une  de 
ces  poignées  de  main  onctueuses  et  grasses  que  Guépie  distribuait 
libéralement  aux  gens  qu'il  ne  payait  pas.  C'était  encore  une  de  ses 
façons  de  s'acquitter.  Heureusement,  le  docteur  venait  de  remettre 
ses  gants  de  Suède. 

Quelques  jours  plus  tard,  il  se  présentait  au  Gratteau  et  deman- 
dait à  voir  M"^  Aleth  Guépie.  La  directrice  lui  parla  sur  un  ton  de 
maternelle  sollicitude  de  cette  chère  enfant,  qui  ne  voulait  plus  quit- 
ter son  lit  et  qui  l'inquiétait  beaucoup.  Le  médecin  qui  la  soignait 
ne  comprenait  rien  à  son  état.  M'^"  Bardèche  profita  de  l'occasion 
pour  faire  l'éloge  de  «  cette  nature  d'élite,  »  pour  vanter  également 
et  son  caractère  et  son  orthographe.  Puis  elle  conduisit  elle-même 
M.  Larrazet  dans  la  chambre  de  la  malade;  mais  comme  elle  venait 
de  l'y  introduire,  on  lui  annonça  qu'un  professeur  demandait  à  lui 
parler,  et  elle  laissa  le  docteur  seul  à  seule  avec  la  jeune  personne. 

Entendant  venir  quelqu'un,  Aleth  s'était  retournée  du  côté  du 
mur  et  semblait  assoupie.  Gomme  elle  ne  bougeait  pas,  M.  Lar- 
razet se  mit  à  tousser.  Elle  eut  l'air  de  s'éveiller,  le  regarda,  le  recon- 
nut, devina  sur-le-champ  qu'il  lui  était  dépêché  par  son  père. 
Elle  le  salua  doucement  avec  un  sourire  pâle,  et  tirant  ses  deux 
bras  hors  de  son  lit,  elle  les  laissa  retomber  sur  la  couverture, 
comme  pour  dire  :  —  Voilà  où  nous  en  sommes!  Voilà  tout  ce  qui 
reste  de  la  pauvre  Aleth  Guépie! 

Il  ne  disait  mot.  Grave,  solennel,  il  s'approcha  de  la  malade,  exa- 
mina son  visage,  sa  langue,  lui  tâta  le  pouls;  puis,  tirant  d'un  étui 
un  petit  thermomètre  portatif,  il  le  lui  posa  sous  l'aisselle,  et,  sa 
montre  à  la  main,  il  comptait  les  secondes.  Son  silence  étonnait 
Aleth.  Elle  se  mit  à  lui  expliquer  son  mal,  qui  était  tout  à  fait  extraor- 


508  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dinaire,  comment  cela  lui  était  venu,  les  premiers  symptômes,  les 
sensations  bizarres  qu'elle  éprouvait,  les  fourmillemens  qui  lui  cou- 
raient dans  tout  le  corps,  et  puis  les  faiblesses  qui  la  prenaient.  Elle 
avait  essayé  plusieurs  fois  de  se  lever,  impossible  de  rester  debout. 
Le  docteur  avait  remis  sa  montre  dans  son  gousset.  Il  dit  enfin 
d'une  voix  caverneuse  :  —  C'est  grave  !  c'est  très  grave  ! 

—  N'est-ce  pas,  monsieur  Larrazet?  dit-elle.  Il  faut  que  je  change 
d'air  ou  je  meurs. 

—  Oh!  oh!  dit-il,  changer  d'air?  Quelle  plaisanterie!  Ce  qu'il 
vous  faut,  c'est  du  fer,  beaucoup  de  fer.  Vous  êtes  anémique  au  pre- 
mier chef.  Vous  avalerez  chaque  matin  cinq  ou  six  litres  d'eau 
ferrugineuse.  Vous  n'en  prendrez  jamais  assez.  Le  malheur  est  que 
cela  fait  tomber  les  dents. 

Elle  se  mit  brusquement  sur  son  séant.  —  Vous  dites?  s'écria- 
t-elle  du  haut  de  sa  tête.  Mais  je  ne  veux  pas  que  mes  dents  tom- 
bent. 

Elle  croyait  déjà  les  sentir  trembler  dans  leurs  alvéoles,  ces  jolies 
dents  nettes  comme  des  perles  qu'elle  regardait  chaque  matin  dans 
son  miroir. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  reprit-il.  Nous  vous  administrerons  le 
fer  à  l'état  de  médicament  externe. 

—  Et  comment  cela? 

—  C'est  tout  simple  !  Nous  prendrons  un  petit  clou,  nous  le  ferons 
chauffer  jusqu'au  rouge,  et  d'une  main  délicate... 

Il  parlait  d'un  ton  si  sérieux  qu'elle  le  crut. 

—  Je  ne  veux  pas  qu'on  me  brûle,  interrompit-elle  avec  empor- 
tement. Je  ne  le  veux  pas,  vous  m'entendez. 

—  Oh  !  par  exemple,  nous  verrons  qui  commande  ici,  dit  le  doc- 
teur. Aux  grands  maux  les  grands  remèdes,  et,  ne  vous  en  déplaise, 
nous  allons  commencer  tout  de  suite. 

Il  eut  à  peine  le  temps  de  traverser  le  dortoir  pour  aller  chercher 
l'instrument  de  supplice.  Cette  malade,  qui  ne  pouvait  tenir  sur  ses 
pieds,  s'était  élancée  d'un  bond  hors  de  son  lit,  avait  rattrapé  son 
bourreau  comme  il  avait  le  doigt  sur  le  bouton  de  la  porte,  et  quoi- 
qu'elle n'eût  pas  la  force  d'un  poulet,  elle  le  retenait  avec  tant  de 
vigueur  par  les  deux  basques  de  son  habit  qu'il  crut  les  entendre 
craquer.  Dans  la  vivacité  de  son  action,  son  bonnet  de  nuit  était 
tombé  à  terre,  son  abondante  chevelure  s'était  déroulée  sur  ses 
épaules  nues,  et  sa  chemise  en  désordre  laissait  voir  beaucoup  de 
choses.  Mais  les  médecins  sont  les  médecins,  et,  quand  il  leur  plaît, 
ils  voient  tout  sans  rien  regarder.  M.  Larrazet  arracha  une  couver- 
ture du  lit,  en  enveloppa  cette  charmante  enfant,  l'assit  dans  un 
fauteuil  et  lui  dit  : 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  509 

—  Soit!  on  ne  vous  brûlera  pas,  ma  mignonne,  mais  avouez  que 
vous  êtes  aussi  malade  que  moi. 

Elle  lui  jeta  un  regard  courroucé,  qui  lui  reprochait  sa  trahison. 
Puis,  elle  baissa  la  tête,  se  mit  à  pleurer  à  chaudes  larmes  ;  de  temps 
à  autre  elle  essuyait  ses  yeux  avec  ses  cheveux,  et  au  milieu  de  ses 
sanglots  elle  disait  : 

—  Monsieur  Larrazet,  je  veux  m'en  aller,  je  ne  peux  plus  me  soulTrir 
ici.  J'y  suis  trop  malheureuse,  on  m'y  fait  des  affronts,  on  m'y  donne 
des  soufllets.  Ces  princesses  de  la  grande  culture  sont  de  vraies 
girafes.  Oh!  comme  je  les  déteste!  Elles  sont  jalouses  de  moi.  Est-ce 
ma  faute  si  Alice  Gambois  a  le  nez  de  travers?  C'est  elle  surtout  que 
j'abhorre.  Si  je  m'écoutais,  je  lui  arracherais  les  yeux...  Papa  est 
stupide.  Il  croit  encore  à  l'histoire  du  prince  russe  ;  il  croit  encore 
qu'on  trouve  des  maris  au  Gratteau.  Personne  ne  s'y  est  jamais 
marié;  j'y  resterais  dix  ans  que  j'en  sortirais  fille...  Mon  bon  mon- 
sieur Larrazet,  je  veux  m'en  aller.  Emmenez-moi. 

Elle  était  si  jolie  dans  son  désespoir  qu'il  eut  pitié  d'elle. 

—  Ma  chère  enfant,  lui  dit-il  d'un  ton  plus  doux,  ce  ne  sont  pas 
là  mes  affaires.  Permettez-moi  seulement  de  dire  à  M^'"  Bardèche  que 
votre  état  n'est  pas  aussi  dangereux  qu'elle  le  pensait,  que  dès 
demain  vous  essaierez  de  vous  lever,  moyennant  quoi  je  ne  lui 
soufflerai  mot  de  votre  petite  comédie.  Fiez- vous  à  ma  discrétion 
professionnelle.  Quant  au  reste,  Dieu  soit  loué  !  cela  ne  me  regarde 
pas.  Mais  je  vous  engage  à  avoir  un  peu  de  patience,  vous  ne  mour- 
rez pas  au  Gratteau. 

Là-dessus  il  se  retira.  Tout  bon  médecin  qu'il  fût,  il  n'était  pas 
sorcier.  S'il  l'avait  été,  la  porte  qu'il  venait  de  fermer  serait  deve- 
nue transparente  et  il  eût  aperçu  au  travers  deux  yeux  flamboyans 
d'indignation  et  une  charmante  bouche  d'où  sortait  une  langue  rose, 
très  longue,  très  extensible,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  fourchue  comme 
celle  de  la  vipère.  C'était  en  son  honneur,  à  son  intention.  11  ne  faut 
pas  trop  en  vouloir  à  un  petit  serpent  de  fille  si  elle  tire  la  langue 
à  un  vieux  docteur  qui  ne  consent  pas  à  être  sa  dupe. 

—  Pour  jolie,  pensait-il  en  descendant  l'escalier,  je  conviens 
qu'elle  l'est.  Mais  que  diable  vont-ils  faire  de  cette  déclassée  ? 

IH. 

Comme  tous  les  jours  que  Dieu  fait,  on  s'était  mis  à  table  à  sept 
heures  sonnantes.  C'était  la  règle,  et  le  Choquard  était  un  endroit  où 
tout  se  faisait  par  temps  et  par  mesure.  Comme  tous  les  jours  aussi, 
on  était  trois.  Depuis  un  an,  Mariette  déjeunait  et  dînait  avec  les  maî- 
tres. Robert  l'avait  désiré,  l'avait  voulu.  Il  avait  représenté  plus 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  fois  à  sa  mère  que  Mariette  Sorris  avait  de  trop  bonnes  ma- 
nières, qu'elle  était  «  d'une  pâte  trop  fine,  «pour  qu'on  la  fît  manger 
à  l'oirice.  M™°  Paluel  s'était  fait  tirer  l'oreille  ;  cette  concession  lui 
coûtait,  elle  craignait  que  son  autorité  n'en  souiTrit.  Enfin  elle 
s'était  rendue  et  ne  s'en  plaignait  point.  Elle  considérait  Mariette 
comme  une  petite  fille  sans  conséquence  et  au  demeurant  très 
discrète,  devant  laquelle  on  pouvait  tout  dire. 

A  la  façon  dont  il  déplia  sa  serviette,  M"^^  Paluel  devina  que  Robert 
n'était  pas  de  bonne  humeur.  Le  visage  de  son  fils  était  un  livre 
qu'elle  lisait  aussi  couramment  que  son  livre  de  messe,  et  à  vrai 
dire  elle  n'en  lisait  pas  d'autres.  Elle  admirait  beaucoup  ce  fils,  avec 
qui  elle  ne  s'entendait  pas  toujours,  il  l'inquiétait  quelquefois  par 
ce  qu'elle  appelait  ses  bizarreries  et  ses  incartades.  C'était  un  Paluel, 
et  il  n'était  pas  assez  Paluel.  Le  père  de  son  mari  et  son  mari  lui- 
même  avaient  appartenu  à  la  race  des  rectilignes,  qui,  sans  regarder 
ni  à  droite  ni  à  gauche,  marchent  devant  eux  comme  des  bœufs  dans 
leur  sillon.  Leur  joug  leur  était  léger  et  ils  ne  s'étaient  jamais  sentis 
à  l'étroit  dans  leur  maison.  Quand  elle  remontait  aux  origines  de  sa 
propre  famille,  M"'*"  Paluel  n'y  voyait  que  de  gros  fermiers,  qui  avaient 
passé  leur  vie  à  faire  ce  que  tout  le  monde  fait,  en  tâchant  de  le 
faire  un  peu  mieux,  et  c'était  pour  elle  le  dernier  mot  de  la  sagesse. 
Cependant  un  de  ses  oncles,  Georges  Larget,  était  parti  un  beau 
matin  sans  tambour  ni  trompette,  et  on  ne  savait  où  il  était  allé,  ce 
qu'il  était  devenu.  Elle  n'aimait  pas  à  penser  à  ce  vagabond,  qui 
faisait  tache  dans  la  sacro-sainte  tribu  des  Larget,  tous  gens  qui 
restaient  et  ne  couraient  pas.  Quand  la  conversation  tombait  sur  lui, 
elle  en  parlait  avec  autant  d'émotion  et  de  frémissement  que  de  la 
comète  de  1835,  qui  l'avait  fait  croire  pendant  quinze  jours  à  la 
fin  du  monde.  Les  comètes  lui  faisaient  peur  au  ciel  comme  ici-bas, 
elle  les  envisageait  comme  un  scandaleux  désordre,  que  le  bon  Dieu 
ne  devrait  pas  souffrir.  Peut-être  Robert  tenait-il  un  peu  de  son 
grand-oncle;  mais  quelle  différence!  Le  grand-oncle  n'était  pas 
revenu,  Robert  avait  entendu  raison,  il  ne  courait  plus,  il  restait 
dans  sa  ferme,  sous  son  toit.  En  le  regardant,  elle  se  sentait  fière 
de  son  ouvrage,  mais  elle  aurait  voulu  qu'on  lui  permît  d'y  faire 
après  coup  une  ou  deux  petites  retouches,  pour  l'amener  à  perfec- 
tion. Il  était  trop  tard,  ses  repeniirs  étaient  inutiles. 

Si  Robert  avait  témoigné  de  l'humeur  en  dépliant  sa  serviette, 
il  ne  s'agissait  de  rien  de  bien  grave.  Il  se  plaignait  depuis  long- 
temps que  les  limons  de  ses  charrettes  étaient  trop  lourds  et  fati- 
guaient le  limonier.  Il  voulait  les  alléger,  il  avait  imaginé  un 
nouveau  modèle,  il  s'était  donné  la  peine  d'en  faire  lui-même  le  des- 
sin, auquel  le  charron  avait  solennellement  promis  de  se  confor- 


LA   FERME   DU    CHOQUARD.  511 

mer.  La  nouvelle  charrette  qu'on  venait  de  lui  amener  ressemblait 
absolument  aux  autres.  Pendant  le  repas,  il  s'écria  plus  d'une  fois  : 
((  Sacrées  têtes  de  mulets!  »  Il  fit  plus  d'une  sortie  contre  l'esprit 
de  routine  et  les  routiniers,  et  à  deux  reprises  il  gesticula  si  vio- 
lemment avec  sa  cuiller,  en  la  frappant  contre  la  table,  que  M'"^  Pa- 
luel  croyait  déjà  la  voir  en  deux  morceaux;  elle  tenait  beaucoup  à 
son  argenterie.  Au  surplus,  elle  n'était  pas  tout  à  fait  du  sentiment 
de  son  fils,  elle  trouvait  que  la  routine  a  du  bon  et  que  les  voitures 
qui  depuis  si  longtemps  transportaient  les  gerbes  des  Paluel  n'étaient 
pas  des  voitures  méprisables.  Quant  à  Mariette,  elle  ne  disait  mot, 
personne  ne  lui  demandant  son  avis  ;  mais  elle  pensait,  à  part  elle, 
que  la  charrette  dessinée  par  Robert  devait  être  une  invention 
sublime  et  le  charron  un  homme  à  pendre. 

Robert  se  fâchait  souvent,  mais  ses  colères  étaient  courtes.  Quand 
il  avait  tout  dit,  il  n'y  revenait  pas;  il  s'était  soulagé,  c'était  fini. 
Après  avoir  bu  son  café,  il  s'allongea  dans  une  berceuse  en  cannes 
de  jonc  où  il  aimait  à  se  balancer,  et  il  bourra  sa  pipe.  On  était  dans 
la  saison  des  longues  journées,  qui  permettaient  de  ne  point  allu- 
mer de  lampe  et  de  se  coucher  à  neuf  heures  sans  bougie.  M™*"  Pa- 
luel était  presbyte  ;  elle  poussa  sa  chaise  dans  l'embrasure  d'une 
fenêtre,  mit  sur  son  nez  ses  besicles  à  verres  convexes  et  prit  son 
tricot,  tout  en  surveillant  les  événemens  qui  pouvaient  se  passer 
dans  sa  cour,  tandis  qu'à  deux  pas  d'elle  Mariette  ourlait  un  drap. 
De  ces  deux  personnes,  la  plus  contente  en  ce  moment  était 
Mariette.  Depuis  la  visite  de  M.  Larrazet,  M""^  Paluel  avait  creusé 
plus  que  jamais  le  gros  problème  qui  lui  causait  des  insomnies,  et 
à  force  de  le  creuser,  son  devoir  lui  paraissait  évident.  Elle  était 
tenue  de  déclarer  à  son  fils  qu'elle  l'engageait  à  se  marier.  Il  en 
ferait  ce  qu'il  voudrait,  elle  serait  quitte  avec  sa  conscience.  Mais 
ce  devoir  était  si  pénible  à  remplir  que  depuis  quinze  jours  elle  se 
disait  chaque  matin  :  —  Je  lui  en  parlerai  ce  soir!  —  Et  chaque  soir 
elle  parlait  d'autre  chose. 

Mariette,  qui  n'avait  aucun  problème  à  creuser,  était  parfaitement 
heureuse.  Elle  faisait  aller  son  aiguille,  elle  était  satisfaite  de  son 
ourlet,  qui  était  bien  droit,  et  il  était  là.  Qui?  Lui,  son  maître  et 
seigneur,  le  seul  homme  dont  elle  recherchât  l'approbation,  le  seul 
à  qui  elle  se  souciât  de  plaire.  Comment  ne  lui  eût-elle  pas  voulu 
beaucoup  de  bien?  Elle  lui  avait  tant  d'obligations!  JN'était-ce  pas 
lui  qui,  en  dépitdes  résistances  et  des  préjuges  de  M™^  Paluel,  avait 
ouvert  à  Mariette  Sorris  la  porte  du  Choquard?  N'était-ce  pas  lui  qui, 
en  toute  rencontre,  plaidait  sa  cause,  la  défendait  contre  d'injustes 
mercuriales,  et  de  deux  ans  en  deux  ans  lui  augmentait  ses  gages, 
en  lui  disant  :  «  Cache-moi  cela  où  tu  voudras,  mais  que  ma  mère 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'en  sache  rien  !  »  Et  à  sa  reconnaissance  se  joignait  un  autre  senti- 
ment, une  sorte  d'admiration  dévote.  Il  lui  semblait  que  ce  beau 
garçon  de  trente  ans,  à  qui  sa  fière  tournure,  son  œil  vif,  sa  mous- 
tache, son  impériale,  ses  cheveux  taillés  en  brosse  donnaient  l'air 
d'un  officier  en  villégiature,  ce  beau  garçon  qui,  après  s'être  frotté  à 
tant  de  choses,  après  avoir  couru  le  monde  et  traversé  l'océan,  était 
revenu  par  obéissance  aux  désirs  de  sa  mère  gouverner  des  herses  et 
des  charrues,  n'était  pas  fait  comme  un  autre,  qu'il  était  d'une  autre 
argile  que  le  commun  des  martyrs.  Elle  était  disposée  à  le  croire 
infaillible  et  impeccable,  il  était  son  empereur  et  son  pape.  Tout  ce 
qu'il  faisait  était  bien,  tout  ce  qu'il  disait  était  admirable.  On  eût 
cherché  vainement  dans  toutes  les  fermes  de  la  Brie  quelqu'un  qui  lui 
ressemblât.  Elle  avait  pour  lui  des  regards  de  chien  qui  contemple 
son  maître.  Avait-il  le  front  épanoui,  le  sourire  aux  lèvres,  elle 
sentait  son  humble  cœur  se  dilater  sous  son  corset  de  coutil,  et 
elle  eût  juré  que,  d'un  bout  de  l'univers  à  l'autre,  tout  allait  bien. 
Avait-il  du  souci,  elle  aurait  voulu  inventer  quelque  chose  pour  le 
distraire  et  maudissait  les  bornes  de  son  génie.  Lorsqu'il  montait  le 
matin  sur  sa  jument  blanche  pour  aller  faire  le  tour  de  son  vaste  do- 
maine, on  était  sûr  de  voir  paraître  entre  les  deux  battans  d'une  porte 
ou  d'une  lucarne  une  petite  face  ronde,  très  proprette,  et  deux  grands 
yeux  braqués  sur  l'homme  comme  sur  le  cheval  et  qui  croyaient  avoir 
une  vision  de  Dieu  le  Père  et  de  Dieu  le  Fils  dans  leur  gloire.  Dans 
ses  absences,  elle  se  demandait  :  Que  fait-il?  Et  peu  avant  son  retour, 
elle  trouvait  un  prétexte  pour  se  couler  dans  la  chambre  du  maître  et 
s'assurer  que  tout  y  était  en  ordre  comme  dans  la  cabine  d'un  navire, 
que  ses  pantoufles  étaient  bien  à  leur  place,  qu'il  n'aurait  pas  à  les 
chercher,  qu'il  y  avait  de  l'eau  bien  fraîche  dans  son  broc  et  pas  un 
grain  de  poussière  sur  les  meubles.  Puis  elle  gUssait  une  tranche  de 
carotte  dans  son  pot  à  tabac  pour  le  rafraîchir,  elle  débourrait  avec 
soin  les  petites  pipes  qu'il  fumait  et  elle  frottait  avec  un  gant  la 
grande  |àpe  d'écume  qu'il  ne  fumait  plus,  jusqu'à  ce  que  le  four- 
neau fût  brillant  comme  de  l'acajou.  Les  pipes  dont  on  est  le  plus 
fier  sont  celles  qu'on  ne  fume  pas. 

Piobert  Paluel  était  loin  de  se  douter  des  trois  quarts  des  peines 
que  se  donnait  Mariette  Sorris  pour  lui  être  agréable.  Mais  il  avait 
pour  elle  beaucoup  de  bienveillance,  il  rendait  justice  à  son  mérite 
comme  à  son  bon  petit  caractère,  et  il  s'amusait  quelquefois  à  la 
taquiner  amicalement.  Elle  prenait  tout  en  gré,  même  la  brusque- 
rie de  ses  manières,  ses  ironies,  le  tour  un  peu  narquois  qu'il  avait 
dans  l'espi  it,  et  elle  rougissait  d'aise  quand  il  lui  pinçait  la  joue  ou 
lui  tirait  l'oreille. 

11  était  là.  Elle  jouissait  silencieusement  de  sa  présence.  Elle  lui 


r.A    FERME    nu    CHOQUARD.  513 

jeta  nn  regard  à  la  dérobée;  elle  constata  qu'il  n'avait  plus  l'air 
fâché  ni  la  mine  longue,  qu'il  avait  oublié  sa  charrette  et  son  char- 
ron, et  que,  tout  en  se  balançant,  il  semblait  fumer  sa  pi})e  avec 
plaisir.  Mais  depuis  qu'il  l'avait  bourrée,  on  n'avait  pas  entendu  le 
son  de  sa  voix.  A  quoi  pensait-il? 

11  aurait  pu  lui  réponrire  qu'il  ne  pensait  à  rien.  Mais  lorsqu'on 
ne  pense  à  rien,  on  pense  quelquefois  à  beaucoup  de  choses,  et  il 
vous  arrive,  par  exemple,  de  contempler  en  idée  l'un  des  bassins 
de  quehiue  port  de  France,  oi!i  se  dresse  une  forêt  de  mâts,  hau- 
bans contre  haubans,  vergues  contre  vergues.  Parmi  ces  bateaux 
on  distingue  un  trois-mâts,  portant  à  sa  proue  une  statue  en  bois 
peint  et  doré,  laquelle  représente  une  façon  de  nymphe  à  queue  de 
poisson  qui  souffle  dans  une  trompette.  (]e  trois-mâts  est  amarré  au 
quai,  et  à  son  bordage  est  attaché  un  grand  écriteau  où  on  lit  ces 
mots  :  ((  h' Adélaïde,  372  tonneaux,  capitaine  Barillet,  partira  le 
25  mai  pour  la  Martinique.  »  Le  25  mai,  V Adélaïde  partit,  et  Robert 
Paluel  était  à  bord. 

Il  se  rappelait  la  Martinique,  mais  il  se  rappelait  surtout  les  joies, 
les  soucis,  les  hasards  d'une  traversée  de  plusieurs  semaines,  le 
plaisir  de  se  sentir  bercé  par  un  abîme  sans  fond,  le  creusement  de 
la  vague,  le  cri  du  vent  dans  les  cordages,  l'océan  et  ses  solitudes, 
les  col'Tes  de  ce  beau  monstre,  ses  insultes,  l'écume  qu'il  vous 
crache  au  visage  et  ses  douceurs  perfides,  ses  dangereuses  caresses, 
ses  trahisons,  la  joie  de  se  battre  contre  lui  et  de  dire  à  la  mort, 
dont  en  n'est  séparé  que  par  l'épaisseur  d'une  planche  :  Ce  ne  sera 
pas  pour  aujourd'hui,  ma  belle;  repassez  demain.  Quand  on  est  le 
fils  d  un  fermier  qui  s'occupait  sans  cesse  de  savoir  à  quel  prix  il 
ven'irait  son  blé,  on  joint  des  calculs  de  tête  à  ses  imaginations. 
Piobnrt  pensait  avec  beaucoup  de  regret  à  toutes  les  connaissances 
qu'il  avait  acquises  à  la  sueur  de  son  front  et  qui  ne  lui  étaient  plus 
d'aucun  usage.  C'était  du  temps  mal  employé,  de  la  scinnce  bien 
inutile  ;  rien  n'est  plus  déplaisant  dans  la  vie  que  les  faux  frais.  De 
quoi  lui  servait- il  de  savoir  qu'un  loch  se  compose  d'un  bateau, 
d'un  aiguillot,  d'une  ligne,  d'un  tour  et  d'une  baille,  ou  que  le 
safran  est  un  assemblage  de  pièces  de  bois  et  de  métal  qui  aug- 
mente la  puissance  d'un  gouvernail?  De  quoi  lui  servait-il  encore 
d'avoir  appris  l'anglais?  Pouvait-il  le  parler  à  ses  bœufs? 

On  a  beau  prendre  des  tenailles  pour  arracher  de  son  âme  une 
chimère  qui  vous  fait  soullrir,  on  n'enlève  jamais  la  plante  avec 
toutes  ses  racines,  et  cette  racine  oubliée  travaille  sourdement. 
Depuis  six  ans  qu'il  avait  échangé  l'état  qui  lui  plaisait  contre  celui 
qu'il  n'aimait  pas  et  l'océan  contre  la  Brie,  ses  regrets  avaient  perdu 
de  leur  amertume,  mais  ses   souvenirs  avaient   gardé  toute  leur 

TOME  LIV.  —  1882.  33 


51â  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vivacité.  L'avoine  qui  n'est  pas  encore  mûre  rappelle  par  son  vert 
glauque  la  couleur  des  grandes  eaux.  Caressée  par  le  vent,  il  court 
des  ondes  à  sa  surface,  et  les  arbres  fruitiers  semblent  se  baigner 
dans  ces  vagues  qui  leur  montent  aux  genoux.  Robeit  ne  pouvait 
contempler  un  champ  d'avoine  encore  verte  sans  apercevoir  dans 
les  brumes  de  l'horizon  les  voiles  blanches  d'un  trois-mâts,  gon- 
flées par  le  vent.  C'était  l'Adélaïde,  et  il  se  disait  :  «  Où  est-elle? 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que  je  n'y  suis  pas.  »  Et  l'ingrat  frappait 
la  terre  du  pied,  cette  bonne  terre  grasse  qui  travaillait  pour  lui  et 
suait  pour  l'enrichir. 

A  quoi  pensait  Robert  en  se  balançant  dans  sa  berceuse?  Peut- 
être  à  tout  cela.  Ce  balancement  qui  ne  finissait  pas  impatientait 
beaucoup  M""®  Paluel.  D'abord  il  n'était  pas  dans  ses  principes  d^ap- 
prouver  les  mouvemens  inutiles;  ensuite  elle  se  doutait  probable- 
ment que  cet  insupportable  roulis  en  rappelait  un  autre  à  son  fils. 
Mais  il  y  avait  des  observations,  des  reproches  qu'elle  n'osait  pas 
lui  faire  directement.  En  pareil  cas,  elle  les  adressait  à  l'innocente 
Mariette,  qui  servait  de  boîte  aux  lettres.  Quoique  la  pauvre  enfant 
•fût  aussi  tranquille  qu'une  image  : 

—  Mariette,  lui  dit  M'^^  Paluel,  ne  te  balance  donc  pas  ainsi  sur 
ta  chaise,  tu  fais  trembler  tout  le  plancher.  C'est  une  mauvaise 
iiabitude  que  tu  as  là. 

L'innocente  Mariette  ne  sourcilla  pas,  elle  en  avait  vu  et  entendu 
bien  d'autres  ;  mais  Robert  devina  sans  peine  à  qui  ce  dis- 
-cours  s'adressait,  et  il  en  fut  piqué.  Chacun  de  nous  a  ses  tics, 
et  il  nous  est  fort  désagréable  qu'on  nous  les  fasse  remarquar. 
Peut-être  notre  orgueilleuse  volonté  constate-t-elle  avec  chagiin 
qu'il  se  passe  en  nous  beaucoup  de  choses  involontaires,  qu'il  y  a 
toute  une  partie  de  notre  vie  qui  ne  lui  appartient  pas.  Robert  ne 
se  balança  plus,  mais  il  se  tourna  vers  Mariette,  laquelle,  pour  la 
seconde  fois,  servit  de  boîte  à  lettres. 

—  Mariette  Sorris,  lui  dit-il,  sais-tu  combien  il  faut  d'espèces 
de  bois  pom'  faii-e  une  brouette? 

—  Pourquoi  lui  demandes-tu  cela?  fit  M"'"=  Palu«l,  Qu'est-^e 
qu'elle  en  sait? 

—  Mariette  Sorris,  poursuivit-il,  si  jamais  tu  fais  nne  broiuette, 
il  te  faudra  de  l'acacia  pour  faire  les  brancards,  du  peuplier  pour 
faire  la  caisse,  du  chêne  pour  faire  la  jante  et  les  rais,  et  de  Torme 
-tortillard  pour  faire  l'essieu.  Et  sais-tu,  Mariette,  ce  qu'il  faut  pour 
faire  un  bon  engrais?  Il  faut  tout  au  moins  du  sel  d'ammoniaque, 
du  phosphate  de  chaux  et  du  sang  cuit. 

M""  Paluel  posa  ses  lunettes  et  son  tricot  ^ur  ses  genoux. 

—  Où  veux-tu  en  venir  ?  dit-elle. 

—  Mariette  Sorris,  j'en  veux  venir  à  ceci,  reprit-il.    S'il   faut 


LA    FERME    DU    CHOQUAKD.  515 

tant  de  choses  pour  faire  une  brouette  et  tamt  d'auLres  pour  faire 
un  bon  engrais,  il  en  faut  bien  davantage  pour  rendre  un  bomntte 
heureux,  et  le  plus  simple  est  de  renoncer  à  l'être. 

^P"  Paluel  sentit  vivement  le  coup.  Mais  comme  elle  était  aussi 
sévère  pour  elle'-même  que  pour  leg  autres-,  elle  considéra  que  cette 
dure  parole  était  une  juste  punition  du  silence  qu'elle  s'obstinait 
à  garder  sur  la  grande  question,  après  aToir  reconnu  qu'il  était  de 
son  devoir  de  le  rompre,  et  <!juoi  qu'il  pût  arriver^  redressait  sa 
petite  taille,  elle  dit  d'une  voix  très  émue  : 

—  Je  sais,-  Robert,  ce  qui  manque  à  ton  bemheur. 

Quand  on  a  fait  un  grand  sacrifice  à  quelqu'un,  il  faut  avoir  une 
noblesse  d'âme  presque  surhumaine  pour  me  jamais,  le  lui  rappeler 
ou  pour  ne  pas  se  rattraper  sair  les  détails.  Il  n'y  avait  rien  de 
surhumain  dans  Robert  Paluel  ;  mais  avec  les  défauts  qu'on  pouvait 
lui  reprocher,  il  avait  le  cœur  généreux,  et  quand  il  avait  fait  de 
la  peine  à  sa  mère,  il  s'en  repentait  sur-le-champ. 

—  Qu'est-ce  qui  te  prend,  mère?  dit-il  gaîment.  Crois-tu  donc 
que  jie  pensais  à  moi?  Mariette  Sorris  m'est  témoin  que  je  suis  le 
plte  heureux  garçon  de  la  terre. 

Elle- avaiB  commencé,  elle  continua. 

—  Je  croi^s  vraiment^  Robert,  qae  tu  devrais  te  marier,  et  c'est 
aussi  l'avis  de  M.  Larrazet. 

—  De  M.  Larrazet?  Eh  bien!  de  quoi  se  mêle-t-ilv  ce  cher 
homme? 

—  Le  fait  est  qu'un  Paluel  qui  ne'  se  maria  pas,  cela  ne  s'est 
jamais  vu.  Pourrais-tu  m'en  citer  un  seul? 

Il  respectait  beaucoup  sa  mère,  il  rendait  toute  justice  à  cette 
petite  femme  si  méritante;  mais,  il  aimait  quelquefois  à  la  voir  venir 
ou  à  l'a  faire  aller. 

—  C'est  vrai,  dit-il.  VoiLà  une  remarque  que  je  n'avais  jamais 
faite.  Ne  restons  pas  garçon,  marions-nous, 

H  ne  s'aperçut  pas  que  Mariette  venaitt  d'incliner  sa  tête  sur  le 
draç»  qu'elle!  ourlait,  que  Mariette  respirait  court..  De  son  côté, 
M'^^  Paluel  était  épouvantée  des  effets  foudroyans  de  son  éloquence, 
de  la  facilité  avec  laqaaelle  son  fils  s'était  laissé  convaincre.  Elle 
trouvait  que  les  choses  allaient  trop  vite,  elle  se  hâta  de  mettre  le 
sabot,  d'enrayer  la  voiture. 

—  Ah  !  bien,  dit-elle,  ceci  demande  réflexion,  car  encore  s'agit-il 
de  bien  choisir,  de  ae  rien  faire  à  l'étourdie.  Dans  toute  la  grande 
culture  la  jeunesse  se  gâte.  De  mon  temps,  on  s'y  prenaitbieii  mieux, 
on  nous  envoyait  à  l'école,  et  nous  en  savions  assez.  Aujorn-d'hui 
on  met  ces  demoiselles  en  pension.  Ce  qu'elles  y  appirennent,  je 
n'en  sais  rien  ;  mais  à  ce  que  je  vois,  elles,  en  rapportent  beaucoup 
de  petites  manières,  des  goûts  de  Itixe  et  de  cbépenae,  l'habitude 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  n'être  jamais  content  de  ce  qu'on  a.  Quel  fléau  qu'une  fille 
coquette  et  dépensière  ! 

—  Assurément.  Tâchons  d'en  choisir  une  qui  ne  soit  ni  dépen- 
sière, ni  coquette, 

—  La  connais-tu,  Robert?  dit-elle  vivement.  La  main  sur  la  con- 
science, la  connais-tu? 

—  Non,  et,  toute  réflexion  faite,  ne  nous  marions  pas. 
Mariette  releva  la  tête  et  respira  plus  librement.  Mais  M""^  Paluel 

n'était  pas  contente,  ce  n'était  pas  encore  la  ce  qu'elle  entendait. 
Elle  s'indignait  qu'on  pût  trancher  si  facilement  une  question  qu'elle 
roulait  dans  sa  tête  sans  pouvoir  la  résoudre.  Elle  aurait  voulu 
qu'on  en  parlât  beaucoup  sans  rien  décider,  que  l'univers  entier 
prît  part  à  ses  doutes,  à  ses  syndérèses,  à  ses  tourmens,  que  l'uni- 
vers employât  ses  jours  et  une  partie  de  ses  nuits  à  ruminer  ce  cas 
sans  réussir  à  s'en  tirer. 

—  Et  l'enfant?  dit-elle  d'une  voix  sourde  et  frémissante. 

—  Quel  enfant? 

—  Eh  !  quoi,  Robert,  cela  ne  te  ferait  rien  de  ne  pas  laisser  après 
toi  un  héritier?  Cela  ne  te  ferait  rien  d'avoir  travaillé  toute  ta  vie 
pour  enrichir  des  cousins?  Mon  Dieu  !  j'aime  beaucoup  mes  sœurs, 
mais  les  cousins  sont  des  cousins,  et  il  est  bien  dur  de  leur  laisser 
son  bien. 

—  Après  nous  le  déluge,  dit-il  nonchalamment. 

—  Tu  n'es  pas  sérieux,  reprit-elle  en  s'échaufîant.  Ce'a  ne  te 
ferait  rien  de  voir  le  Choquard  habité  par  des  étrangers? 

—  Je  ne  le  verrai  pas,  puisque  je  serai  mort. 

—  Le  Choquard  où  ton  père  est  né  !..  Ei  ce  seraient  peut-être  des 
paresseux,  des  écervelés  qui  viendraient  mettre  le  désordre  ici, 
et  en  deux  mois  voilà  une  n)aison  sens  dessus  dessous!..  Cela  fait 
bouillir  le  sang  dans  les  veines. 

Et  elle  lui  montrait  de  l'index  au  milieu  d'un  des  panneaux  de  la 
boiserie  une  grande  médaille,  qu'on  avait  encadrée,  mise  sous  verre 
et  pendue  à  un  clou.  C'était  une  première  médaille,  décernée  aux 
fermiers  du  Choquard  dans  un  concours  agricole. 

—  Ma  foi,  tu  as  raison,  dit-il,  comme  se  ravisant.  Décidém-^nt 
marions-nous. 

Mariette  sentit  trembler  ses  mains  et  se  piqua  les  doigts  avec  son 
aiguille. 

—  Ah!  oui,  reprit  M'"^  Paluel,  mais  il  faut  trouver  la  fille...  Oh! 
si  on  la  trouvait,  moi  d'abord  je  suis  prête  à  lui  faire  tous  les  sacri- 
fices, à  n'être  plus  rien  ici,  à  m'effacer,  à  lui  donner,  si  elle  le  veut, 
toutes  les  clés,  même  la  clé  de  l'armoire  au  linge.  Ainsi,  tu  vois! 

Elle  disait  cela  d'un  ion  aussi  pénétré  que  si  elle  eût  offert  sa 
tête,  son  cœur,  la  chair  de  sa  chair  et  la  moelle  de  ses  os. 


LA    FFRME    DU    CHOQUARD.  517 

—  Mais  il  faut  la  trouver,  et  du  train  que  va  le  monde,  j'aime- 
rais mieux  chercher  un  grain  de  mil  dans  un  boisseau  de  sable... 
Voyons,  as -tu  une  idée?  Si  tu  en  as  une,  dis-la-moi. 

—  Je  n'en  ai  point,  et  je  ne  me  marie  pas,  c'est  mon  dernier  mot. 
Sa  voix  tranquille  et  ferme  annor)çait  une  décision  bien  arrêtée, 

et  Mariette  poussa  un  soupir  de  soulagement. 

—  Tu  sonpires,  Mariette?  lui  dit-il.  Voila  ce  que  c'est  que  de 
causer  mariage  devant  les  jeunes  filles...  Eh  bien!  sais-tu  ?  je 
trouve  plus  facile  d'arranger  les  affaires  des  autres  que  les  siennes, 
et  j'ai  bien  envie  de  te  marier. 

—  Moi!  moi!  dit-elle  en  faisant  un  saut  sur  sa  chaire  1  levant 
sur  lui  des  yeux  effarés. 

—  Oui,  toi,  Mariette  Sorris. 

—  C'est  absurde,  s'écria  M""®  Pfiluel. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Eh  !  oui,  c'est  absurde. 

Et  elle  le  répéta  plus  d'une  fois,  sans  entrer  dans  d'autres  éclair- 
cissemens.  Elle  aurait  eu  quelque  peine  à  f  xpliquer  nettement  ce 
qu'elle  avait  dans  l'esprit.  Sou  arrière-pensée  était  que  le  mariage 
doit  être  considéré  comme  une  institution  aristocratique  et  que  les 
conseils  municipaux  agiraient  sagement  ev,  condamnant  les  gens 
sans  son  ni  maille  au  célibat  perpéiut  1.  Elle  pensait  aussi  que 
Mariette  était  fort  utile  à  M"^"  Jo.sèphiue  Paluel,  qui  serait  fort  em- 
pêchée de  la  remplacer.  Conc'usion  :  il  était  absurde  que  Mariette 
songeât  au  mariagp  ou  que  quelqu'un  y  songeât  pour  elle. 

—  C'est  si  peu  absurde,  reprit  Robert,  que  le  parti  est  tout 
trouvé.  Oui,  Mariette,  on  est  venu  aujourd'hui  me  demander  ta 
main. 

—  Quel  est  cet  hurluberlu?  s'écria  de  nouveau  M"^^  Paluel. 

—  C'est  un  garçon  très  raisonnable,  très  sen^é,  qui  s'appelle... 
Devines-tu,  Mariette?..  Il  s'appelle  François  Lesape. 

Mariette  prit  l'altiturle  d'une  suppliante  et  murmura  : 

—  Oh  !  non,  monsieur  Paluel,  je  vous  en  prie...  Je  ne  veux  pas,., 
je  ne  veux  pas... 

M"""  Paluel  savait  beaucoup  de  gré  à  Mariette  de  sa  résistance 
éplorée;  mais  il  y  avait  eu  dans  sa  réponse  quelque  chose  qui 
l'avait  choquée;  elle  la  blâmait  d'avoir  dit  :  «  Je  ne  veux  pas.  » 
M'"''  Paluel  estimait  que  la  volonté  est  un  luxe,  qu'il  faut  avoir  des 
rentes  et  cultiver  au  moins  deux  cents  hectares  pour  être  en  droit 
de  se  l'accorder. 

—  Réponds  :  «  Je  ne  peux  pas,  »  lui  dit-elle  doucement;  les 
petites  filles  n'ont  pas  le  droit  de  dire  :  «  Je  ne  veux  pas.  » 

—  Prends  au  moins  le  temps  de  réfléchir,  reprit  Robert.  Lesape 
est  un  garçon  très  honnête. 


518  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Et  très  intéressé,  interrompit  M"'°  Paluel. 

—  Eh!  mon  Dieu!  qui  ne  Test  pas?  dit-il. 

Ils  a\aient  raison  l'un  et  l'autre.  Lesape  était  à  la  fois  très  inté- 
ressé et  très  honnête,  ayant  appris  par  l'expérience  des  autres  que 
bien  mal  acquis  ne  profite  guère.  La  pure  vertu  est  si  rare  que,  si 
l'on  supprimait  de  ce  monde  les  François  Lesape,  les  utilitaires  qui 
ne  volent  ni  ne  mentent  et  l'égoïsme  bien  entendu,  cela  ferait  trou, 
et  la  société  s'en  trouverait  mal.  Ce  gros  garçon,  qui  n'était  point 
désagréable  à  voir,  avait  été  le  maître  valet  du  père  Paluel.  Robert 
avait  deviné  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  mérite  et  d'étoffe,  et  il  en 
avait  fait  son  homme  de  confiance,  son  caissier,  son  régisseur, 
chargé  des  ventes  et  des  achats,  du  compte  exact  des  entrées  et  des 
sorties  ;  toutes  choses  pour  lesquelles  il  avait  lui-même  peu  de  goût. 
Cet  avisé  Briard  ne  donnait  jamais  que  de  bons  conseils  à  Piobert.  Us 
n'étaient  pas  toujours  d'accord,  ayant  deux  façons  très  différentes 
de  sentir  et  de  penser;  mais  Lesape  ne  résistait  jamais  ouverte- 
ment ;  il  avait  pour  principe  «  qu'il  faut  toujours  être  de  l'avis  du 
payeur.  »  Il  accusait  à  part  lui  son  pati'on  de  pousser  trop  loin  l'es- 
prit d'entreprise,  le  mépris  de  la  routine,  l'amour  des  nouveautés. 
Robert  voulait  remplacer  les  meules  par  des  magasins  à  fourrage. 
Il  rêvait  de  perfectionner  sesassolemens  et  de  réformer  ses  engrais. 
Il  aspirait  surtout  à  résoudre  le  problème  toujours  plus  compliqué 
de  la  main-d'œuvre  en  faisant  tout  par  des  machines.  Sans  avoir 
l'air  d'y  toucher,  Lesape  parvint  à  lui  prouver  que  le  grain  se  con- 
serve mieux  dans  les  meules  que  dans  les  greniers.  Quant  aux  ma- 
chines, il  se  trouva  que,  soit  malice,  soit  maladresse,  la  plupart  se 
détraquèrent;  on  n'avait  pei-sonue  sous  la  main  pour  les  réparer,  il 
fallait  écrire  pour  se  procurer  des  pièces  de  rechange,  et,  peu  à  peu, 
telle  faneuse,  telle  moissonneuse,  tel  râteau  mécanique  allèrent  se 
remiser  dans  un  musée  d'instrmnens  et  dormir  sous  un  hangar. 
C'était  bien  alors  que  Robert  frappait  la  terre  du  pied,  qu'il  s'écriait  : 
«  Sacrées  têtes  de  mulets!  »  Le  bonhomme  Lesape,  le  front  bas, 
les  bras  ballans,  affectait  d'entrer  dans  ses  colères,  approuvait  tout 
du  bonnet  et  disait  in  petto  :  «  On  a  crevé  ses  vessies  ;  quel  bon 
débarras!  »  Sur  un  seul  point,  Robert  s'était  obstiné,  et,  cette  fois, 
c'était  lui  qui  tenait  pour  la  routine.  Lesape  avait  tâché  vainement 
de  lui  persuader  qu'il  y  avait  trop  de  luxe  dans  ses  harnais,  qu'il 
pourrait  faire  un  meilleur  emploi  de  l'argent  qu'il  dépensait  en 
queues  de  renard  ou  enbouffettes  de  laine,  en  housses,  en  chabines 
fastueuses.  Quand  on  n'a  plus  la  joie  de  voir  flotter  une  flamme  au 
sommet  d'un  mât,  il  est  encore  agréable  de  voir  une  belle  housse 
bleue  sur  le  dos  d'un  cheval  de  trait.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  Choquard 
n'avait  jamais  été  plus  prospère,  et  personne  ne  songeait  à  nier  qu'on 
n'en  fût  redevable  en  partie  à  l'actif,  au  vigilant  Lesape,  qui  ne 


TA    FERME    DU    GHOQCARD. 


519 


ménageait  point  ses  pas  et  ne  tenait  jamais  ses  yeux  dans  ses  poches. 
Mariette  Sorris  et  François  Lesape  étaient  deux  outils  précieux  et 
même  nécessaires,  mais  Robert  ne  voyait  aucun  inconvénient  à  ce 
qu'ils  s'épousassent.  I(  savait  Mariette  très  attachée  à  la  maison  et 
comptait,  au  besoin,  se  servir  d'elle  pour  retenir  Lesape. 

—  Avant  de  te  décider,  continua-t-il,  écoute  une  histoire,  Mariette. 
Il  y  a  près  d'un  an,  j'ai  fait  une  sottise  pommée. 

Ce  début  lui  parut  invraisemblable.  Robert  Paluel  faire  une  sot- 
tise! elle  n'en  croyait  rien. 

—  Sais-tu  ce  que  c'est  que  les  lettres  anonymes?  Ce  sont  des 
lettres  qu'on  n'ose  pas  signer  et  qui  cependant  font  de  l'impression 
sur  les  imbéciles  qui  les  lisent.  Il  s'en  écrit  dans  les  villages  comme 
dans  les  viiles;  on  y  met  un  peu  moins  d'orthographe,  mais  autant 
de  venin.  J'en  avais  reçu  deux,  coup  sur  coup,  de  quelque  mauvais 
drôle  qui  convoitait  la  place  de  Lesape  et  qui,  sous  couleur  d'épouser 
mes  intérêts,  m'avertissait  charitablement  que  ce  garçon  abusait  de 
ma  confiance,  qu'il  faisait  des  marchés  clandestins  et  se  laissait  grais- 
ser la  patte.  J'aurais  dû  ne  rien  croire  et  laisser  l'eau  couler.  Mais 
que  veux-tu?  ces  maudites  lettres  m'avaient  mis  la  puce  à  l'oreille. 
Un  jour  que  Lesape  m'avait  annoncé  qu'il  envoyait  à  Brie  un  char- 
gement de  cent  cinquante  bottes  de  paille,  à  peine  la  voiture  sortie, 
je  l'ai  fait  arrêter  «t  décharger,  et  j'ai  compté  les  bottes;  il  y  en 
avait  cent  cinquante,  mademoiselle,  et  pas  une  de  plus.  Qui  a  eu  la 
mine  longue?  C'est  moi.  Dès  que  j'ai  été  seul  avec  Lesape,  je  lui 
ai  tendu  les  deux  lettres  en  lui  disant  :  «  J'ai  voulu  en  avoir  le  cœur 
net.  »  Si  quelqu'un  m'en  avait  fait  autant,  j'aurais  prié  mon  patron 
de  me  chercher  un  remplaçant  dans  les  vingt-quatre  heures.  Mais 
cliacTin  a  son  caractère.  Lesape  était  pâle,  un  peu  raide,  mais  il  ne 
s'est  pas  fâché,  et  je  lui  ai  dit  encore  :  «  La  première  fois  que  tu 
auras  quelque  chose  à  me  demander,  je  te  dois  un  dédommage- 
ment :  demande.  »  C'est  un  .garçon  qui  a  de  la  patience,  qui  prend 
son  temps.  Il  m'a  pardonné,  mais  il  s'est  souvenu,  et  tantôt  il  est 
venu  me  dire  que  j'avais  dans  ma  maison  une  certaine  Mariette 
Sorris,  qu'elle  lui  paraissait  honnête,  gentille,  travailleuse,  tout  à 
fait  bonne  fille  et  qu'il  en  ferait  volontiers  sa  femme.  Il  ne  lui 
trouve  qu'un  seul  défaut  :  c'est  qu'elle  n'a  pas  grand'chose;  mais  il 
m'a  insinué  que,  selon  toute  apparence,  je  m'arrangerai  avec  elle 
pour  lui  arrondir  son  petit  avoir,  pour  lui  faire  une  petite  dot,  et, 
ma  foi  !  j'ai  dit  oui. 

—  Une  dot!  s'écria  M""^  Paluel,  rouge  d'indignation. 

Et  elle  répéta  trois  fois  :  «  Une  dot  !  »  en  regardant  le  plafond 
comme  pour  s'assurer  qu'il  ne  lui  tombait  pas  sur  la  tête.  Du  mo- 
ment que  la  cervelle  de  son  fils  se  dérangeait,  les  plafonds  du  Cho- 
quard  ne  devaient  plus  être  solides. 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Eh!  oui,  une  dot,  dit-il.  Ah!  je  ne  lui  donnerai  pas  le  Pérou. 

—  "Vous  êies  trop  bon,  monsieur  Paluel ,  répondit  vivement 
Mariette.  Ynituent  vous  êtes  trop  bon,  et  je  vous  en  remercie  bien. 
Mais  je  ne  veux  pas  me  marier. 

—  Lesape  te  déplaît? 

—  Oh!  pas  du  tout.  C'est  un  très  brave  garçon. 

—  Y  en  aurait-il  un  autre  que  tu  couches  en  joue? 
Elle  devint  toute  pâle  : 

—  Ah!  monsieur  Paluel,  comment  pouvez-vous  croire?.. 

—  Tu  as  donc  juré  de  ne  jamais  te  marier? 

Elle  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  et  la  referma  sans  avoir  pu 
articuler  un  mot.  Ce  qu'elle  pensait  était  trop  difficile  à  dire.  Elle 
trouvait  plus  simple  de  pleurer,  et  de  grosses  larmes  mouillaient  le 
bord  de  ses  paupières. 

—  Ah!  du  moment  que  les  larmes  s'en  mêlent,  dit-il,  je  te  lais- 
serai tranquille,  n'en  parlons  plus.  J'en  serai  quitte  pour  dédomma- 
ger Lf^sape  en  lui  accordant  une  augmentation. 

—  En  vérité,  s'écria  M™"  Paluel,  c'est  taire  trop  d'embarras  pour 
une  voiture  déchargée. 

—  En  la  déchargeant,  dit-il,  j'ai  blessé  une  fierté,  et  je  ne  renie 
jamais  mes  dettes. 

—  Une  fierté!  murmura-t-elle  avec  une, moue  de  mépris. 

M"""  Paluel  estimait  que,  comme  la  volonté,  la  fierté  était  un  luxe 
qui  n'était  permis  qu'à  la  grande  culture,  que  les  pauvres  diables 
devaient  savoir  digérer  leurs  affronts. 

Robert  se  leva  et  dit  avec  un  peu  d'impatience  : 

—  Quand  on  a  ca^sé  une  vitre,  on  la  paie,  et  quand  on  a  offensé 
un  honnête  homme,  on  met  un  peu  d'onguent  sur  sa  blessure.  J'ai 
dit  et  je  ferai. 

M"""  Paluel  était  omnipotente  dans  sa  maison,  dans  sa  cour,  dans 
sa  laiterie;  hors  de  là,  c'était  lui  qui  commandait,  et  il  J-ortit  un 
peu  fâché  de  l'étroitesse  d'idées  de  sa  n)ère,  qui  n'avait  jamais 
voulu  comprendre  qu'une  libéralité  bien  placée  est  quelquefois  de 
l'égoïsme  intelligent.  Il  admirait  la  rectitude  de  sa  conscience,  ses 
vertus  actives,  la  gravité  de  ses  manières,  sa  vie  de  travail  et  d'hon- 
neur, mais  elle  manquait  de  générosité.  C'était  le  seul  reproche 
qu'il  lui  adressât. 

Selon  sa  coutume,  il  alla  faire  un  tour  et  fumer  sa  seconde  pipe 
dans,  le  potaj^er.  C'était  sa  promtnade  favorite,  qu'il  prolongeait 
quelquefois  lort  avant  dans  la  soirée.  Quand  le  ciel  n'était  pas  trop 
noir,  il  apercevait  vaguement  les  carrés  de  laitues,  les  longues  ran- 
gées de  choux  cabus,  les  rames  des  pois,  les  têtes  rondes  des  arti- 
chauts, les  formes  déjetées  des  arbres  fruitiers  qui  semblaient  se 
reposer  du  travail  du  jour  et  les  airs  penchés  des  espaliers.  Çà  et 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  521 

là,  de  grandes  touffes  de  lis  fleuris  faisaient  des  taches  blauches 
dans  la  nuit.  Tout  était  calme,  tranquille.  Plus  de  tracas,  plus  d'or- 
dres à  donner,  plus  de  réclamations  à  entendre,  plus  df  paresseux 
à  lancer  ou  de  maladroits  à  sermonner.  Seul  avec  lui-même,  le 
maîire  du  Choquard  oubliait  le  Ghoquard,  et  les  grands  murs  de 
l'enclos  semblaient  monter  la  garde  autour  de  sa  solitude.  Pas 
d'autre  bruit  que  le  brusque  et  sourd  craquement  d'une  plaiiche 
qui,  dilatée  par  la  chaleur  du  soleil,  se  contractait  tout  à  coup,  ou 
la  plainte  douce  d'un  robinet  qui  s'égouitait,  ou  le  cri  d'une 
chouette,  ou  le  glissement  d'un  loir  au  museau'fin  s'en  allant  à  la 
maraude,  ou  le  pas  timide  d'un  hérisson  que  trahissaient  un  fré- 
missement et  une  inquiétude  d'herbes  froissées. 

Quand  la  lune  venait  à  paraît!  e ,  les  vitrages  des  melonnières 
miroitaient,  les  cloches  jetaient  des  étincelles  bleuâtres.  Mais  Robert 
préférait  qu'elle  ne  se  montrât  pas;  son  indiscrète  clarté  gêne  les 
étoiles,  et  il  voulait  les  voir  s'allumer  dans  l'ombre  l'une  après 
l'autre,  à  commencer  par  la  blanche  Véga  et  par  le  jaune  Arcturus. 
Le  ciel  lui  rappelait  l'océan,  à  cela  près  que  cet  océan  céleste  ajoute 
le  silence  à  l'immensiié.  Chaque  constellation  lui  semblait  un  trois- 
mâts  voguant  dans  une  mer  sans  souffle  et  sans  vagues.  Le  plus 
souvent  il  les  prenait  pour  ce  qu'elles  sont,  pour  les  taciturnes 
témoins  de  notre  vie.  Elles  l'avaient  accompagné  dans  ses  voyages, 
il  les  avait  pratiquées.  N'avait-il  pas  pluss  d'une  fois  obtenu  la  varia- 
tion de  la  boussole  par  le  relèvement  de  l'étoile  polaire?  C'étaient 
de  vieilles  amies,  qui  avaient  avec  lui  des  souvenirs  communs. 
Aussi  les  conu^issait-il  toutes  par  leur  nom,  il  savait  à  quel  endroit 
du  ciel  elles  allaient  paraître,  il  Un  attendait  et  les  comptait  comme 
un  berger  compte  ses  moutons.  Son  regard  cherchait  tour  à  tour 
l'immense  Dragon,  qui  déroule  entre  les  deux  Ourses  ses  anneaux 
tortueux,  la  Couionne  boréale,  l'Aigle  et  ses  satellites,  le  grand 
carré  de  Pégase,  le  locher  d'Andromède,  le  glaive  de  Persée,  la 
mystérieuse  lettre  d'or  que  Gassiopée  ne  se  lasse  pas  d'écrire  sur 
le  front  de  la  nuit,  la  belle  croix  du  Cygne,  étendant  ses  deux  bras 
comme  pour  montrer  l'un  à  l'autre  le.>  deux  bouis  du  monde,  et 
dans  les  soirées  d'autonme  ou  d'hiver,  ce  fouraiillenient  de  lumière 
confuse,  cette  poignée  de  scintillantes  pierreries^ qu'on  appelle  les 
Pléiades,  l'œil  de  feu  du  Taureau,  la  majesté  d'Orion  au  riche  bau- 
drier, l'eclai  dévorant  de  Sirius.  Une  brume  qui  enveloppait  le 
sud-ouest  s'était  dissipée,  il  apercevait  le  glorieux  Sagittaire,  posant 
sur  son  arc  cetie  llèche  qui  guette  éternellement  quelque  monstre 
invisiole,  perdu  dans  les  profondeurs  de  l'espace.  C'était  la  nuit  du 
10  août,  et  les  étoiles  lilantes  tombaient  en  pluie.  Emblème  des 
espérances  trompeuses,  à  peine  apparues,  elles  ;  s'évanouissaient 
comme  i'Adclaide. 


522  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Non,  se  disait-il  en  arpentant  une  allée,  je  ne  me  marierai 
jamais.  D'abord  je  ne  m'en  soucie  point,  et  puis  elle  a  beau  dire, 
elle  ne  s'en  consolerait  pas.  Elle  parlait  de  donner  ses  clés  :  quelle 
plaisanterie  !  le  chagrin  l'aurait  bientôt  tuée.  Quelle  que  fût  sa  bru, 
elle  l'opprimerait  ou  se  plaindrait  qu'on  l'opprime.  Ce  seraient  des 
reproches,  des  aigreurs,  des  querelles.  Quand  oai  n'a  pas  le  bon- 
heur, il  faut  du  moins  avoir  la  paix.  Je  l'ai,  je  la  garde.  Au  surplus, 
si  par  quelque  funeste  accident  je  venais  à  me  trouver  libre,  je  veux 
que  rien  ne  me  reti^^^nne,  je  veux  pouvoir  m'en  aller. 

11  savait  bien  qu'il  ne  s'en  irait  pas,  qu'il  était  rivé  pour  toujours 
à  la  Brie;  mais  les  espoirs  absurdes  ont  leur  prix.  Quelqu'un  pos- 
sédait au  loin  une  maison  de  campagne  où  il  n'allait  pas,  où  il  savait 
qu'il  n'irait  jamais.  Il  ne  laissait  pas  d'y  tenir,  il  aurait  pu  y  aller,  il 
ne  voulut  jamais  s'en  défaire. 

Pendant  que  Robert  tournait  et  virait ,  Mariette  avait  fermé  sa 
fenêtre,  tiré  son  rideau  et  dégrafé  sa  robe.  Tout  en  se  déshabillant, 
elle  songeait  aux  deux  gros  événemens  qui  étaient  survenus  tout  à 
coup,  sans  crier  gare,  sans  prévenir  personne,  sans  que  personne 
les  appelât.  A  qui  donc  en  avait  M™^  Palnel?  A  quoi  pensait-elle  de 
vouloii'  marier  son  fds?  A  quoi  bon,  je  vous  prie?  On  était  tous 
heureux,  parfaitement  heureux.  Pourquoi  changer?  C'était  avoii'  la 
rage  du  changement.  Et,  de  son  côté,  Robert,  qui  aurait  voulu  que 
Mariette  Sorris  épousât  François  Lesape  I  0  l'étrange  et  malheu- 
reuse idée!  Ce  n'était  pas  qu'elle  eût  rien  contre  Lesape.  Autant  lui 
qu'un  autre,  mais  elle  ne  voulait  personne,  elle  n'avait  pas  l'esprit 
tourné  au  mariage.  Il  lui  semblait  que  si  elle  épousait  quelqu'un, 
ce  serait  la  fin  de  quelque  chose.  De  quoi  donc?  D'une  souiïrance 
qui  lui  plaisait ,  d'une  souffrance  pleine  de  délices ,  qu'elle  préfé- 
rait à  tout  ce  qu'on  pouvait  lui  offrir.  Mais  elle  n'en  savait  pas  si 
long,  là- dessus  ses  pensées  s'embrouillaient,  elle  n'osait  pas  appro- 
fondir ce  mystère.  Heureusement  on  n'entendait  pas  la  contraindre, 
et,  d'autre  part,  Robert  était  résolu  à  ne  pas  se  mai'ier,  il  ne  fallait 
pas  lui  en  parler,  il  l'avait  signifié  très  nettement,  et  ainsi  il  n'y 
aurait  rien  de  changé,  et  deux  grands  périls  auraient  été  conjurés. 
Mais  elle  était  encore  sous  le  coup  de  cette  double  émotion.  Après 
six  ans  de  tranquille  félicité,  il  lui  paraissait  que  son  bonheur  était 
une  chose  fragile.  Puisqu'on  vit  dans  un  monde  où  il  survient  tout 
à  coup  des  événemens,  sur  quoi  peut-on  compter?  Les  choses 
humaines  venaient  de  lui  faire  sentir  leur  redoutable  incertitude. 
Elle  s'endormait  chaque  soir  dans  la  douce  pensée  que  le  lende- 
main ressemblerait  à  la  veille,  elle  s'en  croyait  sûre;  elle  ne  l'était 
plus. 

Ainsi  raisonnait  Mariette.  Depuis  plus  d'une  heure,  elle  avait  posé 
la  tête  sur  son  oreiller  et  clos  ses  yeux,  et  son  esprit  trottait  encore. 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  523 


IV. 


Si  Âlelh  Guépie  avait  passé  douze  mois  encore  au  Gratteau,  peut- 
être  y  serait-elle  morte  d'enDui.  Le  ciel  lui  vint  en  aide,  il  a  quel- 
quefois pitié  des  jolies  filles,  et  pour  leur  être  agréable,  il  envoie 
aux  vieilles  Anglaises  des  émotions  imprévues  qui  les  font  changer 
d'idée.  M'""  Pommery  était  veuve  depuis  plus  d'un  an.  Elle  avait 
décidé,  comme  on  sait,  qu'elle  ne  convolerait  point,  qu'elle  voyage- 
rait, qu'elle  désirait  courir  le  monde,  l'Italie  et  l'Egypte,  et  qu'ayant 
besoin  d'une  demoiselle  de  compagnie,  elle  prendrait  Aleth  avec 
elle.  Mais  elle  eut  l'occasion  de  revoir  un  beau  jeune  homme  qu'elle 
avait  rencontré  jadis  à  l'ambassade  d'Angleterre.  11  avait  trente 
ans,  elle  en  avait  plus  de  cinquante,  elle  était  riche  et  il  était 
pauvre.  On  se  convint,  et  maître  Guépie,  qui  ne  s'attendait  guère  à 
cette  tuile,  eut  le  chagrin  de  recevoir  une  lettre  par  laquelle  on  lui 
annonçait  que,  puisque  Aleth  s'ennuyait  si  fort  au  Gratteau,  il  fal- 
lait lai  rendre  la  clé  des  champs,  qu'au  surplus  elle  en  savait  assez 
que  M'"®  Pommery,  qui  s'appelait  désormais  M™®  Blackmore,  allait 
partir  pour  le  Midi,  qu'elle  n'aurait  plus  besoin  de  demoiselle  de 
compagnie,  mais  qu'elle  était  prête  à  se  servir  des  relations  qu'elle 
avait  en  Angleterre  pour  procurer  à  sa  filleule  quelque  place  de 
gouvernante  ou  de  bonne  d'enfans. 

Le  coup  fut  terrible  pour  Richard.  Durant  toute  une  semaine  il 
pesta  à  journée  faite  contre  cette  vieille  haridelle  d'Anglaise,  qui 
s'amusait  à  faire  l'amour  à  l'âge  où  une  femme  raisonnable  ne  s'oc- 
cupe que  de  remiser  ses  vieux  os  et  de  les  préseiTer  des  aecidens. 

—  Nous  voilà  dans  de  jolis  draps,  disait-il  à  Palmyre.  M.  Larra- 
zet  avait  raison  ;  qu'allons-nous  faire  de  cette  demoiselle  ? 

—  J'étais  sûre  que  cela  arriverait,  répondait  Palmyre,  dont  le 
bon  sens  triomphait,  et  qui  profita  de  l'occasion  pour  reprocher  à 
ce  rêveur  toutes  ses  espérances  déçues,  tous  ses  projets  manques, 
toutes  les  bulles  de  savon  qu'il  avait  soufflées  avec  amour  et  qui 
lui  avaient  crevé  dans  les  yeux. 

Les  reproches  et  les  doléances  ne  remédient  à  rien.  Le  plus  pressé 
était  de  retirer  bien  vite  Aleth  du  Gratteau,  puisqu'on  l'avait  désor- 
mais à  sa  charge  et,  vers  le  milieu  du  mois  d'août,  l'enseigne 
rouillée  delà  Renommée  des  gibelottes  Qui  la  surprise  de  voir  arriver 
une  belle  fille  de  dix-neuf  ans,  toute  pimpante,  vêtue  d'une  robe 
de  soie  à  trois  volans,  coiffée  d'un  chapeau  coupé  que  surmontait 
un  petit  oiseau  becquetant  une  petite  fleur,  accompagnée  de  ses 
petits  colis  parmi  lesquels  ne  se  trouvait  aucun  prince,  de  sa  gram- 
maire anglaise,  de  ses  douze  cahiers  en  maroquin  rouge  et  de  sa 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guitare.  Ce  fut  un  graud  évéuemeut  pour  les  habitués  de  l'auberge; 
comme  M.  Larrazet,  ils  s'écriaient  en  chœur: 

Que  diable  vont-ils  faire  de  cette  demoiselle? 

Richard  l'accueillit  très  froidement.  Il  ne  considérait  plus  sa  lille 
que  comme  une  bouche  inutile,  comme  une  dépense,  comme  un 
embarras  ;  elle  avait  pris  place  dans  la  liste  déjà  longue  de  ses  décep- 
tions, de  ses  bulles  de  savon  crevées.  Quant  à  elle,  heureus  ^  d'a- 
voir recouvré  sa  liberté,  se  promettant  d'en  faire  un  bon  usage, 
elle  n'avait  aucun  souci  ni  sur  le  présent  ni  sur  l'avenir.  Elle  deman- 
dait seulement  à  son  père  deux  semaines  pour  souffler,  six  semaines 
pour  s'orienter,  après  <iuoi  il  serait  toujours  temps  d'écrire  à 
M™®  Blackmore  pour  qu'elle  lui  trouvât  une  place.  Son  impertur- 
bable aplomb  imposa  à  son  père,  qui  en  passa  par  ce  qu'elle  vou- 
lait, quelle  que  fût  sa  hâte  de  l'éconduire,  d'en  débarrasser  son 
plancher. 

Depuis  qu'elle  était  de  retour  au  logis,  Aleth  passait  très  bien 
ses  journées  et  ne  s'ennuyait  pas;  s'ennuie-t-ori  quand  on  a  la  tête 
pleine  de  projets?  Elle  restait  tout  le  matin  dans  sa  chambre,  située 
au  deuxième  étage  de  l'auberge.  Malgré  les  pressantes  recomman- 
dations de  M"**  Bardèche,  elle  n'y  employait  point  son  temps  à  relire 
ses  douze  cahiers.  Elle  s'occupait  beaucoup  plus  de  soigner  ses 
ongles.  C'était  l'une  des  parties  de  sa  personne  qui  l'intéressaient 
le  plus,  et  tout  en  les  soitinant,  elle  regardait  par  sa  fenêire;  c'était 
l'endroit  de  sa  chambre  qui  avait  pour  elle  le  plus  d'attrait. 

Brie- Comte-Robert  occupe  le  centre  d'un  grand  plateau,  légère- 
ment onduleux,  bordé  par  les  pentes  rapides  de  la  vallée  de  l'Yères 
qui  l'enlace  de  son  cours  accidenté  et  serpentant.  Sous  un  grand 
ciel  se  déroulent  à  perte  de  vue  les  champs  de  blé  et  d'avoine.  Çà 
et  là  quelques  bouquets  de  trembles  ou  de  saules,  rangés  en  cercle 
autour  d'une  mare  à  demi  tarie.  Ce  plateau  a  sa  beauté;  mais  ce 
n'éiait  pas  là  ce  qui  touchait  Aleth.  De  sa  fenêtre  elle  apercevait 
quelques-unes  de  ces  fermes  d'aspect  monumental  qui  révèlent  un 
pays  de  grande  culture,  et  elle  leur  trouvait  un  air  de  forteresses 
ou  de  châteaux. 

Ses  projets,  d'abord  un  peu  vagues,  ne  tardèrent  pas  à  se  pré- 
ciser; la  matière  chimique  en  effervescence  se  précipita.  Elle  rai- 
sonnait assez  bien  quand  elle  n'était  pas  folle.  Elle  décida  bientôt 
qu'elle  ne  quitterait  pas  la  Brie,  que  c'était  là  qu'elle  entendait  con- 
struire le  pompeux  édifice  de  sa  fortune.  Elle  se  dit  qu'un  bourgeois, 
un  citadin  n'était  pas  son  fait,  habitât-il  Paris,  que  sans  douie  on 
s'amusait  beaucoup  a  Paris,  mais  qu'elle  s'y  sentirait  perdue,  et  ce 
n'était  pas  de  plaisirs  qu'elle  était  avide.  Elle  considérait  l'existence 
comme  quelque  chose  de  fort  sérieux,  elle  était  prête  à  immoler 


La.  ferme  du  ghoquard.  525 

toutes  les  douceurs  de  la  vie  à  l'ardeur  de  ses  ambitions  et,  comme 
César,  elle  aimait  mieux  être  la  première  dans  un  village  que  la 
seconde  à  Rome.  Elle  désirait  par-dessus  tout  que  son  bonheur 
parût  admirable  et  enviable;  or  pour  être  admirée  et  enviée,  il  faut 
rester  dans  son  pays  natal,  faire  béer  les  gens  qui  vous  ont  vue 
naître,  qui  savent  d'où  vous  sortez  et  qui  se  disent:  «  Voilà  donc 
ce  qu'est  devenue  cette  Aleth  Guépie!  Comment  s'y  est-elle  prise? 
A-t-elle  eu  de  la  chance!  »  De  plus,  elle  avait  de  cuisantes  ran- 
cunes à  satisfaire  ;  les  hauteurs  des  princesses  lui  étaient  demeu- 
rées sur  le  cœur,  elle  sentait  encore  sur  sa  joue  certain  soufflet 
qu'elle  avait  reçu.  Il  lui  parut  que  le  comble  de  la  gloire  et  de  la 
félicité  était  d'épouser  un  d^s  gros  fermiers  de  la  Brie,  qu'elle  envi- 
sageait comme  de  grands  personnages,  et  elle  n'avait  pas  tort.  Leur 
bail  est  si  long  et  ils  sont  si  sûrs  de  le  renouv  1er  que,  s'ils  ne  sont 
pas  les  propriétaires  de  leurs  champs,  ils  en  ont  les  vrais  posses- 
seurs. Aussi  aiment-ils  mieux  rester  fermier^  que  d'acquérir  un 
domaine,  sachant  bien  que  leur  capital  immobilisé  dans  le  sol  ne 
leur  produirait  qu'un  faible  intérêt,  que  converti  en  capital  mobi- 
lier, il  leur  rapporte,  s'ils  sont  habiles,  jusqu'au  dix  ou  quinze 
pour  cent.  Enfin  Aleth  contemplait  ces  fermes  qu'elle  voyait  de  sa 
fenêtre  comme  des  paradis  dont  elle  jurait  de  forcer  l'entrée.  C'était 
bien  diflicile,  le  cœur  lui  en  battait.  —  Si  pourtant  j'y  arrivais, 
pensait-elle,  qu'en  dirait  Alice  Cambois? 

Le  bon  sens  qu'elle  avait  quelquefois  l'avertit  aussi  que  les  fer- 
mières de  la  Brie  réservent  pour  les  jours  de  fête  leurs  atours  et 
leurs  allures  de  femtnes  du  monde,  que  le  reste  du  temps  elles  s'ha- 
billent en  ménagères.  Satisfaite  d'avoir  produit  son  elfet  le  jour  de 
son  arrivée,  elle  relégua  résolument  la  robe  à  volans  dans  une 
armoire,  et  elle  reprit  la  méchante  robe  d'indienne  qu'elle  portait 
dans  la  salle  d  élude.  Au  chapeau  coupé  elle  substitua  un  chapeau 
de  paille  à  larges  ailes  ou  un  mouchoir  de  tête  qu'elle  attachait  sous 
son  menton.  Elle  se  proposait  d'être  étonnante,  mais  non  pas  inquié- 
tante. 

Un  peu  avant  midi,  elle  descendait  à  la  cuisine  pour  déjeuner 
avec  ses  parens,  après  quoi  elle  se  promenait  le  long  d'une  de  ces 
belles  routes  de  Seine-et-Marne  que  borde  une  quadruple  rangée 
de  peupliers.  Jouis-^ant  de  la  curiosité  qu'elle  inspirait,  des  regards 
que  lui  attirait  son  indiscutable  beauté,  elle  était  polie  pour  tout  le 
monde.  Elle  savait  que  les  petites  gens  peuvent  vous  servir  ou  vous 
nuire,  qu'il  est  bon  de  les  avoir  pour  soi,  et  elle  se  disait  :  «  Ma 
fille,  c'est  bien  ermuyeux,  mais  soyons  aimable.  »  Au  surplus,  un 
peu  grave,  elle  gardait  son  quant-à-soi  et  ne  se  familiarisait  avec 
persorme.  En  rentrant,  elle  causait  avec  sa  mère ,  qui  tracas- 
sait dans  sa  cuisine  ou  épluchait  dus  légumes,  et,  sans  avoir  l'air 


526  REVDE    DES   DEUX   MOfiTDES. 

de  rien,  elle  la  questionnait  sur  les  fermes  et  les  fermiers,  s'infor- 
mant  de  celui-ci,  de  celui-là,  dressant  sa  liste  des  garçons  à  marier. 
Un  jour,  le  propos  tomba  sur  la  ferme  du  Ghoqiiard  : 

—  Ah!  pour  ceux-ci^  lui  dit  son  père,  qui  se  mêlait  quelquefois 
de  la  conversation,  ce  sont  les  .aristocrates  les  plus  rogues  de  toute 
la  Brie.  Le  soleil  ferait  un  enfant  à  la  lune  que  la  mère  Paluel  ci*oi- 
rait  le  sien  de  meilleure  lignée,  et  ei  ce  fameux  Robert  est  encore 
garçon,  c'est  qu'il  n'a,  trouvé  jusqu'à  présent  aucune  béritière  assez 
riche  pour  lui. 

Après  ces  entretiens,  Aleth  dînait  à  la  table  des  pensionnaires, 
trois  petites  bourgeoises  à  qui  elle  racontait  le  Graitteau,  ses  pompes 
et  ses  tristesses.  Puis  elle  remontait  dans  sa  chambre.  Si  cette  chambre 
n'était  pas  belle,  si  les  mouches  en  avaient  jauni  les  vitres,  ;si  la  tapis- 
serie tombait  en  lambeaux,  elle  avait  lun  avantage  :  elle  était  décorée 
d'une  glace.  Au  Gratteau,  il  n'y  en  avait  qu'une  par  dortoir,  on  s'en 
servait  à  tour  de  rôle  pour  se  coiffer,  Aleth  était  chaimée  d'en  avoir 
une  à  elle  toute  seule.  Montant  sur  une  chaise  ou  s' asseyant  sur  le 
rebord  d'une  table,  elle  essayait  des  poses,  des  attitudes,  des  regards, 
des  sourires.  La  glace  lui  en  renvoyait  l'image,  qu'elle  considérait 
avec  autant  de  complaisance  qu'un  général  i-egarde  la  grosse  artil- 
lerie de  siège  avec  laquelle  il  se  propose  d'ouvrir  une  brèche  dans 
un  rempart.  Il  ne  se  mêlait  à  sa  coquetterie  rien  de  sentimental  ni 
de  sensuel.  C'était  une  coquetterie  sans  tendresse  et  sans  volupté, 
où  se  révélait  un  petit  cœur  superbe,  dur,  coriace,  un  vrai  cœur 
d'épervier  ardent  à  la  proie. 

A  quelques  jours  de  là,  comme  elle  se  promenait,  vers  six  heures, 
fcUe  aperçut  quelque  chose  qui  la  retint  immobile,  le  regard  fixe. 
Devant  elle,  à  main  gauche,  s'étendait  sur  une  surface  de  plus  de 
cinquante  hectares  un  champ  de  blé  récemment  moissonné.  Sur  le 
ciel  se  dessinaient  plusieurs  de  ces  énormes  meules  dont  Millet  disait 
qu'elles  paraissaient  à  qui  sait  les  voir  aussi  gmndes  que  les  pyra- 
mides d'Egypte.  A  peine  la  moisson  terminée,  on  commençait  à 
labourer.  Quatre  charrues  étaient  attelées  chacune  de  trois  che- 
vaux; un  lourd  rouleau  était  péniblement  traîné  par  trois  paires  de 
bœufs.  On  avait  fini  son  travail.  Hommes  et  bêtes,  tout  le  monde 
était  las,  impatient  de  s'en  aller;  les  uns  pensaient  à  une  soupière 
fumante  qui  les  attendait,  les  autres  à  un  râtelier  débordant  de  four- 
rage. La  terre  remuée  était  brune,  le  chaume  encore  sur  pied  avait 
une  couleur  de  vieil  or.  On  y  avait  mis  le  troupeau  ;  quatre  cents 
moutons  se  déployaient  en  ligne  de  bataille,  gardés  par  leur  berger 
et  leurs  chiens.  Sur  la  droite,  une  luzerne  fleurie,  prête  à  couper, 
formait  comme  une  nappe  violette,  d'où  émergeaient  çà  et  là  quel- 
ques bouquets  d'esparcette  rose. 

Ce  qui  captivait  surtout  l'attenlion  d'Aleth  Guépie,  c'était'  un 


LA.   FERME   DU  CHOQUARD.  527 

homme  monté  swr  une  jument  blanche  à  longue  queue,  vêtu  de 
toile,  ponant  autour  de  son  cou  une  cravate  négligemQient  nouée, 
dont  les  bouts  flottaient.  Elle  n'avait  pas  eu  besoin  de  demander 
qui  était  cet  homme,  elle  avait  reconnu  le  fermier  du  Ghoquard,  qui 
était  venu  inspecter  le  travail  de  ses  laboureurs  et  leur  donner  ses 
ordres  pour  le  lendemain.  Il  allait  et  venait  à  travers  les  guérets,  et 
sa  jument  semblait  fière  de  le  porter.  Son  grand  chien-loup  le  pré- 
cédait tour  à  tour  ou  le  suivait,  la  queue  relevée,  l'air  important, 
comme  s'il  avait  eu  son  mot  à  dire  dans  cette  affaire.  Aleth  était 
plongée  dans  une  sorte  d'extase.  Il  lui  parut  que  si  cet  homme  à 
cheval,  à  qui  appartenaient  ces  meules,  ces  charrues,  ce  chaume, 
cette  luzerne,  venait  à  se  madrier,  sa  femme  serait  une  reine  et 
qu'épouser  Robert  Paluel  était  le  sort  le  plus  enviable  que  pût  rêver 
Aleih  Guépie. 

Cepen  iant  le  signal  da  départ  a^;ait  été  donné.  On  avait  dételé 
les   charrues ,   qui  restaient  penchées  et  comme  endormies  dans 
leur  sillon.   Chaque  laboureur,  enfourchant  un  cheval,   en  mena 
deux  autres  en  laisse.  Quand  cette  cavalerie  eut  atteint  le  bord  du 
champ,  elle  partit  au  grand  trot  pour  la  ferme;  la  route  tremblait 
sous  les  pesans  sabots,  les  cailloux  jetaient  des  étincelles.  Puis,  pas- 
sèrent les  six  bœufs,  la  tête  pliée  sous  le  joug,  et  de  leurs  museaux 
fumans  pendaient  de  longs  fils  d'écume  argentée.  Après  eux,  les 
quatre  cents  moutons  défilèrent  en  bêlant;  leurs  pas  pressés  sou- 
levaient un  tourbillon  de  poussière.  Le  soleil  allait  disparaître,  ses 
rayons  presque  horizontaux  mêlaient  leur  pourpre  aux  teintes  vio- 
lettes de  la  luzerne  et  à  l'or  du  chaume.  Un  nuage  enflammé  se 
reflétait  dans  une  petite  mare;  à  travers  les  buissons  qui  la  bor- 
daient, on  la  voyait  toute  rouge.  U Angélus  tintait  à  Mailly;  au  fré- 
mis'^ment  de  la  cloche  répondaient  des  cris  aigus  d'hirondelles 
caracolant  et  rasant  le  sol.   Les  moutons   défilaient  toujours,   on 
entendait  encore  dans  le  lointain  le  trot  pesant  des  douze  chevaux 
et  Aleth  immobile  contemplait  cette  richesse,  cette  gloire.  Un  pareil 
sjiectacle  ne  lui  était  pas  nouveau;  elle  avait  vu  tout  cela  lorsqu'elle 
était  petite  et  dindonnière.  Mais  on  ne  voit  bien  que  ce  qu'on 
regarde  au  travers  d'une  idée.  Elle  avait  la  sienne. 

L'homme  à  la  jument  blanche  avait  poussé  jusqu'au  bout  du 
champ.  Il  revint  lentement,  regardant  à  droite  et  à  gauche,  et  à  son 
tour  il  reprit  le  chemin  du  Ghoquard.  Ses  cheveux  bien  arrangés, 
perlant  beau,  Aleth  fut  se  poster  sur  son  passage;  elle  voulait 
obtenir  un  r.igard  de  ce  puissant  seigneur.  Elle  ne  se  demandait 
pas  s'il  lui  plaisdit,  ce  point  ne  lui  importait  guère.  Il  était  le 
maître  du  Gtio({uari,  c'était  assez.  Ce  qui  la  mortifia  beaucoup,  ' 
c'est  qu'apparemment  il  avait  quelque  chose  dans  l'esprit  qui  l'em- 


528  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pécha  de  la  voir.  Gomme  il  allait  passer  devant  elle,  il  retourna  la 
tète  du  côté  des  charrues  abandonnées,  puis  il  mit  son  cheval  au 
trot  et  disparut  bientôt.  Heureusement,  elle  n'était  pas  fille  a  perdre 
si  vite  courage  et  à  demeurer  sur  une  défaiie. 

De  ce  jour,  elle  s'occupa  beaucoup  de  Robert  Paluel  ;  quand  elle 
fermait  les  yeux,  c'était  l'homme  et  sa  jument  qu'elle  croyait  voir. 
Tout  en  affectant  l'indifférence,  elle  s'enquit  de  son  caractère,  de 
son  passé,  comme  on  s'informe  avant  de  chasser  un  oiseau  rare  de 
ses  mœurs,  de  ses  habitudes,  de  ce  qu'il  aime  et  de  ce  qu'il  n'aime 
pas.  Les  uns  en  parlaient  bien,  les  autres  en  parlaient  mal,  tous 
s'accordaient  à  déclarer  que  Robert  Paluel  était  un  homme  qui  avait 
ses  idées  à  lui  et  qui  n'en  faisait  qu'à  sa  tête.  Elle  resta  près  de 
deux  semaines  sans  le  revoir.  Elle  était  agacée,  nerveuse,  mais  elle 
croyait  fermement  que  l'occasion  désirée  finirait  par  venir.  Gomme 
tous  les  grands  diplomates,  si  elle  savait  oser,  elle  savait  attendre. 

Vers  la  mi -septembre,  elle  le  revit  enfin.  Toujours  monté  sur 
sa  jument  blanche,  il  passa  un  matin  rapidement  sur  la  route,  qu'il 
quitta  bientôt  pour  s'engager  dans  un  chemin  rural.  Deux  paysans 
qui  causaient  quelques  pas  plus  loin  lui  apprirent  sans  qu'elle  eût 
la  peine  de  les  interroger  qu'il  se  rendait  à  la  Ruseraie,  annexe  de 
ses  terres  située  à  une  heure  de  là  et  qu'il  avait  arrondie  dernière- 
ment d'un  champ  où  il  se  proposait  de  faire  de  grands  travaux. 
Aleth  n'ignorait  pas  que  la  Roseraie  était  attenante  au  parc  du  châ- 
teau de  Montaillé,  où  son  frère  Polydore  était  garde-chasse.  Son 
parti  fut  bientôt  pris,  elle  rentra  chez  elle,  fit  un  peu  de  toilette, 
orna  son  modeste  corsage  d'un  joli  nœud  de  ruhan  rose.  Puis  elle 
signifia  à  son  père  qu'elle  partait  pour  faire  visite  à  sou  frère, 
qu'elle  n'avait  pas  encore  revu.  11  fut  très  étonné  de  ce  subit  accès 
de  tendresse  fraternelle;  il  savait  qu'elle  se  souciait  de  ses  demi- 
frères  autant  que  d'une  guigne.  Mais  il  n'avait  pas  d'objections  à 
faire,  il  n'en  fit  point. 

Elle  s'achemina  de  son  pied  léger  sur  la  grande  route,  qu'elle 
quitta,  comme  Robert,  pour  suivre  une  traverse  peu  fréquentée, 
qui  la  conduisit  à  un  petit  bois  de  coudriers  et  de  jeunes  chênes, 
interrompu  de  place  en  place  par  des  bruyères  en  fleur.  Elle  sentit 
qu'elle  approchait  Oes  conlins  de  la  Roseraie,  elle  avança  avec  pré- 
caution, comme  un  officier  d'état-major  qni  fait  une  reconnaissance. 
Bientôt  elle  aperçut  un  champ  où  brûlaient  de  granrls  feux  d'herbes 
qu'on  avait  enlevées  avec  l'ecithue,  et  dans  un  coin  une  jujnent 
blanche  attachée  à  un  piquet.  L'homme  qui  la  montait  d'ordinaire 
n'était  pas  là,  mais  il  ne  devait  pas  être  loin.  Elle  l'attendit,  n'ayant 
jamais  ei  le  dessein  de  pousser  jusqu'au  châtt-au  de  Moutiiilé, 
qu'elle  se  souciait  fort  peu  de  visiter. 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  529 

Au  moment  de  son  départ,  le  ciel  commençait  à  se  brouiller,  et 
elle  avait  eu  soin  de  se  munir  d'un  parapluie  Un  orage  s'annon- 
çait; on  voyait  s'avancer  au-dessus  du  bois  un  grand  nuagt  noir.  Le 
tonnerre  grondait  sourdement,  et  quoiqu'il  fît  encore  jour,  on  distin- 
guait la  lueur  blafarde  des  éclairs  dans  les  fourrés.  Elle  craignait  la 
foudre  ;  mais  nos  grandes  passions  nous  affrancliisseni  des  petites 
et  les  grands  ambitieux  maîtrisent  leur  peur.  De  seconde  en  seconde 
le  vent  fraîchissait  et  ployait  la  cime  des  arbres,  qui  se  redressaient 
à  grand  bruit.  De  larges  gouttes  tombèrent,  et  au  mépris  de  toute 
prudence,  elle  chercha  un  refuge  sous  un  chêne. 

Le  ciel  ne  tarda  pas  à  ouvrir  ses  écluses,  son  chêne  la  proté:j:eait 
mal,  sa  situation  devenait  désagréable.  Peut-être  se  fut-elle  décidée 
à  battre  en  retraite;  mais  elle  entendit  tout  à  coup  le  hennissement 
d'un  cheval  et  peu  après  la  voix  sonore  d'un  cavalier,  qui  disait  à 
quelqu'un  : 

—  Enfin,  merci!  Puisque  cela  vous  fait  plaisir,  je  le  prends. 
Ainsi  parlait  Robert  à  l'intendant  du  marquis  de  JVlontaillé,  qui  lui 

offrait  un  parapluie.  Elle  ferma  aussitôt  le  sien,  qu'elle  cacha 
soigneusement  dans  l'épaisseur  d'un  buisson.  Puis  elle  se  remit 
contre  son  arbre.  Le  chemin  était  raboteux,  plein  de  fondrières,  et 
le  cavalier  avançait  à  petits  pas.  En  approchant  du  chêne,  il  crut 
entendre  un  soupir;  il  tourna  la  tête,  il  avisa  une  belle  fille  qu'il 
n'avait  jamais  vue  ou  du  moins  jamais  remarquée.  Mnlgré  l'averse, 
malgré  la  foudre,  il  s'arrêta  pour  la  regarder,  se  demandant  d'oîi 
sortait  cette  apparition. 

Toujours  appuyée  contre  son  arbre,  elle  le  regardait  aussi,  les 
pommettes  rouges,  l'œil  effaré,  évidemment  confuse  d'avoir  été 
surprise  dans  sa  piteuse  situation  par  un  inconnu  à  qui  elle  ne 
savait  que  dire. 

—  Vous  n'avez  pas  de  parapluie,  mademoiselle?  dit-il  enfin.  Per- 
mettez-moi de  vous  oflrir  le  mien. 

—  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  répondit-elle.  J'attendrai 
que  la  pluie  ait  cessé. 

—  Elle  ne  cessera  pas  de  sitôt...  Et  puis,  quels  chemins!  ajouta- 
t-il,  en  jetant  un  regard  de  commisération  sur  deux  |)etiies  bottines 
d'étoile  qui  n'étaient  pas  faites  pour  barboter  dans  des  flaques.  Où 
allez- vous? 

—  A  Mailly. 

—  C'est  sur  ma  route,  et  j'ai  bien  envie  devons  prendre  en  croupe. 
Elle  s'en  détendit  bien  fort.  Ceite  propr)sition  lui  semblait  incon- 
venante, et  elle  était  si  soucieuse  des  convenances! 

11  s'impatienta.  —  xVlontez  donc!  dit-il  d'un  ton  bref,  presque 
impérieux. 

TOMB  uv.  —  1882.  34 


530'  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

—  Est-ce  que  j'ose?  murmura-t-elle. 

—  Ose?,  c'est  un  cas  de  force  majeure'»..  Mais  comment  monte- 
rai-vous?  Je' m'en  vais  descendre  pour  vous  mettre  en  selle. 

—  Oh!  cela  n'est  pas  nécessaire,  dit-elle  comme  prenant  son 
courage  à  deux  mainsv 

Il  y  avait  un  peu  plus  loin  un  grand  tas  de  cailloux  qu'elle  lui 
montra  du  doigt.  Il  y  poussa  son  cheval.  Légère  conaniie  un  oiseau, 
elle  était  arrivée  avant  lui.  Debout  sur  le  t£ts,-  elle  posa  le  pied  sur 
l'étrier  qu'il  lui  abandonna,  et  s'aidant  de  la  main  qu'il  lui  ten- 
dait, l'instant  d'après  elle  était  en  croupe,  enlaçant  de  ses  deux  bras 
la  taille  de  Robert,  crainte  de  tomber.  Un  coup  sec  <&t  strident  se 
fit  entendre,  suivi  d'un  terrible  craquement;  on  eût  dit  que  l'air 
venait  de  se  déchirer  en  deux.  La  foudre  était  tombée  tout  près 
dia  chêne,  sur  un  onne,  qu'elle  avait  fendu  du  haut  en  bas.  Ils  en  res- 
sentirent la  commotion.  La  jument  se  cabra,  fit  un  écart,  faillit  jeter 
à  terre  son  double  fardeau.  Robert  la  calma^Aleth  épouvantée  s'était 
cramponnée  à  lui,  les  yeux  fei-més^  k  tête  basse.  Elle  la  releva  en 
disant  : 

—  Pardonnez-moi,  j^ai  eu  feien  peur. 

—  Ba6  !  répondit-il',  nous  n'en  sommes  pais  morts. 

En  la  jument  se  remit  en  marche,  mais  on  n'allait  pas  vite.  La  pluie 
redoia'blait  de  rage,  et  h  vent  leur  fouettait  la  figure.  H  ne  pensait 
qu'à  la  couvrir  de  son  parapluie. 

—  Je  crains  de  ne  pas  vous  protéger,  et  que  vous  n'ayez  que  les 
gouttières. 

—  Ne  vous  inquiétez  do  rien.,  dit-elle'  d'un  ton  de  belle  humeuTr  BTe 
vous  occupez  pas  de  moi. 

Elle  en  parlait  à  son  aise,  il' lui  était  bien  difficrlte  de  ne  pas  s'oc- 
cuper d'elle.  Il  sentait  autour  de  son  corps  deux  bras  qui  le  ser- 
raient étroitement,  il  apercevait  devant  lui  deux  mains  qui  lui  sem- 
blaient très  blanches  et  qui  l'étaient  en  effet,  et  il  éprouvait  une 
sorte  de  frémissement  qu'il  n'avait  pas  ressenti  depuis  ses  jeunes 
années.  Dans  le  temps  où  on  disait  de  lui  qu'il  était  une  mauvaise 
tête,  il  avait  en  ses  aventures,  et  on  assurait  que  ses  amours  de 
garnison  avaient  été  bruyantes  et  tapageuses.  En  ce  temps-là,  il 
vivait  au  jour  le  jour;  mais  l'es  soucis  d'avenir,  le  goût  des  entre- 
prises lui  étaient  venus,  il  avait  eu  de  grands  projets  et  bientôt 
après  de  grands  chagrins,  et  d'année  en  année,  la  femme  avait  teftu 
moins  déplace  dans  ses  pensées.  H  la  regardait  comme  un  article 
de  luxe,  comme  l'ornement  dm  bonheur.  Bref,  il  croyait  l'avoir 
expulsée  de  sa  vie;  elle  venait  d'y  rentrer  avec  effraction.  Il  lui 
semWait  qu^'un  serpent  s'était  enlacé  autour  de  lui.  Par  intervalles;, 
il  sentait  le  frottement  d'un  chapeau  de  paille  contre  sa  nuque,  et 


LA    FEBME   DU   CHOQUARD.  631 

quand  il  tournait  à  moitié  la  tête,  une  fraîche  haleine  courait  sur  sa 
joue,  et  il  était  ému,  quoiqu'il  feignît  de  ne  pas  l'être. 

Us  cheminèrent  pendant  quelques  minutes  sans  mot  dire.  Bientôt 
la  pluie  se  ralentit,  puis  cessa.  Le  grondement  du  tonnerre  s'affai- 
blissait, les  éclairs  étaient  plus  rares.  Le  nuage  noir  avait  passé 
plus  loin,  il  y  avait  du  bleu  au-dessus  de  leurs  têtes.  11  reprit  la 
conversation  en  disant  : 

—  Je  viens  de  trouver  sous  un  chêne  une  jolie  fille,  ma  foi!  et 
je  l'emporte  en  croupe.  Je  voudrais  bien  savoir  comment  elle  s'ap- 
pelle. 

Le  moment  critique,  le  moment  fatal  était  venu  ;  il  fallait  hasar- 
der le  paquet  : 

—  Elle  s'appelle  Aleth,  dit-elle  tout  bas. 

—  Aleth  qui? 

Ce  fut  d'une  voix  presque  mourante  qu'elle  répondit  :  —  Aleth 
Guépie. 

—  Ah!  vraiment,  dit-il  d'un  ton  glacial,  et,  claquant  de  la  langue, 
il  hâta  l'allure  de  son  cheval. 

L'effet  qu'appréhendait  Aleth  avait  été  produit;  ce  nom  maudit 
avait  tout  gâté.  Elle  ne  s'abandonna  pas;  elle  venait  de  découdre,  il 
s'agissait  de  recoudre.  Au  préalable,  par  une  attention  délicate,  ses 
bras  relâchèrent  un  peu  leur  étreinte,  comme  si  elle  avait  compris 
qu'une  Guépie  n'était  pas  une  compagnie  agréable  pour  un  Paluel. 
Elle  avait  toutes  les  subtilités  de  l'esprit,  qui  lui  tenaient  lieu  de 
toutes  les  délicatesses  du  cœur. Puis  elle  dit  d'une  voix  très  douce  : 

—  Il  faut  que  je  vous  dise  mon  histoire.  Elle  n'est  pas  gaie. 

Et  sans  attendre  qu'il  y  consentît,  elle  raconta  avec  un  art  infini 
les  trois  années  passées  au  Gratteau,  comment  son  père  et  sa  mar- 
raine s'étaient  mis  en  tête  de  lui  faire  donner  une  éducation  qui 
ne  convenait  guère  à  son  état.  Elle  insinua  qu'elle  s'était  résignée 
facilement  à  son  exil  parce  qu'il  se  passait  dans  la  maison  pater- 
nelle des  choses  qui  lui  plaisaient  peu,  qui  blessaient  son  cœur  et 
son  goût.  Elle  affecta  cependant  de  ménager  beaucoup  son  père, 
d'assurer  qu'on  le  calomniait,  qu'il  y  avait  dans  ses  disgrâces  moins 
de  sa  faute  que  de  malchance.  Elle  ajouta  que  l'éducation  était  un 
bien  précieux,  qu'un  peu  d'étude  ouvrait  l'esprit  à  bien  des  choses, 
mais  que,  d'autre  part,  il  était  fâcheux  d'avoir  des  idées,  des  désirs  au- 
dessus  de  sa  condition.  On  la  pressait  d'accepter  une  place  de  gou- 
vernante en  Angleterre.  Gela  lui  plaisait  par  un  côté,  elle  adorait  les 
enfans.  Malheureusement  elle  aimait  beaucoup  la  Brie,  elle  ne  conce- 
vait pas  qu'on  pût  être  heureuse  ailleurs  que  dans  la  Brie,  et  le  sort 
qu'eue  convoitait  était  celui  d'une  modeste  petite  fermière,  s'occu- 
pant  de  faire  aller  sa  maison. 


532  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Cette  histoire  fut  débitée  d'un  ton  discret,  doux,  tranquille,  char- 
mant, bille  iiiiciTompaii  de  temps  à  autre  son  récit  pour  dire  :  Mais 
je  suis  toile!  KM-ce  que  tout  cela  peut  vous  intéresser?  —  Et  tout 
cela  l'intéressait,  quoiqu'il  nen  dît  rien;  le  n)au vais  effet  se  dissi- 
pait peu  à  peu.  Ce  qui  le  prouvait,  c'est  qu'il  avait  ralenii  de  nou- 
veau l'allure  de  son  cheval  en  lui  disant  ; 

—  INe  te  presse  pas  tant;  tu  nous  jetteras  par  terre. 

Quand  elle  eut  fini  :  —  Je  n'aime  pas  la  Brie  autant  que  vous,  lui 
répondit-il  ;  mais  vous  avez  raison  de  ne  pas  vouloir  aller  en  Anj^le- 
terre.  Où  la  chèvre  est  attachée,  il  faut  qu'elle  broute...  Bah!  il  ne 
faut  pas  vous  désespérer.  Vos  parens  trouveront  à  vous  marier. 

Elle  poussa  un  long  soupir,  et  d'une  voix  sourde,  avec  un  accent 
voilé  par  la  mélancolie  : 

—  Vous  allez  me  prendre  pour  une  orgueilleuse.  Mais  je  ne  puis 
pourtant  pas  épouser  le  premier  venu...  Mon  Dieu  !  pourquoi  suis-je 
allée  au  (îratieau? 

Puis,  comme  une  personne  qui  réagit  contre  son  émotion  :  —  Il 
faut  en  rire  pour  n'en  pas  pleurer. 

Et  l'instant  d'après,  Robert  crut  entendre  derrière  son  dos  un 
sanglot  mal  étoullé.  11  y  eut  un  long  silence,  après  quoi  Aleth  s'écria 
avec  une  gaîié  forcée. 

—  Mais  quelle  idée  m'est  donc  venue  de  vous  raconter  cela,  à 
vous  qui  ne  me  connaissez  pas  et  que  je  ne  connais  que  pour  vous 
avoir  vu  passer  deux  ou  trois  fois  sur  un  grand  chemin?..  Oubliez 
bien  vite  tout  ce  que  je  vous  ai  dit,  je  vous  en  prie.  —  Et  par  une 
suprême  habileté,  elle  ajouta:  —  Jf  you  please,  sir. 

Elle  aurait  pu  lui  dire  vingt  fois  de  suite  :  —  S'il  vous  plaît,  mon- 
sieur, —  que  cela  n'eût  produit  aucune  impression.  Mais  elle  avait 
dit  :  —  If  you  please-,  —  c'était  bien  différent.  Cela  prouvait  qu'elle 
savait  l'anglais  et  qu'elle  savait  qu'il  le  savait.  C'était  un  lien,  une 
harmonie.  Et  puis  cette  langue  qu'il  avait  apprise  jadis  tani  bien 
que  mal  et  qu'il  n'avait  plus  l'occasion  de  parler  exerçait  sur  son 
imagination  une  magique  influence,  et  mille  souvenirs  mal  assou- 
pis venaient  de  se  réveiller  en  lui.  Non-seulement  ils  avaient  ce 
rapport  de  savoir  tous  les  deux  rar)glais,raais,  comme  lui,  elle  crai- 
gnait d'avoir  manqué  sa  vie,  comme  lui,  elle  avait  des  chagrins  à 
digérer.  Il  lui  seml)lait  qu'il  y  avait  dans  la  Brie  deux  naufragés  qui, 
assis  chacun  sur  son  écueil,  agitaient  leur  mouchoir  pour  se  faire 
des  signes.  If  you  please^  sir  l  ces  quatre  mots  voulaient  dire  tout 
cela. 

H  répliqua  d'un  ton  dégagé  : 

—  Ne  jetons  pas  le  manche  après  la  cognée,  if  you  please,  miss. 
Il  y  a  des  curés  qui  prétendent  que  la  Providence  a  tout  arrangé 


1  A    FERME    DU    CklOQUARD.  533 

pour  le  mieux;  il  y  a  de  grands  sages  qui  affirment,  au  contraire, 
que  tout  va  par  le  plus  bas  et  que  c'est  le  diable  qui  nous  gou- 
verne. Je  crois  pour  ma  part  que  ce  monde  est  ce  qu'il  peut.  Si 
celui  qui  l'a  fait  ne  l'a  pas  fait  meilleur,  c'est  qu'il  ne  pouvait  pas, 
et  il  ne  faut  point  lui  en  vouloir.  Les  choses  se  dérani^ent,  mais  elles 
s'arrangent  aussi.  Tout  à  1  heure,  vous  étiez  bien  mal  en  point  sous 
votre  chêne ,  vous  regrettiez  votre  parapluie  et  vous  maudissiez 
vos  bottines  de  prunelle.  Je  suis  venu  à  ;;asser...  Il  y  a  comme 
cela  des  bonheurs  qui  passent,  le  tout  est  de  les  accrocher  au 
passage. 

Elle  mit  immédiatement  cette  morale  en  pratique,  car  la  jument 
ayant  uté  contre  un  caillou,  elle  profita  de  cette  occasion  pour 
serrer  énergiquetrient  Robert  contre  son  petit  cœur,  qui  battait  très 
fort.  Jamais  le  jo'i  serpent  qui  le  retenait  prisonnier  ne  lui  avait 
fait  si  bien  sentir  la  puissance  de  ses  enlacemens. 

—  Oh!  que  vous  êtes  bon  1  fit-elle  en  retirant  une  de  ses  mains 
pour  s'essuyer  les  yeux,  et  que  vous  me  faites  de  bien!  Je  n'ou- 
blierai jamais  cette  rencontre.  Quand  je  serai  triste,  je  me  répéte- 
rai toutes  les  bonnes  paroles  que  vous  m'avez  dites,  cela  me  ren- 
dra le  courage  et  la  force. 

La  pluie  aidant,  ils  n'avaient  rencontré  âme  qui  vive  en  parcou- 
rant le  chemin  vert,  dont  ils  venaient  d'atteindre  le  bout.  Comme 
ils  allaient  debou<^'h<^r  sur  la  giande  route,  Aleth  pria  Robert  d'arrê- 
ter un  instant  son  cheval.  Le  soleil  avait  depuis  longtemps  disparu, 
le  crépuscule  s'épaississait  par  degrés,  mais  il  taisait  encore  assez 
clair  pour  qu'un  |)assant  pût  reconnaître  leurs  visages. 

—  Laissez-moi  de-cendre,  dit-elle.  Mon  père  me  gronderait  s'il 
apprenait  que  je  suis  revenue  avec  vous. 

Il  voulait  bien  la  laisser  descendre,  mais  il  voulait  aussi  la  bien 
regarder.  Depuis  vingt  minutes  une  pensée  le  tracassait.  Il  mourait 
d'envie  de  s'assurer  qu<'  celle  qui  s'appelait  Aleth  Guépie  était  aussi 
jolie  que  l'inconnue  qu'il  avait  admirée  sous  un  chêne,  que  le  nom 
ne  faisait  rien  à  l'allaire.  Il  se  retourna,  la  regarda  fixement;  elle  se 
laissa  regarder.  Le  trouble,  l'anxiété,  la  joie,  l'espérance  animaient 
son  visage  et  ajoutaient  à  ses  grâc 'S.  Il  décida,  que  malgré  son  nom, 
elle  était  encore  plus  jolie  qu'il  ne  l'avait  pensé.  Il  décida  aussi 
qu'elle  avait  de  ce^  yeux  qui  chatouillent  le  cœur  et  la  chair  d'un 
homme.  Il  ne  fut  plus  maître  de  lui, 

—  H  faut  me  donner  quelque  chose  pour  ma  peine,  dit-il. 

—  Quoi  donc?  répondit-elle  d'un  ton  de  virginale  innocence. 

—  Ceci,  dit-il  brusquement. 

Et  il  lui  posa  deux  grands  baisers  sur  les  deux  joues.  Elle  tres- 
saillit, poussa  un  petit  cri,  se  laissa  couler  à  ferre,  s'enfuit,  disparut, 
tandis  que,  immobile,  il  se  demandait  s'il  avait  rêvé.  Ce  rêve  lui 


53Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

semblait  charmant,  il  ne  demandait  qu'à  le  recommencer,  et  quand 
il  se  remit  en  chemin,  les  deux  bras  qui  ne  lui  serraient  plus  la 
taille  lui  manquaient  beaucoup.  Ce  prisonnier  dont  on  venait  de 
lever  l'écrou  regrettait  sa  piison. 

Aleth  entra  comme  un  coup  de  vent  dans  l'auberge  patx3rnelle,  qui 
pour  le  quart  d'heure  était  à  peu  près  vide.  Après  leur  dîner,  les 
trois  pensionnaires  avaient  regagné  leurs  chambres,  et  les  habitués 
du  soir,  arrêtés  peut-être  par  l'orage,  n'étaient  pas  encore  venus, 
llichard  Guépie,  le  dos  au  mur,  la  tête  pendante,  ronflait  dans  un 
coin  de  la  salle  du  billard.  Sa  grosse  femme  relavait  sa  vaisselle  à 
la  cuisine.  Règle  générale  :  quand  une  jeune  fille  rentre  au  logis 
avec  une  grande  idée  dans  la  tête  ou  une  grande  émotion  dans  le 
cœur,  la  première  question  que  lui  adresse  sa  mère  en  la  revoyant 
se  rapporte  à  quelque  détail  insignifiant  qu'elle  avait  considéré  dans 
ses  calculs  comme  une  quantité  négligeable.  Les  mères  n'oublient 
jamais  les  détails.  Le  premier  mot  de  M""^  Guépie  fut  : 

—  Te  voilà  donc  enfin!..  Qu'as-tu  fait  de  ton  parapluie? 
Cette  question  parut  à  Aleth  aussi  puérile  qu'inopportune. 

—  Tu  l'as  perdu? 

—  Rassure-toi,  on  le  retrouvera,  répondit-elle  en  haussant  les 
épaules.  Mais  il  faut  d'abord  aie  je  mange. 

Elle  ouvrit  une  armoire,  y  avisa  un  pâté  qui  avait  semblé  si  indi- 
geste aux  pensionnaires  qu'elles  y  avaient  à  peme  touché.  Elle  s'en 
découpa  une  tranche,  qu'elle  trouva  délicieuse.  D'abord  elle  avait 
faim,  les  grandes  émotions  creusent  l'estomac,  et  ensuite  la  joie 
rend  tous  les  pâtés  savoureux.  Pendant  qu'elle  mangeait,  sa  mère 
lui  adressait  un  sermon  en  deux  points.  Le  premier  était  que  les 
parapluies  coûtent  très  cher,  le  second  qu'il  faut  avoir  une  bien 
petite  cervelle  pour  s'imaginer  que  quand  on  les  a  perdus,  on  les 
retrouve. 

—  Et  tu  as  vu  Polydore?  ajouta-t-elle. 

—  Il  est  bien  question  de  Polydore! 

A  ces  mots,  s'approchant  de  sa  mère,  elle  lui  ôta  des  mains  l'as- 
siette qu'elle  essuyait,  l'entraîna  dans  la  salle  du  billard,  secoua  son 
père  pour  le  réveiller,  et  dit  : 

—  En  voilà  une  nouvelle!..  Si  vous  dites  que  j'ai  mal  employé  ma 
journée,  vous  êtes  vraiment  bien  difficiles. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  répondit-il  en  se  frottant  les  yeux. 

Elle  fit  deux  fois  le  tour  du  billard  en  pirouettant  sur  elle-même; 
puis  elle  s'écria  d'une  voix  âpre  et  mordante  qui  eût  bien  étonné 
Robert  : 

—  Ce  n'est  pas  un  goujon,  ce  n'est  pas  une  tanche,  c'est  du  gros 
poisson. 

Et  de  ses  deux  mains  écartées  elle  semblait  prendre  la  mesure 


LA   FERME   DU    CHOQUARD.  535 

d'une  énorme  truite.  Dans  certain  ordre  de  sujets,  Richard  Guépie 
avait  l'intelligence  assez  vive  et  comprenait  à  demi-mot. 

—  Un  prince?  dit-il  en  se  dressnnt  tout  d'une  pièce. 

—  Que  tu  es  bête  avec  tes  princes  !  dit-elle  en  faisant  une  moue 
dédaigneuse.  Il  n'y  en  a  que  dans  les  livres. 

—  Qui  est  ce  donc? 

—  Si  tu  veux  que  je  le  dise,  commence  par  me  donner  un  petit 
verre  de  cassis,  pas  de  celui  que  tu  vends,  de  celui  que  tu  bois. 

li  alla  chercher  la  bouteille  au  lond  dun  buffet  et  lui  remplit  un 
petit  verre.  Après  avoir  bu,  elle  posa  ses  deux  mains  sur  les  deux 
épaules  de  son  père,  et  braquant  sur  lui  des  yeux  étincelans  : 

—  Que  penserais-tu  de  moi  si  j'épousais  un  jour  le  fermier  du 
Choquard? 

A  ce  propos  exorbitant,  M'""  Guépie  ouvrit  de  gros  yeux  ronds, 
secoua  ses  oreilles,  en  disant  :  <(  Elle  est  folle  !»  —  et  rentra  dans  sa 
cuisinf'.  Richard  partageait  l'incrédulité  de  sa  femme.  Il  avait  admis 
sans  dilTiculié  que  sa  fille  piit  épouser  un  prince.  Il  ne  connaissait  pas 
les  princes,  et  l'imagination  s'ébat  à  l'aise  dans  l'inconnu.  Mais  il 
connaissait  les  Paluel,  leurs  champs,  leur  blé,  leur  avoine  et  leur 
morgue,  et  s'il  n'avait  pas  vu  leurs  écus,  il  en  avait  souvent  entendu 
parler.  Il  pouvait  compter  les  marches  de  l'escalier,  les  échelons  de 
l'échelle,  et  il  dit  :  —  Impossible!.. 

—  Quand  je  te  dis  que  je  le  tiens  !  fit-elle  en  frappant  du  pied. 
Elle  avait  l'air  si  sûre  de  son  fait  qu'il   se  prit  à  croire  ou  du 

moins  à  espérer. 

—  Si  tu  dis  vrai,  il  faut  que  je  t'embrasse,  s'écria-t-il  dans  un  bel 
accès  d'enthousiasme. 

—  Oh!  pas  de  familiarités!  répliqua-t-elle  en  se  dégageant.  Les 
deux  baisers  de  Robert  étaient  restés  sur  ses  deux  joues,  elle  en- 
tendait les  y  garder  et  que  personne  n'y  touchât.  Puis  elle  grimpa 
à  sa  chambre  en  disant  : 

—  C'est  pour  le  coup  qu'AJice  Gambois  crèverait  de  rage  ! 


Victor  Chekbuliez. 


(la  deuxièmi  partie  au  procàain  u".) 


LES 


GRANDS     COMBATS 

DE     MER 


1. 

LA     BATAILLE     D'ACTIUM. 


I. 

La  bataille  d' Actium,  cette  bataille  daus  laquelle  huit  cents  navires 
et  près  de  300,000  hommes, —  4"0,000,  si  l'on  en  croyait  certains 
écrivains,  —  turent  aux  prises,  mérite  plus  que  jamais  aujourd'hui 
d'attirer  l'attention  des  marins  :  elle  a  résolu  en  effet  pour  le 
monde  antique  la  qurstion  qui  préoccupe  actuellement  tous  les  arse- 
naux. Nous  retrouvons  sur  cette  arène  sanglante  la  lutte  de  la 
miasse  et  de  l'agilité,  le  choc  de  la  baleine  et  de  l'espadon.  La 
marine  des  Ptoléniées  et  la  marine  des  Romains  avaient  grandi  à 
l'écart  l'une  de  l'autre;  elles  se  sont  rencontrées  pour  un  conllit 
suprême,  et  c'est  à  la  marine  romaine,  représentée  par  ses  Libiir/ics^ 
qu'est  échu  un  triomphe  qui  devait  donner  l'empire  du  monde  au 
vainqueur.  L'histoire  des  successeurs  d' A  lexandre  et  celle  des  guerres 
puniques  ne  sont  pour  un  marin  que  le  prologue  du  drame  dans 
lequel  Antoine  et  Cléopàtre  ont  succombé,  parce  qu'ils  commirent  la 


LES    GRANDS    COMBATS    DE    MER.  537 

faute  de  prendre,  en  fait  de  constructions  navales,  l'énormité  pour 
la  force. 

Ce  lut  encore  de  Sicile  que  vint  l'exemple  de  ces  constructions 
démesurées  dont  les  quinquérèmes  de  Denys  le  Tyran  avaient  été  le 
premier  échelon.  Hiéron  II,  roi  de  Syracuse,  de  l'année  269  à  l'an- 
née 215  avant  Jésus  (christ,  fit  construire,  nous  assure  un  contem- 
porain de  Marc  Aurèle,  le  grammairien  Athénée,  qui  écrivait  au 
II*  siocle  de  notre  ère,  sur  la  foi  de  Moschion,  historien, peut-être 
familier  à  nos  érudits,  mais  dont  je  n'avais  pour  ma  part  jamais 
entendu  prononcer  le  nom,  un  navire  gigantesque  destiné  au  trans- 
port des  blés.  Archias  de  Gorinthe  en  dressa  les  plans;  Archimède 
lui-même  ne  dédaigna  pas  d'assumer  la  direction  supérieure  des  tra- 
vaux. L'Etna  fournit  le  bois,  et  si  toute  une  forêt  de  la  duchesse  de 
Rohat)  disparut  sous  la  hache  des  charpentiers  qui  firent  descendre, 
en  'J(5/i8,le  vaisseau  la  Couronne  des  cha.\n\ers  de  La  Roche  Bernard, 
la  caraque  d' Archias,  de  son  côté,  absorba  plus  de  sapins  qu'il  n'en 
eût  fallu  pour  bâiir  une  flotte  de  60  galères.  Les  cordages  vinrent 
d'Espagne  et  des  pays  qui  confinent  au  Rhône,  on  doubla  la  carène  de 
feuilles  de  pIon)b  et  l'on  fixa  les  bordages  sur  les  membres  avec  des 
clous  de  cuivre;  300  charpentiers  travaillèrent  sans  relâche  à  l'achè- 
vement de  ce  monstrueux  édilice.  C'était  une  grosse  affaire  que 
de  le  mettre  à  flot.  Pour  rendre  l'opération  moins  chanceuse,  on 
résolut  de  procéder  au  lancement  du  navire,  aussitôt  que  les  œuvres 
vives  seraient  terminées  :  il  serait  temps  de  porter  la  main  aux 
œuvres  mortes,  quand  la  partie  du  vaisseau  destinée  à  être  immer- 
gée se  trouverait  solidement  amarrée  au  milieu  du  port.  Archimède, 
qui  se  vantait  de  pouvoir  mettre  le  ciel  et  la  terre  en  branle  pour 
peu  qu'on  lui  assurât  un  point  fixe,  se  fit  un  jeu  de  conduire  la 
gigantesque  coque  de  la  cale  à  la  mer.  Philéas  de  Taormine  le 
seconda  dans  cette  entreprise,  et  le  lancement  eut  lieu  avec  un  plein 
succès.  Moschion  nous  affirme  qu'il  tallut  requérir  peu  de  bras  pour 
accomplir  ce  délicat  prodige  de  mécanique. 

Le  navire  d'Archias  avait  quatre  mâts.  Le  beaupré,  le  mât  d'arti- 
mon et  le  mât  de  misaine  se  trouvèrent  sans  peine  en  Sicile  ;  on  dut 
aller  chercher  le  grand  mât  dans  les  montagnes  du  Bruttium,oùun 
porcher  fit  la  découverte  d'un  arbre  assez  gros  pour  satisfaire  au 
vœu  des  ingéniairs.  Ainsi  préparé  à  maicherà  la  voile,  l'Alexan- 
drin, —  car  tel  fut  le  nom  que  reçut  la  caraque  quand  on  eut  décidé 
son  départ  pour  l'Egypte,  —  n'en  était  pas  moins  avant  tout  un 
navire  à  rames.  On  lui  donna  trois  ponts  étages  l'un  au-dessus  de 
l'autre  :  le  pont  inférieur  recouvrait  le  lest  et  la  cargaison;  on  le 
destina  au  logement  des  soldats;  sur  le  second  [)ont,  une  double 
rangée  de  chambres,  occupant  tout  l'espace  compris  entre  la  cour- 


538  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sie  et  la  muiTiille,  comprenant  quatre  lits  par  cabine,  recevrait  les 
passagers  désireux  de  faire  le  voyage  d'Egypte  :  les  caliers,  ainsi  que 
les  matelots  chargés  de  la  manœuvre  des  voiles  et  des  ancres,  trou- 
veraient place  dans  ce  même  compartiment.  Le  pont  supérieur  res- 
tait libre  :  on  y  fit  asseoir  les  rameurs.  Le  navire  d'Archias  était  Tan 
navire  à  vingt  rangs  de  rames  ;  si  nous  supposons  qu'on  ait  placé 
dix  files  de  rameurs  de  chaque  bord,  nous  .retrouvons  à  peu  de  chose 
près  l'appareil  moteur  de  la  galéasse  vénitienne  restituée  avec 
autant  de  patience  que  d'habile  industrie  par  l'amiral  Paris  et  qui 
vaut  bien  la  peine  que,  pour  la  contempler,  on  se  résigne  à  gravir 
les  escaliers  du  Louvre  jusqu'aux  combles  sous  lesquels  reposent 
les  richesses  trop  peu  connues  encore  de  notre  musée  naval. 

Le  fourrage  des  chevaux  fut  sur  V Alexandrin  rangé  le  long  du 
.bord.  De  fortes  pièces  de  bois  projetées  en  saillie  formaient  cepen- 
dant tout  autour  du  navire  une  galerie  extérieure,  mais  on  crut 
devoir  réserver  cette  galerie  aux  bûchers,  aux  cuisines,  aux  mou- 
lins et  aux  fours.  Quant  à  la  défense  militaire,  on  la  ji'gea  suflfisam- 
ment  assurée  par  l'établissement  de  huit  tours  auxquelles,  pour  nous 
donner  l'illusion  du  blockhaus  moderne,  il  semble  n'avoir  manqné 
que  des  canons.  Faute  de  canons,  Archimèdey  avait  placé  des  litfw- 
holes  qui  lançaient  à  la  distance  de  près  d'une  encablure  des 
pierres  du  poids  d'environ  80  kilogrammes  et  des  traits  de  5  mètres 
1/2  de  long.  Deux  de  ces  tours  s'élevaient  sur  la  poupe,  deux  autres, 
non  moins  hautes,  se  dressaient  à  la  proue;  quatre  occupaient  le 
•centre  du  bâtiment.  Laissons  de  côté  l'apJwodisium,  avec  ses  trois 
lits  :  c'est  là  un  détail  de  oonstruclion  tout  antique  qui  n'eut  sa  rai- 
son d'être  qu'au  temps  où  la  filie  de  Jupiter  avait  plus  de  temples 
sur  les  côtes  q^ue  nous  n'y  comptons  aujourd'hui  de  phares  et  de 
sémaphores. 

Muni  de  quatre  ancres  de  bois  et  de  huit  ancres  de  fer,  VAlexmi- 
drin  se  trouvait  en  mesure  de  soutenir  bravement  l'assaut  de  la 
tempête  au  mouillage-,  si  quelque  fissure  se  déclarait  dans  la  carène 
trop  rudement  secouée,  la  vis  sans  fin,  inventée  par  Archimède, 
intervenait  sur  l'heure  pour  élever  l'eau  introduite  dans  la  cale  et  la 
rejeter  à  la  mer.  Tout  était  prévu  et  jamais  armement  ne  fut  plus 
complet.  La  caraque,  partie  de  Syracuse  pour  Alexandrie,  arriva 
sans  encombre  devant  le  port;  elle  ne  franchit, il  est  vrai,  les  passes 
que  traînée  à  la  remorque  par  d'autres  galères  plus  agiles,  mais  ne 
fallut-il  pas  aussi  remorquer  à  Lépante  les  grosses  galéasses  de 
Venise  pour  les  conduire  à,  leur  poste  de  bataille! 

Presque  à  la  même  époque ,  Ptolémée  Pliilopator  enchérissait 
encore  sur  la  tentative  déjà  bien  hardie  d' Archimède  et  d'Archias;  il 
faisait  mettre  en  chantier  une  tessca^acontère .  Gomment  disposa-t-on 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  539 

les  A, 000  rameurs  qui  furent  chargés  d'imprimer  le  mouvement  au 
colosse?  Sur  un  pont  long  de  130  mètres  environ  et  large  de  18 
entre  les  deux  chemins  latéraux,  avec  des  rames  garnies  de  plomb 
à  la  poignée,  rames  dont  la  longueur  dépassait  17  mètres,  la  solu- 
tion la  plus  simple  est  naturellement  celle  qui  se  présente  la  pre- 
mière à  l'esprit  :  cent  avirons  de  chaque  bord  espacés  de  1  mètre 
et  20  hommes  sur  chaque  aviron,  dix  placés  en  avant,  dix  rangés 
en  arrière,  fournissent,  à  un  homme  près,  le  complet  emploi  de 
la  chiourme;  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  distribuer  sur  le  cata- 
stromii,  sorte  de  spm^-derk  qui  s'étendait  d'une  extrémité  à  l'autre 
du  navire  au-dessus  de  la  vogue,  les  ZiOO  matelots  qui  manœuvre- 
ront les  voiles  et  les  ancres,  et  les  2.850  épibates  qui  n'auront  à 
se  préoccuper  que  du  combat.  Sous  les  bancs  se  tiendra  encore, 
au  dire  de  Callixène,  «  une  troupe  assez  considérable,  )>  dont  l'office 
consiste  à  tirer  les  vivres  delà  cale  pour  les  distribuer  aux  rameurs. 
Je  reconnais  là  les  non-combattans  affectés  de  nos  jours  au  passage 
des  poudres. 

Un  équipage  de  près  de  8,000  hommes!  verrons-nous  jamais 
sur  nos  villes  flottantes  population  semblable?  Du  sommet  de 
V acrostolion  de  proue  à  la  mer,  ce  Léviathan  mesurait  plus  de 
22  mètres;  il  en  comptait  près  de  1h  1/2,  des  aphlastes  de  k  poupô 
à  la  flottaison  :  pour  consolider  sa  chai-pente,  on  l'avait  entourée  de 
douze  énormes  préceintes  mesurant  chacune  277  mètres  environ  de 
circuit.  Des  figures  de  5  et  6  mètres  de  haut  décoraient  Favant  et 
l'arrière.  Je  ne  vois  guère  que  les  grands  cuirassés  italiens,  le 
Duilio,  le  Dandoh,  Vlialia  et  le  Lepanto^  que  L'on  puisse  comparer 
au  vaisseau  de  Ptolémée,  et  encore  !  Le  Great-Easteni  lui-^même, 
ce  monstre  dont  le  déplacement  dépasse  27,000  tonneaux  et  près 
duquel  les  navires  à  vapeur  ordinaires  passeront  comme  des  pyg- 
mées,  n'aurait  pas,  sans  être  obligé  de  les  serrer  un  peu,  recelé 
dans  son  sein  les  êrdtes  et  les  épibates  de  la  tessaracontère.  Le 
navire  égyptien  eût  pu  à  la  rigueur  se  passer  d'éperon;  sa  masse 
lui  suffisait  pour  écraser  une  flotte;  on  le  hérissa  néanmoins  de  sept 
rostres,  énormes  dents  de  fer  qui  garnirent  tout  l'avant  à  partir  des 
épotides  et  présentèrent  au  centre,  encastré  sur  l'étrave,  un  dernier 
dard  plus  long  que  les  six  autres,  destiné  à  percer  la  carène  enne- 
mie. Ce  qu'il  entra  de  bois  dans  ee  vaisseau  se  devine  aisément, 
quand  on  songe  que  la  construction  seule  du  ber  qui  sei'vit  à  le 
lancer  exigea  plus  de  matériaux  qu'il  n'en  eût  fallu  pour  Mtiii'  cin- 
quante  quinquérèmes. 

Si  solide  que  soit  \me,  carrène,  elle  n'en  reste  pas  moins  soumise 
à  un  prompt  dépérissement,  et,  pour  la  réparer,  il  faut  de  toute 
nécessité  la  replacer  dans  les  conditions  où  elle  se  trouvait  avant 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'océan  l'enveloppât  de  son  humide  ceinture.  Il  n'y  a  cependant 
que  les  esquifs  de  faibles  dimensions  qui  puissent,  sans  trop  d'eflbrts, 
remonler  la  pente  d'où  on  les  a  lait  descendre.  Essaieiait-on  de  tirer 
à  terre  celte  coque  plus  pesante  que  tous  les  obélisques  jadis  char- 
riés à  travers  le  désert  par  les  sujets  dociles  des  Pharaons?  Le  pro- 
blème, à  coup  sûr,  n'était  pas  insoluble,  et  l'antiquité  s'entendait 
mieux  que  nous  à  remuer  les  niasses;  néanmoins,  il  était  à  craindre 
que  les  flancs  du  navire  souffrissent  de  la  traction.  Un  Phénicien 
imagina  le  moyen  de  mettre  la  lessaracontère  à  sec  sans  qu'il  fût 
besoin  de  recourir,  pour  atteindre  ce  résultat,  aux  cabestans.  Il  fit 
creuser  sur  le  rivage  une  fosse  assez  vaste  et  assez  profonde  pour 
que  la  tessaracontère  s'y  trouvât  aussi  à  l'aise  qu'un  enfant  dans 
son  berceau.  Le  fond  de  la  cuvette  fut  en  outre  revêtu  d'une  maçon- 
nerie entièrement  composée  de  pierres  de  taille,  dont  l'épaisseur, 
variant  de  2  à  3  mètres ,  résisterait  victorieusement  à  la  poussée 
des  infiltrations.  Sur  cette  maçonnerie  on  posa  un  plancher  trans- 
versal de  grosses  poutres  qui  laissaient  en  dessous  un  espace  vide 
de  2  mètres  environ  de  hauteur.  Quand  la  fosse  fut  prête,  on  y 
introduisit  l'eau  de  la  mer  et  l'on  y  amena  la  tessaracont<^re  ;  puis 
on  ferma  l'entrée  par  un  barrage  et  l'on  mit  en  action  les  machines 
pour  épuiser  l'eau.  Les  Chinois  que  j'ai  vus  à  l'œuvre  en  18â9 
n'agirent  pas  autrement  quand  on  les  chargea  de  réparer  àWampoa 
la  coque  d'un  des  plus  grands  clippers  de  la  maison  Russell  et  G'®. 
Soutenu  de  chaque  côté  par  les  étais  qu'on  dressait  au  fur  et  à 
mesure  le  long  de  ses  flancs,  le  géant  du  Nil  s'assit  peu  à  peu  sur 
le  lit  de  madriers  qui  l'attendait.  Les  calfats  et  les  charpentiers 
commencèrent  à  l'instant  leur  besogne.  L'espace  qui  leur  avait  été 
ménagé  sous  la  quille  leur  donnait  un  facile  accès  au  fond  même 
du  navire,  et  ils  n'auraient  certes  pas  t-availlé  plus  à  l'ais.  si  la 
tessaracontère  eût  été,  comme  une  simple  trière,  remoniée  sur  la 
cale  de  construction  qui  l'avait  vue  naître  et  grandir.  Tel  est  le 
premier  bassin  de  radoub  dont  l'histoire  fasse  mention.  Ai-j'^  donc 
eu  si  grand  tort  d'aller  chercher  les  origines  de  la  marine  moderne 
chez  les  Hellènes  et  chez  les  Égyptiens?  La  plupart  de  nos  préten- 
dues inventions  n'ont  été,  j'en  suis  convaincu,  que  des  réminis- 
cences. 

11  est  bon  cependant  de  se  garder  d'une  foi  trop  aveugle  vis-à-vis 
de  ces  textes  mutilés,  souvent  niême  altérés,  qui  nous  sont  venus, 
après  de  longues  et  aventureuses  péiégrinatious,  de  Rome  et  de 
Byzance.  Où  l'un  lit  katholkcn,  la  traction  en  bas,  l'autre  se  croira 
fondé  à  lire  anho/ken,  —  la  traciion  en  haut.  Pour  modifier  du  tout 
au  tout  un  chiffre,  il  suffira  qu'une  lettre,  un  imperceptible  vpsilon, 
puisse  être  soupçonnée  d'être  restée  en  chemin.  Inicrcidit  autcm 


LES    GRANDS    COMBATS    DE   MER.  541 

numerm  centenarius.  Les  grammairiens  grecs  sont  assurément  des 
gens  consciencieux,  des  savans  incapables  d'abuser  à  dessein  de 
notre  crédulité,  mais  les  récits  contemporains  qu'ils  se  bornent  la 
plupart  du  temps  à  reproduire,  méritent-ils  bien  la  confiance  abso- 
lue que  nous  leur  accordons?  Callixène  et  AJoschion  ont-ils  vu,  de 
leurs  propres  yeux  vu,  les  vaisseaux  qu'ils  décrivent?  S'ils  les  ont 
vus,  en  ont-ils  su  comprendre  l'architecture  compliquée  et  le  méca- 
nisme? J'ai  peut-être  pris  involontairement  quelques  libertés  avec  le 
texte  pasisablement  obscur  du  Banquet  des  sophistes  ^  je  ne  répon- 
drais pas  que  le  célèbre  auteur  de  ce  précieux  ouvrage  n'en  ait  pris 
de  plusgrai](les  avec  les  devis  que  son  érudition  téméraire  se  croyait 
de  force  à  iulerprèler.  La  chose  ne  serait  pas  tout  à  lait  sans  exemple. 

M.  Hubert,  le  directeur  des  constructions  navales  à  Rochefi»rt  en 
1830,  n'était  pas  seulement  le  plus  émiuent  des  ingénieurs;  il  s'en- 
tendait aussi  à  merveille  à  décrire  tous  les  procédés  du  grand  art 
dont  un  consentement  unanime  le  reconnaissait  alors  le  maître.  Un 
jour  d'été,  au  mois  de  juin,  je  crois,  un  visiteur  muni  des  recom- 
mandations les  plus  hautes,  lui  est  adressé  de  Paris.  M.  Hubert  le 
promène  d'un  bout  de  l'arsenal  à  l'autre,  le  fait  entrer  dans  le&  ate- 
liers, lui  fait  toucher  du  doigt  les  outils  et  les  appareils  ;  puis  il 
le  conduit  au  chantier  sur  lequel  reposait  à  cette  époqut^  le  vais- 
seau à  trois  ponts  la  Ville-de-Paris.  Lm,  il  expose  avec  sa  lucidité 
habituelle  l'opération  autrefois  si  criiiqu'^,  aujourd'hui  si  simple, 
si  facile  et  si  siiie  du  lancement.  Pendant  l'explication  où  son  zèle 
s'oublie,  maint  sourire  d'acquiescement  vient  lui  prouver  qu'il  ne 
perd  pas  sa  peine.  Du  chantier,  on  passe  par  une  transition  natu- 
relle au  bassin  de  radoub.  La  construction  de  cetie  grande  cage  de 
pierre,  le  jeu  des  portes,  le  mode  d'aspiration  des  pompes  d'épui- 
sement, l'accorage  du  navire,  exigent  de  plus  minutieux  détails 
encore.  En  homme  bien  élevé,  et  un  peu  de  fatigue  peut-être 
s'en  mêlant,  l'étranger  commence  à  se  demander  si,  tandis  qu'il 
prolonge  ainsi  outre  mesure  cette  curieuse  inspection  de  nos 
richesses  navales,  il  ne  court  pas  le  risque  de  devenir  indiscret. 
Combien  d'heures  n'a-t-il  pas  déjà  dérobées  à  un  homme  qui  sait  en 
faire  un  si  utile  et  si  glorieux  usage!  a  J'abuse  vraiment,  dit-il, 
de  votre  temps  et  de  vos  bontés.  N'insistez  pas!  j'ai  parfaitement 
compris.  Le  vaisseau  que  vous  m'avez  montré  a  été  construit  dans 
ce  bassm  ;  pour  l'achever,  vous  l'avez  monté  sur  la  cale;  dès  qu'il 
sera  complètement  terminé,  vous  le  remettrez  à  l'eau.  »  M.  Hubert 
eut  assez  d'empire  sur  lui-même  pour  ne  rien  laisser  voir  de  son 
étonnemeut.  u  Sans  aucun  doute!  répondit-il  avec  le  plus  grand 
sang- froid.  » 

Singulière  méprise!  direz-vous.  Remarquez   que  cette  méprise 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remonte  à  une  époque  où  la  plupart  de  nos  corapatriotes  ne  con- 
naissaient la  mer  que  par  ouï  dire.  Bien  des  gens  dont  l'intelligence 
n'était  certes  pas  suspecte,  éprouvèrent  alors  un  plaisir  sans  mé- 
lange à  lire  les  romans  maritimes  de  Cooperdans  des  traductions  qui 
auraient  été  du  grec  ou  de  l'hébreu  pour  nos  maîtres  d'équipage.  II 
serait  assurément  plus  facile  de  nier  l'existence  de  la tessaracontère 
que  de  se  figurer  oonument  pareille  machine  a  jamais  pu  quitter  le 
port  d'Alexandrie.  Le  doute  malheureusement,  après  la  description 
si  complète  d'Athénée,  ne  saurait  être  permis;  on  n'entre  pas  dans 
tant  de  détails,  quand  on  n'a  pour  base  de  son  récit  qu'un  caprice 
d'imagination  ou  une  imposture.  La  tessaracontère  a  vécu  ;  de  plus 
habiles  que  moi  expliqueront  comment  elle  est  parvenue  à  se  mou- 
voir. 

Il  ne  faudrait  peut-être  pas  une  bien  grande  convulsion  sociale 
pour  engloutir  cette  civilisation  dont  nous  avons  sujet,  je  ne  le  con- 
teste point,  d'être  fiers.  Si  les  générations  auxquelles,  après  un 
long  intervalle  de  barbarie,  incomberait  la  tâche  de  reprendre  à 
nouveau  l'œuvre  interrompue  des  siècles,  essayaient  de  reconstituer 
notre  marine  à  vapeur  d'après  les  documens  épars  dans  nos  his- 
toires, tous  les  livres  techniques  ayant  disparu,  j'estime  qu'on  ver- 
rait surgir  de  bien  singulières  solutions  de  ce  problème  offert  aux 
érudits.  Avez-vous  jamais  entendu  parler  de  la  GrnndeSer pente? 
Cet  étrange  navire  apparut  tout  à  coup,  au  dire  des  romanciers 
espagnols,  dans  les  eaux  oii  le  preux  chevalier  qui  parcourait  le  monde 
à  la  façon  d'Hercule  «  pour  protéger  le  faible  et  venger  l'opprimé,  » 
le  vaillant  Amadis  des  Gaules  (s'il  faut  l'appeler  par  son  nom),  s'ap- 
prêtait, armé  de  pied  en  cap,  à  combattre  le  roi  Lisvart,  «  Un  mer- 
veilleux bruit  et  clameur  du  peuple  »  s'est  fait  entendre  en  dehors 
du  palais.  Lisvart  envoie  incontinent  un  de  ses  chevaliers  s'informer 
de  la  cause  de  ,ce  tumulte  :  on  lui  rapporte  qu'on  vient  de  décou- 
viir  en  mer  «  un  feu,  le  plus  épouvantable  qu'on  vit  oncques,  lequel 
s'approchoit  du  port  à  vue  d'œil.  )>  Les  chevaliers  font  quérir  leurs 
chevaux  et  courent  au  rivage  ;  les  dames  montent  au  plus  haut  des 
tours»  «  Lors  fut  vu  de  tous  en  mer  un  haut  rocher  ardent,  poussé  du 
vent  et  des  ondes,  par  telle  impétuosité  que  si  fortune  eût  couru, 
et,  ce  qui  augmenta  leur  crainte,  ils  l'aperçurent  peu  après  muer 
en  un  serpent  homble,  lequel  étende it  ses  ailes  plus  loin  qu'un  bon 
archer  ne  pourroit  traire.  Mais,  si  cela  leur  donnoit  ébaliissement, 
le  demourant  du  monstre  ne  leur  en  apportoit  guères  moins,  car 
il  venoit  droit  à  eux,  ayant  la  tête  élevée  comme  la  hune  d'un  vais- 
seau, jetant  par  les  narines  une  fumée  si  épaisse  que,  de  très  grande 
obscurité,  on  le  perdoit  de  vue  par  intervalles,  puis,  tout  sou- 
dain, on  l'oyoit  siffler  et  faire  hurlemens,  tels  qu'oncques  dyablerie 


LES   GRAJKDS  rCOMBAXS   BiE   MEU.  5A3 

pareille  n'avait  été  entendue.  »  —  «  De  rato  en  rcUo,  dit  le  chro- 
niqueur espagnol,  à  qui  nos  romanciers  du  xvi®  siècle  ont  emprunté 
ce  récit,  echaba  po?'  las  narices  aquel  muy  negro  humo  que  fasia 
el  ciclo  subùi  y  desque  se  cubria  todo  ,•  âaèa  los  roncos  y  silbos 
tan  fuertes  è  tau  esjyaniables  que  no  paneseia  sino  la  mar  se  qweria 
fundir.  »  Ce  n'est  pas  tout  :  le  monstre  vomissait  aussi  par  la  bouche 
des  torrens  d'eau  capables  de  submerger  le  navire,  si  grand  qu'on  le 
suppose,  qui  eût  commis  l'imprudence  de  s'en  approcher  :  «  Echaba 
por  la  boca  las  gorgozadas  dcl  agua  tan  recio  c  tan  Icjos^  que  nin- 
guna  nave,  por  grande  que  fuese,  a  ella  se  podria  llegar,  que  no 
fuese  anegnda.  »  —  Le  commun  peuple,  «  estimant  estre  punicion 
divine  et  chose  envoyée  de  Dieu  pour  les  endommager,  s'enfuit  en 
amont  l'iale  et  le  semblable  advînt  aux  chevaliers,  combien  que  ce 
fut  maugré  eux,  car  leurs  chevaux  épouvantés  se  mirent  à  ronfler 
et  pétiller,  et,  finablement,  à  prendre  leurs  mors  aux  dents  et  cou- 
rir à  travers  pays.  » 

Les  sauvages  qui  virent  pour  la  première  fois  un  bateau  à  vapeur 
auront-ils  décrit  leurs  impressions  dans  un  autre  langage?  Eux  aussi, 
f  en  suis  sûr,  îls  ont  dû  raconter  qu'ils  avaient  aperçu  «  un  rocher 
ardent  »  s'avançant  sur  les  eaux  que  ne  ridait  aucun  souffle  avec  la 
TÎtesse  d'une  pirogue  de  guerre  emportée  par  le  vent  en  poupe  ;  le 
noir  panache  de  fumée,  qui,  par  instans,  envahissait  le  ciel,  les 
mugissemens  de  la  vapeur  lâchée  qui  se  condensait  en  torrens 
d'eau  dajîs  les  airs,  auront  été  pour  eux,  comme  pour  les  cheva- 
"liers  du  roi  Lisvart ,  d'inexplicables  et  terrifians  prodiges.  Quand 
Fulton  conçut  la  grande  idée  de  son  bateau  à  feu,  fut-il  donc,  à  son 
insu  sans  doute,  le  plagiaire  de  quelque  génie  méconnu  dont  le 
vaisseau  sombra,  aux  âges  lointains,  sous  l'indifférence  publique, 
pour  revivre  un  beau  jour  dans  un  de  ces  romans  naïfs  où  le  mei'- 
veilleux  ne  fait  bien  souvent  que  nous  dérober  le  vague  souvenir 
d'un  fécond  essai  avorté?  La  baguette  de  nos  enchanteurs  est  en 
train  de  transformer  le  monde  ;  mais  il  a  existé  de  puissans  sorciers 
avant  eux,  et  la  Grande-Serpjente  me  paraît  avoir  des  droits  incon- 
testables à  se  dire  l'ancêtre  du  Duilio,  de  la  Dévastation  et  de 
V Inflexible,  comme  le  vaisseau  de  Ptolémée  Philopator  a  été  celui 
du  Great-Eastern. 

IL 

La  marine  égyptienne,  dont  la  baie  d'Actium  devait  engloutir  les 
derniers  vaisseaux,  avait  pris  sous  les  Ptolémées  un  développement 
qui  nous  paraîtrait  incroyable  si  la  puissance  navale  de  l'Angleterre 
n'était  là  pour  attester  ce  qu'on  peut  attendre  d'une  nation  enrichie 


bàh  r-vd:   des  deux  mondes. 

par  le  commerce  des  Indes.  Appien  et  Athénée  ont  fait  le  relevé  de  la 
flotte  de  guerre  de  Ptolémée  Philadi'lphe,  le  premier  successeur  du 
lieutenant  d'Alexandre.  Appien  lui  aiiribue  deux  n'iille  actuaires, 
quinze  cents  vaisseaux  longs  et  huit  cents  grosses  nefs.  Athénée,  de 
son  côté,  nous  affirme  que  Ptolémée  Philadelphe  posséda  deux  vais- 
seaux à  trente  rangs  de  rames,  un  de  vingt,  quatre  de  treize,  deux 
de  douze,  quatorze  de  onze,  trente  de  neuf;  trente-sept  avaient  sept 
rangs,  cinq  en  armaient  six  ;  dix-sept,  —  ou  quatre  cent  dix-sept, 
si  Yirpsilo?!^  comme  le  suppose  Schweighauser,  s'est  réellement 
figé  au  bout  du  aihimus  srnptoriu.sdii  copiste,  — n'étaient  que  des 
quinquerèmes,  autrement  dit  des  pentères;  trente-quatre,  —  ou  huit 
cent  trente- quatre,  —  formaient  un  dernier  groupe  composé  de 
tétrères,  de  trières,  de  dières  et  d'hémiolies.  Ptolémée  Philadelphe 
complaît,  en  outre,  dans  ses  arsenaux  près  de  quatre  mille  navires 
de  commerce  qu'il  envoyait  aux  îles  et  jusque  sur  les  côtes  plus 
éloignéis  encore  de  la  Libye  ou,  suivant  une  autre  version,  de  la 
Lyrie,  province  asiatique  qui  relevait  alors  de  l'autorité  des  rois 
d' Egypte. 

Le  fondateur  de  cette  puissante  marine  fut  le  fils  de  Lagus.  Le 
premier  des  Ptolémées  témoigna  de  ])onne  heure  un  goût  tellement 
prononcé  pour  les  choses  de  la  mer  que  ses  compétiteurs  l'appe- 
laient ironiquement  le  capitaine  de  vaisseau.  Ce  lieutenant  aimé 
d'Alexandre,  qui  connaissait  si  bien  le  chemin  de  la  victoire,  débuta 
néanmoins  d.ms  la  gueiTe  maritiii;e  par  une  défaite.  Le  sort  lui 
opposa  sur  ce  théâtre  sujet  aux  perfidies  un  adversaire  qu'il  avait 
vaincu  à  Gaza,  mais  qui  prit  sa  revanche  dans  les  eaux  de  Chypre  : 
cet  adversaire,  presque  imberbe  encore,  éiail  Démétrius,  le  (ils  aîné 
d'Antigone,  satrape  de  la  Phrygie,  Démétrius,  à  qui  son  habileté 
dans  la  conduite  des  sièges  valut  plus  tard  le  suinom  àe  preneur  de 
villes.  Pluiarque  a  cru  pouvoir  établir  un  parallèle  emre  Démétrius 
Poliorcète  ei.  le  triumvir  Antoine,  il  y  a  cependant  entre  ces  deux 
personnages  d'humeur  également  ouverte  et  joyeuse  une  dillérence 
marquée  ;  l'un  et  un  homme  de  mer,  un  navarque  consommé; 
l'autre  trébuche  gauchement  dès  qu'il  quitte  la  terre  pour  mettre 
le  pied  sur  un  vaisseau.  Venez,  mauvais  sujet,  qui  avez  tous  les 
vices  qu'on  reprochait  si  injustement  à  votre  maître,  je  vous  recon- 
nais pour  un  des  nôtres,  et  je  suis  sûr  qu'aux  champs  Élysées  je  vous 
rencontrerais  causant  canons  rayés,  brûlots  et  torpilles  avec  Thé- 
mistocle,  avec  don  Juan  d'Autriche,  avec  Duguay-Trouin,  Sulfren, 
Nelson  et  Canaris.  Vous  regrettez  peut-être  de  n'avoir  pas  eu  à 
votre  disposition  ces  terribles  engins  contre  lesquels  vous  auriez 
si  volontiers  échangé  toutes  vos  luHc'poles-  navigateur  à  rames, 
vous  n'en  êtes  pas  moins  fait  pour  donner  à  celte  marine  nouvelle 


LES   GRANDS    COMBATS  DE   MER.  545 

qui  se  passe  du  secours  du  vent  des  leçons  que  nous  demande- 
rions vainement  aux  vainqueurs  de  Rio-Janeiro,  de  Trinquemalé  ou 
de  Trafalgar. 

Antigone,  le  père  de  Démétrius,  avait  si  bien  arrondi  la  satrapie 
qui  lui  était  échue  dans  le  partage  des  états  d'Alexandre,  qu'il  était 
déjà  le  roi  de  l'Asie  avant  que  ses  soldats  eussent  songé,  dans  un 
jour  de  triomphe,  à  lui  décerner  ce  titre.  Ses  armées  étaient  nom- 
breuses, aguerries  et  fidèles;  il  ne  lui  manquait  que  des  vaisseaux. 
Les  flottes,  au  iv"  siècle  avant  notre  ère,  se  construisaient  vite; 
elles  disparaissaient  tout  aussi  rapidement.  Celles  qu'avait  jadis 
rassemblées  Alexandre  n'étaient  plus,  quelques  années  à  peine 
après  sa  mort,  que  du  bois  pourri.  A  la  voix  du  satrape,  les  cèdres 
du  Liban  et  les  hauts  sapins  du  Taurus  ont  repris  le  chemin  du 
rivage;  les  charpentiers  de  Rhodes,  de  Sidon,  de  Bibles  et  de  Tri- 
poli se  sont  remis  à  l'œuvre,  et  bientôt  les  mers  de  la  Cihcie  voient 
se  ranger,  de  la  baie  d'Issus  au  Promontoire  sacré,  deux  cent  qua- 
rante bâtimens  à  rames  auprès  desquels  les  trières  d'Athènes  n'au- 
raient été  que  des  avisos.  On  rencontrait  dans  cette  flotte  née  d'hier 
des  vaisseaux  à  quatre,  à  cinq,  à  neuf  et  jusqu'à  dix  rangs  de 
rames,  sans  compter  cent  trente  navires  non  pontés.  En  véritable 
lieutenant  d'Alexandre,  Antigone  s'était,  du  premier  coup,  proposé 
de  faire  grand. 

La  flotte  phrygienne  fut  placée  sous  les  ordres  de  Démétrius; 
Antigone  l'envoya  porter  la  liberté  aux  Athéniens,  asservis  par  Cas- 
sandre.  La  liberté,  comme  un  dieu  propice,  prit  plaisir  à  enfler  ses 
voiles  :  en  quelques  jours,  Démétrius,  constamment  secondé  par 
un  vent  favorable,  eut  franchi  l'espace  qui  le  séparait  de  TAttique. 
Personne  n'avait  encore  entendu  parler  de  la  flotte  d' Antigone*  la 
garnison  de  Munychie  crut  voir  arriver  la  flotte  de  Ptolémée;  le  port 
du  Pirée  s'ouvrit  sans  méfiance  devant  les  libérateurs.  L'an  306 
avant  Jésus-Christ,  Athènes  rejeta  une  fois  de  plus  loin  d'elle  la  fac- 
tion oligarchique  et,  dans  l'ivresse  de  sa  reconnaissance,  érigea  des 
statues  d'or  à  Antigone  et  à  Démétrius,  leur  décernant  le  titre  de 
dieux  sauveurs. 

Qui  possède  l'Asie-Mineure- ou  l'Egypte  ne  saurait  se  passer  de 
Chypre  :  cette  île  est  une  annexe  que  se  disputeront  éternellement 
les  maîtres  de  la  Syrie  et  les  dominateurs  de  la  vallée  du  Nil. 
Démétrius  et  Ptolémée  se  rencontrèrent  sur  la  côte  orientale  de 
Chypre,  en  vue  de  Salamis  et  non  loin  des  lieux  où  s'élève  aujour- 
d'hui Famagouste.  Le  frère  de  Ptolémée,  Méiiélas,  occupait  Sala- 
mis, ville  et  port  de  grande  importance.  Là  régna  jadis  Évagoras  et. 
se  réfugia  Conon  après  la  défaite  d'j:g06-Potamos.  Démétrius 
assiégeait   Ménélas   :    le  roi  d'Egypte   accourut  en  personne  au 


TOME  uv.  —  1882. 


35 


54t)  REVUE   DE»  DEÏÏX   MONDES, 

secours  de  soa  frère  assiégé.  Il  amenait  cent  quarante  vaisseaux, 
de  guerre  et  deux  cents  bateaux  plats  sur  lesquels  il  avait  emhar- 
qué  12,000  hommes  d'infanterie;  le  fils  d' Antigène  pouvait  mettre- 
en  ligne  cent  dix-huit  navires.  A  l'exception  des  trente  galères  athé- 
niennes qui  n'étaient  que  des  quadrirèmes,  tous  les  autres  vaisseaux; 
de  Démétrius  portaient  cinq  rangs  au  moins  de  rames  ;  les  galères 
phéniciennes  étaient,  en  majeure  partie,  des  septirèmes. 

Les  deux  flottes  sont  rangées  par  leurs  chefs  en  bataille  ;  les 
céleustes  se  lèvent  et  invoquent  les  dieux  ;  les  équipages  répètent  à 
haute  voix  ces  prières.  Démétrius  et  Ptolémée  ont  compris-  qu'il 
s'agit  en  ce  jour  d'une  lutte  mortelle;  «  leur  cœur,  nous  diiDiodore 
de  Sicile,  bat  violemment.  »  500  mètres  environ  séparent  les  deux 
lignes.  C'est  de  cette  distance  que^  les  flottes  d'ordinaire  prennent 
leur  élan  ;  sur  terre,  les  hoplites  se  rapprochent  davantage  :  la  Béotie 
a  vu  les  Lacédémoniens  attendre  pour  immoler  la  chèvre  propitia- 
toire qu'ils  fussent  à  180  mètres  à  peine  de  l'ennemi.  On  perd 
moins  vite  haleine  à  ramer  qu'à  courir.  Démétrius,  le  premier,  donne 
au;  chef  des  signaux  l'ordre  d'élever  au-  essus  de  sa  tète  le  bouclier 
doré  :  ce  signal  est  salué  par  les  acclama!  ions  de  toute  la  flotte.  Pto^ 
lémée,  à  son  tour,  a  cessé  de  retenir  ses  vaisseaux  :  les  irompettes 
sonnent  la  charge,  les  cris  de  guerre  se  répondent,  l'air  frémit 
déchiré  par  ces  discordantes  clameurs.  Tous  les  combats  de  galères 
désormais  se  ressemblent  ;  on  ne  sait  plus  se  servir  de  l'éperon  avec 
l'élégante  habileté  des  Athéniens.  Que  ce  soient  les  Doria  et  les 
Barberousse,  les  Dandolo  et  les  Pisani,  les  Roger  de  Lauria  et  les 
princes  de  Salerne,  ou  les  lieutenans  d'Alexandre  qui  combattent,  on 
retrouvera  toujours  les  mêmes  épisodes  :  au  début,  une  grêle  de 
traits,  de  javelots  et  de  pierres,  quand  ce  ne  sera  pas  une  volée 
d'artillerie,  puis,  sur-le-champ  et  sans  plus  de  manœuvre,  la  mêlée, 
le  choc  debout  au  corps,  l'abordage,  la  lutte  acharnée  et  terrible. 
Ce  sont  d^ardens  athlètes  impatiens  de  s'étreindre,  ce  ne  sont  plus 
des  marins  appelant  à  leur  aide  toutes  les  ressources  d'une  tactique 
ingénieuse  et  savante  que  nous  avons  sous  les  yeux.  Comment  d'ail- 
leurs, connussent-ils  cette  tactique,  en  feraient-ils  usage  avec  les 
lourdes  masses  qui  ont  si  brusquement  succédé  aux  trières?  Démé- 
trius est  debout  sur  la  poupe  de  sa  septirème.  Enveloppé  d'enne- 
mis, il  frappe  les  uns  à  coups  de  lance,  abat  les  autres  de  son  épée. 
Les  traits  qu'on  lui  lance,  il  les  évite  en  se  jetant  de  côté  ou  les 
reçoit  sur  son  bouclier.  Trois  écuyers  lui  font  un  rempart  de  leur 
corps  :  l'un:  tombe  mortellement  atteint  parle  fer  d'une  piqtie;  les 
deux  autres  gisent  devant  lui  grièvement  blessés.  Les  rames  sont 
brisées,  les  vaisseaux  dérivent  lentement  enchaînés  l'un  à  l'autre 
par  les  grappins  de  fer.  Que  de  noyés  cependant  encore!  Combien 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  5Û7 

4'hoplites,  perdant  leur  équilibre,  sont  tombés  tout  armés  entre  les 
deux  carènes!  Le  champ  de  bataille,  rougi  de  flots  de  sang,  se 
couvre  en  même  temps  de  débris  et  offre  à  la  fois  l'aspect  d'un 
étal  de  boucher  et  d'un  vaste  naufrage.  Avec  les  galères,  les  com- 
bats meurtriers  ont  disparu;  Aboukir  et  Trafalgar  ne  seront  que  des 
escarmouches. 

Démétrius  a  enfin  réussi  à  rompre  et  à  disperser  l'aile  droite 
de  la  flotte  égyptienne  :  ce  premier  succès  devient,  —  qui  l'aurait 
cru?  —  un  succès  décisif.  Vainqueur  à  l'aile  gauche,  Ptolémée  fait 
de  vains  efforts  pour  rétablir  le  combat.  Il  voit  bientôt  ses  vaisseaux 
consternés  chercher  leur  salut  dans  la  fuite  et  tomber  l'un  après 
l'autre  aux  mains  de  l'ennemi.  Il  ne  lui  reste  plus  qu'un  parti  à 
prendre  :  il  s'éloigne  à  toutes  rames  et  parvient  à  gagner  le  port 
^llié  de  Citium.  Démétrius  n'a  pas  eu  vingt  navires  endommagés; 
il  s'est  emparé  de  quarante  vaisseaux  longs  et  de  cent  bâtimens  de 
transport  chargés  de  près  de  8,000  hommes.  Quatre-vingts  navires 
avariés  qu'ont  abandonnés  leurs  équipages  sont  remorqués  par  des 
quinquérèmes  jusqu'à  la  plage  où  il  a  établi  son  camp  :  Salamis, 
atterrée,  se  soumet  aux  lois  du  vainqueur. 

Voilà  ce  qu'en  quelques  années  les  Macédoniens  avaient  fait  de 
la  marine  :  un  champ  clos  pour  les  hommes  d'armes,  une  arène 
fermée  à  l'art  des  pilotes.  La  nature  semblait  les  avoir  formés  pour 
se  mesurer  avec  les  soldats  de  Duilius  ;  ils  auraient  trouvé  de  plus 
dangereux  adversaires  dans  les  soldats  d'Octave.  Un  jour  vint  où, 
maîtresse  du  monde,  Rome  put  opposer  aux  légions  montées  sur 
ces  lourdes  carènes  qu'avait  illustrées  la  victoire  de  Salamis  d'au- 
tres légions  servies  par  des  navires  plus  alertes.  Ce  jour-là  on  put 
croire  que  la  marine  athénienne  allait  renaître,  et  on  l'eût  vue,  en 
effet,  jeter  certainement  sur  les  mers  réjouies  un  nouvel  éclat  si 
Octave  ne  fût  devenu  Auguste  et  n'eût  pour  la  première  fois  et  pour 
de  longs  siècles  fermé  les  portes  du  temple  de  Janus. 

III. 

A  Rome,  vers  la  fin  de  la  dernière  guerre  punique,  tous  les  citoyens 
•étaient  obligés  de  servir  dix  ans  dans  la  cavalerie  ou  seize  ans  dans 
l'infanterie;  ceux  qui  ne  possédaient  pas  plus  de  hOO  drachmes,  — 
368  francs,  —  on  les  réservait  pour  la  marine.  11  en  devait  être 
autrement  quand  la  république  mettait  en  action  dans  une  seule 
bataille  plus  de  cinq  cents  quinquérèmes  montées  par  près  de 
150,000  rameurs;  il  est  très  probable  qu'on  ne  s'arrêtait  pas  alors 
à  ces  catégories  injurieuses  et  que  les  flottes  n'étaient  pas  réduites, 
pour  former  leurs  équipages,  à  se  contenter  du  rebut  des  armées  : 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

the  foolest  of  the  family.  Chacun  prenait  la  rame  et  courait  sus 
aux  Carthaginois.  «  Ah!  quand  on  admire,  nous  dit  avec  raison 
Polybe,  les  batailles  et  les  flottes  d'Antigone,  de  Ptolémée,  de  Démé- 
trius,  avec  quel  étonnement  ne  doit-on  pas,  à  plus  juste  titre,  assis- 
ter à  ce  grand  conflit  de  Rome  et  de  Carthage!  »  Quelle  immense 
distance  entre  les  quinquérèmes  qui  tinrent  alors  la  mer  et  les 
galères  dont  les  Perses  firent  usage  pour  combattre  les  Grecs!  Les 
vaisseaux  que  s'opposèrent  mutuellement  les  Athéniens  et  les  Lacé- 
démoniens  approchaient-ils  eux-mêmes  des  navires  sur  lesquels 
se  livrèrent  les  batailles  des  guerres  puniques?  Cinq  cents,  sept 
cents  vaisseaux  entrent  en  lice  dans  une  seule  journée;  douze  cents 
sont  détruits  par  l'ennemi  ou  submergés  par  la  tempête  dès  la  pre- 
mière guerre.  Le  corbeau  de  Duilius  y  est  pour  peu  de  chose  :  ce 
n'est  vraiment  pas  un  bien  merveilleux  trait  de  génie  que  de  venir 
jeter  un  pont  volant  garni  de  parapets  sur  la  galère  qu'on  aborde; 
gardons  notre  enthousiasme  pour  l'audace  de  ces  fantassins  qui  ne 
reculent  pas  à  la  seule  pensée  d'aiïronter  sur  son  élément  un  peuple 
fait  à  tous  les  hasards  de  la  mer,  pour  l'opiniâtreté  de  ce  rude  sénat 
qui  s'obstine  à  vouloir  ravir  à  Carthage  la  suprématie  maritime, 
«  bien  héréditaire  »  de  la  grande  colonie  phénicienne. 

Agathocle  avait  surpris  la  descente  en  Afrique;  les  consuls  Marcus 
Attilius,  Régulus  et  Lucius  Manlius  voulurent  l'opérer  à  poitrine 
découverte;  ils  forcèrent  le  passage.  Je  ne  vois  rien  à  reprendre 
aux  dispositions  qu'ils  adoptèrent  pour  arriver  à  ce  résultat;  c'est 
ainsi,  suivant  moi,  que  devrait  manœuvrer  une  armée  navale  qui 
aurait  pour  mission  de  protéger  la  marche  d'un  puissant  convoi. 
Trois  cent  trente  vaisseaux  romains,  tous  vaisseaux  pontés,  dont 
l'équipage  ne  comprend  pas  moins  de  300  rameurs  et  de  120  soldats, 
sont  partis  de  Messine  emportant  une  armée  de  1^0,000  hommes. 
Ils  ont  doublé  le  cap  Passaro  et  longent  la  côte  qui  regarde  l'Afrique 
avant  de  s'aventurer  «  à  faire  canal,  »  en  d'autres  termes,  à  couper 
droit  sur  le  cap  Bon.  Prévenus  à  temps,  les  Carthaginois  accourent 
de  Lilybée,  —  cherchez  sur  nos  cartes  modernes  Marsala,  le  port 
où  prit  terre  Garibaldi.  —  Leurs  chefs,  Amilcar  etHannon,  sont  par- 
venus à  rassembler  trois  cent  cinquante  navires;  c'est  une  grande 
bataille  rangée  qui  s'annonce.  Les  adversaires  ne  sont  ni  l'un  ni 
l'autre  pris  à  l'improviste  ;  chacun  d'eux  peut  mûrir  à  loisir  son  plan 
de  combat. 

La  flotte  romaine  se  partage  en  quatre  escadres  :  les  deux  esca- 
dres à  la  tête  desquelles  marchent  les  consuls  sont  rangées  sur 
deux  lignes  convergentes  de  relèvement.  Les  sommets  des  deux 
colonnes  se  touchent,  les  deux  files  forment  éventail,  tous  les  vais- 
seaux font  des  routes  parallèles  :  la  tactique  moderne  appellera 


LES    GBANDS    COMBATS    DE   MER.  549 

cette  formation  qui  semble  si  propre  à  l'attaque  et  dont  la  marine  à 
voiles  a  souvent  fait  usage,  Vangle  aigu  de  chasse.  Le  triangle  est 
fermé  par  une  troisième  escadre  chargée  de  remorquer  les  vaisseaux 
de  transport.  La  quatrième  division  constitue  la  réserve  ;  développée 
en  ordre  de  front,  derrière  tout  cet  ensemble,  elle  couvre  à  la  fois 
et  les  vaisseaux  que  traîne  la  troisième  escadre  et  les  colonnes  d'at- 
taque qui  s'avancent  pour  s'enfoncer  comme  un  coin  dans  le  centre 
ennemi.  La  division  de  réserve  a,  dès  ce  moment,  son  rôle  marqué 
pour  l'offensive;  elle  marche  en  ordre  ouvert,  développant  sa  ligne 
de  façon  à  déborder  les  ailes  qui  comptent  sur  son  intervention,  si 
l'ennemi  essayait  de  les  menacer.  On  sait ,  en  effet ,  que  ce  sera 
toujours  par  le  flanc  qu'une  flotte  composée  de  bâtimens  à  rames 
ou  de  navires  à  vapeur  demeurera,  quelque  formation  qu'elle  adopte, 
particulièrement  vulnérable.  Les  Carthaginois  n'ont  pas  un  instant 
songé  à  recevoir  le  choc  de  cette  masse  immense  qui  vient  à  leur 
encontre  ;  au  lieu  de  vouloir  lui  barrer  la  route,  ils  ouvrent  leurs 
rangs  et  la  laissent  passer,  mais  c'est  pour  se  rabattre  soudain  à 
droite  et  à  gauche.  La  journée  est  à  eux  s'ils  savent  tirer  parti  de 
l'embarras  dans  lequel  ils  vont  ainsi  jeter  les  Romains  :  on  ne 
retourne  pas  une  armée  de  140,000  hommes  comme  un  gant. 

Lancées  en  avant  de  toute  l'énergie  de  leurs  rames,  les  deux 
divisions  que  conduisent  les  consuls  n'ont  trouvé  devant  elles  que 
des  vaisseaux  prompts  à  vider  la  place;  la  troisième  et  la  quatrième 
escadres,  au  contraire,  menacées  sur  leurs  flancs,  ont  eu,  dès  le 
début,  le  sentiment  d'une  situation  critique  :  ce  sont  elles  qui  ont  le 
soin  du  convoi.  A  quoi  sert  d'avoir  forcé  le  passage  si  l' arrière-garde 
est  mise  dans  l'impuissance  de  suivre?  Inquiets  de  la  tournure  que 
vient  de  prendre  tout  à  coup  le  combat,  les  consuls  ont  déjà  sus- 
pendu leur  élan  :  essaieront- ils  de  virer  de  bord,  de  reprenlre, 
par  un  brusque  mouvement  de  tête  à  queue,  le  terrain  perdu?  Les 
vaisseaux  qui  pliaient  devant  eux,  ces  vaisseaux  qu'ils  croyaient 
n'avoir  plus  qu'à  poursuivre ,  ne  leur  permettront  pas  de  faire  ainsi 
volte-face;  la  mêlée  s'engage,  et  les  deux  divisions  dout  les  consuls 
se  sont  imprudemment  séparés  ne  peuvent  plus  compter  que  sur 
elles-mêmes.  Deux  batailles  distinctes  vont  se  hvrer  simultanément, 
l'une  au  large ,  l'autre  presque  à  portée  de  trait  de  la  terre. 

L'aile  gauche  des  Carthaginois  rencontre  cependant  un  accueil  qui 
la  refroidit  ;  l'aile  droite,  que  commande  Hannon,  attaque  avec  plus 
d'impétuosité.  Négligeant  les  vaisseaux  qui  restent  déployés  sur  une 
longue  ligne  oblique,  négligeant  le  convoi  et  les  navires  de  guerre 
qui  le  remorquent,  elle  va  droit  à  la  quatrième  division.  Ne  sait-elle 
pas  qu'un  secours  inattendu  viendra  jeter  bientôt  en  sa  faveur  un 
poids  décisif  dans  la  balance?  Le  long  de  terre,  en  effet,  s'est 


ôoO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dissimulée  une  puissante  embuscade  :  toute  une  escadre  attend, 
cachée  entre  les  roches,  que  le  convoi  romain  arrive  à  sa  hauteur. 
A  peine  la  quatrième  division  a-t-elle  été  assaillie  par  les  vaisseaux 
d'Hannon  que  le  corps  détaché  qui  guette  l'instant  propice  fond  de 
toute  sa  vitesse  sur  la  troisième  division  et  sur  ks  transports.  La 
troisième  division  n'hésite  pas;  elle  coupe  les  remorques  et  laisse  le 
convoi  qui  paralysait  ses  mouvemens  abandonné  au  milieu  de  l'arène. 
Au  point  où  en  sont  venues  les  choses,  les  combinaisons  tactiques 
seraient  de  peu  de  secours.  Les  vaisseaux  d'Amilcar  ont  à  lutter 
contre  les  deux  consuls;  ils  supportent  le  gros  de  l'action;  Hannon 
tient  en  échec  la  quatrième  escadre  ;  la  troisième  se  ti*ouve  serrée 
contre  le  rivage  par  la  réserve  carthaginoise,  qui  a  réussi  à  la  tour- 
ner. Le  premier  groupe  qui  fléchira  décidera  par  sa  faiblesse  du  sort 
des  deux  autres. 

Tant  qu'ils  ont  manœuvré,  les  Carthaginois  ont  eu  l'avantage; 
leur  astre  pâlit  du  moment  qu'ils  attaquent  à  fond.  En  venir  à  l'abor- 
dage, c'est  replacer  les  soldats  sur  leur  terrain  :  la  corvette  la 
Bayonnaise  n'eût  probablement  pas  pris  la  frégate  anglaise  V Em- 
buscade si  elle  n'avait  eu  à  son  bord  une  compagnie  de  l'ancien 
régiment  de  Flandre,  et,  à  Trafalgar  même,  nos  vaisseaux  entourés 
faillirent  sur  plus  d'un  point,  grâce  aux  troupes  passagères  qu'ils 
portaient,  faire  repentir  l'ennemi  d'avoir  osé  les  serrer  de  trop  près. 
Amilcar  avait  tout  lieu  d'espérer  la  victoire  ;  quelques-uns  de  ses 
vaisseaux,  trop  empressés  à  se  dégager  d'une  étreinte  fatale^  ont 
donné  par  malheur  le  signal  de  la  fuite.  Que  peut  un  général  dans 
un  pareil  désordre?  Se  couvTir  de  signaux?  on  n'en  tiendra  pas 
compte.  Redoubler  d'énergie?  payer  de  sa  personne?  C'est  an  début 
de  l'action  que  cet  exemple  entraîne;  au  fort  de  la  mêlée,  on  ne 
s'en  aperçoit  même  pas.  Amilcar  vaincu,  Hannon  n'a  p'ius  qu'à  se 
retirer  en  toute  hâte. 

Pendant  que  Manlius  attache  à  la  poupe  de  ses  vaisseaux  l'es  galères 
ennemies  dont  le  pont  a  été  forcé  l'épée  à  la  main,  Régulus  s'oc- 
cupe de  venir  en  aide  à  la  quatrième  escadre  d'abord,  à  la  troisième 
ensuite.  La  défaite  des  Carthaginois  devient  irrémédiable  :  trente 
de  leurs  navires  ont  été  coulés  bas,  soixante-quatre  sont  amarinés. 
Les  Romains  n'ont  à  regretter  que  la  perte  de  vingt-quatre  galères. 

Telle  fut  l'issue  du  grand  combat  livré  en  vue  d'Ecnome,  entre 
Agrigente  et  Gela,  au  printemps  de  l'année  257  avant  Jésus-Christ. 
Six  cent  cinquante  navires  de  guerre  et  près  de  300,000  combat- 
tans  y  prirent  part.  Nulle  barrière  n'existait  plus  entre  les  Romains 
-et  le  cap  Bon;  les  soldats  de  Manlius  et  de  Régulus  débarquèrent, 
et  tout  le  pays  environnant  en  un  clin  d'œil  fut  à  eux.  Il  y  avait  plus 
d'un  demi-siècle  que  la  Libye  se  reposait  de  l'invasion  d'Agathocle  : 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MES.  ÔÔt 

les  somptueuses  villas,  les  fermes  opulentes  avaient  reparu;  le  butitt 
fut  immense  et  le  dégât  affreux.  Le  consul  Manlius rentra  dans  Rome 
avec  20,000  esclaves.  Pendant  ce  temps,  Régulus,  en  possession  déjà 
d'une  place  d'armes,  —  Clypea,  ville  située  à  l'orient  du  cap  Bon,  — 
s'emparait  de  Tunis.  C'était  invariablement  alors  par  la  prise  de  Tunis 
qu'on  préparait  l'investissement  de  Garthage  ;  mais  Régulus,  à  qui 
Rome  venait  de  retirer  la  majeure  partie  de  ses  troupes,  n'était 
plus  de  force  à  tenter  une  attaque  sérieuse  contre  la  grande  cité. 
Réussirait-il  même  bien  longtemps  à  se  maintenir  dans  la  cam- 
pagne? Les  Carthaginois  envahis  avaient  eu  recours  à  leur  expédient 
hal)ituel  :  ils  levaient  de  tous  cotés  des  mercenaires.  La  Grèce  leur 
envoya  un  général;  formé  à  l'école  de  la  discipline  lacédémonienne, 
ce  général  valait  à  lui  seul  une  armée.  A  peine  Xanthippe  eut-il 
mis  le  pied  sur  la  côte  libyenne  que  la  guerre  prit  soudain  un 
nouvel  aspect.  Les  Romains,  harcelés  dans  leurs  positions,  obligés 
de'  descendre  dans  la  plaine  pour  se  procurer  des  vivres,  se  virent 
contraints  d'accepter  la  bataille  en  pays  plat  :  Xanthippe  les  étourdit 
par  les  assauts  réitérés  de  sa  cavalerie  et  finit  par  les  écraser  sous 
le  poids  de  ses  éléphans.  Bien  peu  de  soldats  échappèrent  au  désastre; 
Régulus  lui-même  fut  fait  prisonnier. 

Il  n'était  point  dans  les  habitudes  de  Rome  de  rester  accablée  sous 
une  défaite  ;  aussitôt  qu'un  nouveau  printemps  eut  rouvert  le  che- 
min de  l'Afrique,  une  autre  flotte  partit  des  ports  de  la  Sicile  et  se 
présenta  devant  Clypea,  dont  les  Carthaginois  tenaient  la  garnison 
assiégée.  Trois  cent  cinquante  vaisseaux  cette  fois;  en  combattirent 
deux  cents  ;  cent  quatorze  galères  carthaginoises  furent  le  prix  de 
la  victoire  que  remportèrent  les  consuls  Marcus  .Emibuset  Servius 
Fulvius  à  la  hauteur  du  cap  Bon. 

La  garnison  de  Clypea  était  sauvée,  mais  l'Afrique  n'était  pas  pour 
cel'a  conquise.  Les  Romains  reculèrent  devant  les  hasards  d'une  expé- 
dition prolongée  :  ils  avaient  mesuré  les  forces  d^e  leur  ennemi  et 
savaient  maintenant  que,  tant  qu'ils  n'auraient  pas  tari  les  sources 
où  s'alimentait  la  richesse  de  Garthage,  le  monde  entier  fournirait  à 
leur  implacable  rivale  des  soldats.  Sans  s'arrêter  sur  ces  côtes  déjà 
saccagées  et  qui  ne  pouvaient  plus  leur  offrir  qu'un  maigre  butin,  ils 
reprirent  le  chemin  de  la  Sicile.  On  venait  d'entrer  dans  la  seconde 
quinzaine  du  mois  de  mai  ;  la  constellation  d'Orion  commençait  à  se 
montrer  à  l'orient  vers  le  lever  du  jour;  le  Chien  disparaissait  le 
soir  à  l'occident,  peu  de  temps  après  le  coucher  dU'  soleil.  Sans 
êti'e  aussi  périlleuse  que  la  saison  d'automne,  cette  période  amène 
cependant  fréquemment  d'impétueuses  bourrasques.  C'est  au  mois 
de  mai  que  Nelson  vit  sa  flotte  dispersée  dans  le  golfe  de  Lyon,  le 
vaisseau  qu'il  montait  démâté  et  poussé  par  le  vent  sur  la  côte  de 


552  REYDE   DES   DEUX   MONDES. 

Sardaigne,  où  il  faillit  se  perdre.  Si  l'on  en  croit  Yégèce  et  le  capi- 
taine Pantero  Pantera,  la  saison  pendant  laquelle  il  fut  jadis  permis 
aux  bcâtimens  à  rames  de  tenter  des  expéditions  ne  laissait  pas 
d'être  assez  limitée.  «  Du  20  mars  au  20  mai,  nous  dit  le  savant 
auteur  de  X  Armai  a  navale,  la  saison,  dans  la  Méditerranée,  reste 
encore  équivoque;  elle  se  tient  alors  entre  la  sécurité  et  le  péril;  du 
20  mai  au  2/i  septembre,  la  mer  s'aplanit  et  la  navigation  devient 
beaucoup  plus  sûre  ;  du  2li  septembre  au  22  novembre,  il  faut  une 
nécessité  absolue  pour  qu'on  ose  s'engager  dans  quelque  entreprise 
importante.  »  La  flotte  romaine  avait  déjà  fourni  sans  encombre  la 
majeure  partie  de  sa  course;  les  côtes  de  Sicile  venaient  d'être 
signalées  par  les  vigies  ;  encore  quelques  heures  et  les  vaisseaux 
atterrissaient,  ZiO  milles  environ  à  l'ouest  du  cap  Passaro.  Les  consuls 
avaient  dès  lors  le  choix  entre  deux  partis  :  ils  pouvaient,  à  leur 
gré,  se  retirer,  ainsi  que  le  conseillaient  les  pilotes,  sur  la  côte  qui 
s'étend  du  cap  Passaro  à  Messine,  et  attendre,  avant  de  quitter  ces 
parages  féconds  en  abris  que  la  période  douteuse  fût  passée,  ou 
continuer  hardiment  leur  route  et  profiter  du  prestige   que  leur 
assurait  une  victoire  récente  pour  soumettre  la  plupart  des  villes 
répandues  sur  la  côte  qui  regarde  l'Afrique  entre  le  cap  Passaro  et 
Lilybée.  Ce  fut  malheureusement  ce  dernier  parti  que  les  consuls 
adoptèrent.  La  tempête  les  surprit  devant  Camarina.  Il  était  trop 
tard  pour  essayer  de  doubler  le  promontoire  qui  les  eût  protégés; 
le  vent  battait  en  côte  et  poussait  les  galères  sur  les  hauts-fonds  dont 
cette  partie  du  littoral  est  semée.  De  trois  cent  soixante-quatre 
vaisseaux,  il  n'en  échappa  que  quatre-vingts;  le  reste  fut  submergé 
ou  alla  se  briser  contre  les  roches.  Tout  le  rivage  qui  s'étend  vers 
Sélinonte  et  vers  Lilybée  était  couvert  de  débris  et  de  cadavres. 

Si  jamais  nous  devons  embarquer  nos  soldats  sur  des  flottilles, 
nous  les  placerons  dans  de  meilleures  conditions  :  il  peut  y  avoir 
sur  une  coque  de  noix,  quand  elle  est  bien  construite,  tout  autant 
de  sécurité  que  sur  un  trois-ponts.  Après  avoir  recommandé  la 
prudence  aux  bâtimens  à  rames,  le  capitaine  Pantero  Pantera  se 
croit  obligé  d'ajouter  :  «  Ces  conseils  ne  concernent  pas  les  galions 
et  les  naves,  qui  peuvent  naviguer  de  tous  temps  avec  moins  de 
danger.  »  Le  père  Fournier  nous  fait  cependant  observer  avec  rai- 
son que,  dans  les  mers  étroites  et  sur  les  côtes  dépourvues  d'abri, 
ce  ne  sont  pas  les  plus  gros  navires  qui  se  tirent  le  plus  aisément 
d'affaire.  Si  Piuyter,  quand  il  partit  de  Berghen,  après  sa  fameuse 
croisière  dans  les  mers  du  Nord,  eût  commandé  une  escadre  sem- 
blable à  celles  que  nous  employâmes  au  blocus  de  l'Escaut  en  1831 
et  au  blocus  de  la  Jahde  en  1870,  il  n'eût  pu  se  réfugier  dans 
l'Ems  pour  laisser  passer  le  terrible  coup  de  vent  qui  avait  déjà 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  553 

désemparé  une  partie  de  ses  vaisseaux;  il  n'eût  pas  davantage, 
quelques  années  plus  lard,  remonté  la  Tamise  jusqu'à  l'embou- 
chure de  la  Medway  et  incendié  l'arsenal  de  Ghatham.  Toute  l'his- 
toire de  la  marine  ancienne  n'est  qu'un  long  plaidoyer  contre  les 
dimensions  exagérées  du  navire  de  guerre  ;  l'histoire  de  la  marine 
moderne  n'est  pas  plus  favorable  à  l'adoption  des  grands  tirans 
d'eau. 

Les  leçons  ne  profitent  qu'à  ceux  qui  les  comprennent  :  les 
Romains  s'en  prirent  follement  aux  dieux  d'un  désastre  qui  n'était 
dû  qu'à  l'inexpérience  de  leurs  consuls;  les  dieux,  pour  les  punir, 
leur  infligèrent  un  second  naufrage.  Une  nouvelle  flotte,  composée 
de  deux  cent  vingt  vaisseaux,  venait  d'être  construite  en^trois  mois. 
Cette  flotte,  après  avoir  soumis  la  ville  de  Panorme  en  Sicile,  crut 
devoir  reprendre  encore  une  fois  la  route  de  l'Afrique;  elle  alla 
maladroitement  s'échouer  à  Zerbi.  Un  retour  de  marée,  —  car  il 
existe  une  marée,  bien  que  faible,  dans  le  golfe  de  Gabès,  —  la 
remit  à  flot.  Trop  heureux  d'être  sortis  à  si  peu  de  frais  de  péril, 
les  Romains  s'empressèrent  de  regagner  le  golfe  de  Palerme.  De 
Panorme,  située  au  fond  de  ce  golfe,  ils  se  lancèrent,  sans  côtoyer 
plus  longtemps  la  Sicile,  en  pleine  mer  Tyrrhénienne.  Gette  aven- 
tureuse traversée  leur  coûta  cent  cinquante  vaisseaux.  «  Ils  furent 
assaillis,  nous  dit  Polybe,  par  une  tempête  violente,  »  mais  tout 
était  tempête  pour  les  quinquérèmes.  Les  consuls  se  trompèrent  et 
jugèrent  mal  de  l'apparence  du  temps  :  la  faute  chez  des  consuls 
n'est-elle  pas  excusable?  Le  grand  Duquesne  lui-même,  Nelson,  si 
constamment  hardi,  parce  qu'il  fut  constamment  heureux,  l'amiral 
Hugon,  le  marin  le  plus  consommé  qu'ait  connu  notre  époque,  ne 
se  sont-ils  pas  laissé  prendre,  comme  de  simples  légionnaires,  à 
ces  brusques  trahisons  de  la  Méditerranée  ? 

Duquesne  conduisait  une  flotte  composée  de  vaisseaux  et  de 
galères  en  Italie;  il  commandait  directement  les  vaisseaux,  les 
galères  obéissaient  aux  ordres  du  duc  de  Mortemart.  La  flotte  partit 
des  côtes  de  Provence  avec  un  vent  de  nord-ouest  assez  frais; 
quand  elle  fut  par  le  travers  du  golfe  Jouan,  le  vent  tomba  et  passa 
au  sud-ouest.  «  M.  Duquesne, raconte  le  capitaine  Barras  de  la  Penne 
embarqué  à  cette  époque  sur  une  des  galères,  fut  tenté  d'entrer 
dans  ce  port;  cependant,  comme  le  vent  le  portait  toujours  à  sa 
route,  il  la  continua.  Les  galères  le  suivirent  jusque  par  le  travers 
de  Villefranche,  où  M.  le  duc  de  Mortemart  alla  mouiller,  quoique 
la  vent  fût  encore  assez  bon  pour  aller  plus  loin  ;  mais,  outre  que 
la  mer  était  fort  grosse,  M.  le  duc  jugea  très  prudemment,  par  des 
signes  presque  indubitables,  qu'il  trouverait  bientôt  le  vent  con- 
traire s'il  continuait  sa  route.  C'est  ce  qui  arriva  effectivemerit  à 


'55ii  REVUE   DES   DEDX  (I[0N1]Œ;S. 

M.  Duqnesne.  11  ne  fut  pas  plus  tôt  sur  le  cap  de  Noli  qu'il  tr&uva 
des   Impaires  violens.   Tous  les  vaisseaux  se  séparèrent  et  furent 
contraints  de  courir,  qui  d'un  côté,  qai  d'un  autre,  ce  qui  me  ,se 
passa  pas  sans  beaucoup  de  débris.  L'un  fut  démâté,  l'autre  eut 
tout  son  avant  emporté  ;  M.  Duquesne  lut-imêrae  perdit  sa  chalouipe 
qu'il  traînait  à  la  remorque,  avec  dix-hiait  matelots.  On  peut  juger, 
par  ce  que  les  vaisseaux  souffrirent,  le  danger  qu'eussent  couru  les 
galères  si  M.  le  duc  de  Mortemart  eût  ignoré  que,  quand  on  part 
des  côites  de  Provence  pour  aller  à  l'est,  avec  un  vent  de  nord- 
ouest,  que  l'on  trouve  ensuite  le  sud-ouest  et  que,  par  le  travers  de 
Villefranehe,  on   voit  les  montagnes  couvertes  de  nuages  qui  ne 
font  aui&un  mouvement,  le  ciel  isombre  dia  oôté  de  l'est  et  de  plus 
orageux,  comme  il  était  alors,  on  doit  mouiller  dans  Villefranche.w 
Science  de  nos  ancêtres,   combien  vous  pourriez  nous  être  utile 
'encore,  si  nous  avions  jamais  à  conduire  quelque  grande  opéi^a- 
tion  de  débarquement  !  «  Les  quartiers  à  la  mer,  la  nouvelle  lune  4 
terre  !  »  voilà  ce  que  nous  recommamdent  à  l'envi  ¥égèce,  Ptolé- 
mée,  Roberto  Valturio  et  le  capitaine  Pantero  Panlera.  «  Les  dau- 
phins, nous  apprend  ce  dernier,  qui  semble  avoir  condensé  dans 
son  livre  toute  la  science  conjecturale  des  augures  anciens  et  des 
pilotes  modernes,  les  dauphins  sautent  au  lieu  de  nager  contre  le 
courant,  les  crabes  saisissent  dans  leurs  pinces  le  gravier  du  rivage, 
les  canards  battent  des  ailes,  les  chiens,  de  leurs  pattes  de  devant, 
creusent  le  sol,  les  goélands  se  rassemblent  dans  le  port,  le  coq 
chante  au  coucher  du  soleil,  la  vache  regarde  le  ciel  et  aspire  le 
vent  par  les  naseaux,  l'âne  secoue  la  tête  ou  les  oreilles,  sans  qu'il 
soit  cependant  inquiété  par  les  mouches  ;  les  chèvi-es,  les  agneaux, 
les  moutons  montrent  une  avidité  plus  grande  que  de  coutume,  ils 
cherchent  avec  ardeur  le  pâturage  et  on  ne  les  écarte  qu'avec  peine 
de  l'herbe  ;  les  hirondelles  rasent  l'eau  de  leur  poitrine  ;  les  passe- 
reaux s'appellent  et  se  retirent  près  des  maisons  ;  les  corbeaux  font 
grand  bruit  ;  les  oiseaux  des  fleuves  abandonnent  l'eau  pour  courir 
dans  les  prés  ;  le  cormoran  crie  sur  son  écueil  ;  le  pic  d'hiver  chante 
le  matin;  les  grenouilles  coassent;  les  mouches,  les  cousins  et  les 
puces  se  montrent  altérés  de  sang  humain;  les  fourmis  emportent 
leurs  œufs;  les  taupes  soulèvent  la  terre  ;  la  paille,  les  feuilles,  les 
toiles  d'araignée  voltigent  dans  l'air  ;  les  articulations  deviennent 
douloureuses;  les  yeux  brûlent;  les  mains  sont  rugueuses  et  âpres; 
on  entend  les  bois  murmurer  ;  la  faux,  après  avoir  coiupé  l'ht  rbe, 
reste  noire;  les  (leurs,  les  plantes,  les  eaux  exhalent  leurs  senteurs 
avec  plus  d'énergie  ;  le  sel  se  liquéfie,  les  murs  suintent  ;  vous  avez 
vu  en  songe  des  oiseaux  :  tenez-vous  sur  vos  gardes,  la  tourmente 
est  proche.  » 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  556 

La  météorologie  a  fait  de  nos  jours  de  grands  progrès;  mais  une' 
flotte  en  action  est-elle  en  mesure  de  recevoir  les  avertissemens  que 
les  observatoires  et  le  télégraphe  nous  prodiguent?  Nous  avons  donc 
tort  de  dédaigner  les  vieux  pronostics.  Les  vents  qui  s'élèvent  la  nuit, 
si  nous  en  croyons  l'auteur  de  l Annata  navale,  durent  beaucoup 
moins  que  ceux  qui  prennent  naissance  pendant  le  jour.  Une  grande 
pluie,  surtout  quand  elle  est  soudaine,  abat  ordinairement  la  lureuT' 
de  la  tempête;  une  pluie  fine,  au  contraire,  alimente  la  brise,  comme 
l'eau  en  poussière  paraît  avoir  le  don  d'entretenir  et  d'attiser  la. 
flamme.  Si,  au  moment  du  lever  ou  du  coucher  du  soleil,  on  aper- 
çoit autour  de  cet  astre  un  cercle  coloré,  le  vent  soufflera  de  la 
partie  du  cercle  qui  se  dissipera  la  première.  Découvrez-vous,  aux 
lueurs  naissantes  du  jour,  du  côté  de  l'orient,  des  nuages  épars,  le 
soleil  s'est-il  levé  pâle  ou  vous  apparaît-il  avec  un  double  globe, 
reconnaissez  là  les  signes  évidens  d'une  prochaine  tempête.  Un 
soleil  gonflé  est  toujours  un  indice  de  fâcheux  augure,  surtout 
quand  il  laisse  derrière  lui,  à  l'endi-oit  où  il  vient  de  disparaître,  de 
gros  nuages  que  percent  en  divers  endroits  des  taches  couleur  de 
sang. 

La  lune  a  ses  présages  aussi  bien  que  l'astre  du  jour  :  ce  n'est 
pas  sans  motif  qu'elle  nous  présente  une  face  rubiconde.  L'avis  est 
plus  menaçant  encore  quand  à  la  teinte  rouge  se  mêle  le  noir  ou  le 
bleu  foncé.  Des  cercles  lunaires  séparés  l'un  de  l'autre  par  des 
intervalles  égaux  prédisent  de  grands  vents  et  des  vents  variables. 
Dieu  vous  préserve  surtout  d'une  lune  vous  offrant,  à  son  seizième 
jour,  un  éclat  semblable  à  celui  de  la  flamme  !  L'influence  de  la 
lune  sur  le  temps  est  bien  discréditée  aujourd'hui;  il  n'est  pas 
impossible  que  la  lune  en  appelle.  Ne  craignons  donc  pas  d'enre- 
gistrer, ne  fût-ce  que  dans  un  intérêt  historique,  ce  que  pensaient 
à  ce  sujet  les  anciens.  Le  moment  de  la  conjonction  était  tenu  par 
eux  comme  un  moment  critique.  Certains  observateurs  allaient  jus- 
qu'à prétendre  que  le  troisième  jour  avant  ou  après  l'opposition 
n'avait  guère  moins  d'importance  que  le  troisième  jour  qui  précé- 
dait ou  suivait  la  nouvelle  lune.  Toutes  ces  observations,  ingé- 
nieuses ou  crédules,  n'auraient  pas  été  faites  par  le  chêne;  elles 
eurent  leur  origine  dans  les  préoccupations  bien  naturelles  du 
roseau.  Tant  qu'il  ne  s'agira  que  de  traverser  les  mers  avec. nos 
puissans  cétacés,  les  soucis  des  vieux  triérarques  pourront  ne  nous 
arracher  qu'un  sourire  ;  le  jour  où  le  succès  d'une  descente  dépendra 
d'un  caprice  de  la  brise,  nous  les  examinerons  peut-être  de  plus 
près. 

Les  Romains  se  lassèrent  de  perdre  leurs  navires  sans  combattre. 
Dui:aiit  deux  années  consécutives,  ils  abandonné ''ent  à.  Garthage 


556  AÉVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'empire  et  l'occupation  de  la  mer  :  Carthage  en  profita  pour  inon- 
der la  Sicile  de  ses  éléphans.  Rome  comprit  le  danger  qu'elle 
allait  courir  et  se  ravisa.  Elle  arma  sur-le-champ  une  flotte  consi- 
dérable qui  vint  mettre  le  blocus  devant  Lilybée.  Des  batailles,  passe 
encore!  mais  un  blocus!  comment  s'imaginer  qu'il  pourra  être 
maintenu  efficacement  par  des  soldats?  Pour  guetter  l'occasion  favo- 
rable, les  Carthaginois  n'avaient  qu'à  jeter  l'ancre  sous  les  îles 
^]gades,  —  à  Levanzo,  à  Maritimo,  à  Favignana.  La  première 
grande  brise  qui  soufflait  du  canal  de  Malte  les  emportait  à  travers 
les  flottes  romaines  impuissantes  à  leur  interdire  l'accès  de  ce  rivage 
tout  semé  d'écueils.  On  vit  jusqu'à  des  galères  isolées  forcer  en 
plein  jour  le  blocus.  Le  chenal  qui  menait  au  port  était  sinueux  sans 
doute,  mais  pour  des  pilotes  familiers  avec  ces  parages,  ce  n'en 
était  pas  moins  un  chemin  praticable;  pour  le  suivre,  il  suffisait  de 
bien  choisir  et  de  bien  se  rappeler  ses  amers.  Venant  de  Levanzo, 
on  avait  trois  tours  en  vue  :  il  fallait  se  diriger  d'abord  sur  la  tour 
qui  s'élevait  le  plus  près  du  rivage,  du  côté  du  nord;  dès  que  les 
deux  autres  tours,  —  ces  deux  tours  étaient  situées  sur  la  côte  qui 
fait  face  à  l'Afrique,  —  se  trouvaient  clans  le  même  alignement,  — 
en  langage  de  marin,  l'une  par  l'autre,  —  on  changeait  brusque- 
ment de  route.  Tant  qu'on  ne  sortait  pas  de  la  ligne  ainsi  tracée, 
le  vaisseau  restait  dans  les  eaux  profondes. 

Le  Carthaginois  qui  déjoua  le  premier  la  surveillance  de  la  flotte 
romaine  appartenait-il  à  la  grande  famille  des  Barca?  La  chose  est 
peu  probable,  car  on  ne  risque  pas  d'ordinaire  des  sufTètes  ou  leurs 
proch  s  parens  dans  de  telles  aventures  :  le  hardi  marin  se  nom- 
mait cependant  Annibal.  On  le  distinguait  du  fils  d'Amilcar  par  le 
surnom  d' Annibal  le  Rhodien.  Il  avait  tant  de  fois  traversé  impuné- 
ment la  croisière  ennemie  que  les  Romains  finirent  par  renoncer  à 
l'espoir  de  l'intercepter  au  passage;  ils  se  résignèrent  à  lui  laisser 
l'entrée  du  port  ouverte,  se  promettant  de  l'attendre  à  la  sortie.  Dix 
vaisseaux,  choisis  parmi  les  plus  rapides,  allèrent  se  poster  des  deux 
côtés  du  goulet.  Les  rames  levées,  ils  se  tenaient  constamment 
prêts  à  donner  la  chasse  au  Rhodien,  quand  cet  intrépide  t'orceur 
de  blocus  tenterait  de  regagner  les  îles  .^gades.  Le  Rhodien  ne  prit 
même  pas  la  peine  de  chercher  à  dérober  ses  mouvemens  à  des 
ennemis  dont  il  dédaignait  les  poursuites  ;  il  sortit  du  port  en  plein 
jour  et  passa  comme  une  flèche  au  milieu  des  Romains  stupéfaits. 
Sa  confiance  dans  la  supériorité  de  sa  marche  était  telle  qu'à  peine 
hors  de  portée  des  traits,  on  le  vit  s'arrêter  soudain  et  lever  hors 
de  l'eau,  en  signe  de  défi,  ses  avirons.  Les  Romains,  haletans,  dé- 
ployaient pour  l'atteindre  toute  la  force  que  les  dieux  avaient  mise 
dans  les  bras  de  leurs  chijunnes;  le  Rhodien,  toujours  immobile, 


LES    GRANDS    COMBATS    DE   MER.  557 

prenait  un  malicieux  plaisir  à  les  laisser  approcher  jusqu'à  la  dis- 
tance où  les  armes  de  jet  auraient  pu  devenir  dangereuses  ;  puis, 
tout  à  coup,  laissant  retomber  ses  rames,  il  distançait  de  nouveau 
en  quelques  palades  les  lourdes  quinquérèmes  dont  les  équipages 
harassés  étaient  moins  que  jamais  en  mesure  de  lutter  avec  des 
rameurs  qui  venaient  de  reprendre  haleine. 

Ces  affronts  répétés  causaient  le  plus  vif  dépit  aux  consuls;  ils 
résolurent  de  fermer  l'entrée  du  port  par  une  jetée  :  la  mer,  comme 
à  Tyr,  dispersa  les  blocs.  Sur  un  seul  point  où  les  travailleurs  ren- 
contrèrent un  banc  de  sable,  déjà  presque  à  fleur  d'eau,  on  réussit  à 
consolider  la  première  amorce  de  la  digue.  Par  le  plus  heureux  des 
hasards,  unequadrirème  sortant  de  Lilybée  alla  donner  sur  cet  écueil 
récent  dont  elle  ne  soupçonnait  pas  l'existence.  Elle  y  resta  échouée  : 
les  Romains  accoururent  et  s'emparèrent  du  bâtiment  que  la  for- 
tune, presque  toujours  propice  à  la  ténacité,  leur  livrait.  Sur  la 
galère  aux  formes  effilées,  d'une  architecture  à  la  fois  solide  et 
légère,  ils  embarquèrent  un  équipage  d'élite.  Quelques  jours  plus 
tard,  le  Rhodien  voulut  répéter  la  manœuvre  qui  lui  avait  jusqu'alors 
si  bien  réussi  ;  il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'il  n'avait  plus  affaire 
à  des  vaisseaux  construits  aux  bords  du  Tibre  ;  la  quadrirème  le 
gagnait  rapidement.  Ne  pouvant  plus  trouver  son  salut  dans  la 
fuite,  il  fit  bravement  volte-face  et  alla  de  lui-même  au-devant  du 
combat.  Sa  carrière  de  corsaire  était  terminée  ;  accablé  par  le 
nombre  de  ses  adversaires,  il  dut  céder  au  sort  et  se  rendre  pri- 
sonnier. 

Les  Romains  possédaient  dès  lors  deux  vaisseaux  rapides  •  il  ne 
dépendait  que  d'eux  d'en  reproduire  le  type  ;  à  partir  de  ce  jour  la 
marine  romaine  commence  à  se  transformer.  Les  fils  de  Romulus 
n'en  furent  pas  moins  battus  une  fois  encore  devant  Drapani.  Cette 
race  de  laboureurs  n'avait,  il  est  vrai,  besoin  que  de  toucher  la  terre 
pour  reprendre  des  forces  ;  vaincue,  elle  revenait  peu  de  temps  après  à 
la  charge  :  son  opiniâtreté  finit  par  lasser  les  Carthaginois.  Si  les  Ro- 
mains avaient  été  moins  rebelles  à  la  science  que  pratiquaient  si  bien 
leurs  adversaires,  s'ils  avaient  su  seulement  se  garder  du  naufrao-e  le 
siège  de  Lilybée  n'aurait  probablement  pas  duré  huit  ans.  Les  avertis- 
semens  du  ciel  étaient  par  malheur  lettre  close  pour  des  soldats  enle- 
vés à  leur  élément  :  les  nuages  s'amoncelaient,  la  houle  venait  battre 
sourdement  le  rivage,  leur  esprit  demeurait  obstinément  fermé 
ces  pronostics.  Il  n'y  avait  pas  un  consul,  s' appelât-il  Marcus  ^Emi- 
lius,  Servius  Fulvius,  Aulus  Attilius,  Lucius  Cornélius  ou  Junius 
qui  comprît  le  danger  de  rester  sur  une  côte  qu'allait  infailliblement 
assaillir  bientôt  la  tempête.  Pourvu  que,  comme  Panurge,  «  ils 
eussent  un  pied  en  terre  et  que  l'autre  n'en  fût  pas  loin,  »  il  leur 


558  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

semblait  qu'ils  n'avaient  rien  à  craindre  des  menaces  du  firmament. 
Le  lieutenant  d'Adherbal,  Carthalon,  fut  plus  avisé.  Dès  qu'il  flaira 
l'orage,  l'habile  Carthaginois  se  hâta  de  passer  à  l'est  du  cap  Pas- 
saro  et  de  mettre  ainsi  sa  flotte  à  couvert.  Les  vaisseaux  de  Junius 
eurent  le  sort  de  ceux  que  Marcus  iEmilius  et  Servius  Fulvius,  cinq 
ans  auparavant,  ramenaient  d'Afrique.  Dans  les  mêmes  parages  et 
dans  des  conditions  tout  à  fait  analogues,  la  flotte  de  Junius  fut 
anéantie.  De  cent  navires  de  guerre  et  de  quatre  cents  bâtimens  de 
transport,  la  tempête  ne  laissa  au  malheureux  consul  que  quelques 
épaves.  Ce  marin  maladroit  était  en  revanche  un  soldat  de  la  plus 
haute  valeur  :  il  répara  sa  faute  en  allant  s'emparer  du  plateau 
d'Éryx,  position  presque  inaccessible  d'où  les  Carthaginois  essayè- 
rent vainement  de  le  déloger. 

La  dix-huitième  année  de  la  première  guerre  punique,  Tannée 
2A5  avant  Jésus-Christ,  venait  de  s'ouvrir  :  Amilcar  Barca  avait  éta- 
bli son  camp  entre  Éryx  et  Panorme  ;  de  continuels  combats  occu- 
pèrent trois  années  encore.  Il  fallait  en  finir.  Les  Romains  qui,  depuis 
cinq  ans,  se  tenaient  complètement  à  l'écart  de  la  mer,  résohn-ent 
de  reparaître  en  force  sur  ce  théâtre  d'où  ils  s'étaient  exclus  eux- 
mêmes  à  la  suite  de  leur  dernier  désastre.  Ils  équipèrent  rapide- 
ment, grâce  aux  largesses  de  quelques  patriciens,  une  flotte  de  deux 
cents  quinquérèmes  construites  sur  le  modèle  des  galères  captu- 
rées devant  Lilybée.  Ces  deux  cents  quinquérèmes  tranchèrent  vic- 
torieusement la  question  :  elles  firent  ce  que  n'avaient  pu  faire  ni 
l'occupation  d'Éryx  ni  les  longues  lignes  de  circonvallation  creusées 
sous  les  murs  de  Lilybée;  elles  prirent  Amilcar  au  dépourvu  et» 
dans  une  seule  journée,  conquirent  cette  paix  qui  fuyait  constam- 
ment devant  les  armées.  Rome,  après  avoir  débuté  dans  la  guerre 
de  Sicile  par  une  victoire  navale,  allait  encore,  par  une  victoire 
navale,  porter  aux  Carthaginois  le  coup  mortel.  La  plus  grande  leçon 
qu'elle  ait  léguée  au  monde,  c'est  l'art  de  couronner  par  un  triomphe 
suprême  une  longue  succession  de  défaites  et  de  catastrophes. 
L'empire  appartient  fatalement  aux  plus  entêtés. 

Retranché  entre  Éryx  et  Panorme,  sans  l'appui  d'aucune  ville 
alliée,  sans  l'espoir  même  de  se  faire  des  alliances  dans  une  île  qui 
obéissait  presque  tout  entière  aux  Romains,  Amilcar  ne  vivait  que 
des  convois  de  la  mère  patrie  ou  du  produit  de  ses  courses  sur  les 
côtes  italiennes  :  l'arrivée  soudaine  du  consul  Lutatius  le  menaçait 
d'une  prochaine  famine  ;  il  demanda  des  secours  à  Carthage.  On 
lui  envoya  de  Carthage  une  flotte  chai-gée  de  blé.  Hannon  comman- 
dait ces  vaisseaux  de  guerre,  momentanément  convertis  en  trans- 
ports, comme  nos  superbes  vaisseaux  de  la  Mer-Noire  que  nous 
vîmes  revenir  un  jour  du  Bosphore  bondés  jusqu'à  mi-haubans  de 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  559 

balles  de  foin.  Il  alla  jeter  l'ancre  sous  Maritime.  C'était  des  îles 
iEgades  la  plus  éloignée  de  Lilyhée.  Craignant  sans  doute  de  com 
piumeitrela  garnison  qu'il  eût  fallu  y  laisser,  les  Romains,  maîtres 
de  Favignana  et  de  Levanzo,  avaient  négligé  de  prendre  possession 
de  cette  troisième  île,  dans  laquelle  ils  auraient  eu  peine  à  faire  pas- 
ser, le  cas  échéant,  de  prompts  secours.  Hannon,  dès  qu'il  eut  ras- 
semblé sa  flotte  au  mouillage  resté  libre  de  Maritimo,  n'eut  plus 
qu'une  pensée:  profiter  du  premiervent  qui  soufflerait  du  large  pour 
surprendre  la  vigilance  des  Romains  et  pénétrer  à  travers  leurs  lignes 
jusqu'au  campd'Amilcar.  Là  il  comptait  alléger  ses  vaisseaux  de  leur 
carf^aison  et  renforcer  les  équipages  avec  l'élite  des  soldats  merce- 
naires :  il  sfrait  alors  en  mesure  de  livrer  bataille  et  de  reconquérir, 
si  le  sort  le  favorisait,  l'empire  de  la  mer  que  Carthage  appauvrie 
par  les  dépenses  d'une  guerre  aussi  prolongée,  avait  compromis  en 
laissant  peu  à  peu  dépérir  ses  flottes. 

L'intérêt  de  Lutatius  était,  au  contraire,  de  combattre  sur  l'heure 
et  d'arrêter  les  galères  encore  alourdies  des  Carthaginois  au  passage  : 
il  prit  poste  à  Favignana.  De  cette  île,  la  plus  orientale  du  groupe, 
il  surveillait  à  la  fois  Maritimo,  Lilybée  et  Drapani.  La  circonstance 
qu'atiendait  Hannon  ne  tarda  pas  à  se  présenter;  le  vent  d'ouest 
si  fiéqnent,  on  pourrait  presque  dire  si  constant  en  été,  dans  le 
canal  de  Malte.,  s'éleva  dès  le  point  du  jour.  Bientôt  la  brise  acquit 
une  grande  violence.   Les  Carthaginois  déployèrent   leurs  voiles  ; 
Luiaiius  les  vit  s'avancer  comme  un  de  ces  nuages  précurseurs  de 
l'orage  qui  chassent  devant  eux  la  poussière.   11  douta  un  instant 
qu'il  pût  réussir  à  ranger  en  bataille  sur  cette  mer  tumultueuse  sa 
flotte  dont  les  équipages  se  composaient  en  majeure  partie  de  sol- 
fiais; mais  laisserait- il  donc  passer  le   tourbillon  qui  allait  por- 
ter l'abondance  et  rendre  la  vigueur  à  un  camp  aflamé?  Lutatius 
prit  le  parii  de  tenter  l'avemure,  espérant  que  le  pied  peu  marin 
de  ses  troupes  s'allermirait  au  moment  du  danger  et  pensant  que 
le  mal  de  mer  lui-même  a  peu  de  prise  sur  des  gens  animés  par  la 
vue  d'un  ennemi  qu'ils  abhorrent.  Il  quitta  l'abri  de  Favignana  et 
courut  se  placer  entre  les  Carthaginois  et  la  terre.  Les  Carthaginois 
arrivaient  à  toutes  voiles;  ils  amenèrent  soudain  leurs  antennes,  et, 
prenant  leurs  rames,  se  préparèrent  à  livrer  un  combat  dans  les 
règles.  Ce  fut   certainement  une  faute  :   mieux  eût  valu  pour  eux 
coniinuer  de  courir  vers  la  côte  à  toute  vitesse,  dussent-ils,  pour 
•assurer  le  passage  d'un  convoi  si  impatiemment  attendu,  sacrifier  la 
moiiiè  de  la  Hotte.  La  mêlée  s'engagea;  la  fortune,  par  un  de  ces 
caprices   qui  lui  sont  familiers,  vint  tout  à  coup  au  secours  des 
Homains  :  le  vent  d'ouest  tomba  brusquement.  Dès  que  le  plancher 
redevint  solide,  les  vaillans  soldats  de  Rome  rentrèrent  en  possession 


560  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  tous  leurs  avantages.  Ils  prirent  à  l'ennemi  soixante -dix  vais- 
seaux et  en  coulèrent  cinquante.  La  brise  qui  souillait  alors  direc- 
tement de  terre  sauva  seule  quelques  débris  de  la  flotte  car- 
thaginoise, en  les  ramenant  vers  Maritime.  Lulatius,  pendant  ce 
temps,  reprenait  le  chemin  du  camp  de  Lilybée  et  y  débarquait 
10,000  prisonniers. 

Cette  bataille  des  îles  .Egades  est  remplie  pour  nous  d'enseigne- 
mens.  Le  représentant  du  peuple  Jean-Bon  Saint-André,  au  combat 
du  1"  juin  1794,  plus  connu  dans  l'histoire  sous  le  nom  de  combat 
du  13  prairial,  exigea  de  l'amiral  Villaret-Joyeuse  qu'il  abandonnât 
le  champ  de  bataille  et  six  vaisseaux  désemparés  aux  Anglais.  Com- 
ment essaya-t-il  de  justifier  cette  retraite  désaslreuse?  Il  prétendit 
qu'il  avait  voulu  avant  tout  garder  la  faculté  d'assuier  le  passage 
du  grand  convoi  de  blé  qu'attendait  d'Amérique  la  France,  à  cette 
époque  en  proie  à  la  disette.  Jean-Bon  Saint- André  eût  mieux  atteint, 
je  crois,  ce  résultat  en  prolongeant  la  lutte  et  en  réduisant  ainsi  à  une 
longue  impuissance  la  flotte  britannique.  La  situation  d'Hannon 
n'était  pas  celle  de  l'amiral  Villaret-Joyeuse.  Sa  flotte  n'était  elle- 
même  qu'un  immense  convoi  :  un  convoi  n'est  pas  fait  pour  com- 
battre; il  est  fait  pour  passer.  Son  rôle  n'est  pas  d'accepter  les 
engagemens  auxquels  on  le  provoque,  mais  de  renverser  à  tout 
risque  les  barrières  que  l'ennemi  lui  oppose,  trop  heureux  s'il  par- 
vient, en  semant  son  chemin  d'épaves,  à  sauver  de  la  capitulation 
imminente  la  place  ou  l'armée  qu'il  a  mission  de  ravitailler. 

Les  conséquences  du  combat  des  îles  /Egades  furent  immenses. 
Amilcar  comprit  sur-le-champ  la  portée  décisive  de  cette  défaite. 
Garthage  luttait  depuis  vingt-quatre  ans;  elle  était  à  bout  de  res- 
sources et  d'énergie.  Sur  le  conseil  d' Amilcar,  le  sénat  demanda  la 
paix.  Les  conditions  imposées  par  Rome  étaient  dures;  la  continua- 
tion de  la  guerre  ne  pouvait  que  les  rendre  plus  cruelles  encore.  Une 
génération  nouvelle  ferait  peut-être  mieux  ;  il  fallait  lui  laisser  le 
temps  de  grandir.  Les  Romains  avaient  perdu  sur  mer,  pendant 
cette  longue  guerre,  sept  cent  quatre-vingt-quatre  quinquérèmes  et 
plus  de  300,000  hommes;  les  Carthaginois,  220,000  hommes  et 
cinq  cent  quatorze  vaisseaux. 

Il  est  triste,  profondément  triste  de  songer  que  la  guerre,  si  heu- 
reuse qu'elle  soit,  ne  conclut  jamais  rien  :  Amilcar  vaincu  légua 
comme  héritage  sa  haine  à  son  fils.  Les  vainqueurs  devraient  y 
regarder  à  deux  fois  avant  de  provoquer  par  leurs  exigences  le  ser- 
ment d'Annibal.  Je  n'ai  point  à  m'occuper  de  la  seconde,  ni  de  la 
troisième  guerre  punique  :  la  marine  n'y  joua  qu'un  rôle  effacé.  Si 
j'étudiais  les  phases  de  cette  lutte  sanglante  qui  faillit  ne  pas  tour- 
ner à  l'avantage  des  Romains,  il  me  serait  facile  de  montrer  où  peut 


LES    GRANDS    COMBAT^    DE    MER.  561 

conduire  l'abus  de  la  victoire.  Quand,  après  la  bataille  de  Cannes, 
l'armée  carthaginoise  campait  aux  portes  de  Rome,  le  sénat  eut 
raison  de  mettre  héroïquement  en  vente  le  champ  où  Annibal  avait 
dressé  ses  tentes;  mais  tout  l'héroïsme  du  sénat  romain  n'aurait  pas 
sauvé  la  ville  éternelle  :  Rome  dut  son  salut  aux  dissensions  qui  choi- 
sirent ce  moment  pour  éclater  à  Garthage.  Recueillons-nous  ici  et 
faisons  en  silence  un  retour  sur  nous-mêmes  :  quelques  faveurs  que 
lui  octroie  le  sort,  toute  maison  divisée,  l'évangile  nous  l'apprend, 
est  fatalement  destinée  à  périr.  La  leçon  est  banale  ;  elle  n'a  cepen- 
dant, que  je  sache,  profité,  ni  dans  les  temps  anciens,  ni  dans  les 
temps  modernes,  à  aucun  peuple  en  proie  aux  fureurs  des  partis.  Ce 
qui  serait  non  moins  digne  de  remarque,  c'est  la  fortune  de  Rome,  dès 
que  Rome  n'eut  plus  de  rivale  à  craindre.  Toutes  les  vertus  civiques 
du  peuple-roi  en  quelques  années  s'évanouirent,  et,  de  sa  vieille 
ardeur  guerrière,  il  ne  resta  plus  à  ce  peuple  gâté  par  la  victoire 
que  les  transports  jaloux  d'une  nation  mûre  pour  la  guerre  civile. 

IV. 

La  guerre  civile  a  aussi  ses  annales  ;  je  voudrais  ne  pas  être  obligé 
d'ajouter  qu'elle  a  eu,  comme  la  guerre  étrangère,  ses  gloires.  César 
et  Pompée  firent  assaut  de  manœuvres  habiles  :  l'évacuation  de 
Rrindes  par  Pompée  est  assurément  un  des  mouvemens  les  mieux 
combinés  dont  l'histoire  fasse  mention.  Un  port  barré,  une  ville 
infidèle,  un  ennemi  prêt  à  escalader  les  murs,  tels  sont  les  obstacles 
dont  il  fallait  triompher.  Pompée  s'échappa  cependant  de  la  place 
investie  avec  vingt  cohortes,  sans  même  laisser  à  César  le  moyen 
de  le  suivre.  La  facilité  avec  laquelle  les  anciens  transportaient  le 
théâtre  de  leurs  opérations  d'un  rivage  à  l'autre  aurait  lieu  de  nous 
surprendre  si  nous  ne  savions  que,  pour  eux,  l'instrument  de 
transport  était  en  même  temps  l'instrument  de  débarquement. 

Lorsqu'cclatèrent  les  premiers  démêlés  entre  Octave  et  Antoine, 
les  efforts  d'Octavia,  femme  d'Antoine  et  sœur  chérie  d'Octave,  réus- 
sirent un  instant  à  rapprocher  les  deux  triumvirs.  Une  entrevue  eut 
lieu  dans  le  golfe  de  Tarente  :  Antoine,  toujours  confiant,  toujours  che- 
valeresque, ne  songeant  qu'à  dompter  les  Parthes,  eut  l'imprudence 
d'échanger,  contre  deux  légions  que  son  rival  lui  céda,  cent  galères 
et  vingt  brigantins.  Il  donnait  ainsi  au  neveu  de  César  ce  qui  lui 
manquait  :  une  flotte  de  guerre.  A  dater  de  ce  jour,  son  arrêt  fut 
signé.  Le  monde  a  beau  être  vaste;  il  est  trop  étroit  pour  deux 
ambitieux.  Octave,  de  retour  à  Rome,  n'a  plus  d'autre  pensée  que 
de  soulever  le  peuple  contre  Antoine.  Il  connaît  la  puissance  de 
l'opinion  publique  et  ne  néglige  rien  pour  la  mettre  de  son  côté. 

TOMB  UY.  —  1S82.  36 


562  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Idole  des  soldats,  Antoine,  au  contraire,  ne  songe  pas  assez  à  mé- 
nager la  fierté  des  Romains  ;  l'ailection  de  son  armée  lui  suffit.  On 
a  souvent  comparé  de  son  vivant  ce  brillant  lieutenant  de  César  à 
Hercule:  du  demi-di^u  victime  de  Déjanire,  si  1  histoire,  telle  que 
l'ont  écrite  les  amis  de  Brutus  et  les  flatteurs  d'Augu-^te,  ne  nous 
abuse  pas  étrangement,  Antoine  aurait  eu  surtout  les  faiblesses.  Il 
accourt  à  Éphèse  avec  Cléopâtre  :  huit  cents  vaisseaux,  seize  légions, 
120  millions  de  francs,  les  deux  complices  semblent  avoir  tout  ras- 
semblé pour  s'emparer  à  coup  sûr  de  l'empire.  La  force,  sans  le 
moindre  doute,  est  pour  eux  ;  mais  la  majesté  romaine,  que  leur 
alliance  oflusque,  prend  parti  pour  Octave. 

D'Éphèse,  Antoine  et  Cléopâtre  se  portent  à  Samoi?  ;  les  prépara- 
tifs de  guerre  de  part  et  d'autre  s'accélèrent.  Des  coalins  de  l'Egypte 
au  Palus  Méotide,  l'Asie  est  en  mouvement;  l'Europe  n'est  pas 
moins  active  :  les  levées  d'hommes  et  d'impôts  par  lesquelles  Octave 
répond  aux  efforts  de  son  adversaire  ont  failli  un  instant  indisposer 
l'Italie;  la  levée  faite  et  l'argent  versé,  comme  Ta  remarqué  avec 
son  profond  bon  sens  le  vieux  Plutarque,  tout  redevient  tranquille. 
La  plus  grande  faute,  dans  les  temps  de  crise,  n'est  pas  de  hasarder 
sa  popularité  ;  la  faute  sans  remède  consiste  à  manquer  d'argent 
et  de  soldats.  Antoine  a  fait  preuve  de  résolution  et  d'activité  ;  Octave 
montrera  la  ténacité  qu'il  tient  de  ses  ancêtres  unie  à  la  dissimula- 
tion que  lui  ont  départie  les  dieux.  On  a  souvent  dépeint  ce  carac- 
tère froid,  qui  ne  donnait  rien  aux  satisfactions  vulgaires  et  dont 
tous  les  actes  ne  dénotent  qu'un  but  :  demeurer  le  maître.  Le 
monde  a  trouvé  enfin  un  grand  politique  ;  ce  sont  rarement  les 
natures  aimables  qui  le  sauvent. 

La  guerre  est  décrétée  :  Antoine  et  Cléopâtre  ont  tourné  par  mer 
le  Péloponèse.  Réduite  à  cinq  cents  navires  de  guerre,  leur  flotte 
est  mouillée  à  l'entrée  du  golfe  d'Ambracie,  aujourd'hui  le  golfe 
d'Arta;  la  flotte  d'Octave  reste  encore  concentrée  à  Tarente  et  à 
Brindes.  Elle  ne  compte  que  deux  cent  cinquante  vaisseaux.  Du 
poste  qu'il  occupe  sur  la  limite  de  l'Acarnanie  et  de  l'Épiie,  Antoine 
pourra  aisément  porter  la  guerre  en  Italie;  seulement,  il  faut  que 
son  armée  qui  s'achemine  péniblement  par  terre  vers  les  lieux  où  il 
lui  a  donné  rendez-vous  l'ait  rejoint  tout  entière.  Les  moyens  de 
transport  ue  lui  manqueront  pas:  la  flotte  de  l'Asie,  giossie  du  con- 
tingent formidable  de  l'Egypte,  a  rempli  tout  le  golfe  de  sa  masse 
imposante.  On  voit  dans  ses  rangs  des  octères,  des  décères,  mesu- 
rant du  plat-bord  à  la  surface  de  la  mer  près  de  10  pieds  de  hau- 
teur, chargées  de  tours,  de  baUstes  et  de  catapultes,  équipées  avec 
une  magnificence  que  ne  connurent  jamais  les  escadres  du  premier 
des  Ptolémées,  ni  celles  que  commandait  Démétrius  Poliorcète. 
Cette  flotte  n'a  qu'un  tort;  elle  est, plus  qu'aucune  autre,  dillicile  à 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  563 

mettre  en  mouvement:  Gléopâtre  s'en  apercevra  quand  elle  essaiera' 
d'en  faire  traîner  les  débris  jusque  dans  la  Mer-Rouge,  à  travers 
l'isthme  de  Suez.  Pour  combler  les  vides  de  ses  équipages,  on  a 
été  obligé  de  recourir  à  la  presse  :  voyageurs,  muletiers,  moisson- 
neurs, tout  ce  que  les  sergens  recruteurs  sont  parvenus  à  saisir  est, 
en  dépit  des  supplications  et  des  murmures,  dirigé  en  hâte  sur  les 
vaisseaux  à  court  depuis  trop  longtemps  de  rameurs.  La  Grèce  est 
épuisée  :  il  faut  cependant  qu'elle  subisse  encore  cette  saignée  nou- 
velle. Des  hommes!  des  hommes!  des  hommes!  Sans  cesse  il  en 
arrive  et  il  en  manque  toujours.  Songez-y  donc!  La  flotte  d'Antoine, 
ne  fût-elle  qu'une  Hotte  de  trirèmes,  demanderait,  pour  être  armée 
au  complet,  plus  de  100,000  hommes;  il  lui  en  faut  le  double,  si 
elle  est  composée  en  majeure  partie  de  quinquérèmes.  Toute  l'ar- 
mée de  terre  y  passerait;  les  seize  légions  de  Canidiiis,  les  troupes 
de  la  Libye,  de  la  Haute-Cilicie,  de  la  Paphlagonie,  de  la  Comagène, 
de  la  Thrace  et  de  la  Gappadoce  qu'ont  amenées  leurs  rois  en  per- 
sonne; celles  du  Pont,  de  la  Galatie,  de  la  Lycaonie  et  de  la  Judée 
envoyées  par  Polémon,  par  Malchus,  par  Amyntas,  par  Hérode.  Une 
flotte  aussi  exigeante  ne  laisse  pas  que  d'être  un  gros  embarras. 
On  reproche  à  Antoine  de  n'avoir  pas  su  profiter  des  mècoiitente- 
mens  passagers  de  l'Italie,  de  s'être  endormi  dans  les  fêtes,  d'avoir 
sacrifié  le  soin  de  son  salut  à  ses  plaisirs.  Le  malheureux!  qu'on 
apprécie  mal  les  difficultés  de  sa  situation  !  Les  renforts  sur  les- 
quels il  se  croyait  en  droit  de  compter  se  dissipent  en  route  ou  se 
fondent  en  chemin;  au  lieu  de  ces  renforts,  c'est  Octave  avec  ses 
liburnes  qui  arrive.  Les  liburnes,  ce  sont  les  trières  de  l'Illyrie;  une 
marine  de  pirates  que  feront  revivre  au  moyen  âge  les  Lscoques. 
Aux  corsaires  de  Sextus  Pompée  Octave  n'a  pu  opposer  avec  suc- 
cès que  ces  navires  agiles  qui  franchissent  avec  plus  de  facilité  que 
les  trières  d'Athènes  l'isthme  de  Gorinthe  sur  des  rouleaux,  l'isthme 
d'Aïubracie  sur  des  peaux  de  bœufs  enduites  de  matières  grasses  : 
il  en  a  formé  le  gros  de  sa  flotte.  Deux  années  de  campagne  les  ont 
aguerris;  un  véritable  homme  de  mer,  Agrippa,  les  commande. 
Antoine  avait  mouillé  sa  flotte  à  l'entrée  du  golfe,  sous  le  promon- 
toire d'Actium.  L'apparition  soudaine  de  l'ennemi  le  prend  en  défaut; 
la  pliipartdeses  galeressontencoredegarniesdesoldats.il  paie  réso- 
lument d'audace,  fait  prendre  sur-le-champ  les  armes  aux  épibates 
et  défourneler  les  rames.  Pendant  que  sur  les  ponts  étincelle  le  fer 
fourbi  des  piques,  les  avirons  poussés  en  dehors  donnent  aux  vais- 
seaux l'apparence  d'une  flotte  qui  n'attend  que  le  signal  de  son  chef 
pour  appareiller.  Le  stratagème  est  habile  et  fait,  suivant  moi,  grand 
honneur  au  sang-froid  du  général  surpris.  Octave,  qui  se  préparait 
à  l'attaque,  reste  intimidé;  il  recule  devant  un  pareil  déploiement 
de  forces  et  se  contente  d  aller  asseoir  son  camp  en  face  du  camp 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Antoine,  sur  la  pointe  opposée  du  goulet.  C'est  là  que  s'élèvera 
un  jour  la  ville  de  la  victoire,  Nicopolis. 

Lorsqu'en  1855,  les  transports  russes  eurent  évacué  les  établisse- 
mens  du  Kamtchatka,  ils  trouvèrent  sur  les  côtes  de  la  Tartarie  chi- 
noise, dans  la  baie  de  Castries  reconnue  pour  la  première  fois  par 
La  Pérouse,  un  refuge  où  ils  avaient  tout  lieu  de  penser  qu'aucun 
croiseur  ennemi  ne  viendrait  les  troubler.  Un  capitaine  anglais  finit 
cependant  par  découvrir  leurs  traces,  et  des  forces  supérieures  appa- 
rurent à  l'entrée  de  la  baie.  Les  Russes  se  sauvèrent  alors,  comme 
se  sauva  Antoine  en  l'année  31  avant  Jésus-Christ,  par  leur  bonne 
contenance.  Ils  surent  donner  à  leurs  navires  de  charge,  incapables 
d'opposer  à  un  assaut  hardi  une  résistance  sérieuse,  l'apparence  me- 
naçante de  vaisseaux  de  guerre.  Les  Anglais  hésitèrent  et  voulurent 
se  réserver  le  temps  de  rassembler  des  moyens  d'attaque  plus  puis- 
sans;  lorsqu'ils  revinrent,  les  Russes  avaient  franchi  les  bancs  d'un 
canal  que  jusqu'alors  on  avait  cru  un  isthme  et  se  reposaient  de  leurs 
justes  alarmes  dans  le  fleuve  Amour.  Semblables  ruses  réussissent  à 
la  guerre  bien  plus  souvent  qu'on  ne  pense  :  il  faut  applaudir  à  l'esprit 
ingénieux  qui  sait  ainsi  se  sortir  du  péril;  mais  on  aurait  grand  tort 
déjuger  avec  une  rigueur  extrême  la  prudence  qui  s'est  laissé  prendre 
à  une  apparence  trompeuse.  Il  est  difficile  d'apprécier  exactement  des 
forces  qu'on  ne  peut  approcher  sans  se  mettre  dans  l'impossibilité  de 
reculer,  et  la  méprise  anglaise  ne  mériterait  guère  d'être  rapportée,  si 
elle  n'était  la  justification  de  l'amiral  Linois  abusé  par  un  stratagème 
analogue  dans  les  eaux  de  Poulo-Aor.  Gaiiteaume,si  sévère  pour  son 
camarade  en  cette  occasion,  eut-il  la  vue  plus  claire  devant  Minorque? 

II  était  donc  permis  à  Octave  de  s'abuser  sur  la  situation  réelle 
d'Antoine  ;  dans  le  camp  ennemi,  les  fidélités  chancelantes  ne  s'y 
trompaient  pas.  Elles  devinaient,  avec  cet  instinct  qui  ne  manque 
jamais  à  la  trahison,  que  la  cause  pour  laquelle  les  avaient  armées 
un  dévoûment  trop  prompt  et  un  zèle  irréfléchi  était,  depuis  l'arri- 
vée d'Octave  en  Épire,  une  cause  tout  à  fait  désespérée.  Domitius, 
le  premier,  monte  sur  une  barque  légère,  se  glisse  hors  du  port  et  va 
offrir  ses  services  à  César.  Antoine  ne  s'indigne  pas,  il  ne  maudit 
pas  la  fortune  :  il  renvoie  au  transfuge  ses  équipages  et  ses  servi- 
teurs que  Domitius  n'a  pas  pris  le  temps  d'emmener.  Que  de  douceur 
envers  le  sort  contraire!  Que  d'indulgence  pour  un  si  cruel  aban- 
don! L'hisioire  ne  se  laissera-t-elle  pas  un  peu  attendrir  en  faveur 
de  ce  géant  naïf  qui,  après  avoir  été  un  lieutenant  fidèle,  rencontre 
chez  ses  lieutenans  une  si  grande  hâte  à  déserter  ses  drapeaux?  Le 
branle  est  donné  :  deux  rois  à  leur  tour  passent  à  l'ennemi.  Le 
temps  presse;  il  faut  se  résoudre  à  prendre  un  parti,  avant  que 
l'armée  se  dissolve.  La  Grèce  n'est  plus  tenable  ;  on  l'a  trop  pressu- 
rée. Gagner  la  Thrace  ou  la  Macédoine,  ainsi  que  le  conseille  Gani- 


LES    GRANDS   COMBATS   DE   MER.  565 

dius,  pour  y  combattre  avec  les  secours  que  promet  le  roi  des  Gétes, 
implique  d'abord  le  sacrifice  de  la  flotte.  Quand  on  aura  fait  l'aban- 
don des  vaisseaux  à  demi  désarmés,  trotivera-t-on  le  roi  des  Gètes 
exact  au  rendez-vous?  Ce  barbare  a  pensé  sans  doute  s'engager 
envers  le  plus  fort;  peut-on  espérer  qu'il  se  trouvera  lié  envers  l'in- 
fortune? C'est  donc  au  métier  de  fugitif  que  Canidius  ose  convier  le 
plus  brillant  soldat  de  Rome!  Cléopâlre  a  raison  quand  elle  conjure 
Antoine  de  reporter  le  théâtre  de  la  guerre  en  Asie.  Les  vétérans  se 
soucient  médiocrement,  il  est  vrai,  de  s'en  fier  de  leur  salut  à  la 
mer  ;  s'il  faut  mourir,  ils  voudraient  au  moins  mourir  debout,  les 
armes  à  la  main,  mourir  sur  un  terrain  qui  ne  trahira  pas  leur  cou- 
rage. Ce  n'est  qu'avec  la  plus  vive  répugnance  qu'ils  s'embarquent. 
Antoine  les  rassure  :  la  physionomie  du  héros  a  gardé  le  vaillant 
sourire  qui  soutenait  l'armée  quand  elle  était  assaillie  par  les  Par- 
thes  :  le  danger  n'était-il  pas  plus  grand  quand  on  dut  se  frayer  un 
chemin  à  travers  les  montagnes  de  l'Arménie?  S'il  garde  quelque 
inquiétude,  Antoine  a  depuis  longtemps  appris  à  dominer  les  secrètes 
angoisses  de  son  cœur.  Sa  résolution  est  irrévocable  :  il  forcera  le 
passage,  dût-il  laisser  une  partie  de  sa  flotte  sur  le  champ  de  bataille. 
Pour  premier  sacrifice,  il  fait  brûler  tous  les  vaisseaux  égyptiens, 
à  l'exception  de  soixante  qu'il  juge  en  état,  par  leur  construction  et 
par  leur  armement,  de  le  suivre.  11  possédait,  quand  il  vint  mouiller 
sur  la  rade  d'Actium,  cinq  cents  vaisseaux  de  guerre  ;  il  lui  en  res- 
tera trois  cent  soixante,  tous  galères  à  trois  rangs  au  moins  de  rames  : 
plusieurs  en  comptent  de  cinq  jusqu'à  dix.  Sur  ces  galères,  Antoine 
fait  monter  20,000  fantassins  et  2,000  hommes  de  trait.  Sa  réso- 
lution de  pousser  en  avant  à  tout  prix,  à  tout  risque,  est  si  bien 
arrêtée  qu'il  refuse  de  laisser  à  terre  les  grandes  voiles  qui  vont 
charger  inutilement  les  antennes,  embarrasser  les  ponts  sans  pro- 
fit. Si  Antoine  ne  se  proposait  que  de  combattre,  pourquoi  résiste- 
rait-il obstinément  sur  ce  point  aux  instances  réitérées  des  pilotes? 
Ses  navires  sont  plus  lourds  que  les  vaisseaux  d'Octave;  il  faut  de 
graves  motifs  pour  négliger  de  les  alléger.  Mais  prétend-on  passer 
d'Acarnanie  en  Egypte  avec  le  seul  secours  des  rames?  C'est  en 
Lgypte  que  la  flotte  va  se  rendre;  ses  voiles  lui  sont  indispensables 
pour  accomplir  une  si  longue  traversée. 

La  saison  cependant  s'avance  :  la  mer,  si  l'on  n'y  prend  garde, 
sera  bientôt  fermée;  déjà,  pendant  quelques  jours,  de  grandes  brises 
ont  soufllédu  large  sans  interruption.  Le  2  septembre,  le  vent  tombe 
et  la  mer  s'aplanit.  La  position  choisie  par  Antoine  pour  défendre 
l'entrée  du  golfe  d'Ambracie  était  excellente.  On  n'arrive  en  elfet  au 
promontoire  d'Actium  que  par  un  goulet  qui  n'a  guère  plus  d'un 
demi -mille  de  large,  et  encore  ce  passage  que  nous  désignons 
aujourd'hui  sous  le  nom  de  détroit  de  Prévésa,  est-il  rétréci  dans 


566  HE7UE  DES   DEUX  MONDES. 

son  étendue  par  de  nombreux  hauts-fondSiC'étaitiuniavantage,  quand 
on  voulait  rester  sur  la  défensive;  le  chenal  encombré  et  sinueux 
devient  au  contraire  un  fâcheux  obstacle,  le  jour  où  l'on  s'apprête 
à  déboucher  du  golfe  pour  franchir  de  vive  force  les  lignes  enne- 
mies. Dans  une  passe  dont  la  partie  navigable  n'excède  pas  en  lar- 
geur un  kilomètre,  il  est  à  peu  près  impossible  de  ranger  plus  de: 
vingt-cinq  ou  trente  galères  de  front.  Une  seule  galère,  les  ramefS: 
étendues,  n'occupera-t-ellepas  un  espace  de  26  mètres,  si  l'on  veut 
bien  nous  concéder  que,  sous  ce  rapport,  les  vaisseaux  des  anciens^, 
n'ont  pas  dû  différer  très  sensiblement  des  bâtiniensi  à.  rames  dui 
XV®  et  du  xvr  siècles?  Trois  cent  cinquante  navires  ne  sortiront  pas 
à  la  fois  du  golfe  d'Ambracie,  à  moins  qu'ils  ne  se  résignent  à  se  ran- 
ger sur  douze  ou  quinze  files  de  profondeur.  La  phalange  sera  forte, 
sera-t-elle  manœuvrante?  Antoine  n'a  que  trop  prévu  ce  grave  incon- 
vénient. «  Méfiez-vous  surtout,  dit-il  au  pilote,  de  la  bouche  étroite 
du  port.  ))  Il  espérait  qu'en  le  voyant  lever  l'ancre.  Octave  se  déci- 
derait à  venir  à  sa  rencontre  :  il  combattrait  alors  appuyé  aui 
rivage,  et  les  deux  flottes  auraient  également  à  souffrir  des  hauts- 
fonds»  Voilà  pourquoi,  après  l'appareillage,  il  s'avance  lentement  vers 
la  haute  mer,  si  lentement,  qu'Octave  douta  un  instant  que  la  flotte 
ennemie  eût  en  réalité  levé  l'ancre.  Le  neveu  de  César  a  quitté  à 
son  tour  le  mouillage  de  la  côte  d'Épire  ;  il  se  gardera  bien  d'aller 
se  placer  sur  un  terrain  où  il  perdrait  la  faculté  de  manœuvrer. 
]N'est-ce  pas  à  l'agilité  de  ses  liburnes  qu'il  se  confie  pour  racheter 
l'infériorité  de  leurs  masses?  Il  attend  Antoine  à  l'issue  de  la  passe, 
avec  tous  ses  vaisseaux  rangés  en  bataille,  les  maintenant  à  une 
distance  de  1,500  mètres  environ  de  la  plage. 

C'est  presque  toujours  à  midi  que  s'engagent  les  grandes  batailles 
navales.  C'est  à  midi  que  les  flottes  se  sont  jointes  dans  les  journées 
de  Lépante  et  de  Trafalgar;  à  midi  que  nous  avons  attaqué  Sébas- 
topol  et  Kinburn.  La  matinée  se  trouve  fatalement  absorbée  par  le 
temps  pas.>>é  à  se  reconnaître  mutuellement,  à  se  rapprocher,  à  se 
disposer  au  combat.  Le  2  septembre  de  l'année  31  avant  notre  ère, 
à  midi  précis,  les  vaisseaux  d'Antoine  se  trouvèrent  massés  à  l'en- 
trée du  golfe  et  prêts  à  s'élancer  sur  la  flotte  ennemie.  Les  deux 
chefs  font,  en  ce  moment,  accoster  le  long  du  bord  leurs  chaloupes. 
Jamais  général  prudent  n'a  donné  le  signal  de  l'attaque  sans  avoir, 
quand  les  circonstances  le  permettent,  passé  une  dernière  fois  la 
revue  de  ses  troupes.  Don  Juan  d'Autriche  ne  manquera  pas  plus 
à  ce  devoir  qu'Antoine  et  Octave,  Les  deux  généraux  romains  se 
sont  donc  embarqués  dans  les  légers  esquifs  qu'ils  traînent  à  la 
remorque.  Ils  parcourent  rapidement  la  ligne,  insistant  sur  leurs; 
derniers  ordres,  renouvelant  leurs  exhortations,  montrant  à  tous 
un  front  qu'aucun  nuage  n'assombrit  et  pc  f        l'assurance,  de  la 


LES    GRANDS    COMBATS   DE   MER.  567 

victoire  dans  leur  regard.  Pendant  ce  temps,  l'ordonnance  générale 
se  reclilie-,  les  bâtimens  tombés  en  travers  se  redressent,  les  vides 
se  comblent  et  les  divisions  trop  espacées  se  serrent  l'une  contre 
l'auire.  La  brise  du  large  vient  de  s'éleverj;  un  léger  clapotis  blan- 
chit la  cfète  des  vagues. 

Tout  est  prêt  :  Antoine  et  Octave  sont  remontés  à  bord  de  leurs 
galères  pré»oniennes.  Lesti'oupes  laissées  à  terre  couvrent,  de  chaque 
côté  du  goulet,  les  deux  promontoires  :  Canidius,  à  droite,  a  rangé 
sur  la  côte  de  l'Acarnaoie  ce  qui  lui  reste  des  légions  asiatiques; 
Taurus  occupe,  à  gauche,  avec  les  soldats  venus  de  Tarente,  la 
pointe  que  projette  en  avant  le  rivage  de  l'Épire.  La  flotte  d'An- 
toine, d'un  élan  vigoureux,  s'ébranle  la  première.  Antoine  est  en 
tête  avec  Publicola;  Cœhus  a  été  placé  à  l' arrière-garde;  Marcus 
Octavius  et  Marcus  Justeius  conduisent  le  centre.  La  ligne  d'Octave 
serait  trop  facilement  percée  si  elle  essayait  d'opposer  son  front 
mince  à  cette  avalanche.  Ses  vaisseaux,  ne  l'oublions  pas,  sont  des 
vaisseaux  de  construction  légère  :  ce  n'est  pas  seulement  proue 
contre  proue  qu'ils  ne  peuvent  lutter;  frapperaient-ils  parle  flanc 
les  igalères  phéniciennes  que  leur  éperon  ne  réussirait  probable- 
ment pas  à  les  percer.  Les  rostres  romains  ne  se  sont  jamais  atta- 
qués qu'à  des  carènes  fragiles;  on  les  a  vus  reculer  devant  la  gros- 
sière architecture  des  Vénètes.  C'est  précisément  l'aile  droite, 
commandée  par  Octave,  que  menace  la  masse  imposante  qui 
débouche  en  ce  moment  du  golfe  :  cette  aile  se  rejette,  brusquement 
,et  par  un  mouvement  d'ensemble,  en  arrière.  L'arène,  d'abord 
étioite,  insensiblement  s'élargit.  Les  vaisseaux  d'Antoine  ne  gagnent 
cependant  qu'avec  peine  et  avec  une  lenteur  infinie  du  terrain;  ils 
ont  à  refouler  une  fraîche  brise  de  nord,  et  les  hautes  tours  dont 
leur  pont  est  chargé  offrent  au  vent  une  fâcheuse  résistance.  Octave 
n'en  aurait  pas  moins  tort  de  plier  trop  longtemps  devant  cette 
escadre  empêchée;  il  lui  laisserait  ainsi  la  faculté  de  se  dégager 
peu  à  peu  des  entraves  du  détroit  et  de  se  développer  sur  un  front 
telh'ment  étendu  qu'il  deviendrait  impossible  de  la  déborder.  Déjà 
Pul)licola  tient  avec  l'avant-fitarde  Agrippa  en  échec  :  Agrippa  faisait 
mine  de  vouloir  l'entourer;  pour  déjouer  ce  mouvement,  Publicola 
n'a  pas  craint  de  se  séparer  du  centre.  Octave  voit  sur  ce  point  la 
mêlée  engagée;  il  reporte,  sans  plus  hésiter,  l'aile  droite  en  avant. 

On  est  irop  porté  à  traiter  dédaigneusement  les  armes  de  jet  des 
anciens  :  nous  savons  le  grand  rôle  qu'ont  joué  dans  les  combats  de 
mer  du  moyen  âge  les  arcs  anglais  et  les  arbalètes  catalanes;  la 
bat^iille  d'Aitium  ne  fut  pas  un  combat  de  choc;  ce  fut,  comme  la 
bataille  de  l'Écluse  et  comme  la  bataille  de  Salerne,  un  combat  d'ar- 
tillerie; les  archers  et  autres  geos  de  trait  emportèrent  l'avantage. 
Les  liburjaes  d'Octave  profitèrent  habilement  de  leur  marche  supé- 


568  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rieure,  de  leur  facilité  de  manœuvre  pour  tenir  les  galères  ennemies 
à  distance.  Elles  se  réunissaient  en  groupes  de  trois  ou  quatre 
navires  et  s'attaquant  ainsi  à  une  seule  quinquérème  l'accablaient 
de  flèches,  de  pierres  et  de  javelots.  «  L'action,  nous  dit  Plutarque, 
demeurait  indécise,  quand  Giéopâtre  et  Antoine  prirent  la  fuite.  » 
Je  n'ai  que  l'autorité  de  Plutarqae  lui-même  pour  contester  un 
fait  qui  a  depuis  longtemps  acquis  droit  de  cité  dans  l'histoire; 
je  n'en  repousse  pas  moins  énergiquement  l'assertion  qui  a  tant 
contribué  à  flétrir  la  mémoire  du  lieutenant  de  César.  Qu'on  ne 
m'accuse  pas  de  vouloir  faire  ici  du  roman,  de  me  complaire  à  des 
réhabilitations  impossibles.  Je  crois  absolument  ce  que  j'écris  :  si 
je  me  suis  donné  tant  de  peine  pour  fouiller  tous  ces  textes  qui 
m'étaient  restés  jusque-là  étrangers,  c'est  que  ma  veine  se  tarit  à 
l'instant  quand  elle  cesse  de  s'alimenter  aux  sources  de  la  certitude. 
Je  puis,  à  coup  sûr,  m' égarer  dans  ces  sinueux  dédales  où  je  m'ob- 
stine à  poursuivre  une  conviction  qu'aucun  nuage  n'obscurcisse, 
mais  je  n'affirmerai  pas  que  je  suis  convaincu  quand  je  ne  rappor- 
terai de  mes  patientes  recherches  qu'un  doute  découragé.  Or,  après 
avoir  étudié  soigneusement  toutes  les  phases  de  la  bataille  d'Ac- 
tium  et  les  incidens  qui  l'ont  précédée,  je  n'hésite  plus:  j'affirme, 
avec  la  conscience  de  posséder  enfin  la  vérité,  qu'Antoine  n'a  pas 
fui  et  que  toute  sa  conduite,  dans  cette  grande  occasion,  ne  fut  que 
l'effet  d'un  dessein  longuement  prémédité. 

Marchons  dans  cet  examen  pas  à  pas,  car  chaque  mouvement 
aura  son  importance  :je  vais  m'efi'orcer  d'élucider  les  faits,  la  carte 
hydrographique  publiée  en  1865   par  le   capitaine  Maxwell  et  le 
récit  de  Plutarque  sous  les  yeux.  Le  vent  du  nord  est  le  vent  habi- 
tuel dans  ces  parages.  Dès  qu'une  flotte  a  vidé  le  détroit  de  Pré- 
vésa,  elle  n'a  qu'à  céder  au  vent;  le  vent  l'emportera  rapidement 
au  large  de  Leucade,  au  large  de  Céphalonie,  vers  les  côtes  du 
Péloponèse.  Le  centre  d'Antoine  était  vivement  pressé  par  Arron- 
tius  ;  Antoine  en  personne  combattait  contre  Octave.  Les  soixante 
vaisseaux  de  Gléopâlre,  plac(^s  à  l'arrière-garde,  sortaient  les  der- 
niers du  golfe  ;  nul  ennemi,  en  ce  moment,  ne  leur  fermait  la  route  : 
toute  la  flotte  d'Octave  était  occupée.  A  peine  ces  vaisseaux  ont-ils 
doublé  la  pointe  extrême  de  l'Acarnanie  qu'on  les  voit  déployer 
leurs  voiles  et  passer  comme  un  nuage  à  travers  les  combattans. 
Était-ce  là  une  fuite?  n'y  reconnaissons- nous  pas  plutôt  l'exécution 
du  plan  arrêté,  après  mûre  délibération,  en  conseil?  Je  n'ai  certai- 
nement que  des  présomptions  à  opposer  sur  ce  point  à  l'opinion 
admise  depuis  des  siècles;  je  n'insisterai  donc  pas.  Giéopâtre  s'est 
enfuie,  je  le  veux  bien,  quoique  l'accusation  me  semble  souverai- 
nement injuste,  mais  Antoine  !  Si  l'àme  d'un  amoureux  a  jamais, 
selon  l'expretsion  du  vieux  Gaton,  «  abandonné  sa  demeure  habi- 


LES    GRANDS   COMBATS   DE   MER.  669 

tuelle  pour  aller  résider  dans  un  corps  étranger,  »  c'est,  on  n'en 
peut  douter,  l'âme  de  Nelson.  Croit-on  que  Nelson  eût  un  instant 
songé  à  déserter  le  champ  de  bataille  de  Trafalgar,  pour  courir 
après  lady  Hamilton?  Antoine  cependant  a  quitté  sa  galère  préto- 
rienne et  est  monté  à  bord  d'une  quinquéi  ème  :  il  vole  à  la  suite 
de  celle  qui  le  perd  ;  il  fuit,  abandonnant  les  soldats  dont  il  est 
l'idole  et  qui  meurent  pour  lui!  Je  le  demande  aux  juges  les  plus 
prévenus  :  est-ce  vraisemblable?  est-ce  possible! 

Il  importait  peut-être  à  la  paix  du  monde  qu'Antoine  fût  calomnié. 
Ecrasez  tant  qu'il  vous  plaira,  pour  que  la  patrie  épuisée  respire, 
tous  les  souvenirs  qui  vous  gênent,  mais  laissez  au  moins  à  la  pos- 
térité le  droit  de  douter.  Eh  bien  !  moi,  je  doute  et  je  doute  très 
fort  de  la  lâcheté  d'Antoine.  «  Les  vaisseaux  ronds  en  grand  nombre, 
dit  Plutarque,  suivent  Antoine;  des  galères,  à  leur  tour  le  rejoi- 
gnent. »  Selon  mon  sentiment,  ce  sont  là  les  navires  qui  ont  obéi 
aux  ordres  donnés  avant  la  bataille;  les  autres  ne  l'ont  pas  voulu 
ou  ne  l'ont  pas  pu. 

«  Traversez  la  ligne  ennemie,  si  la  ligne  ennemie  veut  vous  barrer 
la  route!  »  le  premier  consul  demandait-il  autre  chose  à  Ganteaume 
quand  il  l'envoyait  porter  des  renforts  et  des  munitions  à  l'armée 
d'Egypte?  N'est-ce  donc  pas  la  manœuvre  qu'exécuta  Tegethoff  à 
Lissa?  Pourquoi  voudrait-on  qu'Antoine,  bloqué  en  quelque  sorte 
dans  le  golfe  d'Ambracie,  ne  l'eût  pas  tentée  à  la  journée  d'Actium! 
S'il  eût  réussi,  ne  déconcertait-il  pas  tous  les  plans  d'Octave?  Et 
quel  meilleur  parti  croit-on  qu'il  pût  tirer  d'une  flotte  considérable, 
mais  à  court  de  rameurs,  dont  le  seul  espoir  devait  être  de  s'ouvrir 
un  chemin  à  la  voile?  «  Tous  les  grands  événemens  de  ce  globe, 
remarque  avec  raison  Voltaire,  sont  comme  ce  globe  même,  dont  une 
moitié  est  exposée  au  grand  jour  et  l'autre  dans  l'obscurité...  Dès 
qu'un  empereur  romain  a  été  assassiné  par  les  gardes  prétoriennes, 
les  corbeaux  de  la  littérature  fondent  sur  le  cadavre  de  sa  réputation... 
L'intérêt  du  genre  humain  est  que  tant  d'horreurs  aient  été  exagé- 
rées ;  elles  font  trop  de  honte  à  la  nature.  »  Plutarque  n'est  pas 
méchant,  mais  son  bisaïeul  Nicarque  lui  a  conté  de  singulières 
histoires;  puis  sont  venues,  transmises  de  bouche  en  bouche,  les 
dépositions  d'affranchis.  Le  beau  témoignage,  en  vérité  !  Savez-yous 
qui  j'en  aurais  voulu  croire  à  la  place  de  Plutarque,  si  toutes  les 
voix  contraires  à  la  version  que  propageaient  les  partisans  d'Auguste 
n'eussent  été,  dans  un  dessein  trop- facile  à  comprendre,  soigneuse- 
ment étouffées?  J'en  aurais  cru  Lucilius.  A  la  bataille  de  Philippes, 
Lucilius  se  donna  pour  Brutus  et  laissa  ainsi  au  grand  conspirateur 
vaincu  le  temps  de  s'échapper.  Ce  même  Lucilius  fut  sauvé  d'un 
trépas  imminent  par  Antoine  :  jusqu'au  dernier  moment,  à  partir  de 
ce  jour,  il  suivit  la  fortune  du  lieutenant  de  César  et  lui  resta  fidèle. 


570  REVUE    DES    DEUX    7I0NDES. 

On  n'inspire  pas  à  des  Lucilius  un  aussi  constant  dévoûment  quand 
on  est  le  misérable  que  n'a  pas  craint  de  nous  montrer  Plutarque. 

La  bataille  d'Aciiiiin  dnra  quatre  heures  :  il  y  périt,  au  i-a[)port  de 
Plutarque,  environ  5,000  hommes.  C'était  une  faible  perte  pour 
de  si  nombreuses  flottes  et  pour  une  journée  de  cette  importance. 
D'autres  calculs  ont  porté,  il  est  vrai,  la  durée  du  combat  à  qua- 
torze heures,  le  faisant  commencer  à  cinq  heures  du  matin  et  finir 
à  sept  heures  du  soir  :  une  action  navale  est  rarement  aussi- prolon- 
gée. Orose  a  également  évalué  les  pertes  de  la  seule  flotte  d'An- 
toine à  12,000  morts  et  6,000  blessés  :  Orose  n'est  pas  d'accord 
avec  les  souvenirs  d'Auguste  lui-même.  Ce  qui  demeure  certain, 
c'est  que  trois  cents  vaisseaux,  le  2  septembre  de  l'année  31  avant 
Jésus-Christ,  se  rendirent  à  Octave;  sept  jours  après,  les  soldats  de 
Ganidius  faisaient  également  leur  soumission  au  vainqueur.  Pendant 
que  la  Grèce,  délivrée  du  poids  qui  l'oppressait,  acclamait  avec 
enthousiasme  Octave,  Antoine  allait  débarquer  en  Libye  ;  CTéopâtre 
continuait  sa  route  vers  l'Egypte.  Le  signal  des  défections  par  mal- 
heur était  donné  ;  les  rois,  les  lieutenans,  les  soldats,  ceux  même  dont 
un  reste  d'affection  pour  leur  intrépide  général  avait  paru  un  instant 
ranimer  le  courage,  tous,  l'un  après  l'autre,  se  détachaient  d'une 
cause  qui  semblait  irrévocablement  perdue.  Octave  était  arrivé  en 
Syrie;  Antoine  alla  rejoindre  en  Egypte  le  seul  allié  qui,  dans  sa 
détresse  suprême,  ne  l'abandonnât  pas.  «  Yoici,  dit-il  un  jour,  après 
une  escarmouche  heureuse,  le  plus  brave  de  mes  cav^aliers;  c'est 
lui  qui,  dans  cette  aff'aire,  s'est  le  mieux  battu.  »  Clêopâtre  félicite 
le  vaillant  champion  ;  elle  fait  apporter  sur-le-champ  un  casque-  et 
une  cuirasse  d'or;  de  ses  propres  mains,  elle  en  arme  la  bravoure 
fidèle.  Le  soldât  se  retire,  emportant  le  prix  de  son  courage  :  dans 
la  nuit  même,  il  se  rend  au  camp  de  César.  Près  d'une  année 
s'écoule  dans  cette  lente  agonie;  enfin  le  dernier  espoir  et  la  der- 
nière fidélité  s'évanouissent;  pour  échapper  à  la  servitude,  Antoine 
n'a  plus  que  le  moyen  qui  a  sauvé  Gaton,  que  la  ressource  invo- 
quée après  la  défaite  par  Brutus.  Il  se  frappe  de  son  épée;  Cleo- 
pâtre  ne  le  fait  pas  trop  longtemps  attendre  dans  la  tombe. 

Voilà  certes  deux  grandes  victimes  des  ti'oubles  civils  ;  la  pensée' 
du  devoir  ne  semble  jamais  les  avoir  beaucoup  inquiétés;  mais  où 
était  le  devoir  à  cette  heure?  Quelle  âme,  au  milieu  du  désordre 
affreux  des  idées,  en  avait  conservé  la  juste  notion?  Les  dieux 
étaient  partis,  et  un  peuple  qui  n'a  plus  de  dieux  n'a  plus  de  loi 
morale.  Heureux  les  cœurs  qui,  lorsque  le  ciel  est  vide,  trouvent 
encore  dans  leur  bonté  native  l'essence  de  quelques  vertus,  qui 
restent  généreux,  compatissans ,  fidèles,  parce  que  tel  est  leur 
instinct!  Antoine  n'est  certes  pas  un  exemple  à  offrir,  mais  il  a  reçu 
de  la  nature  certains  dons  qui  impriment  à  ses  erreurs  et  à  ses 


LES    GRANDS   COMBATS   DE   MER.  571 

infortunes  je  ne  sais  quoi  de  touchant.  Dans  un  siècle  où  la  dupli- 
cité et  la  férocité  basse  se  donnaient  si  largement  carrière,  je  re- 
grette de  voir  les  sévérités  de  l'histoire  s'acharner  sur  ce  bon  sau- 
vage. Antoine  me  rappelle  les  héros  de  l'Arioste,  —  Renaud  de 
Montauban  et  Roland  le  Furieux.  —  Quant  à  Cléopâtre,  si  elle  a 
donné  à  son  amant  un  philtre,  si  elle  a  causé  la  ruine  du  malheu- 
reux Antoine  en  le  provoquant  à  offenser  la  majesté  romaine,  elle 
est  du  moins  restée  jusqu'à  sa  dernière  heure  digne.de  ses  aïeux 
grecs,  cai'  elle  a  gardé  pour  elle  le  poison. 

V. 

Pas  plus  que  Salamine,  Actium  n'a  le  droit  d'élever  un  trophée 
«  à  la  gloire  des  masses.  »  Je  verrais  bien  plutôt,  pour  ma  part, 
dans  les  péripéties  de  ce  grand  combat,  un  nouvel  encouragement 
-^à  rompre  avec  les  tendances  de  notre  architecture  babylonienne.  La 
marine  de  l'avenir  s'ignore  encore  elle-même;  l'intérêt  de  Ja  France 
-est  de  lui  révéler  le  plus  tôt  possible  ses  destinées  et  de  la  pousser 
résolument  dans  la  voie  des  faibles  tirans  d'eau.  La  France,  en  effet, 
possède,  sur  la  partie  même  de  son  littoral  qu'on  croirait  le  plus 
déstiériiée,  d'excellens  et  nombreux  abris  d'où  nos  flottes  ne  se 
trouveraient  pas  exclues  si  la  proTondeur  du  chenal  qui  y  condui- 
sait autrefois  les  vaisseaux  de  Guillaume  le  Conquérant  et  ceux  de 
Philippe  le  Bel  n'avait  cessé  d'être  en  rapport  avec  les  dimensions 
exagérées  de  nos  constructions  navales.  La  France  est,  en  outre, 
le  seul  pays  au  monde  qui  puisse  nourrir  l'espoir  de  mettre  en  com- 
imunicaiion  par  un  réseau  fluvial  la  Méditerranée,  l'Océan  et  la 
Manche.  Ce  réseau  ne  me  paraît  pas  destiné  à  recevoir  jamais  des 
inavires  de   gueiTe  [pareils  à  ceux  que  nous   construisons    en  ce 
imoment;  il   sera  très  probablement  accessible  dès  demain  à  des 
•bâtimens  dont    le    tirant    d'eau    en   pleine    charge    n'excéderait 
'.pas  2  mètres  :  semblables  bâtimens  peuvent  aller  jusqu'en  Amé- 
rique. Avec  la  vapeur,  les  conditions  de  navigabilité  ne  sont  pas 
lies  mêmes  qu'avec  le  moteur  capricieux  dont  mous  nous  sommes 
contentés  si  longtemps  :  nous  -n'avons  plus  besoin  d'opposer  de 
grands  plans  de  dérive  aux  forces  obliques  qui  jetaient  le  navire  à 
voiles  sous  le  vent  de  sa  route;  nous  ne  louvoyons  plus,  nous  ne 
nous  traînons  plus  sous  cette  allure  exigeante  et  pénible  qu'on 
appelait  le  plus  près-  de  quelque  point  que  vienne  à  souffler  la 
brise,  nous  marchons  droit  devant  nous;  les  résistances  latérales 
;de  la  carène  nous  sont  devenues  inutiles;  elles  ne  feraient  que 
ralentir  notre  vitesse   par   le  frottement.  L'ampleur  inusitée  des 
carènes  actuelles  n'a  donc  qu'une  excuse  :  elle  est  motivée  par 
la  nécessité  de  donner  à   nos  vaisseaux  de  guerre  un  déplace- 


57'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  qui  leur  permette  de  porter  des  cuirasses  dont  le  poids  s'ag- 
grave tous  les  jours.  Que  la  cuirasse  disparaisse,  et  le  problème 
changera  soudain  de  face. 

Le  monde  maritime  est  aujourd'hui  en  proie  à  une  anxiété  qu'il 
n'avait  jamais  connue  jusqu'à  présent;  mille  doutes  assiègent  les 
esprits  les  plus  éclairés  et  les  caractères  les  plus  résolus.  Eu  Italie, 
on  croit  sage  de  consacrer  toutes  les  ressources  dont  dispose  le  bud- 
get naval  à  la  construction  de  quelques  navires  gigantesques  qui  ne 
puissent  rencontrer  leurs  égaux  sur  les  mers  :  le  Duilio  de  onze 
mille  six  cents  tonneaux  a  engendré  Yltalia  de  quatorze  mille  trois 
cent  quatre  vingt-dix.  Émue  non  sans  raison,  l'Angleterre  s'est 
hâtée  de  mettre  en  chantier  cinq  vaisseaux  cuirassés  de  dix  mille 
six  cents  à  onze  mille  cinq  cents  tonneaux  :  le  Northmnberland, 
YAgincourt,  le  Minotaur^  le  Dreadnought^  Y  Inflexible.  La  France 
pouvait-elle  se  défendre  d'obéir,  elle  aussi,  à  cette  marche  progres- 
sive? Les  frégates  de  cinq  mille  huit  cent  dix-neuf  tonneaux,  telles 
que  la  Provence  citée  dans  son  remarquable  travail  par  M.  le  vice- 
amiral  italien  Saint-Bon,  font  place  à  Y  Océan  d'abord,  de  sept  mille 
sept  cent  quarante-neuf  tonneaux,  au  Friedland  ensuite  de  huit  mille 
neuf  cent  seize,  à  la  Dévastation  de  neuf  mille  six  cent  trente-neuf, 
au  Buperré  de  dix  mille  six  cent  quatre-vingt  six,  au  Formidable 
de  onze  mille  quatre  cent  quarante- et-un.  Puis  tout  à  coup  un 
mouvement  inattendu  d'opinion  se  produit  :  provoqué  par  un  de 
nos  officiers  les  plus  distingués  et  les  plus  regrettés,  par  le  vail- 
lant, par  le  savant  amiral  Touchard,  ce  mouvement  se  propage  et, 
de  proche  en  proche ,  finit  par  gagner  l'Angleterre.  Le  major 
Arthur  Parnell,  du  corps  du  génie  anglais,  vient  lui  prêter  l'appui 
de  son  incontestable  compétence  et  propose  de  constituer  la  ma- 
rine britannique  sur  un  plan  entièrement  nouveau.  On  aura  trois 
flottes  :  la  flotte  de  siège  composée  de  navires  cuirassés  d'un 
faible  tirant  d'eau;  la  flotte  de  combat,  sans  voile  et  sans  cui- 
rasse, ne  comprenant  que  des  navires  d'un  déplacement  de  quatre 
mille  tonneaux  au  plus,  mais  fortement  armée  et  portant  un  très 
grand  approvisionnement  de  charbon  ;  la  flotte  de  croisière  enfin 
destinée  à  couvrir  les  mers  et  à  en  conserver  la  jouissance  exclu- 
sive au  commerce  anglais  ou  au  commerce  des  amis  de  l'An- 
gleterre. Dans  cette  troisième  fliotte  on  fera  entrer  les  vieux  cui- 
rassés qui  peuvent  marcher  à  la  voile  comme  à  la  vapeur  et  on  leur 
adjoindra  les  frégates,  les  corvettes  à  voiles,  les  bâtimens  même 
plus  légers  qui  ont  gardé  quelque  force  militaire.  La  défense  des 
côtes  fort  exposées  à  de  soudaines  attaques,  —  car  les  côtes  de  la 
Grande-Bretagne  piésentent  un  développement  de  2,720  milles,  — 
sera  confiée  à  une  nombreuse  flottille  de  canonnièrîs,  d'avisos  et 
de  bateaux-torpilles. 


LES    GRANDS    COMBATS    DE    MER.  573 

Quel  parti  va-t-on  prendre?  On  versera  bien  des  flots  d'encre 
encore,  en  attendant  peut-être  les  flots  de  sang,  —  puisse  le  ciel 
nous  les  épargner  !  —  avant  d'avoir  arrêté  le  programme  définitif 
de  cette  marine,  qui  n'est,  suivant  une  expression  de  la  philosophie 
allemande,  qu'un  décevant  et  perpétuel  devenir.  Hésitons!  tâton- 
nons! je  n'y  mets  pas  obstacle,  car  ma  propre  pensée  ne  serait 
fixée  que  le  jour  où  l'on  m'apprendrait  d'une  façon  certaine  à  quel 
but  invariable  tend  notre  politique.  Hésitons!  tâtonnons!  je  le  répé- 
terai volontiers,  mais  défendons-nous,  de  grâce,  des  ruineuses  et 
inefiicaces  retouches  où  s'est  trop  souvent  englouti  le  plus  clair  de 
notre  argent.  Ce  sont  ces  transformations  incessantes,  —  oserai-je 
risquer  le  mot?  —  ces  ressemelages  qui  déroutent,  compromettent 
et  finiraient  par  exaspérer  la  science  de  nos  ingénieurs.  Est-il  juste 
de  venir,  au  moindre  propos,  placer  leur  œuvre,  cette  œuvre  qui  fait 
leur  gloire,  dans  des  conditions  tout  autres  que  celles  qu'ils  avaient 
prévues?  En  !858,  apparaît  la  Bretagne.  C'était,  sans  contredit,  un 
admirable  navire.  Il  prend  fantaisie  à  nos  officiers  d'échanger  les 
canons  de  30  de  la  batterie  basse  pour  des  pièces  de  36  et  des  obu- 
siers  :  la  surcharge  est  considérable  ;  la  Bretagne  enfonce  d'autant 
dans  l'eau  et  on  se  plaint  qu'elle  n'ait  pas  assez  de  hauteur  de  bat- 
terie !  Le  Magenta  et  le  Solférino  avaient-ils  leurs  pareils  au 
monde,  quand  ils  sortirent  du  port  avec  leurs  cinquante  pièces 
do  0™,l(5?  Ne  risqua-t-on  pas  de  les  gâter,  le  jour  où  l'on  vou- 
lut charger  leurs  ponts,  incapables  de  porter  semblable  fardeau, 
des  bouches  à  feu  tout  récemment  fondues  de  0™,2/i?  Les. quali- 
tés nautiques  de  ces  vaillans  vaisseaux  étaient  si  remarquables 
qu'ils  sortirent  victorieux  de  la  cruelle  épreuve.  W  fallut  cepen- 
dant, pour  étayer  les  ponts  qui  gémissaient,  enterrer  dans  la  cale 
une  forêt  d'épontilles.  La  science  marche  :  suivez-la,  mais  d'une 
façon  franche  et  non  pas  en  quelque  sorte  détournée.  Les  vieux 
types  peuvent  avoir  en  plus  d'une  circonstance,  pour  certaines 
expéditions  spéciales,  leur  utilité;  tenez-les  donc,  tels  qu'ils  sont 
venus  au  monde,  en  réserve  et,  pendant  ce  temps,  prenez  soin  que 
les  types  nouveaux  ne  soient  pas  déjà  hors  de  mode,  quand  la  mer 
les  recevra.  Ceux-là,  faites-les  au  moins  descendre,  jeunes  encore, 
des  chantiers!  Vous  le  pouvez,  si  vous  consentez  à  vous  interdire 
de  distraire  jamais,  pour  les  appliquer  à  des  travaux  de  transfor- 
mation, les  ouvriers  promis  aux  constructions  neuves. 

Il  n'entre  certes  pas  dans  ma  pensée  de  conseiller  dès  à  pré- 
sent cette  mesure  extrême  du  décuirassement  qui  a  ses  partisans 
habiles  et  convaincus,  mais  qui  me  laisserait  fort  inquiet  si  je  la 
voyais,  au  point  où  en  sont  les  choses,  brusquement  adoptée.  Il 
n'existe  point,  pour  le  moment,  de  véritable  (lotte  de  guerre  sans 
cuirasse,  et  la  preuve  en  est  dans  le  soin  judicieux  que  nous  prenons 


Ô7A  '  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

toujours  d'assurer  à  nos  stations  les  plus  lointaines  l'appui  de  quelques 
bâtimons  cuirassés.  On  ne  peut  toutefois  méconnaître  que  la  science 
nous  ouvre,  à  chaque  instadit,des  horizons  nouveaux.  Si  nous  demeu- 
rons attentifs  à  ses  découvertes,  il  n'est. pas  impossible  que,  dans 
quelques  années,  les  moyens  d'attaque  aient  subi  des  modifica- 
tions assez  radicales  pour  que  l'hoplite,  se  sentant  visé  désormais 
au  talon,  juge  superflu  de  charger  son  bras  du  bouclier.  Toute 
invention  qui  menace  le  canoai  de  déchéance  doit  compter  d'avance 
sur  nos  sympathies,  car  c'est  le  canon,  avec  ses  portées  prodi- 
gieuses,-avec  ses  pénétrations  incroyables,  avec  la  (précision  jus- 
qu'ici inconnue  de  son  tir,  qui  nous  impose  Jes  remparts  de  fer 
deiTière  lesquels  matelots  et  machines  se  réfugient.  Suspendre  aux 
âancs  du  vaisseau  de  cambat  des  encLuraes  capables  de  résister  à 
d'aussi  vigoureux  coups  de  marteau  ou  enfermer  dans  la  cale  du 
navire  désarmé  une  force  latente  qui  lui  prête,  le  cas  échéant,  des 
ailes  pour  la  retraite,  voilà  l'alternative  à  laquelle  nous  :ont  acculés 
les  récens  progrès  de  l'artillerie.  Armure  ou  chaudières,  il  n'y  a  que 
des  léviathans  dont  le  déplacement  s'acconaimode  de  cet  encombre- 
ment ou  de  cette  surcharge.  Nos  vaisseaux  de  combat  sont  grands, 
.nos  croiseurs  deviendront  énormes.  Connaissez-vous  pourtant  d'autre 
moyen  d'occuper  la  haute  mer  ou  d'inquiéter  par  des  pointes  har- 
dies ceux  qui  voudraient  en  conserver  l'empke  ?  Acceptez- vous  la 
responsabilité  de  conduire  au  combat  une  flotte  sans  cuirasse 
contre  une  flotte  cuirassée?  Vous  fjgurez-vaus  la  guerre  de  course 
possible  avec  des  navires  dépourvus  d'un  vaste  approvisionne- 
ment de  charbon  qui  les  dispense  de  recourir  trop  souvent  à  la 
bienveillance  douteuse  des  ports  neutres?  Si  telle  est  votre  audace, 
je  l'admirerai  peut-être,  je  ne  l'imiterai  pas.  La  haute  mer  sera 
toujours,  suivant  moi,  le  domaine  des  vaisseaux  qui  pourront  braver 
le  canon,  soit  par  la  résistance  de  leurs  murailles,  soit  ,par  la  rapi- 
dité de  leurs  allures  :  elle  .appartient  aujourd'hui  sans  conteste  aux 
gros  bâtimens.  Mais  les  gros  bâtimens  ont  de  grands  tirans  d'eau  ; 
l'approche  du  littoral,  surtout  d'un  httoj-al  baigné  par  des  eaux 
basses,  les  condamne,  dès  les  premiers  pas,  à  une  marche  circon- 
specte. Au  fur  et  à  mesure  que  le  terrain  devient  plus  scabreux,  la 
paralysie  dont  les  membres  du  géant  sont  atteints  fait  de  rapides  pro- 
grès ;  on  s'en  aperçoit  à  l'incertitude  croissante  de  sesmouvemens; 
l'occasion  ne  saurait  manquer  de  le  harceler  avec  avantage.  Les 
bateaux  torpilles  n'ont  aujourd'hui  qu'un  rayon  d'action  excessive- 
ment borné  :  ils  n'ont  pu  obtenir  la  vitesse  qui  leur  est  nécessaire  qu'à 
ce  prix.  Les  chaloupes, si  nous  les  réduisons  à  servir  d'aflïit  aux  canons 
monstrueux  que  nous  leur  confierons,  auront  bien  moins  enoore  la 
faculté  de  s'éloigner  du  rivage.  Néanmoins,  ces  chaloupes  canon- 
nières et  ces  bateaux-torpilles  préparent  déjà  plus  d'une  nuit  sans 


LES    GRANDS   COMBATS   DE   MEÏi.  .  &75 

sommeil  aux  capitaines  qui,  pour  ménager  un  combustible  difficile 
à  transborder,  laisseront  devant  le  port  bloqué  tomber  l'ancre.  La 
flottille  aurait  donc  son  utilité,  alors  même  que  la  puissance  pré- 
pondérante de  l'ennemi  interdirait  tout  espoir  d'ofîensiveàla  flotte  : 
son  rôle  s'agrandit,  si  la  prépondérance  se  déplace. 

J'ai  souvent  insisté  sur  la  facilité  avec  laquelle  les  anciens  opé- 
raient des  transports  de  troupes  et  des  débarquemens  :  la  mer  était 
alors,  de  tous  les  chemins,  le  plus  fréquenté  par  les  armées;  pour- 
quoi nos  bataillons  l'ont-ils  si  complètement  désertée  aujourd'hui? 
Pouvons-nous  expliquer  cet  abandon  par  l'encombrant  bagage  que  le 
moindre  corps  de  troupes  traîne  de  nos  jours  après  lui,  ou  ne  devons- 
nous  p;is  plutôt  l'attribuer  à  l'autonomie  jalouse  de  ces  deux  classes 
de  combattans  qui  ne  peuvent,  en  plus  d'une  occasion,  s'entr'aider 
sérieusement  qu'à  la  condition  de  se  confondre?  H  ne^  faudrait  pas 
rester  toujours  trop  rigoureusement  à  cheval  sur  sa  spécialité  ;  il 
serait  bon  de  pouvoir  au  besoin  quitter  la  rame  pour  le  mousquet, 
et,  réciproquement,  de  savoir,  en  plus  d'une  circonstance,  déposer 
le  mousquet  pour  saisir,  d'une  main  qui  ne  croirait  pas  déroger, 
l'aviron.  Est-il  bien  naturel,  en  effet,  d'entasser  des  soldats  dans 
une  embarcation  et  de  les  conduire  comme  un  troupeau  inerte  à  la 
plage?  Le  beau  but  que  nous  ofirons  ainsi  à'  la  mitraille  et  que  nous 
prenons  bien  le  moyen  de  franchir  avec  rapidité  la  zone  périlleuse 
ou  d'affronter,  sans  courir  le  risque  d'être  submergé,  l'agitation 
imprévue  de  la  mer!  Il  serait  très  facile,  je  crois,  de  rassembler 
promptement  le  matériel  'et  le  personnel  propres  à  une  opération 
de  descente,  si,  au  lieu  d'écarter  systématiquement  ce  retour  aux 
anciennes  pratiques,  on  lui  faisait  sa  place  dans  tous  les  plans  de 
mobilisation.  Qu'était-ce  autrefois  que  les  épiantes  et  les  classiarii 
milites^  sinon  cette  armée  coloniale  dont  la  création  s'impose  à 
notre  nouvelle  organisation  militaire?  Des  marins  fusiliers  et  des' 
fusiliei-s  marins,  pourquoi  n'en  trouverait-on  pas,  puisque,  sans 
remonter  jusqu'à  l'antiquité,  nous  savons  qu'avant  d'aller  à  Ulm 
nos  grenadiers  de  1805  mettaient  un  joyeux  amour-propre  à  mon- 
trer qu'ils  pourraient  au  besoin  se  passer  du  secours  des  matelots 
pour  se  rendre  de  Boulogne  à  Douvres?  Et  le  matériel?  Je  l'ai  dit 
bien  souvent,  le  matériel,  il  convient  pour  plus  d'une  raison  de  l'im- 
proviser. Mais  s'est-on  jamais  demandé  quel  parti  on  pourrait  tirer 
de  la  batellerie  fluviale,  des  barques,  mieux  appropriées  encore  à  nos 
besoins,  que  la  pèche  côtière  et  le  cabotage  ne  se  font  guère  scru- 
pule d'envoyer  au-devant  de  la  tempête?  a-t-on  jamais  songé  à  faire 
le  recensement  de  toutes  ces  embarcations  à  rames  et  à  vapeur  qui 
sillonnent  nos  rivières  ou  qui  sortent  à  chaque  marée  par  essaims  de 
nos  ports?  Croyez-vous  qu'il  fût  impossible  d'indiquer  un  type  à  ces 
constructions  privées,  de  leur  imposer  même  certaines  conditions 


576  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  permissent  de  les  convertir  rapidement  en  bateaux  capables  de 
recevoir  des  chevaux  et  des  fantassins  ?  L'organisation  de  la  flottille 
rencontrera,  ne  le  mettez  pas  en  doute,  plus  d'un  concours  précieux 
et  inattendu  dès  qu'on  en  admettra  seulement  l'utilité  éventuelle  : 
on  le  verrait  bien,  si  le  grand  empereur  était  venu  au  monde  cin- 
quante ou  soixante  ans  plus  tard  ! 

Fouillez,  je  ne  vous  demande  pas  autre  chose,  la  maison  de  Sylla; 
vous  y  trouverez  encore  «  le  javelot  qu'il  avait  à  Orchomène  et  le 
bouclier  qu'il  porta  sur  les  murailles  d'Athènes.  »  L'empereur 
faisait  embarquer  en  deux  heures,  sur  sa  flottille  composée  de 
mille  deux  cent  cinquante  bateaux  plats,  trois  cents  péniches,  et  un 
millier  de  bateaux  de  transport  qui  furent  empruntés,  les  uns  au 
cabotage,  les  autres  à  la  grande  pêche,  132,000  hommes  et  huit 
mille  chevaux  rassemblés,  en  vue  de  la  grande  invasion,  dans  les 
camps  d'Étaples,  de  Boulogne,  de  Yimereux  et  d'Ambleteuse  :  en 
deux  marées  il  eût  pu  les  jeter  sur  les  côtes  d'Angleterre.  Si  le 
fameux  tunnel  en  voie  d'exécution  existait  sous  la  Manche,  com- 
bien faudrait-il  de  wagons,  de  convois  et  de  temps  pour  accomplir 
semblable  besogne?  Chaque  fois  qu'il  s'agira  d'un  transport  consi- 
dérable de  troupes,  les  chemins  de  fer,  opérassent-ils  du  centre  à 
la  circonférence,  auront  une  infériorité  notable  vis-à-vis  des  flottilles. 

On  ne  saurait  trop  distinguer  les  opérations  de  guerre  tentées  à 
de  faibles  distances  de  ces  expéditions  lointaines  dans  lesquelles  la 
longueur  de  la  traversée  et  les  risques  de  mer  commandent  forcé- 
ment l'emploi  des  navires  de  haut-bord.  La  flottille  batave  trans- 
porta, en  1805,  d'Anvers  à  Boulogne,  sur  ses  trois  cent  cinquante 
bateaux  plats,  37,000  hommes  et  mille  cinq  cents  chevaux;  les 
bateaux-bœufs  du  capitaine  Hugon  débarquèrent  en  1830  sur  la 
plage  de  Sidi-Ferruch  la  majeure  partie  des  chevaux  de  l'expédition 
d'Alger.  Pour  descendre  en  Ecosse  avec  1,200  hommes  d'armes, 
20,000  sergens  et  quatre  mille  chevaux,  le  roi  de  France,  Philippe 
de  Valois,  ne  comptait  employer  que  deux  cents  grosses  nefs  de 
cent  quatre-vingts  tonneaux,  soixante  nefs  pescheresses  de  quarante- 
huit  tonneaux  et  trente  galées.  Son  illustre  adversaire,  Edouard  III, 
parti  d'Orwell  à  l'embouchure  de  la  Tamise,  amena  en  un  jour,  le 
1h  juin  de  l'année  13ZiO,  sur  la  côte  de  Flandre  et  dans  les  eaux  du 
port  de  l'Écluse,  A, 000  hommes  d'armes  et  12,000  archers,  qu'il 
avait  embarqués  sur  cent  vingt  vaisseaux,  «  nefs,  balengiers  et  pas- 
sengiers,  »  dit  Froissart,  sur  «  cent  vingt  cocche,  »  prétend  Villani. 

La  flottille,  pour  des  traversées  aussi  courtes,  n'est  pas  tenue  de 
tout  emporter  dans  un  seul  voyage.  Il  suflit  que  la  mer  soit  libre 
pour  que  les  convois  se  répètent  et  se  succèdent  à  très  bref  délai. 
Dans  un  temps  où  l'on  n'hésite  pas  à  mettre  les  chemins  de  fer  dans 
son  jeu,  il  semblerait  étrange  qu'on  reculât  devant  l'emploi  des 


LES  GRANDS  COMBATS  DE  MER.  577 

flottilles.  Sans  doute  il  faut  des  flottes,  —  j'ajouterai  même,  tant 
que  la  torpille  n'aura  pas  fait  plus  sérieusement  échec  au  canon  et 
à  la  cuirasse,  des  flottes  cuirassées.  —  11  faut  des  flottes  pour  occu- 
per la  mer;  mais  pour  tirer  parti  de  cette  occupation,  il  est  indis- 
pensable de  posséder,  en  même  temps  que  la  flotte,  une  flottille. 
Sans  flottille,  on  régnera  sur  le  vide  et,  depuis  que  le  continent  se 
suffît  à  lui-même,  les  blocus  ont  perdu  rellicacité  qui  nous  les  ren- 
dit jadis  si  redoutables;  ils  ne  pourraient  plus  affamer  que  l'Angle- 
terre. N'oublions  pas  d'ailleurs  qu'il  est  certaines  mers  et  surtout 
certains  mois,  —  les  mois  noirs,  —  où  les  blocus  ne  sont  pas  pré- 
cisément faciles.  On  peut  consulter  à  cet  égard  les  marins.  Si  l'on 
entend  imposer  pareille  surveillance  à  nos  flottes,  on  fera  bien  de 
les  faire  nombreuses  et  de  leur  préparer  des  relais,  car  je  garantis 
qu'elles  auront  quelque  peine  à  se  ravitailler  et  à  renouveler  leur 
approvisionnement  de  charbon  à  la  mer. 

Je  comprends  que  l'empereur  ébranlé  par  toutes  les  critiques 
de  détail,  par  tous  les  doutes,  par  tous  les  avis  timides  qui  l'as- 
siégeaient, ait  reculé  devant  sa  première  pensée  et  se  soit  rési- 
gné à  ne  tenter  le  passage  de  la  Manche  que  lorsqu'il  aurait  pu 
occuper  ce  détroit  avec  les  flottes  réunies  de  \'illeneuve  et  de  Gan- 
teaume.  Des  deux  plans  successivernent  éclos  dans  sa  tête  puis- 
sante je  ne  veux  retenir  que  le  plan  qui  laissait  le  moins  de  prise 
au  hasard.  Je  rentre  donc  ici  dans  le  programme  banal  des  des- 
centes protégées  par  une  flotte  victorieuse  ou  par  l'ascendant  moral 
qui  écarte  de  l'arène  les  escadres  ennemies.  Je  ne  propose  l'étude, 
la  constitution  en  principe  de  la  flottille  qu'après  avoir  pris  soin  de 
mettre  hors  de  question  notre  suprématie  navale;  je  demande  en 
même  temps  que  cette  flottille  soit  conçue  de  façon  à  pouvoir  tra- 
verser rai)idement,  en  profitant  de  nos  fleuves  et  de  nos  canaux,  le 
vaste  territoire  qui,  par  une  faveur  inappréciable  de  la  Providence, 
a  des  débouchés  sur  trois  mers. 

La  suprématie  navale!  voilà,  je  le  répète,  toute  la  base  de  mon 
raisonnement.  Cette  suprématie,  je  la  concède  sans  compétition  et 
sans  jalousie  à  la  puissance  qui  en  a  fait  la  loi  même  de  son  exis- 
tence; je  ne  reconnais  pas  à  d'autres  le  droit  d'y  aspirer.  Contem- 
plez les  richesses  qui  s'étalent  au  soleil  sur  tout  votre  littoral  :  vou- 
lez-vous les  livrer  aux  chances  ou  tout  au  moins  à  l'appréhension 
constante  d'un  bombardement?  «  Mais  qui  donc,  direz-vous,  ose- 
rait aujourd'hui  songer  à  bombarder  une  place  inofl'ensive?  »  Pou- 
vez-vous  me  citer  un  acte  international  qui  le  défende?  Je  ne  con- 
nais qu'un  fait  à  l'appui  de  la  conviction  consolante  que  je  voudrais 
bien  partager:  c'est  la  fameuse  dépêche  expédiée  par  le  télégraphe 
de  Paris  à  Balaklava  aussitôt  après  la  prise  de  Kinburn.  «  Défense 

TOMB  LIV.  —  1882.  37 


^78  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  l'empereur  d'agir  contre  Odessa.  »  Un  seul  exemple  d'humeur 
•chevaleresque  ne  suffit  pas  peur  me  rassurer.  On  n'a  pas  toujours, 
si  je  ne  me  trompe,  éprirgnc  les  villages  et  les  villes  ouvertes;  pour- 
■quoi  me  flatlerais-je  qu'on  respectera  mieux  les  cités  mariiimes?  «  Les 
pavillons  neutres  pourront,  m'a-t-on  fait  observer,  les  cobvrir.  »  Je 
crains  que  les  pavillons  neutres  ne  se  hâtent,  au  contraire,  à  l'ap- 
proche ou  à  la  première  sommation  de  l'ennemi,  de  les  déserter. 

En  ai-je  dit  assez  pour  me  faire  comprendre,  et  Je  moment  n'est-il 
pas  enfin  venu  de  concentrer  en  quelques  lignes  bien  claires  le  pro- 
gramme que  je  recommande?  L'état  présent  comporte,  je  dirai  plus, 
exige  deux  espèces  de  flotte  :  la  flotte  de  haute  mer  et  la  flotte  consa- 
crée à  la  défense  des  côtes.  Il  n'est  pas  impossible  que,  dans  un  avenir 
beaucoup  moins  éloigné  peut-être  qu'on  ne  suppose,  c^s  deux  flottes 
en  arrivent  à  s'associer  intimement,  sinon  à  se  confondre:  seuiblable 
combinaison  serait  pour  nous  la  plus  importante  des  conquêtes.  Je  ne 
ferai  certes  pas  à  nos  magnifiques  vaisseaux  de  combat  l'injure  de  les 
comparer  aux  galères  d'Antoine  ;  ce  n'est  pas  l'agilité  qui  leu  r  manque. 
Ils  ont  la  vitesse,  la  giralion  rapide,  et  se  meuvent,  malgré  leur  lon- 
gueur, dans  un  cercle  qu'on  ne  les  eût  jamais  soupçonnés  de  pouvoir 
décrire;  ce  que  je  leur  reproche,  c'est  d'être  venus  dans  un  monde 
qui  n'a  pas  été  créé  pour  eux  :  Dieu,  quand  il  fit  les  mers,  ne  les  des- 
tina pas  à  être  labourées  par  «  ces  cyclades  flottantes.  »  Peikser  que 
de  Cherbourg  à  Drest  on  ne  peut  p^us  trouver  un  port  assez  profond 
pour  recevoir  et  pour  abriter  nos  vaisseaux!  Saint-Malo,la  rivièrede 
Pontrieux,  les  baies  de  Morlaix  et  de  l'Abervrach  demeurent,  par  le 
manque  d'étendue  plus  encore  que  par  le  défaut  de  pi'ofondeur,  fer- 
més à  nos  escadres.  Ne  livrons  pas  de  batailles  de  la  lîougue,  car 
Cherbourg,  à  lui  seul,  ne  sauverait  probablement  pas  mieux  qu'aux 
jours  de  Tourville  les  débris  de  notre  flotte.  II  faut  avoir  le  lefugesous 
la  main, —  ou  eût  dit  Ruireïois  sous  son  écoute, —  quand  on  se  retire 
dispersé  et  désemparé  d'une  action  douteuse.  D'un  autre  côté,  sera-ce 
la  floliille  qui  se  chargera  de  défendre  nos  colonies  lointaines,  notre 
commerce  au  long  cours,  nos  grandes  pêches?  On  ne  va  pas  si  loin 
quand  on  a  les  jambes  courtes.  Il  faut  donc  se  garder  des  brusques 
sacrifices,  des  renoncemens  soudains  et  irréfléchis,  mais  il  faut  de 
tout  notre  pouvoir  poursuivre  parallèlement  deux  fins  particulières 
convergeant  au  même  but  :  accroître  le  rayon  d'action  et  l'efficacité 
militaire  de  la  flottille,  diminuer  autant  que  possil^le  le  lirani  d'eau 
delà  flotte.  Toute  invention  qui  nous  achemine  vers  cerésuliat,  toute 
nouveauté  qui  menace  les  colosses  et  tend  à  émanciper  les  mouche- 
rons est  un  progrès  dont  la  marine  française  ne  saurait  trop  tôt  s'em- 
parer, car  il  n'en  faut  pas  plus  pour  doubler  en  quelques  aimées  ses 
forces  et  sa  puissance. 

JURIEN    DE    LA    GrAVIÈRE. 


LA 


EÉFOEME   DES   ÉTUDES 


AU    XVr    SIÈCLE 


r.  Claude  Baduel,  par  J.  Gaufrés.  —  II.  M  arc- Antoine  Muret,  par  Ch.  Dejob. 

On  s'occupe  beaucoup  en  ce  moment  de  la  pédagogie,  c'est  une 
science  à  la  mode  :  elle  figure  sur  les  programmes  et  on  l'apprend 
dans  1»'S  écoles.  Il  serait  fort  à  souhaiter  que  quelqu'un  des  maî- 
tres qui  l'enseignent  eût  l'idée  de  nous  donner  une  histoire  de  l'édu- 
cation en  Fi-ance.  Je  sais  bien  que  c'est  une  entreprise  très  difficile. 
Un  travail  de  ce  genre  n'aura  toute  son  utilité  que  s'il  est  complet; 
il  faut  que  rien  n'y  soit  omis;  tous  les  systèmes  qui  ont  été  tentés 
aux  diverses  époques  doivent  y  figurer,  car  il  n'en  est  guère,  mal- 
gré le  temps  et  les  révolutions,  qui  n'aient  laissé  quelque  trace  chez 
nous  et  dont  il  ne  reste  quelque  chose.  Ce  pays-ci  se  pique  d'être 
révolutionnaire,  mais  il  est  plus  conservateur  qu'il  ne  le  croit.  A 
travers  toute  sorte  d'arrêts  et  d'écarts  passager^;,  il  revient  souvent 
dans  la  mêine  ornière  ;  il  flotte  sans  cesse  entre  les  innovations  et 
la  routine,  et  il  n'y  en  a  pas  où,  pour  comprendre  le  présent,  il  soit 
plus  Déf.essaire  de  connaître  le  passé.  Je  voudrais  donc  que,  dans 
cette  histoire  de  l'éducation,  on  remontât  jusqu'aux  origines  de  la 
France,  et  même,  s'il  faut  le  dire,  un  peu  plus  haut  encore.  Nos 
méthodes  d'enseignement  nous  viennent  de  l  antiquité;  il  faut  les 
étudier  chez  les  Romains,  si  mous  voulons  les  prendre  à  leur  source. 


580  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Notre  Université  ne  date  pas  de  Charlemagne  ou  d'Abélard  ;  elle 
a  vraiment  commencé  le  jour  où  l'empereur  Vespasien  6ta!)lit  de 
ses  deniers  une  chaire  d'éloquence  et  en  chargea  Quintilien.  Le 
système  qui  fut  fondé  ce  jour-là  s'est  régulièrement  développé 
jusqu'à  nous,  et  l'on  peut  dire  qu'entre  les  premières  écoles  publi- 
ques de  Rome  et  les  nôtres  il  n'y  a  véritablement  pas  eu  d'interrup- 
tion. 

En  attendant  qu'il  se  rencontre  un  savant  assez  courageux  pour 
aborder  l'étude  de  ces  dix-huit  siècles,  il  faut  savoir  gré  à  ceux  qui 
choisissent  un  point  particulier  dans  cette  vaste  étendue  et  nous 
le  font  connaître  à  fond.  Ces  travaux  de  détail  rendront  l'œuvre 
d'ensemble  plus  facile.  Voici  précisément  deux  écrivains  qui  ont 
pris  pour  sujet  de  leurs  recherches  deux  personnages  de  la  renais- 
sance, inégalement  célèbres,  mais  qui  méritent  tous  les  deux  de 
tenir  une  place  dans  l'histoire  de  l'éducation.  Ils  ont  pour  nous  cet 
avantage  d'avoir  vécu  dans  une  époque  de  crise  oii  l'enseignement 
s'est  transformé  :  ils  ont  vu  naître,  ils  ont  appliqué  pour  la  pre- 
mière fois  des  méthodes  qui  sont  encore  les  nôtres.  Le  récit  de  leur 
vie,  l'étude  de  leurs  ouvrages,  nous  montrent  comment  ces  chan- 
gemens  se  sont  faits  et  nous  en  apprennent  clairement  le  caractère 
et  la  portée.  Il  me  semble  que  nous  pourrons  en  tirer  beaucoup  de 
lumière  sur  le  passé,  et  peut-être  quelques  leçons  pour  l'avenir. 

L 

Dans  son  ouwage  intitulé  Claude  Baduel,  on  la  Bé forme  des  études 
au  xvi*  siècle,  M.  Gaufrés  entreprend  de  nous  raconter  les  débuts  et 
la  fortune  de  cette  u?iive)'sité  ou  collège  des  ai'ts,  qui  fut  établi  à 
Nîmes  en  1539  par  François  P^  Ce  serait  une  histoire  fort  curieuse 
si  nous  la  connaissions  un  peu  mieux.  Nous  n'en  savons  que  ce 
nous  dit  Baduel  dans  ses  lettres  et  dans  ses  harangues,  et  par  mal- 
heur il  aime  tant  le  beau  langage,  il  imite  si  fidèlement  Cicéron, 
que,  de  peur  de  gâter  son  latin  par  des  expressions  malsonnantes, 
il  se  tient  toujours  dans  le  vague.  Nous  lui  pardonnerions  aisément 
quelques  incorrections  en  faveur  de  quelques  détails  précis,  mais  il 
ne  se  les  pardonnerait  pas  à  lui-même,  et  quand  nous  lui  deman- 
dons des  renseignemens  exacts  sur  l'organisation  de  son  collège, 
sur  l'emploi  du  temps,  sur  les  auteurs  qu'on  y  explique,  sur  les 
maîtres,  sur  les  élèves,  il  nous  répond  par  des  périodes  harmo- 
nieuses. Un  bon  règlement  en  style  administratif  nous  en  appren- 
drait beaucoup  plus  que  toutes  ces  grandes  phrases.  Ce  n'est  donc 
pas  la  faute  de  M.  Gaufrés  s'il  n'a  pas  toujours  contenté  notre 
curiositb  ;  il  a  fait  au  moins  ce  qu'il  a  pu,  et  à  force  de  recherches 


tA   RÉFORME    DES   ÉTUDES    AU    XVP   SIÈCLE.  581 

et  de  soin,  en  complétant  les  lacunes  de  ses  documens  par  l'étude 
attentive  de  ce  qui  se  faisait  ailleurs  (1),  il  nous  présente  un  tableau 
dont  quelques  parties  restent  dans  l'ombre,  mais  où  l'on  trouve 
des  points  bien  éclairés.  En  somme,  son  livre  ajoute  à  ce  que  nous 
savions  des  changemens  qui  se  sont  produits  alors  dans  les  études 
et  nous  aide  à  les  comprendre.  Cherchons-y  ce  qu'il  a  d'important 
et  de  nouveau. 

Nîmes  était,  au  commencement  du  xvi*  siècle,  une  petite  ville 
d'à  peu  près  quinze  mille  habitans,  mal  bâtie,  peu  saine,  et  que  la 
peste  avait  souvent  ravagée  pendant  les  dernières  années  du  moyen 
âge.  Mais  il  lui  restait  de  beaux  monumens  romains,  qui  s'étaient 
conservés  par  un  pur  miracle,  car  on  avait  fait,  durant  des  siècles, 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  les  détruire.  Ils  avaient  été  livrés  à  toute 
sorte  de  dévastations;  ils  étaient  devenus  tour  à  tour  des  forte- 
resses, des  chapelles,  des  écuries.  Heureusement  ils  se  trouvaient 
être  très  solides  et  avaient  survécu,  non  sans  dommage,  à  toutes 
ces  causes  de  ruine.  Quand  les  temps  devinrent  un  peu  plus  doux 
et  les  esprits  un  peu  moins  grossiers,  on  commença  à  s'aviser  de 
leur  beauté.  Les  curieux  et  les  savans  du  dehors  venaient  en  foule 
les  visiter,  et  leur  admiration  éveillait  celle  des  habitans.  N'avait-on 
pas  vu  le  roi  lui-même,  François  1%  s'agenouiller  devant  une  pierre 
et  l'essuyer  de  ses  mains,  pour  lire  l'inscription  qu'elle  contenait? 
La  vieille  ville,  fière  des  hommages  qu'on  rendait  à  son  passé,  en 
comprenait  mieux  la  grandeur  et  voulait  s'en  montrer  digne.  C'est 
ainsi  qu'elle  fut  amenée  à  s'occuper  avec  ardeur  des  écoles  où  l'on 
élevait  la  jeunesse  du  pays.  Elle  conçut  à  ce  propos  une  grande  am- 
bition ;  ce  n'était  pas  assez  pour  elle  de  posséder  un  gymnase  ou 
un  collège  ordinaire  ;  il  lui  déplaisait  d'être  inférieure  à  Toulouse,  à 
Montpellier  surtout,  la  ville  la  plus  voisine  et  par  conséquent  la 
plus  enviée.  Elle  voulut  avoir  une  université  comme  elles,  et,  pen- 
dant quatre  ans,  elle  assiégea  le  roi  de  ses  requêtes  les  plus  pres- 
santes. Le  roi  hésitait  :  il  y  avait  sans  doute  autour  de  lui  des  gens 
sages  qui  lui  faisaient  comprendre  le  danger  de  trop  augmenter  les 
établissùmens  de  ce  genre  et  qui  craignaient  qu'on  les  affaiblît  en 
les  multipliant.  Mais  la  sœur  de  François  I*"",  la  spirituelle  Margue- 
rite de  Valois,  était  gagnée;  elle  n'oubliait  pas  l'accueil  qu'elle 
venait  de  recevoir  à  Nîmes,  elle  en  aimait  avec  passion  les  monu- 

(1)  ^I.  Gaufrés  s'est  surtout  servi  de  trois  ouvrages  importans,  qui,  avec  le  sien, 
nous  font  lijpn  connaître  le  caractère  des  écoles  au  xvi"  siècle.  C'est  d'ahord  VHistoire 
de  Sainte-Biirbe  de  M.  J.  Quicherat,  monographie  excellente,  qui  rend  les  plus  grands 
services  à  l'histoire  générale  ;  puis  VHistoire  du  Collège  de  Guyenne  par  M.  Gaullieur  ; 
enfin  le  livre  de  M.  Ch.  Schmidt  sur  Jean  Sturm,  le  réformateur  des  écoles  deStras- 
bourg. 


582  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

mens  ;  il  lui  semblait  que  servir  les  intérêts  de  la  ville  aimée  des 
Romains,  c'était  faire  quelque  chose  pour  l'antiquité.  Elle  appuya 
la  demande  des  consuls  nîmois  et  disposa  son  frère  à  leur  accorder 
ce  qu'ils  sollicitaient.  Au  mois  de  mai  de  l'année  1539,  le  roi  signa 
à  Fontainebleau  des  lettres  patentes  par  lesquelles  «  il  crée,  érige, 
ordonne  et  établit, en  la  ville  et  cité  de  Nîmes,  collège,  école  et  uni- 
versité en  toutes  facultés  de  grammaire  et  des  arts  seulement.»  Il  met 
par  son  ordonnance  l'établissement  nouveau  sur  le  même  pied  que 
les  autres  universités  du  royaume  et  lui  accorde  de  beaux  privilèges 
que  nos  facultés  d'aujourd'hui  ne  possèdent  plus  :  «  Et  pourront  les 
docteurs,  maîtres  et  gradués  d'icelle  université  élire,  instituer  et 
créer  recteur  et  tous  autres  officiers  d'icelle  université,  sauf  et 
réservé  le  conservateur  des  privilèges  royaux  d'icelle,  dont  l'insti- 
tution et  provision  nous  appartiendra.  » 

L'université  fondée,  tout  n'était  pas  fini.  Il  fallait  trouver  quel- 
qu'un qoi  sût  lui  donner  la  première  impulsion  et  qui  l'aidât,  par 
une  administration  habile,  à  traverser  sans  encombre  les  difficultés 
du  début.  Ce  fut  encore  lîarguerite  de  Valois  qui  vint  au  secours 
des  habitans  de  Nîmes,  dont  elle  était  la  providence.  Elle  choisit 
dans  la  cour  de  savans  qui  l'entourait  celui  qui  lui  parut  convenir 
ie  mieux  à  cette  tâche.  Elle  avait  auprès  d'elle  un  Nîmois,  Claude 
Baduel,  à  qui  elle  portait  un  intérêt  très  vif,  et  oui  souhaitait  sans 
doute  trouver  une  occasion  de  rentrer  avec  honneur  dans  son  pays. 
Elle  l'adressa  aux  consuls  et  habitans  de  Nîmes,  avec  une  lettre  où 
elle  faisait  son  éloge  et  qu'elle  signait  familièrement  :  a  La  bien 
vostre,  Marguerite.  » 

Baduel  était  né  dans  une  situation  modeste.  Son  père,  un  pauvre 
marchand  qui  ne  savait  pas  lire,  mais  qui  comprenait  le  prix  du 
savoir,  avait  voulu  que  son  fils  fut  mieux  élevé  que  lui.  L'enfant 
était  studieux;  il  profita  de  l'instruction  qu'on  donnait  dans  les 
écoles  de  la  ville.  Quand  il  eut  épuisé  tout  ce  qu'on  pouvait  y 
apprendre,  se  sentant  plein  d'ardeur  pour  l'étude  et  de  curiosité 
pour  la  science,  il  s'était  mis  à  chercher  ailleurs  ce  qu'il  ne  trouvait 
pas  chez  lui.  Ce  désir  l'entraîna  d'université  en  uui/ersité,  jusqu'au 
fond  de  l'AUemagiïe.  On  voyageait  alors  beaucoup  plus  que  nous 
ne  sommes  tentés  de  le  croire.  Dans  l'orgueil  que  nous  éprouvons 
de  toutes  les  inventions  de  la  science  qui  ont  rendu  les  communi- 
cations si  faciles,  dans  l'enivrement  où  nous  sommes  de  celte  vie 
agitée  qui  nous  jette  sur  tous  les  chemins,  nous  nous  figurons 
volontiers  qu'autrefois  les  gens  restaient  confinés  chez  eux.  C'est 
une  gi^ande  erreur;  il  y  avait  alors,  comme  aujourd'hui,  beaucoup 
de  personnes  qui  couraient  le  monde,  et  notamment  ceux  qui  vou- 
laient s'instruire  n'hésitaient  pas  à  entreprendre    de  fort  longs 


LA    RÉFORME    DES  ETUDES   AU    XVl'    SIÈCLE.  58'3 

voyages.  Ils  y  ti'oii valent  desfacilités  qu'aujourd'hui,  avec  nos  com- 
munications rapides,  nous  ne  post^édons pas.  Sans  doute  nous  voya- 
geons plus  vite,  ce  qui  est  un  grand  avantage,  mais  an  ivés  dans 
le  pays  où  nous  voulons  aller,  nous  y  sommes  complètement  étran- 
gers ;  nous  entendons  pailerune  langue  que  nous  ne  comprenons 
pas,  il  faut  nous  faire  à  des  usages,  à  un  tour  d'esprit,  à  des  idées 
qui  ne  sont  pas  les  nôtres.  Cescausesde  gêne  et  d'embarras  n'exis- 
taient pas  pour  un  homme  instruit  qui  voyageait  au  moyen  âge.  Â.u 
milieu  des  nations  diverses,  les  lettrés  formaient  comme  un  monde 
à  part,  où  l'on  ne  s'exprimait  qu'en  latin.  Ce  monde  avait  pour 
ainsi  dire  sa  capitale,  l'Université   de  Paris,  qu'un  pape  appelait 
«  la  source  de  toutes  les  sciences,  le  fleuve  d'où  découlaient  toutes 
les  vertus  :  scientiariim  fontcm  irngmtm,  fluvhimqiœ  virtiilKirij  » 
et  qui  communiquait  ses  usages  et  ses  idées  à  tous  les  savaiis  de 
la  chrétienté.  A  Prague,  àïJpsal,à  Copenhague,  comme  à  Toulouse 
et  à  Strasbourg,  un  clerc  de  l'Université  de  Paris  se  retrouve  comme 
chez  lui,  parmi  les  clercs  ses  confrères.   Le  lendemain  de  son  arri- 
vée,  il  peut   monter  en  chaire,  enseigner  ou  prêcher;  il  et  sûr 
d'être  compris.  On  ne  connaissait  guère  alors  de  nationalités  diverses 
dans  la  science.  Tous  ceux  qui  avaient  lu  Aristote  ou  Pierre  Lom- 
bard et  qui  savaient  construire  un  syllogisme,  d'un  bout  de  l'uni- 
vers à  l'autre,   étaient  concitoyens.  C'est  ainsi  que  Baduel  visita 
Louvain,  Liège,  Bruges,  où  il  connut  l'Espagnol  Yivès,  l'un  des 
plus  beaux  génies  de  la  renaissance,  et  qu'il  suivit,  à  Witteuberg, 
les  leçons  de  Mélanchton.  De  retour  à  Paris,  après  toutes  ces  péré- 
grinations, il  y  occupa  quelque  temps  une  chaire  de  professeur 
royal.  C'est  alors  que  ses  compatriotes  lui  proposèrent  de  retourner 
à  Nîmes  pour  diriger  l'université  naissante.  11  y  revint,  rapportant 
de   ses  voyages   beaucoup   de  connaissences  variées  qu'il    avait 
acquises  u.-i  peu  partout,  une  grande  facilité  à  tourner  agréabU  rupiit 
le  latin,  et  surtout  une  méthode  particulière  d'enseignement,  qu'il 
appliqua  tout  de  suite  au  Collège  des  arts  et  qui  allait  renouveler 
les  études. 

En  quoi  consistait  véritablement  cette  méthode  ?  Quelles  étaient 
au  juste  les  nouveautés  qui  furent  alors  introduites  dans  l'enseigne- 
ment et  d'où  vient  qu'en  quelques  années  il  changea  complètement 
de  ciiractère?  C'est  une  question  fort  importante  et  qu'il  convient 
de  traiter  avec  quelques  détails. 

On  se  contente  ordinairement  de  dire,  d'une  manière  générale, 
que  l'élan  donné  aux  esprits  par  la  renaissance  et  la  culture  de 
l'antiquité  ont  ranimé  les  écoles.  Cette  explication  ne  me  paraît  ])as 
suffisante.  C'était  assurément  une  révolution  de  remplacer  VOrga- 
non  d' Aristote  et  le  Livre  des  sentences  par  les  grands  écrivains  de 


584  REVDE  DES  dl:ux  mondes. 

la  Grèce  et  de  Rome.  Les  jeunes  gens  à  qui  on  mettait  dans  les 
mains,  pour  la  picmière  fois,  Homère  et  Platon,  Cicéron  et  Virgile, 
devaient  les  lire  avec  passion,  et  l'on  comprend  que  leur  enthou- 
siasme les  ait  rendus  capables  de  prodiges  de  travail.  Mais  on 
travaillait  beaucoup  aussi  clans  les  universités  du  moyen  âge. 
Les  gens  qui  venaient  suivre  les  cours  de  la  faculté  des  arts,  pour 
aborder  ensuite  la  théologie,  n'étaient  pas  rebutés  par  l'aridité  des 
études  auxquelles  on  les  condamnait.  Ils  passaient  des  années 
entières  à  lire  et  à  commenter  les  auteurs  les  plus  ennuyeux. 
Rien  n'arrêtait  ces  obstinés  qui  voulaient  s'élever  au-dessus  de 
l'ignorance  générale,  et  ils  bravaient  pour  s'instruire  des  fatigues 
et  des  misères  qui  feraient  peur  aujourd'hui  aux  plus  résolus.  Tous 
les  ans,  on  voyait  venir  à  Paris  des  écoliers  pauvres  qui  arrivaient 
des  provinces  les  plus  lointaines  en  mendiant  leur  pain  sur  la  route. 
Pour  gagner  de  quoi  vivre  et  étudier,  ils  ramassaient  les  ordures, 
ils  balayaient  les  collèges,  ils  se  faisaient  les  domestiques  de  leurs 
maîtres  ou  de  leurs  condisciples.  C'est  ainsi  qu'ont  commencé  Guil- 
laume Postel,  Ramus  et  bien  d'autres.  Vers  l'époque  où  le  moyen 
âge  finissait,  un  docteur  brabançon,  Jean  Standonc,  annexa  au  col- 
lège de  Montaigu,  qu'il  restaurait,  une  communauté  d'enfans  pauvres. 
Il  leur  donnait  gratuitement  l'éducation,  mais  à  la  condition  qu'ils 
se  soumettraient  au  régime  le  plus  sévère.  «  Porter  froc  et  robe 
grise  du  drap  le  plus  grossier,  avoir  la  tête  rase,  faire  à  tour  de 
rôle  la  cuisine  et  à  tour  de  rôle  aussi  laver  la  vaisselle,  couler  la 
lessive  et  balayer  la  maison,  étaient  les  articles  les  plus  doux  du 
code  rédigé  par  Jean  Standonc.  11  fallait,  par  toutes  les  saisons,  se 
relever  de  nuit  pour  assister  à  un  office  d'une  heure  et  demie  de 
durée;  il  fallait  (contrainte  encore  plus  cruelle  pour  l'enfance)  ne 
jamais  se  servir  de  sa  langue  que  pour  répondre  aux  interro^-ations, 
et  les  moindres  fautes ,  épiées  et  dénoncées  par  une  surveillance 
mutuelle,  étaient  suivies  de  corrections  jusqu'au  sang,  car  nulle  part 
le  martinet  ne  fut  garni  de  plus  de  nœuds  ni  appliqué  d'une  main 
plus  impitoyable.  La  nourriture  était  à  l'avenant.  Chacun  recevait, 
en  entrant  au  réfectoire,  une  demi-once  de  beurre  pour  accommo- 
der le  dîner,  qui  était  servi  sans  assaisonnement:  un  plat  de  légumes 
les  plus  vils  cuits  à  l'eau  et  un  demi-hareng  ou  deux  œufs  durs. 
Jamais  de  viande,  toujours  du  pain  bis,  et,  pour  unique  boisson,  l'eau 
tirée  au  puits  de  la  cour.  Érasme  eut  l'estomac  détruit  sans  reujède 
pour  avoir  tâté  quelque  temps  de  ce  régime.  Qui  pourrait  dire  le 
nombre  de  ceux  qui  y  succombèrent?  »  Et  pourtant  on  avait  peine 
à  saiisîaire  tous  les  pauvres  gens  qui  demandaient  une  place  dans 
ce  colUye  de  pouillerie ^  comme  l'appelle  Rabelais  :  «  Admirable 
ambition  de  la  jeunesse  en  ce  temps-là!  ajoute  M.  Quicherat;  le 


LA   RÉFORME   DES   ÉTUDES   AU    XVr    SIÈCLE.  585 

savoir  acheté  au  prix  de  tant  d'avanies  fut  envié  comme  un  bien  que 
se  disputèrent  d'innombrables  aspirans.  Standonc,  en  sacrifiant  toute 
sa  Ibrtune,  en  puisant  dans  la  bourse  de  l'amiral  de  Graville,  était 
parvenu  à  assurer  l'entretien  de  quatre-vingt-quinze  élèves.  Touché 
par. le  désespoir  de  ceux  qu'il  était  obligé  de  refuser,  il  s'adressa  à 
la  charité  publique  et  ramassa  de  quoi  en  nourrir  jusqu'à  deux 
cents  (l).  )>  Voilà  quelle  était  la  vie  des  pauvres  à  Montaigu.  Le 
régime  des  autres  valait  un  peu  mieux  ;  quant  aux  études,  elles 
étaient  les  mêmes  pour  tous.  Félibien  a  tracé,  d'après  les  règlemens 
de  Jean  Standonc,  le  tableau  de  la  distribution  d'une  journée  à  Mon- 
taigu. Je  le  donne  ici  pour  montrer  de  quels  efforts  de  travail  on 
était  capable  dans  ces  vieux  collèges.  «  De  quatre  heures  du  matin 
à  six  heures,  leçon;  à  six  heures,  messe;  de  huit  heures  à  dix 
heures,  leçon  ;  de  dix  heures  à  onze  heures,  discussion  et  argumen- 
tation ;  à  onze  heures,  dîner;  après  le  dîner,  examen  sur  les  ques- 
tions discutées  et  les  leçons  entendues,  ou,  le  samedi,  dispute;  de 
trois  heures  à  cinq  heures,  leçon  ;  à  cinq  heures,  vêpres;  de  cinq 
heures  à  six  heures,  dispute;  à  six  heures,  souper;  après  le  souper, 
jusqu'à  sept  heures  et  demie,  examen  sur  les  questions  discutées  et 
les  leçons  entendues  pendant  la  journée  ;  à  sept  heures  et  demie, 
compiles  ;  à  huit  heures,  en  hiver,  coucher,  et  à  neuf  heures  en 
été.  »  Il  faut  avouer  que  des  gens  qui  se  soumettaient  volontaire- 
ment, pendant  plusieurs  années,  à  une  pareille  discipline  de  misère 
et  de  lai)eur  devaient  être  doués  d'un  courage  pour  souffrir  et  d'une 
ardeur  pour  apprendre  à  laquelle  il  semble  difficile  qu'on  puisse  rien 
ajouter.  Pour  la  puissance  du  travail,  les  savans  de  la  renaissance 
ne  l'emporiaient  guère  sur  ceux  du  moyen  âge.  Ce  n'est  donc  pas 
uniquement  à  l'attrait  des  nouvelles  études,  à  la  passion  que  la 
jeun>'s>e  éprouva  pour  elles,  à  son  désir  d'apprendre,  à  son  besoin 
de  connaître  qu'on  doit  attribuer  la  réforme  de  l'enseignement  au 
XVI®  sièole. 

Est-ce  à  la  liberté  de  penser,  que  la  renaissance  a  introduite 
dans  toutes  les  branches  du  savoir,  et  qui  leur  a  rendu  la  vie? 
11  e^t  sûr  que  l'enseignement  en  profite,  comme  le  n'st.e.  Elle 
anime  les  esprits  et  donne  aux  maîires  et  aux  é'èves  plus  de  goût 
pour  les  recherches  scientifiijues.  Mais  M.  Tnurol  tait  remarqier  avec 
raison  ([ue  les  écoles  du  moyen  àg  ;  n'en  étaient  pas  loni  a  lait  pri- 
vées, q  i<^  la  pensée  n'y  était  [)as  aissi  esclave,  a'issi  encliaîiK'j  in'on 
le  suj),)  )se,  qu'on  lui  a  toujours  laissé  une  S(u-te  d'eS|)ace  \V.)n^  p  )ur 
se  m jnvoir  er,  se  (lével()j)per  à  son  ^^i-b.  \  la  vérné,  les  >avaiH  étaient 
forces  de  rvispacter  certaines  croyances,  mais  les  croyancijS  nj  gêaent 

(I)  Histoire  de  Sainte-D.irbe,  i,  c'i.  xvi.  ,  . 


586  REVUE    DES    DEUX   MONDES.. 

que  quand  on  a  cessé  de  croire.  Qu'importe  que  des  limites  soient 
fixées  à  la  libortô  des  recherches  si  l'on  ne  tient  pas  à  les  franchir? 
Entre  ces  l)arrières,  qu'on  n'avait  aucun  désir  de  renverser,  l'esprit 
trouvait  le  moyen  de  se  mettre  à  l'aise,  a  On  s'accordait  générale- 
ment à  reconnaître  un  certain  nombre  de  points  indéterminés  sur 
lesquels  on  pouvait  soutenir  des  assertions  divergentes  sans  danger 
pour  la  foi  et  pour  les  mœurs.  Prétendre  enchaîner  les  hommes  par 
autorité  à  telle  ou  telLi  décision  en  cette  matière,  c'était,  disait- on, 
mettre  obstacle  au  progrès  des  études  et  à  la  découverte  de  la  vérité 
qu'une  libre  discussion  pouvait  seule  mettre  au  jour.  La  méthode 
d'enseignement  usitée  dans  la  faculté  de  théologie  était  très  favo- 
rable à  la  pratique  de   ces  principes.  Cette  règle  de  ne  décider 
qu'après  avoir  posé  le  pour  et  le  contre,  l'obligation  de  tenir  compte 
detouiesles  objections,  donnaient  à  l'esprit  des  habitudes  de  liberté. 
On  mettait  de  î' amour-propre  à  ne  pas  faire  usage  de  l'autorité  de 
l'Écriture  et  à  n'employer  que  le  pur  raisonnement.  C'était  une  preuve 
d'esprit  et  de  finesse...  Certainement,  la  faculté  de  théologie  jouissait 
au  moyen  âge  d'une  liberté  incontestablement  plus  grande  qu'au 
xvir  siècle.  Au  moyen  âge,  elle  se  gouvernait  avec  une  absolue  indé- 
pendance; elle  n'était  pas  assujettie  à  cette  exacte  discipline  qu'im- 
pose la  présence  de  l'ennemi.  Au  xvii®  siècle,  les  théologiens  avaient 
pris  l'habitude  d'invoquer  l'intervention  du  pouvoir  civil  pour  impo- 
ser si'ence  à  leurs  adversaires;  d'un  autre  côté,  la  nécessité  d'une 
étroite  union,  en  présence  du  protestantisme,  diminuait  le  nombre 
des  questions  librement  discutaV)les  (1).  »   On  ne  peut  donc  pas 
dire  que  cette  liberté  de  discussion  et  d'examen,  nécessaire  à  la 
culiure  de  l'esprit,  ait  tout  à  fait  manqué  aux  vieilles  universités. 
La  renaissance  la  rendit  plus  grande  sans  doute  et  les  écoles  en 
profitèrent.  Mais,  quoique  l'avantage  fût  très  précieux,  ce  n'est  pas 
encore  ce  qui  a  pu  changer  alors  le  caractère  de  l'enseignement. 

11  fut  tout  à  fait  modifié  par  une  simple  réforme  scolaire,  ou, 
comme  on  dirait  aujourd'hui,  par  un  changement  dans  le  plan 
d'études.  Nous  allons  voir  que  ces  sortes  de  réformes,  dont  on  ne 
saisit  pas  toujours  l'importance,  et  qu'on  décrète  quelquelois  à  la 
légère,  peuvent  avoir  sur  l'avenir  même  des  états  les  conséquences 

^1)  J'emprunte  ces  quelques  lignes  au  petit  écrit  de  M.  Ch.  Thurot  intitulé  :  de 
rOrrjamsation  de  l'enseirinement  dans  V Université  de  Paris  au  moyen  âge.  Ce  fut  le 
pre^niei-  ouvrage  de  M.  Thui'Ot,  et  ce  début  contient  déjà  ses  meilleu.-es  qualités.  On 
y  trouve  une  pluintj  élégante,  une  science  solide  et  sans  forfantei-ie,  un  esprit  sensé 
qui  dcMuine  son  érudition  et  ne  se  laisse  pas  mener  par  elle.  En  doux  rems  pages,  il 
a  trouvé  moyen  de  nous  donner  le  tableau  le  plus  complet  et  le  plus  exact  de  notre 
vieille  université.  Je  ferai  dans  la  suite  de  ce  travail  de  nombreux  emjxunts  à  cet 
excoUeut  ouvrage.  M.  Tliurot,  comme  M.  J.  Quicberat,  que  je  citais  tout  à  l'heure, 
est  mort  ce  te  année. 


LA   RÉl-ORittE   DES  ÉTUDES   AU   XV!*"    SIÈCLE.  587 

les  plus  graves.  Pour  comprendre  quelle  fut  la  portée  de  celle-ci, 
quelques  détails  sont  nécessaires. 

Des  trois  ordres  d'enseiguement,  le  primaire,  le  secondaire,  le 
supérieur,  qu'on  ne  distinguait  pas  encore  avec  la  même  netteté 
qu'aujourd'hui,  le  moyen  âge  n'a  parfaitement  connu  que  le  der- 
nier. C'est  le  seul  dont  on  soit  alors  très  préoccupé  :  l'université 
obscurcit  et  &bsoibe  tout  le  reste.  L'étudiant  y  arrive  à  quatorze 
ans,  souvent  plus  tôt,  poursuivre  les  cours  de  la  faculté  des  arts. 
Il  sait  lire  et  écrire,  il  a  reçu  quelques  élémens  de  grammaire,  il 
comprend  et  parle  tant  bien  que  mal  ce  jargon  barbare  qu'un  appelle 
alors  le  latin.  C'est  assez;  et  on  le  met  aussitôt  à  l'étude  de  la 
logique.  La  logique  est  le  grand  art,  le  seul  qu'on  enseigne  à  fond 
dans  les  universités  du  moyen  âge.  On  n'y  veut  faire  que  des  dia- 
lecticiens, et,  pour  habituer  l'esprit  à  toutes  les  souplesses  de  la 
dialectique,  on  lui  apprend  à  disputer  :  il  n'y  a  pas  d'exercice  plus 
pratiqué,  dans  les  écoles,  que  les  disputes.  «  On  dispute  avant  le 
dîner,  écrivait  Vives,  on  dispute  pendant  le  dîner,  on  dispute  après 
dîner.  On  dispute  en  public,  en  pariiculier,  en  tout  lieu,  en  tout 
.temps.  »  La  seule  épreuve,  quand  on  veut  obtenir  le  grade  de  dHcr- 
miminl  ou  de  bachelier,  c'est  une  bonne  dispute  avec  des  élèves  ou 
des  docteurs,  et  il  faut  s'engager  par  serment  à  disputer  quarante 
jours  de  suite,  lorsqu'on  veut  devenir  maître  ès-arts.  Pendant  quatre 
siècles,  toute  la  savante  montagne  où  réside  l'Université  de  Paris 
n'a  retenti  que  du  bruit  des  disputes. 

La  renaissance  rompt  brusquement  avec  ces  habitudes  de  dialec- 
tique à  outrance.  Ses  plus  illustres  représentans.  Vives,  Rabelais, 
Montaigne,  attaquent  avec  une  grande  violence  un  enseignement 
«  qui  abastardit  les  nobles  esprits  et  corrompt  toute  fleur  de  jeu- 
nesse. »  —  «  Qui  a  pris  l'entendement  en  la  logique,  dit  Montaigne? 
Oij  sont  ses  belles  promesses?  Voit-on  plus  de  harbouill.ige  au 
caquet  des  harengières  qu'aux  disputes  publicques  des  dialecti- 
ciens (1)?  »  L'enseignement  de  la  logique  doit  donc  cesser  d'eue  la 
base  de  l'éducation.  Et  que  mettra-i-on  à  la  place?  on  insistera 
davantage  sur  ces  études  de  grammaire  dont  le  moyen  âge  s'occu- 
pait si  peu;  cette  première  instruction  littéraire,  qu'on  pnisnit  je  ne 
sais  où,  avant  d'entrer  dans  l'université,  et  dont  on  semblait  faire  si 
peu  de  cas,  va  devenir  le  fondement  et  presque  le  but  unique  de 
l'enseignement.  Comprendre  et  parler  les  langues  anciennes  dans 
leur  pureté,  et,  pour  y  arriver,  lire  les  plus  célèbres  écrivains  des 

(1)  J'emprnnte  cette  citation  et  beaucoup  d'autres  au  livre  si  intéresoant  de 
M.  Compayré  intitulé  :  Histoire  critique  des  doctrines  de  l'éducation  en  France  depuis 
le  XVI"  siècie.  Ce  livre  a  été  couronné  par  l'Académie  des  sciences  morales. 


588  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

deux  littératures  classiques';  puis,  quand  on  les  a  lus  et  compris, 
essayer  de  les  imiter,  de  reproduire  non-seulement  leurs  idées, 
mais  leur  langage,  voilà  désormais  la  grande  allaire  des  écoles  et  le 
premier  souci  de  tous  les  gens  distingués.  Le  but  étant  changé,  la 
route  ne  peut  plus  être  la  même.  On  ne  s'était  préoccupé  jusque-là 
que  de  rendre  les  élèves  capables  de  construire  un  raisonnement 
d'après  toutes  les  règles  de  la  logique.  «  A  force  de  vouloir  sacrifier 
la  forme  au  fond,  dit  M.  Quicherat,  on  en  était  venu  à  bannir  de  la 
composition  toute  figure,  toute  image,  tout  ce  qui  n'est  pas  rigou- 
reusement démonstratif.  Le  discours,  articulé  comme  un  squelette, 
n'admettait  que  propositions,  conclusions,  corollaires,  majeures, 
mineures  ou  conséquences;  la  pensée  n'était  tendue  qu'à  distinguer, 
à  définir,  à  résoudre.  C'était  le  genre  scolastique,  genre  monotone 
et  stérile,  dont  la  culture  exclusive  a  eu  le  déplorable  effet  de  dessé- 
cher beaucoup  de  grandes  intelligences.»  La  connaissance  de  l'an- 
tiquité rendit  le  sentiment  et  le  goût  de  la  forme;  on  recommença 
à  en  prendre  soin  et  peu  à  peu  l'étude  de  la  logique  fut  remplacée 
par  celle  de  la  rhétorique.  Dès  lors  toutes  les  réformes  s'enchaînent 
l'une  l'autre.  Pour  apprendre  à  écrire,  il  faut  écrire  :  c'est  le  prin- 
cipe de  Gicéron.  Au  moyen  âge,  on  se  contentait  de  parler  ;  avec  la 
renaissance,  les  compositions  écrites  détrônèrent  les  exercices  oraux. 
L'enseignement,  dans  l'Lniversité  de  Paris,  consistait  à  lire  avec  le 
maître  un  livre  qui  faisait  autorité  (1)  et  à  en  tirer  des  propositions 
sur  lesquelles  on  instituait  ensuite  des  disputes.  L'habitude  s'étant 
établie  de  lire  toujours  le  même  livre,  et  de  procéder  de  la  même 
manière  dans  la  discussion  des  principes,  le  maître  qui  n'avait  rien 
de  nouveau  à  imaginer  se  contentait  de  dicter  des  cahiers  où 
toutes  les  discussions  étaient  indiquées.  Les  cahiers,  comme  il  arrive 
toujours,  avaient  fini  par  rendre  le  professeur  inutile.  Aussi  avait-il 
cessé  d'enseigner;  il  ne  s'occupait  plus  qu'à  présider  les  exercices 
solennels  pour  la  collation  des  grades.  Quant  à  l'enseignement,  il  ne 
se  faisait  guère  que  parles  discussions  des  condisciples  entre  eux  ou 
avec  des  bacheliers  plus  exercés.  La  renaissance  rendit  au  maître  toute 
son  importance.  Pour  exprimer  l'impression  qu'on  éprouve  en  face 
d'un  texte  et  la  faire  partager  aux  élèves,  pour  interpréter  un  grand 
écrivain,  pour  saisir  et  expliquer  toutes  les  nuances  de  sa  pensée,  il 

(j)  M  Le  caractère  distinctif  de  l'enseignement  du  moyen  â2;e.  dit  M.  Thiirot,  c'est 
qu'on  n'rtuseijfiiait  pas  la  scie.ice  dirpcieinent  et  en  elle- mi^me,  mait  se /lenient  par 
l'exp>ii'ation  des  livres  dont  les  antoui-s  faisaient,  autorité  Ce  principe  tétait  pratiqué 
dans  luijit-s  les  f)icultt''s,  et  II  g<îP  Bvcn  l'a  formulé  ^in^i  :  «Quand  «n  sait  le  (exle,  on 
sait,  tout,  C(;q.ii  concerne  la  science  qui  est  l'objet  du  tejcle.»  Oa  ne  disait  pas  au  n)0yen 
âge  finre  un  cours  de  morale,  mais  lire  un  livre  de  morale;  au  Itea  de  suivre  u» 
cours,  ou  dit  toujours  entendre  un  livre. 


LA    RÉFORME    DES   ETUDES   AU    XV1«    SIÈCLE.  589 

faut  un  homme  instruit,  exercé,  et  qui,  devant  ses  écoliers,  paie  de 
sa  personne.  Le  rôle  des  maîtres  se  trouve  donc  changé,  comme  le 
sujet  (le  leurs  leçons.  Ainsi  se  constitua  l'enseignement  nouveau,  et 
telles  furent  les  principales  réformes  que  la  renaissance  inaugura 
dans  l'éducation  de  la  jeunesse.  Si  l'on  me  permet  d'employer  la 
façon  de  parler  d'aujourd'hui,  je  dirai,  pour  les  résumer  en  une 
phrase,  que  c'est  l'enseignement  secondaire  qui  prend  le  pas  sur 
l'enseignement  supérieur. 

Il  semhle,  au  premier  abord,  que  ce  ne  soit  là  qu'un  changement 
de  méthode,  qui  n'intéresse  que  les  écoles;  en  réalité,  c'est  une 
révolution  dont  toute  la  société  va  se  ressentir.  L'Université  de  Paris 
n'était  guère  faite  que  pour  les  clercs;  on  ne  traversait  la  faculté 
des  ans  que  pour  entrer  ensuite  dans  celle  de  théologie.  Occuper  les 
dignités  de  l'église,  jouir  de  la  situation  privilégiée  qu'elle  faisait  à 
ses  serviteurs,  posséder  les  bénéfices  dont  eile  disposait,  telle  était 
l'arribiiion  de  la  plupart  de  ces  jeunes  gens  qui  se  pressaient  aux 
disputes  de  la  rue  du  Fouarre.  On  peut  donc  dire  que  l'instruction 
préparait  alors  à  une  profession  spéciale,  qu'elle  était  réservée  aune 
seule  classe  qui  n'était  pas  très  étendue  et  formait,  dans  la  nation, 
comme  une  société  distincte.  Au  contraire,  les  écoles  de  la  renais- 
sance s'ouvrent  aux  laïques  aussi  bien  qu'aux  clercs.  Comme  la 
science  qu'on  y  enseigne  est  une  sorte  de  préparation  générale 
pour  la  vie,  à  quelque  état  qu'on  se  destine,  on  peut  et  l'on  doit  y 
participer.  Tout  y  est  fait  pour  atteindre  ce  but.  Quand  des  études 
s'adressent  à  tout  le  monde,  elles  doivent  être  attrayantes  et  faciles. 
Aussi  Ramus,  l'apôire  des  réformes  nouvelles,  nous  dit-il  qu'il  s'est 
occupé  surtout  «  d'ostér  du  chemin  des  arts  libéraux  les  espines, 
les  cailloux,  et  tous  empeschemens  et  relardemens  des  esprits, 
de  faire  la  voye  droicte  et  pleine  pour  parvenir  plus  aisément,  non- 
seult'uient  à  l'intelligeuce,  mais  à  la  pratique  et  à  l'usage  des  arts 
libéraux.  »  En  même  temps,  il  publit3,  grande  nouveauté!  une 
grammaire  en  français,  et,  dans  sa  préface,  il  déclare  «  qu'il  ne 
l'a  pas  écrite  en  latin  pour  les  doctes  de  toute  nation,  niais  en  fran- 
çais pour  la  France,  où  il  y  a  une  infinité  de  bons  esprits  capables 
de  toutes  sciences  et  disciplines  qui  toutefois  en  sont  privés  pour  la 
dinicultè  (les  langues.  »  Ainsi  «  tous  les  bons  esprits  »  sont  conviés 
à  apprendre,  et  on  leur  apprend  ce  qui  convient  à  tous.  Sans  doute 
on  les  entretient  surtout  de  ranti([uité.  Mais  cette  antiquité,  qui 
fait  le  funl  des  leçons  <{  l'on  leur  donne,  ce  n'est  pas  pour  elle-même 
qu'on  j'étudie;  on  en  tire  ce  qui  s'applique  à  tous  l^-s  temps;  dans 
les  héros  du  passé,  on  cherche  l'homme  plus  que  le  (îrec  ou  le 
Romain.  De  ces  éludes  de  grammaire,  pour  lesquelles  le  moyen  âge 
se  couteniait  d'une  sèche  analyse  de  Priscien  ou  de  Douât,  la  renais- 
sance u  fait  une  éducation  générale,  vivante,  humaine,  qui  convient 


590  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  tons,  qui  pour  tous  est  la  même  et  dont  personne  n'est  dispensé. 
Désorinnis  ce  sera  celle  de  tonte  la  partie  de  la  nation  qui  peut 
s'instruire,  des  fils  de  marchands  et  de  cultivateurs  cota  ne  des 
nobles,  des  laïques  ou  des  clercs.  Beaucoup  n'en  auront  pas  d'au- 
tres, pour  ceux  qui  la  compléteront  pins  lard  par  une  instruction 
professioinielle,  elle  sera  toujours  le  fondement  et  la  base  du  reste. 
Ainsi  s'est  formée  chez  toutes  les  nations  de  l'Europe  une  classe 
nombreuse  d'hommes  éclairés,  actifs,  libéraux,  pourvus  d'idées 
générales,  ayant  le  sentiment  de  leur  dignité  et  de  leurs  droits;  c'est 
de  là  qu'est  sortie  la  bourgeoisie,  dont  le  pouvoir  a  presque  partout 
remplacé  celui  des  seigneurs  et  des  prêtres,  et  qui,  pendant  trois 
siècles,  a  gouverné  le  monde. 

Ces  réformes  sont  si  importantes,  elles  ont  eu  des  conséquences  si 
graves  qu'on  a  été  très  curieux  de  savoir  d'où  elles  viennent  et  qui  en 
a  eu  1^'  premier  l'idée.  Ce  sont  là  des  questions  qu'il  n'est  pas  toujours 
aisé  de  résoudre.  Quand  une  innovation  est  légitime,  attendue,  pré- 
parée, il  peut  arriver  qu'elle  se  produise  en  même  temps  de  divers 
côtés  à  la  fois.  Celle-ci  était  si  naturelle  qu'on  la  voit  déjà  poindre  aux 
limites  du  moyen  tâge.  M.Thurot  a  montré  que,  dès  le  xv®  siècle,  la 
rhétori(pie  essaie  de  se  glisser  jusque  dans  l'Université  de  Paris,  le 
sanctuaire  de  la  scolastique,  que  les  étudians  paraissent  iémoigner 
im  peu  plus  de  goût  pour  la  littéi'ature  et  la  [)oésie,  malgré  les  mé- 
pris des  Itiéologiens  et  des  maîtres  ès-arts,  qui  affectent  d'appeler 
gramntairiens^  c'est-à-dire  maîtres  d'école,  tous  ceux  qui  les  culti- 
vent. Au  siècle  suivant,  la  réforme  est  partout  victorieuse.  De  tous 
les  côtés  (in  l'accepte  avec  le  même  plaisir;  elle  s'établit  et  règne 
en  maîtresse  chez  les  jésuites  aussi  bien  que  dans  les  écoles  pro- 
testantes. L'université  se  fait  un  peu  plus  prier,  mais  elle  finit  par 
la  sul)ir  d'assez  bonne  grâce.  Dans  cette  sorte  de  faveur  universelle 
qu'elle  a  rencontrée,  il  est  assez  dilFicile  de  savoir  qui  en  a  eu  la 
première  idée,  et  de  divers  côtés  on  en  a  résumé  l'honneur.  La 
Vérité  pnr.iît  être  que  les  principes  essi^^ntiels  en  ont  été  ens''ignés 
d'abord  dans  l'université  même,  par  Lefebvre  d'Étaples  et  Nicolas 
Cordier,  mais  qu'elle  n'a  été  appliquée  dans  son  ensemble  pour  la 
première  fois  qu'au  gymnase  de  Strasbourg,  fondé  par  Jean  Sturm 
en  1538.. 

Qu'«  Jle  vienne  de  chez  nous  ou  d'ailleurs,  c'est  en  France  qu'elle 
a' été  a<;ciu'illie  avec  le  plus  d'empressement.  Elle  était  d.ms  notre 
génie;  aucun  pays  ne  l'a  plus  largement  appliquée,  aucun  n'a  tiré 
plus  de  profit  que  le  nôtre  de  cette  éducation  littéraire  et  humaine. 
Nous  lui  devons  nos  deux  grands  siècles  classiques  :  auv  poètes  et 
aux  orateurs  du  xvii®  elle  a  donné  ce  qui  est  l'âme  de  l.i  poésie  et 
dé.  rélo(pi-n(îe,  un  public  qui  pût  les  comprendre;  elle  ;i  préparé 
dés  disci^ples  aux  penseurs  du  xviii'';  elle  a  fait  notre  tiers-état 


LA   RÉFORME    DES  ÉTUDES   AO    XTF    SIECLE.  591 

et,  par  lui,  notre  révolution.  Elle  convient  si  bien  à  notre  tempéra^- 
ment,('lle  est  tellement  appropriée  à  notre  natnre  qu'il  nous  est  dif- 
ficile de  ne  pas  la  pousser  hors  de  ses  limites  légitimes.  Cette  habi- 
tude de  tout  rapporter  à  nous,  de  ne  rechercher  dans  le  passé 
que  ce  qui  s'a[)plique  au  présent,  de  demander  à  l'étude  moins  des 
connaissances  précises  qu'un  moyen  de  perl'ectionner  notre  esprit, 
cette  manie  de  généraliser  à  tout  propos,  de  juger  de  tout  par  la. 
vraisemblance  plutôt  que  par  la  vérité,  de  tout  simplifier  pour 
rendre  tout  accessible  au  plus  grand  nombre,  peuvent  avoir  des 
conséquences  très  fâcheuses  quand  on  les  exagère.  La  société  qui 
s'y  livre  perd  le  goût  de  la  science,  qui  est  surtout  Tétude  des 
choses  pour  elles-mêmes, indépendaiimient  de  leur  importance  appa- 
rente et  de  leurs  résultats  immédiats;  elle  prend  le  pli,  dès  l'école, 
db  n'aller  an  fond  de  rien  et  de  se  tenir  à  la  surface;  elle  est  mena- 
cée de  devenir  superficielle  et  légère.  Nous  avons  penché  de  ce  côté,, 
il  faut  bien  le  reconnaître,  et  l'on  pouvait,  dès  le  premier  jour, 
deviner  qu'il  en  serait  ainsi.  Montaigne,  l'un  des  esprits  les  plus 
charma  II  s  de  notre  race,  le  produit  peut- ê  Ire  le  plus  agréable  de 
la  renaissance  quand  elle  était  dans  sa  fleur,  disait  de  lui-même  : 
«  Je  n'ai  gcmsté  de  toutes  les  sciences  que  la  crouste  première:  un 
peu  de  chaque  chose,  à  la  française.  »  — A  la  française,  vous  l'en- 
tendez ;  il  h't-n  vante  comme  d'un  mérite;  nos  ennemis  nous  l'ont 
depuis  r.'proché  comme  un  défaut,  et,  pour  faire  noU'e  confession, 
je  crois  bien  qu'ils  n'avaient  pas  tort. 

Telle  étaii,  la  méthode  que  Baduel  apportait  avec  lui  lorsqu'il  vint 
diriger  runiversité  de  Nîmes.  Il  est  probable  qu'il  la  tenait  de  Jean; 
Sturm,  dont  un  sait  qu'il  était  l'ami;  il  est  sûr  qu'il  comptait  beau- 
coup sur  elle  pour  le  succès  de  son  admini.stration.  Dès  son  arrivée 
à  Nîmes,  il  lii  connaître  son  programme  par  une  petiie  brochure  de 
quelques  pn^cs  que  nous  avons  conservée  et  qui  est  intitulée:  de 
Colleijio  cl  Uaiversitate  Neinaiiseim.  Elle  est  écrite  dans  un  latin 
tout  cicéronien  qui,,  à  lui  seul,  annonce  déjà,  le  renouvellement  des 
études.  Il  roinmence  par  attaquer  assez  vivement  ce  ffui  s'est  fait 
jusque-Li  :  il  montre  qu'on  n'avait  aucun  soin  de  l'ordre  dans  lequel 
il  convient  d'enseigner  les  lettres,  que  tout  était  lu'ouillé  et  con- 
fondu. «  Me><  vicieuses  habitudes,  dit-il,  vont  disparaître;  on  suivra, 
dans  la  nouvelle  école,  une  méthode  plus  conlorme  aux  pratiques 
des  anciens,  plus  appropriée  aux  divers  degrés  du  développement 
de  renfaMi  ei  auK  matières  qu'on  doit  lui  apprendre.  »  La  princi- 
pale étude  cesse  d'être  celle  de  la  dialecii(|ue;  elle  est  remplacée 
par  hs  lettres:  c'est  sur  elles  que  tout  repose:  «  Le  théologien  ne 
peut  evplifpi  ;r  purement  la  religion,  ni  le  jurisconsiilie  les  lois,  ni 
le  médecin  les  matières  de'  son  art,  sans  avoir  été  pivaUblem^nt 
instruit  et  exercé  dans  les  lettres.  »  Pour  les  apprendre  d'une 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manière  complète,  Baduel  demande  qu'on  entre  au  collège  vers 
cinq  ou  six  ans  et  qu'on  y  reste  jusqu'à  vingt.  A  vingt  ans,  le  jeune 
homme  quitte  la  faculté  des  arts  pour  entrer  dans  une  des  facultés 
supérieures  oii  on  lui  enseignera  sa  profession  spéciale,  (^es  quinze 
années,  pendant  lesquelles  le  collège  garde  ses  élèves,  Baduel  les 
divise  en  deux  cycles  d'étendue  fort  inégale.  Le  premier  enst-igne- 
ment,  celui  de  la  grammaire  et  des  humanités,  dure  au  moins  dix 
ans.  On  voit  bien  que  c'est  pour  Baduel  la  période  la  plus  impor- 
tante des  études;  il  en  règle  avec  soin  les  exercices,  il  indique  les 
auteurs  qu'on  doit  lire  dans  chaque  classe:  ce  sont  les  prosateurs 
d'abord  et,  en  première  ligne,  les  lettres  de  Cicéron  et  ses  traités 
de  morale,  puis  les  historiens,  puis  les  poètes  qu'on  garde  pour  la 
classe  la  plus  élevée.  Beaucoup  de  ces  prescriptions  sont  restées  en 
vigueur  dans  nos  écoles.  Le  décret  royal  ayant  institué  à  Nîmes  une 
faculté  des  arts  en  même  temps  qu'un  collège,  Baduel  était  tenu 
d'organiser  une  sorte  d'enseignement  supérieur;   il  lui  consacre 
quatre  ou  cinq  ans  tout  au  plus,  qui    sont  remplis  par  des  cours 
de  littérature  et  de  philosophie.  Dans  cette  seconde  période,  le 
caractère  des  cours   n'est   plus  le   même.   11  ne  s'agit   plus   de 
classes,  mais  de  conférences  publiques  et  libres,  puhlicœ  et  liberœ 
auscultati())ies.    Les  leçons  de  grammaire  sont  dites  nécessaires 
et  l'on  oblige  les  élèves  à  y  assister  :  «  Ils  ne  peuvent  quitter  leur 
classe  avant  de  savoir  tout  ce  qui  s'y  enseigne.   »  Les  autres  ont 
un  auditoire  plus  flottant.  «  Les  étudians  n'y  sont  pas  rigoureuse- 
ment soumis  à  la  règle  de  l'assiduité,  ni  forcés  de  remettre  régu- 
lièrement des  devoirs.  »  Cette  différence  ne  s'explique  pas  seule- 
ment par  l'âge  des  élèves  qui,  étant  plus  raisonnables,  peuvent  être 
plus  doucement  traités  ;  un  autre  motif  commandait  ces  ménage- 
mens.  La  multiplication  des  universités  leur  portait  un  coup  falal; 
elles  se  nuisaient  les  unes  aux  autres.  Le  nombre  des  jeunes  gens 
qui  se  destinent  à  certaines  professions  libérales,  comme  la  théolo- 
gie ou  le  droit,  et  qui  ont  seuls  un  besoin  véritable  de  l'enseigne- 
ment qu'on  reçoit  dans  la  faculté  des  arts,  ne  peut  pas  indeliniinent 
s'accioître.  Il  y  en  avait  fort  peu  dans  une  ville  comme  Mîmes. 
Pour  (|u'un  cours  d'enseignement  siipéiieur  pût  y  lénnir  un  public 
convena!)le,  il  fallait  ouvrir  la  poiie  à  ces  auditeurs  bénévoles,  qui 
viennent  par  curiosiié  ou  par  desdiuvretnent  er,  qui  s'en  vont  dès 
qu'ils  s'ennuient  ou   f|u'ils  trouvent  (jnelfjue  anlre  chose  à. faire. 
C'est  rléjà  le  régime  actuel  de  nos  facultés.   Ou  voit  qn'il  a  com- 
mencé de  bonne  h^'ure;  de  bonne  heure  ans-i  il  a  p oduit  de  mau- 
vais r'îsoltats.  Uaduel,  qui  en  asonir-rt.  s'en  plaint  avec  ameriiinie. 
Il  s'est  bien  aperçu  ([u'un  ()rot'esseiir  qui  s'asservit  à  cet  audooire 
mobde  se  con  lanme  inévitablement  A  la  fiivolitô.  H  reconunaude  à 
son  public  «  de  ne  point  s'absenter  des  cours  et  de  ne  pas  laisser 


LA   RÉFORME    DES    ÉTUDES    AU    XVF    SIÈCLE.  593 

le  maître  seul,  comme  il  arrive  trop  souvent.  »  Il  veut  «  qu'on  ait 
la  liste  des  noms  de  ceux  qui  assistent  et  qu'on  fasse  l'appel  à  l'ou- 
verture des  leçons.  »  11  faut  croire  que  ces  mesures  ne  furent  pas 
sérieusement  appliquées  ou  qu'elles  n'eurent  pas  le  résultat  qu'on 
espérait;  en  réalité,  on  ne  parvint  jamais  à  établir  à  Mîmes  une 
véritable  faculté  des  arts.  Ce  fut  le  collè^'e  seul  qui  y  réussit.  Il  est 
probable  que  Radiiel  ne  demandait  pas  davantage. 

L'administration  de  Baduel  ne  fut  pas  toujours  heureuse.  Je  me 
garderai  bien  de  raconter,  après  M.  Gaufrés,  tout  le  détail  de  ses 
infoi  tunes,  qui  probablement  intéresseraient  peu  le  lecteur.  J'en  veux 
pourtant  tirer  quelques  conclusions  qui  ne  sont  pas  sans  impor- 
tance. 11  ne  manque  pas  de  gens  chez  nous  à  qui  il  déplaît  fort  que 
l'éducation  publique  soit  dans  les  mains  de  l'état  et  qui  envient  le 
sort  des  pays  comme  l'Angleterre,  oii  elle  est  presque  entièrement 
livrée  à  l'iniiiative  des  particuliers  ou  à  la  munificence  des  villes  et 
des  corporations.  Il  est  vrai  qu'en  revanche  j'ai  souvent  entendu 
des  Anglais,  parmi  les  plus  éclairés  et  les  plus  libéraux,  qui  blâ- 
maient leur  pays  de  n'avoir  pas  su  créer  une  éducation  nationale, 
qui  trouvaient  que  l'état  ne  doit  pas  se  désintéresser  de  l'enseigne- 
ment et  en  laisser  la  charge  à  d'autres,  qui  regrettaient  surtout 
que  l'Angleterre  n'eût  rien  qui  ressemblât  à  notre  Ecole  normale 
et  à  nos  lycées.  Il  me  semble  que  ce  qui  se  passa  à  Nîmes  à  pro- 
pos du  collège  des  arts  peut  nous  donner  quelques  lumières 
sur  cette  question  délicate.  C'était  la  ville  qui  avait  sollicité  et 
obtenu  la  création  de  son  université;  ce  fut  elle  qui  la  dota  de  ses 
deniers,  et,  en  échange  de  ces  sacrifices,  elle  fut  chargée  de  la 
diriger.  Il  était  bien  dit,  dans  les  lettres  patentes  du  roi,  que  l'uni- 
versité élirait  ses  officiers,  c'est-à-dire  qu'elle  se  gouvernerait  elle- 
même  :  en  réalité,  ce  fut  la  ville  qui  nomma  le  recteur.  Baduel, 
qui  voyait  sans  doute  les  inconvéniens  de  ce  régime,  fit  créer  un 
conseil  composé  de  ciioyens  lettrés  et  distingués  qu'on  a|)pelait 
gymtinsùiiqnrs^  auxquels  se  joignaient,  suivant  les  circonstances, 
les  professeurs  dt^s  diverses  classes  et  qui  devait  déciilt-r  de  tout 
ce  qui  concernait  la  discipline  et  les  études.  Mais  ni  les  gyfuna- 
siarques,  ni  les  consuls,  ni  les  magistrats,  ni  personne,  ne  par- 
vinrent cà  (aire  régner  la  bonne  haruonie  dans  le  collège.  Pour 
recrnier  le  corps  enseignant ,  ou  était  souvent  fort  cniharrassé. 
H  fallait  prendre  les  jjrol'esseurs  au  hasard  ou  les  essayer  dans 
quelque   cprt-uve   iuiparlaile   (l).  Quelquefois  les  choix  se  trou- 

(1)  l/iisTgft  s'cllit  rotmprvé,  pour  i^ppotivor  les  proftiss^urs  avant  de  les  employer, 

do  los  faire  .li-|iiii.or   cniio  eux.   IJailurl  y  iioiive  du  g:raiids  inconvénient.  11  V'iiijrait 

rcui|)la.-(!r  la  (lixpu'o,    rest.e    des    ainicnnos   haliinnles  de   la   sro'astiipic,    par  une 

éprouve  plus  s<érieu<c  et  qui  rcjocmble  asiCz  à  notre  agrcgaiiou.  a  11  y  a,  dii  il,  ua 

TOME  LIV.  —  1«82.  38 


59-1  REVCE   DES   DEUX   MONDES. 

vaient  être  assez  fâcheux.  C'est  ainsi  que  Baduel ,  qui  était  plus 
rhéteur  que  philosophe,  avait  fait  venir,  pour  occuper  à  sa  place 
la  chaire  de  philosophie,  un  savant  de  grand  renom,  que  Rabe- 
lais a  raillé  en  passant,  Guillaume  Bigot.  11  était  impossible  d'avoir 
la  main  plus  malheureuse.  Bigot  était  un  vaniteux,  un  querel- 
leur, un  de  ces  spadassins  de  lettres  comme  il  y  en  a  tant  au 
XVI®  siècle.  Dès  qu'il  mit  le  pied  dans  le  collège  des  arts,  il  préten- 
dit en  être  le  maître  et  entama  avec  Baduel  une  lutte  pleine  des 
incidens  les  plus  étranges.  La  discorde  était  dans  le  collpge;  les 
élèves  des  deux  professeurs  rivaux  ne  cessaient  de  se  quereller.  Un 
jour,  dans  une  de  ces  représentations  solennelles  qui  se  faisaient  à 
la  Saint-Michel  pour  la  rentrée  des  classes,  Baduel  prononça  en 
présence  des  écoliers  et  de  leurs  familles  une  invective  sanglante 
contre  son  collègue,  dans  laquelle  il  l'appelait  «  un  pauvre  diable 
de  professeur  [magistellus),  tout  à  fait  dénué  de  talent,,  de  savoir, 
de  style  et  qui  n'était  capable  que  d'aller  braire  parmi  les  ânes.  » 
Remarquez  que,  des  deux,  Baduel  était  de  beaucoup  le  plus  mo- 
déré. Bigot,  dont  on  disait  qu'il  était  souvent  ivre  et  toujours  fou, 
sœpe  ebrius,  scmper  ùfsaniis,  répondait  par  des  coups  de  langue 
et  quelquefois  par  des  coups  d'épée.  Je  laisse  à  penser  ce  que  deve- 
naient les  étu'les  au  milieu  de  tous  ces  conflits.  Les  bons  citoyens 
gémissaient,  les  brouillons  se  partageaient  entre  les  deux  rivaux, 
les  procès  naissaient  les  uns  des  autres.  L'école  devenait  un  champ: 
de  bataille,  et  il  ne  se  trouvait  pas  d'autorité  assez  ferme  pour  réta- 
blir la  paix  dans  ce  petit  monde  troublé.  11  me  semble  qu'une  leçon' 
se  dégage  de  cette  histoire  :  lorsqu'on  voit  quels  désordres  peu- 
vent se  produire  quand  l'éducation  est  tout  à  fait  abandonnée  aux 
particuliers  ou  au-x  villes,  on  devient  moins  défavorable  au  système 
qui  la  met  dans  la  main  de  l'état. 

Baduel  n'apportait  pas  seulement  à  Nîmes  une  réforme  pédago- 
gique; il  aida;  singulièrement  à  y  répandre  la  réforme  religieuse. 
J'ai  dit  qu'il  avait  suivi  les  leçons  de  Mélanchton.  A  Strasbourg,  en^ 
même  temps  qu'il  fréquentait  Jean  Sturm,  il  s'était  lié  avec  Bucer 
et  Calvin.  Quand  il  vint  diriger  le  collège  et  l'université  de  INîmeS', 
il  partageait,  sans  le  dire,  toutes  leurs  idées.  Ses  opinions  se  firent 
jour  pour  la  première  fois  dans  le  public  par  son  mariage.  Assuré- 
ment rieu  n'empêchait  Baduel  de  se  marier,  puisqu'il  n'était  pas 

bien  meilleur  moyen  de  connaître  leur  savoir,  c'est  de  leur  faire  lire  et  expliquer  tm 
morci'au  de  queiqui;  auteur,  de  leur  doimer  à  écrire  une  composition  on  \ers  ou  en 
prose.  Si  les  magistrats  employaient  ce  moyen  et  proposaient  aux  professeurs  des 
sujets  qui  ne  demandent  pas  de  préparation  spéciale,  its  feraient  plus  pour  la  bonne 
éducation  de  la  jeunesse  qu'en  écoutant  je  ne  sais  quels  argumens  cornus,  lentement' 
fabriqués  et  compilés,  défendus  avec  acharnement  et  étrangers  à  l'en-eigncment  de» 
classes^  » 


LA   RÉFOllME    DES   ÉTUDES   AL    XVI"'    SIÈCLE.  595 

eagagé  dans  les  ordres  sacrés,  mais  on  avait  jusque-là  regardé  les 
fonctions  de  l'enseignement  comme  une  sorte  de  dépendance  de 
l'état  ecclésiastique.  Il  n'y  avait,  dans  l'Université  de  Paris,  que  la 
faculté  de  médecine  qui  n'imposât  pas  le  célibat  à  ses  membres.  Il 
était  de  règle  même  dans  celle  des  Oirts,  quoiqu'il  y  régnât  une 
sorte  d'esprit  laïque  et  une  grande  opposition  aux  moines  de  tous 
les  orJres.  Quand  la  règle  disparut,  le  préjugé  resta.  Au  xvu*  et 
xvur  siècles,  les  grands  universitaires,  comme  RoUin,  ne  se  mariè- 
rent pas,  et  les  gens  qui,  en  1808,  essayèrent  de  fonder  l'univer- 
sité nouvelle  en  y  conservant  autant  que  possible  l'espiit  des 
anciennes  universités,  insinuèrent  dans  les  statuts  l'article  sui- 
vant :  «  Les  proviseurs  et  censeur  des  lycées,  les  principaux  et 
régens  des  collèges,  ainsi  que  les  maîtres  d'étude  de  ces  écoles, 
seront  astreints  au  célibat  et  à  la  vie  commune.  »  Une  prescription 
pareille,  au  lendemain  de  la  révolution,  semble  fort  singulière  et 
ne  pouvait  pas  durer  longtemps.  Mais,  en  15/i2,  on  dut  être  fort 
surpris  de  voir  le  recteur  d'une  université  qui  se  mariait.  Baduel 
ajouta  au  scandale  en  publiant  quelque  temps  après  une  petite  bro- 
chure sur  le  mariage  des  gens  de  lettres,  où  il  excitait  ses  collè- 
gues à  suivie  son  exemple.  11  énurnérait  les  qualités  de  la  femme 
qu'un  homme  studieux  doit  associer  à  sa  vie.  Il  lui  faut  en  choisir  une 
qu'il  puisse  aimer,  —  deligat  quam  diligat,  disait-il  dans  son  latin 
mignard,  — la  prendre  dans  une  famille  honorable  pour  qu'elle  ait 
eu  sous  les  yeux  des  exemples  d'honnêteté  et  de  chasteté,  plutôt 
vertueuse  que  riche,  la  profession  des  lettres  ayant  en  vue  les  bonnes 
mœurs  et  le  bien  de  la  société  plus  que  la  fortune;  «  cependant, 
ajoute-t-il  finement,  la  richesse  n'est  pas  à  dédaigner,  car  elle 
assure  l'indépendance.  »  —  «  Ainsi  choisie,  l'épouse  du  lettré  sera 
modeste  et  silencieuse ,  diligente  dans  l'accomplissement  de  ses 
devoirs  domestiques,  attachée  à  son  époux,  en  qui  elle  verra  à  la 
fois  un  supérieur  et  un  égal,  simple  en  sa  toilette,  modérée  dans  le 
manger  et  le  boire,  pieuse  et  adonnée  à  la  prière.  Elle  priera  chaque 
jour  avec  son  mari.  Je  ne  puis  dire,  ajoute  ici  Baduel,  combien 
cette  habitude  est  douce,  agréable  à  Dieu,  propre  à  dévelo[)per  la 
piété.  Les  prières  réunies  d'un  mari  et  d'une  femme  ont  un  grand 
prix  devant  Dieu;  elles  affermissent  la  foi,  ajoutent  à  l'affection 
mutuelle  et  sont  la  source  d'une  gi'ande  félicité.  L'épouse,  en 
outre,  se  sachant  l'aide  de  son  mari,  socia  et  adjatrix,  lui  ménage 
la  tran  juillité  et  le  repos,  le  soulage  des  soins  qu'elle  peut  prendre 
pour  lui,  l'encourage  au  travail  par  le  silence,  la  propreté  élé- 
gante, l'afTection  dont  elle  l'entoure,  le  console  dans  ses  ennuis, 
élève  dans  la  foi  ses  enfans  qu'elle  a  commencé  par  nourrir  de  son 
lait;  bref,  lui  assure  paix  au  dedans,  dignité  au  dehors,  et  le  met 
ainsi  en  état  de  faire  porter  tous  leurs  fruits  à  ses  travaux  de  pro- 


596  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fesseuret  d'homme  de  lettres  (1).  »  Le  mariage  de  Baduel  était  déjà 
une  façon  assez  significative  de  rompre  avec  le  |);issé  et  de  laisser 
entendre  qu'il  partageait  les  opinions  nouvelles.  Dans  son  collège, 
il  les  soutenait  et  les  propageait  d'une  manière  plus  directe  et  plus 
eflicace.  C'était  alors  l'usage  que  le  chef  d'un  établissement,  même 
quand  il  n'était  pas  prêtre,  adressât  de  temps  en  temps  aux  élèves 
de  véritables  sermons.  Baduel  en  profitait  pour  expliquer  les  livres 
saints  dans  le  sens  des  novateurs.  «  Je  n'ai  garde,  éctivait-il  à  Cal- 
vin, d'oublier  ma  vocation  chrétienne  et  le  devoir  de  confesser  le 
Christ.  Les  jours  de  fête,  j'explique  les  proverbes  de  b'alomon  et  je 
tâche  de  former  mes  nouveaux  élèves  à  la  crainte  de  Dieu  et  à  la 
vraie  piété.  A  ces  leçons  assistent  beaucoup  d'habitans  de  la  ville, 
et,  dans  le  reste  de  mon  enseignement,  je  m'applique  à  ne  traiter 
aucun  sujet  qui  ne  renferme  quelque  grave  et  sainte  leçon.  Aussi 
vois-je  des  progrès  dans  le  savoir  élégant  et  dans  la  foi  évangé- 
lique.  Priez  Dieu  de  me  mettre  en  état  de  suffire  à  ma  tâche!  » 
Voilà  ce  que  Baduel  faisait  dans  ses  classes,  à  Nîmes,  à  Carpentras, 
à  Montpellier,  partout  où  les  événemens  l'amenèrent.  C'était  une 
véritable  prédication  de  la  réforme,  et  l'on  en  vit  bien  les  fruits 
lorsque,  vingt  ans  plus  tard,  presque  toute  la  ville  de  Nîmes  se  fit 
calviniste. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer,  à  ce  propos,  que  la  réforme 
des  études  au  xvi*  siècle  fut  d'abord  une  œuvre  protestante.  Jean 
Sturra,  à  Strasbourg,  comme  Baduel,  à  Nîmes,  étaient  des  parti- 
sans décidés  de  Luther  et  de  Calvin  ;  nul  doute  que  les  générations 
qu'ils  élevaient,  et  sur  lesquelles  leur  façon  d'enseigner  leur  don- 
nait beaucoup  d'influence,  auraient  été  peu  à  peu  amenées  à  par- 
tager leurs  opinions.  C'est  ce  que  comprirent  admirablement  les 
jésuites;  d'un  coup  d'œil  ils  aperçurent  le  péril,  et,  pour  le  con- 
jurer, ils  se  firent  hardiment  novateurs.  Bompant  à  leur  tour  avec 
les  traditions  du  passé,  dont  ils  étaient  les  défenseurs  obstinés  pour 
tout  le  reste,  ils  firent  entrer  dans  leur  Batio  sludiormn  toutes 
les  méthodes  nouvelles.  Ils  les  y  mirent  en  œuvre  avec  une  habi- 
leté merveilleuse,  les  pous5-ant  même  à  l'excès,  et  n'hésitant  pas  à 
flatter  le  goiit  de  leur  temps  dans  ce  qu'il  avait  d'exagéré.  C'est  ainsi 
que  la  bourgeoisie  fut  enlevée  au  protestantisme.  Elle  lui  auiait  sans 
doute  appartenu  presque  tout  eniière  si  le  mouvement  du  début 
s'était  coniinué,  si,  grâce  à  l'attrait  des  nouvelles  méthodes,  le  flot 
des  élèves  s'était  toujours  porté  vers  ses  écoles.  Les  jésuites  eurent 
l'adresse  de  desarmer  leurs  ennemis  de  ce  qui  attirait  vers  eux;  en 

(1)  Je  reproduis  ici  l'analyse  intéressante  que  M.  Gaufrés  pr(^sfin(e  de  cet  ouvrage, 
11  ét^it  intitulé  :  de  Hatione  vitœ  siuUosœ  ac  litteratœ  in  malrhnonio  coliocandm  at 
degenilœ.  Ce  qui  prouve  que  ce  petii  livre  a  été  beaucoup  lu  à  cette  ô^jociuo,  c'est 
qu'il  a  eu  plusieurs  éditions  et  qu'il  fut  aussitôt  traduit  tn  français. 


LA    IlÉFORME    DES   ETUDES   AU    XVI*    SIÈCLE.  597 

leur  ôtant  ce  qui  pouvait  être  la  principale  raison  de  leur  siiccès, 
ils  conservèrent  à  l'église  calholi|ue  les  classes  moyennes  qu'elle 
était  en  train  de  perdre. 


II. 


En  quittant  Baduel  pour  Muret,  nous  passons  d'un  savant  obscur 
à  un  très  grand  personnage.  Le  renom  de  l'honnête  recteur  de  l'uni- 
versité de  ÎSÎmes  a  toujours  été  fort  modeste;  le  professeur  de 
l'universiié  de  Rome,  placé  sur  un  théâtre  éclatant,  s'est  fait  con- 
naître au  monde  entier.  Il  était  regardé  comme  l'un  des  maîtres  les 
plus  illustres  et  des  plus  grands  écrivains  de  son  époque.  Cette 
gloire  a  tenté  M.  Dejob,  qui  a  voulu  étudier  à  fond  un  homme  aussi 
important.  JNon-seulemeni  il  a  lu  avec  soin  ses  ouvrages  et  ceux  des 
savans  avec  lesquels  il  était  en  relation  et  qui  ont  parlé  de  lui,  mais, 
pour  être  sûr  de  ne  rien  omettre  de  ce  qui  le  concerne,  il  est  allé 
fouiller  les  bibliothèques  des  villes  italiennes  où  Muret  avait  séjourné  ; 
les  archives  de  Venise  et  de  Rome  lui  ont  fourni  un  bon  nombre  de 
renseignen:ens  curieux.  De  tous  ces  documens  M.  Dejob  a  composé 
un  ouvrage  dont  l'intérêt  est  double,  car  en  nous  racontant  la  vie 
d'un  grand  professeur  du  xvi*  siècle,  il  nous  apprend  beaucoup  sur 
les  écoles  de,  son  temps. 

Marc-Antoine  Muret  était  né  dans  le  LimouF^in,  en  1526,  d'une 
ancienne  famille.  Sa  vocation  vérital)le  se  révéla  de  bonne  heure  ; 
à  dix-neuf  ans,  il  était  professeur  dans  son  pays.  Deux  ans  après, 
on  l'appela,  sur  sa  réputation,  à  Bordeaux  pour  occuper  une  chaire 
dans  ce  fameux  collège  de  Guyenne,  fondé  en  ibZh  par  Antoine  de 
Gonvéa,  et  qui,  selon  de  Thon,  avait  tant  de  renommée  qu'on  y 
venait  même  de  Paris.  Muret  y  fut  le  maître  de  Montaigne,  qui  se 
souvint  toujours  de  lui  avec  reconnaissance.  Le  jeune  professeur 
avait  composé  une  tragédie  latine  (|ui  s'appelait  Jules  C/s/tr;  elle 
fut  jouée  par  les  élèves  du  collège,  et  nous  savons  que  Montaigne  y 
avait  un  rôle.  Que'ques  années  plus  tard,  nous  retrouvons  Muret  à 
Paris,  où  il  enseigne  avec  un  éclat  extraordinaire.  Un  do  ses  pané- 
gyristes dit  ([ue  «  lorsqu'il  allait  commencer  une  leçon,  toutes  les 
jdaces  étaient  occupées,  qu'on  ne  laissait  pas  un  libre  passage  au 
proresseuret(|ue  c'était  sur  les  épaules  de  ses  auditeurs  qu'il  s'ache- 
minait à  sa  chaire.  »  Sa  vie  était  alors  fort  dissipée.  Déjà,  à  Bar- 
deaux, quoiqu'il  fût  écrit  dans  les  règlemens  du  collège  que  «  les 
régens  devaient  vivre  honnestement  et  er)  bonnes  mo;nrs,  pour  être 
exenq)les  de  vertu  aux  disciples  et  étudians,  »  Muret  chantait  ses 
amours  en  vers  laiins  l'ort  libres  dans  lesquels  il  s'adressait  sans 
scrupule  à  plusieurs  maîtresses  à  la  fois,  car  c'était  son  opinion 


598  15EVUE    DES    DEUX    MOiMJJlES.  ' 

«  qu'uno  souris  doit  toujours  avoir  plus  d'un  trou  à  se  retirer.  »  A 
Paris,  il  s'ciait  lié  avec  les  gens  à  la  mode  ;  il  ét;iil  raiTii,le  familier 
des  poètes  de  la  Pléiade,  qui  appréciaient  beaucoup  son  esprit  et 
son  savoir.  Ronsard  lui  écrivait  : 


Divin  Muret,  tu  nous  liras  Catulle, 
Ovide,  Galle,  et  Propei'ce  et  TibuUe, 
Ou  tu  joindras  au  sistre  Téïeu 
Ce  vers  miguard  du  harpcur  Lesbien. 


Le  Jour  où  les  amis  de  Jodelle,  renouvelant  des  cérémonies  un  peu 
trop  païennes,  imaginèrent  d'immoler  un  bouc  à  Bacchus,  pour  fêter 
Ite  succès  que  le  pc^ète  venait  d'obtenir  au  théâtre.  Muret  faisait 
partie  de  la  bande  joyeuse.  Ce  n'était  donc  pas  un  de  ces  professeurs 
qui  ne  sOiiient  jamais  de  leurs  graves  fonctions,  qui,  en  quelque 
société  qu'ils  ise  trouvent,  paraissent  toujours  ench.-iire.  Il  se  piquait 
au  contraire  de  n'être  pas  esclave  de  ces  manies  qu'on  prend  dans 
les  écoles,  il  faisaii  bon  marché  de  toutes  les  superstitions  des  gens 
de  collège  et  d'université,  et  nous  verrons  que,  même  dans  ses 
barangues  scolaires,  il  n'est  pas  fâché  de  se  meure  en  contradiction 
avec  eux.  llonsard,  qui  détes  ait  le  pédantisrae  et  qui  trouvait  que 
les  professeurs  gardent  de  leur  métier  une  marque  indélébile,  ran- 
geait Muret  parmi  ceux  «  qui  n'ont  de  pédaot  que  la  robe  et  le 
bonnet.  » 

Ces  bi'illans  succès,  obtenus  dans  les  collèges  et  dans  le  monde, 
furent  interrompus  par  un  incident  qu'il  nous  est  d'îibord  didicile 
d'expliquer.  Nous  tinuvons  tout  à  coup  Muret  jeié  en  prison,  puis 
quittant  brusquement  Paris.  A  Toulouse,  où  il  se  retire,  son  histoire 
est  tout  à  fnit  la  morne.  11  se  ujet  à  enseigner,  il  aliii-e  les  auditt^urs 
autour  de  sa  chaire,  mais  il  est  de  nouveau  poursuivi  par  la  police 
et  forcé  de  s'enfuir.  Celte  fois,  l'aventure  eut  d*s  suhes.  Malgré 
le  départ  de  Muret,  le  parlement  instruisit  l'alfaiire.  On  lui  fit  son 
procès  [)ar  contumace  et  il  fut  brûlé  en  effigie.  Que  lui  reprochait-on? 
Deux  crimes  dont  le  premier  ne  lui  ferait  pas  beaucoup  de  tort  à 
nos  y^'ux,  et  qui  d  ailleurs  est  fort  loin  d'être  prouvé:  on  l'accu- 
sait d'être  liuguen<3t.  Toute  la  vie  de  Muret  semble  démentir  ce 
reproche,  et  il  ne  convient  guère  à  celui  qui  fut  plus  tard  l'apolo- 
giste de  la  Saint- l'artliélemy.  L'autre  accusation  est  beaucoup  plus 
grave  et  par  mallieur  hcancoup  plus  vraisemblable  aussi  que  la 
première.  Colletet,  son  biographe,  l'indique  suih.saranient  cpjaud  il 
dit  qu'il  fut  convaincu  a  de  ce  a*ime  capital  qui  a  fait  autrefois 
embrast-r  de  soufre  et  de  bitume  des  cités  entières.  »  Q.iciques  amis 
ont  essayé  d'en  défendre  Muret;  mais  nous  aurions  voulu  qu'il  s'en 
défendit  lui-même,  il  ne  l'a  jamais  fait  sérieusement  et  sY'st  coû- 


LA    RÉFORME   DES   ÉTUf>ES   AU   XVI*    SIÈCLE.  599 

tenté  d'opposer  à  la  sentence  des  jujes  de  Toulou^^e  quelqnes  pro- 
testiilioiis  vagues  où  l'on  ne  sent  pas  l'accent  de  l'honnêteié  révol- 
tée. M.  Dejoh,  qui,  ta  force  de  vivre  avec  son  autenr,  a  fini  par  lui 
devenir  très  bienveillant,  reconnaît,  lui-même  qu'il  est  diflicile  de 
croire  à  son  innocence. 

La  France  lui  était  désormais  fermée,  il  se  dirigea  vers  l'Italie. 
C'est  pendant  sa  <uite  que  lui  arriva  une  aventure  pi(ju;inte  qui  a 
été  souvent  racontt'e.  Dans  une  ville  de  Lorabarrlie,  nous  dit  son 
biographe,  les  longues  traites  de  chemin  qu'il  avait  faites,  la  plu- 
part du  temps  à  pied,  jointes  aux  ennuis  qn'il   concevait  de  son 
iofiirtutie,  lui  causèient  une  fièvre  ardente  qui  l'obligea  k  se  mettre 
entre  les  mains  des  médecins.  Comme  i!  était  fort  mal  vêtu,  ils  le 
prirent  ponr  uii  ignorant,  et  l'un  d'eux,  proposant  no  remède  hasar- 
deux et  extraordinaire,  dit^  l'autre,  dans  une  langue  qu'il  croyait 
inconnue  de  son  malade:  Facinnnis  cxpcrimeniujn  in  nnbna  vili. 
Muret  les  étonna  fort  en  répondant  par  cette  éloquente  apostrophe: 
Vile  m  animant  tippellas  pro  qun  Christ  us  non  dedigmiliis  rsirvori! 
Sauvé  de  la  malaflie  et  des  médecins,  Muret  sf  rendit  à  Veni.-e.  Il 
savait  que  c'était  une  \ille  hospitalière  au>i  gens  de  lettres  et  où  ils 
trouvaient  plus  de  liberté  qu'ailleurs.  Dans  un  temps  où  les  bûchers 
étaient  partout  allumés    et    les  héréiiques    poursuivis   avec    une 
rigueur  impitoyable,  Venise  cherchait  <à  être  tolérante,  et,  malgré 
le  pa  e  et  les  évêques,    protégeait  la  liberté  de  conscience  des 
étudians  allemands  qui  fréquentaient  l'université  de  Padoue   (1). 
Comme  elle  faisait  passer  son  intérêt  et  sa  grandeur  avant  tout,  elle 
était  pleine  d'indulgence  pour  les  gens  qui  la  servaient  et  l'hono- 
raient, et  ne  se  préoccupait  pas  trop  de  leurs  opinions  religieuses. 
«  Siamo    Veneziiini,  avait  dit  l'un  de  ses  enfans,  pai  <ri,siiani.  » 
Les  professeurs  n'étaient  paS:  plus  inquiétés  chez  elle  à  propos  de 
leur  conduite  privée  que  pour  leur  orthodoxie.  Un  ennemi  detiah'lée;, 
qui  vou'ait  lui  nuire,  ayant  écrit  aux  magistrats  qu'il  avait  un  enfant 
naturel,  ils  répondirent  à  cette  détionciation  en  décidant  qu'ils  aug- 
menteraient  les  appointemens  dn  grand  astronome  pnisfjue    ses 
charges  s'étaient  accrues.  Cette  république  aristocraiicpje  prenait 
autant  de  soin,  de  l'instruetian  que  les  démocraties  d'aujourd'hui. 
Elle  avait   midtiplié  les  écoles  et  ordonné  qu'elles  seraient  distri- 
buées dans  les  divers  quartiers  de  la  ville  pour  que  personne  n'eût 
à  les  aller  chercher  loin  de  lui.  Non-seulement  l'instruction  devenait 
ainsi  plus  laci'e.  mais  elle  ne  coûtait  rien.  ÏJne  enseigne,  placardée 
sur  la  porte  de  l'école,  devait  annoncer  qu'on  y  apprenait  gratuite- 


(1)  M.  Do.iob  a  ftit  à  en  f^njet,  et  en  général  à  propos  cLi  rinstniction  qii'oo  rlonnaî'; 
à  Venise,  d'îs  déronvertcri  l'art  curieuses  daas  les  archives  de  l'uni vereii-é  do  i^adoue 
et  dans  celle»  des  Frari. 


600  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ment  la  grammaire  et  les  lettres  :  Qui  s'insegna  grammatîca  e 
humanità  sema  premio.  Dans  ces  écoles,  les  professeurs  étaient 
souvent  de  très  grands  personnages,  qui  appartenaient  aux  pre- 
mières familles  de  l'état;  ils  s'appellaient  Foscarini,  Gornaro,  Gius- 
tiniani.  Cependant  ils  n'arrivaient  pas  par  la  faveur  à  la  position 
qu'ils  occupaient.  Les  chaires  étaient  au  concours.  Muret  ne  l'igno- 
rait pas  ;  il  comptait  sur  cet  usage  libéral  et  sur  l'impartialité  des 
juges  de  Venise  pour  retrouver  la  situation  qu'il  avait  perdue.  Il 
prononça  devant  eux  un  beau  discours,  que  nous  avons  conservé, 
et  conquit  tous  les  suffrages  par  l'élégance  de  son  latin  cicéronien. 

Après  avoir  enseigné  quatre  ans  à  Venise,  il  la  quitta  pour  s'at- 
tacher au  cardinal  d'Esté  et  devenir  professeur  à  l'université  de 
Rome.  Ce  fut  sa  dernière  étape  :  il  y  resta  jusqu'à  sa  mort.  L'en- 
seignement, on  le  comprend,  n'était  pag  à  Rome  aussi  libre  qu'à 
Venise.  Une  congrégation  de  cardinaux  veillait  sur  l'orthodoxie  des 
maîtres,  et  leur  surveillance  était  souvent  tracassière  et  gênante. 
Sous  prétexte  de  conserver  la  pureté  de  la  foi,  ils  protégeaient 
toutes  les  anciennes  habitudes,  bonnes  ou  mauvaises.  La  défense 
d'innover  s'étendait  à  tout,  et  la  routine  était  aussi  sacrée  que  le 
dogme.  Muret  en  fit  plus  d'une  fois  l'épreuve.  Il  avait  inauguré  à 
Rome  rex()lication  de  Platon  et  exposé  devant  ses  élèves  les  idées 
de  ce  grand  philosophe  qu'ils  ne  connaissaient  pas;  mais,  après 
une  année,  les  partisans  des  vieilles  traditions  s'alarmèrent,  et  il 
reçut  l'ordre  de  choisir  un  autre  auteur.  En  latin,  on  ne  voulait  pas 
le  laisser  sortir  de  Cicéron  ;  pour  avoir  le  droit  d'expliquer  Tacite,  il 
lui  fallut  livrer  une  bataille.  Non-seulement  on  contrôlait  le  sujet 
de  son  cours,  on  gênait  aussi  ses  lectures.  Il  avait  vu  un  j'ur,  dans 
la  bibliothèque  du  Vatican,  un  manuscrit  ptécieux  du  philosophe 
Eunape,  le  défenseur  de  Julien,  et  le  demanda  pour  le  faire  copier. 
On  refusa  de  le  lui  donner  sous  prétexte  que  c'était  un  livre  empio 
e  scelerato.  Heureusement  Muret  était  de  mœurs  douces  et  fort  peu 
exigeant;  il  céda  autant  qu'on  voulut  et  eut  l'habileté  d'enseigner 
vingt  ans  à  Rome  sans  se  créer  aucune  njéchaule  affaire  et  en  con- 
tentant tout  le  moude. 

Cette  éj)oque  e^t  la  plus  brillante  de  sa  vie  ;  il  y  arriva  en  même 
temps  à  la  gloire  et  à  la  fortune.  Ce  dernier  point  est  à  noter  : 
quoique  alors  les  [)rofesseurs  fussent  mal  rétiibués,  il  trouva  moyen 
de  se  taire  d'assez  bonnes  renies.  M.  Dejob  a  raconté  comment  il 
s'y  prit  pour  forcer  les  autorités  universitaires  à  le  |  ajer  un  peu 
plus  qu'elles  ne  le  voulaient,  et  ce  n'est  [)as  un  des  pa>sa;;es  les 
moins  anm^ans  de  son  livre.  Mnnt  trouvait  ses  appoint^rnens  insuf- 
fisans  et  se  plaignait  souvent  que  les  cardinaux  qui  gouvernaient 
l'université  ne  fussent  [)as  assez  généreux  :  il  n'y  a  rit-n  la  que  de 
fort  ordinaire.  Ce  qui  l'est  moins,  c'est  qu'il  prenait  ses  élèves 


LA    KEFORiME    DES   ÉTUDES   AU    \\V    SIÈCLE.  601 

pour  confidens  de  ses  plaintes.  Il  leur  dit  un  jour,  dans  une  de  ses 
harangues  solennelles  :  «  J'apprends  que  les  hommes  illustres  et 
émiiiens  qui   ont  été  chargés  d'attribuer  à  chaque  professeur  un 
traiteiiient  proportionné  à  son  mérite  veulent  éprouver  si  je  suis 
philosophe  ou  si  je  feins  de  l'être.  Aussi  m'ont-ils  assigné  des  hono- 
raires annuels  fort  exigus,  afin  de  me  convaincre,  si  j'en  étais 
blessé,  de  ne  pas  mépriser  l'argent,  et  partant  de  n'être  pas  philo- 
sophe. Pour  moi,  bien  que  je  ne  sois  pas  de  ces  sages  qui  ont  pour 
l'argent  un  profond  mépris,  j'ai  résolu  en  cette  occasion  d'agir  en 
philosophe.  Je  mépriserai  donc,  s'ils  ne  changent  de  décision,  et 
l'argent  qu'on  m'olFre  et  celui  qu'on  me  refuse,  et,  si  l'on  aie  force 
à  choisir,  à  un  travail  gratuit  je  préférerai  un  repos  gratuit.   » 
C'était  annoncer  d'une  façon  très  claire  que,  si  l'on  persistait  à  lui 
refuser  «  un  traitement  proportionné  à  son  mérite,  »  il  cesserait  de 
faire  son  cours,  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  il  se  mettrait  en 
grève.  11  tint  parole,  et,  au  commencement  de  l'année  suivante,  il 
déclaia  qu'il  avait  besoin  de  quelques  loisirs  pour  achever  des  tra- 
vaux interrompus  et  laissa  l'université  commencer  sans  lui.   Les 
élèves  étaient  prévenus;  ils  savaient  le  motif  véritable  de  sa  retraite, 
et  comme  ils  tenaient  beaucoup  à  lui,  ils  se  montrèrent  fort  mécon- 
tens.  Il  fallut  les  satisfaire,  et  les  cardinaux  durent  s'exécuter  :  au 
lieu  de  100  florins,  Muret  en  reçut  150  et  remonta  aussitôt  dans  sa 
chaire.  Un  peu  plus  tard,  probablement  sur  ses  instances  et  ses 
menaces,  on  le  mil  à  200  florins.  Enfin,  vers  les  derniers  temps,  on 
eut  besoin  de  lui  dans  l'intérêt  de  l'université,  et  on  lui  demanda 
de  quitter  l'enseignement  du  droit,  auquel  il  se  plaisait  beaucoup, 
pour  revenir  à  celui  de  la  littérature.  Comme  il  avait  déclcirè  à  plu- 
sieurs reprises  devant  ses  élèves  qu'il  appartenait  désormais  à  la 
jurisprudence  et  qu'il  ne  l'abandonnerait  jamais,  il  se  fit  quelque 
temps  prier,  puis  il  céda  tout  d'un  coup.  "\'eut-on  savoir  les  motifs 
de  sa  complaisance?  Il  les  a  révélés  sans  aucun  ménagement  dans 
une  lettre  écrite  à  son  ancien  élève,  le  jésuite  Benci.  «  On  a  pro- 
duit, lui  dit-il,  plusieurs  argumens  pour  me  décider,  entre  autres 
celui-ci  qui  est  irrésistible  :  au  lieu  de  200  écus  d'or  par  an,  on 
m'en  a  olfert  AOO.  Auprès  d'un  homme  sans  fortune  et  que  l'ap- 
proche de  la  vieillesse  oblige  à  compter  un  peu  plus,  on  ne  pouvait 
mieux  s'y  prendre.  Grand  émoi  parmi  ceux  qui  ont  étudié  sous  moi 
les  Pandectes  ;  ils  déclarent  ne  pouvoir  supporter  un  autre  profes- 
seur. C'est  leur  affaire;   moi,  j'encaisserai  joyeusement  tous  les 
ans  âOO  écus,  puisque  Dieu  le  veut,  pour  avoir  de  quoi  jouir  un 
jour  du  repos.  »  L'aveu  est  presque  cynique  ;  il  est  vrai  qu'il  ajoute 
aussitôt  :  «  Vous  êtes  bien  heureux  d'avoir  choisi  un  genre  de  vie 
où  l'âme  est  libre  de  ces  soucis!  »  C'est  ainsi  que,  dans  un  métier 
oti  d'ordinaire  on  restait  pauvre,  Muret  acquit  une  fort  honnête 


602  r.EVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

aisance,  l'es  criiiques  allemands,  qui  ue  l'aiment  pas,  lui  ont  repro- 
ché cti  qu'ils  appellent  sa  raj)acilé.  Le  mot  est  trop  dur  et  le  reproche 
iujuste.  Muret  avait  ouiiii  l'inlorLune,  il  avait  porté,  pour  vivre,  le 
joug  pesant  des  grands  seigneurs.  Ou  comprend  qu'il  ait  cherché  à 
leur  échapper  et  à  conquérir  l'iadépendance  au  moins  pour  ses 
derniers  jours.  Après  tout.,  il  ne  demanda  sa  fortune  qu'à  son 
talent,  et  il  lui  était  bien  permis,  quand  il  voyait  l'enihousiasme 
des  élèves  et  l'admiration  des  savans,  de  mettre  ses  leçons  à  un 
haut  prix,  i^n  1573,  il  fut  chargé  de  la  harangue  solennelle  qui  se 
prononçait  tous  Ls  ans  à  l'ouverture  des  cours  de  l'université  (1). 
Les  cardiuaux  lui  imposèrent  comme  sujet  de  son  discours  l'éloge 
des  lettres.  La  matière  n'était  pas  nouvelle  ;  Muret  imagina  de  la 
rajeunir  en  soutenant  que  les  lettres  ne  donnent  pas  seulement  la 
gloire,  qu'elles  procurent  quelquefois  aussi  des  biens  plus  réi-ls  et 
qu'on  peut  s'enrichir  dans  la  littérature  comme  ailleurs.  Il  aurait 
pu  citer  son  exemple. 

Ses  fonctions  ne  se  bornaient  pas  à  l'enseignement.  Le  cardinal 
d'Esté,  son  protecteur,  et  la  chancellerie  romaine  empruntaient 
souvent  sa  plume  dans  les  circonstances  déhcates.  Son  latin  avait 
des  finesses  et  des  gnlces  qui  le  tiraient  de  tous  les  mauvais  pas; 
persorine  ne  tournait  avec  plus  d'aisance  les  Jettres  les  plus  diffi- 
ciles. 11  y  en  eut  pourtant,  parmi  celles  qu'on  lui  demanda  d'écrire, 
qui  durent  un  peu  l'embarrasser.  L'empereur  Ferdinand  P*"  avait 
fait  un  jour  au  saint  siège  une  communication  très  grave  :  il  décla- 
rait qu'il  ne  croyait  pas  possible  de  trouver  dans  ses  états  un  nombre 
suffisant  d'ecclésiastiques  capables  d'observer  la  règle  du  célibat,  et 
comme  il  estimait  que  la  prescription  de  la  cominejice  absolue 
mettrait  les  prêtres  dans  l'alternative  du  cynisme  ou  de  l'hypocri- 
sie, il  en  dejnandait  la  suppression.  M.  Dejob  a  trouvé  dans  un 
manusciit  de  la  bibliothèque  Barberini  que  ce  fut  Muret  qui  fut 
chargé  de  répondre.  Quel  malheur  que  sa  lettre  soit  perdue!  il  eût 
été  fort  pi({uantde  voir  comment  s'y  prenait  l'anîi  ur  de  tant  devers 
légers,  le  héios  des  aventures  de  Paris  et  de  Toulouse,  pour  faire 
l'éloge  de  la  continence. 

En  ce  moment,  Muret  était  devenu  une  sorte  d'orateur  officiel  dont 

(1)  L'université  de  Home  a  conservé  ce  vieil  usage.  Je  me  souviens  d'avoir  assisté,  le 
2  novembre  1i!76,  au  discours  d'ouverture  prononcé  par  M.  t^uigi  Ferri  devant  une 
nombreuse  as'^embléc.  L'orateur  parl.iit  de  la  philosophie  ithlieime  et  des  tentatives 
faites  au  xvi*"  siècle  par  qu(  Iques  nobles  esprits  pour  secouer  le  joug  d'Ari.-tote  et  fon- 
der une  doctrine  libérale.  Il  rappelait  le  triste  sort  de  ces  niulheiireu.x  qui  avaient  été 
punis  presque  tnus  de  leur  indépendance  par  la  prison  ou  la  mort.  La  séance  avait  lieu 
dans  la  grande  salle  de  la  Sapiensa,  toute  couverte  encore  des  portraits  des  jésuites 
illustres  qui.  pendant  deux  siècles,  ont  enseigné  dans  l'université  de  Rome.  Chaque 
fois  que  M.  Ferri,  aux  applaudissemens  du  public,  parlait  avec  éloge  de  quelque  yiC 
time  de  rinquisiiion,  il  me  semblait  voir  ces  figures  de  jésuites  grimacer. 


LA    RÉFORME    I>F.S    ÉTUDES    AU    Wl*   SIÈCLE.  603. 

on  exhibait  volontiers  l'éloquence  clans  les  grandes  occasions.  Sa 
pai'ole  élognnie  et-  majestueuse  relevait  la  jjompe  des  solennités  de 
l'église  Cl  semblait  établir  un  lien  de  plus  entre  la  Home  des;  papes 
et  celle  de  Citéron.  C'est  ainsi  qu'il  l'ut  désigné  pour  prononcer 
l'oraison  funè!  re  de  Pie  V  dans  Saint-Pierre,  quoiqu'il  fiit  encore 
laïque,  et  pour  célébrer  la  victoire  de  Lépante,  dans  l'église  de 
VArii-Cœli.  Celte  grande  situation,  qui  le  mettait  en  lumière  et 
donnait  un  relief  singulier  h  son  éloquence,  avait  aussi  des  incon- 
véniena  auxquels  il  ne  put  pas  échapper.  Pour  plaire  au  pape  Gré- 
goire XIII,  il  fit,  en  présence  de  l'ambassadeur  français,  l'éloge  de 
la  Saini-Barthélemy.  C'est  le  plus  connu  de  tous  ses  discours  et 
celui  qu'on  lui  a  le  plus  justement  reproché.  Il  suffit  i)Our  en  juger 
l'esprit  de  reproduire  le  passage  suivant,  que  M.  t'ejob  a  cilp  après 
beaucoup  d'autres  :  «  0  nuit  mémorable  et  digne  d'être  notée  dans 
les  fastes  d'une  marque  éclatante,  car,  par  la  mort  d'un  petit  nombre 
de  séditieux,  elle  a  délivré  le  roi  d'un  péril  jirésent  de  mort,  le 
royaume  delà  crainte  perpétuelle  des  guerres  civiles!  Pendant  cette 
nuit,  j'imagine  que  les  étoiles  même  brillèrent  d'un  plus  vif  éclat 
et  que  la  Seine  roula  des  ondes  plus  abondâmes  pour  emporter  et, 
vomir  plus  vite  dans  la  mer  ces  cadavres  d'hommes  impurs.  >i  Voilà 
des  paroles  bien  cruelles  et  qui,  au  premier  abord,  ne  semblent 
guère  convenir  à  la  nature  douce  et  humaine  de  Muret.  M.  Dejob 
pense  qu'elles  lui  ont  été  inspirées  par  la  ftavf  ur.  Il  est  sûr  qu'on 
vivait  à  Piome  sous  une  dure  contrainte  :  ce  gouvernement,  qui  était 
paternel  tant  qu'il  ne  s'agissait  que  des  mœurs,  devenait  impitoyable 
dès  que  les  croyances  étaient  menacées.  Paleari  a  raison  de  parler 
de  cette  épée  toujours  suspendue  sur  la  tête  des  penseurs;  il  con- 
naissait le  péril,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  le  bra\er  et  de  payer 
sa  liberté  de  sa  vie.  11  est  possible  que  cet  exemple  ait  fait  peur  à 
Miu'et,  qui  n'était  pas  courageux,  et  l'on  sait  que  la  peur  rend  quel- 
quefois enragé.  «  La  conduite  des  gens  peureux,  dit  tiès  bien 
M.  Dejob,  n'est  pas  uniforme.  La  crainte  les  conduit  bien  tous  dans 
le  camp  du  plus  fott,  mais  elle  leur  y  assigne  des  rôles  dillerens  :  les 
uns,  âiiii  s  douces,  candides,  incapables  de  maîtriser  ou  de  dissi- 
muler leur  frayeur,  y  gardent  la  posture  de  prisonniers  supplians; 
les  autres,  non  moins  poltrons,  mais  plus  avisés,  remarquent  que 
la  bataille  est  finie,  ramassent  quelques  armes  à  terre,  et,  déguisés 
en  soldats,  réclament  qu'on  achève  les  vaincus.  »  Ces  réilexiuns  sont 
justes,  et  l'on  peut  croire  que  Muret  a  exagéré  sa  haine  contre  les 
vaincus  pour  n'être  pas  suspect  de  leur  être  favorable.  Au  fond 
pourtant,  il  ne  les  aimait  pas,  et,  en  les  attaquant,  il  exprimait  ses 
sentimens  véritables.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  un  fanatique;  je  me 
figure  plutôt  qu'il  n'avait  de  passion  que  pour  les  lettres  et  que  le 
reste  le  touchait  peu.  Mais  ces  indilTérens  sont  sujets  à  des  colères 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terribles  quand  ils  soupçonnent  qu'on  veut  troubler  cette  bienheu- 
reuse franquillité  qui  leur  est  si  précieuse.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
commun  que  de  voir  les  modérés  devenir  violons  contre  les  vio- 
lens.  Précisément  parce  que  Muret  ne  tenait  pas  à  tous  ces  dogmes 
discutés,  il  ne  comprenait  guère  qu'on  s'échaufTàt  à  la  controverse; 
il  en  voulait  mortellement  à  ceux  qui,  pour  des  motifs  qui  lui  sem- 
blaient futiles,  troublaient  la  paix  publique,  au  grand  désespoir  des 
lettrés  et  des  savans,  qui  ont  besoin  de  la  paix  pour  travailler.  C'est 
ainsi  qu'il  fut  amené  à  écrire  ce  discours,  qui  est  une  honte  pour  sa 
mémoire. 

Je  viens  d'exposer  rapidement  les  principales  circonstances  de 
la  vie  de  Muret.  Quelque  intérêt  que  cette  vie  présente,  elle  n'est 
pas  le  seul  attrait  du  livre  de  M.  Dejob;  j'ai  dit  plus  haut  qu'il 
contenait  aussi  des  renseignemens  très  curieux  sur  les  écoles  de  ce 
temps.  Ces  renseignemens  sont  d'une  grande  importance  pour  le 
sujet  que  j'étudie.  INous  avons  vu,  avec  Baduel,  la  réforme  des 
études  commencer  dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle.  Muret, 
qui  vient  plus  tard,  nous  montre  ce  qu'elle  est  devenue  quand  le 
xvi®  siècle  finit.  Nous  savons  ainsi  ce  qui  a  été  fait  de  l'un  à  l'autre 
et  ce  qui  reste  à  faire;  nous  pouvons  apprécier  déjà  le  bien  et  le 
mal  qu'ont  produit  les  méthodes  nouvelles. 

Parmi  les  réformes  annoncées  dans  le  programme  de  Baduel  il 
y  en  avait  une  qui  s'était  vite  et  pleinement  accomplie,  aux  applau- 
dissemens  de  tout  le  monde.  Baduel,  et  tous  les  savans  avec  lui, 
demandait  qu'on  renonçât  au  jargon  de  la  scolastique  et  qu'on 
revînt  autant  que  possible  au  latin  de  Cicéron.  Ce  souhait  est  entiè- 
rement réalisé  avec  Muret.  De  ce  côté,  il  ne  reste  rien  à  désirer 
désormais.  Personne  n'a  jamais  écrit  un  aussi  bon  latin  que  lui. 
Ses  discours,  dès  leur  publication,  furent  mis  au  même  rang  que 
ceux  des  orateurs  classiques,  et  l'on  peut  dire  que  cet  enthousiasme 
s'est  conservé  presque  jusqu'à  nos  jours  :  il  y  a  quelques  années 
encore,  on  réimprimait  ses  œuvres  oratoires  à  Leipsick,  et  les  élèves 
des  gymnases  allemands  les  plaçaient  dans  leurs  pupitres  à  côté 
de  Cicéron  et  de  Tite  Live.  Il  est  sûr  qu'on  ne  peut  les  lire  sans 
éprouver  une  sorte  de  surprise;  on  se  demande  comment  il  se  fait 
qu'un  moderne  soit  si  à  l'aise  en  s'exprimant  dans  un  idiome 
antique.  Muret  fit  illusion  à  ses  contemporains,  qui,  en  l'écoutant 
ou  le  lisant,  croyaient  entendre  parler  un  homme  d'autrefois.  Ce 
qui  nous  donne  une  bonne  opinion  de  sa  perspicacité,  c'est  qu'il 
re  se  fait  pas  illusion  à  lui-même.  II  sait  tout  ce  qu'il  y  a  d'artificiel  et 
de  faux  dans  ce  travail  de  composition  en  latin.  Il  en  connaît,  il  en 
dévoile  les  imperfections  nécessaires.  La  principale,  c'est  que  nous 
ne  pouvons  pas  rendre  dans  une  langue  morte  les  idées  de  notre 
époque.  Il  faut  donc  nous  contenter  des  idées  qui  sont  de  tous  les 


LA.   RÉFORME   DES   ÉTUDES   AU    XVI'    SIÈCLE.  605 

temps,  c'est-j'i-dire  faire  des  lieux-communs.  Muret  s'y  résij^ne  dif- 
ficilement. 11  cherche  autant  que  possible  à  orner,  à  dissimuler  ces 
développcmens  généraux  sous  les  finesses  du  style,  à  leur  donner 
un  air  de  nouveauté,  à  se  les  rendre  propres.  Mais,  ici  encore,  il 
est  arrêté  à  chaque  instant.  Pour  aller  au  fond  des  choses,  pour  les 
rendre  d'une  façon  qui  fût  personnelle,  il  lui  fallait  créer  des  expres- 
sions nouvelles,  ce  qui  n'est  pas  permis  dans  une  langue  définiti- 
vement fixée  et  qui  ne  peut  plus  s'enrichir.  Il  est  donc  réduit  à  se 
tenir  à  la  surface  de  son  sujet  et  à  redire  ce  que  les  autres  avaient 
dit;  son  éloquence  est  irrémédiablement  condamnée  à  être  super- 
ficielle et  commune  :  voilà  pourquoi  elle  nous  plaît  si   peu.  Mais 
ces  défauts  choquaient  moins  ses  contemporains  que  nous.   On 
avait  alors  moins  abusé  du  lieu-commun;  il  avait  des  grâces  de 
nouveauté  qu'il  a  perdues.  D'ailleurs  le  fond,  pour  eux,  disparais- 
sait devant  les  agrémens  de  la  forme.  C'était  un  plaisir  inconnu 
que  de  lire  un  ouvrage  qui  fût  bien  écrit.  Le  latin  du  moyen  âge 
était  sorti  de  celui  qu'on  parlait  au  vi®  siècle  dans  les  provinces  de 
l'empire,  c'est-à-dire  d'une  langue  tout  à  fait  corrompue.  Comme  il 
était  resté  en  usage  dans  les  écoles  et  qu'on  le  parlait  couramment, 
en  passant  par  tant  de  bouches  ignorantes,  il  s'était  sans  cesse 
altéré;  à  la  fin,  ce  n'était  plus  qu'une  pourriture  de  pourriture.  On 
éprouva  donc  une  sorte  d'éblouissement  quand  on  vit  reparaître  la 
belle  langue  de  Cicéron  dans  sa  pureté.  €n  vieil  universitaire,  qui 
se  rappelait  la  harenga  toute  hérissée  de  divisions  scolastiques, toute 
farcie  de  termes  barbares,  que  prononçait  le  maître  ès-arts  le  jour 
de  son  installation  (l),et  qui  lisait  un  discours  de  Muret,  ne  pouvait 
s'empêcher  de  ressentir  une  admiration  sans  bornes.  —  Après  tout, 
il  n'avait  pas  tort.  Ce  n'était  pas  un  médiocre  avantage  d'être  par- 
venu à  reproduire  la  pureté  et  l'élégance  des  écrivains  antiques,  et 
il  n'y  a  rien  qui  nous  introduise  plus  profondément  dans  le  génie 
d'un  peuple  que  l'effort  qu'on  fait  pour  bien  écrire  ou  bien  par- 
ler sa  langue.  Cette  première  réforme  avait  donc  complètement 
réussi. 

11  en  était  de  même  de  celle  qui  consistait  à  remplacer  dans  l'en- 
seignement la  logique  par  les  lettres.  Le  règne  exclusif  d'Aristote 
était  fini;  les  orateurs,  les  poètes,  les  historiens,  les  philosophes 


(1)  Voici,  d'après  M.  Thurot,  l'analyse  d'une  de  ces  harengœ  prononcées  par  les 
bacheliers,  dans  la  faculté  de  décret,  ou  de  droit  :  «  La  harenga  était  un  discours  sur 
le  droit  cannn.  Le  hachclier  comme  çait  par  invoquer  le  secours  de  Jésus-Chiist;  il 
faisait  ensuite  1  élou^o  du  droit  canon  scrun  te.\te  emprunté  aux  collections  des  décré- 
talcs;  il  terminait  en  rendait  des  actions  de  grâces  à  Dieu,  à  la  Vierge,  à  snn  pa'ron, 
et  aux  docteurs.  H  énonçait  sur  chacun  de  ces  points  un  nombre  symétrique  de  pro- 
positions qu'il  démontrait  par  majeure  et  par  mineure.  Les  termes  de  ces  propositions 
étaient  rimes.  »  Toutes  les  harengœ  devaient  être  construites  de  la  même  façon. 


606  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  àmx  littératures  classiques  étaient  devenus  le  sujet  ordinaire 
des  études.  C'était  assurément  un  grand  progrès;  c'était  un  danger 
aussi  et,  vers  la  fin  du  xvi°  siècle,  on  pouvait  prévoir  qu'il  en  sorti- 
rait quelques  conséquences  fâcheuses.  Les  exercices  de  l'ancienne 
faculté  des  arts  pouvaient  sembler  fastidieux,  mais  ils  préparaient 
directement  à  ceux  des  facultés  supérieures.  D'après  les  idées  du 
moyen  âge,  pour  devenir  théologien,  jurisconsulte  et  même  méde- 
cin, il  fallait  avant  tout  savoir  disputer;  la  logique  était  indispen- 
sable à  tous  ceux  qui  voulaient  pousser  plus  loin  leurs  études,  et 
c'est  pour  l'apprendre  qu'ils  venaient  s'entasser  sur  la  paille  de  la 
rue  du  Fouarre.  Avec  l'importance  de  la  dispute,  l'utilité  de  la 
faculté  des  arts  diminua.  On  pouvait  dire  sans  doute  que  cette 
haute  éducation  littéraire  par  laquelle  elle  avait  remplacé  la  logique 
et  la  dialectique  élève  les  esprits,  les  fortifie,  les  rend  plus  propres 
à  suivre  les  travaux  des  autres  facultés.  Par  malheur,  cet  avan- 
tage est  de  ceux  qui  ne  frappent  pas  les  yeux  du  vulgaire  ;  tout 
le  monde  n'est  pas  capable  de  l'apprécier;  les  divers  degrés  dans 
la  culture  de  l'esprit  sont  difficiles  à  noter  d'une  manière  sensible. 
Un  père  économe,  un  écolier  pressé  qui  ne  voulait  plus  se  donner 
la  peine  de  fréquenter  la  faculté  des  arts  ou  qui  souhaitait  y  séjour- 
ner le  moins  possible,  pouvaient  dire  que  c'était  un  enseignement 
de  luxe,  qui  ne  menait  à  aucune  profession  spéciale,  et  qu'à  la 
rigueur  on  pouvait  s'en  passer  ou,  du  moins,  en  restreindre  la 
durée.  Il  devenait  donc  tous  les  jours  plus  difficile  d'y  retenir  les 
élèves  et  de  les  forcer  de  travailler  (1  ). 

A  la  vérité,  on  comptait  pour  prévenir  ce  danger  sur  l'attrait  des 
études  nouvelles;  on  avait  confiance  aussi  dans  le  talent  des  pro- 
fesseurs. La  renaissance,  nous  l'avons  vu,  rendit  plus  important  le 
rôle  du  maître,  et,  paimi  les  maîtres,  il  n'y  en  avait  pas  de  plus 
habile  et  de  plus  célèbre  que  Muret.  Il  avait  cette  supériorité  sur 

(1)  Il  est  vrai  que  les  grades  restaient;  et  l'on  pouvait  croire  que  la  nécessité  de 
devenir  bacheliers  et  licencies  retiendrait  les  élèves  dans  la  faculté  des  arts  et  les  for- 
cerait à  travailler.  C'était  une  illusion  dont  on  n'a  pas  cessé  d'être  dupe  de  nos  jours. 
Les  examens  ne  maintiennent  pas  les  études;  au  contraire,  c'est  la  force  des  études 
qui  fait  celle  des  examens.  D'ailleurs  les  grades,  dans  l'ancienne  universitt^,  n'avaient 
aucune  importance  réelle,  et  les  examens  étaient  devenus  depuis  longtemps  une  pure 
formalité.  «Tout  le  monde  est  reçu,  disait  un  recteur,  au  commencement  du  xvi'  siè- 
cle, môme  ceux  qui  savent  à  peine  lire.  »  Et,  de  fait,  M.  Thurot,  en  étudiant  les  regis- 
tres de  la  faculté  de  médecine,  a  constaté  qi:e  pendant  un  siècle  (de  1395  à  1500  pas 
un  seul  des  candidats  n'a  été  refusé.  Celte  facilité  durait  encore  au  xvu"  siècle.  Un 
recteur  qui  se  plaignait  de  l'avilissement  des  grades  prétendait  qu'il  suffisait  aux 
candidats  «  d'aller  dans  quelque  université  peu  fameuse  en  France,  où,  dès  le  jour 
même  de  leur  arrivée,  et,  s'ils  le  veulent,  sans  sortir  de  riiôtellerie,  ils  obtiennent 
des  lettres  de  licenciés  et  de  docteurs  en  médecine.  Il  y  va,  ajoutait-il,  de  la  santé  et 
de  la  vie  des  bommes  de  remédier  à  cet  abus.  »  Ce  n'était  donc  pas  la  crainte  des  exa- 
mens qui  pouvait  faire  le  salut  des  facultés. 


LA   RÉFORME   DFS   ÉTUDEP   AU    XVP    SIÈCLE.  607 

beaucoup  de  ses  collègues  d'aimer  avec  passion  son  état.  Les  autres 
professeurs  illnstres  de  ce  temps,  Sigonius,  Yictorius  (Vettori),  qui 
enseignaient  comme  Ini  dans  les  universités  italiennes,  ne  le  Tai- 
saient qu'à  contre-cour.  Ils  regrettaient  toujours  les  loisirs  de  leirf 
caMiiet,  où  ils  composaient  de  si  beaux  ouvrages,  ^'uiet  n'était 
jamais  si  heureux  que  dans  sa  chaire.  Nous  avons  un  discours  de 
lui  où  il  expiime  la  joie  qu'il  éprouve  à  reprendre  son  cours  après 
les  vacances:  «  Enfin  les  vacnnces  sont  terminées!  »  s'écrie-t-il, 
comme  d'autres  diraient  :  «  Enfin  elles  vont  commencer  !  »  Il  ^e  féli- 
cite de  se  retrouver  au  milieu  de  cette  ardente  jeunesse  dont  il  peut 
tout  espérer,  il  revoit  avec  attendrissement  ces  jeunes  arbres  qu'il 
a  plantés,  ce  troupeau  qu'il  nourrit,  et  va  jusqu'à  penser  que  ces 
quatre  mois  de  repos  ont  dû  sembler  longs  à  ses  auditeurs  comme 
à  lui-même.  Yoilà  certainement  une  ardeur  qui  n'est  pas  com- 
mune. 

Malgré  la  distance  où  nous  sommes  de  lui,  nous  pouvons  avoir 
quelque  idée  de  la  manière  dont  il  faisait  ses  cours.  M.  Dejob  a 
très  1  ien  montré  que,  pour  composer  ses  ouvrages,  il  se  conten- 
tait de  rédiger  ses  leçons  :  la  leçon  se  retrouve  aisément  dans  le 
livre.  Une  fois  son  cours  ouvert  par  un  de  ces  discours  pompeux 
que  venaient  entendre  les  amateurs  de  beau  langage  aussi  bien  que 
les  écoliers ,  il  choisissait  un  auteur  grec  ou  latin  et  l'expliquait  : 
l'explication,  dans  les  écoles  de  la  renaissance,  a  remplacé  la  dis- 
pute. Muret,  quand  il  explique,  cherche  surtout  à  être  clair  et  inté- 
ressant. Ce  n'est  pas  un  philologue  de  génie  comme  ce  Scaliger, 
qu'il  appelait  son  père,  comme  ce  Lambin,  avec  lequel  il  a  tant  dis- 
cuté. La  nouvelle  école  commence  à  perdre  cette  possion  de  philo- 
logie qui  avait  animé  les  savans  de  l'époque  précédente.  Dans  les 
œuvres  de  Muret,  la  restitution  des  textes  tient  peu  de  place.  Ce 
grand  effort,  qui  a  produit  des  merveilles  de  divination  et  d'où  l'an- 
tiquité est  sortie  toute  rajeunie,  semble  s'être  épuisé.  Muret  s'accom- 
mode du  texte  courant  pour  peu  qu'il  soit  acceptable.  Il  essaie  seu- 
lement de  le  faire  comprendre  et  d'y  intéresser  les  élèves  par  des 
rapprochemens  ingénieux  avec  des  passages  semblables  tirés  d'au- 
tres ouvrages.  La  méthode  est  assurément  excellente;  il  n'y  en  a 
pas  d'autre  pour  exciter  l'esprit  de  la  jeunesse,  pour  éveiller  et  sou- 
tenir son  attention.  Le  dirai-je  pourtant?  Ce  n'est  pas  sans  regret 
ni  sans  crainte  que  je  vois  abandonner  peu  à  peu  ces  fortes  études 
qui  ont  formé  et  nourri  la  vigoureuse  génération  des  savans  du 
xvr  siècle  :  dès  qu'elles  s'afiaiblissent,  toute  l'éducation  s'en  res- 
sent. C'est  un  n^érite  et  un  danger  de  vouloir  trop  proportionner 
l'enseignement  à  l'intelligence  des  élèves  ;  on  l'abaisse,  on  le  dimi- 
nue, quand  on  n'est  préoccupé  que  de  la  pensée  de  mettre  tout  à 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  portée.  Il  ne  faut  pas  trop  leur  voiler  la  science.  On  doit  sans 
doute  les  retenir  d'ordinaire  dans  ces  sentiers  de  la  plaine  où  leurs 
pas  sont  plus  assurés;  mais,  pour  éveiller  d'avance  leur  curiosité, 
pour  les  tenir  en  haleine,  il  n'est  pas  mauvais  de  leur  montrer  de 
temps  en  temps  les  hauteurs  oii  ils  marcheront  plus  tard.  Il  en  est 
des  connaissances  qu'on  donne  au  collèg  -  comme  des  fontaines 
publiques  :  il  faut  les  élever  avant  de  les  répandre;  elles  ne  jail- 
liront que  si  elles  partent  de  haut.  On  en  peut  dire  autant  de  la 
peine  qu'on  se  donne  pour  rendre  la  science  et  le  travail  atlrayans; 
il  y  faut  aussi  une  mesure.  Si  le  professeur  attire  trop  à  lui  dès  le 
début  les  esprits  frivoles,  s'il  cherche  trop  à  les  gagner  par  ses 
complaisances,  ils  font  bientôt  la  loi  à  l'auditoire  et  au  professeur 
Ini-même.  Ses  premières  concessions  le  forcent  à  en  faire  d'autres. 
Bientôt  il  ne  pourra  plus  se  permettre  de  présenter  la  science  par 
ses  côtés  sérieux,  il  sera  aux  ordres  de  son  public,  qui  lui  impo- 
sera ses  volontés ,  qui  exigera  impérieusement  qu'on  l'amuse  ;  et, 
comme  il  n'y  a  rien  dont  on  se  lasse  plus  que  d'être  amusé,  il 
finira  toujours  par  perdre  son  auditoire  s'il  fait  trop  de  frais  pour 
le  retenir. 

C'est  ainsi  peut-être  qu'il  faut  expliquer  quelques  aventures  désa- 
gréables qui  arrivèrent  à  Muret  vers  la  fin  de  sa  vie.  L'enthousiasme 
des  élèves  pour  lui  fut  d'abord  incroyable.  Il  enseigna  les  lettres, 
la  philosophie  et  le  droit,  toujours  avec  le  même  succès.  Il  devait 
évidemment  ce  succès  aux  efforts  qu'il  faisait  pour  rendre  le  savoir 
attrayant.  «  Il  ôtait  du  chemin  des  arts  libéraux  les  épines  et  les 
cailloux,  ))  comme  le  voulait  Ramus.  En  1578,  les  étudians  alle- 
mands qui  fréquentaient  l'université  de  Padoue  lui  écrivirent  qu'ils 
voulaient  un  professeur  comme  lui,  qui  enseignât  d'après  la  mé- 
thode française,  more  gallico.  C'est  le  mot  de  Montaigne  que  j'ai 
cité  tout  à  l'heure  :  «  un  peu  de  tout,  à  la  française.  »  Je  crains  que 
Muret,  lui  aussi,  se  soit  contenté  «  de  goûter  la  crouste  première  de 
toutes  les  sciences,  »  et  qu'il  n'ait  rendu  son  enseignement  un  peu 
superficiel  pour  qu'il  fîit  plus  agréable.  Quel  fruit  retirera-t-il  de 
ses  complaisances?  Son  public,  qu'il  voulait  trop  ménager,  lui 
échappa.  Le  ton  de  ses  derniers  discours  est  triste  ;  on  y  trouve  une 
sorte  de  sentiment  de  la  décadence  qui  s'approche.  Ce  grand  enthou- 
siasme qui,  un  siècle  auparavant,  avait  accueilli  la  renaissance  des 
lettres,  s'affaiblissait  tous  les  jours.  Il  avait  commencé  en  Italie; 
c'est  en  Italie  qu'il  déclina  d'abord.  «  Il  s'évapora  bientôt,  dit  Ber- 
nhardy,  comme  une  fumée  de  jeunesse.  »  Muret,  dans  son  latin  cicé- 
ronien,  fait  entendre  la  même  chose  :  JSon  amatKus  littrros,  midi- 
tores-,  non  amamus  studia  doctrinœ.  ISihil  alluw,  nihil  arduum, 
nihil  gloriosum  cogitamus.  Cet  oubli  des  bonnes  lettres  se  mani- 


LA   RÉFORME    DES   ETUDES    AU    XV!*"    SIÈCLE.  609 

festa  d'abord  par  l'éloignement  que  les  élèves  témoignèrent  pour  le 
grec.  L'étude  du  grec  est,  dans  l'éducalion  littéraire,  le  fondement 
du  reste  :  quand  on  l'exclut  des  classes,  l'enseignement  aussitôt 
souffre  et  baisse.  On  a  essayé  plusieurs  fois,  en  le  sacrifiant,  de  sau- 
ver le  latin  ;  c'est  le  moyen  le  plus  sûr  de  les  perdre  tous  les  deux. 
Muret  le  voyait  bien.  «  Nous  pouvons  prédire,  disait-il,  que  si  l'on 
se  met  à  négliger  les  Grecs,  on  ruinera,  on  détruira  certainement 
tous  les  arts  libéraux.  »  Il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il  fit  tout 
son  possible  pour  le  sauver.  M.  Dejob  nous  montre  qu'il  prit  plu- 
sieurs fois  des  auteurs  grecs  pour  sujet  de  ses  leçons.  Grâce  à 
lui,  Platon  et  Ai'istote  parurent  sur  les  programmes  de  l'univer- 
sité de  Rome,  mais  ils  ne  purent  jamais  s'y  maintenir.  Après  un 
semestre  ou  deux,  les  cardinaux  qui  surveillaient  les  études  insi- 
nuaient doucement  au  professeur  qu'il  ferait  bien  de  renoncer  à 
ces  matières  ingrates,  et,  après  s'être  fait  un  peu  prier,  le  profes- 
seur obéissait  en  maugréant.  Du  reste,  les  cardinaux,  en  pesant  sur 
lui,  ne  faisaient  que  s'accommoder  au  goût  des  élèves.  «  Que  vou- 
lez-vous? disait  Sirleto,  l'un  des  hommes  les  plus  éclairés  du  sacré 
collège,  on  ne  peut  pas  obtenir  d'eux  qu'ils  aiment  les  lettres  grec- 
ques. »  La  plupart  ne  savaient  pas  le  grec  et  ils  étaient  forcés  de  suivre 
les  explications  de  Muret  sur  une  traduction  latine.  Dans  ces  con- 
ditions, Aristote  et  Platon  ne  pouvaient  pas  lem*  plaire.  On  com- 
prend qu'ils  aient  demandé  qu'on  les  en  délivrât;  mais  on  est  sur- 
pris qu'ils  l'aient  si  aisément  obtenu. 

C'est  qu'alors  les  écoliers  faisaient  la  loi.  Pour  retenir  dans  la 
faculté  des  arts  cette  masse  flottante  d'étudians  paresseux,  toujours 
prêts  à  la  quitter,  il  fallait  faire  sans  cesse  des  concessions  nou- 
velles. Bientôt  l'indiscipline  fut  à  son  comble.  Muret,  dont  l'ensei- 
gnement avait  excité  d'abord  tant  d'enthousiasme,  finit  par  n'être 
pas  plus  respecté  que  les  autres.  Comme  il  avait  beaucoup  d'esprit, 
il  se  défendit  quelque  temps  par  des  saillies  plaisantes  qui  met- 
taient les  rieurs  de  son  côlé.  «  Un  jour  qu'un  étudiant,  pour 
troubler  le  cours,  agitait  une  clochette  de  bélier,  Muret  s'écria  : 
«  Pour  tant  de  bêtes,  il  faut  bien  un  conducteur.  »  Mais  l'esprit 
ne  suffit  pas  toujours  pour  dompter  la  turbulence  des  écoliers. 
Muret  vieillissait  ;  ses  forces  commençaient  à  le  trahir.  Il  était 
réduit  à  mendier  de  ses  élèves,  d'un  ton  dont  l'humilité  nous 
attriste,  a  une  heure  de  silence  et  d'attention.  »  Il  remplaçait 
quelquefois  ses  leçons  publiques  par  des  conférences  particu- 
lières qu'il  faisait  dans  sa  maison  et  d'où  les  mauvais  élèves 
étaient  exclus  :  «  Chez  moi,  disait-il,  nous  n'avons  rien  à  craindre 
de  cette  lie  et  de  cette  bourbe;  s'ils  osaient  essayer  de  se  mal  con- 
duire, on  leur  fermerait  la  porte  sur  le  dos;  et,  s'ils  voulaient 

TOME  LIV.  —  1882.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revenir  le  lendemain,  on  la  leur  fermerait  sur  le  nez.  »  Enfin,  las 
de  lutter  contre  «  ces  drôles  abjects,  »  comme  il  les  appelle,  il  écri- 
vit au  cardinal  Sirleto  pour  demander  sa  retraite.  «  J'ai  supporté, 
lui  disait-il,  d'infinies  indignités  de  la  part  des  écoliers j  lesquels, 
quand  je  me  suis  bien  fatigué  à  dire  quelque  chose  de  bon,  par 
des  cris,  des  sifflets,  du  bruit,  des  injures  et  d'autres  malhonnê- 
tetés, me  troublent  tellement  que  parfois  j'en  perds  l'esprit.  Les 
murs  des  écoles  sont  d'ordinaire  couverts  de  mots  et  de  pein- 
tures abominables,  au  point  que  beaucoup  de  prélats,  de  religieux 
et  d'autres  personnes  honnêtes,  qui  viennent  pour  m' entendre,  fré^ 
missent  rien  qu'à  les  regarder,  croyant,  et  avec  raison,  entrer,  non 
dans  une  école,  mais  dans  le  plus  infâme  et  déshonnête<  de  ces  lieux 
qu'on  ne  peut  convenablement  nommer:  Bien  des  fois,  voulant 
blâmer  ces  turpitudes,  j'ai  été  bravé,  menacé;  ils  ont  été  jusqu'à 
dire  publiquement  que,  si  je  ne  me  taisais,  ils  me  balafreraient  le 
visage.  Cette  année  même,  outre  que  j'ai  été  souvent  forcé  de  m'en 
retourner  sans  pouvoir  faire  ma  leçon,  un  samedi',  qui  fut  le 
10  décembre,  on  me  lança  avec  la  plus  grande  violence  une  orange 
qui  faillit  m'enlever  un  œil;  par  suite  de  quoi,  je  me  retirai  sanS' 
rien  dire  et  craignant  pis,  au  grand  scandale  de  plusieurs  prélats 
qui  se  trouvaient  présens.  Désormais  les  chaires  de  professeurs  sont' 
devenues  pires  que  des  piloris,  si  grande  est  l'insolence  de  la  jeu- 
nesse! »  Voilà  ce  qui  se  passait  dans  l'université  de  Rome,  et  de 
quelle  manière  les  élèves  traitaient  le  professeur  Je  plus  illustrei 
de  son  temps,  à  la  fm  du  xvi^  siècle. 

Au  même  moment,  les  jésuites  achevaient  de  rédiger  leur  Batio 
studiorum  et  commençaient  d'ouvrir  leurs  écoles.  Pour  réussir,  ils 
n'avaient  qu'à  éviter  les  fautes  qu'ils  voyaient  commettre  autouir 
d'eux.  A  la  turbulence  des  universités  ils  opposent  la  discipline 
de  leurs  maisons.  Gomme  ils  voient  que  les  facultés  des  arts  sont 
en  pleine  décomposition,  ils  essaient  de  sauver' au  moins  ce  qu'elles 
ont  de  meilleur  et  de  plus  précieux  :  ils  introduisent  définitivement 
la  rhétorique  et  la  philosophie  dans  leurs  collèges,  qui  compren- 
nent désormais  un  cours  complet  d'éducation.  Aux  quatre  classes 
de  grammaire  et  d'humanités  ils  ajoutent  trois  ou  quatre  ans  de 
hautes  études,  et  «  l'honnête  homme  »  sort  achevé  de  leurs  mainsi 
C'est  encore  à  peu  près  le  régime  de  nos  lycées.  Le  trait  saillant 
de  ce  régime,  c'est  que  l'enseignement  secondaire  y  absorbe  l'en- 
seignement supérieur  et  le  rend  presque  inutile  :  il  a  des  mérites 
et  des  inconvéniens  qu'il  serait  trop  long  de  discuter  ici;  il  suffit 
que,  grâce  à  M.  Gaufrés  et  à  M.  Dejob,  nous  ayons  pu  voir  à  quel 
moment  il  s'est  établi  et  quelles  en  sont  les  origines. 

Gaston  Boissieb. 


LE 


DÉFICIT     COMMUNAL 


L'axiome  «  qu'il  faut  commencer  par  faire  de  bonne  politique 
pour  faire  ensuite  de  bonnes  finances  »  pourrait  aisément  se  retour- 
ner, et  il  serait  tout  aussi  vrai  de  dire  que  de  mauvaises  finances 
conduisent  infailliblement  à  une  mauvaise  politique.  A  l'heure 
actuelle,  heure  de  trouble  et  d'incertitude,  de  malaise  général 
et  d'inquiétude  latente,  au  moment  où,  mécontente  du  présent, 
sans  préférence  marquée  pour  aucun  des  régimes  du  passé,  la 
France  ne  sait  vers  quel  avenir  elle  doit  tendre,  l'étude  de  la  situa- 
tion des  finances  publiques,  si  intimement  liée,  soit  comme  cause, 
soit  comme  conséquence,  aux  questions  poUtiques,  nous  paraît 
devoir  passer  avant  elles,  et  l'homme  capable  d'éclaircu"  et  de 
résoudre  les  problèmes  financiers  rendrait  à  notre  pays  le  seul  ser- 
vice qu'il  réclame  aujourd'hui. 

A  coup  sûr,  les  discussions  politiques  ne  peuvent  être  ni  évitées 
ni  blâmées.  Pour  tout  esprit  soucieux  du  bien  général,  les  contro- 
verses sur  les  mérites  de  tel  ou  tel  gouvernement,  monarchique  ou 
républicain,  constitutionnel  ou  autoritaire,  appellent  les  méditations 
les  plus  sérieuses  et  s'imposent  avec  plus  ou  moins  d'opportunité, 
selon  que  le  calme  intérieur  règne  ou  qu'une  menace  de  trouble 
prochain  se  fait  sentir.  Permis  donc  aux  partisans  de  notre  démocratie 
française  d'en  faire  ressortir  les  mérites  au  point  de  vue  des  prin- 
cipes les  plus  élevés  de  la  science  sociale ,  d'en  poursuivre  tous  les 
développemens  dans  les  institutions  politiques  et  de  n'en  craindre 
ni  les  exagérations  ni  les  erreurs.   D'autre  part,  comment   aux 


(512  REVUJi   DES    DEUX   MONDES. 

hommes  qui  croient  à  la  nécessité  d'une  base  autre  que  notre  suf- 
frage universel,  mobile  et  passionné,  pour  asseoir  le  pouvoir  sou- 
verain sur  lequel  tout  repose,  refuser  le  droit  de  répéter  sans  cesse, 
et  nonobstant  les  accidens  qui  en  ont  interrompu  le  cours,  que  la 
monarchie  seule  peut  garantir  de  toute  atteinte  le  fondement  de 
l'édifice  social,  parce  qu'elle  ne  permet  pas  aux  ambitions  privées 
de  spéculer  sur  les  variations  de  la  souveraineté  et  qu'elle  rend  ainsi 
la  marche  du  progrès  possible  et  sûre,  alors  qu'il  n'est  plus  entravé 
par  des  révolutions  intéressées  et  des  destructions  inutiles?  A  quoi 
servent  toutefois  ces  controverses  répétées  et  ces  débats  sans  fm? 
En  sort-il  une  solution,  et  n'ont-ils  pas  pour  unique  conséquence 
de  perpétuer  l'agitation?  S'ensuit-il  cependant  qu'il  faille  renoncer 
à  toute  critique  des  fautes  que  la  politique  fait  commettre  chaque 
jour  et  taire  les  dangers  dont  le  pays  est  menacé?  Non  sans  doute; 
on  doit  simplement  retourner  les  termes  de  la  démonstration,  et, 
dans  les  rapports  qui  existent  entre  la  politique  et  les  finances,  au 
lieu  de  prendre  le  bon  ou  le  mauvais  état  des  dernières  comme  la 
conséquence  de  celle-ci,  on  obtiendrait  plus  aisément  gain  de  cause 
eu  montrant  à  quel  point  la  soUdité  financière  de  l'état,  sans  laquelle 
rien  ne  dure,  réclame  telle  ou  telle  marche  dans  le  gouvernement. 

Aujourd'hui  d'ailleurs,  le  seul  argument  à  faire  valoir  auprès 
des  masses,  la  seule  préoccupation  qui  puisse  les  atteindre,  est 
le  soin  de  leurs  intérêts.  Si  ces  intérêts  étaient  menacés,  elles  se 
soulèveraient  avec  une  telle  violence  que  toute  révolution  poli- 
tique deviendrait  en  un  moment  facile.  Blâmer  une  passion  aussi 
exclusive  ne  servirait  de  rien  :  chercher  à  la  satisfaire  devient  le 
devoir  de  ceux  qui  gouvernent.  Quand,  avec  mesure  et  sincérité, 
on  porte  la  lumière  sur  une  question  vitale  pour  les  intérêts  maté- 
riels, on  obtient  tout  de  suite  le  succès  mérité.  C'est  ce  qu'avait 
fait  l'avant-dernier  ministre  des  finances,  l'honorable  M.  Léon  Say, 
lorsqu'il  dévoila  au  pays  l'abîme  financier  que  l'on  côtoyait  sans  le 
voir.  Sa  déclaration  ne  pouvait  être  suspecte,  et  là  où  des  hommes 
très  compétens,  comme  MM.  Buffet  et  Bocher,  ne  trouvaient  que  des 
incrédules  en  accusant  notre  budget  de  cacher  des  mécomptes  et 
des  défaillances,  M.  Léon  Say  a  convaincu  tous  les  esprits  sensés 
du  danger  d'une  situation  financière  qui  ne  comportait  plus  d'illu- 
sions et  exigeait  un  prompt  remède.  Ce  grand  service  rendu  au 
pays  sera-t-il  perdu,  et  même  après  sa  sortie  du  ministère,  sa  po- 
litique lui  survivra-t-elle?  En  un  mot,  son  successeur  maintiendra- 
t-il  les  mêmes  dispositions  du  budget?  On  l'a  espéré  un  moment; 
mais  aujourd'hui  on  semble  revenir  aux  anciennes  imprudences, 
c'est-à-dire  à  l'accroissement  de  la  dette  flottante  et  à  l'emprunt. 

C'est  sur  un  point  particulier  des  recettes  et  des  dépenses  publi- 


LE    DÉFICIT   COMMUNAL.  613 

ques,  ou  plutôt  sur  un  budget  annexe  du  budget  général,  et  dont 
l'importance  spéciale  est  immense,  qae  nous  voudrions  émettre 
quelques  réflexions  et  appeler  l'attention  du  lecteur  :  aucun  sujet 
ne  nous  paraît  la  mériter  à  un  égal  degré.  Les  grandes  lignes  du 
budget  général  de  l'état  sont  visibles  à  tous,  les  discussions  des 
assemblées  législatives  en  révèlent  les  caractères  distinciils;  pour 
les  budgets  départementaux,  les  conseils  généraux  en  l'ont  encore 
connaître  les  principaux  détails  et,  la  presse  locale  les  enregistre 
avec  soin.  En  est-il  de  même  des  budgets  communaux?  En  dehors 
des  grandes  villes  et  au-delà  des  limites  des  localités,  qui  pourrait 
en  parler  avec  compétence?  Qui  surtout  possède  la  moindre  notion 
de  ce  qu'il  importe  le  plus  de  savoir,  c'est-à-dire  de  l'ensemble  de 
tous  ces  budgets  communaux,  de  ces  recettes  et  de  ces  dépenses 
qui  ajoutent  de  tels  chiffres  au  budget  de  l'état  proprement  dit  et 
sous  lesquels,  en  cas  d'exagération,  la  fortune  publique  pourrait 
s'écrouler  et  le  mécontentement  général  surgir  avec  une  violence 
irrésistible ,  comme  il  le  fit  aux  premiers  jours  de  la  révolution 
française,  suscité  par  l'intolérable  poids  des  charges  locales  si  iné- 
galement réparties  ? 

11  n'y  a  pas  vingt  ans,  en  1865,  le  ministre  de  l'intérieur  fit  pour 
la  première  fois  rédiger  un  travail  d'ensemble  sur  la  situation  finan- 
cière de  toutes  les  communes  de  l'empire,  pour  l'exercice  de  1862. 
Dans  les  premiers  mois  de  1870,  M.  Chevandier  de  Valdrôme 
soumit  à  l'empereur  un  très  important  rapport  sur  l'exercice  de 
1868.  Depuis  lors,  ce  bon  exemple  a  été  suivi  :  nous  avons  sous  les 
yeux  le  travail  de  M.  Durangel,  directeur  du  service  départemental 
et  communal,  rédigé  après  la  guerre  et  d'où  ressortent  les  sacri- 
fices faits  par  les  communes  à  cette  occasion,  ainsi  que  celui  de 
l'un  de  ses  successeurs,  M.  de  Grisenoy,  oii  sont  comparées  les  situa- 
tions des  années  1877  et  1878  avec  celles  des  années  antérieures, 
mais  ce  n'est  que  dans  cette  dernière  année  qu'une  circulaire  du 
ministre  de  l'intérieur  a  prescri  la  publication,  après  chaque  exer- 
cice, de  la  situation  financière  de  toutes  les  communes.  Pouvons- 
nous  donc  aujourd'hui  établir  une  de  ces  comparaisons  si  instruc- 
tives entre  les  différons  régimes  sous  lesquels  nous  avons  vécu, 
analogues  à  celles  qui  ont  montré,  par  exemple,  le  budget  de  l'état 
grossissant  à  vue  d'oeil  et  montant  depuis  ce  fameux  milliard 
qu'on  prédisait  au  moment  où  il  était  atteint  ne  devoir  jamais  être 
revu,  tant  le  chiffre  en  était  faible,  jusqu'au  triple  de  cette  somme 
qu'il  dépasse  aujourd'hui?  A  coup  sûr,  il  serait  non  moins  intéres- 
sant de  suivre  les  dépenses  de  la  vie  municipale  dans  leur  accrois- 
sement successif;  mais,  d'une  part,  on  ne  pourrait  reculer  à  une 
époque  assez  lointaine,  et  d'autre  part  les  documens  semblent 


ÔlfA  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

manquer  au  moment  même  où  ils  deviendraient  le  plus  nécessaires, 
c'est-à-dire  depuis  1878,  nonobstant  la  statistique  ministérielle  qui 
doit  se  publier  annuellement.  En  effet,  au  contraire  des  précé- 
dentes, de  celles  de  1860,  1870,  1877,  qui  donnaient  des  chiffres 
totaux  et  des  résumés  comparatifs,  les  travaux  récens  fournissent 
bien  sur  quelques  points  spéciaux  des  résultats  intéressans  à  con- 
sulter, mais  certains  détails  disparaissent  dans  la, loi  générale  des 
finances,  d'où  on  ne  peut  les  extraire,  et  l'ensemble  surtout,  comme 
nous  le  verrons  plus  tard,  ne  ressort  pas  distinct, et  indiscutable. 
Nous  essaierons  néanmoins  de  montrer  que  les  recettes  et  les 
dépenses  communales  progressent  avec  rapidité  et  que  les  der- 
nières années  présentent  à  cet  égard  des  résultats  inquiétans.  Il  y  a 
plus,  de  récentes  mesures  législatives,  d'autres  qui  semblent  immi- 
nentes etque  d'aveugles  passions  politiques  réclament. avec  instance, 
menacent  les  budgets  municipaux  de  sacrifices  tels  que  nous  n'hé- 
sitons pas  à  qualifier  de  déficit  communal  la  situation  qui  en  serait 
le  fruit,  et  comme  ce  mal  financier  ne  pourrait  être  que  le  prélude 
de  maux  politiques  incalculables,  nous  croyons  pouvoir  nous  per- 
mettre de  jeter  un  cri  d'alarme.  Dieu  veuille  qu'il  ne  soit  ni  oppor- 
tun, ni  justifié! 

1. 

L'organisation  municipale  est  justement  considérée  comme, la 
base  de  tout  édifice  social.  M.  de  Tocqueville  a  dit  u  que  la  com- 
mune est  si  bien  dans  la  nature  que  partout  où  il  y  a  des  hommes 
réunis,  il  se  forme  de  soi-même  une  commune.  »  En  France,  chaque 
régime  a  touché  à  la  loi  des  municipalités,  pour  en  augmenter  les 
pouvoirs,  en  faciliter  le  fonctionnement,  en  accroître  ks  ressources. 
Nous  ne  voulons  examiner  que  ce  dernier  point.  Et  d'abord,  de 
quoi  se  composent  les  ressources  des  communes? 

Les  recettes  sont  dites  ordiuaires  ou  extraordinaires.  Les  pre- 
mières se  composent  du  revenu  de  tous  les  biens  dont  les  habitans 
n'ont  pas  la  jouissance  en  nature,  — prix  de  ferme  des  maisons, 
usines,  biens  ruraux,  bois,  etc.  ;  du  produit  des  centimes  ordinaires 
et  autres  ressources  affectées  aux  communes  par  les  lois  de  finances, 
—  de  la  portion  accordée  dans  l'impôt  des  patentes,  dans  les  droits 
de  permis  de  chasse,  —  du  produit  des  octrois  et  des  différentes 
concessions  spéciales,  comme  places  dans  les  marchés,  péages,  con- 
cessions d'eau,  dioit  de  voirie,  —  enfin  de  la  taxe  sur  les  chiens, 
les  voitures,  les  chevaux,  etc.  On  peut,  comme  l'a  fait  M.  Durangel 
dans  son  rapport  de  1870,  grouper  les  ressources  ordinaires  en  six 
catégories  :  1°  revenus  xies  biens  communaux;  2"  centimes  .ordi- 


LE   DÉFICIT    COMMUNAL.  645 

naires  ;  3'^  octrois  ;  It"  taxes  et  perceptions  municipales  ;  5"  subven- 
tions de  l'état,  du  département  ou  des  particuliers  pour  services 
ordinaires  ;  6°  recettes  diverses. 

Les  recettes  extraordinaires  se  composent  :  des  contributions 
extraordinaires  dûment  autorisées^  — du  prix  des  biens  aliénés,  — 
des  dons  et  legs,  —  du  produit  des  emprunts,  etc.  Toutes  ces  res- 
sources ordinaires  et  extraordinaires  ne  peuvent  être  perçues  que 
conformément  à  la  loi  de  finances  annuelle  qui  prononce  en  bloc 
sur  les  centimes  ordinaires  et  en  fixe  le  maximum,  ou  en  vertu,  des 
prévisions  du  budget  voté  par  les  conseils  municipaux  et  approuvé 
par  les  administrations  supérieures,  chargées  de  la  surveillance  des 
communes,  laquelle  exige  plus  de  soin  ou  réclame  plus  de  sévérité, 
selon  que  l'importance  de  leur  population  est  plus  grande  et  que 
l'étendue  de  leurs  ressources  exige  un  contrôle  plus  élevé.  On 
comprend  que  pour  les •  petites  localités  la  préfecture  du  départe- 
ment soit  la  dernière  juridiction  invoquée  et  que  leurs  modestes 
budgets  ne  remontent  pas  à  la  cour  des  comptes. 

Depuis  le  recensement  de  1876,  on  trouve  653  communes  dont 
la  population  est  inférieure  à  100  habitans;  dans  15,890  elle  varie 
de  101  à  500;  10,867  ont  une  population  supérieure  à  500  et  infé- 
rieure à  1,000  ;  8,6ù6  communes  renferment  plus  de  1<,000  habi- 
tans (1).  Les  grandes  villes  qui  en  comptent  plus  de  50,000  sont 
au  nombre  de  23. 

La  différence  des  ressources  n'est  pas  moins  sensible  que  celle 
de  la  population.  Le  dernier  rapport  soumis  à  l'empereur  consta- 
tait qu'en  1868  :  24  communes  possédaient  un  revenu  annuel  de 
moins  de  100  francs,  2/i3  de  moins  de  500,  856  de  moins  de  1,00.Q, 
que  dans  3,798  autres  le  revenu  s'élevait  de  10,000  à  30,000  fr., 
enfin  que  dans  531  il  atteignait  de  30,000  à  100,000.  20  grandes 
villes  seulement,  sans  compter  Paris,  jouissaient  d'un  revenu  supé- 
rieur à  1  million.  Depuis  le  relevé  de  1868,  la  proportion  n'a  pas 
beaucoup  changé,  et  la  dernière  publication  sur  la  situation  finan- 
cière des  communes  donne  encore  527  communes  dont  les  recettes 
ordinaires  sont  inférieures  à  500  francs,  29,5/il,où  elles  varient  de 
1,000  à  10,000  fr.,  et  256,  où  elles  sont  supérieures  à  100,000  fc. 
Disons  aussi  que  73  communes  couvrent  toutes  leurs  dépenses 
avec  leurs  revenus  patrimoniaux  et  11,124  avec  leurs  revenus 
ordinaires;  comme  la  nature  même  des  revenus  rend  la  différence 
entre  les  communes  bien  plus  sensible,  il  serait  bon  de  mettre  en 
lumière  cette  dissemblance  si  elle  pouvait  être  saisie  facilement. 

(1)  Exposé  des  motifs  sur  le  projet  de  loi  d'organisation  cantonale,  présenté  par 
Mi  Goblet,  ministre  de  l'intérlear,  le  20  mai  1S82. 


^^Q  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Toutes  les  communes  prélèvent,  à  titre  de  ressources  ordinaires  : 
1°  —  5  centimes  imposés  chaque  année  par  la  loi  de  finances  sur  le 
total  des  contributions  directes,  c'est-à-dire  de  l'impôt  foncier,  des 
portes  et  fenêtres,  personnel  et  mobilier;  2"  —  8  centimes  sur  la 
contribuiioudes  patentes  :  or  l'importance  de  ces  deux  prélèvemens 
ne  varie  pas  seulement  selon  que  les  impôts  sont  plus  ou  moins  forts, 
c'est-à-dire  selon  que  les  contribuables  sont  plus  ou  moins  riches, 
mais  encore  selon  que  l'assiette  en  a  été  établie  avec  plus  ou  moins 
de  sévérité.  On  n'ignore  pas  que,  par  suite  de  l'inégalité  dans  la  con- 
fection du  cadastre,  l'impôt  foncier  s'élève  jusqu'à  21  centimes  par 
franc  du  revenu  ou  s'abaisse  à  3  centimes.  Depuis  bien  longtemps, 
il  a  été  question  de  la  péréquation  de  l'impôt,  mais  c'est  une  pro- 
messe restée  à  l'état  de  lettre  morte,  et  l'inégalité  subsistera  long- 
temps encore  et  rendra  la  charge  des  centimes  ajoutés  au  principal 
des  contributions  bien  plus  lourde  dans  certains  endroits  que  dans 
d'autres.  Quand  à  la  suite  de  ces  premiers  centimes  perçus  par  les 
communes,  nous  enverrons  d'autres  s'ajouter  en  plus  grand  nombre 
encore,  il  sera  bon  de  se  rappeler  les  inconvéniens  de  l'inégalité  des 
sacrifices  demandés  au  revenu  foncier  et  l'on  comprendra  qu'on  ait 
pu  soutenir  que  ce  revenu  était,  dans  certaines  localités,  presque 
entièrement  absorbé. 

Les  cinq  premiers  centimes  ordinaires  et  les  8  centimes  prélevés 
sur  le  principal  des  patentes ,  dont  la  loi  de  finances  mentionne 
chaque  année  la  perception,  ne  suffisent  pas  à  payer  en  effet,  dans 
toutes  les  communes,  les  dépenses  nécessaires,  et  il  en  est  d'obli- 
gatoires et  de  spéciales  auxquelles  il  faut  toujours  pourvoir.  Des 
centimes  additionnels  deviennent  alors  exigibles,  soit  du  gré  des 
conseils  municipaux,  soit,  s'ils  se  refusent  à  les  voter,  par  décision 
de  l'autorité  supérieure,  et  le  maximum  légal  en  est  fixé  à  20  cen- 
times, sur  lesquels  plusieurs  lois  successives  ont  déterminé  la  part 
spéciale  à  faire  à  l'instruction  primaire  et  aux  chemins  vicinaux. 

C'est  donc  aux  impôts  directs  que  les  communes  ont  en  premier 
lieu  recours;  dans  les  impôts  indirects,  elles  n'ont  qu'un  article  à 
leur  disposition  :  celui  des  octrois,  et  les  villes  seules  peuvent  les 
établir  en  raison  du  chiffre  de  la  population.  Le  nombre  des  octrois 
était  de  1.5Uen  1871,  de  1,5/ïO  en  1880.  Sur  le  chiffre  de  260  mil- 
lions fournis  par  l'octroi  (Paris  excepté),  les  communes  en  1880  ayant 
plus  de  100,000  francs  de  revenu  ont  perçu  97  millions.  Bagnères- 
de-Bigorre  et  Bagnères-de-Luchon  sont  les  seules  villes  de  cette 
catégorie  dépourvues  d'octrois. 

D'autres  taxes  procurent  aussi  aux  communes  d'abondantes  res- 
sources, les  halles,  les  marchés,  une  part  dans  les  permis  de  chasse, 
la  taxe  des  chiens,  des  voitures,  etc.  II  est  à  noter  que  18,000  com- 


LE    DÉFICIT    COMMUNAL.  61^7 

munes  en  1877  n'avaient  pas  encore  adopté  la  vente  des  conces- 
sions de  terrain  dans  les  cimetières.  Une  des  ressources  dont  s'in- 
quiètent le  plus  les  petites  localités  est  la  prestation  en  nature  pour 
renlretieu  et  l'ouverture  des  chemins  vicinaux.  Le  prix  auquel  on 
l'estime  varie  singulièrement,  et  ce  détail  a  son  importance,  puis- 
qu'on peut  la  racheter  en  argent.  La  rétribution  mensuelle  payée 
par  les  parens  pour  leurs  enfans  inscrits  à  l'école,  constituait  aussi 
un  revenu  important,  puisqu'il  atteignait  18  millions  1/2  au  mo- 
ment où,  par  suite  de  l'établissement  de  la  gratuité  de  l'enseigne- 
ment primaire,  la  loi  en  a  prononcé  la  suppression. 

Mentionnons  encore,  dans  les  revenus  communaux,  celui  des 
propriétés  foncières  et  du  domaine  forestier.  Entre  le  rapport  de 
M.  Durangel  et  celui  de  M.  de  Grisenoy,  les  bois  communaux  se 
sont  accrus  de  296,000  hectares,  dont  7/i,000  dans  les  landes  de 
Gascogne.  M.  l'ingénieur  Ghambrelent,  aujourd'hui  inspecteur-géné- 
ral des  ponts  et  chaussées,  est  l'auteur  du  défrichement  de  ces  landes 
et  de  leur  mise  en  valeur.  En  1872,  le  produit  des  biens  communaux 
montait  à  li9  millions  1/2,  et  à  56  1/2  en  1877;  il  est  destiné  à  s'ac- 
croître lorsque  les  bois,  dont  la  plantation  est  encore  récente,  seront 
en  plein  rapport. 

Les  recettes  extraordinaires  des  communes  sont  fournies  par  les 
centimes  extraordinaires,  les  surcharges  d'octroi,  les  revenus  excep- 
tionnels des  biens  communaux,  enfin  par  les  emprunts,  subven- 
tions et  toutes  autres  ressources  non  annuelles.  Excepté  en  ce  qui 
concerne  les  emprunts,  les  recettes  extraordinaires  sont  puisées  aux 
mêmes  sources  que  les  ressources  ordinaires,  et  comme  le  ser- 
vice de  l'intérêt  et  de  l'amoriissement  des  emprunts  est  couvert 
dans  presque  tous  les  cas  par  des  centimes  additionnels,  il  est  vrai 
de  dire  que  le  nombre  seul  des  centimes  communaux  établit 
presque  toute  la  différence  entre  les  recettes  ordinaires  et  extraor- 
dinaires, bien  que  la  vente  des  immeubles  et  les  surtaxes  d'octroi 
fournissent  aussi  leur  part  à  ces  dernières. 

En  face  des  recettes  se  groupent  les  dépenses,  dont  les  unes  sont 
aussi  dites  ordinaires  et  obligatoires,  les  autres  extraordinaires  ou 
facultatives  ;  mais,  de  même  que  pour  les  recettes,  le  caractère  de 
ces  deux  sortes  de  dépenses  n'est  pas  toujours  bien  tranché.  On 
comprend  en  général  dans  les  dépenses  ordinaires  les  frais  d'ad- 
ministration, ceux  de  la  perception  des  octrois  et  des  taxes,  la  police, 
les  cultes,  l'instruction  publique,  la  voirie,  les  secours  aux  établis- 
semens  de  bienfaisance;  mais,  tandis  que  dans  la  première  catégo- 
rie de  dépenses  figure  l'indemnité  de  logement  due  aux  ministres 
des  cultes,  c'est  dans  les  dépenses  extraordinaires  et  facultatives 
que  se  trouve  le  supplément  de  traitement  de  ces  mêmes  desser- 


Cl 8  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

vans,  ministres  et  pasteurs.  On  voit  aussi  le  salaire  du. garde  cham- 
pêtre faire  ro!)jet  d'un  prélèvement  sur  les  ressources  de  la  pres- 
tation et  pouvoir  être  imposé  d'office,  tandis  que  celui  du  cantonnier 
reste  facultatif.  Ne  serait-il  pas  encore  logique  de  comprendre  dans 
les  dépenses  obligatoires  l'amortissement  des  emprunts  au  lieu  de 
le  porter  comme  premier  article. des  dépenses  extraordinaires? 

Quoiqu'il  en  soit  d-eices  premières  indications,  nécessaires  pour 
spécifier  le  caractère  de  la  gestion  financière  des  communes  et  faire 
apprécier  les  sacrifices  demandés  aux  contribuables,  ce  qu'il  importe 
surtout  de  connaître,  c'«st  le  total  auquel  s'élèvent  ces  recettes  et 
ces  dépenses,  après  quoi  se  posera  la  question  encore  plus  grave 
de  savoir  si  ce  total  même  est  destiné  à  s'accroître,  et  si  la  marche 
aetuell'e  àes  idées  ne  t-end  pas  à  en  exagérer  le  poids  dans  une 
mesure  intolérable. 


in. 

Les  rapports  présentés  à  l'empereur  :snr  la  situation  des  com- 
munes en  1862  et  en  1868  offrent  les  points  de  comparaison  sui- 
vans  :  en  1862,  les  recettes  ordinaires  de  toutes  les  communes, 
Paris  excepté,  s'élevaient  à  296  millions  et  ,l€s  recettes  extraordi- 
naires à  1Û9,  contre  256  millions  de  dépenses  ordinaires  et. 193  xle 
dépenses  extraordinaires,  ensemble  Ulib  millions  de  recettes  et  hli9 
de  dépenses.  En  i868,  le  chiffre  des  recettes  ordinaires  monte  à 
335  millions,  soit  39  en  plus,  et  celui  des  recettes  extraordinaires 
à  iUi,  tandis  que  les  dépenses  ordinaires  restent  à  298  millions  et 
les  dépenses  extraordinaires  à  18/i  ;  il  y  a  hlQ  millions  ,de  recettes 
contre  482  de  dépenses.  L'accroissement  du  chiffre  du  principal 
des  contributions  directes,  qui  s'est  élevé  de  260  millions  en  1862 
à  275  eu  1868,  a  produit  naturellement  une  plus-value  parallèle 
dans  les  centimes  additionnels  perçus  par  les  communes.  De  leur 
côté,  les  octrois  ont  procuré  13  millions  de  plus.  Mais,  d'autre  part, 
le  passif  des  communes  s'était  beaucoup  aggravé  :  de  3/il  millions 
en  1862,  il  dépassait,  au  à®'' juillet  1869,  573  millions,  répartis  sur 
13,59A  communes  qui,  pour  les  solder,  avaient  dû  s'imposer  plus 
de  3,000  centimes  extraordinaires  leur  procurant  une  annuité  de 
8  millions  1/2  en  plus  d'un  prélèvement  de  25  millions  sur  leurs 
revenus  ordinaires.  A  côté  de  ce  passif,  celui  de  la  ville  de  Paris 
seule  montait  à  1,475  millions. 

Trois  ans  après,  M.  Durangel  accuse  pour  1871  un  ensemble  de 
675  millions  de  recettes  contre  577  de  dépenses.  Les  recettes  ordi- 
naires figurent  dans  ce  total  pour  313  million&,  iesTecettes  extraor- 


LE   DÉFICIT   COMMUNAL.  619 

dinaires  pour  226  et  les  excédons  libres  et  restes  à  recouvrer  pour 
135.  Il  n'avait  pas  été  tenu  compte  de  ce  dernier  article  dans  le 
dépouillement  de  1868;  c'est  ce  qui  explique  la  grosse  différence 
entre  les  totaux  dos  deux  exercices  et  rend  toute  ctmparaison  diffi- 
cile. En  ne  faisant  de  rapprochement  que  sur  un  point  spécial,  le 
produit  des  centimes  communaux,  on  trouve  qu'en  1871  celui  des 
centimes  ordinaires  est  de  6^  millions  et  celui  des  centimes  extrah 
ordinaires  de  37,  ensemble  101  millions.  Or  cette  somme  est  supé- 
rieure de  15  millions  aux  produits  de  1868,  qui  l'emportaient  eux- 
mêmes  de  20  millions  sur  ceux  de  1862  et,  si  l'on  remonte  plus 
haut,  de  70  millions  sur  1836.  En  trente-cinq  années,  les  ressources 
perçues  sur  l'impôt  direct  pour  le  service  communal  avaient  au 
moins  quintuplé.  On  se  plaii  généralement  à  dire  que  l'impôt  direct 
est  à  peu  près  immuable,  qu'il  n'est  qu'un  impôt  de  répartition; 
la  faculté  d'imposer  des  centimes  additionnels  en  nombre  presque 
illimité  démontre  singulièrement  la  fausseté  de  cette  théorie.  Dans- 
la  dernière  période  de  1868  à  1871,  le  principal  des  contributions 
directes  n'avait  presque  pas  varié  (261  et  265  millions)  et,  par 
conséquent,  le  produit  des  centimes  ordinaires  avait  dû  rester  sen- 
siblement le  même,  mais  il  avait  fallu,  à  l'occasion  de  la  guerre, 
demander  à  plus  de  communes  des  sacrifices  importans,  et  c'est 
ainsi  que  les  centimes  affectés  aux  dépenses  extraoï-dinaires  avaient 
procuré  33  millions  en  1871,  répartis  sur  21,341  communes  contre 
23  millions  en  1868  payés  par  13,A03  communes  imposées  extraor- 
dinairement  ;  dans  cette  même  année  néfaste,  les  impositions  extrar 
ordinaires  autorisées  atteignaient  le  chiffre  de   78  millions  1/2. 
C'est  à  93  millions  que  M.  Durangel  estime  les  dépenses  de  l'inva- 
sion à  la  charge  des  communes.  A  la;  fin  de  1871,  le  total  des 
emprunts  à  rembourser  s'élevait  en  capital  à  711  millions,,  déducr 
tion  faite  des  amortissemens  opérés,  et  les  intérêts  à  servir  jusqu'à 
leur  expiration  à  500  millions,  soit  ensemble  1,250  millions;  les 
dettes  autres  que  les  emprunts  formaient  encore'  une  somme  de 
150  millions  de  francs.  De  1862  à  1872,  les  communes  de  France, 
Paris  excepté,  avaieut  plus  que  doublé  leurs  emprunts,  330  millions 
contre  760  ;  aussi  M.  Durangel  estimait-il  que,  sans  être  périlleuse; 
cette  situation  appelait  la  sérieuse  attention  du  gouvernement  et 
recommandait-il  aux  municipalités  V ordre  et  l économie.  Deux  ans 
plus  tard,  ce  furent  encore  les  mêmes  conseils  que  l'honorable  M.  de 
Goulard  adressait  aux  préfets  par  une  circulaire  du  13  mars  1873. 
La  loi  de  finances  de  1878  avait  décidé  que  le  département  de 
l'intérieur  devrait  présenter  sur  la  situation  financière  des  com- 
munes un  rapport  analogue  à.  ceux  dont  nous  venons  de  parler, 
mais  ce  ne  fut  qu'en  1881  et  seulement  sur  les.  résultats  de  l'exer- 


620  RE/UE    DES    DEDX   MONDES. 

cice  1877  que  le  directeur  du  service  départemental  put  adresser 
au  ministre  le  dernier  document  qu'il  soit  utile  de  consulter,  puis- 
qu'à  l'exemple  de  ses  prédécesseurs,  il  s'efforça  de  montrer  à  côté 
des  chifïiTS  récapitulatifs  des  dépenses  et  des  recettes,  l'utilité  des 
unes,  l'emploi  des  autres,  de  présenter  en  un  mot  le  tableau  des 
améliorations  obtenues  et  de  comparer  la  nouvelle  période  avec 
les  précédentes.  Depuis  lors  rien  de  semblable  n'a  plus  été  fait.  Les 
publications  qui  ont  suivi  et  dont  la  dernière  se  rapporte  à  l'exer- 
cice IhSl  comprennent  des  tableaux  statistiques  pour  chaque  dépar- 
tement, mais  laissent  subsister  des  lacunes  (1)  et  l'ensemble  n'est 
présenté  nulle  part,  ce  qui  serait  l'essentiel,  et  ne  permet  d'opérer 
aucun  rapprochement  avec  les  années  antérieures  :  c'est  donc  au 
rapport  sur  l'exercice  de  1877,  qui  offre  pour  la  dernière  fois  des 
points  de  comparaison  intéressans  avec  le  passé,  qu'il  convient  de 
s'arrêter. 

De  675  millions  en  1871,  les  recettes  de  toute  nature  se  sont 
élevées  en  J877  à  922  millions,  avec  une  augmentation  de  2Zi7  mil- 
lions, dont  94  millions  dans  les  recettes  ordinaires,  62  dans  les  recettes 
extraordinaires  et  90  1/2  dans  les  excédons  ou  restes  à  recouvrer. 
Les  dépenses  ont  monté  de  577  à  713  millions,  soit  136  millions  en 
plus,  dont  78  pour  les  dépenses  ordinaires  et  le  même  chiffre  pour 
les  dépenses  extraordinaires.  Les  centimes  ordinaires  ont  produit 
77  millions  après  63  et  les  centimes  extraordinaires  38  après  33  mil- 
lions. II  faut  observer  que  l'instruction  primaire  était,  en  1871, 
dotée  de  3  centimes  additionnels  et  qu'en  1877  le  nombre  en  avait 
été  porté  à  h,  auxquels  s'ajoutaient  encore  les  h  centimes  spéciaux 
créés  par  la  loi  de  1867  pour  l'établissement  facultatif  de  l'ensei- 
gnement gratuit  :  le  quatrième  centime  ajouté  aux  trois  premiers  avait 
fourni  3  millions  déplus;  et  les  centimes  pour  la  gratuité  2  millions. 
Enfin,  comme  le  principal  des  contributions  directes  s'était  accru 
lui-même  de  29  millions,  entre  l'année  1871  et  l'année  1877,  la 
valeur  des  centimes  additionnels  avait  gagné  en  proportion.  Un 
tableau  dans  lequel  la  ville  de  Paris  est  comprise  montre  que  les 
quatre  contributions  directes  ont  fourni  à  l'état,  en  1871,  333  mil- 
lions et  aux  communes,  par  l'addition  des  centimes,  109  millions, 

(1)  M.  Camescasse,  dans  la  publication  sur  1881,  dit  que  c'est  la  quatrième  statis- 
tique annuelle  éditée  conformément  aUx  résolutions  de  1878.  Il  a  suivi  lea  modèles 
précédons  :  les  tableaux  concernant  chaque  département  sont  divisés  par  arrondisse- 
mens  et  par  cantons.  Ils  contiennent  les  noms  des  communes,  la  population,  la  super- 
ficie, le»  revenus  annuels  à  Vexception  des  centimes  additionnels,  des  prestations  et  de 
la  rétribution  scolaire,  enfin  le  nombre  des  centimes  et  dans  chaque  dé  artement  la 
valeur  du  renlime.  Mais  l'ensemble  n'est  indiqué  nulle  part,  le  travail  de  fa  récapitu- 
lation totale  reste  à  faire;  il  faudrait  l'extraire  de  la  loi  du  budg:et  général  ou  des 
arrêts  rendus  par  la  cour  des  comptes. 


LE   DÉFICIT    COMMUNAL.  621 

tandis  qu'en  1877  la  part  de  l'état  est  de  Û03  raillions  et  celle  des 
communes  de  151. 

Combien,  dans  ces  totaux,  diffèrent  en  étendue  les  sacrifices 
demandés  aux  contribuables,  dont  le  revenu  est  atteint  dans  des 
proportions  si  diverses  par  l'établissement  de  la  base  sur  laquelle 
l'impôt  direct  repose,  c'est  ce  qu'on  sait  trop  bien,  et  c'est  ce  qui 
faisait  dire  à  M.  de  Crisenoy  dans  le  rapport  même  sur  l'exercice 
de  1877  :  «  Lorsqu'on  entre  dans  les  détails  de  la  situation  finan- 
cière des  communes,  on  est  frappé  des  iiiConvéniens  que  pré- 
sente l'adoption  du  principal  des  contributions  directes,  tel  qu'il 
est  actuellement  établi  comme  base  des  ressources  normales  des 
communes.  Ce  système  rend  dans  bien  des  cas  toute  améliora- 
tion impossible,  parce  que  la  dépense  tomberait  à  la  charge  d'une 
matière  imposable  hors  d'état  de  la  supporter.  Avec  les  varia- 
tions de  l'impôt  foncier,  si  les  centimes  additionnels  viennent  le 
plus  souvent  le  doubler,  quelquefois  le  tripler,  l'imposition  peut 
atteindre  jusqu'à  hO  et  60  pour  100  du  revenu  et,  la  plus  petite 
augmentation  des  charges  devient  alors  matériellement  impos- 
sible.  » 

Pendant  la  même  période  de  1871  à  1877,  le  produit  des  octrois 
s'est  élevé  de  86  millions  à  l*2à  millions,  mais  à  la  première  de 
ces  deux  dates,  la  suppression  momentanée  de  la  perception  dans 
les  plus  grandes  villes  et  particulièrement  à  Lyon  en  avait  réduit 
de  beaucoup  l'importance;  en  prenant  pour  point  de  comparaison 
l'année  186S,  où  le  rendement  des  octrois  donnait  9li  millions, 
c'est  encore  une  progression  d'un  tiers  en  neuf  ans. 

Les  autres  taxes  municipales,  la  rétribution  scolaire,  les  pres- 
tations, présentent  toutes  des  augmentations;  les  concessions  de 
terrains  dans  les  cimetières  se  sont  multipliées.  La  rétribution  sco- 
laire, qui  produisait  plus  de  18  millions,  vient  d'être  supprimée,  les 
h  centimes  facultatifs  autorisés  par  la  loi  de  1867  ont  aussi  disparu, 
la  gratuité  de  l'enseignement  étant  devenue  obligatoire  :  h  centimes 
seulement  resteront  donc  à  la  disposition  des  budgets  communaux 
pour  satisfaire  aux  besoins  de  l'instruction  primaire  :  inutile  d'ajou- 
ter qu'ils  offriront  de  trop  modiques  ressources,  et  que  des  subven- 
tions de  l'état  deviendront  nécessaires.  En  traitant  plus  tard  cette 
question  spéciale,  nous  essaierons  de  montrer  les  éventualités  qu'il 
reste  à  prévoir. 

Les  revenus  des  biens  communaux  ont  obtenu  dans  la  même 
période  une  plus-value  de  près  de  7  millions,  mais  de  toutes  les 
sommes  mises  à  la  disposition  des  communes  pour  leurs  dépenses 
de  toute  nature,  c'est  encore  celle  obtenue  par  l'émission  des 
emprunts  qui  présente  les  plus  gros  chiffres,  le  total  s'élève   à 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

173  millions  contre-balancé  par  une  diminution  du  taux  de  l'intérêt  : 
ces  emprunts  contractés  pour  la  plupart  avec  le  Crédit  foncier  au 
taux  de  5  1/2  et  de  6  pour  100  ont  été  réduits  à  h  1/2.  Le  passif 
des  communes,  que  nous  avons  laissé  en  1871  à  710  millions,  en 
atteignait  757  en  mars  1878.  Si  l'on  ajoutait  à  tous  ces  chiffres  ceux 
qui  résumaient  en  1877  (rapport  de  M.  de  Grisenoy)  la  situation  de 
la  ville  de  Paris,  il  faudrait  aux  922  millions  de  recettes  de  toutes 
les  communes  de  France  joindre  217  millions  1/2  de  recettes  ordi- 
naires et  208  millions  1/2  de  recettes  extraordinaires  (y  compris  les 
excédens  antérieurs)  pour  notre  capitale  (1),  ce  qui  donnerait  un  total 
de  1,368  millions  de  recettes:  il  faudrait  aussi  accroître  le  passif 
entier  des  communes  montant  à  757  millions  au  31  mars  1878  du 
passif  de  la  ville  de  Paris  atteignant  à  la  même  date  le  chilïre  de 
1,988  millions  après  l'émission  successive  de  trois  emprunts  qui 
venaient  de  procurer  690  millions. 

Nous  devons,  en  nous  arrêtant  à  cette  année  1878,  répéter  encore 
combien  il  eût  été  désirable  de  pouvoir  poursuivre  notre  comparai- 
son jusqu'à  l'année  actuelle,  et  nous  servir  à  cet  effet  des  statistiques 
subséquentes  publiées  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur.  La  dernière 
ne  donne  plus  comme  total  des  ressources  communales  qu'un  chiffre 
de  liZ7  millions,  mais  nous  avons  déjà  dit  qu'il  ne  comprend  ni  les 
centimes  additionnels,  ni  la  prestation,  etc.  Que  si  l'on  trouve  dans  la 
loi  de  finances  pour  le  budget  général  une  somme  de  151  millions 
comme  produit  des  centimes  communaux,  on  fait  encore  la  réserve 
que  les  8  centimes  à  prélever  sur  l'impôt  des  patentes  au  profit  des 
communes  en  ont  été  déduits  :  le  résultat  des  emprunts  nouveaux 
n'est  enfin  indiqué  nulle  part.  On  peut  seulement  faire  ressortir 
comme  indiquant  le  mouvement  ascensionnel  des  impositions  comi- 
munales  le  classement  des  localités  d'après  le  nombre  de  leurs  cen- 
times additionnels.  En  1880,  on  comptait  b,bliO  communes  impo- 
sées de  moins  de  15  centimes,  on  n'en  trouve  plus  que  5,103  en 
1882.  Le  nombre  des  communes  grevées  de  15  à  30  centimes  s'est 
élevé  de  8,25Zi  à  8,391,  celui  des  communes  supportant  de  31  à 

50  centimes  de  9, 77 A  à  9,791,  celui  des  communes  qui  paient  de 

51  à  100  centimes  de  9,^13  à  9,5/i8,  enfin  le  nombre  des  com- 
munes qui  imposent  aux  contribuables  une  charge  supérieure  à 
100  centimes,  c'est-à-dire  où  l'impôt  direct  est  presque  doublé, 
a  monté  de  3,09^  à  3,2Zi8. 

Ne  ressort-il  pas  de  tous  ces  rapprochemens  que  les  charges  des 

(1)  Les  dépenses  de  la  ville  de  Paris,  en  cette  même  année,  ne  se  chiffrant  qu'à 
199  millions  pour  les  dépenses  ordinaires  et  à  88  millions  pour  les  dépenses  extraordi- 
naires, laissaient  un  excédent  de  138  millions  à  reporter  aux  exercices  suivans  et  des- 
tinés à  doter  les  grands  travaux  en  cours  d'exécution. 


LE    DÉFICIT    COMMUNAL.  623 

contribuables  s'augmentent  d'année  en  année,  et  le  chiffre  des  bud- 
gets communaux  ajouté  aux  chifires  du  budget  de  l'état  ne  mérite- 
t-il  pas  d'être  mis  en  lumière  et  ne  "porte-t-il  pas  un  enseignement 
utile  sur  la  situation  financière  du  pays,  et,  par  suite,  sur  le  régime 
politique  qu'il  réclame  ? 


,111. 

L'équité  veut  qu'en  regard  des  recettes  procurées  par  les  sacri- 
fices imposés  aux  contribuables,  nous  signalions  les  améliorations 
obtenues  et  les  progrès  réalisés.  Le  rapport  déjà  cité  de  M.  de  Gri- 
senoy,  publié  aux  premiers  jours  de  1881,  sur  l'exercice  1877,  rend 
cette  tâche  assurément  facile,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  résul- 
tats matériels  et  visibles  :  n'oublions  pas  non  plus  de  rappeler  que 
le  travail  d'un  de  ses  prédécesseurs  les  plus  recommandables, 
M.  Durangel,. avait  mis  en  , lumière  toutes  les  dépenses  faites  par 
les  communes  au  moment  de  la  guerre  et  de  l'invasion.  Du  rapport 
de  1880  il  résulte  qu'en  cinq  années,  de  1872  à  1877  inclusive- 
ment, les  communes  avaient  dépensé  en  travaux  d'utilité  publique 
451  millions  environ  ;  soit  16  millions  pour  les  mairies,  73  pour  les 
églises  et  presbytères,  82  pour  les  écoles,  99  pour  les  égouts,  eaux, 
gaz,  etc.,  109  pour  la  voirie  vicinale  et  70  pour  d'autres  travaux. 
Les  petites  localités  avaient  fait  preuve  d'initiative  comme  les 
grandes,  puisque  le  chiffre  des  travaux  exécutés  dans  les  communes 
ayant  moins  de  100,000  francs  de  revenus  atteignait  presque 
170  millions. 

Depuis  1878,  les  communes  sont, entrées  dans  une  période  encore 
plus  grande  d'activité,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  constructions 
d'écoles,  les  travaux  d'assainissement  et  de  voirie  :  dès  à  présent, 
il  est  bon  de  relater  qu'en  1877,  2,l/i6  communes  se  trouvaient 
pourvues  de  distributions  d'eaux  :  la  longueur  totale  des  égouts 
souterrains  était  de  2,287  kilomètres,  appartenant  à  153  villes  : 
2,505  possédaient  un  éclairage  public;  dans  726,  l'éclairage  avait 
lieu  au  gaz.  A  côté  de  ces  travaux  qui  intéressent  spécialement  les 
communes,  il  faut  citer  les  travaux  de  casernement,  dont  la  part 
payée  par  les  municipalités  sous  forme  de  subsides  ou  d'avances 
atteignait  80  millions.  Mais  plus  encore  que  dans  les  dépenses  d'in- 
térêt matériel  proprement  dit,  c'était  dans  celles  d'un  ordre  plus 
élevé  qu'apparaissaient  les  larges  augmentations;  pour  l'instruction 
primaire  (Paris  excepté),  la  dépense  s'était  élevée  de  AO  millions 
en  1868  à  76  millions  en  1877,  et,  d'autre  part,  les  subventions  aux 
hospices  et  aux  bureaux  de  bienfaisance,  qui  ne  sont  pas  obliga- 


g2Û  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

loires,  dépassaient  19  millions,  représentant  8  1/2  pour  100  des 
recettes  totales  de  ces  établissemens. 

Après  avoir  relevé  ces  chiflres  satisfaisans ,  l'auteur  du  rap- 
port ajoutait  que  les  futures  statistiques  présenteraient  un  notable 
accroissement  des  dépenses  et  des  recettes  communales ,  mais 
qu'il  importait  surtout  d'examiner  l'emploi  qui  en  aurait  été  fait. 
«  Le  travail  et  le  progrès,  disait-il,  sont  la  loi  de  l'humanité,  et 
ron  ne  saurait  interdire  aux  villes  d'assainir  leurs  quartiers  infects, 
d'établir  des  égouts,  du  gaz,  d'amener  de  l'eau,  de  construire 
assez  d'écoles  pour  contenir  tous  les  enfans  :  c'est  une  question 
de  mesure.  »  La  mesure  a-t-elle  été  observée  ?  Nous  avons  déjà 
dit  que  nous  ne  pouvions  dégager  des  dernières  statistiques  faites, 
ni  des  documens  publiés,  le  chiffre  entier  des  dépenses  commu- 
nales, et  par  conséquent  établir  entre  les  résultats  acquis  et  ceux 
qu'il  reste  à  obtenir  une  proportion  rassurante  ou  non  pour  l'ave- 
nir :  mais,  a  priori,  en  faisant  ressortir  sur  quelques  points  seule- 
ment les  dispositions  des  masses,  leurs  besoins,  les  engagemens 
du  pouvoir,  les  entraînemens  de  passions  sans  cesse  aiguisées,  il 
sera  facile  de  prévoir  les  augmentations  certaines  de  dépenses  dont 
l'excès  peut  devenir  un  péril. 

Trois  dépenses  doivent  surtout  fixer  l'attention  :  celles  qui  ont 
pour  objet  ce  qu'on  peut  appeler  l'hygiène  pubHque,  celles  qui  se 
rapportent  à  l'instruction ,  enfin  celles  qui  visent  l'assistance  que 
chaque  agglomération  d'hommes  s'efforce  de  procurer  aux  malheu- 
reux de  toute  espèce.  A  coup  sûr,  les  frais  d'administration  propre- 
ment dite,  le  salaire  des  employés,  le  service  de  la  vicinalité,  quel- 
ques dépenses  du  culte  laissées  encore  à  la  charge  des  communes, 
ne  devraient  pas  rester  en  dehors  de  notre  examen  :  pour  les  pre- 
mières, notamment,  il  est  hors  de  doute  qu'elles  augmentent  et  aug- 
menteront toujours.  Le  service  des  bureaux  de  mairie,  le  traitement 
des  secrétaires,  ont  plus  que  doublé  dans  ces  dernières  années,  et 
l'on  n'est  pas  arrivé  au  terme  :  or  ces  dépenses  sont  au  premier 
rang  de  celles  que  paient  les  centimes  ordinaires,  de  même  que  les 
irais  d'entretien  des  chemins  vicinaux.  Mais,  à  moins  d'en  venir  à  la 
rétribution,  si  ardemment  sollicitée,  des  maires  et  des  conseillers 
municipaux,  cette  première  catégorie  ne  dépasserait  pas  certaines 
limites  et  l'opinion  du  plus  grand  nombre  ne  pousse  pas  encore  aux 
excès  en  ce  genre.  11  n'en  est  pas  de  même  pour  ce  qui  concerne 
l'assainissement  des  communes,  la  distribution  des  eaux  et  l'éclai- 
rage :  de  ce  côté,  la  progression  est  indéfinie,  et  les  chiffres  cités 
plus  haut  prouvent  ce  qu'il  faut  encore  s'imposer  de  sacrifices  dans 
un  temps  relativement  court  si  l'on  veut  répondre  aux  vœux  des 
populations. 


LE   DÉFICIT   COMMUNAL.  625 

Depuis  la  publication  du  rapport  sur  l'exercice  1877,  il  n'est  pas 
douteux  que  la  distribution  d'eaux,  la  construction  d'égouts,  l'éclai- 
rage des  villes,  n'aient  fait  de  grands  progrès.  Lorsque,  dans  la  période 
de  1870  à  1877,  262  communes  avaient  ajouté  /iOA,000  mètres  cubes 
d'eaux  aux  distributions  antérieures,  dont  90,000  pour  Paris,  lorsque 
343  kilomètres  d'égouts  nouveaux  avaient  été  creusés  dans  ce  même 
laps  de  temps,  il  demeure  évident  que,  quels  que  soient  les  nouveaux 
efforts  faits  depuis  cette  dernière  date,  de  bien  grands  besoins  sont 
encore  à  satisfaire.  L'éclairage  public,  dans  cette  avant-dernière 
période,  s'était  aussi  accru  d'un  sixième.  Quoiqu'il  en  soit  de  l'aug- 
mentation dont  les  quatre  dernières  années  aient  pu  profiter,  d'autres 
progrès  deviennent  nécessaires.  Sans  parler  du  chemin  de  fer  métro- 
politain de  la  ville  de  Paris,  toujours  en  projet,  ni  de  l'écoulement 
de  ses  eaux  vannes  dans  la  forêt  de  Saint-Germain,  que  la  plus  stricte 
équité  condamne,  ni  du  creusement  d'un  canal  spécial  se  continuant 
jusqu'à  la  mer,  non  plus  que  des  travaux  d'égouts  et  de  distribution 
d'eaux  à  aller  prendre  jusqu'à  la  Loire ,  toutes  entreprises  gigan- 
tesques, pour  lesquelles  notre  capitale  aurait  à  contracter  un  emprunt 
de  plusieurs  centaines  de  millions,  quelle  ville  jouissant  d'un  revenu 
suffisant,  quelle  simple  commune  même,  placée  dans  une  certaine 
sphère  d'activité,  ne  réclame  le  moyen,  le  pouvoir  de  s'éclairer, 
de  s'assainir,  de  s'arroser?  Qui  de  nous  ne  peut  témoigner  de 
l'immensité  de  l'œuvre  à  accomplir  ?  Aux  portes  de  la  capitale 
même,  le  chef-Heu  d'un  grand  département,  la  ville  historique  par 
excellence,  Versailles,  ne  reçoit  que  des  eaux  insalubres,  lorsqu'à 
côté  d'elle  la  Compagnie  générale  des  eaux  de  la  ville  de  Paris  dis- 
tribue l'eau  de  la  Seine  prise  avant  Paris,  par  conséquent  potable 
et  claire.  Pourquoi  donc  cette  même  grande  ville,  qui  contracte  des 
emprunts  pour  étendre  l'hôtel  de  la  mairie  et  dépense  une  forte 
somme  afin  d'établir  un  tir  national,  n'emprunte-t-elle  pas  aussi  la 
somme  nécessaire  à  la  distribution  d'eaux  salubres?  Il  faudra  pour- 
tant bien  s'y  résoudre,  comme  il  faudra  partout  désinfecter  et 
éclairer. 

Depuis  nombre  d'années,  et  grâce  à  un  effort  immense,  les  che- 
mins vicinaux  réunissent  toutes  les  localités  grandes  et  petites  : 
mais  ce  mode  de  viabilité  ne  suffit  pas  aujourd'hui,  on  rêve  partout 
des  rapprochemens  rapides  au  moyen  des  voies  de  fer,  des  chemins 
sur  routes,  des  tramways  :  et  surtout  on  veut  chez  soi,  dans  l'intérieur 
de  sa  propre  commune,  avoir  de  la  lumière,  de  l'eau  et  des  égouts. 
Nous  ne  sommes  pas  suspects,  à  coup  sûr,  d'avoir  médit  de  l'emploi 
des  capitaux  français  à  l'étranger,  et,  dans  nos  recherches  antérieures 
sur  la  propaj^ation  des  instrumens  du  progrès  matériel,  d'avoir  affirmé 
que  notre  pays  devait  se  renfermer  en  ses  limites  naturelles  :  cepen- 

TOME  LIV.  —  1882.  40 


(526  REVUE   DES  DEUX   MONDES, 

dant  si  nous  mesurons  la  tâche  que  notre  industrie  serait  en  mesure 
de  remplir  en  France  pour  améliorer  sur  tant  de  points  l'existence 
de  nos  concitoyens,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  regretter 
que  les  préoccupations  des  honames  aptes  à  ces  entreprises  ne  se 
soient  pas  portées  exclusivement  sur  les  travaux  hygiéniques  dont 
nous  venons  de  parler  et  qu'une  part  importante  du  capital  français 
n'y  ait  pas  trouvé  son  principal  emploi.  Que  dirait-on  de  nous  si 
nous  avions  aidé  à  la  construction  du  réseau  des  chemins  de  fer 
européens  avant  d'assurer  l'achèvement  du  nôtre?  N'aurions-nous 
donc  pas  opéré. aussi  sagement, en  éclairant  et  en  assainissant  toutes 
nos  villes,  qu'en  portant  notre  argent  en  Espagne,  en  Italie,  voire 
même  en  Egypte? 

Jl  n'est  pas  nécessaire  de  s'étendre  davantage  sur  ce  premier 
objet  de  l'accroissement  des  dépenses  municipales  :  nul  ne  s'y  oppo- 
sera; tout  au  contraire,  elles  serviront  à  accroître  la  popularité  de 
quiconque  s'en  fera  le  défenseur  dans  une  intention  plus  ou  moins 
intéressée;  elles  ne  peuvent  en  outre  donner  lieu  à  aucune  méprise, 
à  aucune  équivoque  ;  à  tous  les  points  de  vue ,  sauf  à  celui  de  la 
mesure  toujours  indispensable  à  garder,  elles  méritent  d'être  encou- 
ragées. 

En  est-il  de  même  des  deux  autres  natures  de  dépenses  sur  les- 
quelles nous  voulons  arrêter  un  moment  l'attention  du  lecteur,  celles 
de  l'instruction  et  de  l'assistance?  Les  dépenses  de  l'instruction  pri- 
maire sont  depuis  longtemps  obligatoires  :  en  cas  d'insuffisance  des 
revenus  ordinaires  (ce  qui  est  le  cas  presque  général),  il  est  pourvu 
aux  dépenses  de  l'instruction  primaire  par  une  addition  de  cen- 
times spéciaux,  votée  par  le  conseil  municipal  ou,  à  son  défaut,  d'of- 
fice, .et  cette  imposition,  comprise  dans  la  loi  générale  de  finances 
annuelles  (loi  du  15  mars  1850),  est  de  3  centimes  portés  plus  tard  à 
h.  La  loi  du  10  avril  1867  avait  autorisé  les  communes  à  voter  une 
imposition  extraordinaire  xie  h  centimes  pour  établir  la  gratuité. 
Enfin,  jusqu'à  l'année  1881,  les  dépenses  de  l'instruction  primaire 
étaient  en  partie  couvertes  par  la  rétribution  scolaire  que  les  parens 
des  élèves  fréquentant  les  écoles  versaient  eux-mêmes  dans  la  caisse 
municipale.  Le  rapport  de  l'exercice  1877 porte  les  dépenses  de  l'in- 
struction primaire  (Paris  non  compris)  à  76  miUions  :  elles  n'étaient 
que  de  Ù9  en  1868.  Les  3  centimes  spéciaux  avaient  fourni  10  .mil- 
lions 1/2  ;  les  h  centimes  de  la  gratuité,  à  peine  établis  en  1868, 
ajoutaient,  en  1870,  une  plus-value  de  2  millions  1/2;  la  rétri- 
bution scolaire  procurait  un  revenu  de  plus  de  18  niillions  :  le 
SU)  plus  des  dépenses  était  couvert  par  les  revenus  orriinaires  des 
communes  et  les  subventions  des  départemens  et  de  l'état. 

Nous  ne  parlons  pas  ici  d'autres  dépenses  relatives  à  l'instruc- 
tion supérieure  ou  secondaire,  auxquelles  les  communes  participent 


LE  DÉFICIT   COMMUNAL.  627 

volontairement  par  la  prise  de  bourses,  l'ouverture  de  bibliothè- 
ques, etc.  En  restant  sur  le  terrain  seul  de  l'instruction  primaire, 
il  importe  de  remarquer  les  changemens'  considérables  apportés 
dans  la  situation  actuelle  par  la  loi  relative  à  la  gratuité  et  à  l'obli- 
gation de  l'enseignement  primaire.  Les  h  centimes  facultatifs  qui 
permettaient  l'établissement  d'écoles  gratuites  dans  certaines  loca- 
lités ont  été  supprimées,  et  la  rétribution  scolaire  a  dû  également 
disparaître. 

Serait-ce  donc  que  le  budget  communal  va  être  délivré  partout 
d'une  charge  dont  le  poids  avait  sa  gravité?  Mais  la  loi  nouvelle  ne 
diminue  pas  le  coût  de  l'instruction  primaire,  loin  de  là,  et  l'obli- 
gation de  l'enseignement  laïque  l'augmente  beaucoup,  au  contraire, 
en  enlevant  aux  congrégations  religieuses  l'tnseignement  qu'elles 
procuraient  à  très  bas  prix,  pour  le  donner  à  des  instituteurs  et  à 
des  institutrices  dont  le  traitement  veut  être  bien  plus  élevé.  Qui 
fera  les  frais  de  cette  économie  procurée  aux  communes?  L'état.  Il 
s'est  engagé  à  subvenir  au  déficit  résultant  du  nouvel  ordre  de 
choses,  et,  cette  année,  il  lui  en  coûte  déjà  plus  de  30  millions (1). 
Mais  il  ne  s'agit  pas  uniquement  de  payer  les  maîtres.  Puisque  l'en- 
seignement est  obligatoire,  il  faut  le  mettre  à  portée  de  tous  et  bâtir 
le  nombre  d'écoles  indispensable  :  les  départemens  et  l'état  aideront 
les  communes ,  mais  celles-ci  devront  s'aider  aussi  elles-mêmes 
et  s'endetter  ;  de  là  la  construction  de  ce  qu'on  nomme  les 
groupes  scolaires  et  la  constitution  de  la  caisse  spéciale  des  écoles 
fondée  sous  le  patronage  direct  de  l'état.  Dans  son  rapport  sur 
le  budget  de  1883 ,  M.  Ribot  porte  le  capital  de  cette  caisse  à 
392  millions  ;  M.  Ferry  estimait  qu'il  faudrait  en  quelques  années 
élever  les  dépenses  à  1  milliard.  Il  résulte  d'une  enquête  ordonnée 
par  le  ministre  de  l'instruction  publique  que,  dans  cinquante-six 
départemens,  hSO  millions  seront  nécessaires  pour  construire  et 
aménager  les  maisons  d'écoles,  que  la  caisse,  dont  la  dotation  est 
presque  épuisée,  réclame  un  nouveau  fonds  de  120  millions  et  que 
les  dépenses  à  faire  s'élèvent  encore  à  700  millions.  Yoilà  donc  les 
communes  contraintes  de  pourvoir  par  des  emprunts,  c'est-à-dire 
par  la  perception  de  centimes  additionnels,  à  ces  constructions  obli- 
gatoires, dont  le  modèle  généralement  adopté  affecte  des  propor- 
tions d'un  luxe  le  plus  souvent  inutile,  et  si,  d'un  côté,  on  a 
soulagé  leur  budget,  d'un  autre  on  le  rend  plus  lourd;  mais,  à  part 
ces  dépenses  qui,  une  fois  faites,  ne  se  renouvelleront  plus,  com- 
mentne  pas  croire  que  le  paiement  de  la,  gratuité,  facultatif  d'abord 


(1)  M.  Ribot,  dans  son  rapport  sur  le  budget  de  1883,  signale  spécialement  une 
demande  tardive  de  19  millions  pour  compléter  le  traitement  des  instituteurs  pri- 
maires. 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  payé  par  les  communes,  ne  sera  pas  rétabli  directement  comme 
devenu  obligatoire  et  ne  retombera  pas  à  la  charge  des  localités 
elles-mêmes,  soit  que  le  budget  général  de  l'état  ou  les  budgets 
départementaux,  et  surtout  les  budgets  cantonaux,  si  le  projet  dû 
à  l'initiative  de  M.  Goblet  sur  l'organisation  cantonale  était  adopté, 
en  fassent  un  article  de  répartition  spéciale  à  réclamer  dans  toutes 
les  localités  pourvues  d'écoles  et  de  maîtres?  Il  ne  nous  semble  pas 
qu'on  puisse  concevoir  le  moindre  doute  à  cet  égard,  ni  sup- 
poser qu'on  y  puisse  autrement  pourvoir  que  par  une  imposition 
de  centimes  additionnels  au  principal  des  contributions  directes. 
Ce  ne  serait,  en  effet,  ni  aux  contributions  indirectes  ni  aux  taxes 
d'octroi,  dont  on  réclame  partout  l'abaissement,  qu'il  y  aurait  lieu 
de  s'adresser,  mais,  une  simple  indication  dans  la  loi  du  budget, 
permettant  de  porter  à  plus  de  20  centimes  le  maximum  des  centimes 
additionnels  ordinaires,  donnerait  toute  facilité  pour  réaliser  la  me- 
sure dont  il  s'agit. 

Le  troisième  point  que  nous  voulions  traiter  est  celui  des  dépenses 
nécessitées  par  l'assistance  publique.  L'assistance  communale  s'éta- 
blit par  l'installation  des  bureaux  de  bienfaisance,  la  création  d'hô- 
pitaux ou  d'hospices  ou,  à  défaut  d'établissemens  communaux, 
l'entrée  réservée  dans  les  hôpitaux  ou  hospices  départementaux 
moyennant  une  rétribution  payée  par  le  budget  municipal  :  ce  der- 
nier cas  est  celui  de  la  plupart  des  communes  en  France,  à  qui 
leurs  ressources  ne  permettent  pas  de  posséder  réellement  des  asiles 
leur  appartenant.  Le  traitement  des  aliénés  et  une  part  de  la  dépense 
des  enfans  assistés  constituent  seuls  une  charge  obligatoire  :  chaque 
département  est  tenu  d'avoir  un  établissement  public  destiné  à 
recevoir  des  aliénés,  ou  de  traiter  à  cet  effet  avec  un  établissement 
public  ou  privé,  et  les  communes,  qui  ne  sont  pas  obligées  d'en- 
voyer les  malades  à  un  hôpital,  sont,  au  contraire,  contraintes  de 
payer  le  traitement  d'un  aliéné. 

Si  les  hôpitaux  ou  hospices  n'existent  que  dans  un  petit  nombre 
de  communes,  il  n'en  est  pas  de  même  des  bureaux  de  bienfaisance, 
pour  lesquels  cependant  ne  sont  point  réservées  dans  les  budgets 
municipaux  des  ressources  spéciales  et  ne  se  prélève  aucun  cen- 
time ordinaire  ou  extraordinaire.  La  création  d'un  bureau  de  bien- 
faisance est  autorisée  par  les  préfets  sur  l'avis  des  conseils  munici- 
paux, mais  doit,  au  préalable,  être  accompagnée  d'une  dotation  d'au 
moins  50  francs  de  rente,  soit  en  immeubles,  soit  en  rentes  sur  l'état, 
à  laquelle  viennent  s'ajouter  les  subventions  que  les  conseils  munici- 
paux peuvent  voter  et  les  recettes  légalement  accordées  aux  pauvres, 
telles  que  le  tiers  du  produit  des  concessions  de  terrains  dans  les 
cimetières,  là  où  le  droit  de  concession  est  établi,  et  le  droit  perçu 
en  faveur  des  indigens  à  l'entrée  des  spectacles. 


LE    DÉFICIT    COMMUNAL.  629 

La  situation  financière  des  communes,  en  1878,  donnait  pour 
tous  les  bureaux  de  bienfaisance  une  somme  d'environ  25  mil- 
lions 1/2.  Le  rapport  de  M.  Durangel,  en  1871,  ne  portait  qu'un  total 
de  17  raillions  1/2.  En  1881,  le  chiffre  dépasse  31  raillions.  Pour  une 
période  de  dix  années,  la  progression  est  très  importante.  S'accen- 
tuera-t-elle  encore?  Il  faut  s'y  attendre  et  prévoir  pour  les  budgets 
coramunaux  une  charge  qu'il  est  bien  difficile  d'évaluer,  puisque 
aux  sacrifices  directs  des  localités  sous  leur  forme  actuelle  devront 
s'ajouter  tous  ceux  que  la  transformation  du  mode  d'assistance  ne 
manquera  pas  de  leur  imposer  dans  un  court  délai.  La  charité  privée 
vient  aujourd'hui  grandement  en  aide  à  l'assistance  publique  :  mais 
en  sera-t-il  de  même  lorsque  de  sérieuses  entraves  seront  appor- 
tées, comme  tout  le  fait  prévoir,  à  l'exercice  de  la  preraière,  et  la 
seconde  ne  devra-t-elle  pas,  coûte  que  coûte,  corabler  le  déficit? 
Nous  n'avons  pas  l'intention  d'aborder  à  fond  ces  graves  questions 
des  nouveaux  systèmes  d'instruction  et  d'assistance  que  l'on  pré- 
tend imposer  à  notre  pays  ;  nous  ne  pouvons  cependant  nous  empê- 
cher d'en  faire  ressortir  les  périls,  au  moins  en  ce  qui  concerne  la 
situation  financière  des  communes. 


IV. 

Le  but  avoué  que  poursuivent  les  amis  du  progrès  aujourd'hui 
est  de  faire  disparaître  de  l'instruction  et  de  l'assistance  l'in- 
fluence religieuse.  Fermer  les  établisseraens  scolaires  et  hospitaliers 
au^  homraes  et  aux  femmes  qui  portent  l'habit  ecclésiastique, 
repousser  des  bureaux  de  bienfaisance  les  menibres  du  clergé,  laï- 
ciser, comme  on  dit,  l'enseignement  et  la  charité  dans  le  domaine 
public,  d'un  autre  côlé  entraver  autant  que  possible  le  fonctionne- 
ment des  établissemens  privés,  tel  est  le  double  projet  auquel  se 
dévouent  avec  une  obstination  invincible  les  prétendus  apôtres  du 
droit  moderne  et  les  serviteurs  de  la  démocratie.  Si  le  premier  est 
insensé,  le  second,  ne  craignons  pas  de  le  dire,  est  absolument  cri- 
minel. Mettre  Dieu  hors  de  l'école,  c'est  vouloir  tarir  les  sources  de  la 
morale  et  du  bien  ;  heureusement,  c'est  tenter  une  œuvre  vaine,  car  à 
côté  de  l'école  subsistera  la  famille  où  prévaudront  les  sentimens  reli- 
gieux et  où  les  enfans  puiseront  les  saines  notions  que  l'enseignement 
public  ne  leur  donnera  plus;  mais  porter  atteinte  à  l'exercice  de  la 
charité  privée ,  l'enlever  aux  mains  qui  seules  peuvent  s'y  consa- 
crer, et  sous  prétexte  que  l'état  a  le  droit  et  le  devoir  de  soulager 
les  misères  humaines,  essayer  de  réserver  le  rôle  de  distributeurs 
d'aumônes  aux  agens  du  gouvernement  pour  qu'ils  y  conquièrent 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

une  certaine  popularité,  c'est  risquer  d'affaiblir  l'importance  des 
dons  et  des  offrandes,  c'est  commettre  un  crime  de  lèse-humanité. 
Quoi  qu'on  fasse,  les  efforts  de  la  charité  publique  ne  seront  jamais 
à  la  hauteur  de  ceux  de  la  charité  privée,  et  sans  vouloir  médire  des 
onctionnaires  civils  chargés  de  pourvoir  aux  soins  de  la  première, 
c'est  par  des  mains  plus  dignes  que  se  répand  la  seconde. 

Il  y  a  des  esprits  convaincus  que  l'enseignement  primaire,  même 
celui  des  filleS',  peut  être  aussi  bien  donné  par  des  laïques  que  par 
des  rehgieux;  mais  on  ne  trouve  personne  pour  soutenir  que  la 
garde  des  malades,  l'assistance  aux  enfans,  aux  vieillards^  aux 
infirmes,  la  distribution  des  secours  aux  indigens,  ne  soient  pas  le  lot 
exclusif  de  ceux  et  de  celles  qui  ont  avant  tout  fait  vœu  d'abnégai- 
tion  et  de  pauvreté.  On  rencontre  souvent  des  misérables  à  qui 
l'aumône  distribuée  par  le  riche  et  l'heureux  du  monde  n'arrache 
qu'une'  expression  d'envie,  ou  du  moins  une  parole  d'indifférence 
et  de  dédain  ;  mais»  quand  la  main  qui  s'ouvre  pour  eux  est  celle, 
par  exemple,  d'une  sainte  femme  à  qui  les  joies  du  monde  sont 
refusées,  s'il  n'y  a  pas  de  reconnaissance  chez  celui  qui  reçoit,  il  n'y 
a  pas  de  haine,  le  don  lui  paraît  naturel  et  conforme  à  la  qualité  du 
donateur.  Ajoutons  que  pour  la  création  et  le  fonctionnement  de 
tous  les  élablissemens  dus  à  la  charité  privée,  la  première  condition 
réclamée  par  leurs  fondateurs  est  précisément  l'alliance  de  la  reli- 
gion et  de  la  charité,  et  l'exercice  de  celle-ci  par  les  représentans 
d'intérêts  supérieurs  aux  intérêts  du  monde.  Les  bienfaiteurs  sans 
nombre,  dont  les  libéralités  ne  s'épuisent  jamais,  ne  se  croient  pas, 
le  plus  souvent,  dignes  d'accomplir  eux-mêmes  le  devoir  de  la  cha;- 
rité,  mais  ils  n'en  confieraient  le  soin  qu'à  ceux  pour  le&quelsi le 
premier  acte  a  été  de  se  sacrifier  eux-mêmes. 

Jamais  la  statistique  n'a  été  en>  mesui'e  de  récapituler  tout  ce  que 
la  bienfaisance  privée  distribue  annuellement  à  nos  pauvres  et  à 
nos  infirmes  :  le  budget  général  de  l'état  ne  contient  pas  non  plus 
un  renseignement  spécial  qui  permette  d&  chiffrer  les  dépenses  à 
sa  charge  et  à  celle  des  départemens  en  ce  qui  concerne  l'assis- 
tance. Nous  avons  cité  plus  haut  la  somme  totale  des  dépenses  com- 
munales relatives  aux  bureaux  de  bienfaisance  :  bien  qu'elle  s'ac- 
croisse d'année  en  année,  elle  ne  paraîtra  pas  bien  élevée  encore,  et 
certainement,  si  les  efforts  de  ceux  qui  veulent  laïciser  la  charité 
étaient  couronnés  de  succès,  on  ne  manquerait  pas  de  réclamer 
pour  les  bureaux  de  bienfaisance  et  les  subventions  aux  hospices 
des  ressources  nouvelles  et  plus  importantes.  Où  les  prendrait-on  ? 
Ge  qui  est  facultatif  aujourd'hui  ne  manquerait  pas  de  devenir  obli- 
gatoire, et  alors  que  l'ensemble  des  libéralités  charitables  se  serait 
fort  amoindri,  les  dépenses  communales  s'accroîtraient  démesuré- 


LE   DÉFICIT   COMMUNAL.  631* 

ment,  en  même  temps  qu'une  nouvelle  cause  de  désunion  et  des 
germes  de  discorde  sociale  auraient  encore  porté  le  .trouble  dans 
notre  pays  déjà  si  cruellement  éprouvé. 

Revenons  à  nos  chiffres.  Le  budget  général  de  l'état  pour  l'exer- 
cice .1883,  présenté  par  M.  Say,  et  amendé  par  la  commission, 
s'élève  pour  le  budget  ordinaire  à  3  milliards  hh  millions,  pour 
le  budget  extraordinaire  à  258  millions  (1),  pour  le  budget  sur 
ressources  spéciales  à  377  millions,  auxquels  s'ajoutent  Sli  mil- 
lions 1/2  de  budgets  annexes  rattaches  pour  ordre  au  budget 
général  de  l'état,  ensemble  3  milliards  7Qli  millions. 

L'honorable  rapporteur  delà  commission  du  budget  à  la  chambre 
des  députés,  M.  Ribot,  faisait  remarquer  en  présentant  cet  énorme 
total,  que  le  budget  des  dépenses  ordinaires  ne  s'élevait,  à  la  der- 
nière année  de  l'empire,  en  1869, qu'ai  milhard 621  millions,  et  que 
l'accroissement  qui  le  portait  aujourd'hui  à  plus  de  3  milliards  avait 
été  surtout  très  rapide  dans  les  trois  dernières  années  ;  entre 
1880  et  l'exercice  prochain  l'écart  n'est  pas  inférieur  à  296  mil- 
lions. «  Nos  dépenses  ordinaires,  disait-il,  depuis  plusieurs  années 
ont  suivi  une  progression  qui  s'explique  par  la  nécessité  de  pro- 
curer une  satisfaction  à  de  grands  intérêts  sociaux,  comme  l'in- 
struction publique,  ou  d améliorer  la  situation  des  serviteurs  du 
pays.  » 

C'est  pour  les  mêmes  motifs  que  les  budgets  départementaux, 
qui  ne  comprenaient  à  l'origine  qu'un  très  petit  nombre  d'articles 
(exposé  des  motifs  de  M.  Goblet  sur  l'organisation  des  cantons), 
s'élèvent  à  plus  de  220  millions,  et  c'est  aussi  pour  organiser  en 
un  point  central  des  écoles  primaires  supérieures ,  des  établisse- 
mens  de  bienfaisance  cantonaux,  etc.,  que  l'avant-dernier  ministre 
de  l'intérieur  appelait  le  canton  à  prendre  dans  notre  organisation 
administrative  une  place  aussi  importante  que  le  département,  et 
proposait,  en  conséquence,  la  création  d'un  nouveau  budget,  le 
budget  cantonal,  dont  les  ressources  eussent  été  prises,  pour  la 
plus  grande  part,  sur  les  centimes  communaux. 

Quel  que  soit  le  sort  réservé  au  projet  de  loi  de  M.  Goblet,  il  fau- 
dra bien  que  les  communes  paient  les  nouvelles  dépenses  que  les 
grands  travaux,  l'histruction  et  la  bienfaisance  réclament.  Or  elles 
n'ont  pas,  comme  l'état,  la  faculté  de  recourir  .à  une  dette  flottante 

(t)  Le  budget  des  recettes  extraordinaires  a  été  réduit  à  258  millions  parce  qu'on  'Ja 
proposé  d'appliquer  aux  dépenses  de  cette  nature  271  millions  de  ressources  prove- 
nant des  reliquats  de  crédit  des  exercices  antérieurs  et  257  millions  des  rembour- 
semens  des  avances  faites  aux  compagnies  de  chemins  de  fer.  Puisque  le  nouveau 
ministre  des  finances  renonce  à  cette  dernière  ressource,  le  budget  extraordinaire 
devra  ôtre  relevé  d'autant  par  une  nouvelle  émission  de  bons  du  trésor,  ou  par  un 
emprunt,  à  moins  que  l'on  ne  diminue  les  travaux  publics  en  projet. 


§32  REVUE   DES   DEUX   MOMDES. 

sans  que  le  public  s'en  émeuve,  que  les  pouvoirs  législatifs  le 
sachent  et,  jusqu'au  moment  d'une  révélation  tardive,  sans  que  le 
crédit  public  en  souffre,  ainsi  que  l'exposé  du  budget  présenté  par 
M.  Léon  Say  et  le  rapport  de  M.  Ribot  l'ont  prouvé.  Les  communes 
ne  peuvent  que  recourir  à  l'impôt  direct  ou  emprunter  à  ciel 
ouvert  ;  mais  leurs  contributions  sont  bien  lourdes  et  leur  passif  est 
déjà  considérable. 

La  statistique  du  ministre  de  l'intérieur  pour  l'exercice  1878  mon- 
trait que,  déjà  à  cette  époque,  les  recettes  des  communes  dépas- 
saient 1,368  millions  et  leur  passif  2, 7Zi5  millions.  Faute  de  pou- 
voir établir  un  total  complet  pour  1882,  nous  avons  montré  que 
plus  de  3,000  communes  supportaient  une  charge  de  plus  de 
100  centimes  additionnels,  près  de  10,000  de  50  à  100  et  seule- 
ment 8,000  de  15  à  30  centimes.  La  moyenne  générale  des  impo- 
sitions communales  atteignait  hS  centimes,  près  de  la  moitié  de 
l'impôt  direct  en  plus.  Le  nombre  des  centimes  imposés,  qui  était 
en  1878  de  1,712,000  pour  toutes  les  communes,  dans  la  dernière 
statistique  de  1881,  dépasse  1,758,000  centimes.  Certes,  il  serait 
intéressant  de  pouvoir  chiffrer  le  produit  de  ces  centimes  et  d'en 
connaître  la  valeur  non -seulement  moyenne,  mais  communale, 
afin  d'apprécier  la  part  si  différente  des  uns  et  des  autres,  mais, 
quoi  qu'il  en  soit,  on  en  sait  assez  pour  comprendre  que  les  budgets 
communaux  ajoutent  aux  3,700  millions  du  budget  général  une 
surcharge  qui  permet  de  dire  que,  de  tous  les  grands  états,  c'est 
la  France  le  plus  imposé.  La  moyenne,  pour  chacun  de  ses  habi- 
tans,  est  de  110  francs  d'impôts;  pour  l'Angleterre,  l'Amérique, 
l'Allemagne,  la  Russie,  l'Italie  et  l'Autriche,  elle  ne  dépasse 
pas  60. 

Que  si ,  nonobstant  cette  progression  constante  des  sacrifices 
demandés  à  chacun,  on  rappelle  les  promesses  contradictoires  faites 
au  pubhc  de  grands  travaux  nécessaires  et  de  dégrèvemens  impor- 
tans,  le  moment  ne  sera-t-il  pas  venu  de  prêter  une  oreille  plus 
attentive  aux  timides  recommandations  de  prudence  faites  par  les 
fonctionnaires  mêmes  chargés  du  travail  des  statistiques,  et  les 
reprôsentans  du  pays  ne  semblent -ils  pas  aujourd'hui  mis  en 
demeure  de  faire  preuve  de  résistance  et  de  sagesse  financière? 
Lorsque  l'exposé  de  M.  Léon  Say  sur  l'exagération  de  la  dette  flottante 
vint  jeter  la  lumière  dans  les  esprits,  les  anciennes  illusions  se  déchi- 
rèrent et  il  parut  impossible  de  lancer  notre  pays  dans  de  nouvelles 
aventures.  Mais  les  besoins  de  popularité  reprenant  leur  empire  et 
les  jours  s'écoulant,  les  grands  projets  se  représentent  à  nouveau  :  la 
question  des  chemins  de  fer,  qu'on  a  cru  un  moment  tranchée  par 
une  solution  qui  concilierait  à  la  fois  l'intérêt  particulier  et  l'intérêt 
général,  est  reprise  avec  une  passion  nouvelle,  que  la  présence 


I  E    DEFICIT    COMMUNAL.  ^33 

dans  le  ministère  d'adversaires  déclarés  des  grandes  compagnies 
n'est  pas  faite  pour  maintenir  dans  de  justes  limites,  et,  comme 
nous  le  rappelions  ici  môme,  une  proposition  qui  ne  manque 
jamais  de  se  reproduire  quand  le  temps  est  à  l'orage,  a  déjà 
reparu ,  à  savoir  :  la  demande  de  la  concession  d'un  chemin  de 
fer  direct  de  notre  frontière  du  nord  à  la  Méditerranée,  sans  sub- 
vention ni  garantie  d'intérêt,  accompagnée  cette  fois  de  l'engage- 
ment d'abaisser  de  50  pour  100  le  tarif  pour  les  voyageurs  et  de 
liO  pour  100  celui  des  marchandises,  avec  une  vitesse  de  100  à 
120  kilomètres  à  l'heure. 

Les  pouvoirs  publics,  qu'assiègent  tant  de  projets  nouveaux,  en 
tête  desquels  il  faut  inscrire  les  canaux  du  Rhône,  l'amélioration 
des  ports  de  Marseille,  etc.,  se  refuseront  sans  doute  à  créer  une 
concurrence  destructive  des  chemins  de  fer  du  Nord  et  de  Lyon, 
mais  ne  se  trouveront-ils  pas  entraînés  à  franchir  en  quelques  points 
les  limites  que  la  sagesse  de  M.  Léon  Say  avait  fixées?  Ce  serait 
donc  déjà  un  vrai  sujet  d'inquiétude  que  de  savoir  si  le  crédit 
public  supporterait  sans  faiblir  de  nouvelles  charges.  Mais  qu'ad- 
viendrait-il si,  à  des  sacrifices  dont  on  doit  dire  au  moins  que 
l'avenir  est  appelé  à  profiter  matériellement,  il  fallait  ajouter  dans 
chaque  commune  de  nouvelles  impositions  dont  le  chiffre  varierait 
indéfiniment  au  gré  de  passions  irréfléchies  ou  coupables,  en  un 
mot,  si,  aux  embarras  financiers  de  l'état,  devait  se  joindre  ce 
qu'on  pourrait  vraiment  appeler  le  déficit  communal? 

Le  mode  de  répartition  des  impôts  communaux  ajoute  un  danger 
de  plus  à  leur  quotité.  La  loi  de  finances  fixe  le  contingent  de  chaque 
département  à  répartir  ensuite  entre  les  arrondissemens  et  les  com- 
munes qui  les  composent.  Au  conseil-général  appartient  la  fixation 
du  contingent  des  arrondissemens,  aux  conseils  d' arrondisse  mens  la 
répartition  entre  les  communes.  Enfin,  dans  chacune  d'elles,  une 
commission  dite  des  répartiteurs,  désignés  par  le  maire  et  nommes 
par  le  préfet,  procède  à  la  répartition  du  contingent  communal 
entre  les  particuliers.  Cette  commission,  présidée  par  le  maire  assisté 
du  contrôleur  des  contributions  directes,  siège  tous  les  ans  du  15 
au  30  janvier  dans  chaque  commune  pour  rédiger  l'état-matrice 
des  personnes  imposables,  aviser,  s'il  y  a  lieu,  aux  changemens  à 
effectuer  sur  l'état  antérieur,  et  rendre  le  recouvrement  des  impôts 
obligatoire. 

Par  la  désignation  des  répartiteurs,  c'est  le  maire  qui  exerce  le 
pouvoir  suprême  dans  cette  œuvre  si  délicate,  et  il  suffit  d'indiquer 
le  fonctionnement  et  la  composition  des  commissions  pour  faire 
comprendre  quels  abus  d'autorité  il  y  aurait  lieu  de  craindre  si  elles 
obéissaient  à  des  hostilités  d'intérêts  ou  à  des  passions  politiques. 
Sous  prétexte  de  changemens  dans  la  nature  des  propriétés,  dans 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

réstimation  de  la  richesse  personnelle,  rien  ne  serait  plus  facile  que 
d'augmenter  la.  cote  de  l'un  pour  amoindrir  celle  de  l'autre,  de  même 
qu'un  conseil  municipal  composé  de  membres  à  qui  le  nombre  de 
centimes  imposés  importerait  peu,  ne  se  ferait  pas  faute  d'en 
accroître  la  quantité.  C'était  pour  défendre  les  projjriétaires  contre 
de  telles  tendances,  faciles  d'ailleurs  à  concevoir,  que  la  loi  muni- 
cipale exigeait  l'adjonction  des  plus  hauts  imposés  en  nombre  égal 
aux  conseillers  municipaux  dans  les  votes  ayant  pour  objet  les  impo- 
sitions communales.  Une  décision  récente  vient  d'abroger  cette 
sage  disposition  :  il  faut  le  regretter  au  point  de  vue  de  la  justice, 
c'est-à-dire  du  vrai  libéralisme,  comme  il  faut  aussi  craindre  tous 
les  projets  de  lois  nouveaux  qu'on  se  propose  dé  faire  voter  par 
les  chambres  sous  prétexte  d'extensions  des  libertés  municipales. 
Dans  l'état  actuel  des  esprits,  la  liberté  municipale  telle  qu'on  la 
rêve  n'est  propre  qu'à  constituer  un  régime  de  tyrannie  locale  ; 
et  tout  moyen  de  redressement,  de  surveillance,  d'action  enfin 
sur  les  conseils  municipaux  dont  on  dépouille  les  préfets,  est 
une  protection  dont  on  dépouille  les  enviés  contre  l'assaut  des 
envieux.  Il  n'est  pas  un  homme  ayant  médité  sur  les  difficul- 
tés de  notre  situation  sociale  qui  ne  regrette  amèrement  l'amoin- 
drissement du  protectorat  tutélaire  exercé  par  cette  ancienne 
administration  départementale  qui,  sous  la  monarchie  constitution- 
nelle, par  exemple,  ne  faisait  usage  de  son  autorité  que  pour  mo- 
dérer les  exigences  locales,  tenir  la  balance  exacte  entre  les  intérêts 
opposés,  et  grâce  à  l'exercice  incontesté  du  pouvoir  central  faire 
régner  dans  les  communes  la  paix  pour  tous  et  la  liberté  pour  cha- 
cun. Ce  n'est  pas  que  ce  régime  n'ait  été  l'objet  lui-même  de  vives 
critiques  et  que  l'on  n'ait  reproché  alors  aux  préfets  d'avoir  pratiqué 
un  système  d'influence  électorale  ;  on  criait  en  ce  moment  très  fort 
contre  la  corruption.  Nous  ne  prétendons  nullement  que  l'adminis- 
tration de  ce  temps,  pas  plus  que  celles  qui  lui  ont  succédé,  se  soit 
désintéressée  des  luttes  politiques,  mais  elle  gardait  le  rôle  qui  lui 
convient,  à  savoir  l'attitude  supérieure;  elle  planait  de  haut  sur  les 
rivalités  locales  ;  elle  accordait  les  faveurs,  elle  assurait  les  amélio- 
rations utiles  sans  obéir  aux  suggestions  inférieures  et  subir  la  pres- 
sion d'en  bas.  Gênée  quelquefois  dans  son  action  par  les  partis 
extrêmes  de  droite  et  de  gauche,  elle  se  voyait  souvent  contrainte 
de  passer  au  milieu  d'eux  sans  tenir  compte  de  leurs  revendications^ 
mais  elle  avait  la  conscience  de  répondre  aux  vœux  légitimes  du 
plus  grand  nombre  et  tenait  à  honneur  de  ne  flatter  jamais  des  espé- 
rances vaines,  de  ne  nourrir  aucune  illusion  dangereuse,  de  ne 
travailler  que  pour  les  progrès  réguliers.  En  est-il  de  même  aujourr 
d'hui? 

En.  faisant' ressortir  les  dangers  de  la  situation  fmancJèrodesGon»- 


LE   DÉFICIT   C03IMUNAL.  635 

munes,  en  prononçant  le  mot  de  (déficit  communal,  nous  n'avons 
jamais  prétendu  que  cette  situation  fût  irrémédiable,  que  la  faillite 
des  communes  dût  en  être  la  conséquence,  et  que  notre  pays  ,pût 
se  trouver  acculé  aux  intolérables  extrémités  qui  ont  ejDtraîné  fata^ 
lement  notre  première  révolution  hors  des  limites  du  juste  et  du  vrai. 
Nous  ne  pouvons  cependant  nous  empêcher  de  considérer  les  em- 
barras financiers  sur  le  petit  théâtre  des  communes  comme  une 
cause  de  désordres  sociaux  plus  redoutables  que  les  embarras  finan- 
ciers de  l'état  lui-même,  et  nous  ne  croyons  pouvoii' mieux  faire  que 
de  couvrir  nos  réflexions  pessimistes  de  l'autorité  -du  livre  qui,  ;eû 
ces  dernières  années,  nous  paraît  le  plus  utile  à  consulter  pour 
l'éducation  politique  de  tous,  le  grand  ouvrage  de  M.  Taine  sur 
l'ancien  régime  «t  les  origines  de  la  France  contempoa*aine.  Si  cette 
mémorable  époque  a  donné  lieu  à  de  bien  remarquables  travaux, 
nulle  part  elle  n'a  été  présentée  sous  une  forme  plus  complète,  plus 
saisissante,  plus  capable  d'instruire  les  hommes  des  maux  que  les 
excès  politiques  engendrent,  et  des  ruines  que  les  discordes  civiles 
laissent  après  elles.  On  a  eu  l'histoire  des  idées  révolutionnaires,  à 
côté  de  celle  des  progrès  que  le  mouvement  des  <egprits  en  1789  a 
enfantés  ;  on  a  eu  ainsi  le  tableau  des  catastrophes  résultant  de  l'ap- 
plication de  principes  erronés  et  des  crimes  diu  fanatisme,  mais  ces 
récits  ne  se  sont  attachés  qu'aux  faits  généraux,  ils  n'ont  reproduit  avec 
vigueur  que  certaines  grandes  scènes  à  Paris,  à  Lyon,  à  Nantes  ou 
à  Mai^seille,  sans  retracer  celles  dont  chaque  localité  a  été  le  théâtre, 
ce  qu'il  importait  surtout  de  savoir,  pour  bien  apprécier  l'éten- 
due du  mal,  et  faire  à  chacun  sa  part  de  responsabilité.  Les  plus 
âgés  de  notre  génération  peuvent  bien  se  rappeler  par  les  confi- 
dences de  leurs  pères,  témoins  ou  victimes  de  ces  désordres  par- 
tiels, tout  ce  qu'ont  souffert  dans  les  moindres  localités  ceux  qu'à 
tort  ou  à  raison  on  représentait  comme  favorables  à  l'ancien  régime, 
les  déprédations,  les  meurtres,  les  persécutions  exercées  contre  les 
suspects;  mais  il  fallait  qu'un  écrivain  de  grand  talent,  sans  prendre 
parti  pour  «ainsi  dire  entre  les  vaincus  et  les  vainqueurs,  placé 
à  une  souveraine  hauteur  de  désintéressement  et  d'impartialité, 
consentît  à  rassembler  les  faits  isolés,  à  en  dresser  la  liste  minu- 
tieuse, à  en  donner  les  détails  précis,  à  reproduire  ce  qu'on  appel- 
lerait volontiers  la  photographie  terrible  de  la  France  entière.  Quel 
tableau  que  celui  des  trois  cents  émeutes  qui  ont  précédé  de  quel- 
ques mois  la  prise  de  la  Bastille,  et  des  ravages  de  cette  maladie 
subite  que  M.  Taine  appelle  Vanarchic  spontanée^  qui  investissait 
partout  chaque  attroupement  du  droit  de  rendre  des  sentences  et  de 
les  exécuter  lui-même  sur  la  vie  et  sur  les  biens  !  Exercée  d'abord 
contre  les  chartriers,  ce  droit  s'exerce  ensuite  contre  tous  ceux  qui 


C36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

possèdent,  et  quand  enfin  le  frein  central  déjà  détraqué  se  casse, 
les  jacqueries  se  propagent  en  tous  lieux.  Nul  livre  n'est  assuré- 
ment plus  triste  à  lire,  plus  difficile  à  achever  que  l'ouvrage  de 
M.  Taine  ;  mais  nul  n'est  plus  instructif,  nulle  œuvre  n'est  plus 
patriotique  dans  le  sens  vrai  du  mot.  Les  enseignemens  qu'elle  donne 
doivent  nous  profiter  surtout,  alors  que,  si  nos  chiffres  sont  exacts, 
si  les  tendances  que  nous  signalons  sont  vraies,  de  nouvelles  divi- 
sions dans  les  intérêts  et  les  opinions  menacent  d'éclater  sur  ces 
petits  théâtres  qu'on  appelle  les  communes.  Sous  un  prétexte  ou 
sous  un  autre,  extension  de  travaux,  dépenses  pour  les  écoles  ou 
pour  les  hospices,  si  la  passion  politique  entre  en  jeu,  si  elle  pros- 
crit la  liberté  des  choix  et  impose  des  volontés  tyranniques  dans  le 
mode  de  s'instruire  et  défaire  le  bien, elle  commencera  par  frapper 
les  intérêts,  elle  créera  des  charges  impossibles  et  finira  par  violen- 
ter les  personnes  elles-mêmes. 

Notre  régime  municipal  qui  présente  encore  tant  de  traits  de  res- 
semblance avec  ce  régime  romain  dont  un  autre  écrivain  cher  à  la 
Revue,  M.  Gaston  Boissier,  nous  a  présenté  le  tableau,  deviendra-t-il, 
comme  il  le  fut  sous  l'empire  des  Césars,  un  des  plus  actifs  instru- 
mens  de  décadence,  ou  donnera-t-il  lieu  à  des  désordres  locaux  qui 
amèneraient  comme  remède  un  changement  immédiat  du  régime 
gouvernemental  actuel?  Sans  examiner  ces  hypothèses,  bornons- 
nous  à  constater  que,  si  la  multiplicité  actuelle  des  intérêts,  la  par- 
ticipation du  plus  grand  nombre  aux  jouissances  matérielles  parais- 
sent une  digue  suffisante  contre  les  entraînemens  qui  pourraient  les 
compromettre,  on  ne  doit  pas  compter  trop  cependant  sur  son  invin- 
cible solidité,  car  le  grand  nombre  lui-même,  par  des  rancunes  irré- 
fléchies, ou  par  passion  politique,  peut  porter  atteinte  à  ces  inté- 
rêts matériels  et  à  l'équilibre  financier  qui  les  protège.  En  ce  qui 
concerne  la  situation  des  communes,  à  quelques  égards  la  plus  im- 
portante et  la  base  même  de  l'édifice,  l'ignorance  du  grand  nombre, 
la  passion  intéressée  de  quelques-uns,  compromettraient  aisément 
l'équilibre.  Des  conseils  municipaux  choisis  au  hasard  ou  dans  une 
vue  de  pression  déterminée,  élisant  leurs  maires  à  leur  image,  déli- 
vrés comme  ils  le  sont  à  peu  près  aujourd'hui  de  la  tutelle  préfecto- 
rale, pourraient,  sous  prétexte  de  prétendues  améliorations,  con- 
duire la  plupart  des  communes  au  déficit  sans  qu'un  cri  d'alarme 
eût  été  jeté,  et  les  précipiter  bien  vite  dans  la  voie  de  ces  violences 
que  M.  Taine  a  décrites  en  historien  plus  dévoué  à  la  vérité  qu'en 
courtisan  des  multitudes. 

Bailleux  DE  Marisy. 


JEANNE    D'ARC 


E  T 


LE   CULTE    DE    SAINT    MICHEL 


Le  premier  personnage  surnaturel  qui  ait  annoncé  à  Jeanne  d'Arc, 
dans  l'été  de  lZi25,  la  mission  qu'elle  devait  accomplir,  est  saint 
Michel.  Si  la  vierge  de  Domremy  fut  aussi  visitée  pendant  le  cours 
de  cette  mission  par  sainte  Catherine  et  sainte  Marguerite,  les  appa- 
ritions de  ces  deux  saintes  n'en  sont  pas  moins  postérieures  à  la 
première  et  semblent  n'avoir  exercé  qu'une  influence  assez  secon- 
daire sur  le  rôle  politique  et  guerrier  de  la  libératrice  d'Orléans. 
Les  réponses  de  Jeanne  à  ses  juges  de  Rouen  sont  formelles  sur  ce 
point:  «  Interrogée  quelle  a  été  la  première  voix  venant  à  elle  lors- 
qu'elle était  âgée  de  treize  ans,  l'accusée  a  répondu  que  cette  voix 
a  été  saint  Michel  qui  est  apparu  devant  ses  yeux.  Il  n'était  pas  seul, 
mais  mêlé  au  chœur  des  anges  du  ciel.  »  Et  ailleurs  :  «  Interrogée 
laquelle  de  ses  apparitions  est  la  première^^en  date,  elle  a  répondu 
que  saint  Michel  est  apparu  le  premier.  » 

En  présence  de  déclarations  aussi  nettes  et  aussi  fermes,  l'his- 
torien, sinon  le  croyant,  est  amené  naturellement  à  se  poser  la 
question  suivante  :  Y  avait-il  des  raisons  pour  qu'en  l/i25  l'idée  d'une 
intervention  providentielle  en  faveur  de  la  France  s'incarnât  dans  le 
chef  de  la  milice  céleste  plutôt  que  dans  un  autre  saint?  Le  rappro- 
chement de  certains  incidens,  qui  jusqu'à  ce  jour  avaient  passé  à 


638  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peu  près  inaperçus,  nous  met  en  mesure  de  faire  à  cette  question 
une  réponse  affirmative. 

I. 

Si  l'on  embrasse  du  regard  l'ensemble  des  annales  de  notre  pays 
au  point  de  vue  hagiographique,  chaque  époque  de  notre  histoire 
nationale,  on  pourrait  presque  dire  chaque  dynastie  de  nos  rois, 
paraît  avoir  eu  en  quelque  sorte  un  saint  de  prédilection.  Martin, 
l'apôtre  des  Gaules,  est  le  saint  par  excellence  de  l'époque  mé- 
rovingienne et  de  nos  rois  de  la  première  race.  Pendant  la  période 
suivante,  le  culte  de  saint  Pierre  jouit  d'une  vogue  exceptionnelle, 
comme  si  le  rôle  de  protecteurs  de  la  papauté,  pris  avec  tant 
d'éclat  par  les  premiers  Carolingiens,  avait  contribué  à  redoubler  la 
vénération  de  leurs  sujets  pour  le  prince  des  apôtres.  Un  troisième 
saint  fait  pour  ainsi  dire  son  avènement  avec  les  rois  de  la  dynastie 
capétienne  :  nous  voulons  parler  de  saint  Denis,  dont  l'oriflamme  ou 
bannière  devient  la  bannière  même  de  la  France. 

Si  Martin  est  le  saint  des  Mérovingiens,  Pierre  le  saint  des  Caro- 
lingiens, Denis  le  saint  des  Capétiens,  on  peut  ajouter  que  Michel  est 
le  saint  des  Valois,  du  moins  à  partir  de  la  seconde  moitié  de  la 
guerre  de  Cent  ans  (1).  La  dévotion  en  cet  archange,  considéré  comme 
le  protecteur  spécial  de  la  personne  et  de  la  couronne  de  nos  rois, 
est  un  des  traits  caractéristiques  de  l'histoire  religieuse  de  notre 
pays  au  xv  siècle.  Dès  la  fm-du  siècle  précédent,  on  voit  le  pèleri- 
nage au  Mont- Saint-Michel,  expression  populaire  de  cette  dévotion, 
prendre  un  développement  vraiment  extraordinaire.  Des  parties  les 
plus  reculées, de  la  France  et,  l'on  pourrait  ajouter,  de  l'Europe,  des 
bandes  pieuses,  composées  parfois  de  jeunes  garçons  qui  entraient 
à  peine  dans  l'âge  de  l'adolescence,  s'acheminaient  sans  cesse  vers 
l'abbaye  bas-normande  située,  comme  on  disait  alors,  au  péril  de  la 
mer.  La  vogue  singulière  de  ce  pèlerinage  à  l'époque  de  Charles  V 
et  de  Charles  VI  est  attestée  par  des  faits  sans  nombre.  Nous  n'en 
citerons  que  deux,  qui  n'ont  pas  encore  été  relevés  par  les  histo- 
riens du  Mont,  et  qui  nous  paraissent  tout  à  fait  significatifs.  Dans 
l'espace  d'une  année,  depuis  le  premier  août  1368  jusqu'à  la  fête 
de  Saint-Jacques,  c'est-à-dire  jusqu'au  25  juillet  1369,  l'hôpital  de 
la  confrérie  de  Saint-Jacques  à  Paris  hébergea  seize  mille  six  cent 
quatre-vingt-dix  pèlerins  allant  la  plupart  au  Mont- Saint-Michel  ou 
revenant  de  ce  sanctuaire.  Vingt-quatre,  ans  plus  tard,  la  jeunesse  de 

(*l)iCes  erreineas  ont  été  suivis  par  la  dynastie 'des  Bourbons  qui,  voulant  avoir 
elle  aussi  son  patron  spécial,  a  fait.chûk  de i saint  Louis. 


JEANNE    d'arc.  639 

Montpellier  quittait  cette  ville  en  masse  pour  faire  le  pèlerinage  du 
Mont  :  «  Le  dit  an  1393,  lit-on  dans  une  chronique  locale,  les  enfans 
de  onze  à  quinze  ans  se  rassemblèrent  en  grande  foule  à  Montpellier 
et  par  tout  le  royaume  de  France  et  aussi  dans  les  autres  royaumes 
et  pays  pour  aller  au  Mont-Saint-Michel  en  Normandie.  »  Ainsi,  voilà 
des  bandes  d' enfans  de  onze  à  quinze  ans  qui  entreprennent  de 
traverser  la  France  de  part  en  part  malgré  le  mauvais  état,  l'insé- 
curité des  routes,  la  longueur  et  les  difficultés  muliiples  d'un  pareil 
trajet!  Assurément,  rien  ne  prouve  mieux  l'espèce  de  fascination 
que  le  culte  de  saint  Michel,  et  la  dévotion  envers  le  plus  vénéré  de 
ses  sanctuaires  exerçaient  partout  sur  les  imaginations  pendant  les 
dernières  années  du  xiv*  siècle. 

L'infortuné  Charles  VI  semble  avoir  beaucoup  contribué  à  com- 
muniquer un  nouvel  élan  à  ce  mouvement.  Atteint  du  mal  terrible 
qui  devait  lui  enlever  la  raison,  il  fit  dans  les  premiers  mois  de  1394 
au  Mont-Saint-Michel  un  voyage  à  la  suite  duquel  il  recouvra  pen- 
dant quelque  temps  toute  la  lucidité  de  son  intelligence.  Il  n'hésita 
pas  à  attribuer  cette  amélioration  passagère  de  sa  santé  à  l'inter- 
cession du  vainqueur  de  Satan.  Dans  sa  reconnaissance  pour  le 
chef  de  la  milice  céleste,  il  décida  que  la  porte  d'Enfer  s'appellerait 
désormais  porte  Saint-Michel.  II  voulut,  en  outre,  qu'une  fille  à 
laquelle  Isabeau  de  Bavière  donnai  le  jour  sur  ces  entrefaites,  reçût 
le  nom  de  Michelle. 

La  dévotion  à  saint  Michel  avait  toujours  été  très  populaire  sur 
les  marches  de  la' Champagne,  de  la  Lorraine  et  du  Barrois.  Comme 
dans  l'Avranchin,  elle  s'était  substituée  dans  cette  région,  dès  les 
premiers  siècles  du  christianisme,  au  culte  du  Belenus  gaulois  ou  du 
Mercure  gallo-romain.  Aussi,  la  recrudescence  de  cette  dévotion,  qui 
marqua  le  règne  de  Charles  VI,  ne  se  fit-elle  pas  moins  sentir  dans  les 
diocèses  de  Langres  et  de  Toul  que  dans  les  autres  parties  de  la  France. 
Sous  cette  influence,  Fem  de  Lorraine,  comte  de  Vaudemont,  et 
Marguerite  de  Joinville,  sa  femme,  fondèrent,  le  30  juillet  Ihili,  une 
chapelle  dédiée  à  saint  Michel  sur  le  penchant  de  la  colline  oii 
s'élevait  leur  château  de  Joinville.  C'est  aussi  de  cette  époque  que 
date  une  chapelle  de  Saint-Michel  qui  couronnait,  au  xv  siècle,  la 
montagne  de  Sombar  dans  la  banlieue  de  Toul.  L'archange  enfin 
était  le  patron  du  Barrois,  c'est-à-dire  du  pays  natal  de  la  mère  de 
Jeanne.  Le  mouvement  une  fois  donné,  le  concours  des  circon- 
stances politiques  allait  bientôt  lui  imprimer,  comme  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  une  impulsion  irrésistible. 


6Û0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II. 

La  piété  personnelle  de  Charles  VI  ne  suffirait  pas  pour  expliquer 
le  culte  patriotique  que  les  bons  Français  rendirent  à  saint  Michel 
pendant  la  seconde  moitié  de  la  guerre  de  Cent  ans.  Il  convient  d'y 
voir  surtout  l'effet  d'un  de  ces  courans  d'opinion  auxquels  les  peu- 
ples cèdent  par  une  sorte  d'instinct,  et  le  plus  souvent  sans  en  avoir 
conscience.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  Anglais,  qui  nous  faisaient 
la  guerre  depuis  le  milieu  du  siècle  précédent,  se  glorifiaient  de 
nous  combattre  sous  la  bannière  tutélaire  de  saint  George.  Jaloux 
sans  doute  de  lutter  à  armes  égales  contre  l'ennemi,  même  dans 
l'ordre  religieux,  nos  pères  du  xv*  siècle  furent  amenés  insensible- 
ment à  délaisser  saint  Denis,  le  protecteur  spécial  du  royaume  pen- 
dant la  période  capétienne.  Ils  éprouvèrent  le  besoin  d'opposer  au 
belliqueux  patron  de  leurs  adversaires  un  personnage  surnaturel 
dont  les  attributs  fussent  également  guerriers,  et  firent  choix  pour 
cela  du  vainqueur  des  démons,  de  l'archange  à  l'épée  flamboyante. 
Ce  besoin  devint  surtout  impérieux  lorsque  l'occupation  de  l'Ile-de- 
France  par  Henri  V  eut  fait  tomber  l'abbaye  de  Saint-Denis  et,  avec 
elle,  l'oriflamme  aux  mains  des  Anglais  ;  car,  dans  la  croyance  popu- 
laire de  cette  époque,  on  avait  des  droits  privilégiés  à  la  protection 
d'un  saint  par  le  seul  fait  de  la  possession  matérielle  du  plus  révéré 
de  ses  sanctuaires. 

C'est  en  1H9  que  les  Anglais  occupèrent  l'abbaye  de  Saint- 
Denis.  Ce  fait  de  guerre,  où  les  historiens  n'ont  vu  jusqu'à  ce  jour 
qu'un  revers  matériel,  fut  surtout  un  échec  moral  pour  la  cause 
du  dauphin,  échec  dont  on  ne  peut  apprécier  l'importance  qu'en  se 
pénétrant  pour  un  moment  des  idées  qui  avaient  cours  au  xv*  siècle. 
Une  fois  maître  du  monastère  où  l'on  gardait  l'oriflamme,  Henri  V 
fut  convaincu  que  le  patron  séculaire  du  royaume  de  France  était 
désormais  gagné  à  sa  cause  et  qu'il  pouvait  compter  sur  sa  puis- 
sante intercession  pour  obtenir  le  triomphe  définitif  de  ses  armes. 
Nous  appelons  l'attention  sur  une  question  qui  fut  adressée  à  Jeanne 
d'Arc  au  cours  du  procès  de  Rouen.  Cette  question  ne  se  comprend 
et  n'a  de  sens  que  si  l'on  admet  la  justesse  des  considérations  qui 
précèdent.  Outre  qu'elle  est  curieuse  par  elle-même,  elle  le  devient 
encore  davantage  quand  on  considère  le  personnage  à  qui  l'idée 
vint  de  la  poser.  Ce  personnage  jouissait  de  toute  la  confiance  de 
Bedford,et  les  Anglais  l'avaient  initié  aux  secrets  les  plus  intimes 
de  leur  politique  :  c'était  le  fameux  Pierre  Cauchon ,  évêque  de 
Beauvais.  Le  lundi  12  mars  lZi31,  l'évêque  renégat  se  rendit  dans 
la  prison  de  l'accusée  et  lui  fit  poser,  entre  autres  questions,  celle-ci  : 


JEANNE    d'arc.  6Zil 

«  Saint  Denis  vous  est-il  quelquefois  apparu?  —  Non,  que  je  sache,  » 
répondit  Jeanne,  qui  parut  ne  point  comprendre  l'intérêt  que  l'on 
attachait  à  sa  réponse.  Cet  incident  de  l'interrogatoire  est  d'autant 
plus  digne  d'attention  que  Denis  est  le  seul  saint  au  sujet  duquel 
pareille  question  ait  été  adressée  à  l'accusée.  Lorsqu'elle  avait  été 
blessée  à  l'attaque  de  Paris,  le  8  septembre  lZi29,  la  Pucelle  avait 
déposé  ses  armes  en  offrande  dans  l'abbaye  de  Saint-Denis,  où  elle 
se  trouvait  alors.  11  n'y  avait  rien  là  que  de  très  naturel,  puisqu'au 
moyen  cage ,  les  hommes  d'armes  mis  hors  de  combat  avaient 
accoutumé  de  suspendre  ainsi  leur  harnais  en  ex-voto  dans  quelque 
sanctuaire  jusqu'à  parfaiie  guérison.  Les  juges  de  Jeanne  l'ayant 
interrogée  sur  le  mobile  de  cet  acte  de  piété,  elle  répondit  qu'elle 
avait  offert  ces  objets  à  saint  Denis  <(  parce  que  c'est  le  cri  de 
France.  »  Quelques  jours  avant  cette  offrande,  les  Français,  con- 
duits par  la  Pucelle,  avaient  repris  possession  de  Saint-Denis,  et 
Charles  VII,  à  peine  arrivé  dans  la  célèbre  abbaye,  s'était  empressé 
de  s'y  faire  «  introniser.  »  La  royauté  française  avait  dès  lors  fait 
sa  paix  avec  le  patron  de  la  dynastie  capétienne. 

Les  Anglais,  avons-nous  dit,  s'étaient  établis  à  Saint-Denis  en 
l/il9.  C'est  précisément  à  cette  date,  —  il  importe  au  plus  haut  degré 
de  le  faire  remarquer,  —  que  le  jeune  dauphin  Charles,  régent  de 
France  pour  Charles  VI ,  prit  en  quelque  sorte  officiellement  pour 
patron,  pour  emblème  et,  comme  on  disait  alors,  pour  devise  le 
chef  de  la  milice  céleste.  Aussitôt  qu'il  entra  en  lutte  ouverte  contre 
la  reine  sa  mère  et  le  duc  de  Bourgogne,  alliés  des  Anglais,  le 
futur  Charles  VII  voulut  que  l'image  de  l'archange  fût  peinte  sur  ses 
étendards.  «  Sur  les  dits  étendards,  Ut-on  dans  un  compte  de  l'hôtel 
du  dauphin  daté  de  1A19,  il  y  a  un  Saint  Michel  tout  armé  qui  tient 
une  épée  nue  et  fait  manière  de  tuer  un  serpent  qui  est  devant 
lui,  et  est  le  dit  étendard  semé  du  mot  que  porte  Monseigneur.  » 
Dans  un  autre  compte,  postérieur  de  deux  ans  seulement  à  celui 
dont  nous  venons  de  citer  un  fragment,  il  est  fait  mention  «  d'un 
étendard  sur  tiercelin  de  trois  couleurs  à  la  devise  de  mon  dit  sei- 
gneur, c'est  assavoir  un  Saint  Michel  armé.  » 

Animé  de  tels  sentimens ,  comment  le  dauphin  n'aurait-il  pas 
attaché  le  plus  grand  prix  à  conserver  en  sa  possession  l'abbaye  du 
Mont-Saint-Michel,  le  sanctuaire  le  plus  vénéré  de  l'archange?  Dans 
cette  célèbre  abbaye,  il  devait  voir  plus  qu'une  position  stratégique 
de  première  importance;  il  y  devait  voir  encore,  il  y  voyait  surtout 
une  sorte  de  palladium  à  la  fortune  duquel,  suivant  la  croyance 
populaire,  ses  propres  destinées  et  celles  de  son  parti  étaient  plus 
ou  moins  étroitement  liées.  Aussi,  lorsque,  vers  le  milieu  de  1Ù19, 
l'abbé  du  Mont- Saint-Michel,  Robert  Jolivet,  déserta  son  abbaye 

TOME  uv.  —  1882.  41 


6A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pmur  foire-  sa  sotuDission  à.  Henri  V,  le  fils  de  Charles  VI  eut  soin 
de  confier  la  garde  de  cette  pJace  à  un  prince  du  sacig  royal,  à  sosn 
cousiiï  Jean  de  Harcouirt,  comte  d'Auœale,  et  on  le  -vit  bientôt,  au 
pkis  fort  de  sa  détresse  financière,  s'imposer  de;  réels  sacnûces 
pour  ap{:)rovisionner  de  vivres  et  de  munilioms  la  seule  forteiresse  de 
Normamidie  qui  ne  fût  pas  tombée  au  pouvoir  des  Anglais. 

Le  nouveau  capitaine,  dm  Mont  appaurtenait  à  une  famille  où  la 
dévotioa  à  saiat  Michel  était  héréditaire,  et  constituait  en  quelque 
sorte  un  culte  domestique..  Plusieurs  de  ses  ancêtres  figuraient  au 
piremier  ramg  des  bienfaiteuii*s>  du  monastère  do»t  le  patriotisune  nor- 
mand' avait  lait  son  suprême  boulievard.  Le  comte  d'Aumale  avait 
deux,  sœurs;,,  dont  l'aînée,.  Marie  de  Harcourt,  s'était  mariée'  en  \hï7 
k  Antoine  de  Loirraine,  comte  de  Yaudemont  et  seigneur  de  Join- 
ville.  Marie  ainiait  tendrement  le  jeune  héros  qui  était  son  frère. 
Dès  l'instant  où  elle  apprit  que  Jean  était  chargé  de  dirigeir  la  résis- 
tance et  de  tenir  tête  aux  envahisseurs,  elle  diut  suivre  avec,  un 
redoublement  d'attention,,  du  fond  de  son  château  de  JioinviUe,  la 
lutte  engagée  entre  les  Aoglais  et  les  défenseioirs  à^  Mont.  Et  conime 
la  seigneuirie  de  Donu'emy  appartenait  aïkrs.  à  Jeanne  de  Joinville, 
qui  entrenait  d'étroites  relations  avec  son  cousin  le  comte  de  Vauide- 
mont^  il  y  a  lieu  de  croire  que  les  principaux  événemens  mili- 
taiiires.  où  le  eoMte  d'Aumale  fut  mêlé,  et  en  première  làgne^  e«iix 
qui  pouvaient  initéresser  le  sanctuaire  de  Sadint^Michel  confié  à  sa 
garde,  furent  très  vite  connus  sur  les  marches  de  la  Champagne  et 
du  Barrois,  notanMnentà  JoiDLvilîe  et  dans  le  village  matai  de.  Jeanne 
d'Arc, 

Une  catastrophe  qui  précéda,  de  dix  jours  seulement  la  nnxDrt  de 
Chartes  \l  fournit  au  dauphin  l'occasion  de  manifester  d'une  ma- 
nière écktante,  à  la  veiAle  de  son  avènement  au  trône,  sa»  foi  emi  la 
protection  de  saint  Michel),  en  même  temps  que  saj  véniération  tourte 
spéciale  pour' le  plus  Gèlèbre  des  sanetuaires  placés  sous  li'invoea- 
tion  de  l'archange.  Le  JIl  octobre  1422,  ce  prince,,  de  passage  à.  La 
Rochelle,  présidait  une  réunion  de  n<fttables,  lorsque  le  pEancher  de 
la  salle,  située  au  premier  étage,  oâ  la  séance  avait  heu;,  s'effondra 
tout  à  coup.  Tous  les  assistaiins  furent  précipités  pêle-miêle  de  la 
hauteur  de  ce  premier  étage  dans  une  pièce  dut  rez-de-chaussée. 
Plusteuii's  geatilshorames,  notamment  Pierre  de  Bouurbon,  seigneur 
de  Préaux,  Gui  de  Naillac,  périrent  dians  cette  chute,  et  le  nombre 
des  blessés  fut  encore  plus  considérable  que  celui  des  morts.  Le 
dauphin  fut  presque  le  seul  quitoioailDa  sans^  se  foire  aucuim  mal,  ou 
du  moins  il  en  fut  quitte  pour  quelques  comtusions,  et  ses  parti- 
sans ne  manquèrent  pas  de  crier  am  niipacle.  Il  crut  lui-mèKïie  qiœ'il 
avait  été  préservé  du  danger  dans  cette  circonstance^  giâce  à  la  puo- 


JEANNE   d'arc.  643 

tectior  toute  spéciale  de  saint  Michel.  Six  mois  plus  tard,  le  ik  avril 
14:23,  il  donna  l'oa'dre  de  célébrer  tous  les  ans,  dans  l'église  du 
Moot-Saint-Michel,  le  U  oot,obre,  en  souvenir  du  tragique  acci- 
dent de  La  Rochell-e,  ane  messe  solennelle  de  saint  Michel  destinée 
à  perpétuer  sa  reconnaissance  envers  l'archange  qu'il  considérait, 
non-seulement  comme  s®n  sauveur  a/prè:^  Dieu  dans  le  cas  dont  il 
s'agit,  mais  encore  corame  le  protecteur  pai'  excellence  de  sa  cou- 
ronne en  général,  «  afin,  pour  nous  sei"vir  des  termes  mêmes  de  la 
charte  de  fondation,  afin  que,  sous  la  salutaire  direction  et  grâce 
à  la  t'es  pieuse  intervention  de  d'archange  qae  nous  vénérons  et  en 
qui  nous  avons  la  confiance  îa  plus  profonde,  nous  méritions  d'as- 
surer la  prospérité  de  notr«  royaume  et  de  triompher  de  dos  enne- 
mis. «  La  catastrophe  de  La  Rochelle  eut  beaucoup  de  iietenlisse- 
ment.  Dans  certaines  provinces,  comme  on  le  voit  pair  les  chroniques 
du  temps,  on  alla  jusqu'à  répandre  la  mouvelle  que  le  dauphin 
avait  été  tué,  et  de  la  fin  de  14*22  au  conamencement  de  1424, 
il  ne  fut  bruit  par  toiut  le  royaume  que  du  pérLl  auquel  l'héri- 
tier du  trône  venait  d'échapper  grâce  au  patronage  de  saiint  Michel. 
Cette  nouvelle  ne  parvint  sans  doute  à  Vaucouleurs  et  à  Domremy 
que  dans  les  premiers  mois  de  1423  ;  Jeaaanette  d'Arc  venait  d'at- 
teindre sa  onzième  «nnèe.  Elle  apprit  en  même  teiinps  la  mort  de 
l'infortuné  Charles  VI  et  le  miracle  auquel  on  devait  la  coiiservation 
des  jours  si  précieux  de  son  fils.  Avec  quelle  joie  h,  niaïve  enfant 
dut  entendre  raconter  comment  le  gentil  dauphin  avait  été  préservé 
d'une  mort  presque  certaine  et  comment  l'archange  l'avait  couvert 
de  sa  protection  toute-puissante  !  C'est  aiors  sans  doiate  que  ce  cœur 
virginal,  héroïqiue  et  tendre  à  la  fols,  s'élarafant  comme  d'un  bond 
par-delà  le  cercle  étroit  de  la  famille,  commença  à  battre  so-us  l'em- 
pire d'un  sentiment  nouveau  et  d'un  ajmour  bieoittôt  vainqueur  de 
tous  les  autres  amours,  l'amour  de  'la  patrie.  Cette  triple  coïnci- 
dence de  îa  mort  d'un  pauvre  roi  fou,  de  l'avènement  d'un  dauphin 
de  dix-neuf  ans,  du  prodige  par  leqrael  il'béritier  du  trêne  avait 
échappé  à  un  péril  imminent,  était  bien  de  nature  à  laisser  dans  irae 
teîie  âme  une  empreinte  ineffaçable  et  à  l'enflammer  d'une  ardeur 
qui  devait  un  jour,  après  avoir  couvé  pendant  six  années,  enfanter 
des  miracles. 


IIL 

Tîous  touchons  à  une  date  mémorable  entre  toutes  .au  point  de 
vue  du  culte  patriotique  rendu  en  France  à  l'archange.  Maîtres  de 
la  Normandie  depuis  la  fin  de  1419,  les  Anglais  n'avaient  vu  leurs 


64â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

efforts  échouer  que  devant  le  Mont-Saint-Michel.  Au  lendemain  de 
la  victoire  qu'ils  remportèrent  à  Verneuil  le  17  août  ih2li,  ils  réso- 
lurent de  frapper  un  grand  coup  pour  s'emparer  de  cette  forte- 
resse. C'est  que,  tant  que  la  célèbre  abbaye  résistait,  les  Français 
restés  fidèles  étaient  fondés  à  croire  que  saint  Michel  les  couvrait 
toujours  de  sa  protection.  Le  jour,  au  contraire,  où  les  envahisseurs 
s'en  seraient  emparés,  ceux-ci  ne  se  seraient  pas  fait  faute  d'en 
conclure  à  leur  tour  que  l'archange  abandonnait  la  cause  de  leurs 
adversaires  pour  se  déclarer  en  leur  faveur.  La  prise  du  Mont-Saint- 
Michel  n'eût  donc  pas  seulement  couronné  la  conquête  de  la  Nor- 
mandie, elle  eût  achevé  de  démoraliser  les  partisans  de  Charles  VII. 
Cela  explique  l'importance  des  préparatifs  faits  en  vue  de  la  réduc- 
tion de  cette  place,  l'acharnement  que  l'on  apporta  dans  la  défense 
comme  dans  l'attaque,  enfin  la  curiosité  passionnée  avec  laquelle 
les  deux  gouvernemens  engagés  dans  cette  lutte  suprême  en  suivi- 
rent toutes  les  péripéties. 

A  la  fin  du  mois  d'août  l42/i,  Jean,  duc  de  Bedford,  régent  de 
France  pour  son  neveu  Henri  VI  encore  enfant,  mit  sur  pied  un 
corps  d'armée  relativement  important  qui  devait  assiéger  par  terre 
le  Mont-Saint-Michel  ;  il  en  confia  le  commandement  à  l'un  de  ses 
plus  intimes  favoris,  Nicolas  Burdett,  bailli  du  Cotentin,  son  grand- 
maître  d'hôtel.  Ce  corps  d'armée  était  composé,  en  partie  de  gens 
d'armes  recrutés  spécialement  pour  cette  opération,  en  partie  de 
détachemens  fournis  par  les  garnisons  anglaises  de  basse  Norman- 
die. Dès  les  premiers  mois  du  siège,  une  bastille  fut  construite  à 
Ardevon  pour  compléter,  avec  les  forteresses  de  Tombelaine  et 
d'Avranches,le  blocus  du  Mont  du  côté  de  la  terre  ferme.  En  même 
temps,  un  écuyer  anglais,  nommé  Berlin  de  Entwistle,  lieutenant 
du  comte  de  Suffolk,  amiral  de  Normandie,  fut  chargé  d'attaquer 
cette  place  du  côté  de  la  mer.  On  a  conservé  le  compte  des  dépenses 
qui  furent  faites  à  cette  occasion  par  les  assiégeans,  et  l'on  y  voit 
que  ces  dépenses  se  montèrent  à  un  chiffre  assez  élevé. 

Charles  VU  n'abandonna  pas  les  défenseurs  du  Mont-Saint-Michel. 
On  ignore,  il  est  vrai,  les  mesures  que  prit  le  roi  de  France  pour 
venir  en  aide  à  ces  intrépides  champions  de  la  cause  nationale  en 
Normandie;  mais  on  sait  avec  certitude  qu'il  envoya  trois  fois,  pen- 
dant la  durée  du  siège,  Nicolas  de  Voisines,  l'un  de  ses  secrétaires, 
porter  des  instructions  et  des  secours  aux  assiégés.  Jean,  bâtard 
d'Orléans,  qui  allait  bientôt  s'illustrer  sous  le  nom  de  Dunois,  venait 
alors  de  succéder  dans  la  capitainerie  du  Mont  à  Jean  de  Harcourt, 
comte  d'Aumale,  tué  à  la  bataille  de  Verneuil.  Le  nouveau  capi- 
taine avait  inauguré  son  commandement  en  approvisionnant  de 
vivres  et  de  munitions  la  place  assiégée.  Grâce  à  ces  encourage- 


JEANNE    d'arc.  645 

mens  et  à  ces  renforts,  la  garnison  placée  sous  les  ordres  de  Nicole 
Paynel,  lieutenant  du  bâtard  d'Orléans,  réussit  à  reponsser  toutes 
les  attaques  des  Anglais.  Bientôt  même  elle  prit  à  son  tour  l'offen- 
sive et,  dans  les  premiers  mois  de  1Z|25,  elle  fit  une  sortie  où  le 
commandant  vn  chef  des  forces  assiégeantes,  Nicolas  Burdett,  bailli 
du  Cotentin  et  capitaine  de  la  bastille  récemment  construite  à  Arde- 
von,  fut  lait  prisonni»  r. 

Les  Anglais,  de  leur  côté,  ne  se  laissèrent  pas  décourager  par  ce 
nouvel  et  honteux  échec.  Ils  chargèrent  Robert  Jolivet,  abbé  du 
Mont-Saint-Michel,  de  prendre  en  main  la  direction  des  opérations 
du  siège,  en  remplacement  de  Nicolas  Burdett.  L'abbé  renégat  qui, 
cinq  ans  auparavant,  avait  déserté  son  poste  pour  se  mettre  au  ser- 
vice des  ennemis  de  son  pays,  fut  envoyé  en  basse  Normandie  avec 
le  litre  de  commissaire  spécial  pour  le  recouvrement  du  Mont-Saint- 
Michel.  Il  fut  autorisé  à  lever  de  nouvelles  troupes  et  à  prendre 
toutes  les  dispositions  qu'il  jugerait  convenables  pour  triompher  de 
la  résistance  des  assiégés.  En  vertu  de  ces  pleins  pouvoirs,  Robert 
eut  soin,  dès  le  début  de  sa  mission,  de  renforcer  les  gens  d'armes 
employés  au  blocus  du  Mont-Saint-Michel  du  côté  de  la  terre.  Les 
opérations  ne  furent  pas  poussées  avec  moins  de  vigueur  du  côté 
de  la  mer.  Du  17  mars  au  20  juin  l/i25,  une  flottille  imposante  fut 
rassemblée,  équipée  et  amenée  devant  le  Mont  pour  en  compléter  le 
blocus  de  concert  avec  les  troupes  de  terre.  Cette  flottille,  qui  ne  se 
composait  pas  de  moins  de  vingt  navires,  comprenait  une  «bourque,» 
deux  ((  barges,  »  deux  nefs,  huit  baleiniers  ou  galiotes  et  six  autres 
bateaux  de  moindre  tonnage.  Quelques-uns  de  ces  navires  avaient  été 
frétés  dans  les  ports  de  la  haute  ou  de  la  basse  Normandie,  à  Di-'ppe,  à 
Rouen,  à  Caen,  à  Granville,  à  Blainville  ;  mais  d'autres  étaient  de  pro- 
venance anglaise  et  avaient  été  armés  à  Londres,  à  Orwell,  à  Mill- 
brook,à  Winchelsea,à  Portsmouth,  à  Souihampton  et  à  Guernesey. 
L'un  d'eux  même  et  le  plus  considérable,  appartenait  à  la  hanse 
teu tonique  et  avait  pour  patron  un  armateur  de  Danzig.  Afin  de 
mieux  assurer  l'unité  d'action  militaire,  Jean,  duc  de  Bedford,  réu- 
nit dans  la  même  main,  à  la  date  du  21  mai  1/125,  le  commande- 
ment de  ces  forces  de  terre  et  de  mer  et  le  confia  à  l'un  des  plus 
grands  seigneurs  d'Angleterre,  Guillaume  de  la  Pôle,  comte  de 
Suffolk.  De  tels  préparatifs  indiquaient  bien  que  les  assiégeans  ten- 
taient cette  fois  un  suprême  effort,  et  l'on  voit  qu'ils  n'avaient  rien 
négligé  pour  remporter  la  victoire.  Jamais,  depuis  sppt  ans  qu'elle 
tenait  tête  à  l'ennemi,  la  poignée  de  Français  enfermés  dans  le  Mont- 
Saiul-Michel  n'avait  été  serrée  de  si  près;  jamais  elle  n'avait  été 
attaquée  ainsi  de  tous  les  côtés  à  la  fois  et  par  des  forces  aussi  écra- 
santes. 


606  REVUE    DES   DEDX   MONDES. 

Dans  une  situation  aussi  -ciitique,  les  défenseurs  du  Mont,  stimu- 
lés par  leurs  succès  anlérieurs  et  par  la  haine  impliicable  qu'ils 
avaient  vouée  aux  Anglais,  soutenus  par  leur  foi  en  k  proloction 
de  saint  Michel,  ne  dése;^pérèrentpas,  et  leur  courage  grandit  avec 
le  périL  Entourés  par  l'ennemi  d'ufi  cercle  de  fer,  en  proie  à  nue 
disette  croissante  de  Yivi-es  aussi  hian  que  de  nauniii'ons,  ils  appe- 
lèrent à  leur  aide  les  habitans  de  Saint-Malo,  leurs  voisins  et  leurs 
fidèles  alliés.  Les  Malouins ,  encouragés  sous  main  par  le  duc  de 
Bretagne,  Jean  VI,  qui  ne  craignait  rien  tant 'que  de  voir  aux  mains 
des  Aiigl.iis  l'une  des  clés  de  son  duché,,  du  côté  de  la  Normandie, 
s'encpressèrent  de  répondre  à  l'appel  des  défenseurs  du  Mont-Saint- 
Michel.  Les  marins  de  Saint-Malo  étaient  dèt^.  lors  les  premiers  cor- 
saires du  monde.  Avec  la  connivei>ce  de  leur  évêque,  le  cardinal 
Guillaume  de  Montfort.,  ils  équipèrent  une  flottille  dont  Eriand  de 
Giateaubriand,  sire  de  Beaufort,  amiral  de  Bretagne,  prit  le  com- 
mandement. Sur  ces  marches  de  Normandie  et  de  Bretagne,  non- 
seulement  la  dévotion  au  sanctuaire  de  l'archange  était  alors  de  tradi- 
tion dans  toutes  les  classes,  mais  encore  des  alliancesséculaires  avaient 
établi  les  liens  les  plus  étroits  entre  la  plupart  des  familles  fixées  sur  la 
frontière  des  deux  provinces.  Aussi  vit-on  les  plus  grands  sf'igneurs 
bretons,  les  Goyon,  les  Montauban ,  les  Mauny,  les  Coetquen,  les 
Combourg,  les  La  Yieuvil'le,  les  Tinténiac,  les  La  Bellière,  monter  à 
l'envi  sur  la  flottille  malouine  avec  le  même  élan  enthousiaste  que 
s'il  se  fût  agi  d'une  croisade.  Ln  réalité,  ils  ne  prenaient  pas  seule- 
ment les  armes  pour  venir  en  aide  à  leurs  parens  et  amis  du  Mont; 
ils  voulaient  aussi  se  venger  des  Anglais,  qui,  sans  tenir  compte  de 
la  neutralité  de  la  Bretagne,  avaient  confisqué  les  importautes  sei- 
gneuries que  beaucoup  de  grandes  maisons  de  cette  province 
possédaient  en  Normandie,  et  notamment  dans  rAvranchiu  et  le 
Colentin. 

Dans  les  derniers  joiu's  du  mois  de  juin  1/125,  la  flottille  de 
secours  vint  attaquer  à  l'improviste  les  navires  ancrés  dans  k  baie 
du  Mont-Saint-Michel.  Les  Bretons  eurent  fort  à  faire,  car  les  bâtâ- 
mens  des  Anglais  étaient  plus  hauts  que  les  leurs,  s'il  en  'faut  croire 
Le  Haud  et  d'Argentré.  Par  suite  de  cette  infériorité,  ils  se  trouvè- 
rent d'abord  en  butte  au  tir  plongeant  de  leurs  adversaires,  qui  les 
criblèrent  de  traits  et  jetèrent  sur  eux  des  pots  endammés.  Pour 
échapper  à  ce  désavantage,  les  Malouins  s'élancèrent  à  l'abordage 
la  hache  à  la  main,  a  En  ces  mêlées  sur  mer,  dit  le  vieil  historien 
d'Argentré,  cm  ne  peut  reculer  d'une  semelle,  il  fauit  mourir  sur  la 
place.  ))  11  y  eut  des  prodiges  de  bravoure  départ  et  d'autre.  Fina- 
lement, les  assaillans  trouvèrent  le  moyen  de  cramponner  les  vais- 
seaux ennemis,  qu'ils  envahirent  en  s'accrochant  aux  cordages. 


JEANNE    d'arc.  6^7 

EnITammés  par  ce  premier  succès,  encoiiTagés  sinon  soutenus  par 
les  délbrrseurs  du  Mont,  qui  pouvaient  du  haut  de  leurs  murailles 
suivre  toutes  les  phases  d'une  lutte  où  se  jouaient  leurs  destinées, 
BeauCort  et  les  siens  en  vinrent  alors  aux  mains  corps  à  corps  avec 
les  hommes  d^irmes  embarqués  sur  Ta  flotte  anglaise.  Après  beau- 
coup de  sang  vereé,  ces  hommes  d'armes  furent  réduits  à  >e  rend're, 
et  la  flotte  elle-même,  sauf  deux  ou  trois  navires  qui  prirent  le 
îarge  et  se  sauvèrent  à  force  de  voiles,  tomba  au  pouvoir  des  Bre- 
tons. «  Le  bruit  de  cette  victoire  alla  fort  loin,  dit  Bertrand  d'Ar- 
gentré,  et  de  \Tai'  firent  ces  seigneurs  un  remarquable  service  au 
ror,  dont  il  fut  très  content  et  joyeux ,  car  c'estoit  un  très  grand'  désad- 
vantage  pour  ses  affaires  si  cette  place,  qui  seul'e  lui  restoit  en  Nor- 
mandie,  eust  esté  percîue.  » 

Aucrm  document  contemporaifif  ne  donne  la  date  précise  de  cette 
glorieuse  affaire,  mais  on  voit  par  un  registre  de  comptabilité  du 
duché  de  Normandie  dont  nous  avons  publié  récemment  des  extraits 
qne  la  défaite-  navale  des  Anglais  devant  le  Îlîont-Saint-Michel  eut 
lieu  certainement  vers  la  fin  de  juin  1525.  Battu  par  mer  comme 
par  terre,  Guillaume,  comte  de  Suffolk,  chargé  par  Bedfoid  depuis 
le  2'1  mai  précédent  de  la  direction  générale  des  forces  assiégeantes, 
perdit  tout  espoir  de  succès,  et  ne  songea  plus  dès  h  rs  qu'à  se  replier 
en  bon  ordre.  Le  13  juillet  l/i25,  il  passa  pour  la  deinière  fois  à 
Ardevon  la  revue  des  troupes  employées  au  siège  du  côté  de  la 
terre  ferme;  puis  il  alla  investir  la  place  de  Mayenne,  dans  le  bas 
Maine,  dont  la  garnison,  placée  sous  les  ordres  d'un  brave  chevalier 
normand,  originaire  du  Val' de  Vire,  nommé  le  Baron  de  Coulonces, 
était  venue  plusieurs  fois  au  secours  de  INicole  Pàynel'  et  de  ses 
héroïques  compagnons  d'armes.  Ainsi  fut  levé,  au  commencement 
de  ce  même  été  de  lZr25  où  saint  Michel  allait  apparaître  à  Jeanne 
d'Arc,  le  siège  le  plus  opiniâtre,  le  plus  coûteux  et  le  plus  long  que 
les  Anglais  aient  mis  devant  le  sanctuaire  de  l'archange,  puisque  ce 
siège  i>ar  terre,  accompagné  dès  le  début  des  opéraiions  d'un  blo- 
cus par  mer,  durait  depuis  les  premiers  jours  de  septembre  de  l'an- 
née précédente,  c'est-à-dire  depuis  environ  dix  mois. 

La  perte  de  la  bataille  de  Verneuil,  livrée  le  17  août  l/i24,  avait 
été  considérée  par  les  adhérens  de  la  cause  nationale  comme  un 
revers  presque  irréparable,  et  les  historiens  ont  signalé  avec  raison 
le  profond  découragement  où  ce  désastre  avait  plongé  le  roi 
Charles  VII  et  les  Français  restés  fidèles  à  la  fortune  de  ce  prince. 
La  victoire  navale  de  la  fin  de  juin  1/125,  la  levée  du  siège  du  Mont- 
Saint-Michel,  conséquence  de  cette  victoire,  furent  les  premiers 
succès  remportés  contre  les  envahisseursdepuis  cette  journée  néfaste 
qui  ayait  coûté  la  vie  à  quekjues-uns  des  plus  illustres  champions 


6A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  roi  légitime,  notamment  au  comie  d'Aumale,  nommé  capitaine 
de  l'abbsye  en  l/i20.  On  comprend  donc  le  retentissement  profond 
qu'eurent  ces  succès  dans  toutes  les  pariiesdu  royaume  où  les  con- 
quérans  n'avaient  pas  encore  étendu  leur  domination.  Il  suffit^  pour 
se  convaincre  de  l'importance  que  l'opinion  du  temps  attacha  aux 
faits  militaires  résnmés  dans  les  lignes  qui  précèdent,  d'ouvrir  les 
chroniques  du  xv®  siècle  dont  les  plus  importantes  ont  mentionné, 
quelques-unes  avec  un  certain  détail,  le  siège  mis  devant  le  Mont  dès 
la  fin  de  lli'lli,  les  échecs  successifs  des  assiégeans  par  terre  comme 
par  mer,  la  levée  du  siège,  résultat  de  la  déroute  linale  des  Anglais 
et  couronnement  d'une  résistance  vraiment  héroïque.  Nous  ren- 
voyons donc  à  l'auteur  de  la  Chronique  de  la  Piicelle,  à  Jean  Char- 
tier,  à  Monstrelet,  au  rédacteur  de  Y Abréçjé  bourguignon^  quiconque 
nous  reprocherait  de  prêter  à  la  défaite  des  agresseurs  devant  le 
sanctuaire  de  l'archange  un  intérêt  que  cette  affaire  n'aurait  pas  eu 
réellement  pour  les  contemporains. 

A  vrai  dire,  le  siège  mis  devant  le  Mont  pendant  la  seconde  moitié 
de  Ih'lh  et  la  première  moitié  de  1^25  forme  comme  le  point  cul- 
minant de  cette  admirable  résistance  du  Mont-Saint-Michel,  qui  est, 
après  la  mission  de  Jeanne  d'Arc,  l'un  des  épisodes  les  plus  glorieux 
de  notre  histoire  militaire  au  xv''  siècle.  Que  l'on  interroge  les 
annales  de  tous  les  peuples,  et  l'on  trouvera  peut-être  difTicilement 
un  second  exemple  d'une  garnison  assiégée  ou  bloquée  sans  inter- 
ruption pendant  vingt-six  ans  et  triomphant  à  force  de  patiiotisme 
de  toutes  les  attaques.  Il  faut  rendre  à  nos  rois  cette  justice  qu'ils 
apprécièrent  dignement  ce  qu'il  y  avait  eu  de  sublime  dans  l'hé- 
roïsme de  Nicole  Paynel,  de  Louis  d'Estouteville  et  de  leurs  compa- 
gnons d'armes.  C'est  à  Louis  XI  que  revient  l'honneur  d'avoir  voulu 
éterniser  en  quelque  sorte  la  reconnaissance  nationale.  Lorsque  ce 
prince,  qui  avait  des  parties  de  grand  roi,  fonda,  le  l*'"  août  l/i69, 
un  ordre  de  chevalerie  destiné  à  récompenser  les  actes  de  vaillance, 
il  l'appela  l'ordre  de  Saint-Michel  et  en  plaça  le  siège  au  Mont-Saint- 
Michel.  Dans  l'acte  de  fondation,  le  fils  de  Charles  VII  tint  à  rappe- 
ler dès  les  premières  lignes  la  résistance  victorieuse  opposée  aux 
Anglais  par  les  défenseurs  de  la  célèbre  abbaye,  grâce  à  la  protec- 
tion de  l'archange,  «  qui,  pour  reproduire  les  termes  mêmes  des 
lettres  patentes,  son  Heu  et  oratoire  appelé  le  Mont-Saint-Michel  a 
tousjours  seurement  gardé,  préservé  et  deffendu  sans  estre  subju- 
gué ni  mis  es  mains  des  anciens  ennemis  de  nostre  royaume.  » 
Quant  au  siège  de  I/i25,  que  l'on  peut  considérer  comme  l'époque 
héroïque  de  la  défense,  le  souvenir  s'en  est  perpétué  jusqu'à  nos 
jours  dans  la  tradition  populaire,  et  maintenant  encore  le  plus  beau 
titre  d'un  gentilhomme  normand  ou  breton  est  de  compter  l'un  de 


JEANNE    d'arc.  6^9 

ses  ancêtres  parmi  les  braves  qui  contribuèrent  à  repousser  les 
assauts  des  envahisseurs. 

L'ellet  moral  produit  par  l'échec  des  Anglais  devant  le  Mont- 
Saint-Michel  fut  plus  miportant  encore  que  le  résultat  matériel. 
C'est  à  partir  de  ce  moment  que  la  croyance  populaire,  surtout 
dans  les  provinces  occideniales  du  royaume,  enrôla  définitivement 
l'archange  en  tête  des  auxiliaires  célestes  du  roi  légitime.  Quatre 
ans  plus  tard,  vers  le  milieu  de  1A29,  cette  croyance  se  manifesta 
de  la  manière  la  plus  étrange  en  Poitou  et  même  en  Breta'Tne,  oii 
l'on  voyait  d'un  fort  mauvais  œil  l'alliance  récemment  contractée 
par  le  duc  Jean  VI  avec  les  Anglais.  Aussitôt  après  la  levée  du  siège 
dOrleans,  le  bruit  se  répandit  parmi  les  habitans  de  ces  provinces 
qu'un  cavalier  armé  de  toutes  pièces  était  apparu  dans  les  airs  ;  il 
chevauchait  sur  un  grand  desirier  blanc  et  brandissait  une  épée 
nue.  On  ajoutait  que  ce  cavalier  aérien  tournait  le  dos  au  mi  !i  et 
s'avançait  du  côté  de  la  Bretagne.  Aux  environs  de  Talmont  et  dans 
plusieurs  villages  du  bas  Poitou,  on  l'avait  vu  passer  au-dessus  des 
ha  iiations.  Pendant  la  première  quinzaine  de  juin  l/i29,  l'évêque 
de  Luçon  et  deux  gentilshommes  poitevins  se  rendirent  à  la  cour 
de  Charles  VII,  où  ils  certifièrent  la  réalité  de  cette  apparition. 

Le  narrateur  inconnu  qui  nous  a  conservé  le  souvenir  de  cet 
événement  ne  prononce  le  nom  d'aucun  personnage  surnaturel; 
mais  il  est  aisé  de  reconnaître  le  chef  de  la  milice  ou  chevalerie 
céleste  dans  la  description  du  phénomène  qui  hantait  ainsi  les 
imaginations  poitevines.  Outre  que  la  couleur  blanche  de  la  robe 
du  cheval  semble  être  un  symbole  de  la  pureté  évangélique,  la 
circonstance  du  feu  nous  paraît  surtout  caractéristique.  La  symbo- 
lique <îhréiienne  prête  d'ordinaire  une  épée  de  feu  au  vainqueur  de 
Luciter,  et  les  apparitions  de  l'archange  au  Mont  passnient  au  moyen 
âge  pour  être  toujours  accompagnées  de  flamme.  D'un  autre  côté,  on 
s'explique  facilement  le  rôle  complaisant  que  joua  dans  cette  affaire 
l'évêque  de  Luçon,  quand  on  connaît  le  prélat  qui  occupait  alors 
ce  siège  épiscopal.  Ce  prélat  s'appelait  Guillaume  Goyot),  et  la 
vieilli-  lamille  chevaleresque  à  laquelle  il  appartenait,  fixée  depuis 
des  siècles  à  Matignon,  près  de  Saint-Malo,  dans  le  voisinage  de 
l'abliayp  fondée  par  saint  Aubert,  était  dévouée  entre  toutes  à  l'ar- 
change Michel  et  à  son  .sanctuaire. 

La  nouvelle  de  la  levée  de  ce  siège  fameux  dut  se  répandre  d'au- 
tant plus  facilement  et  d'autant  plus  vite  parmi  les  partisans  de 
Charles  Vil  que  les  pèlerins  qui,  mus  par  un  sentiment  de  dévotion, 
visiièrent  à  celte  date  le  sanctuaire  de  l'archange,  s'empre.ssèrent 
sans  doute  de  s'en  faire  les  propagateurs.  Une  ordonnance  de 
Henri  V,  rendue  dès  l/i2i,  avait  interdit,  il  est  vrai,  le  pèlerinage 


6ÔÛ  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

au  Mont,  mais  celle  ordonnauce  ne  fut  jamais  mise  à  ext^cution.  Un 
registre  des  sauf-conduits  délivrés  par  les  Anglais  a^x  habitans  du 
Maine  nous  uionire  les  ofïicinrs  de  Bedford  accordant,  moyi-'nnaint 
finance,  de  nombreuses  permissions  do  se  rendre  en  pèlerinage  au 
Moni-Saiiil-Micliel  vers  Ja  fin  de  J/i33,  au  momcnit  même  <jù  la 
célèbre  abbaye  était  j^oquèe  plus  éiroiieimeat  que  jamais  et  sou- 
mise à  ui]  siège  en  règle.  Telle  était  ila  vogue  de  ce  p-èJerinage 
dans  la  région  de  k  Meuse,  à  l'époque  de  la  mission  d^e  Jeanne 
d'Arc,  que  uous  voyons  Louis.,  dit  le  cardinal  de  Bar,  administra- 
teur de  Tévêché  de  Verdun,  ordonner  par  l'une  .des  clauses  4e  S(m 
testament,  daté  de  Varenn^es,  1*^  30  juiu  iZiSO,  d'envoyer  après  sa 
mort  et  à  ses  frais  un  pèlerin  à  Saint-Michel  du  Mont.  Grâce  à  cette 
ailée  et  venue,  à  cette  aflluence  de  pèlerins  accourus  de  tous  les 
points  de  la  Fjance  et  aussi  de  tous  les  pays  de  J'iEurop»^,  aflluence 
que  le  blocus  de  la  forlej-esse  avait  pu  diminuer,  sans  J'inieriMjinpre 
entièrement,  nul  doute  que  la  nouvelle  de  l'échec  subi  par  les 
Anglais  sur  un  aussi  retentissant  théâtre,  vers  le  milieu  de  J425, 
ne  S€  soit  répandue  avec  ime  rapidité  singulière  et  une  facilité 
exceptionnelle, 

Charles  YII,  d'ailleurs,  avait  trop  d'intérêt  à  porter  ces  faits  à  la 
connaissance  de  ses  partisans  pour  ne  pas  les  divulguer  par  tous 
les  moyens  qui  étaient  en  son  pouvoir.  A  cette  dat,«  de  1/125,  l'une 
des  plus  critiques  de  son  règne,  la  défaite  des  Arjglais  devant  le 
Mont-Saint- Michel,  où  le  fils  de  Charles  VI,  d'accoi-d  eu  cela  avec 
ses  contemporains,  se  plaisait  à  voir  un  miracle  dû  à  l'intercession 
de  l'archange,  protecteur  spécial  de  la  personne  et  de  la  couronne 
des  rois  de  Fiance,  la  défaite  des  Anglais  était  plus  fju'uu  succès 
matériel,  c'était  une  victoire  morale.  Il  y  avait  là  une  occasion 
unique  de  relever  les  courages  abattus  l'année  précédente  par  le 
désastre  de  Vernenil,  et  comment  ne  pas  supposer  que  la  cour  de 
Bourges  la  saisît  avec  empresseraeut?  Cette  notification  est  d'autant 
plus  vraisemblable  que  Charles  VU  avait  l'habitude,  toutes  les  t'ois  que 
ses  armes  remportaient  uu  avantage  un  peu  notable,  d'en  int'omier 
aussitôt  les  habilaus  de  ses  bonnes  villes  et  des  places  qui  lui  étaient 
restées  fidèles.  On  a  retrouvé  et  publié,  il  y  a  une  dizaine  d'an- 
nées, la  lettre,  datée  de  Loches, le  29  septembre  1/i23,  (ju'il  adressa 
aux  bourgeois  de  Lyon  pour  leur  annoncer  la  victoire  de  la  6ros- 
sinière.  Des  circulaires  du  même  genre  avaient  été  expédiées, 
deux  ans  auparavant,  à  l'occasion  de  l'affaire  de  Baugé.  Assuré- 
ment, vers  le  milieu  de  1/|25,  le  vaincu  de  Verneuil  avait  plus  de 
raisons  encore  qu'en  lA2l  et  1Ù23  de  soutenir  ou  plutôt  de  rani- 
mer les  espérances  da  ses  partisans  par  l'annonce  d'un  succès  à  la 
fois  matériel  et  moral.  11  nous  reste  malheureusement  fort  peu  d'actes 


JEANNE   d'aHC.  f^51 

émanés  de  la  chancellerie  du  jeune  roi  à  la  date  de  la  défaite 
essuyée  pr  les  Anglais  devant  le  Mout-Saint-Michei.  Toutefois,  nous 
serions  surpris  si  l'on  ne  retrouvait  pas  un  jour  quelque  document 
constatant  que  l'on  prit  alors  des  m^suLes  immédiates  pour  faire 
parvenir  celte  nouvelle  à  tous  les  défenseurs  de  la  cause  r)aiionale. 

Au  premier  rang  de  ces  défenseurs  se  trouvaient  les  habitaiis  de 
la  chàiellenie  de  Vaucouleurs.Gonmient  eesderniers  ne  se  seraient- 
ils  pas  intéressés  av^c  une  vivacité  pariiculière  au  sort  des  Fran- 
çais du  BIont-Saint-Michel?  Ils  combattaient  pour  la  môtne  cause 
dans  des  conditions  presque  identiques.  Sur  la  frontière  orientale 
du  royaume,  l'étroite  langue  de  terre  que  protégeait  l'épée 
de  Hubert  de  Baudricourt  tbrmait  le  pendant  exact  du  rocher, 
Hniite  extrême  de  la  France  au  couchant^  dont  Louis  d'Estouteville 
et  ses  con)pagnons  d'armes  s'étaient  constitués  les  gardiens.  Les 
deux  forteresses,  cernées  l'une  et  l'autre  de  tous  côtés  par  l'ennemi 
0»  par  les  alliés  de  l'ennemi,  étaient  les  derniers  boulevards  de  la 
défense  du  territoire  au  nord  de  la  Loire;  aussi  peut- on  dire,  en 
pensant  à  tant  d'analogies  matérielles  et  morales_,  qu'elles  se  len- 
daieot  en  quelque  sorte  la  main  à  travers  toute  la  largeur  de  la 
France  anglaise  qui  les  séparait. 

Comme  une  llamme  qui  brûle  d'autant  plus  que  le  foyer  où.  on  la 
comprime  est  f)Ius  resserré,  le  patriotisme  acquiert  dans  ces  petits 
refuges  et  au  milieu  de  ces  crises  une  intensité  inotiïe.  Pour  se 
faire  une  idée  juste  de  la  manrère  dont  on  vivait  alors  dans  la 
châtellenie  de  Vaucouleurs  et  au  Mont-Saint-Michel,  il  faut  se 
représenter  ce  qui  se  passe  d'ordinaire  au  sein  des  associations 
religieuses  ou  politiques  en  butte  à  la  persécution.  Dans  cfs  condi- 
tions, la  Cfimmunauié  des  épreuves  su[)printte  toutes  h-s  distances, 
rapproche  tous  Ws  âges,  confond  tous  les  rangs.  L'amour,  la  haine, 
la  crainte,  l'espérance,  la  foi  religieuse,  la  curiosité,  tous  les  senti- 
mens  du  cœur  humain  atteignent  leur  plus  haut  degré  d'énergie. La 
peur  du  danger  que  l'ora  redoute,  Je  désir  de  la  bonne  nôuveUe  que 
l'on  attend  tiennent  l'attention  saivs  cesse  en  éveil  et  fout  prêter 
l'oreille  aux  moindres  bruits  du  dehors.  On  vit  de  la  même  vie  fié- 
yrtuse,  haletante,  et  la  passion  de  chacun  s'accroît  encoixî  de  l'exal- 
tation de  tous. 

Si  (pielqn'un  pouvait  douter  de  la  sûreté  et  de  la  promptitude 
avec  laquelle  toutes  les  nouvelles,  même  les  plus  secrètes,  qui  pou- 
vaient intéresst-r  les  partisans  de  Charles  Vil,  étaient  alors  connues 
dans  la  chàtelleniede  Vaucouleurs.  qu'il  lise  la  déposition  de  Jean  de 
Metz,  dit  de  Nouillompont,dans  l'enquête  faite  sur  Jeanne  d'Arc  en 
1/156.  D'après  cette  déposition,  si  importante  à  tous  les  points  de 
vue,  dont  la  haute  autorité  ne  saurait  être  contestée  puisque  le 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

témoin  fie  qui  elle  émane  avait  élé  l'un  des  trois  premiers  compa- 
gnons de  la  l'ucelle,  Jeanne  aurait  dit  ceci  pendant  son  séjour  à 
Yaucouleurs  en  lévrier  1^'29  :  «  Il  n'y  a  personne  au  monde,  ni  roi, 
ni  duc,  rn  fille  de  roi  d'Érossr,  ni  autres,  qui  puisse  recouvrer  le 
royaume  de  Fiance.  »  Ces  mots  que  nous  avous  soulignés  u  ni  fille 
de  roi  d'Ecosse  »  fournissent  la  preuve  que  la  jeune  paysanne  de 
Domremy  éiait  dès  lors  au  courant,  quoiqu'elle  eût  quitté  son  vilhige 
depuis  quelques  jours  seulement,  des  négociations  échangées  entre 
Jacques  i*""  ei  Charles  VII  ausu)et  du  mariage  ()rojeté  de  Marguerite, 
fille  aînée  du  roi  d'hcosse,  avec  Louis,  dauphin  de  France.  Or,  nous 
avous,  aux  An  hives  nationales,  l'oiiginalde  la  procuration  donnée 
par  le  père  de  la  jeune  princesse  à  Henri,  évêque  d'Âberdeen,  pour 
traiter  de  ce  mariage,  et  cet  acte  est  daté  de  Saint-Johnston  ou 
Penh,  le  12  juillet  1428.  Par  un  autre  acte  du  19  du  même  mois, 
Jacques  l*""  prend  l'engagement  d'envoyer  sa  fille  en  France.  Enfin, 
l'inslrumeni  authentique  ()ar  lequel  (îharles  VII  constitue  à  sa  fuiure 
belle-lille  un  douaire  de  15.000  livres  tournois  de  rente  annuelle, 
porte  la  date  du  30  octobre  suivant.  Il  en  faut  conclure,  à  moins  de 
supposer  un  miracle,  qu'on  connaissait  déjà  dans  un  obscur  village 
de  la  châtellenie  de  Domremy  le  projet  de  mariage  dont  il  s'agit 
quelques  mois  à  peine  après  que  ks  premiers  pourparlers  avaient 
été  échangés. 

En  présence  de  ce  fait  et  pour  les  raisons  énumérées  plus  haut, 
on  est  amené  à  croire  que  1  élé  de  lZi25  ne  s'est  pas  passé  sans 
que  les  habitans  de  la  châtellenie  de  Vaucouleurs  aient  élé  itifrmés, 
soit  par  la  rumeur  publique,  soit  par  des  pèlerins,  soit  par  un  mes- 
sage spécial  de  leur  souverain,  du  double  écliec  sur  mer  aussi  bien 
que  sur  terre,  subi  par  les  Anglais  devant  le  Monl-Samt-Michel  vers 
la  fin  du  mois  de  juin  précédent.  On  se  figure  aisément  l'enthou- 
siasme mêlé  d'espérance  que  dut  y  exciter  cette  nouvelle,  enifiou- 
siasme  d'autunt  plus  vif  que,  dans  ce  sncoès  dont  une  abbaye  dédiée 
à  saint  Michel  avait  été  le  théâtre  et  dont  quelques-tns  d' s  plus 
dévoués  partisans  de  Charles  VII  étaient  les  héros,  personne  n'hésita 
à  reconnaître  la  main  de  l'archange  protecteur  de  la  France  et  du 
roi  légitime.  Les  défenseurs  du  lMoui  et  leurs  alliés  avaient  com- 
battu, ainsi  que  le  disait  plus  lard  Jeanne  d'Arc  au  sujet  de  ses 
propres  succès,  mais  c'est  le  chef  de  la  milice  céleste  qui  avait  rem- 
porté Va  victoire.  L'opinion  du  temps  est  (idèlenteut résnmée  dans  ce 
vers  latin  conqjosé  par  un  moine  du  Mont  Saint-Michel,  contempo- 
rain de  la  Pucelle,  à  l'occasion  d'une  autre  défaite  des  Anglais  en 
iliU: 

ParJos  jugulavit  Cancro,  Michael,  tua  virtu?. 


JEANNE    d'arc.  653 

On  se  rappela  sans  doute  avec  complaisance  que,  deux  ans  et 
demi  auparavant,  lors  du  fameux  accident  de  La  Rochelle,  les  jours 
du  dauphin  avaient  été  miraculeusement  préservés,  grâce  à  l'inter- 
cession de  ce  même  saint  Michel.  A  une  époque  où  la  croyance  au 
surnaturel  était  enracinée  dans  tous  les  esprits,  deux  marques  aussi 
insignes  de  la  protection  de  l'archange,  se  succédant  à  si  peu  d'in- 
tervalle, étaient  de  nature  à  frapper  fortement  l'imagination  des 
partisans  de  Charles  VII.  Dans  la  châtellenie  de  Vaucouleurs  en 
général,  à  Domremy  en  particulier,  ces  deux  ôvénemens  étaient 
appelés  à  produire  un  effet  d'autant  plus  grand  que  le  patriotisme 
des  habitans  de  cette  région  et  de  ce  village  était  alors  soumis  à  de 
plus  rudes  épreuves. 

Si,  comme  nous  croyons  l'avoir  rendu  au  moins  très  vraisem- 
blable, l'affaire  de  juin  ll\2b  a  déposé  dans  l'âme  de  la  jeune  inspi- 
rée la  première  semence  de  sa  mission,  il  ferait  surprenant  que 
notre  héroïne  n'eût  jamais  manifesté  l'intention  devenir  au  secours 
du  Mont-Saint-Michel.  Cette  intention,  nous  allons  prouver  que 
Jeanne  l'a  eue,  en  effet,  et  qu'il  n'a  fallu  rien  de  moins  que  le  mau- 
vais vouloir,  l'opposition  systématique  des  conseillers  de  Charles  \1I, 
pour  l'empêcher  de  la  réaliser.  Il  est  à  remarquer  d'abord  que, 
dans  le  cours  de  ses  expéditions  militaires,  elle  témoigna  toujours 
une  sympathie  spéciale  aux  capitaines  qui  s'étaient  signalés  par 
leur  zèle  à  concourir  à  la  défense  du  Mont.  De  ce  nombre  étaient 
Ambroise  de  Loré,  maréchal  de  Jean  II,  duc  d'Alençon,  et  Jean  de 
La  Haye,  baron  de  Coulonces.  De  iZilS  à  l/i29,ces  deux  intrépides 
partisans  n'avaient  pas  cessé  de  guerroyer  contre  les  envahisseurs 
dans  l'Avranchin  et  sur  les  frontières  du  Maine.  Aussi  les  trouve- 
t-on  au  premier  rang  dans  les  plus  glorieuses  campagnes  de  la 
Pucelle,  sur  )a  Loire,  à  la  chevauchée  de  Reims  et  à  l'assaut  de 
Paris.  Le  bâtard  d'Orléans  fut  aussi  honoré  de  toute  la  confiance  de 
Jeanne;  or  le  bâtard,  après  la  mort  de  Louis  de  Harcourt  et  à  la 
suite  du  désastre  de  Verneuil,  avait  été  pendant  quelque  temps  à 
la  tête  de  la  garnison  du  Mont-Saint-Michel.  Quant  à  Arthur  de 
Richement,  dont  les  efforts  tendaient  depuis  1426  à  dégager  la  for- 
teresse bas-normande,  la  libératrice  d'Orléans  l'accueillit  avec  em- 
pressement lorsqu'il  vint  offrir  son  concours,  quoiqu'il  fût  alors  en 
pleine  disgrâce,  et  au  risque  d'encourir  le  courroux  de  La  Trémouille, 
ennemi  personnel  du  connétable. 

Mais  l'homme  de  guerre  que  la  Pucelle  admit  dans  son  intimité 
par-dessus  tous  les  autres, ce  fut  le  duc  d'Alençon.  Le  «  beau  duc» 
ou  le  «  gentil  duc,  »  comme  Jeanne  aimait  à  l'appeler  familière- 
ment, fut  redevable  de  cette  préférence  d'abord  à  son  titre  de 
gendre  du  duc  d'Orléans,  prisonnier  des  Anglais,  ensuite  à  l'appui 


66 A  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

exceptioainel  qu'A  avait  prêté  à  la  garnison  du  Mo  rit-Saint-Michel  jus- 
qu'au moment  où  il  avait  été  fait  priso©iûier  à  la  bataille  de  Yer- 
neuil.  Aussi  n'est-il  pas  étoiniiant  qu'aussitôt  après  la  délivrarice 
d'Orléans  et  le  sacre  de  Charles  \ill  à  Reiims,  Jean  II  et  sooi  amie, 
forcés  de  renoncer  à  leur  entreprise  contre  Paris,  aient  conçu  le 
projet,  en  octobre  lZi*29,  de  porter  secours  aux  défenseurs  du  sanc- 
tuaire de  l'archange.  Ce  projet  se  comprend  d'autant  mieux  que 
les  Anglais  faisaient  alors  des  préparatifs  formidables  pour  sou- 
mettre de  nouveau  le  Mont- Saint-Michel  à  un  siège  en  règle.  Voici 
en  quels  termes  un  chroniqueur,  particulièrement  bien  informé  sur 
les  faits  du  duc  d'Alençon  et  delà  Pucelle,  Perceval  de  Cagny,  pai'le 
de  l'expédition  projetée  : 

tt  Le  duc  d'Alençon  avoit  to'jjours  été  dans  la  compagnie  de  la 
Pucelle  et  l' avoit  con^luite^en  faisant  le  chemin  du  couronnement 
du  roi,  à  la  cité  de  Reims  et  eu  venant  dudit  heu  à  Paris»  Quand  le 
roi  fut  venu  audit  lieu  de  Gien,  ledit  duc  d'Alençon  s'en  alla  devers 
sa  femme  et  en  sa  vicomte  de  Beaumont  et  les  autres  capitaines 
chacun  en  sa  frontière.  Et  la  Pucelle  demeura  devers  le  roi,  moult 
ennuyée  du  départ  et  spécialement  du  duc  d'Alençon,  qu'elle  aimoit 
très  fort  et  faisoit  pour  lui  ce  qu'elle  n'eût  fait  poui*  un  autre.  Peu 
de  temps  après,  ledit  duc  d'AlençoQ  assembla  gens  pour  entrer  au 
pays  de  Normandie,  vers  les  marches  de  Bretagne  et  du  Maine,  et, 
pour  ce  faire,  requit  et  fit  requérir  le  roi  qu'il  lui  plût  lui  bailler  la 
Pucelle  et  que,  par  le  moyen  d'elle,  plusieurs  se  mettroient  en  sa 
compagnie,  qui  ne  se  bougeroient  si  elle  ne  taisoit  le  chemin.  Mes- 
sire  Regnault  de  Chartres,  le  seigneur  de  la  Tremouille,  le  sire  de 
Gaucourt,  qui  gouvernoit  alors  le  corps  du  roi  et  le  fait  de  sa 
guerre,  ne  voulurent  jamais  consentir  ni  faire  ni  souflVir  que  la 
Pucelle  et  le  duc  d'Alençon  fussent  ensemble,  et  depuis  ledit  duc  ne 
la  put  recouvrer.   » 

Comme  le  chroniqueur  n'a  pas  désigné  expressément  le  Mont- 
Saint-Michel,  les  historiens  n'ont  pas  pris  garde  jusqu'à  présent  à 
ce  curieux  passage.  Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  ces  mots  : 
((  entrer  au  pays  de  Normandie,  vers  les  marches  de  Bretagne  et 
du  Maine,  »  indiquent  un  projet  d'expédition  dans  l'Avrancbin.  11 
est  évident  que  des  forces  françaises  opérant  dans  cette  région 
devaient  avoir  pour  premier  et  principal  objectif  de  dégager  com- 
plètement le  Mont-Saint-Michel,  afin  de  s'en  faire  ensuite  une  base 
d'opérations.  Combien  on  doit  regretter  que  la  jalousie  de  La  Tre- 
mouille ait  opposé  un  obstacle  insurmontable  à  l'accomplissement 
de  ce  dessein!  A  cette  date,  la  nouvelle  des  victoires,  des  succès 
merveilleux  de  la  Pucelle  avait  déjà  fait  courir  dans  le  pays  compris 
entre  la  Seine  et  le  Couesnon  un  frémissement  d'espérance.  Des 


JEANNE  d'arc,  655 

complots  patriotiques  avaient  éclaté  à  Rouon  et  à  Cherbourg,  *ux 
deux  extrémités  de  la  province.  Une  paniqoe  générale  s'était  empa- 
rée des  soldats  anglais;  il  avait  fallu  leur  interdire  l'accès  des  ports 
du  littoral,  où  ils  couraieint  en  foule,  alTolés  par  la  peur,  po^jir  se 
rembarquer  et  iregagmer  lem  lie  ;  à  voir  TeiffapeaBaent  de  'Ces  déser- 
teurs, il  eût  semblé  qu'ils  avaient  le  diable  à  leurs  trousses.  Sup- 
posez le  coi'ps  expédiiionnaii-ie  rassemblé  par  «  le  beaudu^,  »  pro- 
fitant d'un  tel  désarroi  pour  pénétrer  dans  l'Avranchin  et  faire  sa 
jonction  avec  les  défenseurs  du  Mont,  qui  ne  sent  qu'électrisée  à 
l'appel  de  Jeaune,  domptée,  mais  non  -soumise,  la  Normandie  toMt 
entière  se  serait  aussitôt  soulevée  pour  cbasser  les  envahisseurs? 

Quoi  qu'ii  en  soit,  on  dirait  que,  daâis  la  seconde  moitié  du  xv*  siè- 
cle comme  dans  la  premièi'e,  dans  la  gluire  aussi  bien  que  dans 
l'épreuve,  Jeanne  d'Ai'c  et  le  Mont-Saint-Mïchel  oait  eu  en  quelque 
sorte  leurs  destinées  insépai'abies  ;  et  les  deux  rapprochemens  qui 
s'offrent  à  ce  point  de  vue  aux  réflexions  de  l'historien,  pour  être 
fortuits  jusqu'à  un  certain  point,  n'en  sont  pas  moins  cuaieux.  De 
1A52  à  145(5,  quand lon  procéda  à  la  réhabilitatiioiiii  de  la  victime  de 
Pierre  Cauchon,  de  la  martyre  du  Vieux-Marché,  ce  fut  un  abbé  du 
Mont-Saint-Michel,  ce  fut  un  iîrère  de  Louis  d'Esitouteville,  capitaine 
du  MoDt  pendanit  trente-newf  ans,  en  d'autres  tei'raes,  ce  fut  le  car- 
dinal Guillaume  d'Estouteville,  archevêque  de  Bouefn,  qui  remplit 
l'office  de  promoteur  du  prO'C&s,  qui  présida  les  prejniières  enquêtes 
et  eut  la  gloire  d'attachei'  son  nom  à  cette  œuvre  réparatrice.  Et 
lorsque,  quelques  années  plus  tâ.rd,  en  lZi69,  Louis  XI  fonda  l'ordpe 
de  Saint-Michel  et  en  plaça  le  siège  dans  l'abhaye  située  au  périi 
de  la  mer,  il  ne  se  proposa  pas  seulementt  d'honorer  3e  tout-puis- 
safflt  protecteur  dont  l'iinvisible  épée  avait  protégé  son  sanctuaire 
contre  toutes  des  attaques  des  Anglais  :  il  voulut  aussi,  il  est  permis 
de  le  croire,  témoigner  avec  éciat  sa  gratitude  eovere  l'archange 
qui  avait  été  le  principal  iospirateuir  de  la  «nissioia  de  lea>nne  d'Airc 
et  par  suite  le  dispeasateir  du  salut  de  la  France. 


lY. 


Les  recherches  qui  précèdent  n'ont  eu  et  ne  pouvaient  avoir  d'autre 
but  que  de  signaler  les  origines  humaines,  historiques  de  la  mis- 
sixwade  la  libératrice  d'Orléans.  Ce  but  a  été  atteint  si,  saus  amoin- 
drir l'incomparable  grandeur  de  cette  missiou  et  de  l'héroïne  qui 
a  su  l'accomplir,  nous  avons  réussi  à  faire  mieux  comprendre 
l'épisode  le  plus  prodigieux  de  notre  histoire  et  de  toutes  les  his- 
toires. Quant  aux  origines  célestes,  divines,  dont  les  biographes 


556  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Pucelle  se  sont  presque  exclusivement  préoccupés  jusqu'à  ce 
jour,  c'est  Jeanne  elle-même  qui  les  a  affirmées  jusqu'à  la  mort,  et 
personne  n'a  le  droit  de  mettre  en  doute  la  sincérité  de  son  témoi- 
gnage. Le  seul  rôle  qui  convienne  à  la  critique  est  de  rendre 
hommage  à  cette  sincérité,  en  réservant  la  question  de  la  réalité 
objective  des  faits  miraculeux  attestés  par  l'accusée  de  Rouen  dans 
ses  dépositions.  On  admet  ou  on  rejette  un  miracle,  on  ne  l'ex- 
plique pas. 

Toutefois,  si  l'histoire  doit  prudemment  se  garder  de  toute  intru- 
sion dans  le  domaine  du  surnaturel,  il  ne  lui  est  pas  interdit  de 
travailler  à  en  éclairer  les  abords.  Les  théologiens  qui  font  autorité 
semblent  convier  la  science  à  cette  libre  recherche,  puisque  c'est  un 
de  leurs  axiomes  que  la  grâce  bâtit  presque  toujours  sur  la  nature. 
Envisagée  à  ce  point  de  vue,  la  mission  de  Jeanne  d'Arc  est  comme 
un  arbre  merveilleux  dont  la  cime  monte  jusqu'au  ciel,  mais  dont 
les  racines  plongent  dans  un  milieu  réel  que  la  critique  a  pour  tâche 
de  reconstituer.   Cette   reconstitution  patiente,  minutieuse,  nous 
avons  tenté  de  la  faire  dans  le  cours  de  ce  travail,  autant  du  moins 
que  la  pénurie  des  documens  nous  l'a  permis. 

Pour  résumer  en  deux  mots  cet  essai,  nous  nous  sommes  efforcé 
de  montrer  que  les  premières  apparitions  du  chef  de  la  milice  céleste 
à  la  Pucelle  ont  suivi  de  très  près  des  faits  tels  que  le  miracle  de 
La  Rochelle  et  la  défaite  des  Anglais  devant  le  sanctuaire  de  l'ar- 
change, faits  où  la  foi  populaire  en  la  prote:tian  spéciale  de  Dieu 
SUT  Charles  VII  et  la  cause  du  roi  légitime  par  l'entremise  de  saint 
Michel,  venait  de  trouver  une  confirmation  éclatante.  Il  est  facile 
d'miaginer  l'impression  profonde  que  ce  concours  de  circonstances 
a  pu  produire  sur  l'âme  la  plus  compatissante,  la  plus  croyante,  la 
plus  héroïquement  enthousiaste,  sur  le  cœur  le  plus  français  qui  fut 
jamais.  Aussi,  sans  établir  précisément  un  rapport  de  cause  à  effet 
entre  des  événemens  d'un  caractère  purement  humain  et  des  phé- 
nomènes de  l'ordre  surnaturel,  il  importait  peut-être  de  constater 
l'étroite  connexité,  au  moins  topographique  et  chronologique,  qui 
relie  les  seconds  aux  premiers.  Sans  contredit,  la  partie  miracu- 
leuse de  la  mission  de  Jeanne  d'Arc  échappe  essentiellement  à  l'in- 
vestigation scientifique,  et  pourtant  qui  donc  oserait  affirmer  d'une 
manière  absolue  que  les  faits  exposés  ci-dessus  n'ont  pas  contribué 
dans  une  certaine  mesure  à  soulever,  sur  les  sublimes  hauteurs 
où  la  religion  et  le  patriotisme  devaient  la  transfigurer,  la  jeune 
paysanne  de  Domremy  ? 

SiMÉON    LUCE. 


LA 


FOMATIOI  DE  LA  HOUILLE 


Mémoire  sur  la  formation  de  la  houille,  par  M.  L    Grand'Eury,  extrait  des  Annales 
des  mines.  Paris,  1882. 

On  a  dit  que,  de  nos  jours,  la  houille  était  la  souveraine.  Par  elle 
marche  la  vapeur,  s'allume  le  gaz;  par  elle  s'alimentent  les  usines, 
le  métal  s'épure  et  se  transforme;  une  foule  de  produits  secon- 
daires, l'asphalte,  le  pétrole,  les  substances  colorantes  les  plus 
riches  se  tirent  de  la  houille. Toute  l'industrie  moderne  vit  par  elle, 
et  la  puissance  des  nations  se  mesure  cà  la  quantité  de  houille  que 
recèle  leur  sol.  Pourtant  cet  empire  est  nouveau;  ce  n'est  que 
réceiimieiit  qu'on  s'est  avisé  de  faire  de  cet  élément  l'assise  d'une 
civilisation,  la  plus  active,  la  plus  féconde  en  inventions  matérielles 
de  celles  qui  ont  jamais  éclos  sous  le  soleil,  depuis  les  jours  de  l'an- 
tique Orient.  Cette  portée  immense  du  combustible  minéral  s'atté- 
nue pourtant  avec  rapidité  et  disparaît  même  aussitôt  qu'on  quitte 
notre  siècle  pour  interroger  ses  devanciers.  11  en  est  à  peine  ques- 
tion chez  les  anciens,  et  l'on  feuilleiterait  tout  Plitie  avant  de  saisir 
dar.'S  son  livre  autre  chose  que  de  vagues  notions  d'une  pierre 
nommée  «  anthracite,  »  à  laquelle  l'auteur  attribue  des  propriétés 
imaginaires. 

Les  mines  de  houille  ou  de  charbon  de  terre  ont  été  d'abord  et 

longtemps  exploitées  sur  une  petite  échelle  en  vue  de  la  satisfaction 

des  besoins  locaux,  pour  les  forges,  les  fours  à  chaux  et  les  usages 

domestiques.  Lon^^temps  aussi  la  gran  le  iniuslrie  les  dédaigna  ou 

TOMB  uv.  —  1882,  42 


658  ÎIETTE    DES   DEirX   MONDES. 

les  négligea.  Il  lui  en  aurait  trop  coulé  d'y  avoir  recours.  Une  exploi- 
tation régulière  des  combustibles  enfouis  aurait  exigé  des  travaux 
hors  de  proportion  avec  les  ressources  dont  elle  disposait.  A  l'au- 
rore des  tein[)S  modernes,  lorsque'  la  métallurgie,  la  fabrication  du 
verre,  des  briques,  les  constructions  et  les  ateliers  prirent  un  essor 
qui  ne  s'est  plus  arrêté,  c'est  d'abord  et  avant  tout  aux  forêts  que 
l'on  s'adressa,  et  les  déboisemens  qui  affligent  certaines  régions 
françaises  datent  beaucoup  plus  de  cette  époque  que  des  excès  qui 
suivirent  la  révolution,  comme  on  se  le  figure  généralement.  Les 
forêts  ime  fois  ravagées  et  l'essor  industriel  continuant,  il  fallut 
bien  en  venir  à  ce  qu'on  nommait  le  charbon  fossile.  Alors  seule- 
ment on  songea  à  en  exporter  des  quantités,  d'abord  assez  faibles, 
des  pays  producteurs  qui  regorgeaient  de  cette  substance  chez 
ceux  qui  en  manquaient  ou  qui  n'avaient  pas  encore  appris  à  en  uti- 
liser l'emploi.  C'est  à  1769  seulement  que  M.  Simonin  (1)  fait  remon- 
ter les  premiers  arrivages  de  charbon  de  pierre,  expédiés  de  Newcastle 
à  Paris  pour  remédier  à  la  cherté  du  bois. 

A  cette  époque,  la  science  avait  déjà  fixé  les  yeux  sur  le  charbon 
minéral  ;  elle  se  préoccu])àit  d'en  expliquer  la  nature  et  l'origine. 
C'est  au  commencement  du  xvm  siècle  que  l'on  doit  placer  la  pre- 
mière tentative  rationnelle  de  ce  genre;  elle  est  due  à  l'un  des  Jus- 
sieu,  qui  présenta,  en  1718,  à  l'Académie  des  sciences  un  mémoire 
intitulé  :  Ejamm  des  caunes  des  impressions  de  plantes  marquées 
sur  certaines  pierres  des  encirons  de  Saint- CJmumotU  dans  le 
Lymmûis,  Plus  de  cent  cinquante  ans  d'^vaient  s'écouler  avant  que 
le  dernier  mot  fût  dit  sur  cette  qiiiestimi  de  la  formation  des  houilles, 
résolue  maintenant  grâre  aux  recherches  de  M.  Grand'Ëury;  mais 
si,  au  début,  elle  paraissait  simple  à  bien  des  égards,  elle  était,  au 
fond,  si  complexe  et  entravée,  on  peut  \<q  dire,  de  tant  de  prélimi- 
naires que  l'intervalle  écoulé  depuis  la  première  intuition  jus- 
qu'aux claités  déiinilives  ne  semblera  pas  trop  long  lorsque  nous 
aurons  exposé  toutes  les  diiïiculiés  de  i'œuvre  qu'il  s'agissait  d'ac- 
complir. 

1. 

Pour  expliquer  le  charbon  de  pierre,  avant  même  de  cherchera 
comprendre  son  mode  de  formation,  il  se  présentait  une  première 
alternative  à  résoudre  :  cette  substance  était-elle  un  minéral  direc- 
tement engendré  par  le  sol  ou  bien  un  produit  assimiL-ible  à  celai 
que  l'homme  relire  de  la  ccmibusiion  du  bnis?  —  En  allant  au  fond 
des  choses,  comme  on  peut  le  faire  actuellement,  on  aurait  vu  que 

(Ij  Im  Vie  Souterraine,  ou  les  Mines  et  les  Mineurs,  par  L.  Simonâa.  Paris,  18G7, 


LU    FORMATION    DE    LA   HOUILLE.  659 

l'une  ou  l'autre  de  ces  propositions,  qui  semblent  s'exclure,  ne  tra- 
duit pourtant  qu'une  part  de  la  vérité,  et  si  le  charbon  de  pierre 
résulte  réellement  de  végétaux  accumulés  et  stratifiés,  il  n'est  cepen- 
dant devenu  ce  dju  il  est  qu'a  la  suite  d'une  opération  chinnque  qui 
lui  a  communiqué,  en  le  transformant,  les  propriétés  d'une  sub- 
stauce  inorj:anrque  spéciale;  en  uu  mot,  le  charbon  de  pierre  est  un 
fossile  véritable,  non  pas  au  sens  qu'avait  ce  terme  pour  les  natu- 
ralistes du  siècle  dernier,  celui  de  pierre  ou  corps  minéral  enfoui, 
mais  avec  la  signification  modeine  de  la  dépouille  d'un  organisme 
«  minéi'alisé  »  et  plus  ou  moins  converti  eu  un  corps  inerte  destiné 
à  ne  plus  éprouver  de  changement. 

Jussieu,  à  une  époque  où  l'on  invoquait  encore  les  forces  aveu- 
glas et  les  jeux  de  la  nature  pour  avoir  la  clé  de  ce  qui  semblait 
incompréhensible,  dénonça  l'origine  végétale  du  charbon  de  pierre, 
mais  l'opinion  contraire  ne  fut  pas  renversée  pour  cela.  De  nos 
jours  eniore,  elle  a  tenté  certains  esprits,  qui  ont  voulu  expliquer  la 
formation  de  la  bouille  par  des  précipitations  de  l'atmosphère  se 
dépouillant  du  carbone  qu'elle  aurait  origr»ai rement  contenu.  Une 
pareille  hypothèse  n'a  rencontré  de  défenseurs  que  pa»-mi  ceux 
qu'attire  le  paradoxe  et  qui  mettent  à  fuir  la  vérité  autant  d'achar- 
nement que  d'autres  à  la  poursuivre. 

Le  père  de  la  botanique  irançaise  (1)  visita,  en  revenant  d'Espagne, 
les  environs  de  Saint-Cbaumont;  il  recueillit,  le  long  de  la  petite 
rivièie  de  Giès^une  infinité  d'empreintes  végétales  des  plus  variées 
et  dilféreuites  de  toutes  les  plantes  que  l'on  rencontre  en  France. 
Il  lui  semblait,  dit-il  lui-même  fort  élégainniîent,  herboriser  dans  un 
monde  nouveau,  lil  remarqua,  non-seulea)ent  que  ces  empreintes 
se  rapportaient  bien  à  des  plantes  véritables  et  que  les  plaques 
dont  elles  parsemaient  la  surface  étaient  d'autant  plus  noires  et 
bitumineuses  qu'elles  étaient  plus  voisines  du  lit  de  charbon,  mais 
encore  en  séparant  ces  feuillets  schisteux  empruntés  «  à  la  plus 
ancienne  bibliothèque  du  monde,  »  il  comprit  fort  bien  que  ces 
plantes  n'existaient  plus,  ou  bien,  ajoutait-il,  qu'elles  n'existaient 
que  dans  des  pays  si  éloignés  que,  sans  la  découverte  de  ces  em- 
preintes, on  ne  saurait  en  avoir  la  connaissance.  —  Quelle  justesse 
de  j>ensée  à  une  époque  où  la  botanique  était  dans  l'enfance  et  le 
sol  terrestre  à  peine  exploré!  On  ne  pouvait  savoir  elfectivement  si 
ces  espèces  :»p|)artenaient  réellement  au  passé  ou  bien  si  l'on  avait 
des  chances  de  les  retrouver  vivantes  quelque  part,  soit  en  Amé- 

(1)  Anu.fue  de  Jussieu,  Tié  à  Lyon  en  H'M,  mort  en  1758;  il  ôtait,  frère  aîné  de  Ber- 
»ard  de  Jussieu,  devenu  plus  célèbre  que  lui,  et  oncle  d'Antoine-Laurent,  mort  à 
Paris  en  iX'H'i,  i\  la^e  de  quatre-viiifi:t  huit  ans.  Le  fils  de  celui-ci,  AJrien  de  Jussieu, 
proft'sseur  de  bo'aniqne  au  Miipéum  comme  ««n  frère,  a  été  le  dernier  représentant 
de  celle  dynastie  de  savans,  dont  la  France  a  le  droit  de  se  g-lorifier. 


660  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riqiie,  soit  dans  le  fond  de  l'Asie.  Du  reste,  avec  son  coup  d'œil 
exercé,  le  savant  français  n'a  pas  manqué  de  reconnaître  des  fou- 
gères; elles  lui  semblent  même  voisines  de  celles  que  Plumier 
venait  de  r.-ipporter  des  Antilles;  en  outre,  il  a  observé  des  formes 
rappelant  les  palmiers  ou  d'autres  arbies  exotiques.  D'ailleurs  ce 
sont  bien  des  empreintes,  et  les  échantillons  sont  toujours  couchés 
à  plai  comme  dans  un  herbier  et  jamais  repliés  en  désordre.  Telles 
sont  les  (»bservati()ns  de  Jussieu,  dont  on  ne  saurait  trop  admirer  la 
pénétration.  Mais  il  ne  se  contente  pas  d'observer;  il  veut  encore 
remonter  aux  causes,  et,  sur  ce  terrain  mouvant,  près  d'un  siècle 
avant  que  la  géologie  rationnelle  ait  été  fondée,  livré  k  son  seul 
instinct,  comment  va  faire  ce  savant  si  ingénieux  pour  imaginer  un 
système  plausible?  —  Ces  plantes  inconnues  à  l'Europe,  elles  n'ont 
pu  venir  que  des  pays  chauds;  l'idée  d'un  passé  du  globe  anté- 
rieur à  l'homme  n'existe  pas  :  comment  concevoir  ce  transport?  La 
mer  seule  a  pu  l'opérer.  Bernard  Palissy  a  eu  raison;  la  mer  et  les 
courans,  en  recouvrant  nos  continens,  y  ont  déposé  les  plantes  et 
les  coquillages  que  l'on  observe  à  l'état  de  pétrifications,  quelque- 
fois avec  une  extrême  abondance.  Les  courans  auront  entraîné  de 
loin  ces  pUnies  flottantes  pour  les  déposer  en-uite  sur  des  fonds 
argileux  et  les  recouvrir  de  limon.  Sans  recourir  à  des  boulever- 
semens  ni  même  au  déluge  universel,  il  est  évident  pour  Jussieu 
que  la  plu[)art  des  tenvs  habitées  ont  été  originairement  occupées 
par  la  mer.  Il  pensait  être  hardi  en  avançant  que  ces  restes  de 
plantes  étaient  renfermés  entre  deux  feuillets  «  depuis  peut-être 
plus  de  trois  mille  ans.  »  La  notion  du  temps,  en  géologie,  était 
encore  nulle,  et  un  siècle  entier  devait  s'écouler  avant  qu'elle  pût 
s'établir.  Maintenant  encore,  en  dehors  des  géologues  de  profes- 
sion, combien  de  savans  l'ignorent  ou  gardent  à  son  endroit  une 
incurable  détiance! 

Cinquante  ans  après  Jussieu,  les  idées  sur  la  nature  du  charbon 
de  pierre  n'avaient  rien  gagné  en  étendue  ni  en  précision.  Valmont 
de  Bomare,  en  1769  (1),  croit  cependant  à  l'origine  végétale  de  la 
houille, dont  il  ne  distingue  pas  d'ailleurs  le  li  gnite,  et.pour  e>pli- 
quer  la  formation  du  charbon  minéral,  il  admet  d'une  façon  géné- 
rale l'en  foui■^sement  de  forêts  d'arbres  résineux  par  suite  des  révo- 
lutions arrivées  à  noire  globe. 

BulTon,  dans  ses  Époques  de  la  nature^  en  1778,  il  est  juste  de 

(I)  Dictionnaire  raisonné  universel  d'histoire  naturelle,  par  M.  Valmont  de  Boinare. 
Paris,  17(,9,  t.  t,  p.  26.  —  L'article  de  ['Encyclopédie  de  Diderot  (in-f,  t.  m  de  la 
3*  édition.  Livou'-ne,  1771.  Article  Charbon  minéral),  dû  à  la  plume  du  baron  d'Hol- 
bach, reproduit  textuellement  le  pas-age  de  Valmont  de  Bomare;  mais  l'Encyclopédie 
étant  de  beaucoup  antérieure  au  Dictionnaire  de  Bomare,  c'est  à  elle  sans  doute  que 
ce  dernier  auteur  aura  emprunté  son  article. 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  661 

le  reconnaître,  fit  faire  un  pas  à  cette  question  des  houilles.  Il  alla 
aussi  loin  que  l'intuition  seule,  dépourvue  de  méthode  et  de  recher- 
ches analytiques,  pouvait  le  permettre.  Les  veines  de  charbon, 
d'après  lui,  doivent  leur  oi'igine  aux  premiers  végétaux  que  la 
terre  ait  formés.  Les  eaux  encore  tièdes  couvraient  alors  la  plus 
grande  partie  de  la  surface  terrestre,  à  l'exception  de  quelques  îles 
qui  se  penp'èi'cnt  dès  les  premiers  temps  d'une  infinité  d'arbres  et 
de  plantes,  dont  les  débris  entraînés  formèrent  des  dépôts  de  ma- 
tières végétales  sur  une  foule  de  points. 

La  science  actuelle,  si  l'on  reste  dans  les  généralités,  ne  tient 
guère  un  autre  langage,  et  les  vues  de  Buffon  éfaient  sages,  à  la 
condition  toutefois  de  n'entrer  dans  aucun  des  détails  qui  sont  du 
domaine  de  l'analyse.  Les  radeaux  du  Mississipi,  les  arbres  char- 
riés par  l'Amazone  jusqu'à  son  embouchure  sont  ici  invoqués  en 
témoignage,  làen  que  la  constitution  insulaire  des  terres  d'alors, 
établie  par  Bullon,  dût  paraître  incompatible  avec  l'existence  des 
fleuves  énormes  dont  il  admettait  l'action.  Mais  l'esprit  ne  se  préoc- 
cupait pas  encore  de  semblables  contradictions  et  la  science  était 
loin  d'avoir  acquis  le  degré  de  précision  qui  la  caractérise  de  nos 
jours  et  qu'elle  doit  à  l'habitude  d'observer,  à  la  nécessité  où  elle 
se  trouve  de  spécialiser,  en  les  serrant  de  près,  les  questions 
abordées  par  elle.  BnfTon  accordait  libéralement  vingt  à  vingt-cinq 
mille  ans  de  durée  à  cet  âge  de  la  houille  sur  lequel  aucune  éva- 
luation n'oserait  porter  maintenant  de  peur  de  demeurer  trop 
faible.  11  s'écartait  moins  de  la  réalité  en  prenant  les  savanes 
noyées  de  i'Orénoque ,  peuplées  de  palmiers ,  entourées  d'une 
ceinture  de  hautes  forêts,  jonchées  d'arbres  décrépits,  comme 
devant  offrir  un  tableau  comparable  à  celui  que  présentait  la  terre 
à  l'époque  car-bonilère.  Ne  semble-t-il  pas  l'écho  fidèle  des  impres- 
sions de  notre  siècle  lorsqu'il  dit  des  mines  de  charbon  :  «  Ce  sont 
des  trésors  que  la  nature  semble  avoir  accumulés  d'avance  pour  les 
besoins  à  venir  des  grandes  populations:  plus  les  hommes  se  mul- 
tiplieront, plus  les  forêis  diminueront;  les  bois  ne  pouvant  plus 
suffire  à  leur  consotnmaiion,  ils  auront  recours  à  ces  immenses 
dépôts  de  matières  combustibles  dont  l'usage  leur  deviendra  d'au- 
tant plus  nécessaire  que  le  globe  se  refroidira  davantage.  »  Ce  que 
prévoyait  Buffon  est  en  train  de  s'accomplir.  Puisse-t-il  avoir  eu  le 
coup  d'œil  aussi  prophétique  en  terminant  ainsi  :  «  ...  Néanmoins, 
ils  ne  les  épuiseront  jamais,  car  une  seule  de  ces  mines  de  charbon 
contient  peut-être  plus  de  matière  combustible  que  toutes  les  forêts 
d'une  vaste  contrée.  »  L'assertion  est  exacte  en  supprimant  le 
«  peut-être,  »  et  pourtant  nous  en  sommes  déjà  à  nous  demander 
si  les  houilles  ne  s'épuiseront  pas  d'ici  à  quelques  siècles,  ei  com- 
ment fera  l'homme  une  fois  dénué  de  cette  ressource  dont  il  use  à 


(562  REVOE    DES    DEUX    MONDE8. 

outrance  sans  s'inquiéter  de  l'avenir.  On  poursuit  le  rêve  d'obtemr 
par  l'électricité  un  moteur  plus  énergique  que  la  vapeur  et  une 
lumière  plus  vive  que  celle  du  g-az,  en  dehors  de  toute  dépense  de 
coinbusnhie.  Mais  nous  ignorons  encore  si  les  essais  aboutiront 
jamais  dans  cette  direction  à  des  résultats  pratiques  et,  comme  des 
prodigues  qui  ne  voient  que  le  présent,  nos  générations  insouciantes 
poursuivent  leur  route  en  usant  des  élémens  qu'elles  ont  sous  la 
main. 

II. 

Avec  BufTon  se  terminent  les  tentatives  d'explication  sur  la  nature 
et  l'origine  du  charbon  de  pierre  par  la  méthode  intuitive,  comme 
si  la  science  livrait  jamais  ses  secrets  à  ceux  qui  s'obstinettt  à  vou- 
loir les  deviner  du  premier  coup.  U  existe  urne  méthode  plus  sûre 
bien  que  plus  longue,  celle  de  l'observation,  de  l'analyse  patiente 
qui  divise  les  ternies  du  problème  pour  les  reprendre  um  à  un  et  se 
borner  à  des  résultats  partiels  avant  d'atteindre  à  on  ensemble  déC- 
nitif.  Peu  de  temps  après  BulTon  ou  même,  à  côté  de  lui,  des  savans 
plus  modestes  et  plus  obscurs  s'attachèrent  à  l'éttide  et  à.  la  des- 
cription des  empreintes  et  de  tiges  fossiles  extraites  d^s  houillères. 
Blumeubach  et  Schlotheim,  au  commencement  du  siècle,  continuè- 
rent avec  un  succès  relatif  les  mêmes  recherches  paléophytiques. 
Enfin,  Sternberg  en  Allemagne  et  Adolphe  Brongniart  en  France  don- 
nèrent simultanément,  vers  1820,  un  essor  subit  à  cette  partie 
longtemps  négligée  de  la  botanique  qui  a  pour  objeÈ  la  reconstitu- 
tion des  plantes  du  passé,  soit  entièrement  éteintes,  soit  ayant  avec 
les  nôtres  un  degré  d'analogie  plus  ou  moins  marqué.  Brongniart 
surtout,  ce  génie  fin,  à  la  lois  contenu  et  sagace,  plein  de  mesure 
et  de  hardiesse,  habile  à  atteindre  le  but  en  usant  de  tous  les  pro- 
cédés d'investigation,  Brongniart  réussit  à  communiquer  à  l'étude 
des  végétaux  fossiles  une  impulsion  qui  ne  s'est  plus  arrêtée  et  qui 
honore  la  science  française,  dont  ce  savant  résumait  les  meilleures 
traditions. 

Maintenant,  nous  savons  que  la  période  carbonifère  représente  le 
plus  merveilleux  épisode  de  cette  chronique  du  globe  qui  se  perd 
dans  un  lointain  si  reculé.  Dans  son  étrangeté,  elle  est  comparable 
à  ces  antiques  civilisations  qui  étonnent  par  la  puissance  de  leurs 
monumens  et  que  l'humanité,  encore  jeune,  vit  s'épanouir  au  soleil 
avec  l'éclat  d'une  fleur  à  demi  sauvage.  Figurons-nous  la  Meniphis 
des.  Pyramides  ou  Thèbes  des  anciens  âges;  en  apercevant  ces 
villes,  aurions  nous  devant  les  yeux  rien  qui  ra!p[)elât  nos  boule- 
vards, nos  larges  maisons,  l'éclairage  et  le  pavé  de  nos  rues,  cette 
précision  dans  les  mouvemens  régulatem's  de  l'organisme  qui  carac- 


LA    FORMITTOX    DE    LA^    IIÔDILLE.  663 

térise  nos  grandes  cités?  Nous  ne  veiTions  assurément  rien  de  tout 
cela;  mais,  au  milieu  d'un  fouillis  inextricable,  d'un  labyrinthe  de 
ruelles  et  de  logis  inégaux  se  dresseraient  pourtant  des  édifices 
immenses,  d'inicrminables  avenues,  des  Jiypogées  et  des  temples 
précédés  de  colosses  et  de  colonnades  à  faire  plier  la  pensée,  et 
tout  cet  ensemble  irait  se  fondre  aTec  une  harmonie  de  tons  incom- 
parable dans  les  vapeurs  luimîneus'es  et  les  transparences  infinies 
des  horizons  de  l'Orient,  Devant  un  pareil  spectacle,  nous  pren- 
drions en  pitié  nos  rues  à  trottoir,  nos  façades  monotones ,  les 
devantures  des  ma^'asins  et  jusqu'aux  cafés-concerts.  La  civilisation 
moderne  est  admirable  à  analyser;  elle  résulte  de  mille  facteurs 
étToiteraent  combinés  et  exige  pour  s'étaler  TtlTort  d'une  iMulti- 
tude  d€  rouages  enchevêtrés;  mais,  à  raison  même  de  sa  com- 
plexité, elle  a  perdu  ces  effets  d'une  simplicité  et  d'une  grandeur 
souveraines  qu'avec  leur  sève  vigoureuse  les  nations  primitives 
purent  atteindre  d'un  bond,  en  déployant  une  force  naïve,  attri- 
but inné  de  la  jeunesse.  —  On  peut  dire  la  même  chose  de  l'époque 
carbonifère  :  un  concours  inouï  de  circonstances  amena  l'exjiansiiotn 
végétale  de  cette  période.  Le  monde  des  plantes,  reroarquons-le, 
n'était  pas  bien  éloigné  de  son  point  de  départ  originaire.  Il  était 
jeune  et  relativement  imparfait  ;  mais,  à  raison  même  de  sa  nou- 
veauté, il  n'était  pas  encore  rigoureusement  limité.  II  abomdait  en 
parties  vertes  susceptibles  d'une  croissance  rapide  et  d'un  déve- 
loppement pour  ainsi  dire  indéfini.  Il  était  cependant  dépourvu  de 
deux  caractères  essentiels  que  les  végétaux  plus  récens  ont  acquis 
à  la  longue  et  qui  constituent  ce  que  nous  considérons  chez  eux 
comme  un  progrès,  uniquement  parce  qu'ils  se  trouvent  par  ces 
côtés  plus  en  rapport  avec  les  conditions  de  milieu  qu'ils  ont  été 
appelés  à  subir  et  qui  n'existaient  pas  dans  l'âge  dont  lious  par- 
loos.  Cfs  caractères  acquis  sont,  d'une  part,  l'accroissement  pério- 
dique et  graduel  des  parties  destinées  à  avoir  une  durée  et,  de 
l'autre,  la  spécialisation  absolue,  par  une  division  plus  complète  du 
travail  organique,  des  appareils  reproducteurs,  doués  par  cela 
même  d'un  degré  plus  prononcé  de  concentration  et  de  pereonna- 
lité. 

Le  règne  végétal,  ainsi  considéré,  est  le  premier  facteur  du  phé- 
nomène des  houilles,  mais  il  n'est  pas  le  seul  ;  il  en  est  deux  autres, 
dont  il  est  indispensable  de  tenir  compte  avant  d'obtenu*  la  for- 
mule génésique  des  combustibles  minéraux.  —  De  ces  deux  fac- 
teurs, l'un  consiste  dans  des  conditions  de  milieu,  c'est-à-dire  de 
climat  et  de  température,  toutes  spéciales;  l'autre,  dans  la  disposi- 
tion matérielle  des  li^ux  où  les  végétaux  se  trouvèrent  placés.  Effec- 
tivement, il  sudit  d'éliminei' un  des  trois  termes  pour  n'avoir  plus 
de  formation  houillère.  Ce  qui  Je  prouve,  en  ce  qiii  concerne  le 


664  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dernier  défiai  ,  c'est  que  les  lits  de  charbon  sont  toujours  inter- 
mittens,  c'est  qu'ils  sont  limités  dans  leur  étendue  et  qu'ils  passent 
latéralement  à  des  lits  de  grès  ou  de  schistes  dépourvus  de  com- 
bustible ou  n'en  renfermant  que  de  faibles  traces.  Il  sudisait  donc 
autrefois  de  certains  changemens  physiques  pour  interrompre  la  pro- 
duction du  phénomène,  et  ce  dernier  n'avait  rien  d'universel  :  il  était 
certainement  localisé,  c'est-à-dire  qu'il  dépendait  de  la  présence  de 
circonstances  déterminées  en  dehors  desquelles  il  cessait  de  se  réa- 
liser. 

Il  est  encore  plus  aisé  de  concevoir  que,  sans  le  climat  et  la  tem- 
pérature propres  à  ces  lointaines  époques,  la  formation  de  la  houille 
n'aurait  pas  abouti  aux  mêmes  résultats.  A  elle  seule,  l'étrangeté 
des  végétaux  carbonifères  dénote  des  conditions  extérieures  telle- 
ment dilTérenies  de  celles  que  nous  avons  sous  les  yeux,  du  moins 
dans  nos  régions  du  Nord,  que  nous  sommes  bien  obligés  d'admettre 
de  prodigieux  changemens  survenus  à  partir  du  temps  où  ces  végé- 
taux couvraient  le  sol  de  l'Europe.  Enfm,  si,  en  rétablissant  par  la 
pensée  et  le  climat  primiiif  et  la  disposition  ancienne  des  lieux,  nous 
nous  contentions  de  placer  dans  ce  cadre  nos  arbres  actuels  avec 
leur  accroissement  de  diamètre  périodiquement  et  graduellement 
accompli,  aussi  difficiles  à  déraciner  qu'à  entraîner,  couvrant  le  sol 
de  leur  masse  après  leur  chute  et  se  décomposant  à  l'air  libre,  il  ne 
sortirait  évidemment  d'une  pareille  combinaison  aucun  lit  de  com- 
bustible un  peu  considérable;  à  peine  obtiendrait-on  à  la  longue 
des  traces  de  houille  insignifiantes  et  n'ayant  rien  de  commun, 
à  coup  sûr,  avec  les  richesses  en  ce  genre  que  nous  a  léguées  le 
passé. 

Pour  expliquer  rationnellement  la  formation  des  houilles,  il  fal- 
lait donc  avant  tout  prendre  ces  trois  termes  d'une  même  question  : 
les  végétaux,  les  conditions  extérieures  auxquelles  ils  avaient  été 
soumis,  les  lieux  où  ils  avaient  vécu,  et  éclaircir  à  l'aide  de  l'obser- 
vation tout  ce  que  ces  points  pouvaient  avoir  d'obscur.  Cette  marche 
était  la  seule  qui  pût  conduire  à  une  solution;  elle  a  suscité  l'effort 
de  plusieurs  générations  de  savans,  et  M.  Grand' Eury,  leur  succé 
dant,  voyant  tout  par  lui-même  sous  l'impulsion  de  Brongniart,  obser- 
vant sur  place  des  objets  que  d'autres  ne  rencontraient  que  sous  les 
vitrines  d'un  musée,  a  fini  par  dire  le  dernier  mot  après  vingt  ans 
d'explorations  consciencieuses.  De  pareils  exemples  venant  de  la 
part  d'un  mode>te  ingénieur  qui  se  dévoue  sans  autre  but  que  de 
servir  la  science  sont  trop  rares  et  trop  élevés  pour  ne  pas  avoir 
droit  à  une  louange  publique.  M.  Gi-and'Kury  a  voulu,  dès  le  pre- 
mier jour,  expliquer  la  houille,  non-seulement  parce  que  le  mo  le 
de  formation  de  cette  substance  était  réellement  incontiu,  ou, 
si  l'on  veut,  imparfaitement  déterminé,  mais  encore  avec  la  pen- 


],A    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  665 

sée  d'être  utile  à  la  grande  industrie  qui  exploite  les  mines,  en 
établissant  le  synchronisme  des  lits  de  charbon  d'un  bassin  à  l'autre 
et  d'une  région  à  une  autre.  C'est  ainsi  qu'il  a  réussi  à  débrouiller 
l'ordre  relatif  de  superposition  et  les  caractf'res  distinclifs  des  divers 
étages  carbonifères.  Si  maintenant  nous  tenons  à  connaître  les  résul- 
tats d'une  recherche  aussi  féconde,  nous  devons  agir  tout  d'abord 
connue  M.  Grand'Eury,  qui  devint  botaniste  par  nécessité  et  expo- 
ser ce  qui  lient  aux  végétaux  eux-mêmes,  avant  de  passer  aux 
conditions  de  milieu,  ainsi  qu'à  l'aménagement  physique  des  con- 
trées habitées  autrefois  par  ces  végétaux.  Nous  verrons  ensuite  le 
problème  du  mode  de  formation  se  résoudre ,  pour  ainsi  dire  de 
lui-même,  les  trois  élémens  générateurs  une  fois  rigoureusement 
définis. 

III. 

Lorsque,  interrogeant  le  passé  au  point  de  vue  des  plantes ,  on 
quitte  l'homme  pour  remonter  le  cours  des  âges  et  considérer  d'avant 
en  arrière  les  modifications  successives  de  la  flore,  on  ne  constate 
pas  d'abord  de  bien  grands  changemens.  Dans  la  période  qui  pré- 
cède immédiatement  l'apparition  en  Europe  de  la  race  humaine,  on 
rencontre  à  peu  près  les  mêmes  arbres  que  maintenant  :  ce  sont  des 
chênes,  de  s  hêtres,  des  ormes,  des  tilleuls,  des  érables  peu  différens 
des  nôtres.  Plus  loin  pourtant,  les  formes  végétales  s'écartent  gra- 
duellement de  ce  qu'elles  sont  de  nos  jours  aux  mêmes  lieux;  il  s'y 
joint  des  lauriers,  puis  des  camphriers  et  d'autres  arbres  devenus 
exotiques.  Les  palmiers  se  montrent  à  un  moment  donné,  et,  à 
mesure  que  l'on  poursuit  cette  marche  rétrograde,  on  les  voit  se 
muliiplier.  Un  âge  vient  où  la  végétation  européenne  n'est  plus  com- 
posée que  de  types  à  feuilles  persistantes,  indice  de  la  chaleur  crois- 
sante du  climat.  Cette  végétation,  sensiblement  analogue  à  celle  de 
l'Inde  ou  de  l'Afrique  subtropicale,  se  transforme  encore  sous  les 
regards  de  l'observateur  qui  persiste  à  s'enfoncer  dans  le  passé  de 
notre  continent.  Les  palmiers  eux-mêmes  disparaissent  à  leur  tour; 
les  arbres  à  feuillage  s'effacent,  et,  parvenu  au  sein  des  périodes 
secondaires,  on  ne  trouve  plus  guère,  en  fait  d'élémens  végétaux, 
que  trois  catégories  dominantes,  constituant  à  elles  seules  toute  la 
flore  :  des  conifères,  des  cycadées  et  des  fougères.  Mais  si  l'on  con- 
tinue à  marcher  en  arrière,  aussitôt  que  l'on  touche  aux  périodes 
paléozoïques  dont  le  temps  des  houilles  fait  lui-même  partie;  sur  le 
seuil  de  cet  âge  et  au  moment  d'y  pénétrer,  on  voit  enfin  les  coni- 
fères et  avec  elles  les  cycadées  s'atténuer,  puis  s'évanouir;  les  fou- 
gères, en  revanche,  grandissent  en  importance,  et  d'autres  plantes 
absolument  inconnues  (ou  du  moins  sans  liens  directs  avec  celles 


666  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES» 

de  notre  époque)  s'associent  aux  premières  de  façon  à  former  un 
ensemble  dont  rien  de  ce  que  nous  contemplons  aujourd'hui  à  la 
surface  du  globe  ne  saurait  nous  donner  l'idée. 

Les  fougères  de  l'âge  carbonifère-  ont  été  l'objet  de  savantes 
études»  parfois  contradictoires.  Les  uns,  se  fiant  à  l'apparence,  you- 
laient  les  assimiler  aux  nôtres,  comme  si  elles  avaient  appartenu 
aux  mêmes  genres  ;  les  Allemands  surtout  cvnt  suivi  ceite  voie. 
D'autres ,  regardant  cette  aipparence  comme  illusoire  et  superfi- 
cielle, ont  cru  à  des  sections  éteintes  et  à  des  affinités  dont  le  vrai 
caractère  échappait  à  l'analyse.  BroRgniart  était  du  nombre  de  ces 
derniers  et  son  opinion  était  la  plus  sage,  puisque,  par  suite  de 
patientes  recherches  sur  les  pairties  fruclifrées  de  ces  plantes  et  la 
structure  de  leur  tige,  recherches  complétées  heureusement  par 
M.  B.  Benault ,  il  a  été  démontré  que  ces  fougères ,  sans  rapport 
direct  avec  celles  de  nos  jours,  plus  parfaites  que  les  nôtres,  presque 
toutes  de  grande  taille  et  souvent  arborescentes,  ne  pouvaient  être 
comparées  qu'aux  types  les  plus  exceptionnels  des  régions  intertro- 
picales actuelles.  JNon-seulement  M.  Grand'Eury  a  retrouvé  leurs 
organes  reproducteurs,  dont  il  a  décrit  la  structure,  mais  îl  a  fait 
voir  que  les  débris  épars  de  leurs  troncs  aplatis  et  comprimés  rem- 
plissaient des  lits  entiers,  témoignant  ainsi  de  l'abondance  extrême 
de  ces  sortes  de  plantes,  non  moins  remarquables  par  la  puissance 
de  leurs  tiges  ou  de  leurs  souches  que  par  l'étendue  prodigieuse 
de  leurs  feuilles  indéfiniment  subdivisées  et  réellement  colossales 
dans  une  foulé  d'e  cas. 

A  côté  des  fougères  se  plaçaient  l'es  lycopodes  géans  que  l'on  a 
nommés  «  lépidodéndrées  »  et  dont  les  strobiles  convertis  en  silice  et 
décrits  aussi'  minutieusement  que  s'il  s'agissait  d'un  organe  vivant, 
ont  laissé  voir  la  même  structure  microscopique  jusque  dans  la  dis- 
position de  leurs  séminules  dissemblables  selon  le  sexe,  que  celle 
qui  distingue  encore  les  îycopodés  hêtérosporés  ou  à  spores  diffé- 
renciées. 

Pour  ces  deux  classes  de  plantes,  rangées  dans  l'a  catégorie  des 
ciyptogames,  le  problème  est  résolu  et  le  classement  définitif.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  plusieurs  autres  végétaux  de  l'âge  carboni- 
fère, les  uns  controversés,  les  autres  enveloppés  d'obscurités  que 
la  science  n'a  pas  encore  percées. 

Cependant  les  calamités  sont  généralement  assimilées  aux  prèles, 
et  il  en  est  de  même,  bien  qu'à  un  degré  plus  éloigné,  des  annu- 
laires et  des  astérophyllites,  plantes  dont  les  rameaux  portaient  de 
distance  en  distance  des  fascicules  de  feuilles  distribuées  en  étoile. 
Plus  loin,  les  dissentimens  se  prononcent,  mais  ils  étaient  plus 
accentués  encore  au  moment  où  M.  Grand'Eury  s'appliqua  cà  la 
recherche  de  la  vraie  nature  des  plantes  carbonifères,  et  le  progrès 


I.A    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  667 

qui  résulta  de  la  publication  de  son  Mémoire  sur  la  flore  carboni- 
fère du  département  de  la  Loire  fut  trop  marqué  pour  ne  pas  être 
mentionné  iici. 

11  existe  un  groupe  de  plantes  sur  lequel  s'est  exercée  la  sagacité 
de  la  plupart  des  savans  dojat  les  travaux  ont  eu  tpoiur  oJDi}ei  Ja  Hore 
carbonifère.  Bronguiart,  le  premier,  après  lui  Geinitz,,  Gdnppert  et 
d'autres  'en  Allemagne,  Williamson  en  Angleterre,  LesqueneuK  en 
Améi'iqiie,  se  sont  occupés  des  sigillaires,  type  végétal  sans  l'apport 
avec  aucun  de  ceux  qui  existent  actuellement,  Vaiv  une  sorte  de 
mauvaise  chance,  les  épis  fructificateurs  de  ces  plantes,  connus  à 
l'état  d'empreinte,  n'ont  pas  encore  livré  le  secret  de  leur  orgaai- 
sation  iulérieure;  au  contraire,  la  structure  auatomique  de  leurs 
tiges  a  été  analysée  et  idécrite.  Non-seulement  Brongniart,  dans 
un  mémoire  demeuré  célèbre,  mais  Williamson  et,  en  France, 
M.  B.  Renault,  l'ont  étudiée  avec  autant  de  soins  que  s'il  s'agissait 
d'Hué  tige  vivante.  En  .effet,  il  suffit  qu'un  ;troDOoa  de  l'ancien  bois  ait 
été  converti  en  silice,  agatisé  si  l'on  veut,  pour  que,  réduit  en  coupes 
minces,  il  laisse  voir  clairement  les  moindres  détails  de  sa  texture 
initérieure.  Eh  bien  !  les  tiges  de  sigillaires,  ainsi  examinées,  ont 
montré  un  plan  et  des  caractères  dont  l'ambiguïté  a  frappé  les 
divers  auteurs.  M.  Williamson  y  Yoit  une  cryptogame  qu'il  lejoint 
aux  Jépidodendrées,  par  conséquent  aux  lyoopodes.  M.  Kenault, 
sur  les  traces  de  Brongniairt,  a  constaté  au  contraire,  dans  la  distri- 
bution des  zones  de  tissus  et  la  nature  des  faisceaux  libro-vasculaires, 
des  affinités  qui  l'engagent  à  reporter  les  sigillaires  auprès  des  pha- 
nérogames gymnospermes  ,et  à  les  rapprocher  des  cycadées  en  par- 
ticulier. 

Mais  oe  qui  ressort  avec  le  (plus  id'évidenoe  des  études  de 
M.  B-  Renault,  conformes  à  celles  de  5L  'Grand' Euiy  et  concordant 
aussi  avec  Ja  manière  de  voir  de  M.  Lesquereux,  c'est  la  reconstitu- 
tion intégrale  de  ce  type  des  sigillaires  que  l'on  reconnaît  unanime- 
ment avoir  joué  le  jwincipal  rôle  sur  les  points  eux-mêmes  où  les 
dépots  de  houille  s'effectuèrent.  Seules,  en  effet,  de  tant  de  végétaux^ 
les  sigillaires  paraissertt,  dans  plusieurs  cas,  avoir  vécu  sur  place.  Leur 
souche  submergée,  formée  de  rhizomes  i-ampams,  couchés  au  fond 
deJa  vase  sous-lacmstre,  pouiTue  tantôt  de  feuilles  souterraines,  tan- 
tôt de  radicules,  les  unes  et  les  autres  molles,  charnues  et  fusilbrmes, 
étalées  de  toutes  parts,  répondait  aux  «  stigraariées  »  qui  peuplent 
certains  lits  de  houille  et  paraissent  avoir  largement  contribué  .à 
leur  dépôt.  Les  stigraariées  auraient  eu  la  faculté  singulière  de  per- 
sifiter  longtemps  dans  le  môme  état,  c'est-à  dire  de  s'éleodre  bori- 
zomalement  sous  les  eaux  et  dans  la  vase,  se  imultiipHaat^r  stolons, 
mais  incapables,  dans  ce  pren  ier  état,  de  produire  aucun  appareil 
sexué.  Au  contraire,  lorsque  des  circonstances  favorables,  et  qae 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'aussi  loin  il  est  dilïicile  de  préciser,  venaient  à  se  réaliser,  ces 
mêmes  stigmariées  donnaient  naissance  à  d'énormes  bourgeons  d'où 
sortaient  en  s'éievant  verticalement  jusqu'à  une  hauteur  de  30,  40 
et  50  mètres,  les  tiges  aériennes,  érigées  en  colonne,  plaquées  à 
la  surface  d'une  mosaïque  de  cicatrices  foliaires  d'une  parfaite  régu- 
larité, que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  sigillaires. 

Les  types  houillers  dont  nous  venons  de  parler,  à  l'exception 
du  dernier  qui  n'a  pu  être  encore  rigoureusement  défini,  étaient 
des  cryptogames,  c'est-à-dire  des  plantes  relativement  inférieures, 
subordonnées  à  celles  qui  forment  actuellement  l'immense  majo- 
rité du  tapis  végétal.  C'était  pourtant  des  cryptogames  plus  éle- 
vées et  plus  parfaites,  surtout  plus  puissantes  qu'aucune  de  celles 
que  nous  connaissons.  N'ayant  point  à  subir  de  concurrence  de  la 
part  d'une  catégorie  encore  absente,  celle  des  plantes  à  feuillage, 
les  cryptogames  dominaient  incontestablement  ;  cependant  elles 
n'étaient  pas  les  seules,  ainsi  qu'on  l'a  cru  longtemps.  C'est  à 
M.  Grand' Eury  que  revient  en  grande  partie  le  mérite  de  cette 
curieuse  révélation.  Ses  études  sur  les  cordaïlées,  qui  abondent  dans 
les  couches  de  Saint-Étienne  et  dont  il  a  reconstruit  un  à  un  tous 
les  organes,  les  graines  silicifiées  qu'il  a  recueillies  à  Grand-Croix 
et  que  Brongniart,  puis  M.  Renault,  ont  patiemment  analysées,  ont 
eu  pour  résultat  de  faire  connaître  l'existence  d'un  nombre  relative- 
ment considérable  de  «  phanérogames  »  carbonifères.  Ces  types,  dont 
on  soupçonnait  à  peine  l'existence,  sont  venus  accroître  d'une  façon 
inattendue  la  catégorie  des  «  gymnospermes,  »  que  les  conifères  et  les 
cycadées  représentent  seules  dans  l'ordre  actuel.  Ces  gymnospermes 
primitives  se  distinguent  de  celles  qui  leur  ont  survécu  par  des 
traits  curieux  d'une  structure  qui  achève  de  se  transformer,  dont 
l'évolution,  en  un  mot,  est  sur  le  point  de  s'accomplir,  tout  en  lais- 
sant entrevoir  des  vestiges  d'un  état  antérieur  en  grande  partie 
effacé.  Les  gymnospermes  constituaient  alors  le  groupe  supérieur 
par  excellence;  situées  un  peu  à  l'écart  et  plutôt  à  l'intérieur  des 
terres  que  dans  les  bas-fonds,  elles  ont  aussi  laissé  moins  de  traces 
que  les  cryptogames,  et  leurs  graines  entraînées  par  les  eaux  cou- 
rantes, variées  de  forme  et  dénotant  une  assez  grande  diversité  de 
genres  et  d'espèces,  sont  le  plus  souvent  les  seules  parties  d'elles 
qui  nous  aient  été  transmises,  comme  si  les  feuilles  et  les  tiges 
avaient  eu  moins  d'occasion  de  venir  s'accumuler  au  sein  des  lits 
en  voie  de  formation. 

Pourtant,  au  milieu  de  ces  types  de  gymnospermes,  dont  plusieurs 
demeurent  énigmatiques,  il  en  est  un,  celui  des  cordaïtées,  que 
M.  Grand'Eury  a  très  heureusement  reconstitué.  Élancé  de  tige, 
subdivisé  dans  le  haut  en  de  nombreux  rameaux,  il  étalait  à  leur 
extrémité  des  feuilles  largement  ou  étroitement  rubannées,  striées 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  669 

en  long,  tronquées  ou  pointues  au  sommet,  selon  les  espèces,  et 
insérées  sur  une  base  étendue  en  travers.  Les  graines  et  les  feuilles 
éparses  des  cordaïtées  sont  répandues  à  Saint-Éiienne,  parfois  avec 
une  extrême  abondance.  M.  Grand'Eury  a  observé  jusqu'aux  traces 
visibles  de  leurs  troncs  carbonisés,  encore  dressés  verticalement  et 
traversant  les  assises  de  grès  de  certaines  carrières. 

IV. 

Des  végétaux  ainsi  restaurés,  par  le  rapprochement  de  leurs 
organes  épars,  remis  en  connexion,  devaient  fournir  de  précieux 
indices  au  sujet  des  conditions  de  milieu  qui  présidaient  à  leur 
développement.  Pour  certains  d'entre  eux  ces  indices  étaient  faciles 
à  saisir  et  s'offraient,  pour  ainsi  dire,  d'eux-mômes  à  la  pensée. 

Depuis  longtemps  on  a  répété  que  cette  multitude  de  fougères, 
dont  beaucoup  étaient  arborescentes  et  la  plupart  remarquables 
par  l'étendue  de  leur  feuillage,  annonçaient  un  climat  humide  et 
chaud,  une  atmosphère  à  la  fois  tiède  et  étouffée  et  un  ciel  fréquem- 
ment biumeMx.  Ce  sont  là  effectivement  les  circonstances  qui  favo- 
risent le  mieux  actuellement  la  croissance  des  grandes  fougères  au 
sein  des  forêts  vierges  et  dans  le  fond  des  ravins  ombreux,  sur  le 
flanc  des  montagnes  boisées  des  régions  tropicales.  La  même  chose 
peut  se  dire  des  lépidodendrées,  sorte  de  lycopodes  géans  que  leur 
taille  et  la  perfection  de  leurs  organes  distinguaient  des  types  actuels 
de  ce  même  groupe,  mais  qui  en  avaient  certainement  les  apti- 
tudes. 

Les  différences  que  l'on  remarque  et  qui  sont  toutes  en  faveur 
des  anciennes  plantes,  c'est-à-dire  leur  vigueur  prodigieuse,  l'exu- 
bérance de  leurs  formes,  ne  font  que  rendre  plus  vraisemblable  la 
présomption  d'une  chaleur  et  d'une  humidité  ultra-tropicale,  et 
nous  ajouterons  d'une  densité  atmosphérique  de  nature  à  voiler 
le  trop  grand  éclat  de  la  lumière,  puisque  de  nos  jours  les  fou- 
gères et  les  lycopodes  redoutent  les  rayons  directs  du  soleil.  Mais 
M.  Grand'Eury  est  venu  ajouter  à  ces  premières  remarques  de  nou- 
velles observations  dont  l'importance  est  telle  que  nous  ne  saurions 
les  passer  sous  silence.  Il  a  fait  ressortir  avec  beaucoup  de  justesse, 
chez  les  plantes  carbonifères,  l'extrême  abondance  des  surfaces  vertes, 
des  parties  chloropliijUiennes,  comme  on  dit  en  botanique,  c'est-à- 
dire  de  celles  qu'occupe  la  «  chlorophylle,  »  ce  principe  colorant 
des  végétaux.  Il  a  encore  signalé,  dans  les  tiges  de  ces  plantes,  la 
prédominance  des  tissus  parenchymateux,  c'est-à-dire  uni'|uement 
cellulaires  et  essentiellement  succulens,  aux  dépensdes  parties  dures, 
fibro-ligneuses,  toujours  réduites  à  un  cylindre  insignifiant.  Ces 
parties,  effectivement,  n'étaient  pas  destinées  à  s'accroître  par  l'ac- 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  du  temps,  à  l'exemple  da  bois  de  nos  arbres.  Même  en  exa- 
minant les  tiges  adultes  de  ces  anciens  végétaux,  on  ne  rencontre 
en  elles  qu'un  anneau  très  mince  de  bois  proprement  dit;  la  moelle 
remplit  tout  le  reste,  etl'écorce  même,  sauf  à  l'iexténear,  présentait 
souvent  une  consistance  lacunaire  ou  spongieuse.  M.Grand'Eury  a 
conclu  de  tous  ces  faits  que  l'atmosphère,  et  par  conséquent  l'air  am- 
biant, étaient  alors  saturés  d'humidité  et  assez  chauds  pour  que  cette 
humidité  se  maintînt  constam  iientà  l'état  de  vapeur,  entraînant  de 
temps  à  autre,  par  excès  de  saturation,  des  précipitations  aqueuses 
dont  la  violence  était  €xcessive  et  dont  la  preuve  résulta  de  la 
manière  dont  les  débris  végétaux  abattus  sur  le  sol  ont  été  bakyés 
et  fmaltment  entraînés. 

De  nos  jours,  cette  structure,  lâche  et  snccTul-ente,  est  surtout 
propre  aux  végétaux  aquatiques;  mais  ceux-ci,  lor?iqu'on  les  sous- 
trait au  contact  de  l'ean,  se  ilétrissent  rapidement;  ils  s'affaissent 
dès  que  l'évaporation  leur  enlève  par  tous  les  pores  le  liquide  qui 
remplissait  les  mailles  et  les  interstices  de  la  trame  cellulaire. 
Il  en  aurait  été  de  même  des  végétaux  carbonifères,  s'ils  s'étaient 
trouvés  exposés  à  l'influence  de  notre  atmosphère  relativement 
sèche.  Loin  de  dresser  leurs  tiges,  d'étendre  leurs  rameaux  et  de 
déplo;fer  leur  couronne  de  feuillage,  ils  seraient  retombés  inertes 
et  promptement  épuisés.  Ils  auraient  été  incapables  ée  résister 
aux  efforts  de  l'évaporation  incessante  qui  agirait  sur  des  sur- 
faces n'ayant  pas  la  fermeté  des  té^umens  inertes  qui  servent 
d'étui  à  n-os  troncs.  Il  fallait  donc  qu'il  en  fût  autrement  du  temps 
des  houilles,  et  les  plantes  de  cet  âge,  sous  le  bain  de  vapeur  oix 
elles  plongeai^ent,  presque  sans  bois,  gorgées  de  suc  et  de  parties 
moMes  intérieures,  prolongeaient  leurs  pousses  sans  rien  perdre 
de  leur  vigueur  et  parvenaient  à  atteindre  une  hauteur  considé- 
rable. D'après  M.  Grand'Eury,  c'est  précisément  cette  poussée  que 
ne  ralentissait  aucune  saison,  cette  extension  continue  allant  jus- 
qu'à l'épuisement,  sans  repos  ni  alternatives,  qui  caractérise  les 
végétaux  des  houilles.  Il  faut  concevoir  une  accumulation  de  par- 
ties aussi  rapidement  évoluées  que  promptenaent  épuisées,  s'araoa- 
ceknt  sur  le  sol  et  faisant  place  à  d'autres  jets,  pour  expliquer 
le  dépôt  des  lits  de  combustible,  qui  ne  sont  qu'une  résultante 
de  tous  les  résidus.  Une  végétation  aussi  exorbitante  n'a  pu  être 
le  produit  que  d'une  clialeur  ultra-tropicale  unie  à  l"humidité  la 
plus  prononcée,  se  maintenant  toujours  égale  à  la  surface  d'un 
globe  dépourvu  de  saisons,  ou  ne  connaissant  en  fait  de  saisons 
que  des  intervalles  de  calme  relatif  et  de  déversemens  pluvieux.  — 
Mais  ces  intervalles  de  calme  faut-il  se  les  figurer  avec  un  ciel 
étincelant  de  clarté?  La  question  u  été  touchée  par  M.  Grand'Ëury. 
Il  lui  semble  qu'une  vive  lumière  est  indispensaMe  pour  renÂ^ 


LA    FORJTATÏOW    DE    LA    HOUILLE.  671 

raison  de  cet  immense  développement  de  parties  cblorophyUieniDes. 
Les  plantes  actuelles  s'éti'otent  eji  effet  et  se  décotoreiit  à  l'orïi'bre; 
on  est  donc  en  droit  de  se  deinande^f  si  un  piiissatït  éclairage  n'était 
pas  nécessaire  à  des  plantes  aussi  luxuriantes  de  feuillage  queceUes 
des  Iiourlles,  dont  la  périphérie  presf|iïe  entière,  sur  l^s  liges  et  le 
long  des  rameaux,  était  visiblement  verte  comme  les  feuilles  elles- 
même*  et  ne  perdait  cette  teinte  gu'à  la  longue,  sur  les  points  de 
Técorce  correspondant  aux  cicatrices  des  orj^nes  détachés. 

Il  est  certain  que  la  production  des  grains  de  chlorophylle,  ce 
pigment  vert  des  plantes,  n'a  lieu  que  sous  l'influence  de  l'a  l'umière 
et  s'affaiblit  avec  elle.  C'est  sur  cette  action  verdissante  de  la 
lumière  qu'est  fondé  le  procédé  de  jardinage  qui  consiste  à  herles 
légumes  frais  pour  décolorer  les  parties  intérieures.  Au  contraire, 
les  pbntes  exposées  au  jour  deviennent  à  la  fois  plus  vertes  et  plus 
fermes.  Mais  ce  que  nous  savons  des  fougères,  qiaii  préfèrent  l'oHibre 
à  un  jour  trop  éclatant,  prouve  bien  que  l'intensité  lumineuse  n'est 
pas  nécessaire  dai]s  tous  les  cas  à  la  genèse  des  organes  chloro- 
phylliens. 11  siaffit  d'une  lumière  diffose,  tamisée  à  travers  un  voile 
à  demi  transparent,  pom*  qne  la  végétation  soit  active.  L'opération 
que  l'on  fait  subir  aux  vitrages  de  nos  sen'es  en  les  endiuisant  de 
chaux  détrempée  en  est  une  démonstration  journalière.  Les  plantes 
exotiques  ne  sont  pas  moins  vertes  sous  cet  abri»  et  leur  développe- 
ment se  trouve  plutôt  favorisé  par  ce  procédé. 

En  combinant  ces  divers  indices,  on  est  amené  à  conclhare  qiie 
la  chaleur  toujours  égale  et  hunoide  de  l'âge  des  l)oailles  était  engen- 
drée par  une  lumière  «  diffuse,  »  tempérée  par  un  cifet  souvent 
chargé  de  vapeurs,  mais  venant  aussi  d'un  soleil  auquel  l'hypo- 
thèse du  dociem*  Blandet  s'applique  avec  plus  de  vraisemblance 
encore  (|ue  poor  toute  autre  période,  telkment  elle  se  trouve;  en 
harmonie  avec  l'ensemble  des  observations  que  l'étude  des  plantX3s 
carbonifères  a  permis  do'  formuler.  Selon  ce-tte  hypothèse,  la  con- 
traction du  globe  solaire  aurait  été  graduelle.  Avant  d'être  ramené 
à  son  diamètre  actuel,  encore  énornae  relativement,  l'astre  centual 
aurait  occupé  antérieurement  dans  l'espace  un  périmètre  d'autant 
plus  considérable  qoiel'onj  se  placerait  plus  loin  dans  le  passé.  Ori- 
ginairement, pa?  exemple,  il  aurait  excédé  l'orbite  de  la  planète 
Vénus,  puis  celle  de  Mercure,  et  se  serait  ensuite  condensé  peu  à 
peu  à  travers  la  longae  durée  des  temps  géo logiques.  Aux  époques 
primitives,  le  soleil  aurait  ainsi  compensé  par  l'étendue  de  l'éclai- 
rage et  l'aropleur  ap[>arente  de  son  disque  les  effets  de  l'obliqarôté 
de  l'éclipiicftie.  Par  conséquemt,  grâce  à  une  ilAwmi nation  presque 
constante,  accompagnée,  si  l'on  veut,  dTinterminables  crépuscules, 
l'influence  des  latitudes  se  serait  trouvée  annulée  et  la  zoue  tro- 
picale auorait  débordé  au-delà  du  pôle  pour  être  ramenée  ensuite 


672  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jusqu'au  cercle  polaire.  La  lumière  d'un  globe  solaire  moins  con- 
densé aiiniil  été  par  cela  même  plus  calme.  C'est  justement  ce  qui 
semble  avoir  eu  lieu  dans  l'âge  où  nous  nous  transportons  par  la 
pensée.  Les  zones  polaires  y  font  visiblement  place  à  un  climat 
unilorniisé,  ainsi  que  le  démontre  la  présence  des  houilles  du 
35^  au  80®  degré  de  latitude,  sans  variations  sensibles  dans  la  com- 
position de  la  flore.  L'égalisation  absolue  du  climat  à  travers  les 
hémisphères,  du  Brésil  à  la  terre  Melville  et  au  Spitzberg,  concorde 
si  bien  avec  la  supposition  d'un  soleil  encore  très  loin  du  degré 
de  condensation  auquel  il  est  ensuite  parvenu,  que  nous  ne  pou- 
vons nous  empêcher  de  proposer  cette  hypothèse  comme  la  moins 
invraisembhible  de  toutes. 

Le  troisième  élément  de  la  question  à  définir,  la  disposition  maté- 
rielle des  lieux,  plus  décisif  encore  que  les  deux  autres,  était  celui 
qui  soulevait  le  plus  de  difficultés.  Dès  l'abord,  deux  systèmes  se 
trouvèrent  en  présence  avec  leurs  défenseurs  respectifs.  L'un  que 
nous  avons  vu  poindre  dans  le  mémoire  de  Jussieu,  expliquait  la 
houille  par  des  transports  de  végétaux  lointains,  opérés  soit  à  l'aide 
de  courans  marins  et  à  de  grandes  distances,  soit  au  moyen  des  eaux 
d'un  fleuve,  accumulant  à  son  embouchure  des  débris  entraînés  du 
fond  des  forêts. 

Les  partisans  de  ce  premier  système  n'étaient  pas  généralement 
des  natuialistes  de  profession.  Plus  familiers  avec  la  botanique  et 
surtout  avec  les  plantes  des  houilles,  ils  auraient  reculé  devant 
l'impossibilité  de  justifier  un  pareil  transport.  Les  savans  dont  l'es- 
prit sagace  s'appliqua  à  l'étude  de  la  flore  carbonifère,  spéciale- 
ment Brongniart,  n'ont  jamais  admis  que  ces  échantillons  si  déli- 
catement posés,  entremêlés  sans  confusion  et  souvent  distribués 
uniformément  par  feuilles  accumulées  d'une  même  espèce,  aient 
été  amenés  de  bien  loin,  à  la  façon  des  bois  des  Antilles  qui 
vont  échouer  en  Islande  ou  aux  Orcades,  ni  même  comme  ces 
radeaux  charriés  par  les  grands  fleuves,  confusément  poussés  le 
long  de  leurs  rives  et  entassés  dans  les  lagunes  de  leur  delta. 
D'ailleurs  il  n'est  pas  de  régions  houillères  oii  les  tiges  reconnaissa- 
bles  des  calamités,  des  fougères,  des  sigillaires,descordaïtées  et  d'au- 
tres types  ne  se  retrouvent  dans  le  voisinage  du  charbon,  dispo- 
sés verticalement  à  travers  les  assises  de  grès  qui  accompagnent  ou 
séparent  le  combustible.  Le  spectacle  n'est  pas  rare  à  Saint  Etienne; 
les  restes  de  forêts  enracinés  y  occupent  encore  leur  place  naturelle 
dans  l'ancien  sol.  Des  légions  de  psaronius  ou  fougères  arbores- 
centes, des  calamités,  des  syringodendrons,  sortes  de  sigillaires, 
encore  debout,  ont  été  décrits  et  figurés  par  M.  Grand'Eury,  dont 
les  planches  sont  presque  aussitôt  devenues  classiques.  Ces  divers 
types  couvraient  alors  la  surface  entière  du  sol  émergé,  et  si 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  673 

leurs  dépouilles  ont  fourni  la  matière  des  lits  de  charbon,  c'est  pnr 
suite  de  quelque  phénomène  localisé,  peut-être  fort  simple  ou  du 
moins  fort  naturel  et  résultant  des  conditions  physiques  du  sol  d<3 
cette  époque,  difficile  pourtant  à  définir  à  une  pareille  distance 
des  événemens.  D'une  façon  générale,  la  raison  d'être  du  phéno- 
mène résulte,  il  est  vrai,  de  l'ensemble  combiné  de  toutes  les  cir- 
constances extérieures,  mais  c'est  plus  particulièrement  à  la  confi- 
guration de  certaines  localités  et  à  la  fréquence  de  ces  localités 
exclusivement  favorables  ciu'il  est  rationnel  d'attribuer  la  produc- 
tion des  lits  de  combustible,  aussi  bien  que  l'étendue  limitée  du 
périmètre  occupé  par  eux.  Les  plantes  houillères  couvraient  alors 
toute  la  terre,  mais  elles  n'ont  donné  naissance  au  charbon  que 
sur  des  points  déterminés  de  la  surface  terrestre.  En  résumé,  le 
charbon  a  dû  être  engendré  toutes  les  fois  que  la  disposition  phy- 
sique des  lieux  est  venue  s'y  prêter. 

L'impossibilité  d'admettre  le  transport  à  distance  des  plantes  carbo- 
nifères avait  suggéré  un  autre  système  qui  dépassait  le  but,  comme 
nous  le  verrons,  en  faisant  naître  le  charbon  des  seuls  débris  tombés 
des  arbres  de  l'époque  et  des  végétaux  vivant  à  leur  pied,  gra- 
duellement décomposés.  Ce  système,  loin  de  recourir  aux  trans- 
ports, les  supprimait  totalement  et  donnait  lieu  par  cette  suppres- 
sion à  de  nouvelles  difficultés.  11  avait  surtout  l'inconvénient  d'être 
extrême,  de  ne  pas  tenir  compte  de  toutes  les  circonstances  qui 
ont  accompagné  le  dépôt  de  la  houille  et  qui  expliquent  finalement 
sa  vraie  formation.  M.  Grand'Eury,  qui  est  revenu  par  un  détour, 
et  en  lui  étant  sa  première  signification,  à  l'idée  de  transport,  com- 
bat avec  raison  le  système  de  formation  sur  place  qui  a  longtemps 
prévalu  comme  le  plus  logique  et  le  plus  naturel.  Il  l'était  en  effet 
si  l'on  fait  abstraction  des  études  minutieuses  du  savant  de  Saint- 
Étienne;  elles  lui  ont  permis,  non-seulement  de  concevoir  ce  qu'est 
la  houille  et  les  procédés  auxquels  nous  la  devons,  mais  d'entrer 
dans  les  détails  de  ces  procédés,  de  remonter  à  leur  véritable  cause, 
et  de  décrire  ce  qui  a  dû  se  passer  autrefois,  avec  autant  de  préci- 
sion que  s'il  nous  avait  été  donné  d'y  assister. 

Adolphe  Brongniart,  en  1837,  attribuait  l'origine  de  la  houille  à 
des  masses  de  végétaux  accumulés,  puis  altérés  et  modifiés,  «  comme 
le  seraient  les  couches  de  tourbe  de  nos  marais,  si  elles  étaient  recou- 
vertes et  comprimées  par  des  bancs  de  substances  minérales  (1).  » 
Dans  un  rapport  sur  le  grand  prix  des  sciences  physiques  pourl'an- 

(1)  Considérations  sur  la  nature  des  végétaux  qui  ont  couvert  la  surface  de  la 
terre  aux  diverses  époques  de  sa  formation,  par  M.  A,  Brongniart.  (Académie  des 
sci'.Dces,  sdance  publique  du  lundi  11  septembre  1837  ) 

TOME  l:v.  —  1882.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDKS. 

née  1856,  il  revient  à  cette  pensée  d'un  amoncellement  des  restes 
de  la  végétation  carbonifère,  pendant  une  longue  suite  de  siècles, 
comme  donnant  la  clé  du  phénomène.  11  était  par  cela  même  parti- 
san d'une  iormation  sur  place  ou  plutôt  d'une  décomposition  à  l'air 
humide  de  tous  les  résidus  accumulés.  Le  savant  français  touchait 
au  but  de  fort  près  en  adoptant  une  hypothèse  qui  ne  s'écartait  pas 
très  sensiblement  du  phénomène  spécial  des  tourbières.  En  somme, 
de  vastes  et  profondes  forêts  se  succédant  au  sein  de  régions  faible- 
ment accidentées,  dans  un  calme  que  des  oscillations  du  sol,  suivies 
d'immersion,  n'auraient  troublé  qu'à  de  longs  intervalles  ;  tel  est 
bien  le  tableau  des  houillères,  tracé  par  Brongniart  antérieurement 
aux  premières  études  de  M.  Grand'Eury.  11  était  réservé  à  celui-ci 
de  saisir  ce  que  le  point  de  vue  du  maître  avait  encore  d'incom- 
plet, et,  circonstance  honorable  pour  ce  dernier,  après  avoir  deviné 
la  portée  des  recherches  de  son  élève,  il  l'encouragea  à  persister 
dans  la  voie  qu'il  avait  choisie,  ne  reculant  pas  devant  un  démenti 
probable  des  opinions  qu'il  avait  auparavant  émises. 

11  existait  du  reste  des  objections  sérieuses  et  non  résolues  à 
rencontre  des  conceptions,  souvent  contradictoires,  au  moyen  des- 
quelles on  s'appliquait  alors  à  définir  l'ancien  aspect  des  pays  car- 
bonifères. 

En  admettant  des  forêts  immenses,  couvrant  un  sol  faiblement 
ondulé,  on  excluait  les  petites  îles  supposées  par  Élie  de  Beaumont. 
Fallait-il  en  revanche  croire  à  des  teiTes  continentales,  sillonnées  par 
de  grands  fleuves  et  dominées  par  dès  chaînes  assez  puissantes 
pour  donner  naissance  à  ces  fleuves,  circonscrire  et  alimenter  leur 
cours?  C'est  bien  ainsi  que  se  présentent  nos  continens  actuels, avec 
leur  charpente  lentement  constituée,  à  l'aide  d'une  série  d'oscilla- 
tions et  d'émersions  successives,  et  leur  orographie  si  complexe  où 
se  résument  les  conséquences  dernières  des  plissemens  de  l'écorce 
terrestre.  Mais  n'est-il  pas  extrêmement  invraisemblable  que  la 
surface  du  globe  ait  été  distribuée  d'après  les  mêmes  lois,  à  une 
époque  aussi  reculée  que  celle  que  nous  considérons?  D'ailleurs  les 
gisemens  de  houille  se  trouvent  disséminés  à  travers  notre  hémi- 
sphère tout  entier  ;  par  cela  même  ils'  relèvent  d'une  cause  trop 
générale,  trop  uniforme  dans  ses  résultats,  pour  que  l'on  soit  en 
droit  de  la  rapporter  à  des  fleuves;  ceux-ci  effectivement  n'aumient 
^u  agir  dans  le  sens  qu'on  leur  prête  que  sur  un  nombre  restreint 
de  points  déterminés,  et  non  sur  le  pourtour  entier  d'une  contrée 
limitée,  comme  l'est  en  France  le  plateau  central.  La  multiplicité, 
la  dispersion,  la  répétition  du  phénomène  des  houilles,  en  même 
temps  que  sa  localisation,  obligent  donc  celui  qui  veut  s'en  rendre 
compte  à  rechercher  des  conditions  physiques  différentes  de  celles 
qui  résultent  du  régime  fluvialile  de  nos  continens. 


LA    FOBMATION    DE    LA    HOUILLE.  675 

L'examen  de  ce  qu'il  faudrait  de  matériaux  accumulés  pour 
convertir  en  un  lit  de  houille  assez  mince  une  forêt  ensevelie  subi- 
tement par  les  eaux  ou  projetant  peu  à  peu  ses  résidus  sur  le  sol, 
conduit  à  des  calculs  désespérans,  tellement  il  est  nécessaire  d'exa- 
gérer outre  mesure  l'un  des  facteurs,  soit  le  temps,  soit  la  masse 
des  végétaux.  Ceux-ci  effectivement  ne  sauraient  passer  à  l'état  de 
houille  qu'à  l'aide  d'une  opéiation  qui  leur  enlève  une  certaine  por- 
tion de  leur  contenu  charbonneux,  mais  à  la  condition  que  cette 
portion  soit  aussi  laible  que  possible.  Or  la  portion  soustraite  est 
d'autant  plus  considérable  que  le  carbone  du  végétal  se  combine  plus 
librement  avec  l'oxygène  de  l'air.  De  là  la  nécessité  pour  la  houille, 
au  moment  où  elle  s'est  formée,  d'avoir  été  préalablement  sous- 
traite à  l'mfiuence  atmosphérique.  Une  désagrégation  lente,  étouf- 
fée, poursuivie  en  dehors  du  contact  de  l'air,  favorise  la  production 
des  composés  auxquels  le  terme  de  «  matières  ulmiques  »  a  été 
appliqué.  Dès  lors,  le  carbone  des  végétaux,  au  lieu  de  se  dissiper 
sous  la  forme  d'acide  carbonique,  constitue  une  masse  hydratée, 
désormais  fixe.  Une  semblable  condition  matérielle  n'a  pas  fait  défaut 
lors  de  la  formation  des  houilles  ;  mais  il  fallait  encore  la  découvrir 
et  en  préciser  la  nature.  Sans  elle,  c'est-à-dire  en  supposant  que 
les  débris  des  plantes  houillères  s'étaient  consumés  en  dissipant  à 
l'air  libre  la  plus  grande  partie  de  leur  carbone,  on  était  bien  forcé 
d'invoquer  des  durées  invraisemblables,  sans  expliquer  ni  la  fraî- 
cheur de  tant  de  fragmenSî  ni  l'extrême  régularité  de  leur  ordre  de 
superposition. 

La  stratigraphie  sagement  interrogée  suffit  pour  faire  connaître 
l'économie  probable  des  terres  à  l'époque  carbonifère.  Envahis  sou- 
vent et  à  plusieurs  reprises  par  la  mer,  situés  par  conséquent  dans 
le  voisinage  de  celle-ci,  les  dépôts  de  houille  n'en  constituent  pas 
moins  une  formation  essentiellement  terrestre,  spéciale  au  sol 
émergé  de  la  période,  c'est-à-dire  une  terre  ferme,  mais  récem- 
ment exondée.  En  Belgique ,  comme  en  Angleterre ,  les  houilles 
reposent  sur  un  fond  marin  qui  leur  sert  de  base  et  avec  lequel 
elles  alternent  plusieurs  fois.  La  mer  s'est  donc  retirée  pour  leur 
faire  place,  en  agrandissant  chaque  fois  l'espace  continental  ;  en  un 
mot,  les  terres  se  sont  étendues  et  c'est  justement  sur  les  paities 
que  les  eaux  marines  venaient  d'abandonner  que  la  végétation  des 
houilles  s'est  développée.  C'est  là  un  fait  dont  la  signification  va  de 
soi,  et  comme  il  se  répète  ailleurs,  il  acquiert  la  portée  d'un  véri- 
table phénomène. 

Dans  la  France  centrale,  les  bassins  houillers  sont  distribués 
autour  d'une  région  primitive,  très  anciennement  mise  à  sec;  ils 
constituent  le  long  de  ses  limites  extérieures  une  ceinture  inter- 
rompue et  doivent  répondre  à  autant  de  lagunes  plus  ou  moins 


676  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rapprochées  des  anciens  rivages  ou  établies  dans  des  dépressions 
délaissées  par  la  mer  et  que  les  eaux  douces  venaient  naturelle- 
ment remplir.  Mais  tous  les  points  non  occupés  par  celle-ci  étaient 
aussitôt  recouverts  d'une  riche  végétation.  C'est  ce  qui  résulte  de 
l'étude  du  bassin  de  Saint-Étienne ,  bien  que  nous  nous  abste- 
nions volontairement  d'entrer  ici  dans  de  nouveaux  détails.  Selon 
M.  de  Lapparent,  on  distinguerait  une  double  série  de  bassins  dis- 
continus qui  jalonneraient  les  flancs  de  la  région  primitive ,  l'une 
extérieure  constituée  par  le  Greuzot,  Blanzy,  Saint-Étienne,  Alais, 
Grois'sessac,  Decazeville,  etc.,  l'autre  intérieure,  relativement  à  la 
première,  partant  de  l'Allier  et  se  prolongeant  par  Commentry, 
Saint-EIoi  et  la  Haute-Dordogne.  Ces  derniers  bassins  répondaient 
évidemment  à  des  lacs  d'une  moindre  étendue,  comme  les  lacs  inté- 
rieurs de  la  Suisse  comparés  à  ceux  de  Genève,  de  Constance  et  de 
la  Haute-Italie.  La  mer  se  montre  à  la  base  de  quelques-uns  de  ces 
bassins  avec  l'étage  que  l'on  nomme  «  anthracifère  »  et  qui  précède 
dans  l'ordre  des  temps  l'étage  carbonifère  propre  ou  étage  produc- 
teur par  excellence.  Elle  se  retire  ensuite  inévitablement  pour  céder 
la  place  aux  dépôts  houillers  dans  lesquels  la  mer  ne  joue  évi- 
demment aucun  rôle.  Il  en  est  de  même  à  l'ouest,  vers  la  Vendée, 
la  Bretagne  et  la  Normandie;  nulle  part,  on  peut  le  dire,  la  mer 
n  est  absente,  elle  a  laissé  presque  partout  des  vestiges;  mais  au 
moment  du  développement  le  plus  énergique  des  conditions  aux- 
quelles est  due  la  production  de  la  houille,  elle  s'éclipse  et  se  retire, 
refoulée  par  les  eaux  douces  et  par  la  végétation  terrestre,  dont  ce 
retrait  vient  agrandir  le  domaine. 

Sans  vouloir  prolonger  outre  mesure  ces  études,  ni  promener  le 
lecteur  en  Allemagne,  en  Bohême,  en  Russie,  en  Amérique,  les 
traits  que  nous  venons  d'esquisser  suffisent  ;  ils  attestent  la  physio- 
nomie et  les  caractères  généraux  du  sol  et  des  terres  lors  de  l'époque 
qu'il  s'agissait  de  définir.  La  production  de  la  houille  se  trouvait 
certainement  en  rapport  avec  l'extension  des  terres  relevées  au-des- 
sus du  niveau  de  la  mer.  Ces  terres,  après  leur  émersion,  consti- 
tuaient des  ceintures  littorales  qu'une  différence  de  niveau  assez 
faible  séparait  de  l'élément  océanique  refoulé.  Sur  des  plages  à 
peine  inclinées,  les  eaux  douces  envahissaient  presque  aussitôt  les 
points  déprimés,  tandis  que  les  plantes  prenaient  possession  de  tous 
ceux  que  l'èmersion  mettait  à  leur  entière  disposition. 

V. 

Il  est  temps  de  rechercher  maintenant  comment  les  choses  se 
passaient  au  sein  de  ces  régions  parsemées  de  cuvettes  lacustres 


LA    FORMATION    DE    LA   HOUIIXE.  077 

aux  bords  évasés  en  talus  ou  «  lagunes  de  fond,  »  lorsqu'une  végéta- 
tion, aussi  remarquable  par  l'extrênne  vigueur  de  ses  élémens  que 
par  la  rapidité  de  sa  croissance,  était  venue  les  occuper. 

En  dehors  des  sligmariées,  dont  nous  avons  signalé  la  singulière 
faculté  de  ramper  sous  les  eaux  et  de  persister  quelquefois  indéfi- 
niment daus  cet  état  avant  d'émettre  des  tiges  aériennes  et  fructi- 
fères, les  autres  végétaux  houillers  n'avaient  rien,  à  ce  qu'il  semble, 
de  précisément  aquatique  ;  mais  le  voisinage  immédiat  et  le  contact 
momentané  de  l'eau  ne  les  arrêtait  pas  non  plus.  Partiellement 
inondés,  ils  ne  continuaient  pas  moins  à  vivre  et  à  s'allonger.  Bai- 
gnés de  vapeurs  et  de  lourdes  buées,  ruisselant  sous  les  averses, 
le  pied  dans  l'humidité  stagnante  ou  clapotante,  leur  organisation 
était  telle  qu'ils  ne  cessaient  de  s'élever  en  colonnes,  de  se  couron- 
ner de  feuillage  ou  de  se  subviviser  en  rameaux,  appuyés  l'un  sur 
l'autre,  serrés  et  confondus.  Les  plus  forts  de  ces  végétaux  domi- 
naient les  plus  faibles,  ceux-ci  croissant  à  l'ombre  des  premiers  ou 
s' entrelaçant  à  leurs  tiges.  Pourtant,  M.  Grand'Eury  l'a  bien  vérifié, 
dans  une  foule  de  cas,  le  désordre  faisait  place  à  une  distribution 
régulière,  comparable  à  celle  qui  constitue  l'aménagement  naturel 
de  nos  bois. 

De  même  que ,  sous  nos  yeux ,  les  chênes ,  les  bouleaux ,  les 
sapins  se  groupent  séparément,  il  se  formait  des  associations  fores- 
tières uniquement  composées  de  certains  types.  L'existence  de  ces 
colonies  ressort  en  premier  lieu  de  l'examen  des  lits  charbon- 
neux qui  renferment  assez  fréquemment  les  débris  uniformément 
répétés  d'une  seule  espèce;  mais  elle  est  encore  visible  lorsque,  en 
dehors  de  ces  lits,  on  interroge  les  vestiges  épars  dans  les  assises 
de  grès  qui  les  surmontent  ou  les  séparent.  Ces  alternances  mêmes 
fournissent  une  preuve  évidente  de  l'inteimittence  du  phénomène. 
La  houille  s'est  déposée,  en  effet,  et  nous  .Ions  le  montrer,  au  fond 
des  déi)ressions  lacustres  dont  les  régions  étaient  alors  parsemées 
et  l'étendue  des  Hts  de  charbon  se  mesure  à  celle  des  cuvettes  dis- 
posées pour  les  recevoir.  Mais  une  condition  était  indispensable  à 
ces  sortes  de  dépôts;  sans  elle,  pas  plus  alors  que  depuis  et  que 
maintenant ,  aucune  couche  de  combustible  ne  saurait  se  produire 
ni  continuer  à  se  former  :  cette  condition  consiste  en  ce  que  l'eau 
qui  parcourt  le  sol  n'entraîne  avec  elle  et  ne  charrie,  au  fond  de  la 
cuvette  où  ils  vont  s'accumuler,  que  des  débris  de  végétaux,  exclu- 
sivement à  tout  autre  sédiment  de  nature  détritique. 

On  conçoit  que  cette  condition  sine  qua  non  ait  eu  plus  de  chance 
de  se  réaliser  dans  l'âge  des  houilles  qu'en  aucun  autre  temps,  la 
flore  étant  alors  plus  exubérante  et  son  extension  plus  favorisée  du 
cliriiat  qu'elles  ne  le  furent  jamais.  Mais  on  conçoit  aussi  que  cette 
coi.ilition,  après  s'être  établie  et  maintenue,  ait  ensuite  fait  défaut 


078  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  plusieurs  reprises  et  sur  bien  des  points.  Il  a  suffi  soit  d'une  faible 
oscillation  du  sol,  soit  d'un  changement  dans  la  direction  des  eaux 
couninles ,  soit  du  ravinement  de  certaines  falaises  ou  enfin  de 
l'abaissement  de  certains  obstacles,  pour  l'altérer  et  la  détruire  en 
substituant  à  l'apport  des  seuls  résidus  végétaux  celui  des  sables, 
des  limons  ou  des  matières  rocheuses  triturées. 

Nous  pouvons  l'affirmer  tout  de  suite ,  pour  ne  plus  avoir  à  y 
revenir,  la  principale  raison  d'être  des  lits  de  houille  a  dû  dépendre 
de  l'absence  même  sur  les  lieux  du  dépôt  d'un  véritable  affiuent, 
d'un  cours  d'eau  en  mouvement,  à  l'intérieur  d'un  bassin  naturel- 
lement fermé  et  ayant  au  centre  une  dépression  en  forme  de  lagune. 
Dans  ce  cas,  les  débris  seuls  des  végétaux  ont  été  entraînés  de 
tous  côtés  sous  l'impulsion  des  eaux  ruisselant  sur  le  sol,  le  bai- 
gnant sans  le  raviner,  pour  gagner  le  fond  et  aller  aboutir  à  la 
lagune.  Mais,  dans  le  cas  contraire,  la  sédimentation  prenant  un 
autre  caractère,  ce  n'était  plus  des  eaux  pures  servant  de  véhicule 
aux  seuls  résidus  végétaux,  mais  des  eaux  bourbeuses,  chargées 
de  limon  ou  de  sable,  tendant  à  combler  la  lagune  ou  tout  au  moins 
à  former  de  nouveaux  lits  d'une  nature  différente  du  précédent  et 
destinés  à  le  recouvrir.  A  chacun  de  ces  changemens,  le  dépôt  de  la 
houille  se  trouvait  interrompu  pour  faire  place  à  un  dépôt  de  grès, 
d'argile  ou  de  calcaire  plus  ou  moins  pur,  selon  les  cas,  ou  con- 
verti en  feuillets  schisteux  parsemés  d'empreintes  végétales,  lorsque 
aux  fragmens  de  plantes  ne  se  joignait  qu'une  assez  faible  propor- 
tion de  matière  limoneuse. 

Telle  est  la  véritable  origine  de  ces  alternances  d'assises  variées 
qui  caractérisent  constamment  les  mines  de  charbon  et  dont  la 
connaissance  permet  aux  ouvriers  de  suivre  et  de  retrouver  le 
filon  productif  en  traversant  pour  l'atteindre  les  lits  intermédiaires. 
A  l'époque  carbonifère,  lorsque  des  eaux  courantes  se  frayaient  un 
passage  à  l'intérieur  d'une  région  jusque-là  fermée,  leur  effet  le 
plus  ordinaire  devait  être  de  refluer  par-dessus  les  bords  d'une 
lagune  devenue  insuffisante,  d'en  relever  le  niveau  et  de  déposer 
la  nouvelle  assise  «  transgressivement ,  »  c'est-à-dire  au-delà  du 
périmètre  antérieurement  occupé  par  le  lit  purement  charbonneux. 
Les  plans  inclinés  ainsi  envahis  et  cette  zone  indécise  tantôt  mise  à 
sec,  tantôt  comprise  dans  le  domaine  des  eaux,  qui  servait  de  lisière 
à  l'ancienne  lagune,  devaient  alors  se  trouver  submergés,  tandis 
que,  de  leur  côté,  les  pieds  de  végétaux  demeurés  en  place  se  main- 
tenaient dans  une  situation  tolérable  pour  des  plantes  auxquelles  le 
contact  de  l'eau  n'était  pas  absolument  nuisible.  C'est  là  sans  doute 
l'explication  la  plus  naturelle  de  ces  forêts  fossiles,  si  souvent  citées, 
dont  la  présence  a  rendu  célèbre  la  carrière  du  Treuil,  à  SainlrËtienne, 
et  dont  M.  Grand'Eury  a  si  bien  restitué  le  vrai  caractère; 


LA    FORaUTION    DE    LA    HOUILLE.  679 

Encore  enracinés  dans  l'ancien  sol,  ayant  leur  tronc  verticalement 
érigé,  coupés  à  la  hauteur  de  l'assise  qu'ils  traversent,  ces  végétaux 
ont  été  visiblement  ensevelis  graduellement  dans  le  sédiment'déposé 
autour  d'eux  par  l'eau  qui  les  avait  partiellement  submergés.  Leur 
persistance  sur  les  lieux  où  on  les  observe  atteste  deux  points  essen- 
tiels :  d'abord,  que  les  assises  ou  lits  encaissans  durent  se  former 
dans  un  temps  relativement  court  proportionné  à  la  durée  .rapide 
que  l'examen  de  leur  structure  extérieure  oblige  d'assigner  à  la  plu- 
part d'entre  eux;  ensuite,  que  les  eaux,  au  fond  desquelles  les 
sables  s'accumulaient,  n'étaient  pas  permanentes,  mais  provenaient 
plutôt  de  crues  temporaires ,  envahissant  l'espace  occupé  par  la 
forêt  et  se  retirant  ensuite  pour  un  temps  plus  ou  moins  long.  11 
ne  faut  pas  oublier  ici  que  plusieurs  types  de  végétaux  houillers 
avaient  des  tiges  aériennes  et  verticales  émises  pour  une  durée 
limitée  et  provenant  de  stolons  souterrains  plongés  dans  la  vase, 
n'*yant  rien  à  redouter  par  conséquent  de  ces  apports  successifs  de 
sédiment.  Les  calamités,  les  sigillaires,  sans  doute  aussi  les  lépido- 
dendrées,  étaient  de  ce  nombre;  mais  la  plupart  des  autres  avaient 
encore  la  faculté  de  produire  à  différentes  hauteurs  des  racines 
adventives  sorties  de  leur  tronc.  Ces  derniers  végétaux  se  trouvaient 
donc  parfaitement  prémunis  contre  les  éveaitualités  du  dépôt  qui  ten- 
dait à  l'enfouissement  graduel  de  leurs  tiges  par  la  base,  tandis  qu'elles 
Continuaient  à  s'allonger  supérieurement.  Leur  appareil  radiculaire 
renouvelé  suivait  le  mouvement  ascensionnel  de  l'atterrissement  et 
se  déplaçait  avec  lui.  M.  Grand' Eury  a  figuré  un  grand  nombre 
d'exemples  de  ces  émissions  de  racines  opérées  à  des  hauteurs 
successives  du  sol  carbonifère.  Les  parties  inférieures  achevaient  de 
se  détruire,  tandis  que  la  plante,  toujours  en  place,  se  soutenait  à 
l'aide  du  développement  d'organes  plus  récens  et  plus  élevés. 

Les  associations  végétales,  ainsi  observées,  ne  représentent  (selon 
l'expression  de  M.  Grand'Eury)  que  l'extension  clairsemée  des  forêts 
carbonifères.  Souvent  réduites,  comme  dans  les  terrains  houillers  du 
Nord  à  de  Tares  individus  isolés,  elles  ne  constituent  que  des  excep- 
tions, plus  fréquentes  à  Saint-Étienne  que  partout  ailleurs.  L'inonda- 
tion qui,  sur  son  passage,  abattait  les  masses  forestières  et  charriait 
ensuite  les  débris  en  les  accumulant  sur  des  points  déterminés,  a 
pu  épargner,  grâce  à  des  circonstances  trop  lointaines  pour  être 
précisées,  les  colonies  isolées,  les  pieds  épars,  situés  à  l'abri  des 
remous  et  du  passage  des  eaux  trop  profondes.  De  Là  viennent  ces 
groupes  peu  nombreux  qui  nous  traduisent,  après  tant  de  milliers 
d'années,  le  tableau  fidèle  d'une  végétation  aussi  étrangère  à  la 
nôtre  que  les  monumens  de  iNinive  comparés  aux  œuvres  des 
peuples  modernes.  Parmi  les  types  associés  les  mieux  reconnais- 


(580  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sables  à  Saint -Etienne,  il  faut  noter  les  calamités  dont  les  fûts, 
rayés  de  minces  cannelures,  s'élevaient  nus  et  simples,  évidés  à 
l'intérieur,  réduits  à  des  parois  d'une  épaisseur  à  peine  sensible, 
mais  résistantes  par  suite  de  la  silice  qui  les  encroûtait.  Un  rem- 
plissage postérieur  a  assuré  leur  conservation  par  le  moulage  exact 
de  la  cavité  cylindrique  intérieure.  Ailleurs,  on  a  découvert  un  véri- 
table bois  de  psaronîus,  qui  représentent  des  troncs  de  fougères 
arborescentes.  Leurs  tiges  charbonnées  laissent  entrevoir,  en  tra- 
versant la  roche,  la  trace  des  innombrables  radicules  adventives  qui 
garnissaient  le  pourtour  de  la  souche  le  long  de  laquelle  elles  pre- 
naient naissance,  incessamment  émises,  les  nouvelles  venant  de  plus 
haut  et  recouvrant  toujours  les  anciennes. 

Ces  scènes  tranquilles,  dérobées  aux  paysages  de  l'époque,  ne  sont 
pas  les  seules  que  l'on  ait  saisies  aux  environs  de  Saint-Étienne.  D'au- 
tres pages  de  la  même  chronique  ont  été  lues  par  M.  Grand'Eury. 
Sur  quelques  points,  les  eaux,  agissant  à  la  façon  des  courans,  ont 
charrié  des  tronçons  de  tiges,  surtout  de  cordaïtées,  associés  à  des 
débris  de  toute  provenance,  mêlés  dans  le  plus  grand  désordre  et 
couchés  horizontalement  à  la  base  d'une  assise.  On  constate  là  l'effet 
immédiat  de  la  violence  des  eaux  au  moment  où  elles  débordaient 
en  balayant  sur  le  sol  tous  les  objets  laissés  à  leur  portée  et  les 
déposant  pêle-mêle  avant  de  les  recouvrir  d'un  manteau  détritique. 

YI. 

Les  phénomènes  qui  viennent  d'être  signalés  et  dont  les  bassins 
carbonifères  ont  gardé  des  vestiges  incontestables,  correspondaient 
aux  intervalles  de  temps  pendant  lesquels  la  houille  cessait  de 
se  former.  Quelquefois,  sous  l'influence  d'un  faible  apport  limoneux, 
il  pouvait  s'établir  une  sorte  de  compromis  entre  les  deux  catégo- 
ries de  dépôts,  et  la  production  de  la  houille,  au  lieu  de  s'interrompre, 
s'atténuait  en  se  combinant  avec  la  sédimentation  marno-sableuse, 
trop  peu  abondante  par  elle-même  pour  neutraliser  l'action  des  rési- 
dus charbonneux.  Ce  sont  alors  des  schistes  bitumineux  qui  ont  pris 
naissance,  et  dans  ces  schistes  la  houille  qui  les  colore  plus  ou  moins 
ne  se  montre  qu'à  l'état  d'indice  et  dans  une  proportion  trop  réduite 
pour  être  l'objet  d'une  recherche  industrielle.  Les  feuillets  sont 
cependant  très  riches  en  empreintes  végétales.  Leur  examen  fait 
comprendre  que,  lors  de  leur  dépôt,  le  procédé  auquel  on  doit 
la  houille  était  en  activité  avec  ses  élémens  essentiels  toujours  prêts 
à  entrer  en  jeu.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'on  observe  les  divers 
degrés  qui  mènent  d'un  lit  purement  schisteux  à  la  houille  propre- 


LA    FORMATION    DE   LA    HOUILLE.  681 

ment  dite,  en  passant  par  tous  les  intermédiaires.  En  un  mot,  on  a 
sous  les  yeux  les  débuts  d'un  phénomène  en  train  de  se  manifes- 
ter et  sans  cesse  arrêté. 

Ce  qui  précède  fait  bien  voir  qu'un  lit  de  houille ,  quelle 
qu'ait  été  la  durée  nécessaire  à  sa  formation,  durée  proportion- 
nelle d'ailleurs,  non-seulemont  à  l'épaisseur  de  l'assise, mais  encore 
à  la  masse  des  résidus  accumulés  dans  un  moindre  espace  de 
temps,  a  toujours  exigé  comme  premier  facteur  l'absence  de  tout 
autre  apport  que  celui  des  débris  végétaux  dont  il  est  une  résul- 
tante. Une  pente  naturelle  nous  ramène  ainsi  vers  les  conditions 
normales,  productrices  de  la  houille,  et  nous  n'avons  plus  qu'à  pré- 
ciser le  mode  de  fonctionnement  des  bassins  carbonifères,  alors  que 
n'étant  visités  par  aucune  rivière,  aux  eaux  chargées  de  limon,  ils 
donnèrent  naissance  à  des  dépôts  exclusivement  charbonneux. 

M.  Grand'Eury,  —  et  c'est  en  cela  que  consiste  l'originalité  de  son 
système,  —  établit  la  coïncidence  et  la  combinaison  nécessaires  de 
deux  circonstances  principales  qui,  selon  lui,  auraient  également 
concouru  à  la  formation  de  la  houille.  —  L'une  est  le  transport  à 
petite  distance  de  tous  les  débris  végétaux  de  la  région,  entraînés 
par  les  eaux,  puis  étalés  à  plat  et  stratifiés  au  fond  d'une  lagune 
destinée  à  les  recevoir. 

L'autre  particularité  consiste  dans  le  séjour  antérieur  sur  le  sol  et 
l'exposition  à  l'air  libre  des  débris  ensuite  entraînés,  qui  auraient 
subi  pour  la  plupart  une  décomposition  préalable  dont  la  nature  et 
les  effets  ont  été  l'objet  d'une  patiente  analyse  de  la  part  de  l'homme 
dont  nous  apprécions  les  travaux. 

Ce  savant  insiste  tour  à  tour  sur  ces  deux  points  aussi  indispen- 
sables à  saisir  l'un  que  l'autre  pour  celui  qui  tient  à  se  faire  une 
idée  complète  du  phénomène.  Il  a  eu  soin,  dans  son  mémoire,  de 
les  mettre  en  pleine  lumière,  et  nous  ne  saurions  faire  autrement 
que  de  nous  y  arrêter  après  lui.  —  Il  en  ressort  avant  tout  un 
enseignement  précieux,  d'un  caractère  général  et  que  l'on  peut 
résumer  ainsi  qu'il  suit  :  Les  eaux  servant  de  véhicule  aux  débris 
végétaux,  parfaitement  claires  puisqu'elles  étaient  pures  de  tout 
limon,  assez  puissantes  pour  les  entraîner,  assez  universelles  pour 
balayer  tous  les  points  d'une  région  boisée,  ne  pouvaient  être  que 
des  eaux  de  pluie  directement  déversées  sur  des  pentes  assez  pro- 
noncées pour  faciliter  leur  écoulement  et  le  transport  des  résidus, 
assez  égales  pour  ne  pas  donner  lieu  à  des  ravinemens.  La  contrée 
elle-même  où  ruisselaient  ces  eaux  devait  disparaître  sous  un  lacis 
de  plantes  et  de  débris  accumulés,  assez  épais  pour  livrer  à  leur 
action  de  nombreux  matériaux  de  transport,  sans  aller  jamais  jus- 
qu'à l'érosion  du  sol  sous-jacent. 


(j8-2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Gea  eaux,  de  leur  côté,  devaient  être  intermittentes,  afin  de  lais- 
ser aux  tronçons  de  tige  abattus,  aux  résidus  et  aux  IVagnciens  de 
toute  sorte,  qui  jonchaient  le  sol  forestier,  le  temps  de  subir  les 
effets  de  décomposition  orgajiKjue  et  de  désagrégation  partielle  des 
tissus,  constatés,  par  M.  Gran  l'Eury  et  qui  ont  Ibrcémeat  précédé 
le  moment  de  l'immersion  déiinitive. 

H  est  constant  par  cela  même  qu'il  existait  alors,  sinon  des  sai- 
sons^au  sens  propre)  du  mot,  du  moins  des  intervalles  de  calme 
durant  lesquels  les ^  parties,  des  végétaux  que  la  vie  abandonnait, 
celles  que  leur  poids  entraînait,  les  organes  naturellement  cadincs 
ou  accidentellement  détachés,  enfin  toutes  les  tiges  tombées,  de 
vétusté  qui  couraient  le  sol-  s'y  désorganisaient  peu  à  peu  en 
attendant  le  moment  où,  par  une  réaction  inévitable,  le  calme  fai- 
sait place  à  des  précipitatioias  pluviaires  d'une  violence  extrême 
et  d'une  durée  proportionnée  à  celle  de  la  période  qui  avait  pré- 
cédé. 

Desi  deux  points  que  M.  Grand'Eury  a,  voulu  établir,  prenons 
d'abord  le  premiei?  :  —  La  stnict-ure  stratifiée  de  la  houille  attes- 
tant le  transport  par  les  eaux  et  le  dépôt,  à  la  façon  des.  divers  ordres 
de  sédimens,  des  particules  organiques  dont  elle  est  formée.  La 
démonstration  en  est  facile.  Dans  les  plaques  schisto-charbonneuses, 
aussi  bien  que  dans  la  houille  même,  tous  les  résidus,  grands  ou 
petits,  les  tiges  comme  les  feuillesyles  lambeaux  d'écorce,,  les  frag- 
mens  de  bois  comme  les  organes  isolés  les  plus  délicats,  les  frondes 
de  fougères  et  les  folioles  détachées  sont  toujours  étalés  à  plat, 
appliqués  les  uns  sur  les  autres,  se  recouvrant  à  la  façon  des  feuil- 
lets d'un  livre.  Gette  disposition  ne  souffre  qu'un  très  petit  nombre 
d'exceptions  qui  ne 'servent  qu.'à  confirmer  la  règle,  lorsqu'il  s'agit, 
par  exemple,  des  stigmariées.  dont  les;  stolons  circulent  et  se  croisent 
dans  certains  lits  de  houille,,  comme  s'ils  avaientvécu  sur  place, 
dans  des  conditions  de  submersion  toutes  spéciales* 

Si  l'on  examine' la  houille,  sa.  texture,  observée  à  la  loupe  et 
analysée  au  microscope.,  met  en,  évidence  l'intervention  de  l'eau 
qui,  seulej  peut  avoir  pris  tous  ces  débris  detoute  taille  et  de  con- 
sistance si  diverse  pour  les  accumuler  l'un  sur  l'autre,  les  coller 
et  les  appliquer,  conformément  à  ce  qui  a  lieu  pour  des  végétaux 
qui,  d'abord  lloltans,  gagnent  ensuite  un  à  un  le  fond  de  l'eau,  à 
mesure  que  l'iutbibiiion  augmente  leur,  poids  spécifique;  ils  vont 
alors  constituer  un  lit  stratifié!  qui  s'accroît  graduellement  à  l'aide 
d'apports  successifs.  Nonrseulement  les  élémens  de. la  houille  soBt 
demeui-és  visibles,  non- seulement  leur  ordonnance  en  feuillets 
supei'posés  est  sensible  et  les  moindres  particules  ont  dû.  combler 
les  interstices  des  plans  de  jonction  de. l'assise  en  voie  de  formation, 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  683 

mais  r organisation  encore  intacte  de  beaucoup  de  fragmens,  leur 
empâtement  dans  une  bouillie  amorphe  qui  résulte  de  la  macéra- 
tion préalable  d'une  foule  de  résidus,  enfin  la  compression  qui  s'est 
exercée  sur  toute  la  masse  réduite  à  la  moitié  de  l'épaisseur  primi- 
tive, tous  ces  effets  réunis,  qui  relèvent,  en  réalité,  d'un  seul  et 
même  phénomène,  dénotent  l'action  et  la  pesée  de  la  couche  d'eau 
au  fond  de  laquelle  la  stratification  s'est  opérée. 

Comme  il  s'agissait  de  débris  enlevés  au  sol  dans  des  états  variés 
de  fraîcheur  ou  de  vétusté,  les  uns  tombés  de  la  veille,  les  autres 
désagrégés  ou  même  totalement  dissous,  un  des  résultats  forcés  de 
ce  genre  de  dépôt  a  été  la  diversité  de  composition  de  la  houille. 
La  plus  grande  uniformité  a  présidé,  au  contraire,  au  mécanisme 
de  sa  formation,  puisque  tous  les  élémens,  les  écorces  déroulées  et 
aplaties,  les  moelles  détrempées,  les  larges  feuilles  aussi  bien  que 
les  moindres  résidus,  ont  été  d'abord  tenus  en  suspension  dans 
l'eau  de  la  lagune  avant  de  venir  s'étaler  au  fond. 

C'est  ainsi  que  la  houille  a  généralement  acquis,  en  se  constituant, 
une  structure  schistoïde,  c'est-à-dire  formée  de  minces  lits  paral- 
lèlement disposés,  et  fissiles  dans  le  sens  qui  répond  au  plan  du 
dépôt.  Mais,  de  plus,  elle  diffère  selon  que  l'on  examine  atten- 
tivement les  élémens  qu'elle  renferme  et  qui  se  trouvent  étroi- 
tement associés  sans  être  précisément  confondus.  Il  y  a  d'abord  ce 
que  M.  Grand'Eury  a  nommé  le  «  fusain,  »  par  allusion  au  léger 
charbon  de  bois  ainsi  désigné.  Toutes  les  fois  que  la  structure  ana- 
tomique  d'une  tige  ou  d'une  portion  de  tige  carbonisée  a  dis- 
paru, tout  en  conservant  reconnaissable  l'ordonnance  relative  des 
diverses  régions  caulinaires,  on  dit  qu'elle  est  à  l'état  de  fusain. 
—  Les  feuilles,  les  épidermes,  les  écorces,  les  parties  vertes,  en 
un  mot,  qui  sont  parvenues,  non  encore  désagrégées,  au  fond 
de  l'eau,  se  montrent  dans  la  houille  ordinaire  sous  l'apparence 
de  lames  et  lamelles  cristallines,  liées  ou  empâtées  par  une  ma- 
tière charbonneuse  amorphe,  plus  ou  moins  terne,  qui  sert  à  les 
rejoindre  et  à  les  cimenter.  D'autres  fois,  au  lieu  de  lamelles,  ce 
sent  des  parcelles  noyées  dans  une  masse  charbonneuse  provenant 
de  la  décomposition  de  tous  les  menus  débris  de  végétaux  délayés, 
réduits  à  l'état  de  bouillie  et  emportés  par  les  eaux  avec  les  autres 
fragmens;  c'est  là  une  sorte  de  boue  végétale  qui  devait  combler 
toutes  les  flaques  et  les  mares  dormantes  situées  à  l'ombre  des  forêts 
humides,  aux  endroits  perdus  dans  l'épaisseur  des  bois. 

Cette  pâte  résultant  de  la  macération  des  parcelles  entièrement 
décomposées  constitue  à  elle  seule  les  houilles  amorphes  dans 
lesquelles,  en  dehors  du  fusain,  on  finit  cependant  toujours  par 
découvrir  quelques  restes  de  structure  végétale  attestant  la  eom- 


684  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mune  origine  de  toutes  les  productions  charbonneuses.  Ces  diffé- 
rences donnent  d'ailleurs  lieu  à  d'innombrables  variétés  qui  con- 
duisent par  degrés  d'un  type  vers  un  autre  en  empêchant  d'établir 
une  distinction  tranchée  entre  les  houilles  les  plus  homogènes  en 
apparence  et  celles  qui  présentent  des  traces  multiples  et  manifestes 
d'élémens  organisés  à  peine  altérés. 

En  résumé  et  pour  définir  d'un  mot  le  phénomène,  M.  Grand'- 
Eury,  après  avoir  admis  un  aménagement  préalable  des  élémens 
charbonneux,  état  antérieur  à  leur  submersion  et  à  leur  stratifica- 
tion, considère  les  écorces,  les  feuilles  et  les  organes  de  toute 
nature  encore  revêtus  de  leur  forme  comme  ayant  suivi  le  même 
procédé  de  dépôt  dans  la  houille  normale  que  dans  les  schistes. 
Dans  l'un  et  l'autre  cas,  les  restes  ont  laissé  leur  empreinte  sur  la 
pâte  molle  du  sédiment  qui  les  enveloppait ,  la  seule  distinciion 
appréciable  résulte  de  la  nature  de  ce  sédiment  marno-sableux  ou 
argileux,  d'une  part,  constitué,  de  l'autre,  par  une  vase  détritique 
purement  végétale.  En  dehors  de  cette  unique  dillerence,  le  procédé 
est  respectivement  le  même  et  les  résultats  ont  été  sensiblement 
pareils.  Mais  l'originalité  du  point  de  vue  de  x\I.  Grand'Eury  a  con- 
sisté justement  à  établir  cette  similitude.  Le  premier  il  a  déterminé 
les  traces  appt'éciables  de  cet  état  antérieur  et  préalable  des  résidus 
de  toute  nature  désagrégés  et  macérés  en  partie  ou  même  entière- 
ment délayés  sur  le  sol  humide,  et  fournissant  les  matériaux  de  la 
sédimentation  charbonneuse  aux  eaux  qui  venaient  périodiquement 
s'en  emparer. 

Les  tableaux  tracés  par  M.  Grand'Eury  nous  introduisent  à  l'ombre 
des  forêts  carbonifères,  au  plus  épais  des  régions  humides  de  cet 
â^J'e,  au  pied  des  ondulations  faiblement  accusées  où  s'amoncelaient 
dans  des  mares  dormantes  ces  immensités  de  résidus  de  toute 
provenance  qu'engendrait  une  végétation  toujours  active,  à  la 
fois  exubérante  et  promptement  épuisée.  Si  de  pareils  amas  s'ob- 
servent de  nos  jours  dans  les  pays  chauds,  au  sein  des  forêts 
vierges,  que  devait-il  en  être  dans  ces  époques  premières  où  rien 
dans  la  structure  des  plantes  n'était  fait  pour  consolider  les  tiges 
par  l'accroissement  régulier  du  bois!  C'était  de  tontes  parts  des 
jets  eiïrayans,  des  productions  improvisées,  des  pousséts  subites 
élevant  des  colonnes  vertes  dont  le  rôle  était  aussi  éphémère  que 
la  fermeté  peu  assurée.  La  plupart  des  tiges  carbonifères,  creuses 
ou  gonflées  de  moelle  à  l'iutérienr,  succombaient  par  l'exagéra- 
tion môme  de  leur  croissance  ;  les  fougères  se  couronnaient  de 
frondes  invraisemblables  par  leur  dimension;  les  tiges  des  sigil- 
laires  se  dépouillaient  rapidement  de  leurs  feuilles  et  tous  ces 
débris  s'accumulaient  sans  trêve  dans   une   ombre  étouffée,   sur 


LA   FORMATiOiN    DE   LA    HOUILLE.  685 

un  sol  détrempé.  On  conçoit  l'énormité  des  produits  ulmiques,  la 
décomposition  faisant  de  nouveaux  progrès  à  la  moindre  averse,  da 
manière  à  réduire  en  une  pâte  noirâtre  la  couche  de  résidus  la  plus 
inférieure.  L'avamen  des  dépôts  houillers  démontre  qu'il  en  était 
bien  ainsi  et  c'est  pour  cette  seule  raison  que  l'on  a  tant  de  diffi- 
culté, en  dépit  d'une  telle  réunion  de- matériaux,  à  reconstituer 
intégralement  certains  types.  Rarement  les  tiges  tombées  demeu- 
raient entières;  elles  se  gonflaient,  s'ouvraient,  les  parties  molles 
et  lacunaires  se  desagrégeaient  les  premières,  les  parties  denses  et 
fibreuses  se  détachaient  de  la  masse  corticale  ;  celle-ci,  plus  tenace, 
souvent  lisse  et  ferme  extérieurement,  se  déroulait  et  résistait  plus 
que  tout  le  reste.  Des  troncs  de  fougères  il  ne  restait  que  l'étui 
périphérique  ou  les  fibres  intérieures  désagrégées;  des  cordaïtes, 
des  sigillaires,  des  lépidodendrées,  rien  que  la  région  corticale.  Les 
feuilles  détachées  formaient  d'autres  entassemens  et  tous  ces  mon- 
ceaux obstruant  certaines  places  au  bas  des  déclivités,  au  débouché 
des  vallées  intérieures,  attendaient  l'arrivée  et  le  passage  des  eaux 
pour  abandonner  à  leur  action  d'innombrables  matériaux  parvenus 
à  des  degrés  très  inégaux  de  décomposition. 

Lorsque  venait  le  temps  des  grandes  pluies,  les  eaux  filtrant  de 
toutes  parts,  ruisselant  de  toutes  les  pentes,  formaient  çà  et  là  des 
lacs  temporaires,  puis  entraînaient  à  la  fin  toutes  les  digues  de 
matières  organiques  mises  à  leur  portée.  Quel  immense  amas  de 
substances  détritiques  étaient  ainsi  charriées  jusqu'à  la  dépression 
lagunaire  !  Mais  avec  ces  résidus  vieillis  et  désorganisés,  les  pluies, 
que  l'on  doit  imaginer  torrentielles,  entraînaient  encore  tout  ce  qui 
cédait  à  leur  impulsion;  elles  abattaient  des  tiges,  des  feuilles,  de 
jeunes  pousses,  parfois  des  végétaux  entiers,  tout  ce  qui  n'avait 
pas  la  force  de  leur  résister,  et,  en  définitive,  dans  nos  collections, 
ce  sont  ces  débris  à  l'état  frais,  ces  feuilles  si  délicates,  si  nettes, 
ces  organes  demeurés  entiers  que  nous  retrouvons  reconnaissables 
dans  leurs  moindres  détails  et  couchés  à  plat  sar  les  feuillets  de 
l'immense  herbier  dont  il  nous  est  donné  de  dérouler  les  pages. 

C'est  par  là  que  notre  esprit  remonte  sans  effort  le  cours  des 
âges;  dans  notre  naïveté,  nous  trouvons  tout  simple  qu'un  modeste 
savant  nous  en  facilite  l'accès,  qu'il  renonce  à  toute  carrière  pour 
deviner  de  pareilles  énigmes.  Les  labeurs  obstinés,  les  explorations 
souterraines,  les  recherches  pénibles,  il  les  a  volontairement  assu- 
més. Poussé  par  un  instinct  irrésistible,  botaniste  quand  il  a  fallu, 
ingénieur,  chimiste  et  géologue  à  d'autres  momens,  il  s'est  enfoncé 
bravement  dans  un  passé  prodigieux.  Gomment  ne  pas  admirer  sans 
réserve  un  pareil  désintéressement  qui  par  le  fait  honore  notre 
époque  et  notre  pays?  La  science,  quoi  qu'on  dise,  sait  encore  en 


686  REVUE    DES    DEUX   MOJNDES. 

France  animer  les  volontés  et  persuader  à  ses  adeptes  de  lui  faire 
le  don  de  leurs  meilleures  années,  sans  autre  but  que  le  noble 
espoir  d'agrandir  un  peu  l'espace  où  elle  se  meut. 


Vil. 


La  conception  logique  et  raisonnée  du  processus  générateur  de 
la  houille  appartient  donc  en  propre  à  M.  Grand'Eury,  du  moins 
sous  la  formule  si  nettement  explicite  dont  il  a  su  la  revêtir.  Il  ne 
saurait  plus  être  question  maintenant  d'une  comparaison  vague  de 
l'ancienne  opération  avec  le  phénomène  des  tourbières,  spécial  à 
notre  zone  ;  ce  phénomène,  incompatible  avec  la  chaleur,  se  réalise 
sous  nos  yeux  dans  des  conditions  n'ayant  avec  celles  qui  caracté- 
risaient l'époque  carbonifère,  qu'un  rapport  des  plus  éloignés,  puis- 
qu'il s'agit  de  plantes  naines  croissant  en  tapis  serré  sous  les  brumes 
des  pays  du  Nord.  Si  les  tourbes  cependant  peuvent,  d'un  certain 
côté,  nous  traduire  une  image  affaiblie  de  ce  que  furent  autrefois 
les  houilles,  c'est  surtout  en  faisant  toucher  au  doigt  l'absolue  né- 
cessité que,  dans  toute  formation  charbonneuse,  le  lit  des  résidus 
accumulés  ait  été  soustrait  à  l'action  directe  de  l'atmosphère.  11  est 
réservé  à  l'eau  de  remplir  cette  fonction  au  sein  des  tourbières, 
de  même  qu'elle  lui  était  dévolue  lors  de  la'production  des  houilles. 
C'est  en  cela  seulement  que  consiste  l'analogie  servant  de  hen  entre 
les  deux  ordres  de  phénomènes  ;  les  autres  circonstances  diffèrent 
pour  la  plupart,  de  part  et  d'autre,  quelques-unes  du  tout  au  tout. 

C'est  à  l'ombre  épaisse  des  forêts  et  sous  l'influence  de  la  cha- 
leur humide  que  commençait  la  transformation  des  résidus  amassés 
sur  le  sol;  elle  amenait  la  production  des  matières  ulmiques,  pre- 
mier terme  d'une  série  d'opérations  qui  aboutiront  au  charbon,  puis 
à  la  houille.  Cette  dernière  combinaison  dont  le  processus  demeure 
entaché  d'une  certaine  obscurité  n'a  pu  se  réaliser  qu'à  la  suite  de 
la  submersion  et  du  dépôt  stratifié  qui  plaçaient  définitivement  le 
lit  charbonneux  en  voie  de  formation  sous  une  nappe  d'eau,  par 
conséquent  sous  une  couche  imperméable  à  l'air.  M.  Grand'Eury 
est  porté  à  admettre  que  l'élévation  primitive  de  la  température, 
jointe  à  l'humidité,  a  dû  activer  la  conversion  en  houille  des  rési- 
dus préalablement  ulmifiés,  puis  stratifiés,  finalement  comprimés 
par  de  nouvelles  assises  superposées.  Le  temps  a  fait  le  reste,  et  le 
combustible  a  acquis  graduellement  les  propriétés  qui  distinguent 
la  houille  véritable  des  charbons  plus  récens,  «  stipites  »  et  «  lignites:» 
Ceux-là  sont  aux  terrains  secondaires,  ceux-ci  aux  tertiaires,  ce 
qu'est  la  houille  relativement  aux  terrains  primaires.  Les  différences 


LA   FORMATION   DE   LA    HOUILLE,  087 

qualitatives  qui  consistent  surtout  en  une  proportion  décroissante 
de  pouvoir  calorifique,  s'expliquent  d'elles-mêmes,  puisque  des  trois 
facteurs  que  nous  avions  admis  comme  ayant  concouru  à  la  produc- 
tion des  houilles,  deux  ont  forcément  varié  dans  le  cours  des  âges, 
nous  voulons  dire  la  flore  et  les  conditions  de  milieu.  Gomment 
d'autres  végétaux  sans  rapport  avec  leurs  devanciers,  sous  un 
autre  ciel  astronomique,  exposés  à  de  tout  autres  influences  de  cha- 
leur et  d'humidité,  auraient-ils  pu  donner  lieu  à  la  même  sorte  de 
combustible?  Loin  d'être  naturel,  un  pareil  résultat  aurait  eu  lieu  de 
surprendre.  Le  combustible  produit  a  dû  varier  et  dans,  une  pro- 
portion en  rapport  avec  l'abondance  décroissante  des  parties  vertes 
accumulées,  avec  l'intensité  moins  prononcée  de  la  chaleur,  plus 
inégalement  distribuée  selon  les  saisons. 

Cependant  il  est  des  stipites,  comme  ceux  de  Fuveau,  dans  les 
Bouches-du-Rhône,  qui  ont  presque  les  qualités  de  la  houille  et  qui, 
par  conséquent,  ont  dû  sans  doute  leur  formation  à  des  circon- 
stances rapprochées  de  celles  qui  avaient  engendré  les  charbons 
anciens,  bien  que  les  deux  périodes  se  trouvent  séparées  par  un 
immense  intervalle.  Lors  des  temps  secondaires,  une  partie  au  moins 
des  conditions  de  milieu  qui  avaient  présidé  à  la  formation  des 
houilles  pouvait  encore  se  reproduire;  plus  tard,  dans  le  tertiaire, 
l'étroite  similitude  des  plantes  avec  celles  que  nous  possédons  oblige 
d'admettre  pour  cet  âge  une  ordonnance  des  saisons  peu  différente 
de  celle  qui  prédomine  actuellement.  Pourtant  même  alors,  dans 
la  plus  récente  des  périodes  géologiques,  il  s'est  produit  des  com- 
bustibles charbonneux,  bien  que  sur  une  moindre  échelle  que  dans 
les  âges  antérieurs.  Cette  répétition  du  phénomène  prouve  seulement 
que  des  trois  facteurs  que  nous  avons  signalés,  un  seul  est  réelle- 
ment indispensable  à  la  genèse  du  phénomène.  Ainsi,  quoique  tout 
ait  changé,  plantes,  saisons,  température,  depuis  l'époque  primaire, 
s'il  s'est  rencontré  une  contrée  tertiaire,  soustraite  momentanément 
à  l'apport  des  sédimens  marno-sableux,  pourvue  d'une  lagune  de 
fond  dont  la  végétation  ait  envahi  les  boi'ds,  il  a  suffi  que  les  rési- 
dus provenant  de  cette  végétation  aient  été  entraînés  en  masse  con- 
sidérable et  stratifiés  au  sein  de  la  dépression  lacustre,  pour  que  la 
formation  d'un  lit  de  charbon  ait  inévitablement  résulté  d'une  sem- 
blable disposition  des  lieux.  Cette  formule,  remarquons-le,  s'ap- 
plique à  tous  les  temps  ;  elle  n'exclut  pas  même  le  nôire.  Qui  sait 
si,  dans  l'intérieur  de  l'Afrique»  peuplée  de  nos  jours  de  tant  de  lacs 
ahmentcs  par  des  pluies  périodiques,  avec  des  plages  basses  cou- 
vertes d'uue  riche  végétation,  le  phénomène  des  ligtiiies  ne  se 
reproduit  pas,  préparant  des  trésors  moindres  sans  doute  que  ceux 
que  nous  exploitons,  mais  encore  considérables,  à  l'usage  des  gêné- 


688  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rations  à  venir  ?  Vouloir  restreindre  à  un  passé  reculé  la  formation 
des  lits  charbonneux,  en  faire  le  produit  exclusif  d'une  époque 
déterminée,  ce  serait  aller  à  l'enconlre  des  faits,  «dhaque  période 
géologique  a  eu  ses  combustibles  variant  d'abondance  et  de  qua- 
lités selon  les  âges,  mais  relevant,  à  ce  qu'il  semble,  d'une  cause 
toujours  la  même  qui  ne  demande  pour  entrer  en  jeu  que  la  réali- 
sation des  circonstances  physiques  strictement  nécessaires  à  son 
fonctionnement.  Pour  ce  qui  est  de  l'opinion  de  ceux  qui  attachent 
un  sens  providentiel  au  rôle  des  houillères  dont  la  mission  aurait 
été  d'épurer  l'atmosphère  à  un  moment  donné,  en  lui  soutirant  des 
quantités  d'acide  carbonique,  qui  le  rendaient  impropre  à  entretenir 
la  vie  des  animaux  à  respiration  aérienne,  bien  que  des  hommes  de 
génie  se  soient  faits  les  éditeurs  responsables  d'une  idée  aussi  bizarre, 
il  est  vraiment  impossible  de  s'y  arrêter  sérieusement,  ou  il  faudrait 
dire  la  même  chose  du  calcaire,  dont  les  assises,  constituées  en  masse 
à  partir  d'une  certaine  époque,  contiennent  16  pour  100  de  car- 
bone. Il  faudrait  craindre  aussi,  en  exploitant  et  brûlant  la  houille, 
de  restituer  à  l'atmosphère  cette  proportion  nuisible  d'acide  carbo- 
nique qui  lui  aurait  été  enlevée  jadis.  Une  semblable  conception  est 
au  nombre  de  celles  qu'on  formule  sans  réflexion  et  qu'on  répète 
ensuite  par  n»:*iation  ou  par  routine. 

En  laissant  de  côté  les  notions  chimériques,  il  est  naturel  de  se 
demander,  dès  que  la  théorie  fait  procéder  les  combustibles  char- 
bonneux d'un  concours  déterminé  de  circonstances  physiques, 
comment  elle  s'applique  aux  charbons  minéraux  d'une  origine  plus 
récente  que  les  houilles,  et  si  les  indices  fournis  par  les  «  stipites  » 
d'abord,  par  les  «  lignites  »  ensuite,  sont  de  nature  à  la  confirmer. 
Dans  cet  ordre  d'idées,  nous  nous  bornerons  à  deux  exemples  em- 
pruntés a  la  Provence,  choisis  de  préférence  comme  nous  étant 
plus  familiers,  avec  la  pensée  que  dans  une  matière  aussi  neuve,  à 
peine  effleurée  par  M.  Grand'Eury,  il  vaut  mieux  ne  pas  s'aventurer 
au-delà  d'un  terrain  déjà  parcouru.  Les  lignites  de  Fuveau  sont 
distribués  en  plusieurs  bassins  partiels  et  contigus;  ils  compren- 
nent des  lits  de  charbon  exploités  sur  une  grande  échelle,  séparés 
par  des  schistes  et  d*^s  plaques  marneuses  ou  bitumineuses.  Celles-ci 
résultent  d'un  mélange  de  substance  charbonneuse  et  de  sédi- 
ment, allant  depuis  le  charbon  impur  jusqu'au  calcaire  plus  ou 
moins  coloré  en  brun  par  la  décomposition  des  résidus  végé- 
taux. Ces  lignites  appartiennent  incontestablement  à  la  partie  ré- 
cente du  terrain  secondaire.  Ce  sont  donc  des  «  stipites,  »  selon 
l'expression  de  M.  Grand" Eury,  et  la  parfaite  homologie  de  struc- 
ture qui  les  caractérise  est  déjà  une  preuve  que  leur  formation  a 
eu   lieu  dans   des   conditions  et  avec  des    alternances   pareilles 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  689 

à  celles  que  présente  le  terrain  carbonifère.  Mais  les  temps  n'é- 
taient plus  les  mêmes  et  la  végétation  en  particulier  avait  pris  une 
tout  autre  apparence.  Il  n'est  donc  pas  sans  intérêt  de  recher- 
cher quelles  sortes  de  plantes  ont  amené  la  production  des  lits 
de  combustibles  [dont  nous  parlons.  Il  a  fallu,  pour  le  savoir,  une 
exploration  d'autant  plus  patiente  que  dans  les  couches  de  Fuveau, 
malgré  la  nature  fissile  de  la  roche  et  la  présence  d'une  foule 
d'indices  épars,  les  débris  déterminables,  c'est-à-dire  ayant  con- 
servé leur  forme,  sont  partout  prodigieusement  rares.  En  revanche, 
sur  un  grand  nombre  de  plaques  charbonneuses,  on  distingue  une 
multitude  de  résidus  de  petite  dimension,  comme  s'il  s'agissait  de 
plantes  réduites  par  une  macération  prolongée  à  l'état  de  parcelles 
disséminées  et  flottantes  dans  une  purée  végétale  qui  aurait  occupé 
le  fond  des  marécages.  L'absence  de  rameaux  et  de  feuilles  d'es- 
pèces arborescentes  et  l'abondance  des  débris  provenant  d'un  amas 
de  végétaux  aquatiques  décomposés  sont  visibles  dans  les  plaques 
bitumineuses  de  Fuveau  et,  par  conséquent,  dans  le  lignite  même  de 
cette  région.  —  A  l'exception  d'un  vestige  de  palmier,  observé  une 
seule  fois,  et  qui  accuse  un  type  actuellement  confiné  aux  Séchelles, 
à  l'exception  encore  des  fruits  filamenteux  d'une  nipacée,  qui  doi- 
vent avoir  flotté  comme  leurs  congénères  actuels  flottent  sur  les  eaux 
du  Gange,  toutes  les  espèces  recueillies  se  sont  trouvées  des  plantes 
palustres  ou  fluviatiles. 

Un  type  aujourd'hui  éteint,  mais  aussi  curieux  par  son  organisa- 
tion bien  définie  que  par  le  rôle  important  qu'il  a  joué,  a  dû  con- 
tribuer pour  une  forte  part  à  cette  abondance  de  détritus  orga- 
niques, dissociés  et  réduits  en  bouillie.  Ce  type  est  celui  des  rhizo- 
caulées  dont  les  tiges,  lâchement  spongieuses  a  l'intérieur,  lisses  et 
fer  nés  au  dehors,  s'élevaient  alors  au  sein  des  eaux  tranquilles, 
muliipliées  à  l'infini  et  douées  de  la  propriété  d'émettre  des  radi- 
cules caulinaires  qui  descendaient  pour  aller,  à  travers  le  lacis  des 
vieilles  feuilles,  atteindre  l'eau  et  s'enfoncer  dans  la  vase.  De  nom- 
breux fragmens  de  cette  plante  curieuse  parsèment  les  plaques 
schisteuses  au  contact  des  stipites  de  Fuveau.  Récemment,  un 
nélumbo  ou  lotus,  cet  ornement  des  lagunes  fluviatiles  de  la  Chine, 
qui  se  retrouve  à  l'embouchure  du  Volga,  plus  loin  dans  les  eaux 
du  Gange,  et  peuplait  autrefois  celles  du  iNil,  a  laissé  voir  d'in- 
nombrables empreintes  de  ses  feuilles  dans  les  lits  charbonneux 
exploités  à  Trets,  sur  le  prolongement  de  ceux  de  Fuveau. 

Ces  faits  réunis  ont  leur  signification;  ils  annoncent  qu'ici  la 
masse  du  combustible  a  dû  se  former  à  la  façon  de  la  «  houille  de 
parcelles  et  bouillie  végétales,  »  c'est-à-dire  par  le  transport  de 
fragmens  encore  organisés,   noyés  dans  une   pâte   charbonneuse 

TOME  LIV.  —  1882.  44 


(590  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

amorphe,  provenant  de  matières  ulmiques  préalablement  dissoutes. 
Cette  fusion  pâttiise  aurait  élé  la  suite  du  développement  d'abord, 
puis  de  l'entassement,  au  sein  des  vastes  étendues  marécageuses, 
d'un  grand  nombre  de  plantes  palustres.  11  convient  de  les  pla- 
cer à  portée  d'un  ileuve  qui  aurait  eu,  comme  le  Nil,  des  temps  de 
crues  et  dont  les  eaux  gonflées,,  refluant  bien  au-delà  des  limites 
ordinaires,  se  seraient  ensuite  renfermées  de  nouveau  dans  leur 
lit.  Dans  ces,  conditions,  pour  obtenir  des  eaux  pures,  comme  le 
Nil  le  fait  voir  chaque  année  dans  la  Haute-Nubie,  il  suffit  qu'il 
existe  des  bassins  supérieurs,  traversés  par  des  eaux  du  fleuve. 
Elles  s'y  décantent  et  vont  ensuite  envahir  les  plaines  inférieures  en 
entraînant  tous  les  détritus  organiq,ues  qui  se  trouvent  sur  leur 
passage,  tous  les  résidus  de  plantes  qui,  durant  la  saison  sèche, 
ont  encombré  le  sol  des  marais,  pour  les  transporter  jusque  dans 
les  dépressions  au  fond  desquelles  se  forme  le  lit  charbonneux  gra- 
duellement stratifié.  Telle  est  sans  doute  la  meilleure  façon  de  com- 
prendre et  d'expliquer  l'origine  des  stipites  de  Fuveau.  Dans  ce 
processus,  on  reconnaît  à  la  fois  la  différence  des  époques,  par  l'in- 
tervention d'un  fleuve  ayant,  comme  le  Nil  et  le  Gange,  ses  crues 
périodiques,  et  l'analogie  du  mode  de  formation,  par  le  transport  des 
résidus  végétaux,  au  moyen  d'eaux  pures  de  tout  autre  apport. 

Avançons  encore  de  plusieurs  pas  pour  nous  placer  au  militu  du 
tertiaire  et  apprécier  le  mode  probable  de  formation  des  lignites 
de  Manosque.  Ici,  le  combustible  est  loin  d'avoir  les  caractères  de 
la  houille.  C'est  un  charbon  bitumineux  dont  la  structure  schistoïde 
est  due  à  l'alternance  de  lames  ternes  et  résineuses.  Il  existait  cer- 
tainement auprès  de  Manosque  un  grand  lac  au  fond  duquel  des 
affluens  avaient  longtemps  accumulé  des  couches  variées  d'argile, 
de  grès  et  de  calcaire.  Ce  lac,  comblé  en  partie,  dut  être  envahi, 
vers  l'époque  où  se  déposèrent  les  lignites,  par  une  ceinture  de  végé- 
taux aquatiques  ou  de  plantes  palustres  dont  les  traces  sont  encore 
visibles  dans  certains  lits.  Les  joncs,  les  massettes,  les  nénuphars 
couvraient  alors  de  vastes  étendues,  le  long  des  bords  de  la  nappe 
lacustre.  Les  arbres  eux-mêmes,  amis  des  stations  fraîches,  les 
séquoias,  les  aunes,  les  charmes,  les  peupliers,  plusieurs  érables 
s'aventuraient  sur  un  sol  mouvant  et  par  places  à  demi  submergé. 
C'est  dans  ces  conditions  que  se  formèrent  les  couches  de  liguites. 
Pour  expliquer  cette  formation,  on  est  bien  forcé  d'adœettre  que  le  lac 
de  Manosque,  converti  en  lagune  marécageuse,  disparaissait  partielle- 
ment sous  un  épais  tapis  de  verdure,  qu'il  avait  des  temps  de  crues 
pendant  lesquels  ses  eaux  débordaient  et  des  saisons  d'assèchement 
qui  amenaient  la  décomposition  d'une  masse  de  végétaux.  De  là,  sans 
doute,  des  encombremens  de  résidus  que  l'action  périodique  des 


LA    FORMATION    DE    LA    HOUILLE.  691 

eaux  transportait  des  points  momentanément  envahis  jusqu'aux 
endroits  relativement  déprimés.  Ces  eaux,  qu'il  faut  bien  supposer 
exemptes  de  limon,  se  déchargeaient  enfin  de  tous  les  résidus  végé- 
taux, tenus  par  elles  en  suspension,  au  fond  de  la  dépression  cen- 
trale destinée  à  les  recevoir  en  dernier  lieu. 

C'est  bien  ainsi,  ou  à  peu  prèsainsi,  qu'ont  dû  se  passer  les  choses, 
et,  dyns  l'état  actuel  des  observations,  on  ne  saurait  pousser  plus 
loin  l'application  directe  des  idées  de  M.  Grand'Eury  à  l'étude  d'une 
question  locale.  11  suffit  de  constater  que  la  théorie  de  ce  savant  ne 
se  trouve  en  désaccord  ni  avec  les  phénomènes  anciens,  ni  avec 
ceux  des  périodes  plus  récentes,  enfin  qu'elle  a  peut-être  sa  place 
marquée  au  milieu  des  grandes  scènes  de  la  nature  contemporaine. 
Effectivement,  quand  on  lit  les  récits  des  voyageurs  qui  remontent 
les  grands  tleuves  de  l'intérieur  de  l'Afrique,  le  Nil,  par  exemple,  on 
voit  leurs  barques  longtemps  arrêtées  par  les  herbes,  les  résidus 
submergés,  les  accumulations  de  végétaux  que  l'eau  pure  des 
grandes  crues  entraîne,  en  arrivant  des  plateaux  supérieurs  et  inon- 
dant l'espace  à  perte  de  vue.  Devant  ce  tableau  qui  nous  montre 
des  cypéracées,  des  nénuphars,  d'immenses  colonies  de  plantes 
flottantes,  sous  lesquelles  le  fleuve  disparaît,  avec  ses  remous,  ses 
lagunes  temporairement  envahies,  ses  bassins  profonds,  après  avoir 
été  presque  à  sec  durant  de  longs  mois,  il  est  impossible  de  ne  pas 
reporter  son  esprit  vers  les  phénomènes,  non  pas  sans  doute  tout  à  fait 
pareils,  mais  assurément  du  même  ordre,  auxquels  les  anciennes 
époques  et  en  particulier  notre  Europe  ont  dû  autrefois  la  forma- 
tion des  houilles,  des  stipites,  plus  tard  des  lignites.  Ce  ne  sont  pas 
là,  en  tout  état  de  cause,  des  phénomènes  accidentels  ni  purement 
épisodiques,  nés  de  circonstances  une  fois  réalisées  pour  ne  plus 
jamais  reparaître.  Il  s'agit  plutôt  d'un  enchaînement  véritable,  d'une 
suite  de  combinaisons  analogues,  que  le  temps  a  ramenées  à  plu- 
sieurs reprises,  et  qui  n'ont  rien  même  d'incompatible  avec  ce  qui 
se  passe  de  nos  jours  à  la  surface  du  globe.  En  parlant  ainsi,  ce 
n'est  pas  l'Europe  que  nous  avons  en  vue,  mais  l'intérieur  des 
terres  tropicales,  et  les  parties  de  ces  terres  où  l'eau,  la  chaleur 
et  l'exubérance  de  la  végétation  sont  encore  réunies  sur  un  sol 
dont  la  configuration  se  prêterait  aux  conditions  matérielles  définies 
dans  celle  esquisse. 


G.  DE  Sapokta. 


REVUE   DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :  k  Roi  s^amuse. 


Le  22  noveiiibre  dernier,  l'affiche  de  la  Comédie- Française  portait 
ces  mois  :  «  Cinquantenaire  et  deuxième  représentation  de  le  Roi 
s'amuse,  par  Victor  Hugo.  »  Aujourd'hui,  1"  décembre,  que  ne  puis-je 
à  cette  place  écrire  simplement  :  «  Cinquantenaire  et  deuxième  édi- 
tion de  l'article  de  M.  Gustave  Planche  sur  le  Roi  s'amuse!  »  Une 
tâche  ingrate  me  serait  épargnée. 

On  connaît  l'histoire  de  ce  drame,  interdit  au  lendemain  de  la  pre- 
mière représentation  comme  outrageant  les  mœurs.  Huit  jours  après 
l'interdiciion,  l'auteur  protestait  publiquement;  il  rappelait qu'/Zer/mni 
avait  été  joué  cinquante-trois  fois,  et  Marlon  de  Lorme  soixante  et  une. 
Il  demandait  «  qui  lui  rendrait  intacte  et  au  point  où  elle  en  était 
cette  troisième  expérience  si  importante  pour  lui.  »  Apparemment  il 
craignait  qu'après  une  suspension  de  quelques  semaines  ou  de  quel- 
ques mois  peut-être,  l'impartialité  de  ce  public  du  lendemain,  auquel 
il  en  appelait  du  public  tumultueux  de  la  première  soirée,  ne  se  tour- 
nât en  indifférence.  La  suspension,  comme  on  sait,  a  duré  tout  un 
demi -siècle;  et  l'expéi  ience,  en  effet,  n'est  pas  reprise  au  même  poin 
où  elle  en  était.  Mais  ce  n'est  pas,  comme  le  craignait  l'auteur,  en 
arrière  de  là  qu'elle  est  reprise  ;  c'est,  au  contraire,  bien  plus  avant 
dans  l'opinion  du  public.  Voilà  peut-être  à  la  fois  ce  qui  explique  la 
déconvenue  de  ce  public,  trop  bien  disposé  pour  l'ouvrage,  et  ce  qui 


REVUE   DRAMATIQUE.  693 

fait  l'embarras  du  critique  chargé  d'enregistrer  celte  déconvenue.  Com- 
ment l'ouvrage  eût-il  répondu  à  l'attente  d'un  enthousiasme  échauffé 
pendant  un  demi-siècle?  Et,  d'autre  part,  aujourd'hui  que  l'auteur  est 
en  possession  de  sa  gloire,  —  qu'un  accident  ne  saurait  diminuer,  — 
comment  constater  le  mécompte  de  cet  enthousiasme  sans  être  taxé 
d'irrévérence? 

En  1832,  cette  pièce  est  le  troisième  essai  d'un  poète  qui  n'a  que 
trente  ans  à  peine.  Le  baron  Ta^lor,  commissaire  royal  près  le  Théâtre- 
Français,  a  remis  à  M.  Jousselin  de  La  Salle,  directeur  de  la  scène,  le 
manuscrit  de  ces  cinq  actes  écrits  en  vingt  jours.  M.  Jousselin  de  La 
Salle  a  monté  la  pièce  à  peu  de  frais.  Il  a  logé  le  Rûi  s'amuse  dans  des 
décors  empruntés  kVOtlieUo  de  Vigny,  à r//t'nri/// d'Alexandre  Dumas, 
au  Charles  IX  de  J^jseph  Chénier,  à  Dominique  le  possédé  de  MM.  d'Épa- 
gny  et  Dupin.  Le  prix  de  tous  les  costumes,  ceux  de  Triboulet  et 
Blanche  seulement  exceptés,  est  de  2,955  fr.  55  (1).  Assurément,  si  la 
poésie  lyrique  peut  se  payer  en  espèces  sonnantes,  la  Comédie-Fran- 
çaise en  a  là  pour  son  argent.  L'œuvre  nouvelle  contient  plusieurs 
belles  scènes  de  ce  genre,  sinon  du  genre  proprement  dramatique; 
elle  contient  de  magnifiques  tirades  et,  pour  parler  net,  quelques-uns 
des  plus  admirables  vers  qui  soient  écrits  dans  notre  langue.  Pourtant 
on  s'avise  que  ce  troisième  essai  théâtral  du  poète  est  le  moins  heu- 
reux des  trois;  on  y  voit,  encore  mieux  que  dans  les  deux  premiers, 
le  chimérique  de  sa  psychologie  et  le  capricieux  de  son  érudition;  mieux 
aussi  que  dans  les  deux  autres,  on  y  voit  la  faiblesse  de  sa  dramatur- 
gie. Ajoutez  que,  si  les  mœurs  ne  sont  pas  outragées  dans  cette  pièce, 
comme  le  prétend  le  ministre,  les  bienséances,  du  moins,  y  sont  vio- 
lemment inquiétées;  si  la  royauté  nationale  n'est  pas,  comme  il  l'en- 
tend, déshonorée  sur  la  scène,  elle  y  est,  du  moins,  indélicatement 
compromise.  N'esl-ce  pas  assez  pour  qu'U'  e  critique  impartiale,  mal- 
gré le  plaisir  qu'elle  goûte  à  entendre  de  beaux  vers,  malgré  le  désir 
qu'elle  a  d'encourager  un  jeune  poète,  résiste  aux  fureurs  d'une 
école,  ne  tienne  que  peu  de  compte  d'une  admiration  allumée  avant 
les  quinquets  de  la  rampe,  et  mette  dans  la  balance  qu'elle  tient  plus 
de  blâme  que  d'éloge?  Cela  suffirait  aussi,  nous  ne  pouvons  en  dou- 
ter, pour  que  le  public,  une  fois  le  combat  fini  entre  les  partisans 
d'une  doctrine  littéraire  et  d'une  autre,  se  désintéressât  de  ce  spec- 
tacle. Et  c'est,  en  effet,  ce  qui  arriverait,  après  une  vingtaine  de 
représentations,  en  1832,  si  les  ministres  ne  craignaient  que  Saltaba- 
diljtrop  peu  de  temps  après  l'attentat  du  Pont-Royal,  ne  suscitât  quel- 
qu'un de  ses  émules  sur  le  passage  de  Louis-Philippe. 

(1)  J'emprunte  ces  détails  à  la  brochure  de  M.  J.  Valter  :  la  Première  de  «  le  Roi 
s'amuse.  »  ;Calmann  Lévy,  édil.) 


QQk  REVUE   DES    DLUX    MONDES. 

Mais,  par  un  décret  de  la  Providence,  les  miaistres  prennent  leur 
airêté.  Un  denii-siùcle  passe,  et  nous  voilà  conviés  à  revoir  la  pièce, 
ou  plutôt  à  la  voir  pour  la  première  fois,  à  la  secoade  représentation 
dans  .des  conditions  combien  différentes!  Pendant  ce  long  espace  de 
temps,  le  souvenir  des  vices  de  l'ouvrage  s'est  presque  effacé;  celui 
de  ses  malheurs  est  seul  demeuré  dans  nos  mémoires.  Ce  n'est  plus 
un  simple  drame,  à  peu  près  condamné  dès  le  premier  jour  par  ses 
juges  naturels;  c'est  un  martyr  de  l'art,  exécuté  sans  procès,  victime 
de  la  plus  sotte  et  de  la  plus  outrageuse  des  t}rannies,  de  celle  qui 
s'exerce  brutalement  sur  les  ouvrages  de  la  pensée.  D'ailleurs,  à  lire 
ces  vers  sincèrement,  et  sans  même  que  la  haine  de  l'arbitraire 
nous  anime  trop  en  leur  faveur,  nous  sommes  éblouis  de  leur  éclat 
et  charmés  de  leur  musique;  nous  n'avons  plus  d'yeux  ni  d'oreilles 
pour  les  invraisemblances  du  drame.  Nous  admirons  ces  pages  placées 
sous  les  noms  de  Saint-Vallier,  de  François  P%  de  Triboulet,  comme 
des  feuillets  arrachés  des  Odes  et  Ballades,  des  Chants  du  crépuscule  ou 
des  Contemplations.  A.  la  lecture,  une  tirade,  un  vers  même  a  son  prix, 
si  la  tirade  ou  le  vers  est  d'un  des  premiers  lyriques  du  monde,  et  le 
lecteur  n'a  garde  d'examiner,  exprès  pour  gâter  son  plaisir,  quel  rap- 
port a  cette  tirade  ou  ce  vers  au  reste  de  la  pièce.  Enfin,  pendant  ce 
siècle  écoulé,  la  personne  du  poète  a  conquis  une  siiuation  presque 
unique  dans  l'histoire.  Il  est  adoré  par  ses  disciples,  acclamé  par  la 
foule  et  respecté  de  tous  les  lettrés.  Il  est  pour  les  premiers  une 
manière  de  grand-lama,  de  qui  tout,  absolument  tout,  mérite  d'être 
conservé;  —  mais  qui  donc,  je  vous  prie, oserait  s'en  étonner,  dans  le 
tenips  où  le  biographe  de  M.  Zola,  M.  Paul  Alexis,  nous  apprend  que 
l'auteur  de  Pot- Bouille,  quand  il  était  petit,  prononçait  le  cet  l's  comme 
le  f  :  u  tautillon  pour  saucisson,  »  et  que,  vers  quatre  ans  et  demi  seu- 
lement, «  dans  un  moment  d'indignation  enfantine,  il  proféra  un 
superbe  :  Cochon!  »  pour  lequel  «  son  père  ravi  lui  donna  cent  sous,  » 
origine  de  sa  fortune.  —  A  la  multitude  l'auteur  des  Misérables  et  des 
Chatimens  apparaît  comme  un  père  du  peuple,  comme  un  pape  laïque, 
innocent  de  tous  les  crimes  dont  la  multitude  soupçonne  confusément 
les  autres  papes.  Les  lettrés,  d'ailleurs,  ne  font  pas  porter  au  poète 
la  peine  de  telles  superstitions;  ils  vénèrent  en  lui  quatre-vingts 
ans  d'âge  et  plus  de  soixante  années  de  labeur  littéraire  et  le  plus 
beau  génie  lyrique  que  la  France  ait  possédé  :  ainsi  se  forme  l'accord 
de  tous  pour  écouter  avec  une  ferveur  religieuse  la  seconde  représenta- 
tion de  ce  drame  interdit  il  y  a  cinquante  ans.  il  ne  s'agit  plus,  cette 
fois,  de  juger  l'essai  d'un  jeune  poète,  d'en  peser  les  torts  et  les  mérites, 
ni  même  d'encourager  l'auteur  ;  il  s'agit  de  réparer  un  crime  de  lèse- 
génie,  de  fêter  l'œuvre  persécutée  d'un  demi-dieu,  dont  toutes  les 
œuvres  sont  des  chefs-d'œuvre.  Et  c'est  bien  aune  fête  que  la  Comédie- 


REVUE   DRAMATIQUE.  696 

Française  nous  convie  :  les  mémoires  des  décorateurs  et  des  costu- 
miers, publiés  d'avance,  en  témoignent.  Où  sont  les  piteux  reliefs  de 
Dominique  le  possédé?  Où  la  défroque  des  «  six  seigneurs  artistes,, à 
222  francs  pièce?  »  Le  patriarche  des  lettres  françaises  assistera  lui- 
même  à  la  cérémonie;  l'œuvre  doit  être  digne  de  recevoir  son  auteur. 
Elle  le  sera,  n'ayons  crainte;  et  l'histoire  gardera  le  souvenir  de  cette 
soirée  comme  elle  a  gardé  le  souvenir  de  la  représentation  d'Irène,  avec 
cette  différence  encore  une  fois,  qu'/rène  fut  toujours  une  pièce  médiocre, 
et  que  le  Roi  s'amuse,  depuis  un  demi- siècle,. est  passé  chef-d'œuvre. 

Or,  le  Roi  s'amuse  étant  remis  à  la  scène,  il  apparaît  que,  depuis  uu 
demi-siècle,  le  Roi  s'amuse  n'a  pas  changé.  C'est  encore  un  document  et 
non  le  moins  caractéristique,  de  cette  poétique  théâtrale  dont  Torque- 
mada.  est  le,  dernier  signe.  C'est  un  poème  dialogué,  dont  le  person- 
nage central  est  une  abstraction  double,  une  chimère,  un  monstre  formé 
de  deux  idées  contraires  imaginées  du, même  coup;  c'est  de  ce  per- 
sonnage que  les  autres,  évoqués  par  contraste,  tiennent  leur  raison 
d'être;  tous  ou  presque  tous  sont  baptisés  de  noms  historiques;  leurs 
caractères  ni  leurs  actes  ne  sont  vrais  ni  vraisemblables,  malgré  l'exac- 
titude minutieuse  du  décor  et  des  costumes;  et  enfin,  comme  des  per- 
sonnages abstraits,.de  quelque  manière  qu'ils  soient  costumés  et  logés, 
ne  sauraient  avoir  les  exigences  de  créatures  humaines,  mais  ne  peuvent 
être  que  les  interprètes  dociles  de  l'auteur,  la  marche  du  drame  s'arrête, 
se  détourne,  se  précipite  au  gré  de  l'inspiration  du  poète.  Renoncez  à 
chercher  si  tel  personnage,  en  face  de  tel  autre,  fait  ce  qu'un  homme 
aurait  à  faire  et  dit  ce  qu'un  homme  aurait  à  dire,  placé  dans  cette 
occurrence  :  écoutez  seulement  si  le  morceau  de  poésie  lyrique  que  ce 
personnage  est  chargé  de  réciter  est  beau  d'une  beauté  propre,  et  ne 
réclamez  rien  de  plus. 

Le  poète  l'a  déclaré  dans  la  préface  de  Lucrèce  Borgia  :  «  Quelle  est 
la  pensée  intime  cachée  dans  le  Roi  s'amuse?  La  voici.  Prenez  la  diffor- 
mité physique  la  plus  hideuse,  la  plus  repoussante;  et  puis  jetez-lui 
une  âme,  et  mettez  dans  cette  âme  le  sentiment  le  plus  pur  qui  soit 
donné  à  l'homme  :  le  sentiment  paternel.  Qu'arrivera-t-i!  ?  C'est  que 
l'être  difforme  deviendra  beau.  Voilà  ce  que  c'est  que  le  Roi  s'amuse.  »  — 
Voilà  ce  que  c'est  que  Triboulet  :  difformité,  paternité,  —  double  abs- 
traction. 11  est  bouffon,  il  est  père  :  à  ce  bouffon  il  faut  un  roi,  pour 
que  l'antiihcse  soit  constituée;  à  ce  père  il  faut  une  fille;  à  ce  père 
qui  souflrira  par  sa  fille  il  est  b^n  d'accoler  un  autre  pèrequ'il  ait  fait 
souffrir  par  la  sienne,  ce  sera  un  contraste  accessoire  :  voilà  Triboulet, 
François  1",  Blanche  et  Saint-Vallier.  Assurément  ce  bouffon  pourrait 
s'appeler  Quasimodo,  Gwymplaine,—  ou  Rigoletto;  ce  personnage,  au 
lieu  d'être  un  roi  de  France  et  le  vainqueur  de  Marignan,  pourrait  aussi 
bien  et  peut-être  mieux  être  un  duc  de  Mantoue,  —  l'événement  l'a 


696  IILVCE    DES    DEUX  MONDES. 

prouvé,  —  à  moins  qu'il  ne  fût  un  électeur  de  Saxe  :  ou  plutôt  il  serait 
aussi  peu  celui-ci  que  celui-là,  mais  non  moins,  car,  à  vrai  dire,  il 
n'est  personne  :  il  est  un  roi  mis  en  face  d'un  bouffon  : 

Ceci  c'est  un  bouffon,  et  ceci  c'est  un  roi. 

Ce  n'est  pas  un  roi  plutôt  qu'un  autre,  ni  ce  bouffon-ci  plutôt  que  ce 
bouffon-là;  disons  mieux  :  ce  n'est  aucun  roi,  ce  n'e  t  aucun  bouffon; 
ce  ne  sont  pas  des  personnes  morales,  qui,  dans  telle  circonstance, 
ont  le  droit  d'exiger  que  l'auteur  les  fasse  agir  et  parler  de  telle  ma- 
nière, et  non  pas  de  telle  autre  :  ce  ne  ^ont  que  des  porte-voix  indif- 
férens,  par  où  le  poète  va  jeter  les  plus  beaux  accens  de  son  lyrisme. 

Cela  posé,  il  est  superflu  de  confronter  le  drame  avec  l'histoire  et 
de  rechercher  si  tel  personnage,  à  telle  date,  en  tel  lieu,  a  fait  ceci 
ou  cela,  ou  même  s'il  l'a  jamais  pu  faire.  Il  est  superflu  de  rappeler 
que,  si  François  I""  fut  un  débauché,  il  fut  aussi  quelque  chose  de 
plus,  et  tout  au  moins  un  gentilhomme  qui  fît  bonne  figure  de  roi.  Il 
devient  même  puéril  de  juger  i:haque  scène  de  drame  d'après  les  lois 
de  la  vraisemblance  ;  d'examiner  s'il  est  admissible  que  tel  personnage 
s'arrête  au  lieu  de  marcher,  sorte  au  lieu  de  rester  en  scène,  écoute 
au  lieu  de  s'interrompre  ou  discoure  au  lieu  de  se  taire.  Toutes  les 
raisons  de  la  critique,  au  moins  de  la  critique  dramatique,  sont  tran- 
chées d'un  seul  coup.  Cela  posé,  assurément,  on  est  libre  d'admirer 
ce  drame. 

Or  c'est  bien  pour  l'admirer  que  le  public  s'était  rassemblé  l'autre 
soir;  mais  à  quelles  conditions  il  pourrait  le  faire,  c'est  de  quoi  sans 
doute  il  ne  s'était  pas  rendu  compte  :  la  lecture  apparemment  n'avait 
pas  suffi  à  l'avertir.  Quand  le  rideau  s'est  levé  devant  cette  salle  où 
tant  d'admirations  attendaient  d'éclater,  la  beauté  du  décor  et  des  cos- 
tumes a  d'abord  signifié  à  tous  les  yeux  que  cet  ouvrage  était  bien 
le  chef-d'œuvre  espéré.  Ce  n'est  pas  pour  prononcer  des  paroles  de 
peu  de  prix  que  des  seigneurs  vêtus  de  si  riches  étoffes  se  réunissent 
aux  sons  d'un  orchestre  caché,  sous  de  si  riches  lambris.  Triboulet 
paraît,  sa  marotte  à  la  main  :  il  va  illumiaer  cette  fête  des  fusées  de 
son  esprit.  Cependant  ces  fusées  s'enlèvent  lourdement;  ce  ne  sont 
que  des  feux  bas.  Les  lazzi  des  seigneurs  n'ont  pas  plus  d'aisance  ni 
de  vivacité  que  ceux  du  fou.  Le  roi  s'amuse,  ils  le  déclarent  :  on  juge 
qu'il  s'amuse  de  peu.  Cependant  on  se  dit  que  la  gaîté  du  poète  fut 
toujours  une  gaîié  de  géant,  —  la  formule  est  consacrée;  —  on  attend 
que  le  géant  se  fasse  grave  et  qu'il  introduise  Saint- Vallier;  on  se 
résigne,  on  prend  patience.  D'ailleurs  on  accuse  un  peu  de  l'ennui 
que  Ton  commence  d'éprouver  la  majesté  de  la  Comédie-Française. 
On  se  rappelle  que  le  poète  a  écrit  en  tète  de  ce  premier  acte  :  «  Une 


REVUE    DRAMATIQUE.  697 

certaine  liberté  règne;  la  fêle  a  un  peu  le  caractère  d'une  orgie.  » 
On  note  au  passage  cette  rc^plique  de  Triboulet  au  roi  :  «  Sire,  vous 
êtes  ivre  !  »  Or  la  cérémonie  où  figurent  ces  beaux  seigneurs  n'a 
sûrement  pas  le  caractère  d'une  orgie,  non  plus  que  le  roi  l'appa- 
rence d'un  homme  égayé  par  1  '  vin.  On  réfléchit  là-dessus  :  cela  fait 
toujours  passer  le  temps.  Un  valet  annonce  M  de  Saint-Vallier  :  ce 
valet  est  le  bienvenu.  Hélas  !  cette  magnifiiiue  tirade,  ce  «  morceau 
choisi  »  d'éloquence  qu'on  se  disposait  presque  à  faire  bisser,  toute 
cette  page  déjà  classique  et  traduite  en  vers  latins  nous  laissa  froids. 
Ceux-là  même  qui  l'ont  tant  de  fois  lue  en  fr^-missant  d'aise,  ceux-là 
surtout  peut-être  éprouvent  une  déception  qui  les  navre.  Ils  ne  peu- 
vent s'empêcher  de  penser  que  cette  déclamation  est  terriblement 
longue;  qu'il  est  surprenant  que  ni  le  roi  ni  ses  courtisans  ne  l'inter- 
rompent; qu'il  est  prodigieux  qu'on  l'écoute  ju=iqu'au  bout  pour  se 
fâcher  ensuite;  enfin,  —  et  c'est  le  pire,  —  que  ce  n'est  qu'une 
déclamation,  im  exercice  merveilleux  de  rhétorique  et  de  poésie,  mais 
qui  n'a  vraiment  sa  place  que  dans  un  Conciones  français. 

Après  ce  premier  acte,  on  échange  dans  les  couloirs  des  plaintes  et 
des  consolations.  Il  a  été  froid,  glacial ,  mais  c'est  le  plus  faible  de 
tous,  on  le  savait  déjà;  l'intérêt  va  s'échauffer  tout  à  l'heure.  N'est-ce 
pas  le  monologue  de  Triboulet  qui  rouvre  le  second  acte  après  quel- 
ques répliques  de  Saliabadil?  C'est  le  monologue,  en  effet,  le  premier, 
le  philosophique,  celui  qui  renferme,  en  quatre-vingts  beaux  vers, 
l'essence  même  du  drame  : 

O  rag:e!  être  bouffon  !  ô  rage!  être  difforme! 

Toujours  cette  pensée!  Et,  qu'on  veille  ou  qu'on  dorme, 

Quand  du  monde  en  rêvant  vous  avez  fait  le  tour, 

Retomber  sur  ceci  :  Je  suis  bouffon  de  cour! 

Ne  vouloir,  ne  pouvoir,  ne  devoir  et  ne  faire 

Que  rire  !  —  Quel  excès  d'opprobre  et  de  misère  ! 


...  O  Dieu!  triste  et  l'humeur  mauvaise, 
Pris  dans  un  corps  mal  fait,  où  je  suis  mal  à  l'aise,.. 
Si  je  veux  recueillir  et  calmer  un  moment 
Mon  âme  qui  sanglote  et  pleure  amèrement. 
Mon  maître  tout  à  coup  survient,  mon  joyeux  maître. 
Qui,  tout-puissant,  aimé  des  femmes,  content  d'être, 
A  force  de  bonheur  oubliant  le  tombeau, 
Grand,  jeune,  et  bien  portant,  et  roi  de  France,  et  beau, 
Me  pousse  avec  le  pied  dans  l'ombre  oii  je  soupire 
Et  me  dit  en  bâillant  :  —  Bouffon,  fais-moi  donc  rire! 
—  0  pauvre  fou  de  cour!  —  c'est  un  homme,  après  tout!.. 
Aussi,  mes  beaux  seigneurs,  mes  railleurs  gentilshommes, 
Hun  !  comme  il  vous  hait  bien  !  quels  ennemis  nous  sommes  ! 
Comme  il  vous  fait  parfois  payer  cher  vos  dédains  ! 
Comme  il  sait  leur  trouver  des  contre-coups  soudains  ! 


69S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  est  le  noir  démon  qui  conseille  le  maître  •: 

Vos  fortunes,  messieurs,  n'ont  plus  le  temps  de  naître, 

Et,  sitôt  qu'il  a  pu  dans  ses  on2;les  saisir 

Quelque  belle  existence,  il  l'elTeuille  à  plaisir! 

On  reconnaît  le  morceau,  on  Técoute  avec  soin,  mais  on  le  trouve  un 
peu  lonsl:] 

Suis-jejjpas  un  autre  homme  en  passant  cette  porte? 

s'écrie  Triboulet.  Et  l'on  se  dit  qu'en  effet,  la  porte  du  jardin  passée, 
il  devrait  avoir  hâte  d'entrer  dans  la  maison  pour  embrasser  sa  fille, 
et  l'on  s'étonne  qu'il  s'attarde  à  philosopher  sur  le  seuil.  Blanche 
paraît  et  l'entretien  s'engage,  ou  plutôt  le  monologue  de,  Triboulet 
s'achève,  ponctué  à  peine  des  brèves  questions  de  sa  fille.  C'est  pour 
ainsi  dire  l'autre  versant  du  discours.  Difformité!  paternité!  Après  que 
le  bossu  a  lancé  son  inv  :ctive,  la  tendresse  du  père  s'épanche  en 
couplets  lyriques.  Cette  cadence  se  déroule  en  deux  phrases  ;  l'une 
exquise  et  discrète,  où  revient  le  souvenir  de  la  mère;  l'autre,  un 
peu  redondante  et  plus  relâchée,  où  le  père  vante  presque  amoureu- 
sement le  seul  trésor  qui  lui  reste,  l'innocente  beauté  de  sa  fille  : 

Oh!  ne  réveille  pas  une  pensée  amère; 
Ne  me  rappelle  pas  qu'autrefois  j'ai  trouvé, 

—  Et,  si  tu  n'étais  là,  je  dirais  :  j'ai  rêvé,  — 
Une  femme,  contraire  à  la  plupart  des  femmes, 
Qui,  dans  ce  monde,  où  rien  n'appareille  les  âmes, 
Me  voyant  seul,  infirme,  et  pau\Te  et  détesté, 
M'aima  pour  ma  misère  et  ma  difformité  ! 

Elle  est  morte,  emportant  dans  la  tombe  avec  elle 

L'angélique  secret  de  son  amour  fidèle, 

De  son  amour,  passé  sur  moi  comme  un  éclair. 

Rayon  du  paradis  tombé  dans  mon  enfer! 

Que  la  ferre,  toujours  à  nous  recevoir  prête. 

Soit  légère  à  ce  sein  qui  reposa  ma  tête! 

—  Toi  seule  m'es  restée!  Eh  bien!  mon  Dieu,  merci!.. 


Oh  !  je  t'aime  pour  tout  ce  que  je  hais  au  monde!.. 

Ma  fille,  ô  seul  bonheur  que  le  ciel  m'ait  permis! 

D'autres  ont  des  parens,  des  frères,  des  amis, 

Une  femme,  un  mari,  des  vassaux,  un  cortège 

D'aieux  et  d'alliés,  plusieurs  enfans,  que  sais-je  ? 

Moi,  je  n'ai  que  tai  seule!  Un  autre  est  riche.  —  Eh  bien  I 

Toi  seule  es  mon  trésor,  et  toi  seule  es  mon  bien! 

Un  autre  croit  en  Dieu.  Je  ne  crois  qu'en  ton  âme; 

D'autres  ont  la  jeunesse  et  l'amour  d'une  femme  ; 

Ils  ont  l'orgueil,  l'éclat,  la  grAce  et  la  santé, 

Ils  sont  beaux  ;  moi,  vois-tu,  je  n'ai  que  ta  beauté  !.. 


RETUE   DRAMATIQUE.  6^9 

Tu  rayonnes  pour  moi  d'une  ans:61iqne  flamme, 
A  travers  ton  beau  corps  mon  âme  voit  ton  âmo, 
Même  les  yeux  fermés,  c'est  égal,  je  te  vols. 
Le  jour  me  vient  de  toi.  Je  me  voudrais  parfois 
Aveugle  et  l'œil  voile  d'obscurité  profonde 
Afin  de  n'avoir  pas  d'autre  soleil  au  monde  ! 

On  prend  plaisir  à  suivre  le  développement  musical  de  ces  phrases, 
et  cependant  on  s',  perçoit  avec  chagrin  que  toute  la  pièce,  même 
quand  plusieurs  personnages  sont  en  scène,  n'est  qu'un  long  mono- 
logue. Le  drame,  comme  son  héros,  est  contrefait  :  un  seul  rôle, 
celui  du  personnage  central,  s'est  développé  outre  mesure-,  sa  végéta- 
tion, pour  ainsi  dire,  a  envahi  toute  l'œuvre;  les  autres  ont  avorté.  Si 
l'on  prétend  que  le  Roi  s'amuse,  dans  la  galerie  de  Victor  Hugo,  compte 
parmi  les  toiles  de  maître,  nous  consentons  que  c'en  soit  une;  mais 
c'est  une  esquisse  monstrueuse,  une  composition  fantastique,  où,  par 
la  volonté  de  l'auteur,  un  seul  personnage  est  poussé,  de  proportions 
si  démesurées  qu'il  fait  presque  éclater  le  cadre;  les  autres,  à  quelque 
plan  qu'ils  soient,  ne  sont  qu'indiqués  d'un  coup  de  pinceau. 

Est-ce  les  amours  de  François  et  de  Blanche  qui  balancent,  dans 
l'exécution  de  l'ouvrage,  l'importance  de  Triboulet?  Nous  savons  que 
non,  et,  toutefois,  l'espoir  d'un  intérêt  dramatique  nous  chatouille, 
quand  nous  voyons  la  silhouette  de  François  se  glisser  derrière  le 
siège  de  Blanche.  L'amour  suppose  un  dialogue, — à  moins  que  l'un  des 
amans  ne  soit  muet, —  et  le  dialogue  est  la  forme  habituelle  du  drame. 
En  effet,  nous  obtenons  un  duo.  Mais  combien  d'abord  l'effet  de  ce 
duo  est  amorti  par  la  lenteur  et  la  banalité  de  ses  préliminaires, — 
j'entends  les  jeux  de  scène  de  dame  Rérarde  et  du  roi;  —  combien 
ensuite  notre  sympathie  est  gênée  par  la  présence  perpétuelle  de  cette 
duègne  que  nous  voyons,  au  fond  du  théâtre^  quand  les  amans  ne  la 
voient  plus!  Nous  ne  maugréons  pas  trop  quand  l'arrivée  des  gentils- 
hommes abrège  cette  scène  d'amour;  heureux  si  quelque  incident 
pouvait  abréger  de  même  la  scène  de  l'enlèvement!  Ces  allées  et 
venues,  ce  dialogue  haché,  à  voix  basse,  cette  duperie  invraisem- 
blable de  Triboulet,  cette  escalade,  ce  rapt,  toute  cette  fm  d'acte  qui 
paraît,  à  la  lecture,  vivement  menée,  semble  interminable  dans  cette 
nuit  de  théâtre,  et  le  drame,  au  lieu  de  se  précipiter  et  de  s'échauffer 
ici  comme  nous  l'espérions,  s'affaisse  au  contraire  dans  les  ténèbres 
que  fait  cette  rampe  presque  éteinte. 

Le  commencement  du  troisième  acte,  la  scène  de  Blanche  et  du  roi,  ou 
plutôt  le  morceau  de  bravoure  que  le  roi  lance  comme  un  chant  de  coq, 
lorsque  Blanche  est  devant  lui  au  Louvre,  cette  cavatine  galante  nous 
laisse  encore  impassibles.  La  poulette  fuit  et  le  coq  la  suit,  ou,  comme 
dit  noblement  Marot,  «  le  lion  traîne  la  brebis  dans  son  antre.  »  Les 


700  REVUE   I>ES    DEUX    MONDES. 

seigneurs  bien  vêtus  reviennent  et  font  chatoyer  leurs  maillots  de 
soie.  Soudain,  au  milieu  d'eux,  Triboulet  apparaît.  Ici,  enfin,  le  jeu  de 
l'acteur  nous  émeut.  La  figure  contractée  à  la  fois  par  la  douleur  et 
par  une  griniace  de  son  métier,  le  bouffon  s'avance  parmi  les  groupes 
de  gentilshommes;  il  rit,  et  l'on  sent  que  les  larmes  qu'il  dévore  lui 
retombent  en  gouttes  de  plomb  fondu  sur  le  cœur;  il  n'a  rien  dit 
encore  :  une  angoisse  nous  saisit,  et  nous  frémissons  de  ce  frémisse- 
ment que  nous  n'aurons  éprouvé  qu'une  fois  dans  cette  soirée.  M.  de 
Pienne  chante  sa  chanson,  et  Triboulet,  les  dents  serrées,  d'une  voix 
stridente,  achève  le  refrain.  Toutes  les  mains  battent,  et  le  pire  obser- 
vateur verrait  qu'elles  sont  heureuses  de  battre.  Il  est  dommage  que 
l'auteur  insiste,  et  que  l'effet  de  ces  deux  répliques  aille  s'émietter 
en  quinze  autres.  Mais  voici  que  le  tonnerre  éclate  :  c'est  la  grande, 
la  terrible  scène  où  Triboulet  réclame  sa  fille.  Nous  l'attendions,  cette 
fameuse  scène  ;  nous  pensions  y  trembler;  elle  soulèverait  des  trans- 
ports d'enthousiasme  et  peut-être  encore  des  cris  de  colère  : 

Courtisans!  courtisans!  Démons!  race  damnée! 

Comment  le  public  du  cinquantenaire  accueillerait -il  cette  apo- 
strophe et  de  quelles  oreilles  entendrait-il  ces  vers  : 

Au  milieu  des  huées, 
Vos  mères  aux  laquais  se  sont  prostituées  ! 

Hélas!  l'enthousiasme  n'a  pas  à  combattre  la  colère  ni  la  colère  l'en- 
thousiasme. A  tous  les  spectateurs,  à  tous,  même  aux  plus  décidés 
partisans  de  l'ouvrage,  la  scène  paraît  pénible,  odieusement  pénible. 
Oh  !  combien  sont  longues  les  imprécations  de  ce  père,  sa  mercuriale 
politique  et  sa  philippique  sociale  devant  cette  porte  qui  le  sépare  à 
peine  du  déshonneur  de  sa  fille!  Combien  longues  ensuite  ses  prières 
et  ses  génuflexions  !  Et  qui  garde  cette  porte  ?  Et  devant  qui  s'age- 
nouille cet  homme?  On  a  beau  savoir  que  ces  mannequins  décorés  de 
noms  historiques  sont  des  mannequins  et  non  des  personnes,  on 
éprouve  quelque  malaise  à  les  voir  s'aligner  et  se  former  en  bataille 
contre  cet  infirme,  à  voir  ces  grands  noms  s'entasser  pour  boucher  à 
ce  père  l'entrée  de  la  chambre  du  roi,  et  ces  mains  qui  prétendent 
manier  l'épée  s'étendre  comme  des  mains  d'automate,  dans  une  lutte 
froidement  réglée,  pour  rejeter  sur  le  parquet  ce  comédien  haletant 
de  sa  tirade. 

Blanche  reparaît,  éperdue,  égarée,  —  moins  égarée  cependant  et  moins 
éperdue  que  la  situation  ne  l'exige;  mais  c'est  le  tort  d'une  telle  situa- 
tion qu'elle  est  à  la  fois  malséante  à  l'esprit  et  inexprimable  aux  yeux, 
du  moins  tant  que  notre  théâtre  n'aura  pas  les  licences  du  théâtre 


REVUE   DRAMATIQUE.  701 

japonais,  La  chose  est  si  peu  claire  queTriboulet,  qui  devrait  la  savoir, 
ne  la  devine  d'abord  pas.  Il  rit,  il  pleure  de  joie  :  il  a  retrouvé  sa  fille! 
Croyait-il  qu'elle  fût  morte  ?  Au  lieu  que  son  premier  mot  soit  une 
quosiion,  le  second  un  cri  de  tureur,  il  s'attendrit  en  bavardant.  A-t-il 
donc  juré  de  ne  jamais  dire,  même  en  un  cas  si  impérieux,  qu'autre 
chose  que  ce  qu'il  doit  dire?  En  revanche,  lorsque  sa  fille  lui  a  tout 
bas  déclaré  sa  honte,  —  et  dans  quels  termes  délicats!  —  c'est  un 
surcroît  de  malaise  qu'il  nous  donne  en  lui  commandant  de  tout 
raconter  : 

Allons!  cause, 
Dis-moi  tout... 

Que  va-t-il  la  forcer  de  dire!  Par  bonheur,  il  s'aperçoit  que  le  récit 
qu'il  réclame  est  impossible;  il  l'interrompt  dès  l'exorde  et  le  rem- 
place, pour  occuper  la  fin  de  l'acte,  par  une  déclamation  sur  sa  fille, 
sur  les  vices  de  la  cour,  sur  lui-même  et  sur  sa  douleur,  —  qui  serait, 
à  ce  point  du  drame,  excusable  d'être  muette. 

Restent  le  quatrième  et  le  cinquième  actes.  On  y  comptait  comme 
sur  deux  morceaux  extraordinairement  pittoresques  et  pathétiques. 
Ces  deux  réunis  avaient  formé  naguère  le  troisième  acte  de  Rîgoletto, 
et  le  souvenir  de  cette  fin  d'opéra,  l'une  des  plus  troublantes  qui 
soient  à  la  scène,  chantait  dans  toutes  les  mémoires.  Quelle  ne  serait 
pas  notre  émotion  lorsqu'au  lieu  des  misérables  vers  du  librettiste 
italien  ou  français  la  poésie  même  d'Hugo  résonnerait  à  nos  oreilles! 
Mais  c'est  ici  justement  que  s'est  manifestée  plus  que  partout  ailleurs 
dans  cet  ouvrage  et  plus  même  que  dans  aucun  autre  cette  vérité, 
entrevue  par  les  connaisseurs,  à  savoir  que  le  drame  d'Hugo  est  lyrique 
plutôt  que  proprement  dramatique.  On  peut  mettre  le  Cid,  on  peut 
mettre  Andromaque  en  opéra;  aucune  musique  ne  prévaudra  sur  le 
dialogue  de  Rodrigue  et  du  comte,  et  le«  Qui  te  l'a  dit?  »  d'Hermione  : 
il  n'est  personne  qui,  l'autre  soir,  n'ait  regretté  le  quatuor  de  Rîgo- 
letto. Combien  secs  et  pauvres,  combien  misérables  et  lents  ces  dialo- 
gues alternés  de  l'une  et  de  l'autre  part  du  décor,  pour  qui  se  souvient 
de  l'ensemble  obtenu  par  le  musicien!  Ce  n'est  plus,  semble-1  il,  que 
la  carcasse  de  l'œuvre  d'art,  ou  même  les  tronçons  de  cette  carcasse 
qui  rampent  malaisément  devant  nous.  La  déception,  au  cinquième 
acte,  s'achève  en  morne  indifférence,  en  lassitude  qui  serait  impa- 
tiente si  elle  n'était  si  respectueuse,  quand  Triboulet,  au  lieu  de  jeter 
à  l'eau,  pour  s'enfuir  après,  le  sac  où  il  croit  tenir  le  corps  de  son 
ennemi,  s'arrête  et  prononce,  en  frappant  sur  ce  sac  comme  sur  une 
tribune,  le  dernier  de  ses  monologues,  le  plus  politique  de  tous,  où, 
comme  don  Carlos  devant  le  tombeau  de  Charlemagne,  il  aborde  la 
question  de  l'équilibre  européen. 


702  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Enfin,  quand  Triboulet  a  reconnu  sa  fille  et  que,  d'une  voix  éteinte, 
elle  lui  a  dit  adieu,  si  vénôtablescjue  soicntlesÊuprênics  divagations  do 
ce  père  à  qui  revient  le  eouvenir  de  son  enfant  au  berceau,  on  voudrait 
qu'elles  fussent  abrégées;  on  regrette  que  le  poète  n'ait  pas  maintenu, 
pour  cette  seconde  représentation,  la  coupure  qu'il  avait  faite  pour 
celle  du  23  novembre  1832  et  remplacé  par  deux  vers  les  soixante  qui 
finissent  le  drame.  Mais  tout  arrive  en  ce  monde,  même  le  dernier 
vers  de  ce  dernier  monologue  : 

J'ai  tué  mon  enfant  !  j'ai  tué  mon  enfant  ! 

On  se  retire  déçu,  mécontent  de  la  pièce  et  furieux  contre  soi  même;  — 
et  le  lendemain  on  enrage  encore  plus  de  n'avoir  pu  applaudir  davan- 
tage, lorsqu'on  rouvre  le  volume  et  qu'on  est  repris,  à  la  lecture,  par 
les  beautés  lyriques  dont  le  charme  s'est  évanoui  au  théâtre. 

Ainsi  le  déclarera  quiconque  se  fera  l'hirstorien  exact  de  cette  soirée  : 
la  renommée  en  restera  comme  d'une  illustre  déconvenue.  M.  Emile 
Deschanel,  dans  le  recueil  d'ingénieuses  leçons  qu'il  vient  de  publier 
sous  ce  titre  :  le  Romantisme  des  classiques {\),  accepte  pour  vraies  ces 
définitions  de  Stendhal  :  «  Le  romantisme  est  l'art  de  présenter  aux 
différens  peuples  les  œuvres  littéraires,  qui  dans  l'état  actuel  de  leurs 
habitudes  et  de  leur  croyance,  sont  susceptibles  de  leur  donner  le  plus 
de  plaisir  possible.  Le  classicisme  leur  présente  la  littérature  qui  don- 
nait le  plus  de  plaisir  à  leurs  arrière-grands-pères.  »  A  ce  compte,  le 
Rois  amuse  ne  serait  guère  plus  romantique  que  classique;  au  moins, 
s'il  l'a  jamais  été,  ne  l'est^il  déjà  plus:  force  nous  est  d'avouer  qu'il 
nous  donne  peu  de  plaisir  à  la  scène. 

Cependant,  pour  être  juste,  —  et.  pour  être  courageux  jusqu'au 
bout,  —  il  convient  d'ajouter  que  l'interprétation  n'est  pas  étrangère 
à  notre  mécompte.  A  défaut  de  tragédien  pour  jouer  ce  rôle  monstrueux 
de  Triboulet,  mêlé  de  burlesque  et  de  pathétique,  mais  où  le  pathé- 
tique l'emporte,  j'aurais  accepté  volontiers  un  comédien  comme 
M.  Coquelin,  11  eût  animé  de  sa  virtuosité  comique  ce  premier  acte  si 
froid,  comme  il  avait  fait  naguère  du  quatrième  acte  de  Ruij-B'as.  Au 
troisièmo  acte,  il  se  fût  démené  en  scène  avec  la  vivacité  d'un  diable; 
il  eût  lancé  de  sa  voix  de  cuivre  aux  oreilles  des  seigneurs  ces  apo- 
strophes éclatantes  commodes  sonneries  de  révolte.  M.  Got  a  composé 
le  rôle  en  savant  C(  médien,  il  le  joue  en  consciencieux  artiste:  il  n'a 
pas  au  début  le  mordant  et  l'agilité  qu'il  faudrait;  il  n'atteint  pas  au 
dernier  acte  à  l'horreur  tragique  plus  que  n'aurait  fait  M.  Coquelin.  Il 
manque  de  variété,  de  fantaisieet  d'éclat  :  bourgeois  dès  l'abord,  il  le 

(1)  CalmaBn  Lévy.  éditeur. 


REVtE    DRAMATIQUE.  703 

reste  jusqu'à  la  fin.  Lorsqu'à  la  lueur  d'un  éclair,  il  reconnaît  sa  fille 
morte,  il  demeure  atterré,  mais  atterré  comme  le  serait  M.  Bernard 
s'il  apprenait  la  faillite  de  la  mai-on  Fourchambault,  Il  peut  bien  s'at- 
tendrir au  deuxième  acte,  où  Triboulet  justement  n'est  qu'un  bour- 
geois dans  sa  maison  et  pleure  sa  défunte  femme  en  caressant  sa 
fille  :  il  ne  peut  se  transformer  en  bouffon  shakspearien,  ni  en  jus- 
ticier de  tragédie.  Il  a  beau  brandir  sa  marotte  ou  faire  daguer  un 
roi,  il  garde  cette  gravité  moderne  qu'il  n'a  pu  dépouiller  avec  la 
redingote.  Il  nous  est  pénible  de  voir  ce  digne  homme  se  traîner  aux 
pieds  de  ces  damoiseaux;  mais  nous  ne  pouvons  au  dénoùment 
prendre  au  sérieux  ses  fureurs.  Enfin,  à  force  d'art,  il  peut  dans  ce 
drame  lyrique  paraître  dramatique  par  endroits  : —  j'ai  déjà  noté  avec 
éloge  soa  entrée  du  troisième  acte  ;  —  mais,  pour  lyrique,  il  ne  l'est  pas^ 
et  je  dis  pas  un  moment.  Sa  voix,  son  geste  bref,  son  débit  saccadé, 
—  qui  supprime  les  e  muets,  —  toute  sa  diction,  tout  son  jeu,  tout 
son  talent  répugne  au  lyrisme.  Or,  si  le  drame  ne  peut  être  joué,  le 
poème,  tout  au  moins,  exige  qu'on  le  déclame,  —  j'allais  dire  :  qu'on  le 
chante.  M.  Got  rompt  à  chaque  instant  le  rythme  et  la  musique  du  vers: 
il  dit  cette  poésie  comme  la  prose  du  duc  Job.  Il  la  dit  avec  justesse, 
qui  pourrait  en  douter?  Il  l'apprendrait  merveilleusement  à  un  cama- 
rade mieux  doué  que  lui.  Le  Roi  s'amuse,  par  M.  Got,  c'est  un  opéra  lu 
par  un  professeur  :  je  demande  un  élève  qui  le  chante. 

J'écris  sans  y  penser:  le  Rois'amuse  par  M.  Got.  C'est  qu'en  effet,  nous 
le  savons  de  reste,  il  n'y  a  qu'un  rôle  dans  l'ouvrage.  M.  Mounet-Sully 
figure  le  médiocre  personnage  du  roi  :  il  le  figure  plus  que  médiocre- 
ment, malgré  sa  belle  prestance  et  sa  grande  voix.  M.  Febvre,  en  Sal- 
tabadil,se  montre  bon  comédien,  et  M.  Maubant,  sous  le  nom  de  Saint- 
Vallier,  détestable  tragique  :  cela  n'a  rien  qui  nous  étonne.  Pourquoi 
n'avoir  pas  donné  le  rôle  de  Saint-Vallier  à  M.  Silvain?  M"«Bartet,  qui 
joue  Blanche,  est  de  tout  point  exquise  ;  elle  est  délicieusement  décente, 
amoureuse  et  chaste;  elle  dit  le  vers  avec  une  netteté  qui  n'exclut  pas 
la  grâce.  M"*  Samary  fait  Maguelonne  :  c'est  une  soubrette  de  comédie 
et  non  une  ribaude  de  drame  héroïque;  ses  petites  mines,  ses  petits 
cris,  ses  gestes  sont  étriqués  et  faux.  Nommerai-je  M""  Jouassain,  qui 
représente  dame  Bérarde,  et  M"*  Frémaux  qui  a  hérité  de  Julia  Fey- 
ghine  le  petit  rôle  de  M""  de  Gossé!  Hélas!  c'est  de  celle-là  qu'on 
devait  dire,  après  avoir  traité  de  divines  M"''"  de  Vendôme,  d'Albe  et 
de  Montchcvreuil  : 

Madame  de  Cossé  les  passe  toutes  trois  ! 

Comme  l'héroïne  de  ce  drame,  elle  a  murmuré  un  soir  : 

...  Je  n'ai  plus  qu'à  mourir,  — 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  c'est  une  autr"  qui  porte  les  beaux  atours  naguère  commandés  pour 
elle!  M.  Garraui,  qui  joue  Cessé,  se  porte,  lui,  le  mieux  du  monde.  De 
mê.ne,  MM.  Prudhon,  Boucher,  Baillet,  Joliet,  Villain,  Davrigny,  de 
Féraudy,  Paul  Reney...  Puissent  les  noms  sonores  dont  ils  s'appellent, 
Gordes,  Pienne,  Montmorency,  Vie,  Biion,  etc.,  les  consoler  de  la  sot- 
tise et  de  l'ignominie  de  leurs  personnages  !  A  dessein,  je  ne  nomme 
pas  Marot,  préférant,  pour  la  confrérie,  cacher  la  présence  d'un 
homme  de  lettres  en  cette  affaire. 

On  a  raconté  partout  quelle  munificence  et  quel  soin  M.  Perrin  avait 
mis  à  cette  reprise.  Peut-être,  à  parler  franc,  n'a-t-il  été  que  trop  scru- 
puleux. Certaines  minuties  de  mise  en  scène  détournent  notre  atten- 
tion du  drame.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  blâme  la  musique  de  M.  Delibes, 
exécutée  dans  la  coulisse  pendant  presque  tout  le  premier  acte  !  Mais 
il  y  a  pour  le  quatrième  acte  toute  une  partition  d'orage  qui  donne  un 
accompagnement  terrible  à  M"*"  Bartet.  Quand  le  tonnerre  et  la  pluie 
ne  couvrent  pas  sa  voix,  ils  accaparent  au  moins  une  bonne  partie  de 
la  curiosité  du  public.  Il  est  vrai  que  rarement  la  pluie,  et  toute  sorte 
de  pluie,  fut  mieux  imitée  :  pluie  cinglante,  pluie  verticale,  pluie  fine, 
pluie  à  grosses  gouttes.  Nous  ne  dirons  pas  que  ce  divertissement  soit 
ennuyeux  comme  la  pluie;  nous  dirons  seulement  qu'il  eût  fait  tom- 
ber, en  fatiguant  ses  oreilles,  un  enthousiasme  plus  violent  que  celui 
du  public  de  cette  soirée  :  petite  pluie  abat  grand  vent. 

D'autre  part,  en  admirant  tout  ce  luxe,  qui  sied  à  la  dignité  de 
la  Comédie,  on  se  demande  si  ce  drame  joué  sur  un  autre  théâtre,  et 
plus  a  la  diable,  n'aurait  pas  mieux  réussi.  Ni  la  beauté  des  décors  et 
des  costumes,  ni  l'auiorité  de  la  maison  ne  sauvent  tel  manquement  à 
la  vraisemblance,  tel  manquement  aux  bienséances  :  l'un  et  l'autre, 
au  contraire,  paraissent  plus  choquans  à  cette  place  et  dans  ce  magni- 
fique appareil.  La  majesté  de  cette  demeura,  les  habitudes  de  décence 
et  de  mesure  de  ses  hôtes,  leur  importance  de  gens  riches  se  prêtent 
mal  aux  mouvemens  désordonné  de  ce  poème  dramatique.  Tel  quel, 
est-ce  un  drame?  Je  serais  curieux  de  le  voir  jouer  à  l'Ambigu.  Est-ce 
un  poème?  Je  vais  le  relire  dans  mon  fauteuil. 


LoTL's  Ganderax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre. 


Les  chambres  françaises,  réunies  il  y  a  trois  semaines  pour  cette 
courte  session  extraordinaire  qui  finira  avec  l'année,  n'ont  sûrement 
pas  fait  encore  un  grand  travail.  La  chambre  des  députés  a  discuté  et 
discute  tous  les  jours,  ministère  par  ministère,  chapitre  par  chapitre, 
non  sans  une  certaine  confusion,  un  budget  dont  l'économie  géné- 
rale devient  de  plus  en  plus  une  sorte  d'énigme.  Le  sénat  attend 
patiemment  que  l'autre  chambre  ait  achevé  de  discuter  pour  se  mettre 
lui-même  à  l'œuvre,  pour  se  livrer  à  cette  tâche  ingrate  de  revoir  des 
affaires  financières  qui  lui  arrivent  toujours  tardivement,  qu'il  est 
obligé  d'examiner  et  d'expédier  au  pas  de  course.  Dans  les  deux 
assemblées,  au  palais  Bourbon  comme  au  Luxembourg,  les  partis 
impuissans  ou  troublés  hésitent  à  engager  des  luttes  décisives,  à  se 
jeter  dans  des  crises  nouvelles  dont  ils  n'entrevoient  pas  l'issue.  Jus- 
qu'ici, en  dépit  des  turbulences  et  des  excentricités  de  quelques  tapa- 
geurs obstinés,  cette  session  est  donc  et  semble  devoir  rester  assez 
peu  significative;  elle  ne  prend  pas  une  tournure  à  embarrasser  ou  à 
menacer  immédiatement  le  ministère.  >G'est  déjà  un  avantage  sans 
doute  de  pouvoir  espérer  être  pour  quelques  semaines  encore  à  l'abri 
des  coups  de  vent  qui  risqueraient  de  tout  ébranler.  On  ne  peut 
cependant  s'y  tromper  :  ce  n'est  là  qu'une  apparence,  une  sorte  de 
répit  de  circonstance.  A  travers  tout,  les  questions  subsistent,  les 
dangers  n'ont  pas  disparu,  les  difficultés  sont  tout  au  plus  ajournées. 
Rien  n'est  changé  dans  une  situation  qui  reste  en  fin  de  compte  avec 

TOME  uv.  —  1882.  45 


706  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

ses  redoutables  caractères  d'anarchique  incohérence,  qui  a  été  alté- 
rée, affaiblie,  usée  par  une  série  de  fautes,  d'excès  de  domination,  et 
en  face  de  laquelle  on  se  retrouvera  nécessairement  un  jour  ou  l'autre 
à  la  session  prochaine. 

Cette  situation,  qui  ne  date  point  d'hier,  qui  n'a  point  assurément 
été  créée  par  le  ministère  d'aujourd'hui,  il  faut  oser  la  voir  dans  sa 
vérité,  dans  ses  élémens  essentiels.  Il  faut  se  rendre  compte  de  ce 
qu'el le  est,  des  causes  qui  l'ont  préparée  et  aggravée,  si  l'on  veut  essayer 
sérieusement  de  la  redresser  en  se  servant  des  dernières  ressources 
qu'elle  peut  offrir  encore.  Que  l'état  intérieur  de  la  France  se  soit  pro- 
gressivement altéré  depuis  quelques  années,  qu'il  soit  à  l'heure  qu'il 
est  pénible  et  inquiétant,  c'est  un  fait  qui  n'est  plus  même  à  démon- 
trer. C'est  reconnu  par  tout  le  monde.  Ce  qu'on  ne  dit  pas  dans  les  dis- 
cours, on  l'avoue  dans  les  conversations.  Partout  il  y  a  ce  sentiment  que 
toutes  les  conditions  d'une  vie  régulière  sont  interverties  et  confon- 
dues, que  les  pouvoirs  publics  sont  sans  force,  que  l'avenir  redevient 
plus  que  jamais  incertain  et  obscur.  La  division  est  dans  les  partis, 
l'impuissance  est  dans  le  gouvernement,  la  lassitude  et  la  défiance  sont 
par  une  suite  toute  naturelle  dans  le  pays,  qui,  après  avoir  tout  accepté, 
finit  par  se  fatiguer  de  tout.  Le  mal  est  aujourd  hui  universel,  avéré, 
et  comment  en  est-on  venu  là?  Ceux  qui  ne  veulent  jamais  voir  que  ce 
qui  flatte  leurs  préjugés  ou  qui  croient  que  tout  leur  est  permis  peuvent 
essayer  encore  de  se  payer  d'équivoques  et  se  figurer  qu'avec  la  récon- 
ciliation de  quelques  fractions  d'opinions  on  remédiera  à  tout,  on  raffer- 
mira une  situation  si  profondément  ébranlée.  Pour  ceux  qui  suivent 
avec  quelque  prévoyance,  avec  quelque  discernement  la  marche  des 
affaires,  la  cause  première,  essentielle  du  mal  est  dans  une  politique 
de  parti  qui  s'est  cru  le  droit  d'abuser  de  la  France,  qui  s'est  traduite  ' 
particulièrement  sous  la  forme  d'une  fanatique  intolérance  aussi  bien 
que  sous  la  forme  de  la  désorganisation  administrative  et  financière 
dans  un  intérêt  de  domination.  Tout  cela  a  marché  ensemble,  et  l'im- 
prévoyance brouillonne  dans  le  maniement  des  plus  grands  intérêts  du 
pays  n'a  été  égalée  que  par  le  déchaînement  de  l'esprit  de  secte  dans 
les  questions  de  l'ordre  le  plus  délicat. 

Assurément,  si  on  voulait  faire  honneur  à  la  république  de  réformes 
sérieuses  dans  l'organisation  administrative  et  judiciaire,  on  le  pou- 
vait, rien  n'était  plus  légitime.  Sans  doute  aussi,  si  l'on  voulait  défendre 
ou  sauvegarder  l'indépendance  de  là  société  civile  dans  les  rapports 
de  l'état  avec  l'église,  il  n'y  avait  là  encore  rien  qui  fût  contraire  à  de 
vieilles  traditions  libérales  de  la  France.  Tout  cela  était  possible,  à  la 
condition  qu'on  procédât  sérieusement,  avec  la  mesure  toujours  néces- 
saire, en  se  défendant  surtout  des  tentations  exclusives,  des  épura- 
tions par  représailles  ou  des  emportemens  de  persécution.  L'erreur 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  707 

désastreuse  a  été  de  se  jeter  dans  cette  voie,  aveuglément,  en  n'écou- 
tant que  la  passion  du  jour,  de  céder  sans  cesse  aux  partis  les  plus 
extrêmes  de  peur  de  se  laisser  devancer  ou  sous  prétexte  de  ne  pas 
diviser  la  majorité  républicaine,  de  livrer  aux  sans-raison  du  radica- 
lisme tantôt  la  magistrature,  tantôt  l'enseignement  ou  l'inviolabilité 
des  croyances.  On  s'est  laissé  entraîner  d'excès  en  excès  dans  ce  qu'on 
a  appelé  la  «  guerre  au  cléricalisme,  »  et  à  quoi  en  arrive-ton  aujour- 
d'hui, en  ce  moment  môme  où  le  gouvernement  semble  pourtant  sen- 
tir à  demi  la  nécessité  de  s'arrêter? 

Il  se  trouve  à  Paris  un  préfet  qui,  pour  payer  sa  bienvenue ,  pour 
complaire  au  conseil  municipal,  ne  craint  pas  de  toucher  à  ce  qui 
était  resté  sacré  jusqu'ici,  à  l'asile  même  des  morts,  qui  avait  été 
toujours  respecté.  Les  autres  préfets  se  sont  illustrés  par  de  mémo- 
rables campagnes  contre  les  crucifix  des  écoles;  le  nouveau  préfet 
tient  à  s'illusirer  à  son  tour  en  portant  la  main  sur  les  croix,  sur 
les  emblèmes  religieux  qui  décorent  les  cimetières,  qui  sont  l'ex- 
pression d'un  culte  populaire.  Et  c'est  bien  vainement  que  M.  le 
préfet  de  la  Seine  a  cherché  à  excuser  ou  à  expliquer  la  mesure 
par  laquelle  il  a  inauguré  son  administration  en  invoquant  l'abroga- 
tion récente  d'un  article  d'un  décret  de  prairial  an  xii.  L'abrogation 
d'un  article  qui  n'a  trait  qu'à  un  détail  de  la  police  des  cimetières, 
au  classement  des  sépultures  dans  les  communes  où  il  y  a  plusieurs 
cultes,  ne  lui  faisait  nullement  un  devoir  d'offenser  les  sentimens  les 
plus  intimes  en  s'attaquant  à  des  emblèmes  qui  sont  une  pieuse  et  tou- 
chante commémoration.  Il  garde  le  mérite  de  son  interprétation,  d'une 
invention  qui  n'est  qu'un  épisode  de  plus  de  cette  triste  campagne. 
Qu'il  se  trouve  un  ministre,  ce  ministre  eût-il  signé  les  décrets  du 
29  mars,  qui  ait  la  hardiesse  de  croire  que  la  protection  des  intérêts 
religieux  dans  ces  pays  d'Orient  est  une  tradition  nationale,  un  moyen 
d'influence  pour  la  France,  et  qui,  pour  cette  protection,  ait  mis  une 
somme  peu  importante  à  la  disposition  de  M.  le  cardinal  Lavigerie 
envoyé  l'an  dernier  à  Tunis,  aussitôt  il  y  a  quelque  énergumène  qui  se 
lève  pour  réclamer  la  radiation  du  crédit.  Peu  importe  que  la  mission 
de  M.  l'archevêque  d'Alger  ait  rendu  à  Tunis  les  plus  utiles  services, 
au  dire  des  étrangers  les  plus  opposés  à  l'influence  française;  c'est  un 
crédit  à  biffer  du  budget  pour  raison  de  cléricalisme  aussi  bien  que 
pour  cause  d'irrégularité,  et  la  chambre,  un  moment  troublée,  ne  s'est 
peut  être  arrêtée  que  devant  la  menace  d'une  crise  ministérielle  qu'on 
lui  a  laissé  entrevoir.  S'il  s'agit  de  l'hôtel  des  Invalides,  il  faut  le  sup- 
primer! M.  le  ministre  de  la  guerre  a  sans  doute  réussi,  par  un  mou- 
vement de  vive  et  patriotique  éloquence,  à  sauver  encore  pour  cette 
fois  le  vieil  asile  des  mutilés  de  la  guerre;  mais  ce  n'est  pas  sans 
peine;  et  sait-on  pourquoi  il  faut  se  hâter  de  supprimer  l'hôtel  des 


708  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Invalides?  Connaît-on  la  raison  décisive?  Le  mot,  en  vérité,  a  été  dit. 
C'est  qu'il  y  a  une  église,  c'est  qu'il  y  a  des  aumôniers,  des  prêtres, 
c'est  que  les  invalides  assistent  en  armes  à  certains  services  !  Oui,  ils 
font  le  service  toutes  les  fois  qu'on  porte  un  vieux  soldat  mort  sous  ce 
dôme;  ils  ont  fait  le  service,  il  n'y  a  pas  très  longtemps,  aux  obsèques 
de  ce  vaillant  amiral  Pothuau,  dont  M.  le  ministre  de  la  guerre  a  parlé 
avec  une  généreuse  émotion,  qui,  pour  dernière  grâce  ou  pour  dernier 
honneur,  avait  demandé  à  être  enterré  aux  Invalides.  Voilà  qui  est 
grave  et  qui  démontre  assez  le  péril  clérical. 

Quand  on  en  vient  là,  évidemment,  c'est  moins  une  passion  sérieuse 
qu'une  sorte  d'amoindrissement  d'esprit,  une  manie  qui  ne  s'arrête 
même  pas  devant  le  ridicule.  Tout  y  passe  ou  y  passerait  si  l'on  n'y  pre- 
nait garde,  l'hôtel  des  Invalides,  les  cimetières,  les  écoles,  le  serment 
en  justice,  et  le  dernier  mot  est  un  trouble  profond  jeté  dans  les  habi- 
tudes, dans  les  cultes,  dans  les  mœurs  d'un  pays  qui  ne  sait  plus  où 
il  en  est.  Avec  ces  entreprises  de  sectaires,  on  ne  supprime  pas  les 
croyances,  on  les  raviverait  plutôt,  au  contraire  :  on  supprime  la  paix 
des  esprits  et  des  consciences,  de  même  qu'avec  la  guerre  contre  la 
magistrature,  on  n'arrive  pas  à  de  grands  résultats,  puisqu'on  ne  peut 
pas  même  réussir  à  s'entendre  sur  la  manière  d'exécuter  cette  magis- 
trature; mais,  en  attendant,  on  ébranle  tout,  on  met  la  suspicion  par- 
tout et  l'idée  même  de  la  justice  finit  par  être  atteinte.  C'est  la  désor- 
ganisation dans  l'ordre  moral  et  politique. 

La  désorganisation  administrative  et  financière  n'est  pas  moins  sen- 
sible et  elle  vient  encore  de  se  traduire  sous  une  forme  aussi  bizarre 
qu'imprévue  à  propos  de  ce  budget  extraordinaire  sur  lequel  on  ne 
sait  plus  à  quoi  s'en  tenir.  L'aventure  serait  presque  plaisante  si  tous 
les  intérêts  du  pays  ne  s'y  trouvaient  compromis.  Il  y  a  quelques 
semaines,  à  la  veille  ou  au  début  de  la  session,  c'était  M.  le  ministre 
des  finances  qui  s'était  gravement  trompé  dans  ses  combinaisons  pour 
avoir  voulu  faire  du  nouveau  et  abandonner  la  convention  avec  la  com- 
pagnie d'Orléans  ;  il  avait  cru  pouvoir  suppléer  au  produit  de  cette  con- 
vention avec  des  crédits  qui  n'existaient  pas,  avec  des  sommes  dont  il 
ne  pouvait  en  réalité  disposer,  et  toute  vérification  faite  pour  combler 
le  déficit,  on  avait  à  trouver  quelque  chose  comme  cent  millions  ou  à 
peu  près.  Là-dessus  la  commission  du  budget,  bien  qu'un  peu  décon- 
certée, se  remettait  courageusement  à  l'œuvre.  Elle  recommençait  ses 
calculs,  refaisait  ses  comptes,  et  tant  bien  que  mal,  puisant  à  toutes 
les  sources,  empruntant  un  peu  de  toutes  parts,  particulièrement  à  la 
dette  flottante  déjà  fort  surchargée,  elle  croyait  avoir  remis  à  flot  le 
malheureux  budget  extraordinaire  en  y  inscrivant  les  chemins  de  fer 
pour  une  somme  d'un  peu  plus  de  280  millions.  Fort  bien  ;  mais  à  peine 
l'édifice  semblait-il  plus  ou  moins  réparé  d'un  côté  qu'il  s'effondrait 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  709 

tout  à  coup  d'un  autre  côté,  qu'un  nouveau  mécompte,  plus  grave  encore 
que  le  premier,  se  produisait.  Celte  fois,  c'était  M.  le  ministre  des  tra- 
vaux publics  qui  arrivait  avec  des  révélations  inattendues  et  passable- 
ment inquiétantes.  On  avait  inscrit  au  budget  extraordinaire  289  mil- 
lions pour  les  chemins  de  fer;  ce  n'était  plus  assez,  c'était  583  ou 
587  millions  qu'il  fallait,  rien  que  pour  continuer  les  travaux  en  cours 
d'exécution.  Avec  toutes  sortes  de  réductions  et  de  combinaisons,  on 
pourrait  peut-être  atténuer  un  peu  la  difterence  :  il  resterait  dans  tous 
les  cas  un  déficit  de  près  de  200  millions.  Sortir  de  là  nest  pas  chose 
facile,  on  en  conviendra,  et  la  patience  de  la  commission  du  budget, 
particulièrement  de  son  rapporteur,  M.  Ribot,  est  mise  à  une  rude 
épreuve.  Tout  cela,  en  effet,  est  bien  étrange;  et  d'où  peuvent  venir  ces, 
erreurs, ces  confusions,  ces  mécomptes?  Ils  viennent  d'un  fait  évident.. 
C'est  qu'on  est  allé  au  hasard,  dispersant  et  gaspillant  les  ressources 
de  l'état  dans  des  intérêts  locaux  et  électoraux;  c'est  que  le  fameux  pro- 
gramme de  M.  de  Freycinet  s'est  étendu  par  degrés  de  8,000  kilomètres 
à  15,000,  puis  à  20,0  00  kilomètres,  et  que  la  dépense  prévue  de  k  mil- 
liards est  montée  à  6  milliards,  à  9  milliards,  peut-être  plus,  si  bien 
qu'on  est  aujourd'hui  dans  l'inconnu,  en  face  de  surprises  toujours 
possibles,  funestes  pour  la  fortune  publique. 

Un  incident  de  ce  genre,  si  extraordinaire  qu'il  soit,  n'est  point  évi- 
demment accidentel  et  isolé;  il  se  lie  à  toute  une  politique,  à  la  situa- 
tion financière  tout  entière,  à  cette  situation  sur  laquelle  M.  Léon  Say 
vient  de  jeter  un  jour  singulièrement  saisissant.  L'ancien  ministre  des 
finances  est  certes  compétent  et  sait  ce  dont  il  parle.  On  peut  diret 
que,  cette  fois,  il  tranche  dans  le  vif.  D'un  ton  net  et  décidé,  il  dévoila 
toutes  les  incohérences  administratives  et  financières  du  moment.  11 
montre  que  tout  ce  qui  arrive  tient,  d'une  part,  à  l'exagératio'ii  des 
dépenses  en  toute  chose,  à  l'abus  des  crédits,  aux  faux  systèines,  et, 
d'un  autre  côté,  à  la  décroissance  des  ressources  de  l'état  sous  l'in- 
fluence des  fausses  directions,  à  la  désorganisation  crois^,ante  des  ser- 
vices par  les  épurations  de  parti,  par  l'intervention  des  députés.  Oui, 
en  vérité,  M.  Léon  Say  ne  craint  pas  de  déclarer  que  «  jamais  l'abus 
des  recommandations  n'a  été  poussé  aussi  loin  que  depuis  quelques 
années,  »  que  «  cela  ressemble  à  l'ancien  régime,  »  et  que  toute  la 
tactique  des  chefs  de  service  consiste  à  satisfaire  le  plus  de  députés 
possible.  11  n'hésite  pas  à  dire  dicvant  le  pays  qu'on  a  surexcité  outre 
mesure  l'esprit  de  dénonciation ,  qu'on  a  découragé  par  la  menace  et 
par  la  délation  les  serviteurs  do  l'état,  qu'en  certains  momens,  «  on  a 
recherché  les  relations  que  den  enfans  de  seize  ans  pouvaient  avoir 
avec  des  adversaires  du  gouvernement  avant  de  les  admettre  comme 
surnuméraires  dans  les  bureaux  de  l'enregistrement  et  des  contribu- 
tions indirectes.  »  Il  parle  ain  si  sans  se  refuser,  chemin  faisant,  les 


710  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mots  spiriluels  et  piquans,  et  quand  on  sg  donnerait  aujourd'hui, 
comme  on  le  faic,  la  maligne  et  facile  satisfaction  d'objecter  à  M.  Léon 
Say  qu'il  a  lui-même  participé  à  celte  politique,  qu'il  a  été  ministre 
des  linances  plus  que  tout  autre  dans  ces  dernières  années,  les  faits 
qu'il  dévoile  en  sont-ils  moins  saisissans?  Ils  existent,  de  telle  sorte 
que,  par  tous  les  chemins,  par  la  guerre  aux  croyances,  par  des 
réformes  qui  ne  sont  que  de  l'agitation,  comme  par  la  désorganisation 
administrative  et  financière,  on  arrive  au  même  point,  à  cet  état  de 
trouble  et  de  lassitude  dont  souffre  le  pays  sans  savoir  toujours  pour- 
quoi il  souffre.  On  cherche  les  causes  du  mal:  les  voilà!  elles  sont 
dans  une  sorte  d'anarchie  ofTicielle,  dans  l'asservissement  de  toutes 
les  idées  justes  et  de  toutes  les  forces  légitimes  de  gouvernement 
aux  passions,  aux  préjugés,  aux  fanatismes,  aux  iniquités  et  aux 
cupidités  de  parti.  Le  résultat,  c'est  cette  situation  où  il  faut  pour- 
tant s'arrêter.  «  Il  est  bien  temps  pour  les  chambres  d'ouvrir  l'oreille 
à  la  vérité,  »  dit  M.  Léon  Say,  —  et,  d'un  autre  côté,  un  républicain 
qui  n'est  pas  apparemment  suspect,  M.  Challemel-Lacour,  dit  à  Mar- 
seille: «  L'heure  est  enfin  venue  non  de  maintenir  la  république,  mais 
de  la  sauver  par  la  conciliation...  Si  les  gouvernemens  succombent, 
c'est  pour  s'être  compromis  par  leurs  propres  fautes  et  par  leurs 
maladresses.  » 

Eh  bien  !  cette  situation  étant  donnée,  la  question  est  de  savoir  ce  qu'on 
veut  faire  à  la  session  prochaine,   quels  moyens  on  compte  prendre 
pour  remettre  un  peu  d'ordre  et  d'équilibre  dans  les  affaires  de  la 
^  France.  Que  les  partis  absolus  ne  voient  un  dénoù.ment  ou  un  remède 
-.,  le  dans  un  changement   complet   d'institutions,  c'est  leur  rôle.  Ce 
nu'h^^  rêvent  est  peu  vraisemblable  pour  le  moment  et  ne  serait,  dans 
touslt'^  cas,  réalisable  que  par  l'imprévu,  par  oû  de  ces  coups  de 
théâtre  u'^^  s'appellent  des  révolutions.   Le  secret  d'une  amélioration 
nécessaire,   ^'  ^'^  ^  évidemment  à  le  chercher  que  dans  les  combinai- 
sons possibleî^''  dans  le  cadre  constitutionnel  tel   qu'il  existe.  Il  faut 
tâcher  de  se,  aeJ"^^''  ^^^  ressources  dont  on  dispose  encore.  Rien  n'est 
plus  commode,  sans  doute,  que  de  tout  expliquer  par  les  divisions  de 
partis,  par  le  fractionnement  des  groupes  parlementaires  et  défaire 
appela  l'union  des  républicains,  à  la  réconciliation  des  groupes,  des 
chefs  de  partis.  Soit;  et  après?  Ces  partis  dont  on  parle,  qu'on  veut 
réconcilier,  et  les  chefs  qui  les  dirigent  .ou  qui  sont  censés  les  diriger,  ils 
ont  eu  le  pouvoir  depuis  quelques  anné  es  ;  ils  ont  été  au  gouvernement 
avec  M.  Jui^^s  Ferry,  avec  M.  de  Freycin  et,  avec  M.  Gambetta,  puis  encore 
avec  M.  de  B>eycinet.  Ce  sont  justeme)  it  ces  ministères  qui  ont  conduit 
à  lacrise  où  l'o^n  se  débat  aujourd'hui   par  la  politique  qu'ils  ontsmvie, 
par  leurs  conoes^sions  incessantes  à  une  prétendue  majorité,  par  leurs 
complaisances  pou'r  des  passions  auxquelles  ils  ont  livré  la  magistra- 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  711 

ture,  l'armée,  les  finances,  l'administration,  la  liberté  des  croyances. 
Si  ces  républicains  auxquels  on  prêche  l'union  ne  se  réconcilient  que 
pour  recommencer  ou  poursuivre  la  même  œuvre  ;  s'ils  doivent  reve- 
nir au  pouvoir  avec  les  mêmes  idées,  avec  les  mêmes  préjugés  et  les 
mêmes  faiblesses,  rien  n'est  changé,  la  crise  continue  en  s'aggravant, 
en  poussant  à  bout  la  patience  du  pays.  C'est  l'imprévu  qui  peut  se 
charger  un  jour  ou  l'autre  de  la  suite.  Si  on  veut  agir  sérieusement 
dans  l'intérêt  de  la  France  et  de  la  république  elle-même,  il  est  évi- 
dent qu'il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  de  se  ressaisir  en  quelque  sorte, 
de  revenir  à  d'autres  idées  dans  les  finances,  comme  dans  l'adminis- 
tration, comme  dans  les  affaires  morales  et  religieuses,  de  ramener 
dans  la  politique  l'ordre,  la  modération,  l'équité  libérale,  la  prévoyance. 
C'est  aux  modérés  qui  ne  manquent  pas,  qui  ont  même  le  talent  plus 
que  les  autres,  de  reprendre  cette  œuvre,  de  là  tenter  du  moins  pour 
leur  honneur  comme  pour  le  bien  du  pays. 

Ce  qui  est  si  visiblement  nécessaire  serait-il  donc  impossible  avec 
un  peu  de  volonté?  Ce  n'est  peut-être  pas  facile,  soit;  il  n'est  pas 
moins  vrai  que,  toutes  les  fois  que  le  gouvernement  montre  une  appa- 
rence de  résolution,  il  reste  maître  du  terrain.  Lorsqu'il  y  a  quelques 
jours,  la  chambre  s'est  perdue  dans  toute  sorte  de  votes  contradictoires 
sur  le  traitement  des  évêques,  sur  le  crédit  de  M.  le  cardinal  Lavi- 
gerie,  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  qui  avait  commencé  par  tergiver- 
ser un  peu,  n'a  eu  qu'à  parler  à  la  fin  avec  netteté  pour  faire  respecter 
le  budget  des  cultes.  Lorsque  M.  le  président  du  conseil  a  défendu 
sans  hésitation,  sans  faiblesse,  l'ambassade  française  auprès  du  Vati- 
can, ill'a  emporté  sur  son  adversaire,  M.Madierde  Montjaù,  qui  est  resté 
ébahi  de  sa  défaite.  Lorsque  M.  le  général  Billot  s'est  porté  si  vigoureu- 
sement à  la  défense  de  l'hôtel  des  Invalides,  il  a  dompté  toutes  les  résis- 
tances etenlevé  le  vote  de  l'assemblée.  Preuve  évidente  que  si  l'on  veut 
on  peut  combattre  encore  avec  avantage  pourla  cause  des  idées  justes, 
d'une  politique  sensée.  On  le  peut  avec  d'autant  plus  de  chances  aujour- 
d'hui que,  même  dans  celte  chambre  dévorée  de  tant  de  divisions, 
livrée  à  de  médiocres  influences,  il  y  a  une  certaine  perplexité,  un 
sentiment  vague,  mal  défini  peut-être,  mais  apparent,  des  difficultés 
accumulées  dans  une  situation  devenue  presque  impossible.  Il  y  a 
comme  un  mouvement  de  retour  à  demi  saisissable  au  Palais-Bour- 
bon, plus  réel  encore  dans  le  pays,  et  ce  mouvement  salutaire,  il 
peut  certes  être  particulièrement  »ervi  par  le  sénat.  Chose  curieuse, 
en  effet!  depuis  quelque  temps,  c'est  le  sénat  qui  reprend  une  impor- 
tance sensible,  qui  redevient  pour  tous  l'assemblée  sérieuse,  modéra- 
trice sur  laquelle  on  compte.  Le  sénat  semble  recevoir  aujourd'hui 
des  circonstances  le  plus  utile  des  rôles,  et  pour  le  remplir  il  ne  peut 
mieux  faire  que  d'appeler  à  lui  des  hommes  comme  M.  Bardoux,  qui 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sera  élu  dans  quelques  jours,  qui  portera  au  Luxembourg  le  concours 
d'un  esprit  sérieux,  éclairé  et  libéral. 

Au  milieu  des  diversions,  des  instabilités  et  des  misères  d'une  poli- 
tique aussi  bruyante  que  stérile,  il  est  parfois  des  incidens  qui  n'ont 
rien  à  voir  avec  l'agitation  des  partis,  qui  ne  peuvent  cependant  pas- 
ser inaperçus,  parce  qu'ils  se  rattachent  aux  plus  généreuses  traditions 
de  l'esprit  et  des  lettres.  Ils  rappellent  que,  dans  le  tumulte  contem- 
porain, il  y  a  quelque  part  un  monde  où  tout  se  passe  simplement, 
noblement  entre  des  hommes  qui  sont  les  représentans  respectés  de 
l'intelligence  française.  L'autre  jour  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  recevait  une  lettre  par  laquelle  M.  Mignet,  sans  bruit  et 
sans  ostentation,  lui  remettait  son  titre  de  secrétaire  perpétuel.  Il  n'y 
avait  pas  là  de  quoi  ébranler  un  ministère;  il  y  avait  de  quoi  intéres- 
ser et  émouvoir  tous  ceux  qui  attachent  du  prix  aux  affaires  de  la  pensée 
et  du  goût. 

iM.  Mignet,  qui  a  sa  place  partout  où  l'esprit  français  a  une  représen- 
tation, est  de  cette  Académie  des  sciences  morales  depuis  le  jour  où 
elle  a  été  reconstituée  au  lendemain  de  la  révolution  de  1830;  depuis 
1837,  il  était  secrétaire  perpétuel.  Il  croit  aujourd'hui  avoir  droit  à  un 
repos  gagné  par  quarante-cinq  années  de  service,  et  si  on  n'a  pu  refu- 
ser à  ses  instances  une  retraite  à  laquelle  personne  n'avait  pensé 
excepté  lui,  on  n'a  pu  certes  se  défendre  d'une  émotion  mêlée  de  res- 
pect en  se  rappelant  cette  longue  et  pure  carrière,  relevée  par  la  dignité 
du  caractère  aussi  bien  que  par  l'éclat  du  talent.  M.  Mignet  ne  veut 
plus  être  le  secrétaire  perpétuel  «  pour  être  plus  libre;  »  il  laisse  du 
moins  à  la  compagnie  dont  il  est  toujours, la  parure  de  son  nom  et  de 
sa  présence,  selon  l'aimable  expression  qu'il  employait  un  jour  lui- 
même  pour  un  de  ses  vieux  confrères.  Il  reste  parmi  nous  un  des  der- 
niers chefs  de  cette  grande  école  historique  qui  a  illustré  le  siècle, 
qui  a  compté  les  Thierry,  les  Guizot,  les  Thiers.  Depuis  qu'il  a  contri- 
bué au  renouvellement  des  études  par  son  lumineux  tableau  de  la  révo- 
lution française,  il  a  multiplié  les  travaux,  et  dans  cette  fonction  même 
de  secrétaire  perpétuel,  qu'il  a  exercée  pendant  près  d'un  demi-siècle 
avec  un  zèle  si  scrupuleux,  il  n'a  cessé  de  faire  de  l'histoire.  Il  a  fait 
de  l'histoire  en  retraçant  dans  ses  «  éloges  académiques  »  les  portraits 
de  tous  ces  personnages  qui  ont  passé  devant  lui,  qui  ont  été  comme 
lui  de  l'Académie  des  sciences  morales  :  Sieyès,  Rœderer,  Portails, 
Siméon,  Talleyrand,  Daunou,  Rossi,  Cousin,  le  duc  de  Broglie,  Tocque- 
ville.  C'était  pour  lui,  comme  il  l'a  dit,  «  l'occasion  de  passer  en  revue 
la  révolution  et  ses  crises,  l'empire  et  ses  établissemens,  la  restaura- 
tion et  ses  luttes,  la  monarchie  de  juillet  et  ses  libres  institutions,  de 
rattacher  les  événemens  publics  à  des  biographies  particulières  et  de 
montrer  le  mouvement  général  des  idées  dans  les  œuvres  de  ceux  qui 


REVUE.    ■—    CHRONIQUE.  713 

ont  tant  contribué  à  leur  développement.  »  M.  Mignet  a  procédé  ainsi 
pendant  un  demi-siècle,  déployant  dans  l'histoire  contemporaine  comme 
dans  l'histoire  du  passé  autant  de  science  que  d'équitable  mesure, 
menant  la  vie  d'un  sage  fidèle  aux  généreuses  convictions  de  sa  jeu- 
nesse. En  cherchant  aujourd'hui  le  repos  dans  une  retraite  honorée,  il 
laissait  un  héritage  difficile  que  l'Académie  des  sciences  morales  n'a 
point  hésité  à  transmettre  d'une  voix  unanime  à  M.  Jules  Simon,  et  le 
nouveau  secrétaire  perpétuel  avait  certes  tous  les  titres  à  recueillir  la 
succession,  M.  Jules  Simon,  avec  son  talent  séduisant,  est  fait  pour 
être  dans  la  paisible  enceinte  de  l'Institut,  comme  il  l'est  sur  une  autre 
scène,  le  gardien  des  traditions  françaises  de  tolérance  et  de  libérc^- 
lisme. 

La  science  et  l'étude  sont  toujours  de  grandes  conseillères  de  la  paix. 
On  retrouve  la  guerre  ou  les  agitations  et  les  disputes  avec  la  politique 
telle  qu'elle  est  engagée  un  peu  partout.  Ce  n'est  point,  sans  doute, 
que  pour  le  moment  la  guerre  paraisse  être  dans  les  intentions  de 
ceux  qui  disposent  de  la  destinée  des  peuples,  qui  ont  le  pouvoir  ou 
la  prétention  de  diriger  les  événemens;  mais  il  est  bien  clair  qu'il  y 
a  depuis  longtemps  en  Europe  assez  de  questions  indécises,  assez  de 
difficultés  et  de  confusions  dans  les  rapports,  assez  d'antagonismes 
mal  déguisés,  pour  qu'on  ne  sache  pas  toujours  à  quoi  s'en  tenir, 
pour  que  le  moindre  incident  devienne  le  prétexte  de  polémiques  et 
de  commentaires  qui,  le  plus  souvent,  il  est  vrai,  dépassent  la  réalité. 

Ces  atfaires  d'Egypte  qui  restent  toujours  en  suspens,  par  exemple, 
comment  se  termineront-elles?  Où  en  est  l'Angleterre  de  cette  créa- 
tion d'un  ordre  nouveau  qu'elle  s'est  proposé  d'établir  dans  la  vallée 
du  Nil?  Quel  sera  le  dénoûment  des  négociations  que  le  cabinet  de 
Saint-James  poursuit  avec  la  France,  avec  la  Sublime-Porte  ou  avec 
les  autres  gouvernemens?  Serait-il  vrai  qu'on  en  revînt  bientôt  à 
remettre  en  mouvement  la  conférence  de  Constantinople,  si  brusque- 
ment interrompue  dans  ses  délibérations,  il  y  a  six  mois,  par  le  canon 
anglais?  Évidemment  ni  M.  Gladstone,  ni  lord  Granville  ne  semblent 
pressés  de  s'expliquer  sur  tous  ces  points,  pas  plus  sur  la  nature 
de  la  mission  confiée  à  lord  Dufferin  que  sur  les  négociations  engagées 
avec  les  autres  puissances.  M.  Gladstone  met  plutôt  jusqu'ici  toute  la 
subtilité  d'une  savante  tactique  à  éluder  les  interpellations  dont  il  est 
assailli  dans  le  parlement,  et  si  le  premier  ministre  de  la  reine  Vic- 
toria se  montre  si  réservé,  c'est  qu'il  n'a  encore  rien  de  précis  à  dire. 
Cela  ne  peut  pas  signifier  cependant  qu'entre  la  France  et  l'Angleterre 
il  y  ait  des  dissentiuiens  inconciliables  à  propos  de  l'Egypte  ;  cela  veut 
dire  tout  au  plus  que  la  question  n'est  peut-être  pas  aussi  simple 
qu'on  l'aurait  cru,  qu'elle  a  pu  se  compliquer  en  chemin  d'un  certain 
nombre  de  questions    délicates,  quoique  secondaires,   et  qu'il  faut 


7lâ  FEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

attendre  encore  un  dénoûmont  que  l'Angleterre  et  la  France  sont  éga- 
lement intéressées  à  poursuivre  dans  un  esprit  de  transaction.  D'un 
autre  côté,  le  successeur  du  prince  Gortchakof  dans  la  direction  des 
affaires  étrangères  de  Russie,  M.  de  Giers,  vient  de  prendre  un  congé 
pour  rejoindre  pendant  quelques  semaines  sa  famille  à  Pise.  Il  est 
passé  en  Allemagne  ;  il  a  visité  le  chancelier  dans  sa  solitude  de  Var- 
zin  et  il  a  été  reçu  par  l'empereur  Guillaume  à  Berlin.  Une  fois  à  Pise, 
il  doit  aller  à  Rome  et,  à  son  retour  d'Italie,  il  doit  aussi,  dit-on,  passer 
par  Vienne  pour  voir  le  comte  Kalnoky,  l'empereur  François-Joseph. 
Quelle  peut  bien  être  la  portée  de  ce  voyage  et  de  ces  visites  à  toutes 
les  cours?  M.  de  Giers  ne  serait-il  pas  allé  par  hasard  sonder  le  chan- 
celier allemand  en  vue  de  quelque  conflit  possible  en  Orient  ou  deman- 
der la  revision  du  traité  de  Berlin  à  propos  des  affaires  d'Egypte,  ou 
préparer  quelque  autre  coup  de  théâtre  politique  ?  Les  commentaires 
n'ont  pas  manqué.  Qu'en  est-il  de  tout  cela?  Il  est  infiniment  pro- 
bable que  M.  de  Giers  n'a  pas  fait  son  voyage  uniquement  par  une 
raison  de  famille  et  qu'il  n'est  pas  allé  non  plus  nouer  de  vastes  com- 
binaisons propres  à  renouveler  la  face  de  l'Europe.  Il  est  beaucoup 
plus  vraisemblable  que  le  ministre  du  tsar  n'est  passé  à  Berlin  et  ne 
passera  à  Vienne  qu'avec  la  mission  toute  simple,  assez  générale,  de 
dissiper  des  ombrages,  d'effacer  la  trace  de  vieux  dissentimens,  de 
rétablir  de  meilleurs  rapports,  quelques  habitudes  de  cordialité  entre 
la  Russie  et  les  deux  empires  alliés,  l'Allemagne  et  l'Autriche.  A  con- 
sidérer la  situation  présente,  le  voyage  de  M.  de  Giers  ne  peut  avoir 
le  caractère  qu'on  lui  prête  et  modifier  sensiblement  l'état  des  rap- 
ports diplomatiques.  L'Europe  n'a  donc  point  à  se  laisser  émouvoir 
outre  mesure  par  les  commentaires  de  fantaisie  qui  ont  couru  le  con- 
tinent; ce  n'est  pas  encore  cela  qui  peut  la  menacer. 

En  attendant  que  ces  questions  d'un  ordre  général  soient  résolues 
ou  éclaircies  pour  l'opinion  européenne,  les  parlemens  se  réunissent 
dans  les  pays  où  ils  n'étaient  pas  encore  rassemblés.  De  même  que 
les  élections  se  sont  faites  à  peu  près  simultanément  en  Allemagne  et 
en  Italie,  la  réunion  des  chambres  a  également  coïncidé  à  Berlin  et  à 
Rome.  A  Berlin,  l'empereur  Guillaume  a  tenu  à  inaugurer  lui-même  le 
nouveau  Landtag.  Le  vieux  souverain  a  paru  entouré  de  sa  cour,  de  sa 
famille.  M.  de  Bismarck  n'était  présent  que  par  la  pensée,  parce  que 
le  discours  impérial  n'est  visiblement  que  l'expression  de  la  politique 
du  chancelier.  A  vrai  dire,  ce  discours  a  un  premier  mérite,  celui  d'as- 
surer que  les  relations  de  l'Allemagne  avec  les  autres  puissances  sont 
de  nature  à  laisser  espérer  la  continuation  de  la  paix.  C'est  déjà  beau- 
coup. Quant  aux  affaires  intérieures,  l'empereur  Guillaume  s'étend  un 
peu  longuement  sur  les  finances,  et  il  n'en  donne  pas  de  trop  bonnes 
nouvelles  puisqu'il  avoue  la  nécessité  de  recourir  au  crédit,  à  un  em- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

prunt,  pour  combler  un  déficit  assez  important.  En  un  mot,  les  finances 
prussiennes  sont  pour  le  moment  en  désarroi.  Ce  qu'il  y  a  de  caracté- 
ristique, c'est  la  ténacité  avec  laquelle  M.  de  Bismarck  poursuit  à  travers 
tout  l'application  de  son  système  fiscal,  économique  ou  social  qui  con- 
siste à  dégrever  particulièrement  les  classes  inférieures,  à  diminuer 
l'impôt  direct  qui  pèse  sur  les  dernières  catégories  des  contribuables, 
en  demandant  de  plus  en  plus  lesj^ressources  de  l'état  aux  impôts 
indirects.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  le  chancelier  propose  son 
système,  ses  projets  économiques.  Il  n'a  pas  tout  à  fait  réussi  encore 
à  imposer  ses  idées.  Sera-t-il  plus  heureux  avec  le  nouveau  Landtag? 
Cela  dépend  de  l'appui  qu'il  trouvera  dans  le  centre  catholique,  et 
c'est  ce  qui  faisait  l'intérêt  des  déclarations  impériales  sur  un  autre 
point,  sur  la  politique  religieuse.  L'empereur  Guillaume,  il  est  vrai, 
parle  avec  cordialité  des  relations  diplomatiques  avec  le  Vatican,  et 
il  n'est  point  impossible  que  l'Allemagne  soutienne  un  peu  le  saint- 
siège  contre  l'Italie  dans  l'interprétation  de  la  loi  des  garanties;  mais 
en  même  temps  la  politique  prussienne,  dans  ses  propres  affaires, 
n'entend  pas  se  dessaisir  de  ses  «  lois  existantes,  »  c'est-à-dire  des 
lois  de  mai.  En  d'autres  termes,  M.  de  Bismarck  prétend  bien  rester 
toujours  le  maître  de  ce  qu'il  fera.  Or  c'est  là  justement  la  question. 
Le  chancelier  ne  peut  guère  avoir  une  majorité  pour  ses  combinaisons 
fiscales  qu'avec  le  concours  des  catholiques  du  centre  ;  il  ne  peut  obte- 
nir ce  concours  que  par  des  concessions  auxquelles  il  s'est  refusé 
jusqu'ici,  et,  à  défaut  de  cet  appui,  se  tournât-il  encore  une  fois  vers 
les  nationaux-libéraux,  il  ne  peut  pas  espérer  une  majorité.  Voilà  la 
difficulté  que  le  discours  impérial  ne  résout  pas  et  qui  ne  sera  peut- 
être  tranchée  que  par  quelque  apparition  décisive  du  tout-puissant 
solitaire  de  Varzin. 

Qu'en  sera-t-il,  d'un  autre  côté,  de  ce  nouveau  parlement  qui  vient 
d'entrer  en  scène  à  Borne,  qui  inaugure  la  quinzième  législature  ita- 
lienne? Quel  est  le  vrai  caractère  du  discours  par  lequel  le  roi  Hum- 
bert  a  ouvert  la  session  nouvelle  au  lend*:'main  de  l'éclatant  succès  du 
ministère  ou,  pour  mieux  dire,  du  président  du  conseil,  M.  Depretis, 
dans  les  élections?  Assurément,  dans  ce  discours  que  le  roi  a  prononcé, 
mais  dont  le  ministère  seul  est  responsable,  il  y  a  bien  des  choses; 
rien  n'y  manque,  ni  les  coinplimens,  ni  les  promesses,  ni  les  amplifi- 
cations un  peu  naïves,  ni  les  témoignages  de  satisfaction  pour  tout  ce 
qu'on  a  fait,  ni  les  évocations  des  souvenirs  de  «  l'Italie  romaine.  »  La 
seule  difficulté  est  de  dégager  de  cet  ensemble  un  peu  touffu  une  poli- 
tique à  demi  précise,  faite  pour  rallier  une  majorité  dans  un  parle- 
ment tout  nouveau,  issu  d'un  suffrage  presque  universel.  Au  fond 
cependant,  à  considérer  de  plus  près  l'état  des  esprits  au-delà  des 
Alpes,  en  se  rappelant  ce  discours  sensé  et  prudent  de  Stradella,  qui 


716  lŒVUE   DES   DEUX   MONDES. 

9  été  comme  le  programme  des  dernières  élections,  il  n'est  peut-être 
pas  impossible  de  démêler  à  travers  tout  la  vérité  telle  qu'elle  est,  de 
fixer  quelques  points  caraciéristiques. 

Ainsi,  il  est  certain  que  les  Italiens,  après  avoir  eu  pendant  quelque 
temps  des  mouvemens  d'ambition  agitée  et  de  surexcitation  agressive, 
se  sont  calmés.  Ils  ont  eu  des  illusioDs  un  peu  trop  entretenues  par  le 
ministère,  par  M.  Mancini,  qui  s'est  flatté  un  moment  d'avoir  intro- 
duit l'Italie  dans  l'alliance  des  grands  empires,  d'avoir  contribué  à  for- 
mer une  sorte  de  coalition  nouvelle;  ils  n'ont  pas  tardé  à  s'apercevoir 
qu'ils  s'étaient  abusés,  qu'ils  n'avaient  pas  conquis  M.  de  Bismarck, 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  même  espérer  avoir  à  Rome  la  visite  de  l'em- 
pereur d'Autriche,  et  qu'à  vouloir  multiplier  les  armemens  pour  des 
desseins  inconnus,  inavoués,  ils  risquaient  de  se  ruiner  sans  compen- 
sation et  sans  profit.  Vainement  des  hommes  comme  M.  Crispi, 
M.Nicotera,se  sont  efforcés,  dans  les  élections,de  réchaufferie  sentiment 
national,  de  réveiller  des  passions  belliqueuses  dans  un  intérêt  de 
popularité  :  ils  ont  trouvé  peu  d'écho  au  scrutin,  et,  s'ils  ont  été  élus 
eux-mêmes,  ils  ne  l'ont  pas  éié  sans  contestation.  La  vérité  est  que 
les  élections  se  sont  faites  contre  la  politique  de  perpétuelle  animo- 
site  à  l'égard  de  la  France,  contre  les  vaines  poursuites  d'alliances  chi- 
mériques, contre  les  armemens  ruineux,  et  qu'elles  ont  bien  plutôt 
donné  raison  à  la  politique  d'apaisement  que  M,  Depretis  avait  expo- 
sée dans  son  discours  de  Stradella,  qui  s'est  traduite  plus  récemment 
dans  la  nomination  d'un  ambassadeur  italien  à  Paris  :  au  fond,  c'est 
là  peut-être  ce  que  le  discours  du  roi  ne  pouvait  pas  dire,  mais  ce  qui 
est  dans  cette  situation  où  un  certain  nombre  de  mécomptes  ont 
ramené  les  Italiens  à  un  sentiment  plus  juste,  plus  exact  du  rôle 
auquel  ils  peuvent  prétendre  en  Europe. 

Il  y  a  un  auti  e  fait  à  dégager  de  tout  ce  mouvement  récent  dont  le 
discours  royal  ne  donne  pas  une  idée  bien  précise  et  bien  saisissable. 
M.  Depretis,  qui  est  un  vieux  et  habile  tacticien,  qui  se  trouve  placé 
aujourd'hui  en  face  d'une  majorité  encore  inconnue,  M.  Depretis  ne 
pouvait  trop  accentuer  ses  préférences  entre  les  partis  ni  laisser  trop 
voir  011  il  irait  chercher  des  alliés  dans  le  cas  où  il  aurait  à  reconstituer 
son  ministère.  11  ne  pouvait  pas  le  dire,  il  ne  le  sait  peut-être  pas  lui- 
même.  Il  n'est  pas  moins  certain  que,  s'il  appartient  à  la  gauche  par 
son  passé,  il  s'est  montré  plein  de  modération  et  de  prudence  par  les 
opinions  qu'il  a  exprimées  à  Stradella,  qui  ont  passé  dans  le  discours  du 
roi,  sur  la  nécessité  de  défendre  la  monarchie  et  les  institutions,  de 
protéger  la  tranquillité,  et,  par  là,  il  se  rapproche  des  anciens  libéraux 
modérés.  Entre  eux  une  alliance  n'est  plus  impossible,  de  telle  façon 
que  ce  qu'il  y  a  de. plus  clair  en  tout  cela,  c'est  l'aflirmation  nouvelle 
d'une  politique  toute  monarchique,  modérée  à  l'intérieur,  pacifique  à 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  717 

l'extérieur.  C'est,  après  toul,  l'intérêt  du  l'Italie  de  s'attacher  à  cette 
politique  de  raison  si  elle  veut  marcher  librement  dans  une  voie  de 
paisible  progrès,  où  elle  n'a  sérieusement  à  craindre  que  les  difficultés 
qu'elle  pourrait  se  créer  à  elle-même. 

Ch.  de  Mazade. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  mouvement  de  baisse  s'est  d'abord  assez  vivement  accentué  pen- 
dant la  seconde  quinzaine  de  novembre  sur  les  rentes  françaises  et 
sur  nos  grandes  valeurs  nationales.  Dans  les  derniers  jours,  une  cer- 
taine reprise  s'est  produite,  le  marché  a  présenté  une  grande  anima- 
tion, les  cours  ont  été  énergiquement  disputés;  nos  fonds  publics  et 
la  plupart  des  titres  sur  lesquels  l'épargne  s'est  volontiers  portée  de 
tout  temps  restent  cotés  à  des  prix  un  peu  plus  élevés  qu'il  y  a  huit 
ou  dix  jours. 

La  liquidation  de  quinzaine  s'était  effectuée  sans  difficulté  sérieuse; 
l'argent  éiait  très  abondant,  les  engagemens  avaient  diminué  d'impor- 
tance; le  bon  marché  des  reports  et  l'apparition,  çà  et  là,  du  déport 
trahissaient  la  formation  d'un  découvert.  Dès  le  lendemain,  les  ordres 
de  vente  affluaient;  il  était  manifeste  qu'une  spéculation  à  la  baisse 
avait  résolu  d'exploiter  le  découragement  général  de  la  spéculation,  la 
défiance  croissante  des  capitaux  de  placement,  les  inquiétudes  politi- 
ques et  les  préoccupations  que  commençait  à  susciter  l'état  de  nos 
finances. 

Il  n'était  plus  question  des  troubles  de  Montceau-les-Mines,  deg 
bombes  de  Lyon,  de  l'agitation  socialiste;  le  grand  argument  des  bais- 
siers  a  été  le  déficit  budgétaire.  Le  fameux  plan  Freycinet  a  été  dénoncé 
devant  l'opinion  publique  d'abord,  puis  devant  la  commission  du  bud- 
get, comme  un  péril  des  plus  graves  pour  la  solidité  de  notre  crédit. 
Il  a  été  démontré  que  l'exécution  de  ce  plan  avait  été  entamée  dans 
les  conditions  les  plus  fâcheuses  au  point  de  vue  économique,  que 
d'innombrables  chantiers  avaient  été  ouverts  en  même  temps  sur  tous 


718  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  points  du  territoire,  le  plus  souvent  dans  un  intérêt  purement  élec- 
toral, sans  aucun  souci  de  l'utilité  ou  de  l'importance  relative  des  lignes 
entreprises.  Ces  travaux,  une  fois  commencés,  ne  peuvent  être  arrêtés; 
ce  serait  compromettre  et  probablement  anéantir  tout  le  fruit  des 
dépenses  déjà  faites.  La  commission  du  budget  a  donc  décidé,  d'ac- 
cord avec  les  ministres  des  finances  et  des  travaux  publics,  qu'on  pour- 
suivra en  1883  l'achèvement  de  tous  les  tronçons  de  lignes  ferrées 
déjà  attaqués,  et  que  le  déûcit  qui  en  pourra  résulter  pour  le  budget, 
déficit  évalué  à  100  millions  de  francs,  sera  couvert  par  les  ressources 
habituelles  de  la  dette  flottante. 

Voilà  pour  1883.  Mais  les  exercices  suivans  ne  nous  réservent-ils  pas 
des  résultats  plus  fâcheux  encore  au  point  de  vue  de  l'organisation 
même  des  travaux  et  plus  dangereux  au  point  de  vue  de  nos  finances? 
Le  système  de  l'exécution  des  grandes  entreprises  de  construction  par 
l'état  n'est-il  pas  jugé  par  ses  premiers  fruits,  et  ne  serait-il  pas 
prudent  et  politique  de  renoncer  à  de  vaines  utopies,  en  se  ralliant  à 
un  système  dont  l'excellence  n'est  plus  à  démontrer?  Nous  voulons  par- 
ler du  recours  à  l'industrie  privée. 

Les  choses  en  étaient  là  et  ces  questions  étaient  l'objet  de  discus- 
sions passionnées  dans  la  presse,  tandis  que  la  baisse  sévissait  sur 
notre  marché,  quand  le  bruit  a  commencé  à  se  répandre  que  des  négo- 
ciations étaient  engagées  ou  allaient  s'engager  entre  le  gouvernement 
et  les  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer.  Un  discours  prononcé 
par  le  ministre  des  travaux  publics,  à  l'ouverture  des  séances  de  la 
grande  commission  des  chemins  de  fer,  a  été  interprété  comme  l'in- 
dice des  dispositions  très  conciliantes  dont  on  était  animé  dans  les 
régions  officielles;  des  nouvelles  à  sensation  concernant  de  prétendues 
entrevues  entre  le  président  du  conseil  et  un  très  haut  banquier,  et 
présentant  l'accord  espéré  comme  déjà  conclu,  ont  circulé  avec  per- 
sistance pendant  quelques  jours;  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  pour 
provoquer,  vendredi  et  samedi  de  la  semaine  dernière,  un  revirement 
très  brusque  dans  les  allures  de  la  spéculation  et  faire  renaître  l'illu- 
sion, tant  de  fois  déçue  déjà,  que  la  baisse  avait  dit  son  dernier  mot. 

Cette  reprise  a  été  très  violente.  Le  3  pour  100,  qui  avait  perdu  le 
cours  de  80  francs,  s'est  relevé  à  81  francs  ;  le  5  pour  100  de  113.65  a 
été  porté  à  115.30;  le  Crédit  foncier,  coté  un  moment  1,275,  valait 
trois  jours  plus  tard  1,370;  le  Suez  regagnait  plus  de  150  francs  à 
2,520.  Mais  cette  chasse  au  découvert  ne  pouvait  avoir  qu'un  succès 
éphémère.  On  avait  bien  pu  forcer  les  petits  spéculateurs,  baissiers 
par  occasion,  à  se  racheter  précipitamment  ;  rien  ne  prouvait  que 
les  vendeurs  sérieux,  ceux  qui  mènent  le  mouvement  depuis  deux 
mois,  et  qui  devaient  être  bien  renseignés  sur  la  réalité  des  faits 
annoncés,  eussent  pris  peur  et  abandonné  leurs  positions. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  719 

Il  n'en  était  rien  ou,  du  moins,  les  vendeurs  n'étaient  nullement 
disposés  à  se  laisser  imposer  des  cours  de  rachat  par  une  spéculation 
à  la  hausse  improvisée  et  dépourvue  de  toute  solidité.  Les  cours  ont 
donc  été  ramenés  en  arrière  depuis  lundi,  mais  sans  violence  en  ce 
qui  concerne  nos  fonds  publics;  ceux-ci  ont  conservé  une  bonne  atti- 
tude, et  la  tendance  générale  accuse  une  amélioration  sensible  dans  la 
situation  de  la  place.  Si  on  compare  les  cours  actuels  avec  ceux  de  la 
liquidation  de  fin  octobre,  on  ne  constate  que  des  différences  insigni- 
fiantes sur  nos  fonds  publics,  alors  qu'il  y  a  peu  de  jours  ceux-ci  accu- 
saient une  réaction  de  près  d'un  franc. 

Les  actions  des  grandes  comjDagnies  de  chemins  de  fer  ont  un  peu 
repris  sur  les  plus  bas  cours;  cependant  le  mois  de  novembre  les 
aura  laissées  encore  en  légère  dépréciation.  Les  recettes  sont  en  dimi- 
nution, et,  de  plus,  la  continuité  des  pluies  et  les  inondations  qui  en 
résultent  font  craindre  un  accroissement  de  dépenses.  Aussi  la  hausse 
est-elle  à  peu  près  impossible  ;  mais  chaque  fois  que  les  cours  recu- 
lent de  10  ou  de  20  francs,  on  voit  se  produire  des  achats  au  comptant. 

Les  recettes  sont  également  stationnaires  sur  les  chemins  étran- 
gers, exception  faite  pour  la  compagnie  des  Chemins  autrichiens,  qui 
enregistre,  au  contraire,  de  fortes  plus-values.  Les  actions  se  main- 
tiennent à  7/^0;  les  offres  dominent  sur  les  Lombards,  le  Nord  de  l'Es- 
pagne, le  Saragosse. 

Le  Suez  a  reperdu  100  francs  sur  les  plus  hauts  cours;  le  Gaz  s'est 
maintenu  avec  fermeté  à  1,560  francs. 

Le  Crédit  foncier,  après  avoir  baissé  à  1,275,  puis  remonté  à  1,375,  a 
été  ramené  à  1,3^0,  cours  raisonnable,  répondant  à  une  capitalisation 
à  k  pour  100  du  dividende  probable  de  55  francs.  Faut-il  compter  que 
ce  dividende  pourra  s'accroître  d'année  en  année?  ou  faut-il  craindre 
qu'il  ne  diminue,  le  Crédit  foncier  voyant  se  fermer  la  source  des  béné- 
fices que  lui  procuraient  naguère  les  affaires  de  banque?  L'avenir  déci- 
dera. Pour  que  le  dividende  actuel  soit  maintenu  ou  dépassé,  il  faut 
que  le  Crédit  foncier  développe,  dans  une  large  mesure,  ses  opérations 
hypothécaires.  Or  il  paraît  être  en  ce  moment  dans  un  grand  dénû- 
ment  de  ressources;  on  a  même  annoncé  comme  très  prochaine  une 
émission  d'obligations  foncières  pour  une  somme  de  200  millions  de 
francs.  Rien  n'est  encore  décidé  à  ce  sujet,  le  moment  paraissant  peu 
propice  pour  un  appel  à  l'épargne. 

La  situation  des  autres  établissemens  de  crédit  n'a  pu  se  modifier; 
aussi  les  cours  sont-ils  restés  à  peu  près  immobiles  pour  la  Banque  de 
Paris,  la  Société  générale,  le  Crédit  lyonnais,  la  Banque  d'escompte,  etc. 
Le  Crédit  général  français  s'acheminait  depuis  longtemps  vers  un 
dénoûment  fatal.  Ses  titres  ne  valent  plus  nominalement  que  5  ou 
10  francs.  Sa  valeur  intrinsèque  n'est-elle  pas  supérieure?  Une  des- 


720       •         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

truction  aussi  complète  paraît  dinTicile  à  concevoir.  Mais  les  action- 
naires redoutaient,  avec  juste  raison,  l'appel  de  fonds.  Cet  appel  a  été 
fait;  il  ne  porte  que  sur  41  fr.  66  par  titre  et  on  promet  aux  action- 
naires qu'une  fois  ce  sacrifice  accompli,  on  réunira  une  assemblée 
chargée  de  statuer  sur  une  réduction  du  capital  et  sur  l'échange  de 
trois  titres  actuels  libérés  de  1 66  fr.  66  contre  une  action  entièrement 
libérée. 

Le  Mobilier  espagnol  a  baissé  de  50  francs  en  une  seule  Bourse;  il 
s'est  relevé  de  30  francs  et  vaut  300  francs.  On  sait  que  les  fluctuations 
de  cette  valeur  échappent  à  toute  explication  rationnelle  et  ne  corres- 
pondent qu'aux  intérêts  personnels  d'un  petit  groupe  de  spéculateurs. 
Il  a  été  dit,  peut-être  pour  les  besoins  de  la  cause,  que  l'établissement 
ne  donnerait  aucun  dividende  aux  actionnaires  pour  l'exercice  1882. 

On  a  annoncé  cette  semaine  la  fusion  de  la  Compagnie  des  entre- 
pôts et  magasins  généraux  de  Paris  et  de  là  Compagnie  des  magasins 
généraux  de  France  et  d'Algérie,  création  du  Crédit  foncier  de  France. 
La  compagnie  nouvelle  serait  constituée  au  capital  de  33  millions  1/2 
de  francs  divisé  en  67,000  actions  entièrement  libérées,  dont  30,000 
seraient  attribuées  aux  Magasins  généraux  de  France  et  d'Algérie 
(une  nouvelle  pour  deux  anciennes  libérées  de  250  francs)  et  37,000 
aux  Magasins  généraux  de  Paris.  Les  titres  de  cette  société  étant  au 
nombre  de  30,000,  les  actionnaires  échangeraient  titre  pour  titre  et 
recevraient,  en  outre,  un  bon  de  liquidation  représentant  une  part 
proportionnelle  dans  la  valeur  des  7,000  actions  restantes  et  dans 
celle  des  immeubles  appartenant  à  la  société  et  non  compris  dans  l'ap- 
port fait  à  la  compagnie  nouvelle. 

Les  fonds  étrangers  ont  donné  lieu  à  peu  de  transactions.  A  Lon- 
dres, les  consolidés  sont  à  peu  près  immobiles.  L'Italien  a  été  très 
ferme  au-dessus  de  89,  l'Unifiée  d'Egypte  a  faibU  de  quelques  francs  à 
3/jO,  le  5  pour  100  turc  n'a  pu  reprendre  le  cours  de  12  francs. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


LA 


FERME  DU  CHOQUxVRD 


DEUXIEME     PARTIE  (i;. 


V. 

Le  lendemain,  15  septembre,  la  première  chose  à  laquelle  pensa 
Robert  Paluel  en  se  réveillant  ne  fut  pas  l'un  de  ses  hangars,  dont  la 
couverture  en  chaume  avait  souffert  et  qu'il  avait  résolu  de  couvrir 
en  tuiles,  ni  les  recommandations  qu'il  se  proposait  de  faire  aux 
couvreurs.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  un  cellier  en  maçonnerie  qu'il 
faisait  creuser  sous  ce  hangar  et  les  instructions  qu'il  avait  à  don- 
ner au  maître-maçon.  Il  ne  pensa  pas  davantage  à  un  courtier  d'as- 
surances dont  il  attendait  la  visite  et  aux  travaux  qu'il  avait  com- 
mencés à  la  Roseraie,  oii  sa  présence  était  nécessaire.  A  peine  eut-il 
ouvert  les  yeux,  l'image  d'abord  confuse,  puis  très  nette,  d'une  jolie 
fille  aux  cheveux  roux  lui  apparut.  Il  la  regarda,  il  se  souvint  et  il 
se  dit  :  Quand  la  reverrai-je? 

Cette  aventure  lui  parut  plaisante.  Il  se  secoua,  se  moqua  de 
lui-même,  prononça  deux  ou  trois  exorcismes  pour  conjurer  le 
démon.  Il  avait  beau  le  chasser,  la  jolie  rousse  ne  s'en  allait  pas, 
elle  était  toujours  là  ;  pendant  qu'il  se  faisait  la  barbe,  elle  tour- 

(l)   Voyez  la  Revue  du  1'=''  dôcembre. 

TOME  LIV.  —  15  DÉCEMBRE  1882.  46 


722  IIEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nail,  rôdait  autour  de  liii,  il  l'apercevait  distinctement  dans  son 
miroir. 

—  Ma  parole ,  je  suis  pincé  !  se  dit-il  avec  colère. 

II  l'était  en  effet,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  vaquer  à  ses  affaires, 
d'expliquer  nettement  son  idée  à  ses  maçons  comme  à  ses  cou- 
vreurs, d'avoir  l'esprit  aussi  présent  que  d'habitude.  Il  avait  trop  de 
volonté  pour  être  à  la  merci  de  ses  distractions. 

A  deux  heures  de  l'après-midi,  il  monta  à  cheval  et  partit  pour  la 
Roseraie.  En  traversant  la  route  de  Mailly,  il  détourna  la  tête  pour 
jeter  un  regard  du  côté  de  la  Renommée  des  gibelottes.  Il  n'aperçut 
devant  l'auberge  qu'un  chariot  attelé  de  deux  bœufs,  dont  le  con- 
ducteur buvait  chopine,  et  une  poule  noire  accompagnée  de  ses 
poussins,  qui  grattait  le  pavé  sans  y  rien  trouver.  Ce  n'était  pas  là 
ce  qu'il  cherchait. 

Quand  il  eut  enfilé  le  chemin  rural  qu'il  avait  tant  de  fois  par- 
couru, ce  chemin  lui  sembla  tout  nouveau.  Il  s'y  était  passé  quelque 
chose,  et  les  arbres  qui  le  bordaient,  les  ornières,  les  cailloux,  les 
bruyères  en  fleur  s'en  souvenaient.  Il  atteignit  l'endroit  d'où  il  avait 
vu  tomber  la  foudre  ;  à  ce  moment,  sa  monture  avait  fait  un  écart, 
et  il  avait  senti  une  tête  folle  d'épouvante  se  presser  contre  son 
épaule.  Il  revit  ensuite  un  tas  de  pierres,  où  son  imagination  crut 
reconnaître  l'empreinte  de  deux  petits  pieds,  et  plus  loin  le  chêne 
contrei  lequel  s'était  adossée  cette  inconnue  qui  avait  eu  le  tort  de 
lui  dire  son  nom.  Pourquoi  s'appelait-elle  Aleth  Guépie?  Il  ne  s'avisa 
pas  qu'il  y  avait,  à  deux  pas  de  ce  chêne,  une  broussaille  sous  laquelle 
on  avait  caché  précipitamment  un  parapluie  ;  mais  eût-il  cherché 
ce  parapluie  qu'il  ne  l'eût  pas  trouvé,  on  était  venu  le  reprendre  dès 
la  pointe  du  jour. 

Après  avoir  passé  quelques  heures  avec  ses  ouvriers,  il  se  remit  en 
route,  et  bien  qu'il  eût  l'habitude  de  ne  pas  laisser  sa  jument  s'endor- 
mir en  chemin,  il  lui  permit  cette  fois  d'en  prendre  à  son  aise.  A  chaque 
tournant,  il  se  flattait  de  voir  paraître  une  robe  brune  à  carreaux  ;  il 
se  retrouva  sur  la  grande  route  sans  l'avoir  rencontrée.  Les  jours 
se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas.  La  veille,  à  ce  même  endroit, 
en  face  d'une  borne  qui  lui  était  restée  dans  les  yeux,  il  avait 
planté  deux  grands  baisers  sur  deux  joues  mignonnes,  tendres, 
fraîches,  aussi  douces  que  du  satin.  Le  souvenir  de  ce  fruit  délicieux 
auquel  il  avait  mordu  lui  remuait  le  cœur  et  le  sang.  Hélas!  la  route 
était  déserte,  et  lorsqu'en  approchant  de  la  Renommée  il  tourna  de 
nouveau  ses  yeux  vers  la  porte  toute  grande  ouverte,  personne  ne 
se  montra.  Il  arriva  au  Choquard  l'air  soucieux,  préoccupé.  Pendant 
le  dîner,  il  parla  peu.  Mariette,  à  qui  rien  n'échappait  de  ce  qui 
concernait  son  seigneur  et  maître,  soupçonna  qu'on  lui  avait  donné 


LA    FERME   DU    CHOQUARD.  72â 

quelque  tracas,  quelque  ennui.  Elle  attendait  qu'il  s'en  expliquât, 
mais  c'était,  paraît-il,  de  ces  choses  qui  ne  se  disent  pas. 

Le  surlendemain,  dans  la  soirée,  par  une  dérogation  singulière 
à  ses  habitudes,  il  ne  descendit  pas  au  potager  pour  y  fumer  sa 
seconde  pipe.  La  fantaisie  lui  était  venue  d'aller  se  promener  du 
côté  de  Mailly.  La  lune,  qui  était  à  son  premier  quartier,  fut  bien 
étonnée  de  voir  le  fermier  du  Ghoquai'd  se  diriger  vers  l'auberge  de 
la  Renommée;  c'était  le  dernier  endroit  du  monde  où  elle  se  fût 
avisée  de  le  chercher.  Lui-môme  sentait  bien  ce  qu'il  y  avait  d'in- 
solite, de  surprenant  dans  cette  affaire.  Il  s'arrêta  une  minute  sous 
l'enseigne  rouillée  qu'un  aigre  vent  d'est  faisait  grincer  sur  sa 
tringle.  Il  prit  enfin  son  paiti,  il  entra.  Il  n'y  avait  pas  grand 
monde  dans  la  salle  commune.  Un  gindre  de  Mailly  y  jouait  une 
poule  avec  un  garçon  boucher.  Richard  Guépie  était  assis  au  comp- 
toir à  côté  de  sa  femme,  à  qui  il  dictait  une  addition.  C'était  elle 
qui  tenait  la  plume,  étant  plus  lettrée  que  lui  ;  mais  il  lui  repro- 
chait de  ne  pas  s'entendre  à  enfler  les  factures.  Elle  y  mettait  l'or- 
thographe, il  rectifiait  les  chiffres.  En  voyant  paraître  Robert,  il 
poussa  vivement  le  coude  de  Palmyre,  et  marmotta  : 

—  Eh  !  eh  !  la  petite  n'avait  pas  menti.  Il  y  a  quelque  chose. 

Il  se  leva  aussitôt,  s'avança  vers  Robert,  sa  casquette  de  loutre  à 
la  main,  et  lui  adressant  un  de  ses  sourii'es  les  plus  mielleux  : 

—  On  n'a  pas  souvent  l'honneur  de  vous  voir,  monsieur  Palueî. 
Qu'y  a-t-il  pour  votre  service  ? 

Robert  fut  quelque  temps  à  lui  répondre.  Au  moment  d'entrer,  il 
avait  cru  distinguer  une  ombre  se  projetant  sur  le  mur  de  la  cui- 
sme,oii  brûlait  une  bourrée.  Cette  ombre  s'était  évanouie,  un 'esca- 
lier de  bois  avait  crié  sous  deux  pieds  agiles  qui  gravissaient  préci- 
pitamment les  marches,  une  porte  s'était  ouverte  et  refermée,  après 
quoi  on  n'avait  plus  rien  entendu. 

—  Elle  est  allée  s'arranger  un  peu,  pensa-t-il.  Elle  va  redes- 
cendre. 

Puis,  s'apercevant  que  l'aubergiste,  toujours  incliné  devant  lui, 
attendait  une  réponse,  il  lui  dit  : 

—  Je  pensais  trouver  ici  Valin,  le  charpentier  de  Mailly.  Je  sais 
qu'il  est  souvent  chez  vous  et  j'ai  à  lui  parler. 

—  Il  est  sorti  tout  à  l'heure.  Voulez-vous  que  je  coure  après  lui? 

—  C'est  inutile,  ne  vous  dérangez  pas. 

V' —  Et  ne  peut-on  rien  vous  offrir,  monsieur  Paluel?..  Comme  il 
fait  froid  ce  soir!  Ce  n'est  pas  le  temps  de  la  saison.  Je  me  suis 
laissé  dire  que  les  hirondelles  s'assemblent  déjà  pour  partir.  Est-ce 
vrai?  n'est-ce  pas  vrai?  Voyons,  monsieur  Paluel,  un  petit  verre  de 
kirsch. 

—  Va  pour  un  kirsch  I  dit-il  en  s'asseyant  au  bout  d'une  table. 


724  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

II  n'eut  besoin  que  de  promener  les  yeux  dans  la  salle  pour  y 
découvrir  tous  les  symptômes  d'une  maison  mal  tenue  et  qui  va 
mal,  une  propreté  plus  que  douteuse,  une  tapisserie  portant  l'em- 
preinte de  doigts  graisseux  et  de  place  en  place  tombant,  en  loques, 
des  rideaux  effilochés  avec  des  trous  à  côté  des  reprises,  une  lampe 
fumeuse  dont  le  globe  était  ébréché,  un  carreau  de  vitre  remplacé 
par  du  papier.  Mais  la  maison  ne  fit  aucun  tort  à  la  reine  qui  l'habi- 
tait. Il  lui  vint  au  cœur  une  pitié  pour  cette  pensionnaire  du  Grat- 
teau  condamnée  à  respirer  cette  poussière,  à  poser  ses  coudes  sur 
ces  tables  grasses.  Le  véritable  amour  ne  craint  pas  de  ramasser 
ses  perles  dans  des  fumiers. 

M™"  Guépie  lui  apporta  son  kirsch,  en  attachant  sur  lui  ses  yeux 
humides  et  s'éloigna  sans  mot  dire.  11  resta  là  près  d'un  quart 
d'heure,  se  disant  :  «  Elle  tarde  bien  à  venir;  viendra-t-elle?  »  Il 
mourait  d'envie  de  questionner  quelqu'un.  Mais  qui?  Guépie  avait 
disparu,  sa  grosse  femme  s'était  remise  à  ses  écritures;  on  leur  avait 
dit  :  «  Soyez  sûrs  qu'il  viendra;  mais,  vous  m'entendez,  point  d'em- 
pressement. »  Puisque  la  petite  n'avait  pas  menti,  il  fallait  faire  ce 
qu'elle  disait,  et  ils  n'avaient  garde  de  s'empresser. 

Robert  aurait  mieux  fait  de  s'en  aller,  et  pourtant  il  restait.  Pour 
se  donner  une  contenance,  il  feignait  de  s'intéresser  à  la  poule.  Le 
gindre  disait  à  chaque  instant  au  garçon  boucher  :  «  Attention  à 
ce  coup-là!  tu  m'en  diras  des  nouvelles.  »  Et,  à  chaque  instant,  il 
faisait  fausse  queue.  Derrière  eux,  fixée  au  mur  par  quatre  épingles, 
s'étalait  une  immense  lithographie  coloriée,  qui  représentait  la  Repu- 
bliqu.e,  un  grand  drapeau  à  la  main,  traînée  su"  un  grand  char  auquel 
s'étaient  attelés  tous  les  rois,  tous  les  empereurs,  tous  les  grands- 
ducs  de  l'univers,  couronne  en  tête.  L'un  d'eux  avait  mis  la  sienne 
sous  son  bras;  un  autre,  «  devançant  la  justice  du  peuple,  »  l'avait  jetée 
à  terre  et  brisée  en  morceaux.  Une  troupe  de  prolétaires,  à  qui  l'ar- 
tiste, trahi  par  son  inspiration,  avait  donné  des  figures  de  galériens, 
regardaient  passer  ces  rois  attelés  et  acclamaient  la  République  triom- 
phante. C'était  la  déchéance  des  princes,  l'apothéose  du  voyou  et  une 
façon  de  résoudre  la  difficile  question  de  la  main-d'œuvre.  Mais  Robert 
Paluel  était  occupé  d'une  tout  autre  question.  Il  s'obstinait  à  prêter 
l'oreille,  dans  la  vaine  espérance  d'entendre  l'escalier  crier  de  nou- 
veau. Une  porte  s'entre-bâilla,  il  tressaillit.  La  servante  de  l'auberge 
avança  la  tête  en  disant  : 

—  Faudra-t-il  changer  demain  les  draps  de  la  seconde  pension- 
naire? 

—  Y  penses-tu?  elle  part  dans  huit  jours,  repartit  tout  bas 
M"^^  Guépie. 

De  guerre  lasse,  il  se  leva,  s'approcha  du  comptoir  pour  payer, 
essuya  pour  la  seconde  fois  une  sentimentale  œillade  de  Palmyre. 


LA    FERME    DU    CllOQUARD.  725 

Gomme  il  gagnait  la  porte,  Richard  reparut  tout  à  coup,  sortant  d'une 
trappe,  et  ce  personnage  respectueusement  tamilier  lui  tendit  en 
courbant  l'échiné  sa  grande  main  visqueuse,  qu'il  fallut  bien  prendre. 
Le  fermier  du  Choquard  rentra  chez  lui  aussi  excité,  aussi  agacé 
qu'un  chnsseur  devant  qui  le  gibier  se  dérobe. 

Il  était  décidé  à  la  revoir,  mais  pour  le  moment  ses  desseins  n'al- 
laient pas  plus  loin.  Avant  d'acheter  le  nouveau  cham|)  de  la  Rose- 
raie, il  avait  employé  des  demi-journées  à  l'examiner  motte  après 
motte;  avant  de  savoir  ce  qu'il  entendait  faire  d'Aleth  Guépie,  il 
éprouvait  le  besoin  de  causer  avec  elle  et  de  l'etiibrasser  plus  d'une 
fois  encore.  Quoiqu'il  passât  à  Mailly  et  dans  les  lieux  circonvoisins 
pour  un  hon)rae  d'humeur  vive  et  qui  partait  de  la  niain,  tout 
est  relatif.  Dans  le  temps  où  il  était  soldat  ou  marin,  il  aimait  à 
brusquer  ses  décisions;  mais  depuis  six  ans  ce  fermier  malgré  lui 
avait  subi  l'influence  de  ses  champs  comme  de  ses  bœufs,  qui  lui 
donnaient  des  leçons  de  lenteur  et  de  silence.  Au  village,  les  amou- 
reux même  réfléchissent  beaucoup. 

Le  dimanche  suivant,  M^"  Paluel  eut  une  surprise.  Comme  elle 
sortait  avec  Mariette  pour  se  rendre  à  la  messe,  son  livre  d'heures  à 
la  main,  Robert  lui  oiïrit  de  l'accompagner,  et  elle  accepta  avec  em- 
pressement cette  proposition  fort  inattendue.  11  n'avait  pas  l'hor- 
reur de  la  soutane,  il  trouvait  bon  qu'il  y  eût  des  curés  pour  bap- 
tiser les  enfans,  pour  marier  les  hommes  faits  et  pour  enterrer  les 
morts;  mais  il  estimait  comme  bien  d'autres  que  les  pratiques  reli- 
gieuses sont  une  affaire  de  femmes.  Pour  son  compte,  il  s'en  pas- 
sait très  bien,  et  quand  il  avait  par  hasard  quelque  chose  à  dire  à 
u  Celui  qui  est  là  haut,  »  comme  il  l'appelait,  il  le  lui  disait  sans  céré- 
monie, seul  à  seul  et  face  à  face.  Encore  causait-il  bien  rarement 
avec  lui.  On  a  vu  par  son  entretien  avec  Aleth  qu'il  n'était  ni  opti- 
miste ni  pessimiste,  qu'il  regardait  le  monde  comme  une  grande 
machine  très  imparfaite,  où  il  y  avait  beaucoup  de  frottemens,  mais 
ce  n'était  pas  la  faute  du  mécanicien,  qui  avait  fait  en  conscience  tout 
ce  qu'il  pouvait.  S'il  avait  pensé  que  ce  mécanicien  eût  la  faculté 
de  faire  des  miracles,  il  l'aurait  jugé  fort  coupable  d'en  faire  si  peu; 
il  aimait  mieux  croire  que  sa  toute-puissance  est  soumise  comme 
notre  faiblesse  à  la  fatalité  des  choses  et  des  destinées.  Bref,  il  était 
de  ces  hommes  qu'on  ne  voit  à  l'église  que  les  jours  de  mariages  et 
les  jours  d'enterrement.  Sa  mère  lui  en  voulait  un  peu,  bien  qu'elle 
n'eût  jamais  osé  lui  faire  aucune  représentation  à  ce  sujet.  Elle 
n'était  pas  bigote,  mais  elle  était  en  toute  chose  pour  la  règle,  et 
sans  trop  s'en  rendre  compte,  elle  considérait  la  religion  comme  une 
bonne  discipline  pour  les  hommes  aussi  bien  que  pour  les  femmes. 

Quand  ils  eurent  atteint  les  premières  maisons  du  village,  il  fit 
mine  de  s'en  retourner. 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Viens  avec  nous  jusqu'au  bout,  lui  dit-elle.  L'ombre  d'un  clo- 
cher n'a  jamais  tué  personne. 

—  Soit  !  répondit-il.  Mais  je  n'entrerai  pas. 

Et,  eu  elFet,  il  n'entra  pas.  Il  resta  sur  la  place  à  causer  avec  deux 
conseillers  nmuicipaux  qui  n'entraient  pas  non  plus.  Tout  en  cau- 
sant, il  regai  dait  à  droite  et  à  gauche.  Tout  à  coup  le  cœur  lui  bat- 
tit plus  vit  j,  il  venait  d'apercevoir  une  jeune  personne  qui,  le  front 
penché,  les  yeux  à  terre,  l'air  recueiUi  et  modeste,  s'acheminait  à 
petits  |.as  pressés  vers  la  maison  du  Seigneur.  L'instant  d'après,  il 
avait  laussé  compagnie  aux  deux  conseillers,  dont  l'un  dit  à  l'autre: 

—  Ma  parole  d'honneur!  il  est  entré.  Je  l'ai  toujours  soupçonné 
d'être  un  peu  jésuite. 

—  Allons  donc!  répondit  l'autre.  Il  ne  croit  ni  à  Dieu  ni  à  diable. 
Il  avait  sûrement  quelque  chose  à  dire  à  quelqu'un. 

Il  n'avait  rien  à  dire  à  personne,  mais  il  avait  quelque  chose  à 
regarder.  Immobile  dans  le  fond  de  l'église,  près  de  la  porte,  il  ne 
quittait  pas  des  yeux  un  petit  chapeau  dont  le  bavolet  lui  lais- 
sait voir  un  beau  chignon  bien  natté  et  le  commencement  d'une 
jolie  nuque  avec  des  frisons  d'or.  Il  espérait  qu'un  moment  ou  l'autre 
on  tournerait  la  tête  de  son  côté,  qu'on  échangerait  un  regard  avec 
lui.  Il  se  trompait  bien,  on  ne  tourna  pas  la  tête,  on  n'eut  pas  une 
seule  distraction,  on  avait  un  petit  air  dévot,  on  appartenait  tout 
entière  au  bon  Dieu.  Dès  que  l'office  fut  fini,  il  sortit  le  premier  et 
alla  se  poster  sous  le  porche.  Il  vit  bientôt  passer  celle  qu'il  avait 
tant  regardée  ;  mais  elle  ne  le  regarda  pas,  elle  ne  parut  pas  le  voir 
et  s'en  alla,  trottant  menu. 

En  ce  moment,  sa  mère  le  rejoignit,  et  lui  montrant  de  son  men- 
ton pointu  cette  jolie  trotteuse,  elle  lui  dit  : 

—  En  voilà  une  qui  est  bien  sûre  de  mal  tourner. 

—  Pourquoi  cela?  demanda-t-il  vivement. 

—  Ne  sais-tu  donc  pas  que  c'est  une  Guépie?  répliqua-t-elle  avec 
un  accent  de  souverain  mépris. 

jjme  Paluel  n'avait  jamais  goûté  la  parabole  de  l'enfant  prodigue 
ni  l'histoire  de  la  pécheresse.  Il  y  avait  pour  elle  dans  ce  monde 
deux  races  d'hommes  aussi  distinctes,  aussi  dissemblables  que  l'eau 
et  le  feu,  les  honnêtes  gens  qui  observent  les  dix  commandemens 
de  la  loi,  les  malhonnêtes  gens  qui  les  transgressent,  et  elle  pensait 
que  le  devoir  le  plus  sacré  des  premiers  est  de  mépriser  et  de  haïr 
les  autres  du  plus  profond  de  leur  cœur.  Si  bonne  catholique  qu'elle 
fût,  son  Dieu  était  Jéhovah,  le  Dieu  jaloux  et  inexorable,  qui  punit 
l'iniquité  des  pères  sur  les  enfans  jusqu'à  la  troisième  et  la  qua- 
trième génération  ;  elle  ne  croyait  ni  à  la  grâce  ni  à  aucune  autre 
justice  que  la  loi  du  talion. 

Robert  ouvrait  la  bouche  pour  lui  répondre  quand  Mariette,  qui 


LA    FERME    DU    CUOQUABD.  727 

était  restée  en  arrière,  les  rattrapa,  et  il  garda  le  silence.  Mais  ce 
jour  même  il  décida  qu'il  n'essaierait  plus  de  revoir  Aleth  Guépie. 
Il  ne  tint  pas  parole  ;  son  amoureuse  curiosité  triompha  de  sa  réso- 
lution. Huit  jours  plus  tard,  Mailly  célébrait  sa  fête  patronale.  Il  n'y 
avait  jamais  paru,  il  y  passa  cette  fois  plus  de  trois  heures.  On  le 
vit  errer  comme  une  âme  en  peine  autour  de  l'estrade  du  haut  de 
laquelle  une  fanfare  encore  novice  jouait  alternativement  la  Mar- 
seillaise et  l'ouveiture  du  Trovatore.  Il  entra  dans  la  tente  où  se 
faisaient  en  hâte  les  derniers  apprêts  pour  le  bal  du  soir;  il  daigna 
eu  dire  son  avis,  donner  des  conseils,  arranger  de  sa  main  deux 
guirlandes.  Il  regarda  tourner  deux  carrousels,  il  contempla  d'un 
œil  indulgent  l'enseigne  d'une  baraque  de  toile  où  l'on  montrait  une 
géante,  dont  il  était  permis  de  tâter  les  jambes  ;  il  se  refusa  ce  plai- 
sir, mais  il  parut  trouver  bon  que  d'autres  en  fussent  friands.  Il 
se  promena  le  long  des  boutiques  en  plein  vent  qui  étalaient  aux 
regards  des  macarons  bien  rances,des  sifflets  en  bois  et  des  poupées 
sur  le  retour.  Une  bande  de  petites  filles  attachait  sur  ces  trésors  des 
yeux  d'admiration  et  de  convoitise;  il  leur  acheta  tout  ce  qui  leur 
faisait  envie.  Il  n'avait  jamais  été  si  bon  prince  ;  il  liait  conversation 
avec  le  premier  venu ,  de  quoi  chacun  s'émerveillait.  On  le  consi- 
dérait beaucoup ,  mais  on  le  craignait  un  peu  ;  on  lui  avait  souvent 
reproché  son  humeur  solitaire,  renfermée  et  gouailleuse,  ses  façons 
fières  et  brusques.  11  semblait  que,  depuis  quelques  jours,  il  eût 
des  raisons  particulières  de  vouloir  du  bien  aux  petits,  de  faire  bon 
marché  des  inégalités  sociales.  Personne  ne  le  questionna;  il  n'était 
pas  de  ces  hommes  qu'on  questionne.  Il  rencontra  cependant  un 
gros  fermier  de  sa  connaissance,  qui  lui  dit  : 

—  Vous  ici,  Paluel!  Sûrement  vous  cherchez  quelqu'un. 

—  C'est  vrai,  répondit-il,  et  je  ne  le  trouve  pas. 

Il  n'avait  jamais  dit  si  vrai  :  —  Que  je  suis  bête!  se  dit-il  en  s'en 
allant,  de  m'être  imaginé  qu'elle  pouvait  être  ici!  Qu'y  viendrait- 
elle  faire?  —  Quand  il  passa  près  de  la  Benommêe^  Richard  Guépie 
était  sur  le  seuil  de  son  auberge.  Il  se  décida  à  l'aborder,  quoique 
ses  poignées  de  main  ne  lui  fussent  pas  agréables.  Heureusement 
les  mains  de  Guépie  n'étaient  pas  libres  :  l'une  tenait  un  couteau, 
l'autre  un  poulet  qu'il  plumait. 

—  Les  jours  de  fête,  Guépie,  lui  dit  Robert,  ne  sont  pas  pour 
vous  des  jours  de  repos. 

—  Ni  pour  ma  femme,  lui  répondit-il. 

Robert  le  regardait  plumer  son  poulet,  comme  si  cette  opération, 
toute  nouvelle  pour  lui,  l'avait  vivement  intéressé.  I!  grillait  d'en- 
vie de  lui  adresser  une  question,  une  seule,  et  il  n'osait  pas.  Se 
sentir  embarrassé,  intimidé  par  un  Guépie  !  quelle  étrange  aventure  ! 
Il  restait  là,  tortillant  sa  moustache,  tournant  sa  langue  dans  sa 


728  BEVUE  nvs  dhix  aiondes. 

bouche.  Enfin  il  prit  son  courage,  il  franchit  le  saut  et  d'une  voix 
que  l'émotion  faisait  trennbler  : 

—  Et  votre  fille,  qu'en  faites-vous?  demanda-t-il. 
Guépie  eut  nn  tressaillement,  mais  il  se  remit  aussitôt. 

—  Pauvre  petite!  dit-il  d'une  voix  doucereuse,  vous  êtes  bien  bon 
de  vous  intéresser  à  elle.  Vra'iment  je  ne  sais  pas  ce  qui  lui  arrive 
de|)uis  quelque  temps.  Gela  ne  va  pas,  elle  ne  dort  plus,  elle  ne 
mange  plus,  elle  ne  quitte  plus  la  maison.  Impossible  de  la  faire 
sortir.  Il  faudra  qu'un  de  ces  jours  je  fasse  venir  le  médecin...  Mais 
excusez-moi,  monsieur  Paluel,  j'entends  un  client  qui  me  réclame. 

Et  il  s'esquiva.  Sa  courte  réponse  avait  fait  sur  Robert  une  pro- 
fonde impression  et  changé  le  cours  de  ses  idées.  11  éprouvait  un 
étonnement  mêlé  d'inquiétude  et  de  joie. 

—  11  n'y  a  pas  à  dire,  pens?it-il  en  reprenant  le  chemin  du  Cho- 
quard,  il  faut  absolument  que  je  la  revoie.  Mais  où  et  comment? 
Bah!  elle  a  beau  m'éviter,  nous  finirons  bien  par  nous  rencontrer 
et  il  faudra  qu'on  s'explique. 

Il  se  creusait  l'esprit  pour  trouver  un  moyen,  il  n'en  trouvait  pas. 
Il  aurait  pu  s'épargner  cette  peine,  s'en  remettre  à  la  pauvre  petite 
recluse,  qui  ne  cherchait  jamais  sans  trouver.  Il  ne  se  doutait  pas 
qu'elle  était  au  fait  de  toutes  ses  allées,  de  toutes  ses  venues,  qu'elle 
savait  toujours  où  il  était,  qu'elle  connaissait  l'emploi  de  toutes  ses 
journées  et  même  ses  projets.  Après  son  souper,  Lesape  se  rendait 
assez  souvent  à  la  lierwmmée  pour  y  lire  le  Petit  Joiinuil  en  buvant 
un  verre  d'eau-de-vie  ;  c'était  le  seul  plaisir  que  lui  accordât  son 
austère  avarice.  Comme  il  voulait  en  avoir  pour  son  argent,  il  vidait 
son  verre  jusqu'à  la  dernière  goutte  et  lisait  son  journal  jusqu'à  la 
dernière  ligne  de  la  page  des  annonces.  Silencieux  comme  le  tom- 
beau sur  tout  ce  qui  le  concernait,  il  l'était  un  peu  moins  sur  ce 
qui  regardait  les  autres,  et  Guépie,  en  l'interrogeant  avec  art,  avait 
appris  de  lui  que,  le  lendemain  A  octobre,  Robert  Paluel,  mécontent 
de  son  charron  qui  lui  gâtait  ses  idées,  devait  aller  à  Brie  pour  en 
chercher  un  autre,  et  que  par  la  même  occasion  il  assisterait  à  l'en- 
terrement de  la  fille  d'un  grainetier  avec  qui  il  était  en  aflaires.  Les 
grands  fermiers  de  la  Brie  sont  des  gens  fort  occupés,  très  ména- 
gers de  leur  temps  et  qui  s'arrangent  toujours  pour  faire  d'une 
pierre  deux  coups. 

VI. 

Robert  futrelenu  par  ses  affaires  plus  longtemps  qu'il  ne  pensait; 
quand  il  arriva  à  Brie,  le  convoi  s'était  déjà  mis  en  roule.  Il  se 
hâta  de  le  rejoindre. 

Brie  est  une  petite  ville  aux  rues  étroites  et  montueuses,  qui  fut 


LA    FERME    DU    CIlOljUARD.  729 

jadis  quelque  chose;  mais  le  chemin  de  fer  de  Vincennes  l'a  trop 
rap[)rochée  de  Taris  pour  que  son  importance  n'ait  pas  souflert  de 
ce  dangereux  voisinage.  De  ses  beaux  jours  il  ne  lui  reste  que 
quelques  ruines  et  sa  grande  église,  classée  parmi  les  monumens 
historiques,  laquelle  écrase  de  sa  hauteur  les  maisons  basses  qui 
l'entourent  et  les  envelo])pe  de  son  ombre  comme  une  poule  couvre 
ses  poussins  de  son  aile.  Elle  est  si  grande  qu'on  l'aperçoit  de  trois 
ou  quatre  lieues  à  la  ronde  et  qu'elle  peut  servir  à  s'orienter.  Lors- 
qu'on traverse  le  plateau  onduleux  qu'elle  domine,  il  arrive  quel- 
quefois qu'un  pli  de  terrain  dérobe  la  ville  au  regard,  et  l'on  ne 
voit  plus  qu'un  grand  clocher  qui  semble  être  tombé  du  ciel  dans 
un  champ  de  blé. 

A  l'intérieur,  cette  église  gothique,  plus  d'une  fois  remaniée, 
n'offre  rien  de  remarquable,  hormis  la  belle  rose  de  son  chevet  et 
dans  le  bas  deux  vitraux  du  xvr  siècle,  vrais  chefs-d'œuvre  de  des- 
sin, de  couleur  et  de  sentiment.  L'un  représente  le  songe  de  Jacob. 
La  tête  surmontée  d'un  haut  turban,  drapé  dans  un  manteau  de 
pourpre  et  dans  une  magnifique  robe  de  brocart  jaune,  sur  laquelle 
se  détache  sa  barbe  argentée,  le  patriarche  est  agenouillé  dans  un 
gazon  verdoyant.  Une  main  levée  au  ciel,  l'autre  abaissée  vers  le 
sol,  il  rêve  les  yeux  ouverts,  tournant  le  dos  à  l'échelle  miraculeuse 
où  les  anges  vont  et  viennent  d'un  pas  léger.  La  sérénité  de  leur 
visage  contraste  avec  le  front  soucieux  de  ce  rêveur,  qui  sonde  un 
mystère,  leurs  formes  sveltes,  fuyantes,  avec  ses  robustes  épaules, 
meurtries  par  le  poids  de  la  vie,  mais  accoutumées  et  résignées  à 
leur  fardeau.  Sur  l'autre  vitrail,  placé  à  l'opposite  dans  le  bas  côté 
de  droite,  on  voit  les  principales  scènes  de  l'histoire  de  saint  Jean- 
Baptiste.  Dans  le  haut,  une  Salomô  aux  cheveux  roux  est  assise 
devant  une  table  et  devant  un  plat  ;  sa  pâle  figure  se  dessine  entre 
deux  pilastres  sur  un  horizon  lumineux.  On  est  en  train  de  lui  pré- 
parer la  tête  du  saint,  qui  les  yeux  bandés,  les  mains  liées  derrière 
le  dos,  va  recevoir  le  coup  mortel.  Elle  attend  paisiblement,  l'air 
impassible,  presque  indifférent,  comme  si  on  lui  saignait  un  poulet 
pour  son  souper.  Ce  n'est  pas  une  femme,  c'est  un  animal  char- 
mant et  féroce,  qu'il  faut  ou  adorer  ou  étrangler. 

De  l'endroit  où  il  était  placé,  Robert  pouvait  regarder  à  son  aise 
le  songe  de  Jacob,  il  se  souvint  que  sa  mère  le  lui  avait  fait  admirer 
dans  son  entance  et  qu'elle  en  avait  pris  occasion  pour  lui  expliquer 
que  les  anges  s'occupent  beaucoup  de  nous,  qu'ils  portent  au  ciel 
nos  plaintes  et  nos  désirs  et  qu'ils  nous  en  rapportent  quelquefois 
des  nouvelles.  Il  n'en  avait  rien  cru,  il  était  d'une  généraiion  qui 
ne  croit  plus  aux  anges,  et  de  fait,  depuis  trente  ans  qu'il  était 
dans  le  monde,  il  ne  s'était  jamais  aperçu  qu'ils  se  mêlassent  de 
ses  affaires.   Lorsqu'on  se  leva  pour  aller  asperger  le  cercueil,  il 


730  liHVUfi    I>tJS   DETJX   MONDES. 

passa  devant  la  chapelle  où  règne  la  Salomé,  qui  lui  fit  beaucoup 
plus  d'impression  que  Jacob.  Cette  rousse  charmante,  mais  féroce, 
lui  en  rappela  une  autre  beaucoup  plus  jolie  encore,  qui  sans  être 
féroce,  était  à  sa  façon  fort  cruelle  pour  lui.  Au  même  instant,  il 
crut  l'apercevoir  à  cinquante  pas  devant  lui.  Se  trompait-il  ?  Non 
vraiment,  c'était  elle,  ses  yeux  et  son  cœur  l'avaient  reconnue,  et 
il  bénit  cet  heureux  hasard,  car  s'il  ne  croyait  pas  aux  anges,  il 
croyait  au  hasard,  ce  qui  n'est  souvent  qu'un  autre  genre  de  super- 
stition. Dès  lors  il  s'appliqua  à  ne  plus  la  perdre  de  vue,  il  avait 
juré  de  ne  pas  la  laisser  échapper.  Cependant,  comme  on  faisait  le 
tour  de  la  nef  pour  aller  serrer  la  main  aux  parens  de  la  morte, 
un  pilier  la  lui  cacha  et  il  eut  beau  regarder,  il  ne  la  retrouva 
plus.  Dès  qu'il  eut  échangé  quelques  paroles  avec  le  grainetier,  se 
jugeant  quitte,  il  résolut  de  ne  pas  pousser  jusqu'au  cimetière, 
et  étant  sorti  dans  la  rue,  il  promena  dans  tous  les  sens  ses  yeux 
d'épervier.  Point  d'Aleth  Guépie.  Il  laissa  tout  le  monde  partir,  et 
pensant  qu'elle  était  restée  dans  l'église,  il  y  rentra. 

La  nef  était  vide,  et  il  n'y  avait  dans  le  chœur  que  deux  sacris- 
tains occupés  à  éteindre  les  cierges,  à  tout  mettre  en  ordre.  Il 
suivit  l'un  des  bas  côtés,  examinant  chapelle  après  chapelle,  quand 
tout  à  coup  il  se  trouva  en  présence  des  deux  Salomé,  dont  l'une 
attend  iit  toujours  la  tête  de  saint  Jean-Baptiste,  eL  dont  l'autre, 
agenouillée  devant  un  autel,  priait  avec  ferveur,  son  visage  dans 
ses  mains.  Sa  dévotion  était  si  touchante  qu'il  se  serait  fait  un  scru- 
pule de  la  troubler.  Il  rétrograda  de  quelques  pas,  et  pour  se  don- 
ner une  contenance,  il  tâcha  d'admirer  une  Mater  dolorosa,  au 
cœur  percé  de  sept  glaives,  qui  visiblement  n'était  pas  du  xvr  siè- 
cle. Elle  tenait  dans  ses  bras  un  Christ  rasé  de  frais,  bien  lisse,  bien 
frisé;  on  ne  l'avait  pas  descendu  d'une  croix,  il  sortait  de  chez 
son  coiffeur.  Les  sacristains  venaient  de  partir,  ils  étaient  allés 
déjeuner.  L'église  ne  contenait  plus  que  deux  personnes;  l'une 
priait,  l'autre  attendait. 

Enfin  Aleth  se  releva.  Elle  vint  droit  à  lui  sans  avoir  l'air  de  se 
douter  qu'il  était  là.  Il  faut  croire  qu'elle  avait  pleuré;  il  la  vit  tirer 
son  mouchoir  tout  en  marchant  pour  s'essuyer  les  yeux.  Tout  à 
coup  elle  le  reconnut.  Saisie  de  confusion,  presque  d'épouvante, 
elle  se  détourna  subitement,  tenta  de  se  frayer  un  chemin  au  tra- 
vers des  chaises  pour  gagner  une  autre  porte.  Il  la  prévint,  l'arrêta 
par  le  bras,  la  ramena  dans  le  couloir  et  lui  dit  avec  sa  brusquerie 
ordinaire  ; 

Avez-vous  été  malade,  mademoiselle  Guépie? 
Qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  monsieur  Paluel?  répliqua-t-elle 
avec  un  accent  de  fierté  indignée. 

Il  paraît  que  cela  me  fait  quelque  chose,  puisque  je  m'informe. 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  781 

Elle  ne  répondit  pas. 

—  Je  vous  avoue  bien  franchement,  reprit-il,  que  depuis  près  de 
trois  semaines  j'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  vous  revoir,  que  je 
suis  allé  dans  tous  les  endroits  où  j'espérais  vous  rencontrer.  Mais 
on  m'a  dit  que  vous  étiez  souffrante,  que  vous  ne  sortiez  plus. 

Elle  parut  fort  troublée  d'apprendre  qu'on  avait  trahi  son  secret. 

—  Je  n'avais  aucune  raison  de  ne  pas  sortir.  Qui  donc  s'est  per- 
mis de  vous  dire?.. 

—  C'est  votre  père.  Je  vois  bien  qu'il  s'est  trompé  et  que  vous 
n'êtes  pas  malade,  puisque  vous  voilà.  Mais  je  vous  ai  vue  tout  à 
l'heure  vous  essuyer  les  yeux.  C'est  donc  du  chagrin  que  vous 
avez? 

Nouveau  silence. 

—  Si  quelqu'un  depuis  l'autre  jour  vous  a  fait  de  la  peine,  vous 
devriez  me  le  dire.  J'y  trouverais  peut-être  du  remède. 

—  Je  ne  vous  crois  plus,  répliqua-t-elle  vivement,  je  ne  me  fie 
plus  à  vous.  Quand  je  vous  ai  rencontré  dans  le  bois  de  la  Roseraie, 
vous  m'avez  parlé  pendant  une  heure  comme  un  homme  sage,  vous 
m'avez  donné  de  bons  conseils,  comme  un  véritable  ami,  et  tout  à 
coup  je  ne  sais  quelle  folie  vous  a  pris...  Non,  je  ne  vous  crois 
plus,  je  ne  veux  plus  avoir  rien  à  faire  avec  vous. 

Il  lui  répondit  avec  un  sourire  qui  n'exprimait  qu'une  demi-con- 
trition : 

—  Il  parait  que  vous  ne  m'avez  pas  encore  pardonné  mes  deux 
baisers. 

—  Oh  !  taisez-vous,  dit-elle. 

Ce  mot  de  baiser  prononcé  dans  une  église  révoltait  sa  pudeur 
et  sa  religion. 

—  Il  faut  que  nous  nous  expliquions,  reprit-il,  et  puisque  nous 
voilà  seul  à  seule... 

Elle  leva  sa  petite  main  vers  la  voûte  de  la  nef  et  dit  tout  bas  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  seuls,  il  y  a  ici  quelqu'un  qui  nous 
écoute. 

Il  fit  un  geste  qui  signifiait  :  Je  veux  bien  le  croire  puisque  vous 
le  dites.  Il  ajouta: 

—  C'est  avec  lui  que  vous  causiez  tantôt.  Lui  avez-vous  dit  votre 
secret. 

—  Où  prenez- vous  que  j'aie  un  secret? 

—  Je  vous  répète  que  je  vous  ai  vue  pleurer!..  Eh  bien!  puis- 
qu'il y  a  ici  quelqu'un  qui  vous  écoute  et  vous  gêne,  prenons 
rendez-vous  ailleurs,  dans  un  endroit  où  il  ne  sera  pas.  Soyez 
gentille,  allez  vous  promener  cette  après-midi  sur  le  chemin  de  la 
Roseraie. 

—  Jamais,  jamais,  dit-elle. 


732  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

—  Je  suis  résolu  à  tout  savoir  et  je  suis  un  fameux  entêté...  Que 
craignez-vous?  je  vous  jure  d'être  bien  sage,  de  ne  plus  avoir  d'ac- 
cès de  (olie.  Viendrez-vous? 

—  Jamais,  jamais,  répéta-t-elle  d'un  ton  de  reproche  et  d'irrita- 
tion. 

Celte  fois,  sa  colère  n'était  pas  feinte.  Elle  trouvait  qu'il  était  bien 
lent  en  affaires,  qu'il  tirait  de  long  et,  pour  employer  le  mot  qu'elle 
avait  au  bout  de  la  langue,  qu'il  barguignait,  qu'il  tournait  autour 
du  pot  romme  un  homme  qui  craint  de  trop  s'engager.  Elle  lui 
avait  laissé  cependant  tout  le  temps  de  s'expliquer.  Que  ne  lui 
disait-il  tout  simplement  :  «  Je  vous  aime  et  je  veux  vous  épouser?  » 
C'était  là  ce  qu'elle  attendait  et  ce  qui  ne  venait  pas.  Elle  en  avait 
quelque  dépit. 

—  Laissez-moi  m'en  aller,  je  vous  prie,  lui  dit-elle. 

Et  elle  essaya  de  s'esquiver;  mais  il  lui  barra  le  chemin. 

—  Vous  ne  partirez  pas  avant  de  m' avoir  fait  une  promesse.  Vous 
vous  défiez  de  moi  et  vous  ne  voulez  pas  retourner  à  la  Roseraie. 
Soit  !  Mais  il  y  a  derrière  l'auberge  de  votre  père  une  petite  terrasse, 
au  bi>ut  de  cette  terrasse  un  mur,  et  au  pied  de  ce  mur  un  sen- 
tier. Du  côté  de  la  terrasse,  le  mur  dont  je  parle  est  à  hauteur 
d'appui;  du  côté  du  sentier,  il  a  bien  deux  mètres  de  haut.  Des- 
cendez ce  soir  sur  cette  jolie  terrasse,  vous  y  serez  bien  en  sûreté. 
Je  serai  dans  le  sentier,  il  n'y  passe  personne  et  nous  causerons 
tout  à  notre  aise. 

Une  vieille  béquillarde  venait  d'entrer  dans  l'église  et,  après 
avoir  trempé  un  doigt  dans  le  bénitier,  faisant  sonner  sa  béquille 
sur  les  dalles,  elle  se  dirigeait  vers  une  chapelle.  Il  fallut  s'écarter 
pour  lui  livier  passage,  et  Aleth  profita  de  cet  incident  pour  se 
glisser  vers  la  porte.  11  la  rejoignit  comme  elle  traversait  le  tam- 
bour. 

—  Ne  me  suivez  pas,  je  vous  en  supplie,  lui  dit-elle.  Mon  père 
est  ici  près  qui  m'attend.  Il  ne  me  pardonnerait  jamais  s'il  me 
voyait  avec  vous. 

—  Promettez-moi  du  moins  que  ce  soir... 

Elle  ne  répondit  ni  oui  ni  non  et  disparut.  Il  s'en  alla  chez  son 
charron,  puis  il  rentra  au  Choquard,  et  le  soir,  entre  huit  et  neuf 
heures,  il  était  au  pied  de  ce  mur  qui  avait  deux  mètres  et  demi 
de  haut.  Comme  il  l'avah  dit,  l'endroit  était  fort  solhaire.  Il  y  passa 
sa  soirée  à  croquer  le  marmot,  personne  ne  vint.  Il  se  retira  fort 
chagriné  et  très  déçu.  Les  choses  prenaient  une  tournure  qu'il 
n'avait  pas  prévue.  Sans  être  fat  il  était  fier,  et  il  s'était  dit  que 
quand  un  Paluel  fait  la  cour  à  une  Guépie,  il  a  le  droit  de  s'attendre 
à  ce  que  tous  les  chemins  s'ouvrent  devant  lui.  Il  comptait  trouver 
un  père  indulgent  et  facile,  une  fille  empressée  et  accommodante, 


LA.    FERME    DU   CHOQUARD.  733 

qui,  flattée  de  ses  avances,  se  livrerait  à  moitié  avant  même  qu'il 
fût  question  de  mariage.  Il  s'était  bien  trompé.  La  fille  était  un 
dragon  de  vertu,  le  père  un  homme  de  principes  rigides  dont  il 
fallait  se  cacher  avec  soin  sous  peine  de  s'attirer  ses  anathèmes  et 
ses  foudres.  Les  Guépie  n'étaient  pas  ce  qu'il  avait  pensé;  on  le 
tenait  à  distance,  on  ne  lui  accordait  rien.  Il  n'en  était  que  plus 
épris.  Les  dillicultés  irritent  le  désir.  Aleth  lui  semblait  plus  dési- 
rable, plus  charmauic  que  le  premier  jour.  Il  n'était  plus  maître 
de  sa  passion,  il  se  sentait  incapable  de  résister  au  charme  qui 
l'entiaînait ,  il  était  pris  et  comme  possédé.  Caton  l'Ancien  disait 
que  l'âme  d'un  homme  amoureux  habite  dans  un  corps  étranger. 
Quoique  le  fermier  du  Choquard  n'eût  jamais  lu  Plutarque  et  n'eût 
guère  entendu  parler  de  Caton,  il  eût  volontiers  répété  son  mot;  il 
sentait  que  son  âme  n'habitait  plus  dans  son  corps. 

Six  jours  de  suite,  par  tous  les  temps,  il  retourna  rôder  à  la 
même  heure  devant  une  terrasse  où  il  ne  venait  personne.  Adossé 
contre  un  poirier  sauvage,  il  comptait  vainement  les  minutes.  Dans 
sa  mortelle  impatience,  il  déchiquetait  de  ses  ongles  le  pauvre 
arbre,  qui  n'en  pouvait  mais;  il  lui  arrachait  des  lambeaux  d'écorce 
qu'il  pulvérisait  entre  ses  doigts.  Le  septième  soir,  il  fut  plus  heu- 
reux. 11  entendit  le  cri  d'une  porte  qui  tournait  sur  des  gonds  rouil- 
les, puis  le  frôlement  d'une  robe,  et  bientôt  une  tête  se  pencha  sur 
le  mur,  une  voix  l'appela  doucement  par  son  nom.  Il  s'avança  pré- 
cipitamment. On  l'accueillit  par  des  reproches.  Aleth  lui  dit  qu'elle 
n'était  venue  que  pour  le  conjurer  de  ne  plus  revenir,  que  c'était 
bien  mal  à  lui,  qu'il  la  compromettait,  qu'elle  craignait  que  son 
père,  son  terrible  père,  ne  se  doutât  de  quelque  chose.  Là-dessus 
elle  voulut  s'en  aller;  il  la  supplia  tant  qu'elle  resta.  Il  n'avait  plus 
le  ton  brusque,  il  était  doux  comme  un  fauve  maté  par  la  faim.  Si 
la  nuit  avaii  été  plus  claire  et  qu'il  eût  pu  distinguer  les  traits  de 
sa  belle,  l'e-xpresMon  triomphante  de  son  visage,  lui  aurait  donné  à 
réfléchir.  L'homme  à  la  jument  blanche,  dont  elle  avait  admiré  un 
jour  dans  une  sorte  d'extase  les  blés  d'or,  les  luzernes  fleuries  et 
les  quatre  cents  moutons,  l'homme  dont  les  chevaux  de  labour  fai- 
saient trembler  les  grandes  routes  sous  leurs  sabots  en  retournant 
à  la  ferme,  l'homme  qui  éiait  le  premier  parti  du  pays,  dont  on 
disait  qu'il  avait  quatre  cent  mille  francs  chez  le  banquier,  avec  qui 
personne  n'osait  se  familiariser  et  dont  Alice  Gambois  eût  été  fiôre 
de  devenir  la  femme',  cet  homme  venait  chaque  soir  comme  un  men- 
diant qui  implore  une  aumône  se  morfondre  au  pied  d'un  mur 
dans  l'herbe  mouillée  et  dans  la  boue,  alléché  par  l'espérance  d'ob- 
tenir un  mot  d  Aleth  Guépie  et  de  contempler  son  ombre.  Cette  pen- 
sée la  Taisait  irt^ssaillir  d'aise,  une  joie  d'orgueil  lui  emplissait  le  cœur. 

On  s'était  mis  à  causer.  Elle  finit  par  lui  confesser  qu'elle  avait 


734  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

un  secret,  mais  qu'elle  s'était  prorais  de  ne  le  dire  à  personne,  sauf  au 
bon  Dieu.  Désormais  elle  n'avait  plus  besoin  de  conseils  ;  après  bien 
des  coniliats,  elle  avait  reconnu  son  devoir,  elle  savait  ce  qu'elle  avait 
à  faire,  elle  le  ferait.  Il  le  devinait  à  moitié,  ce  secret,  mais  il  crai- 
gnait de  se  ti'omper.  Il  eut  beau  la  presser  de  questions,  il  ne  put 
tirer  d'elle  aucun  éclaircissement.  Très  ému,  très  anxieux,  il  fut  sur 
le  point  de  se  trahir,  de  prononcer  la  parole  irrévocable,  de  dire  : 
«  Alelh  Guépie,  je  veux  vous  épouser.  »  Mais  il  pensa  à  sa  mère  et 
ravala  sa  langue.  La  pièce  lui  plaisait  beaucoup,  sauf  le  dénoûment, 
qui  l'effrayait  d'avance;  il  aurait  voulu  la  faire  durer  indéfiniment, 
acte  après  acte,  et  pousser  le  temps  avec  Tépaule.  Ce  n'était  pas 
l'idée  d'Âleth;  elle  entendait  que  la  pièce  n'eût  qu'un  acte  et  finît 
bien:  en  toute  chose,  c'était  la  fin  qu'elle  regardait.  Au  lieu  de  se 
déclarer,  il  se  contenta  de  lui  affirmer  qu'il  la  trouvait  charmante, 
que,  dès  leur  première  rencontre,  il  s'était  senti  de  la  sympathie 
pour  elle,  qu'elle  était  dans  toute  la  Brie  l'unique  personne  avec 
qui  il  eût  du  plaisir  à  causer,  qu'il  donnerait  beaucoup  pour  la  voir 
tous  les  jours,  qu'il  avait  une  quantité  de  choses  à  lui  dire.  En 
attendant,  il  ne  lui  disait  pas  la  seule  dont  elle  se  souciât,  la  seule 
qu'elle  jugeât  essentielle.  Elle  ne  lui  demandait  pas  de  l'aimer,  elle 
lui  demandait  de  l'épouser.  Elle  maudit  intérieurement  cet  incorri- 
gible temporiseur,  qui  se  réservait  des  échappatoires.  Elle  se  mordit 
les  lèvres  de  dépit,  ne  lui  répondit  plus  que  par  des  monosyllabes  et, 
de  temps  à  autre,  elle  poussait  de  longs  soupirs.  Dieu  sait  pourtant 
qu'il  avait  le  cœur  pris.  Les  yeux  obstinément  fixés  sur  un  visage 
qu'il  discernait  à  peine  dans  la  nuit  et  qu'il  eût  voulu  couvrir  de 
baisers,  son  désir  s'irritait  toujours  plus.  C'était  un  supplice  de  la 
sentir  à  la  fois  si  près  et  si  loin  de  lui.  Le  rempart  qui  la  mettait 
hors  d'atteinte  n'était  pas  aussi  inexpugnable  qu'il  l'avait  prétendu. 
Il  parla  de  le  prendre  d'assaut.  Elle  se  récria,  s'indigna  : 

—  Avais-je  raison,  dit-elle,  de  ne  pas  me  fier  à  vous  et  à  votre 
parole  ? 

11  implora  son  pardon ,  la  supplia  de  lui  donner  au  moins  une 
poignée  de  main  par-dessus  ce  mur  odieux  qu'elle  lui  défendait 
d'escalader.  Elle  y  consentit  après  quelques  façons,  lui  tendit  une 
main  timide  qu'il  réussit  tout  au  plus  à  effleurer  du  bout  de  ses 
doigts,  il  n'y  tenait  plus,  il  mit  le  pied  dans  une  crevasse  que  lais- 
saient entre  elles  deux  pierres  disjointes,  et  il  allait  s'élancer  quand 
elle  lui  dit  : 

—  Adieu  !  adieu  pour  toujours  1 

—  A  demain  !  répondit-il,  en  se  laissant  retomber  au  milieu  du 
sentier. 

Mais  au  même  instant,  il  entendit  la  voix  de  maître  Guépie,  qui 
de  l'intérieur  de  la  maison,  criait  :  —  Aleth,  où  es-tu  donc? 


LA   FERME   DU    CHOQUARD.  '  735 

—  Ah!  mon  Dieu  !  inurinura-t-ellc,  ce  que  je  craignais  est  arrivé. 
Et  elle  s'enfuit  à  toutes  jambes. 

L'indécision  est  pour  les  âmes  bien  trempées  un  tourment  mor- 
tel. Toutelois,  deux  jours  plus  tard,  Robert  Paluel  était  encore  flot- 
tant, incertain  de  ce  qu'il  devait  faire  et  profondément  malheureux 
de  son  incertitude,  lorsque,  revenant  à  cheval  de  la  Roseraie  peu 
avant  la  tombée  de  la  nuit,  il  aperçut  au  bout  de  son  chemin  quel- 
qu'un qui  s'avançait  à  sa  rencontre.  Ce  n'était  pas  Aleth  Guépie, 
c'était  son  vénérable  père,  lequel  voyant  venir  l'homme  qu'il  cher- 
chait, s'arrêta  et  attendit.  Un  grand  philosophe  a  prétendu  que  de 
tous  les  maux  auxquels  nous  sommes  sujets  dans  cette  pauvre  vie, 
les  coups  de  bâton  sont  le  seul  absolument  réel  et  dans  lequel  notre 
imagination  n'ait  aucune  part.  Robert  n'avait  pas  à  craindre  que 
Richard  Guépie  se  portât  à  des  voies  de  fait;  d'une  seule  main  il 
l'aurait  terrassé  et  étranglé.  Mais  sa  conscience  n'était  pas  à  l'aise, 
il  sentait  que  sa  conduite  n'avait  pas  été  correcte,  qu'il  avait  des 
reproches  à  se  faire.  S'exposer  à  entendre  des  leçons  de  morale  de 
la  bouche  d'un  Guépie  est  une  pénitence  aussi  dure  que  de  tendre 
le  dos  ])Our  recevoir  une  volée  de  coups  de  trique.  Mais  que  faire? 
Il  se  résigna,  continua  d'avancer,  répondit  par  une  inclination  de 
tête  et  par  un  signe  de  la  main  à  la  révérence  que  lui  tira  Guépie, 
dont  la  figure  l'étonna.  Ce  n'était  plus  l'aubergiste  de  la  Renommée, 
le  Guépie  de  tous  les  jours,  mais  un  Guépie  inventé  tout  exprès 
pour  la  circonstance,  grave,  solennel,  auguste,  majestueux,  un  vrai 
patriarche,  Abraham,  père  d'Isaac,  ou  Isaac,  père  de  Jacob. 

—  Monsieur  Paluel,  dit-il,  me  ferez-vous  la  faveur  de  m' écouter 
deux  minutes? 

—  Aussi  longtemps  qu'il  vous  plaira,  répondit  Robert. 

Et  immobile,  droit  en  selle  comme  un  piquet,  il  subit  sa  desti- 
née, les  yeux  fixés  sur  les  deux  oreilles  de  la  jument,  qui  apparem- 
ment lui  semblaient  plus  agréables  à  regarder  que  le  visage  d'un 
patriarche  de  carton. 

—  Monsieur  Paluel,  reprit  Richard,  je  ne  voudrais  pas  manquer 
au  respect  que  je  vous  dois.  Mais  j'ai  une  question  à  vous  faire,  une 
seule.  Je  sais  qui  vous  êtes  et  que  votre  parole  vaut  de  l'or.  Quoi 
que  vous  me  disiez,  je  vous  croirai.  Hier  soir,  il  y  avait  dans  le  sen- 
tier qui  passe  au  pied  de  ma  terrasse  un  homme  qui  causait  avec 
ma  fille  ;  ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  y  venait.  Connaissez- 
vous  le  nom  de  cet  homme  ? 

—  C'éiait  moi,  répondit  Robert  sans  broncher. 

—  Je  m'en  doutais,  j'en  étais  presque  sûr,  quoique  ma  fille  ait 
obstinément  soutenu  que  ce  n'était  pas  vous,  et  quand  je  lui 
demandais  qui  c'était,  elle  est  si  discrète,  cette  pauvre  petite, qu'elle 
me  disait:  «  Interroge-moi  sur  ce  que  j'ai  fait,  tu  sauras  tout;  mais 


736  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

les  secrets  des  autres  sont  pour  moi  une  chose  sacrée.  »  Ce  sont 
ses  propres  paroles;  ainsi  vous  voyez! 

Maître  Guépie  s'interrompit  un  moment  pour  repasser  dans  sa 
tête  les  principaux  points  de  son  discours  et  s'assurer  qu'il  com- 
mençait bien  parle  commencement. 

—  Monsieur  Paluel,  continua-t-il ,  il  y  a  dans  la  Brie  des  yeux 
qui  voient  tout  et  des  langues  qui  s'attaquent  sans  pitié  à  l'honneur 
des  pauvres  filles...  Le  mercredi  des  Quatre-Temps,  il  y  a  près 
d'un  mois,  vous  reveniez  de  la  Roseraie  comme  ce  soir,  paraît-il. 
Vous  avez  rencontré  ma  petite  Aleth,  qui  s'était  laissé  surprendre 
par  l'orage.  Vous  l'avez  prise  en  croupe...  Je  ne  vous  en  veux  pas; 
je  suis  sûr  qu'à  ce  moment  vous  ne  pensiez  pas  à  mal.  Mais,  à  quel- 
ques pas  d'ici,  en  arrivant  sur  la  route,  vous  vous  êtes  permis... 
Ahl  monsieur  Paluel,  un  homme  tel  que  vous!  INon,  je  n'ose  pas 
répéter  ce  que  vous  vous  êtes  permis  ! 

Il  s'arrêta  de  nouveau,  sufloqué  par  l'indignation.  Puis,  faisant 
un  elFort  sur  lui-même  : 

—  Vous  ne  vous  êtes  pas  douté  qu'il  y  avait  là  quelqu'un  qui 
vous  voyait,  quelqu'un  que  je  ne  veux  pas  nommer  et  qui,  le  même 
soir,  est  venu  ricaner  dans  mon  auberge  et  me  dire  :  «  Ne  vous  en 
déplaise,  monsieur  Guépie,  votre  fille  a  un  galant  et  ce  galant  res- 
semble beaucoup  au  fermier  du  Choquard.  »  Je  ne  voulais  pas  le 
croire;  je  sais  trop  le  respect  que  je  vous  dois.  Et  quand  je  l'au- 
rais cru,  je  ne  me  serais  pas  inquiété.  Je  sais  trop  qui  est  ma  fille. 
Oh!  ma  fille,  voyez-vous,  M"^  Bardèche  disait  d'elle  :  «  C'est  une 
nature  d'élite.  »  Elle  ne  l'a  pas  dit  une  fois,  mais  cent  fois,  et  je 
n'avais  pas  besoin  qu'on  me  le  dît.  Si  celle-là  venait  jamais  à  for- 
faire  à  l'honneur,  monsieur  Paluel,  je  vous  le  déclare,  il  n'y  aurait 
plus  d'alouettes  dans  les  champs  ni  d'étoiles  dans  le  ciel. 

Il  se  tut  un  instant  pour  voir  quel  efiet  produisait  son  auda- 
cieuse hyperbole.  A  en  juger  par  les  apparences,  elle  n'en  fit  aucun. 
Les  yeux  toujours  fixés  sur  les  deux  oreilles  de  la  jument,  Robert 
ne  sourcilla  pas. 

—  J'ai  toujours  entendu  dire,  monsieur  Paluel,  reprit  Guépie, 
que  vous  étiez  bon,  généreux,  que  vous  aviez  un  cœur  d'or,  et  je 
suis  certain  que,  si  vous  aviez  pu  vous  douter  des  conséquences  de 
votre  conduite,  vous  auriez  tout  fait  pour  les  réparer.  Mais  la  petite 
Yous  plaisait;  vous  avez  couru  après  elle  sans  souci  des  commé- 
rages, et  la  voilà  tout  à  fait  compromise,  car  je  gagerais  gros  (jue, 
quand  vous  rôdiez  le  soir  autour  de  mon  auberge,  il  se  trouvait  là 
quelqu'un  pour  vous  voir...  Je  ne  vous  en  fais  pas  de  reproche,  je 
m'en  remets  à  votre  conscience;  mais  enfin,  non-seulement  vous 
avez  perdu  la  réputation  de  ma  pauvre  fille,  vous  avez  détruit  son 
bonheur...  Ah!  si  vous  saviez  les  scènes  qui  se  sont  passées  entre 


LA   FERME    DU    CHOQUARD.  737 

nous  hier  et  aujourd'hui!  Je  me  suis  fâché,  et  je  le  regrette.  Mais 
un  père  est  un  père,  et  quand  on  aime  sa  fille  autant  que  j'aime  la 
mienne,  on  n'est  pas  toujours  maître  de  soi...  Ahl  oui,  ces  scènes 
ont  été  bien  pénibles;  ma  pauvre  femme  en  a  eu  les  sangs  tournés. 
Il  était  si  ému  qu'il  ne  [)ut  continuer;  il  passa  le  parement  de  sa 
manche  sur  ses  yeux  baignés  de  larmes.  Ces  larmes  de  crocodile 
touchaient  médiocrement  Robert,  qui  ne  s'inquiétait  guère  non  plus 
de  savoir  si  I\P  Palmyre  avait  eu  oui  ou  non  u  les  sangs  tour- 
nés. »  Sa  tête  décrivit  un  demi-quart  de  cercle,  et  il  dit  doucement 
à  l'orateur  : 

—  Continuez,  je  vous  prie,  et  achevez.  Je  suis  un  peu  pressé. 
Son  impassibilité  révolta  Guépie,  qui,  s'échauffant  tout  de  bon, 

s'écria  : 

—  Nous  savons  qui  vous  êtes,  monsieur  Paluel,  et  nous  savons 
aussi  qui  nous  sommes,  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  rien  entre  nous. 
Mais  enfin  aviez-vous  à  vous  plaindre  de  moi?  Vous  ai-je  fait  le 
moindre  tort?  Ma  fille  était  mon  seul  bien,  mon  orgueil,  la  joie  de 
ma  vie,  et  vous  venez  me  la  prendre,  et,  grâce  à  vous,  la  voilà 
perdue  pour  moi;  je  ne  la  reverrai  plus.  Vraiment  vous  êtes  des 
gens  heureux,  vous  autres  riches.  Quand  vous  avez  des  chagrins, 
vous  regardez  vos  champs,  vous  comptez  vos  écus  et  vous  voilà 
consolés.  Mais  nous  autres,  quand  nous  avons  le  cœur  brisé,  — car 
mon  cœur  est  brisé,  "monsieur  Paluel,  il  est  brisé,  vous  dis-je,  —  qui 
se  charge  de  nous  consoler?  qui  s'intéresse  à  nos  peines?  Et  pour- 
tant nous  avons  un  cœur  comme  vous...  Je  crois  que  vous  souriez, 
monsieur  Paluel. 

—  Vous  vous  trompez,  je  ne  souris  pas,  répondit-il  d'un  ton  gla- 
cial. 

—  Je  défie  un  père  d'aimer  autant  sa  fille  que  j'aime  la  mienne. 
Qui  oserait  m'en  laire  un  crime?  Les  bêtes  des  champs  aiment  leurs 
petits...  Eh  bien!  je  ne  la  reverrai  plus.  Avant  huit  jours,  elle  par- 
tira pour  l'Angleterre. 

—  Elle  part?  pourquoi  cela?  demanda  Robert  avec  quelque  viva- 
cité. 

—  Vous  le  demandez?  Vous  ne  le  devinez  pas?...  Ah!  mon  Dieu, 
je  l'ai  suppliée  de  rester,  je  me  suis  fâché,  j'ai  pleuré.  Quoi  que 
j'aie  pu  dire,  elle  m'a  répondu  ceci  :  «  Je  veux  m'en  aller;  je  serais 

trop  malheureuse  si  je  restais;  j'aime  un  homme  qui  ne  veut  pas  et 

ne  peut  pas  m'épouser.  » 

Cette  fois  Robert  tressaillit  et  perdit  entièrement  de  vue  les  oreilles 
de  la  jument. 

—  Guépie  !  s'écria-t-il,  êtes-vous  sûr  que  votre  iiUe  m'aime?  pou- 
yez-vous  m'en  répondre? 

TOMK   LIV.    —    1«82.  i^ 


738  REVUE  DhS   DEUX   MONDES. 

Guépie  eut  un  mouvement  oratoire  vraiment  sublime.  Reculant 
de  deux  pas  et  levant  les  mains  au  ciel,  il  s'écria  d'une  voix  étran- 
glée par  l'émotion  : 

—  Je  l'ai  vue  dépérir  pendant  trois  semaines.  Pour  vous  con- 
vaincre faut-il  donc  qu'elle  meure? 

La  joie  que  ressentit  Robert  racheta  pleinement  tout  l'ennui  qu'il 
venait  d'éprouver.  11  était  aimé  autant  qu'il  aimait.  Plutôt  mourir 
que  de  la  laisser  partir  et  de  se  condamner  à  ne  plus  la  revoir!  C'en 
était  fait  de  ses  doutes,  de  ses  indécisions;  l'île  flottante  ne  flottait 
plus.  11  jeta  devant  lui  un  regard  provocant  comme  pour  défier 
l'univers  de  s'opposer  à  ce  qu'il  avait  résolu. 

Guépie  ne  savait  ce  qu'il  devait  penser  de  ce  regard  et  de  ce 
silence.  11  n'avait  pas  encore  épuisé  tous  ses  moyens,  et  il  se  dis- 
posait à  reprendre  sa  harangue  où  il  l'avait  laissée,  quand  Robert, 
l'arrêtant  court  par  un  geste,  lui  dit  : 

—  En  voilà  assez,  Guépie.  J'ai  écouté  attentivement  votre  dis- 
cours, et  j'y  ai  ramassé,  chemin  faisant,  quelques  vérités  utiles;  je 
ne  lui  irouve  qu'un  défaut,  il  m'a  paru  trop  long  de  mohié.  Un 
mot  sullisait,  et  Dieu  soit  loué  1  vous  avez  fini  par  le  dire.  Veuillez 
en  retour  assurer  de  ma  part  votre  fille  que,  si  elle  veut  de  moi 
pour  mari,  je  serai  heureux  de  la  prendre  pour  femme. 

A  cette  déclaration,  qu'il  n'osait  espérer  et  qui  lui  parut  tomber 
du  ciel,  Richard  fut  pris  d'un  tel  effarement  d'allégresse  que  sa 
respiration  fut  comme  interrompue.  Les  yeux  lui  sortirent  presque 
de  la  tête;  il  ne  tenait  plus  dans  sa  peau.  Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  se 
jetât  sur  l'étrier  pour  baiser  dévotement  comme  une  relique  la  botte 
de  son  futur  ^^endre,  qui,  sans  le  regarder,  ajouta  : 

—  Je  ne  prévois  qu'un  obstacle  à  notre  bonheur;  je  crains  que 
ce  mariage  ne  contrarie  ma  mère,  et  il  m'en  coûterait  beaucoup  de 
me  marier  sans  son  aveu.  Mais  nous  viendrons  bien  à  bout  de  ses 
objections;  ce  sera  une  affaire  de  temps.  Maître  Guépie,  ayons  un 
peu  de  patience  les  uns  comme  les  autres.  Je  lui  parlerai  dès  ce 
soir,  et  dès  demain  vous  aurez  de  mes  nouvelles. 

Là-dessus,  affectant  de  ne  point  apercevoir  les  deux  mains  grasses 
que  lui  tendait  Richard  dans  le  transport  de  sa  passion,  il  poussa  sa 
monture  et  partit  au  petit  trot. 

Cinq  minutes  plus  tard,  Guépie  arrivait  à  la  Renommée,  le  front 
inondé  d'une  sueur  de  joie,  hors  d'haleine,  hors  de  sens,  hors  de 
lui-même,  hors  de  tout.  Ce  n'était  plus  le  patriarche;  on  eût  dit 
que  cet  aubergiste  venait  de  boire  à  même  un  des  tonneaux  du  vin 
fabriqué  que  renfermait  son  établissement.  11  avait  la  langue  épaisse, 
il  ne  tenait  plus  sur  ses  jambes;  c'était  l'eilet  que  produisaient  sur 
lui  les  grandes  espérances.  Il  grimpa  quatre  à  quatre  à  la  chambre 
de  sa  fille,  après  avoir  fait  signe  à  sa  femme  de  le  suivre.  Aussitôt 


LA  FERME   DU   GHOQUARD.  739 

qu'il  eut  recouvré  ses  esprits,  il  raconta  ce  qui  s'était  passé,  se  fit 
un  peu  valoir,  exagéra  les  miracles  opérés  par  son  éloquence,  à 
quoi  Aleth  répondit  qu'il  avait  enfoncé  une  porte  ouverte.  Il  était 
trop  content  pour  se  formaliser  de  rien.  Il  se  jeta  sur  elle,  en 
disant  : 

—  0  toi,  tu  es  une  fille  comme  il  n'y  en  a  point! 

—  Prends  donc  garde,  tu  me  décoiffes,  dit-elle  en  le  repoussant. 
Mais  il  fallait  absolument  qu'il  embrassât  quelqu'un.  11  réussit, 

par  un  effort  énergique,  à  saisir  entre  ses  deux  mains  la  taille  de  la 
grosse  Palmyre  en  lui  criant  aux  oreilles  : 

—  Eh  bien!  ma  vieille,  nous  crois-tu,  cette  fais? 

—  Bah!  lui  répondit  cette  sceptique  cuisinière,  il  ne  faut  pas 
chanter  victoire  trop  tôt.  Ce  n'est  pas  tout  que  le  poisson  morde,  il 
faut  l'amener  au  bord,  et  je  sais  plus  d'un  pêcheur  qui  l'a  perdu  en 
chemin. 

Cette  judicieuse  réflexion  dissipa  à  moitié  son  ivresse;  il  devint 
pensif,  et  dit  eu  se  grattant  le  menton  : 

—  Il  est  certain  que  cette  chipie  de  Joséphine  Paluel  pourrait 
bien  nous  donner  du  fil  à  retordre. 

Aleth  enveloppa  son  père  et  sa  mère  d'un  regard  de  commiséra- 
tion dédaigneuse.  C'est  ainsi  que  Richelieu  eût  regardé  le  père 
Joseph  si  l'éminence  grise  s'était  jamais  permis  de  révoquer  en 
doute  la  réussite  de  quelqu'une  de  ses  combinaisons.  Elle  sentait 
l'événement  dans  sa  main;  elle  avait  déjà  abaissé  l'orgueil  de  la 
maison  d'Autriche,  déjà  elle  était  entrée  dans  Vienne. 

VII. 

Ce  soir-là.  M""®  Joséphine  Paluel  était  de  belle  humeur.  L'une  de 
ses  vaches  avait  vêlé,  et,  quoique  le  part  eût  été  laborieux,  le  ciel 
s'en  mêlant  et  à  force  de  soins,  tout  s'était  bien  passé.  L'enfant  avait 
tous  ses  membres,  la  mère  se  portait  à  merveille;  pour  l'en  récom- 
penser, M"'*  Paluel  lui  avait  administré  de  sa  maiii  une  boisson  tiède 
accompagnée  d'un  peu  de  recoupe. 

Après  le  dîner,  aussitôt  que  Catherine  eut  ôté  le  couvert,  la  reine 
mère  dit  à  Mariette  : 

—  Preste,  ma  fille!  il  ne  s'agit  pas  de  s'endormir.  Il  faut  rac- 
commoder le  linge  de  ce  beau  monsieur. 

Mariette  n'avait  garde  de  s'endormir.  Elle  attendait,  immobile  et 
silencieuse,  qu'on  lui  assignat  sa  tâche.  Celle  qu'on  venait  de  lui 
proposer  lui  agréait  beaucoup;  certains  travaux  honorent  le  tra- 
vailleur. M™®  Paluel  alla  chercher  au  fond  d'une  armoire  en  noyer 
une  pile  de  chemises,  qu'elle  rapporta  sur  ses  deux  bras  étendus 


740  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  d(^posa  avec  précaution  sur  la  table  ovale.  Puis,  debout,  ses 
lunettes  sur  le  nez,  elle  les  examina  attentivement,  en  lira  une  du 
tas,  la  passa  à  Mariette  en  lui  disant  : 

—  En  voilà  une  oii  il  n'y  a  pas  grand' chose  à  faire;  tu  pourras 
t'en  tirer. 

Elle  savait  cependant  que  Mariette  était  fille  à  se  tirer  des  rac- 
commodages les  plus  compliqués,  et  elle  s'arrangeait  pour  les  lui 
réserver.  Mais  elle  avait  pour  principe  que,  de  toutes  les  plantes, 
celle  qui  demande  à  être  cultivée  avec  le  plus  de  soin  est  la  modes- 
tie, et  elle  s'appliquait  sans  relâche  à  la  cultiver  chez  les  autres, 
particulièrement  dans  Mariette,  qui  fit  peut-être  celte  réilexion,  mais 
qui,  ne  la  faisant  jamais  à  haute  voix,  se  mit  incontinent  à  l'ouvrage. 

Robert  s'était  installé  dans  sa  berceuse.  Contre  son  habitude,  il 
ne  s'y  berçait  pas,  et,  par  une  distraction  singulière,  il  avait  oublié 
d'allumer  sa  pipe. 

—  Tu  ne  lûmes  pas?  lui  dit  sa  mère. 

—  Tout  à  l'heure,  dit-il  en  regardant  tour  à  tour  la  paume  de  ses 
deux  mains,  comme  s'il  y  eût  cherché  un  conseil  ou  une  entrée  en 
matière. 

—  Sais-tu,  mon  garçon,  reprit-elle  gaîment,  que  tes  chemises 
nous  donnent  bien  du  mal?  Le  plastron  peut  encore  aller,  mais  elles 
s'effilochent  toutes  par  les  poignets.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'ache- 
ter son  linge  tout  fait  à  Paris;  il  n'y  a  plus  de  marchands  sérieux. 
Autrefois  nous  avions  du  chanvre,  je  le  filais,  et  quel  service  fai- 
saient les  chemises  de  ton  père!  Je  veux  mourir  si  j'en  ai  jamais 
vu  une  qui  manquât  par  le  poignet.  Mais  tu  ne  veux  plus  avoir  de 
chanvre.  Ton  père  disait  cependant  que,  dans  le  Beiry,  on  le  cul- 
tive sans  interruption.  11  ne  leur  en  coûte  que  de  mettre  tous  les 
deux  ans  dans  leurs  chènevières  une  fumure  assez  maigre  de  fumier 
de  moutons. 

—  C'est  possible,  répondit-il;  mais  leurs  terres  sont  plus  cal- 
caires que  les  nôtres. 

M'"^  Paluel  ne  savait  pas  trop  si  les  terres  du  Berry  sont  plus  cal- 
caires que  celles  de  la  Brie.  En  tout  ce  qui  n'était  pas  de  sa  partie, 
elle  s'inclinait  avec  déférence  devant  l'autoriié  de  son  fils,  qui,  d'or- 
dinaire, un  peu  avare  de  ses  propos,  ne  s'expliquait  que  par  sen- 
tences, à  la  façon  d'un  oracle.  Mais  il  avait  ce  jour-là  des  raisons 
pour  ne  pas  lui  marchander  ses  paroles,  et  il  lui  représenta  avec 
beaucoup  de  bonne  grâce  que  le  rouissage  est  une  opération  déli- 
cate, que  les  routoirs  à  l'eau  stagnante  causent  des  maladies  aux 
hommes  comme  au  bétail,  que  les  lessives  de  carbonate  de  soude 
et  le  blanchiment  au  chlore  ont  des  incotivéniens,  qu'au  surplus  le 
chanvre  épuise  la  terre  et  que  le  lin  l'elTrite. 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  741 

Elle  plia  la  tête  sous  ce  raisonnement;  mais  elle  n'était  pas  tout 
à  fait  convaincue,  et  elle  reprit  : 

—  C'est  égal,  je  trouve  humiliant  d'acheter  son  linge  à  Paris. 
Des  gens  comme  nous  ne  devraient  presque  rien  acheter;  nous 
devrions  produire  tout  ce  qui  nous  est  nécessaire. 

—  Même  les  enfans?  s'empressa-t-il  de  dire,  heureux  de  la  tran- 
sition qu'elle  hii  fournissait  bénévolement.  Je  crois  cependant  que 
tu  aimeiais  mieux  les  acheter  tout  faits  au  prix  courant.  As-tu  pris 
ton  parti  sur  cette  délicate  affaire? 

Ele  eut  un  sursaut,  ayant  deviné  sur-le-champ  ce  qu'il  avait 
dans  l'esprit.  Puis,  laissant  Là  le  linge  qu'elle  éiait  en  train  de  visi- 
ter, elle  ôta  ses  lunettes,  qu'elle  posa  sur  le  tas.  et  regarda  autour 
d'elle  pour  se  chercher  un  siège.  L'habitude  elle  se  contentait  d'une 
chaise  de  joncs,  dont  son  échine  bien  droite  eflleurait  rarement  le 
dossier.  Cette  fois,  attirant  à  elle  un  fauteuil  en  cuir  qui  ne  servait 
que  dans  les  grandes  occasions,  elle  s'y  établ  t  avec  une  gravité 
de  circonstance.  En  ce  moment,  sa  figure  comme  son  attitude  était 
imposante  ;  elle  avait  son  air  des  grands  jours.  Cette  petite  femme 
fluette  et  maigre  avait,  quand  elle  le  voulait,  une  majesté  presque 
royale;  on  sentait  que, malgré  ses  mains  calleuses, malgré  son  teint 
hâlé,  elle  était  située  très  hautdansla  hiérarchie  de  l'espèce  humaine. 
Il  y  a  des  marquises  qui  sont  des  bourgeoises,  il  y  a  des  paysannes 
qui  ont  des  yeux  et  un  orgueil  de  reine;  M.  Larrazet  n'était  pas 
seul  à  s'en  apercevoir.  Prenant  le  taureau  par  les  cornes  : 

—  Gageons  que  lu  veux  te  marier,  dit-elle  d'une  voix  saccadée. 
Il  ne  répondit  que  par  un  signe  de  tète,  et  elle  se  tut  un  instant 

pour  raisonner  avec  elle-même.  Elle  se  dirait  :  «  (]ela  devait  arri- 
ver, et  je  n'ai  pas  le  droit  de  lui  en  vouloir.  C'est  moi-même,  qui  lui 
ai  tourné  l'esprit  de  ce  côté.  Je  ne  savais  que  décider,  il  a  décidé 
pour  moi.  Il  faut  être  raisonnable.  Que  la  volonté  du  ciel  s'accom- 
plisse !  » 

—  Ah!  tu  veux  te  marier!  reprit-elle  avec  un  sourire  forcé.  Et 
qui  épouses-tu? 

Il  ne  disait  mot. 

—  Tu  veux  donc  que  je  devine? 

Son  menton  dans  sa  main,  elle  passa  aussitôt  en  revue  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  filles  à  marier  dans  la  grande  culture,  car  elle  n'ad- 
mettait pas  un  instant  qu'il  prît  une  femme  ailleurs.  Autrement, 
c'était  la  fin  de  tout  et  le  monde  n'en  avait  pas  pour  trois  jours. 

—  Est-ce  Marguerite  Bourgerei?  reprit-elle...  Oh!  bleu,  cela  me 
chagrine  un  peu.  Si  c'était  sa  sœur  Louise,  à  la  bonne  heure,  en 
voilà  une  qui  te  conviendrait!  Malheureusement,  il  n'y  faut  pas 
songer,  elle  est  mariée  depuis  deux  ans.  Mais  Marguerite  n'est  pas 
ton  iait.  Veux-tu  savoir?  pas  plus  tard  qu'il  y  a  huit  jours,  la  cou- 


7A2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sine  de  Catherine  qui  est  à  leur  service  me  disait  qu'elle  n'est  pas 
commode,  qu'elle  est  très  volontaire,  qu'elle  a  ses  quintes..,. 

—  llassure-toi,  dit-il,  ce  n'est  pas  Marguerite  Bourgeret. 
Elle  vira  aussitôt  de  bord  : 

—  Eh  bien!  tout  pesé,  tout  calculé,  je  le  regrette  un  peu,  dit- 
elle.  Marguerite  a  ses  petits  défauts,  mais  sa  mère  assure  qu'elle  a 
de  l'ordre,  beaucoup  d'ordre...  Hum!  qui  est-ce  donc?  Serait-ce 
Sophie  Lanterneux?...  Ce  n'est  pas  elle?  Ah!  c'est  dommage,  elle 
est  gentille,  cette  petite.  Je  la  regardais  l'autre  dimanche  à  la  messe 
et  je  me  disais  :  a  En  voilà  une  qui  me  plairait  pour  bru  et  je  ferais 
bon  ménage  avec  elle.  » 

M'"®  Paluel  mentait  impudemment.  Elle  n'avait  jamais  rencontré, 
ni  à  l'église  ni  ailleurs,  une  filie  quelconque  qu'elle  eût  souhaité 
d'avoir  pour  bru.  Elle  ne  trouvait  de  qualités  qu'à  celles  qui  étaient 
déjà  mariées;  autant  vaut  dire  qu'elle  ne  faisait  grâce  qu'aux  hrus 
impossibles. 

—  Allons,  j'y  suis,  poursuivit-elle,  c'est  Alice  Cambois. 
Il  ne  dit  ni  oui  ni  non,  et  elle  crut  avoir  rencontré  juste. 

—  Dieu  me  garde  d'en  médire!  mais,  là,  je  trouve  shigulier  que 
tu  te  sois  coiffé  d'elle,  car  en  conscience  elle  n'est  pas  jolie.  Je  sais 
bien  que  la  figure...  il  ne  faut  pas  trop  y  tenir,  à  la  figure...  Mais 
enfin  je  n'aurais  pas  été  fâchée  que  ta  femme  fût  agréable  à  regar- 
der, qu'on  dît  en  vous  voyant  passer  :  «  11  a  eu  bon  goût,  il  a  su 
choisir,  n  Je  ne  voudrais  pas  te  désobliger,  mais  cette  Alice  Cam- 
bois est  vraiment  laide.  Es-tu  bien  sûr  qu'elle  ait  le  nez  tout  à  fait 
à  sa  place? 

—  La  fille  que  je  compte  épouser,  lui  dit-il,  n'est  point  laide, 
elle  a  le  nez  à  sa  place  et  ne  s'appelle  pas  Alice  Cambois.  C'est  tout 
simplement  la  plus  jolie  fille  de  la  Brie. 

—  La  plus  jolie  fille  de  la  Brie?  fit-elle.  Ah!  ceci  est  un  autre 
défaut.  Il  est  bien  de  n'être  pas  laide,  mais  il  ne  faut  pas  avoir  tant 
de  beauté  que  cela.  Autrement,  gare  la  coquetterie,  le  goût  des 
affîquets  et  tout  ce  qui  s'ensuit  ! 

Elle  se  tut  un  moment  pour  passer  de  nouveau  en  revue  toutes 
les  fermes  de  Seine-et-Marne,  qu'elle  connaissait  de  près  ou  de  loin, 
Elle  y  trouvait  beaucoup  de  filles  agréables,  elle  n'y  découvrait 
aucune  de  ces  beautés  éclatantes  qui  font  retourner  les  passa ns. 

—  Et  où  demeure- t-elle,  cette  merveille? 

—  Tout  près  d'ici. 

—  Je  n'y  suis  plus,  la  ferme  la  plus  proche  du  Choquard  est 
celle  du  Grand-Yaux,  et  je  ne  vois  là  que  des  garçons. 

—  Aussi  n'habite-t-elle  pas  dans  une  ferme, 

La  figure  de  M'"^  Paluel  s'assombrit,  elle  fit  un  geste  de  doulou- 
reux déplaisir. 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  7Zi3 

—  Eh  quoi!  dit-elle,  nous  sommes  allé  la  chercher  à  Brie?..  Tu 
as  eu  tort,  mon  garçon.  Ce  n'est  pas  fait  pour  vivre  dans  dos  fermes, 
ces  bourgeoises  de  ville...  Mais  parle  donc,  je  donne  ma  langue  aux 
chiens. 

11  répondit  d'une  voix  sourde  et  avec  une  émotion  mal  dissi- 
mulée : 

—  Elle  n'est  pas  de  Brie,  puisque  je  t'ai  dit  qu'elle  demeure  tout 
près  d'ici.  —  Il  ajouta  après  un  moment  d'hésitation  :  —  Son  père 
est  aubergiste. 

Elle  fit  une  grimace  fort  expressive.  Puis  un  trait  de  lumière  tra- 
versa tout  à  coup  son  esprit;  elle  bondit  dans  son  fauteuil  qui  cra- 
qua sous  elle,  et  elle  s'écria  avec  un  accent  de  mépris  et  d'horreur  : 

—  Seigneur  Dieu  !  je  ne  voudrais  pas  croire  que  ce  fût  Aleth 
Guépie  1 

Il  se  taisait,  son  silence  était  un  aveu.  Elle  sentit  le  rouge  lui 
monter  aux  joues  et  son  sang  pétiller  dans  ses  veines.  Deux  éclairs 
jaillirent  de  ses  petits  yeux  noirs,  et  elle  dit  d'une  voix  terrible  : 

—  Le  jour  où  cette  fille  entrera  ici,  j'en  sortirai,  moi,  pourn'y 
plus  revenir. 

A  ces  mots,  elle  regarda  tour  à  tour  la  lampe,  la  table  ovale,  les 
rideaux,  les  murs,  les  chevrons  saillans  du  plafond,  comme  pour 
les  prendre  à  témoin.  Mais  elle  regarda  particulièrement  une  vieille 
pendule  à  coucou  qui  lui  faisait  face.  On  ne  savait  qui  l'avait  acheté, 
ce  coucou  ;  depuis  trois  générations  au  moins  il  était  toujours  à  la 
même  place,  dans  la  salle  à  manger  du  Choquard.  Il  avait  eu  des 
malheurs,  des  enroùmens,  des  détraquemens  ;  on  l'avait  bien  sou- 
vent raccommodé,  mais  c'était  toujours  le  même  coucou,  il  était  de 
la  famille,  et  quand  on  traitait  d'affaires  intimes,  M'"®  Paluel  en  appe- 
lait à  lui.  Il  avait  bonne  mémoire,  ses  souvenirs  ne  s'embrouillaient 
jamais,  il  connaissait  les  questions,  les  antécédens  et  les  précé- 
dons ;  ce  juge  intègre,  dont  la  probité  ne  se  laissait  point  cor- 
rompre, avait  à  cœur  l'honneur  des  Paluel,  et  la  reine  mère  ne 
doutait  pas  en  ce  moment  qu'il  n'entrât  dans  sa  colère,  qu'il  ne  fût 
résolu  comme  elle  à  ne  pas  boire  cette  honte,  à  s'en  aller  plutôt 
clopin  dopant,  lui  aussi,  quand  cette  fille  entrerait. 

Cependant  Robert  s'était  levé  en  disant  : 

— ..Je  croyais  que  nous  raisonnerions.  Dè^  l'instant  que  tu  te 
fâches,  bonsoir!  nous  causerons  plus  tard. 

Il  gagnait  déjà  la  porte;  elle  lui  fit  signe  de  retourner  à  sa  place, 
de  se  rasseoir,  et  il  se  rassit,  tandis  qu'elle  faisait  un  énergique 
effort  sur  elle-même  pour  refouler  sa  colère  dans  les  profondeurs 
de  ses  entrailles.  Cette  opération  lui  parut  mille  fois  plus  difficile 
que  de  taire  rentrer  dans  sa  mue  une  oie  aU'iimée  de  grand  air. 

—  Raisonnons,  puisqu'il  te  plaît  de  raisonner,  dit-elle  d'un  ton 


744  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  tranquille.  Mais  tu  comprends  que  la  surprise,  rémotion... 
j'en  ai  été  comme  sulloquée,  comme  étranglée...  Soit!  raisonnons. 
Tu  l'as  donc  rencontrée,  cette  Aleth  Guépie?  Tu  as  causé  avec  elle? 

—  Plus  d'une  fois,  et  à  chaque  fois  elle  m'a  plu  davantage.  C'est 
la  seule  fille  que  j'aie  jamais  été  tenté  d'épouser. 

—  Ah  !  [)our  jolie,  mon  Dieu  !  mettons  qu'elle  le  soit.  Quand  on 
n'a  pas  le  sou,  c'est  bien  le  moins  qu'on  ait  le  nez  bien  fait.  Mais 
est-elle  vraiment  si  merveilleuse?..  Moi,  je  la  trouve  trop  grasse  et 
trop  courte  de  taille;  c'est  ce  que  j'appelle  une  ragote...  Tu  vois 
bien  que  je  ne  me  fâche  pas,  que  je  raisonne...  Réellement,  Robert, 
tu  aimes  cette  couleur  de  cheveux? 

Elle  était  sincère;  elle  estimait  en  conscience  que  le  brun,  le 
châtain  et  le  blond  tranquille,  un  peu  fade,  sont  les  seules  couleurs 
qui  soient  de  mise  dans  la  grande  culture,  que  des  cheveux  roux  y 
sont  une  inconvenance,  une  incongruité. 

—  Mais  parle...  Où  l' as-tu  vue? 

—  Nous  nous  sommes  rencontrés  par  hasard. 

—  Oh!  par  hasard!  dit-elle  en  s'échautîant  de  nouveau.  Comme 
si  ces  Guépie  faisaient  rien  par  hasard!  Tu  crois  bonnement  au 
hasard  des  Guépie?..  Ils  ont  tendu  leurs  filets,  lu  y  es  tombé.  Dieu 
nous  garde  ! 

A  son  tour,  il  se  fâcha  un  peu  et  répondit  sur  un  ton  d'amère 
ironie  : 

—  J'aurai  bientôt  trente  et  un  ans,  j'ai  vu  le  monde,  j'ai  été 
marin,  je  suis  allé  àla  Martinique,  j'ai  rencontré  beaucoup  d'hommes 
et  beaucoup  de  femmes,  et  voyez  un  peu  l'imbécile  que  je  suis!  je 
me  laisse  prendre  au  premier  traquenard  venu. 

—  Ces  donzelles  sont  de  si  fines  enjôleuses!  Quand  elles  se 
mêlent  de  vous  jeter  de  la  poudre  aux  yeux!..  Celle-ci  surtout,  qui 
n'a  que  sa  beauté  pour  la  faire  vivre.  £t  vraiment  sait-on  ce  que 
c'est,  cette  fille-là?  Après  lui  avoir  fait  garder  les  dindons,  ils  en 
ont  fait  une  demoiselle.  Il  faut  bien  qu'elle  amorce  sa  ligne  pour 
attraper  un  monsieur;  car  on  entend  jouer  à  la  dame,  s'amuser,  et 
c'est  le  monsieur  qui  paiera...  Mais  laissons  cela,  car  tu  m'as  l'air 
de  te  fâcher  à  ton  tour...  Dis-moi  seulement,  Robert...  oui,  Robert, 
mets-toi  un  peu  à  ma  place  et  dis-moi  ce  que  je  deviendrais,  si 
demain  les  Bourgeret,  les  Lanterneux  et  les  Cambois,  apprenant  que 
tu  te  maries,  venaient  me  demander  qui  tu  épouses...  Crois-tu  que 
je  ne  mourrais  pas  de  confusion  si  je  devais  leur  confesser  que  mon 
fils  épouse  une  fide  dont  le  père  est  un  cabarelier  de  dixième  ordre 
et  dont  la  mère  a  été  cuisinière  chez  une  Anglaise?...  lih!  bon 
Dieu,  je  le  dis  comme  je  le  pense,  il  m'en  coûterait  moins  de  leur 
apprendre  que  tu  épouses  Mariette  Sorris,  ajouta-t-elle  brutalement. 

Et  elle  lui  montrait  du  doigt,  par-dessus  son  épaule,  Ihumble 


lA    FERME    DU    CHOQUARD.  7A5 

fille  du  porte-balle,  dont  le  saisissement  clait  lel  qu'elle  eût  été 
incapable  de  décider  si  la  chemise  qu'elle  reprisait  ou  faisait  sem- 
blant de  repriser  avait  deux  poitinets  ou  n'en  avait  qu'un. 

—  Que  veux-tu?  répliqua-t-il.  En  traversant  l'océan,  j'y  ai  noyé 
quelques-uns  de  mes  ])réjugés. 

—  Des  préjugés  !  des  préjugés  !  c'est  bien  vite  dit...  Moi  je  pense 
que.  dans  ce  monde,  il  faut  que  chacun  se  tienne  à  sa  place,  sans 
vouloir  ni  monter  ni  descendre,  et  qu'il  est  bon  de  se  marier  entre 
soi,  sans  sortir  de  sa  classe.  Autrement  tout  est  pêle-mêle,  et  il  n'y 
a  plus  d'ordre  ni  rien  du  tout,  et  le  bon  Dieu  lui-même  ne  pourrait 
plus  s'y  reconnaître. 

—  Ah  !  parlons-en  de  ton  bon  Dieu,  lui  dit-il.  A  ce  qu'on  prétend, 
il  ne  méprisait  pas  les  péagers  ni  les  gens  de  rien.  Que  Jais-tu  de 
ta  religion,  je  te  prie? 

Elle  ne  releva  pas  cet  argument:  mais  elle  fit  à  part  elle  plusieurs 
réflexions.  Elle  songeait  que  si  le  bon  Dieu  a  vu  mauvaise  compa- 
gnie sur  la  terre  et  vécu  en  de  bons  termes  avec  des  gens  de  rien, 
ce  n'est  peut-être  pas  le  plus  beau  trait  de  son  histoire,  mais  que 
du  moins  il  ne  leur  a  jamais  demandé  leur  fille  en  mariage.  Elle 
songeait  aussi  que  ce  même  bon  Dieu  est  le  maître  de  faire  ce 
qu'il  lui  plaît,  que  quoi  qu'il  fasse,  il  sait  toujours  s'arranger  pour 
ne  pas  se  compromettre,  et  que  si  les  Bourgeret,  les  Lanterneux 
et  les  Cambois  s'avisaient  de  lui  demander  des  explications,  il  les 
enverrait  promener.  Mais  les  Paluel  n'étaient  pas  dans  le  même 
cas,  leur  situation  était  tout  autre,  ils  n'avaient  pas  le  droit  d'en- 
voyer promener  les  gens,  et  elle  se  voyait  déjà  en  présence  des  ques- 
tionneurs, dont  les  uns  ricanaient  sous  cape,  dont  les  autres  pre- 
naient des  airs  compalissans,  et  il  fallait  leur  répondre,  et  elle  res- 
tait devant  eux  embarrassée,  interdite,  cherchant  des  biais,  suant 
d'angoisse.  Quel  supplice  !  Elle  en  frémissait  d'avance. 

Elle  garda  ses  réflexions  pour  elle,  et  changeant  de  thème  : 

—  Que  ce  Richard  Guépie  soit  sans  sou  ni  maille,  je  consens  à  le 
lui  pardonner.  Mais,  à  défaut  d'écus,  il  a  un  sac  de  honte.  L'a-t-il 
vidé  devant  toi?..  Ce  billet  qu'il  avait  signé  à  son  frère,  ce  billet 
qu'il  a  fait  disparaître... 

—  Il  a  été  mis  hors  de  cour,  interrompit-il.  Je  ne  me  pique  pas 
d'être  plus  sévère  que  les  juges. 

—  Bien,  laissons  ce  billet  tranquille.  Mais  oseras-tu  nier  que  ce 
Richard  soit  un  homme  sans  honneur,  dont  la  parole  vaut  du  vent, 
une  sorte  d'axenturier  qui  a  déjà  crevé  deux  ou  trois  métiers  sous 
lui,  un  lâi-he  paresseux,  qui  voudrait  vivre  sans  faire  œuvre  de  ses 
dix  doigts  ?. .  Ces  gens-là  ont  toujours  été  aux  crochets  de  quelqu'un. 
Celte  Anglaise  a  été  longtemps  leur  vache  à  lait.  Elle  s'est  rema- 
riée, elle  les  a  lâchés,  dit-ou;  il  leur  faut  une  autre  vache  à  traire, 


746  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

c'est  toi  qu'on  a  choisi...  Dis-moi  franchement,  ton  futur  beau-père 
ne  t'a-t-il  pas  déjà  emprunté  quelque  argent? 

—  Certainement,  dit-il,  deux  ou  trois  cent  mille  francs,  je  ne 
me  rappelle  plus  très  bien  le  chiffre. 

—  Oh  !  s'il  ne  t'a  encore  rien  demandé,  un  peu  de  patience,  cela 
viendra  plus  vite  que  tu  ne  crois...  Mais  vraiment  je  ne  sais  plus 
que  penser,  je  ne  sais  plus  où  j'en  suis...  Quoi!  cela  ne  te  ferait 
rien  d'entrer  dans  la  famille  de  ces  gens-là,  de  frayer  avec  eux,  de 
mettre  ta  main  dans  ces  mains  sales?..  Réponds-moi,  je  te  prie, 
qu'en  dirait  ton  père  ? 

Il  répliqua  : 

—  Laissons  les  morts  tranquilles  ;  il  est  si  facile  de  les  faire 
parler  ! 

A  ces  mots,  la  colère  de  M'"''  Paluel  se  ralluma  subitement  comme 
un  feu  d'épines  qu'on  croyait  éteint  au  milieu  d'un  champ  et  qui 
tout  à  coup  jette  une  grande  flamme  claire. 

—  Eh  bien  !  moi  qui  ne  suis  pas  morte,  s'écria-t-elle,  je  te 
déclare,  Robert,  que  tous  ces  Guépie  sont  des  planches  où  le  pied 
enfonce,  que  tous  ces  Guépie  sont  du  bois  pourri  où  l'on  voit  courir 
les  vers,  et  Seigneur  Dieu!  je  n'entends  pas  qu'il  entre  de  la  pour- 
riture ici. 

Il  s'était  promis  de  ne  pas  s'emporter,  d'être  infiniment  doux  et 
patient.  Malgré  cette  violente  insulte  faite  à  son  amour,  il  dit  :  Paix  ! 
à  son  sang  qui  bouillonnait,  et  il  resta  maître  de  lui. 

—  Je  n'épouse  pas  le  père  qui  est  cabaretier,  répondit-il  tranquil- 
lement; je  n'épouse  pas  la  mère  qui  a  été  cuisinière  chez  une 
Anglaise.  J'épouse  une  charmante  fille,  qui  n'est  pas  responsable 
des  torts  qu'ont  pu  avoir  ses  parens,  et  tu  la  jugeras  d'une  autre 
façon  quand  tu  lui  auras  fait  l'honneur  de  la  voir  et  de  la  connaître. 

Elle  dénoua  brusquement  les  brides  de  son  bonnet  qui  la  gênaient 
et  l'ètouffaient,  et  passant  de  la  violence  au  sarcasme  : 

—  Mais  c'est  donc  une  sorcière  que  cette  créature!  Elle  t'a  jeté 
un  charme...  Raconte-moi  un  peu  les  finesses  dont  elle  s'est  ser- 
vie, ou  plutôt  ne  me  dis  rien,  je  sais  tout,  je  vois  d'ici  ses  chatte- 
ries, ses  simagrées,  ses  roulemens  d'yeux...  Tu  as  beau  soutenir  le 
contraire,  elle  t'attendait  embusquée  derrière  un  buisson,  elle  te 
guettait,  et  quand  tu  as  passé,  elle  a  raccroché  ce  beau  monsieur 
qui  avait  traversé  l'océan,  qui  avait  vu  la  Martinique  et  tant  d'hommes 
et  tant  de  femmes...  Dieu  1  comme  elle  a  dû  rire  et  se  moquer  de 
toi,  cette  drôlesse,  en  te  voyant  entrer  dans  sa  nasse! 

Cette  fois,  la  patience  lui  échappa,  et  il  s'écria  : 

—  Tu  as  raison,  il  faut  qu'elle  soit  sorcière,  cette  drôlesse,  naais 
elle  est  bien  plus  fine  que  tu  ne  penses,  puisqu'elle  n'a  pas  eu 
besoin  de  venir  me  chercher  et  que  c'est  moi  qui  ai  couru  après 


LA    FERME    DU    CHO(>UARD.  ikl 

elle...  Écoute  bien,  la  première  fois  que  je  l'ai  vue,  elle  m'a  tant 
plu  que  je  l'ai  embrassée  de  force  sur  les  deux  joues,  elle  m'en  a 
voulu,  je  lui  faisais  peur;  pendant  trois  semaines,  elle  n'est  pas 
sortie  de  chez  elle,  tant  elle  craignait  do  me  renconlrei^,  et  j'étais 
comme  fou  de  ne  pas  la  revoir.  Mais  tout  s'est  arrangé,  elle  a  dû 
sortir  enfin  pour  aller  à  l'enterrement  de  la  fille  du  grainetier,  et  je 
l'ai  rencontrée  dans  l'église  de  Brie,  où  elle  priait  le  bon  Dieu  de 
tout  son  cœur,  car  cette  créature  a  le  même  bon  Dieu  que  toi,  et 
elles  prient  quelquefois,  ces  sorcières.  Elle  a  tenté  de  m'échapper, 
je  lui  ai  barré  le  chemin,  je  l'ai  suppliée  de  me  donner  un  rendez- 
vous,  elle  s'est  fâchée,  elle  a  refusé,  et  chaque  soir  j'allais  rôder 
autour  de  sa  maison,  jusqu^'à  ce  que  j'aie  appris  qu'on  lui  oflrait  une 
place  de  gouvernante  en  AngleteiTe,  qu'elle  était  résolue  à  partir 
pour  ne  plus  me  voir,  sur  quoi  je  lui  ai  fait  demander  par  son  père 
de  retarder  un  peu  son  départ,  afin  que  j'eusse  le  temps  de  te  par- 
ler... Voilà  toute  l'histoire,  et  dans  cette  histoire  je  ne  vois  pas  de 
drôlesse,  je  n'y  vois  qu'un  drôle,  c'est  moi. 

Bien  que  M'»®  Paluel  fût  convaincue  qu'il  y  avait  dans  cette  his- 
toire une  drôlesse  assez  habile  pour  cacher  son  jeu,  elle  ne  pouvait 
douter  des  avances  qu'avait  faites  son  fils,  de  l'ardeur  qu'il  avait 
mise  dans  ses  poursuites.  Elle  en  éprouva  un  sentiment  d'indicible 
humiliation,  et  pour  un  moment  la  colère  fit  place  à  la  honte.  Sai- 
sissant de  ses  deux  mains  les  deux  bras  de  son  fauteuil,  où  elle 
laissa  l'empreinte  de  ses  ongles,  elle  dit  d'une  voix  sombre  qui  sem- 
blait sortir  d'une  caverne  : 

—  En  voilà  assez,  Robert,  je  suis  édifiée,  et  ceci  est  mon  dernier 
mot.  Choisis  entre  Aleth  Guépie  et  ta  mère,  il  n'y  a  pas  dans  cette 
maison  assez  d'air  pour  cette  fille  et  pour  moi. 

Il  se  leva  de  nouveau,  et  prenant  entre  ses  doigts  crispés  sa  pipe 
d'écume  qu'il  avait  oubliée  sur  une  console,  il  en  fit  voler  le  four- 
neau en  éclats  et  jeta  violemment  à  terre  ce  qu'il  en  restait.  Cette 
exécution  le  soulagea,  et  il  dit  sur  un  ton  presque  doux  : 

—  Mère,  je  te  donne  six  mois  pour  réfléchir.  Si,  le  l®""  mai  de  l'an 
prochain,  tu  persistes  à  répéter  ce  que  tu  viens  de  dire,  je  ne  me 
marierai  pas,  je  resterai  garçon  jusqu'à  ma  mort.  Mais  je  te  prie  de 
ne  pas  m'en  vouloir  si  le  chagrin  me  rend  malade  et  si  cette  mai- 
son, où  je  ne  suis  revenu  que  pour  te  faire  plaisir  et  dans  laquelle 
il  n'y  a  pas  assez  d'air  pour  elle  et  pour  toi,  n'est  plus  pour  moi 
qu'une  prison. 

A  ces  mots,  il  sortit. 

Pour  la  première  fois,  Mariette  venait  d'assister  à  une  scène  entre 
la  mère  et  le  fils,  et  quelle  scène!  La  pauvre  enfant,  tout  atterrée, 
avait  les  lèvres  aussi  blanches  que  la  chemise  qu'elle  essayait  en 


7â8  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

vain  de  raccommoder.  Le  mot  brutal  que  lui  avait  décoché  M""®  Pa- 
luel  n'était  pas  ce  qui  l'afleclait  le  plus;  elle  se  rendait  justice,  elle 
sentait  son  néant.  Mais  quoi!  pouvait-il  se  faire  que  celui  qui  était 
si  haut  dans  ses  pensées,  cet  être  à  part^  supérieur,  semblait-il,  à 
toutes  les  faiblesses  humaines,  fût  tombé  follement  amoureux  d'Aleth 
Guépie  et  l'eût  embrassée  de  force?  Était-il  bien  vrai  que  cette 
fille  extraordinaire,  que  cette  créature  privilégiée  et  prodigieuse- 
ment heureuse  eût  senti  un  jour  sur  ses  deux  joues  les  lèvres  impé- 
rieuses et  hautaines  de  ce  grand  homme,  qui  s'en  servait  quelque- 
fois pour  sourire,  pour  parler  ou  pour  sifller,  mais  qui  n'embrassait 
jamais?  Cette  pensée  était  pour  elle  un  abîme  où  elle  se  perdait,  un 
océan,  et  l'eau  de  cet  océan  lui  était  amère. 

Elle  fut  tirée  de  sa  profonde  et  triste  rêverie  par  la  voix  du  cou- 
cou, lequel  marquait  neuf  heures  et  s'était  mis  à  chanter.  Elle  en 
fut  tirée  plus  brusquement  encore  par  M""®  Paluel,  qui  lui  arracha 
des  mains  la  malheureuse  chemise,  en  lui  criant  d'une  voix  stri- 
dente : 

—  Le  joli  travail  que  tu  as  fait  là  !  Va  bien  vite  te  coucher,  pares- 
seuse, au  lieu  de  gâcher  ainsi  l'ouvrage. 

Elle  se  hâta  d'obéir,  et  M'"''  Paluel  resta  seule  avec  sa  colère  et 
avec  le  coucou,  dont  ses  regards  sollicitaient  le  témoignage  et  l'im- 
puissante sympathie.  Au  bout  d'une  demi-heure,  elle  sortit  à  son 
tour.  En  traversant  la  cuisine,  elle  promena  autour  d'elle  des  yeux 
flamboyans,  dans  l'espérance  de  découvrir  quelque  trace  de  désordre, 
de  négligence  et  une  occasion  de  décharger  sa  bile.  Mais  Catherine 
était  une  fille  bien  dressée,  bien  stylée;  on  ne  la  prenait  jamais  en 
faute.  Toutes  choses  étaient  en  ordre,  les  marmites  avaient  été  soi- 
gneusement récurées,  pas  un  torchon  ne  traînait,  les  tables  étaient 
aussi  nettes  que  la  pelure  d'un  oignon,  les  casseroles  s'alignaient  le 
long  de  leur  mur,  chacune  à  sa  place,  et  reluisaient.  M'"®  Paluel 
monta  à  sa  chambre,  qui  était  située  au  premier  étage.  La  cage  de 
l'escalier  parut  frémir  à  son  approche  et  les  marches  tremblèrent 
sous  elle;  c'était  une  tempête  qui  passait. 

Vin. 

Le  lendemain,  dans  le  courant  de  la  matinée,  Robert  eut  en  pré- 
sence d'Aleth  un  entretien  avec  Richard  Guépie,  à  qui  il  rendit 
compte  de  la  scène  de  la  veille.  Il  avoua  que  les  résistances  de  sa 
mère  étaient  plus  vives  et  promettaient  d'être  encore  plus  tenaces 
qu'il  ne  s'y  était  attendu;  mais  il  ajouta  que  rien  n'était  désespéré, 
qu'il  trouverait  bien  moyen  de  la  fléchir,  de  la  ramener,  et  il  demanda 
qu'on  lui   accordât  un  délai  de  six  mois.  Maître  Richard  fit  grise 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  749 

mine  à  celte  proposition,  qui  le  contrariait  beaucoup.  Il  hochait  l^ 
tête,  se  récriait  ;  le  délai  lui  semblait  trop  long,  il  craignait  les  acci- 
dens  et  qu'on  ne  prît  le  ron^an  par  la  queue.  En  cette  rencontre, 
Aleth  fit  preuve  d'une  sensilnlilé  vraiment  touchante  et  d'un  absolu 
désinicrt'ssenient.  Elle  représenta  à  Robert  tous  les  ennuis  aux- 
quels il  allait  s'exposer  pour  elle,  elle  l'engngea  à  l'abandonner.  En 
même  temps,  elle  le  regardait  de  ses  yeux  les  plus  chatouillans  et 
lui  donnait  à  entendre  que  le  sacrifice  serait  cent  fois  plus  dur  pour 
elle  que  pour  lui.  Mais  c'était  plus  sage,  il  fallait  se  faire  une  rai- 
son. Qu'il  la  laissât  partir,  il  l'aurait  bientôt  oubliée.  Il  lui  repartit 
qu'il  aimait  mieux  mourir  que  de  renoncer  à  elle,  il  la  supplia  de 
patienter  un  peu,  et  à  ses  supplications  se  mêlèrent  des  emporte- 
mens,  indigné  qu'il  était  de  trouver  partout  des  résistances.  On 
finit  par  s'arranger,  le  sursis  fut  octroyé.  Mais  Guépie  déclara 
qu'aussi  longtemps  que  l'aflaire  ne  serait  pas  dans  le  sac,  on  ne  se 
verrait  que  rarement  et  jamais  en  tête-à-tête;  il  voulait  être  là.  Il 
prononça  cette  déclaration  du  ton  d'un  père  aussi  tendre  que  rigide, 
qui  lient  plus  à  la  vertu  de  sa  fille  qu'à  tous  les  biens  de  la  terre. 
En  réalité,  il  se  plaçait  au  point  de  vue  d'un  commerçant  qui  n'en- 
tend pas  prêter  sa  marchandise  ni  l'exposer  à  aucun  hasard  avant 
d'en  avoir  trouvé  le  débit  ;  il  savait  qu'une  marchandise  avariée  ne 
se  vend  plus. 

—  Oui,  mon  beau  garçon,  nous  y  tiendrons  l'œil,  disait-il  en  lui- 
même  à  Robert.  Tu  ne  l'auras  ni  ne  la  caresseras  avant  de  lui  avoir 
mis  sur  la  tète  une  couronne  de  fleurs  d'oranger.  Si  tu  caressais,  tu 
n'épouserais  pas. 

La  dernière  semaine  d'oc'obre  s'écoula,  puis  vint  novembre,  pen- 
dant lequel  il  plut  beaucoup,  puis  décembre,  qui  amena  la  neige. 
Vers  le  premier  de  l'an,  la  température  se  radoucit;  à  la  fin  de  jan- 
vier, il  gela  très  dur  et  les  arbres  fruitiers  souffrirent,  après  quoi  il 
y  eut  un  printemps  précoce,  si  bien  qu'au  milieu  de  février  les  nar- 
cisses jaunes  étaient  en  fleur  dans  les  bois  et  qu'il  y  avait  des  vio- 
lettes au  pied  des  grands  chênes  encore  habillés  de  leurs  feuilles 
jaunes.  Mais  ni  la  pluie,  ni  la  neige,  ni  le  gel,  ni  les  brises  tièdes, 
ni  les  narcisses  et  les  violettes  ne  changèrent  rien  à  ce  qui  se  pas- 
sait dans  les  cœurs.  Chacune  des  deux  parties  attendait  que  l'autre 
cédât  et  semblait  compter  sur  un  miracle.  Il  ne  s'en  fit  point  ;  dans 
ce  siècle  d'incrédules,  la  Providence  en  est  avare. 

La  mère  et  le  fils  vivaient,  mangeaient,  buvaient  ensemble  comme 
à  leur  ordinaire  ;  ils  se  disaient  bonjour  le  matin,  bonne  nuit  avant 
de  s'aller  coucher.  Le  parler  était  bref,  les  voix  étaient  rêches.  Au 
surplus,  ils  ne  causaient  que  dans  les  cas  de  nécessité  urgente,  à 
propos  des  afïaires  du  ménage,  et  de  part  et  d'autre  on  évitait  avec 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soin  le  sujet  dangereux,  sachant  bien  qu'il  suffirait  d'un  mot  pour 
déchaîner  les  autans  et  faire  éclater  la  tempête.  Sous  les  propos 
qu'ils  échangeaient,  on  sentait  des  profondeurs  de  silence.  Mariette 
voyait  venir  avec  effroi  l'heure  des  repas.  De  sa  place,  levant  furti- 
vement les  yeux,  elle  considérait  ces  deux  visages  où  se  révélaient 
deux  volontés  ennemies.  11  lui  semblait  que  le  choc  de  ces  deux 
rochers  allait  l'écraser. 

Elle  avait  depuis  longtemps  une  idée  qui  lui  trottait  dans  la  tête; 
elle  n'avait  jamais  vu  face  à  face  Aleth  Guépie,  elle  voulait  la  voir, 
examiner  de  près  cette  fatale  créature  qui  venait  de  troubler  à 
jamais  la  tranquillité  du  Choquard  et  le  bonheur  de  Mariette  Sorris. 
Un  soir  que  M""'  Paluel,  n'ayant  personne  autre  sous  la  main,  l'avait 
envoyée  faire  une  commission  pressée  à  Mailly,  comme  elle  reve- 
nait, sa  lanterne  à  la  main,  elle  constata  qu'il  y  avait  de  la  lumière 
à  l'auberge  de  la  Renommée  et  que  la  porte  en  était  entr' ouverte. 
Si  peu  rusée  qu'elle  fût,  elle  s'avisa  d'une  ruse  de  guerre,  elle  sout- 
fla  sa  lanterne  et  entra  dans  l'auberge  pour  la  rallumer.  Aleth  était 
assise  au  comptoir,  écrivant  une  lettre  pour  son  père,  qui  en  atten- 
dant d'utiliser  sa  beauté ,  voulait  tirer  parti  de  son  orthographe. 
Elle  s'y  prêtait  complaisamment,  car  à  de  certaines  heures  le  fié- 
vreux ennui  d'une  trop  longue  attente  pesait  à  son  impatience.  Le 
front  penché,  les  cheveux  un  peu  ébouriffés,  elle  était  en  train 
d'arrondir  une  panse  d'«^  quand  Mariette  s' approchant,  elle  releva 
la  tête  et  lui  passa  d'un  air  royal  une  allumette.  Son  humble  rivale 
la  contemplait  éblouie  et  consternée.  Le  monstre  lui  paraissait  plus 
beau  qu'elle  ne  se  l'était  figuré  ;  il  lui  semblait  que  quand  une  fois 
on  avait  fait  la  folie  d'aimer  ses  yeux  verts,  ils  vous  tenaient  un 
homme  jusqu'à  son  dernier  soupir. 

Elle  sortit  de  l'auberge  tellement  émue  et  troublée  que  cette  fille 
si  adroite  alla  buter  contre  un  tas  de  pierres  et  que  la  secousse  lui 
fit  lâcher  sa  lanterne,  qui  s'éteignit  à  ce  coup  sans  qu'elle  s'en 
mêlât.  Elle  eut  de  la  peine  à  la  ramasser,  et  le  carreau  en  était 
brisé.  Cette  aventure  lui  attira  une  verte  mercuriale.  M'"'  Paluel 
avait  de  la  colère  à  dépenser  sur  tout  le  monde  et  elle  était  plus 
impitoyable  que  jamais  pour  les  moindres  peccadilles.  Faute  de 
mieux,  elle  grêlait  sur  le  persil. 

Si  on  parlait  peu  dans  la  salle  à  manger  de  la  ferme  du  Cho- 
quard, on  parlait  beaucoup  dans  la  cuisine  de  l'auberge  de  la 
Renommée,  et  même  on  n'y  déparlait  pas,  mais  on  ne  s'entendait 
pas  toujours.  La  pessimiste  Palmyre  déclarait  l'affaire  manquée,  la 
partie  perdue;  elle  en  prenait  prétexte  pour  dauber  sur  les  éter- 
nelles et  absurdes  espérances  de  son  mari,  sur  ses  imaginations 
chimériques,  sur  ses  châteaux  en  l'air,  sur  les  alouettes  qui  lui 


LA.    FERME    DU    CHOQUARD.  751 

tombaient  du  ciel  toutes  rôties  et  que  personne  n'avait  jamais 
vues,  sur  ses  projets  qui  s'écroulaient  l'un  après  l'autre  comme 
des  capucins  de  caites.  Sous  l'impression  de  ces  railleries,  l'opti- 
miste Richard  commençait  à  s'inquiéter,  à  perdre  cœur,  il  avait 
tenté  autrefois  de  concluie  un  marché  avec  M"""  Joséphine  Paluel  ; 
il  s'était  flatté  d'obtenir  d'elle  qu'on  lui  permît  de  prendre  chaque 
jour  sa  provision  de  lait  à  la  ferme,  où  on  ne  le  vendait  jamais  au 
détail.  Charmée  de  celte  occasion  de  lui  témoigner  son  mépris,  elle 
l'avait  éconduit  avec  une  verdeur  dont  il  lui  souvenait. 

—  Je  crains  que  ta  mère  n'ait  raison ,  disait-il  à  sa  fille.  Cette 
sotte  femme  ne  se  rendra  jamais. 

—  Patience!  répondait- elle,  c'est  ce  que  nous  verrons. 

Dans  son  découragement,  il  en  était  venu  à  concevoir  un  autre 
projet,  que  Paimyre  daignait  approuver.  Lesape,  qui  aimait  à  faire 
son  pot  à  part,  ne  dînait  ni  ne  couchait  à  la  ferme.  Il  s'était  loué 
une  chambrette  à  Mailly,  où  il  faisait  lui-même  sa  petite  cuisine, 
dans  laquelle  les  tripes  et  la  fressure  jouaient  un  grand  rôle.  Mais, 
comme  on  sait,  il  lui  arrivait  souvent  après  son  souper  d'aller  pas- 
ser une  heure  à  la  Renommée  pour  y  boire  la  goutte  et  y  lire  le 
Petit  Journal.  Guépie  avait  entendu  dire  que,  sans  en  avoir  l'air, 
l'homme  de  confiance  de  Robert  Paluel  était  un  homme  d'étoffe  et 
d'avenir,  qu'il  avait  du  foin  dans  ses  bottes,  qu'écu  après  écu  il 
mettait  beaucoup  d'argent  de  côté,  non  pour  l'enterrer  dans  des 
bas  de  laine,  mais  pour  le  placer  à  sa  convenance,  et  que  tout  der- 
nièrement, il  avait  acheté  dix  obligations  de  chemins  de  fer.  On  pré- 
tendait aussi  qu'il  ne  resterait  pas  éternellement  au  Choquard,  qu'il 
préférait  le  commerce  à  l'agriculture,  qu'il  caressait  l'idée  d'aller 
exercer  à  Paris,  au  service  de  quelque  grosse  maison,  son  talent  de 
vendre  et  d'acheter.  Il  y  avait  du  vrai  et  du  faux  dans  tout  cela, 
Lesape  ne  disait  ses  affaires  à  personne.  Mais  Guépie  se  trom- 
pait grossièrement  quand  il  s'imaginait  que  cet  honnête  et  madré 
Briard  pouvait  être  un  parti  pour  sa  fille.  Il  n'était  pas  homme  à 
épouser  une  fille  pour  ses  beaux  yeux.  S'il  avait  eu  des  attentions 
pour  Mariette  Sorris,  c'est  qu'il  la  jugeait  douée  de  tous  les  talens 
qui  font  les  bonnes  ménagères.  Encore  ne  l'eût-il  pas  choisie  si  elle 
n'avait  dû  lui  apporter  en  dot  que  sa  coiffe  de  nuit:  mais  il  lui  con- 
naissait de  petites  économies  qu'elle  devait  aux  libéralités  de  son 
patron,  et  il  était  sûr  que  Robert  ne  s'en  tiendrait  pas  là.  Le  refus 
de  Mariette  ne  l'avait  point  découragé,  il  se  promettait  de  revenir  à 
la  charge  en  temps  et  heu.  Quant  à  épouser  une  Aleth  Guépie,  il 
riait  dans  sa  barbe  à  la  pensée  qu'on  pût  le  croire  capable  d'un  tel 
coup.  Il  était  le  moins  romantique  de  tous  les  enfans  de  la  Brie  ;  il 
laissait  ce  morceau  de  roi  aux  gourmets  et  aux  délicats,  cette  demoi- 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

selle  à  ceux  qui  les  aiment,  celte  oisive  à  ceux  qui  n'ont  pas  besoin 
qu'on  les  aide.  Cela  n'empêchait  pas  Guépie  de  tourner  beaucoup 
autour  de  lui,  de  lui  faire  de  discrètes  avances.  Lesape  le  voyait 
venir  et  se  donnait  l'air  de  n'entendre  malice  à  rien.  —  Tourne  seu- 
lement, pensait-il.  Tu  as  bien  trouvé  ton  horame,  mon  gaillard! 
Lesape  mange,  mais  il  n'est  pas  lait  pour  être  mangé.  —  Guépie 
devenait-il  trop  pressant,  il  s'enfonçait  dans  la  lecture  de  son  jour- 
nal, et  quoique  le  format  n'en  fût  pas  grand,  sa  tête  y  disparaissait 
tout  entière,  y  compris  ses  oreilles.  Mais  Guépie  ne  se  rebutait  pas. 
Il  aurait  voulu  que  sa  fille  lui  vînt  en  aide,  qu'elle  se  réservât  Lesape 
comme  pis-aller.  Il  tâchait  de  lui  insinuer  que,  quand  on  ne  peut 
épouser  Dieu  le  père,  c'est  encore  quelque  chose  d'épouser  l'un  de 
ses  saints.  Elle  le  renvoyait  bien  loin,  en  disant  : 

—  Ou  lui  ou  personne. 

L'imperturbable  assurance  de  sa  fille  lui  rendait  un  peu  de  la 
sienne  ébranlée  par  les  doutes  persistans  de  sa  femme.  Il  n'en  était 
que  plus  attentif  à  veiller  au  grain,  à  ne  jamais  laisser  les  amou- 
reux seul  à  seul.  Robert  avait  beau  s'ingénier  pour  se  ménager  un 
tête-à-tête,  il  voyait  arriver  cet  inévitable  père,  tour  à  tour  solennel 
ou  doucereux,  impudent  ou  flagorneur.  Il  se  tenait  à  quatre  pour 
ne  pas  le  souffleter  et  trouvait  qu'on  lui  faisait  payer  bien  cher  ses 
joies  futures.  Mais  un  regard  provocant  d'Âleth,  le  rayonnement 
de  son  sourire,  suffisaient  pour  le  consoler,  en  promettant  à  ses 
sens  et  à  son  cœur  des  fêtes  qui  le  dédommageraient  au  centuple 
de  tous  ses  écœuremens. 

Depuis  longtemps  l'affaire  s'était  ébruitée.  Convaincu  qu'il  était 
de  son  intérêt  de  faire  beaucoup  de  tapage,  Guépie  se  plaignait  à 
tout  venant  que  sa  fille  était  bien  malheureuse,  il  gémissait  publi- 
quement sur  les  épreuves  et  les  tribulations  de  sa  chère  poulette,  il 
maudissait  ceux  qui  l'avaient  compromise  et  qui  maintenant  lui 
tenaient  le  bec  dans  l'eau,  répétant  cent  fois  par  jour  qu'elle  n'était 
pas  allée  chercher  les  gens,  qu'on  était  venu  la  relancer  chez  lui  et 
sous  l'aile  de  sa  mère.  Bref,  il  remplissait  le  pays  de  ses  doléances, 
de  ses  récriminations,  et  le  pays  s'occupait  de  ce  grand  débat  autant 
que  jadis  Vérone  s'était  intéressée  à  la  querelle  des  Montaigus  et  des 
Gapulets.  Les  avis  étaient  partagés.  Les  uns  disaient  que  les  Guépie 
étaient  des  intrigans,  que  leurs  prétentions  étaient  ridicules,  que  le 
Choqiiard  était  un  trop  gros  morceau  pour  eux,  qu'ils  en  seraient 
pour  leurs  frais  d'espérance  et  d'industrie.  Les  autres  déclaraient 
que  M'"'^  Paluel  était  une  orgueilleuse  qui  portait  le  front  trop  haut, 
ils  daubaient  sur  les  insolences  de  la  grande  ferme,  et  ils  profitaient 
de  cette  occasion  pour  affirmer  les  principes  de  89  et  la  sacro-sainte 
égalité  de  toutes  les  cultures,  de  la  grande  et  de  la  petite. 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  753 

Si  les  hommes  causaient,  les  femmes  jasaient  bien  plus  encore. 
Le  lavoir  est  dans  les  villages  l'endroit  où  arrivent  et  d'où  se  répan- 
dent les  nouvelles,  l'endroit  où  l'on  commente  en  les  embellissant 
ou  les  enlaidissant  toutes  les  histoires  de  mariages  à  moitié  faits  ou 
à  moitié  défaits,  les  querelles  domestiques  et  le  reste.  Sous  leur 
lavoir  couvert,  les  commères  de  Mailly,tout  en  s'escrimant  de  leurs 
battoirs  sur  leurs  tapons,  en  débitaient  de  belles.  Elles  racontaient 
que  l'affaire  était  allée  plus  loin  qu'on  ne  pensait,  qu'il  y  avait  un 
poupon  en  chemin,  que  c'était  pour  cela  qu'Aleth  se  celait,  mais 
qu'on  ne  s'épouserait  pas,  que  les  Paluel  en  seraient  quittes  pour 
faire  un  sort  à  la  mère  et  à  l'enfant.  Elles  soutenaient  que  Guépie 
réclamait  trente  mille  francs,  qu'on  ne  voulait  lui  en  donner  que 
vingt.  Les  jeunes  se  disaient  tout  bas  que  Robert  Paluel  était  un 
bien  beau  garçon  et  que  vingt  mille  francs  sont  un  joli  denier,  elles 
se  sentaient  disposées  à  tenter  l'aventure.  Mais  une  vieille  sibylle 
assurait  que  les  Paluel  étaient  des  gens  aussi  avisés  que  seirés  et 
qu'ils  s'en  tireraient  sans  bourse  délier.  C'était  là-dessus  qu'on  dis- 
putait; mais  tout  le  monde  tombait  d'accord  que  le  mariage  était 
impossible.  Une  Guépie  épousant  un  Paluel!  C'était  contraire  à 
toutes  les  lois  de  'a  nature  et  de  l'histoire  de  la  Brie. 

Dans  les  premiers  jours  de  mars,  on  put  croire  que  Robert  com- 
mençait une  maladie;  cette  situation  qui  se  prolongeait  avait  pris 
sur  sa  santé,  si  robuste  qu'elle  fût.  11  ne  s'occupait  pas  moins  de 
sa  ferme  et  de  ses  champs;  il  avait  une  volonté  de  fer.  Mais  il  était 
nerveux,  irascible,  s'emportait  pour  des  bagatelles  et  ses  joues  se 
creusaient  ;  il  était  devenu,  selon  le  mot  de  Lesape,  j-une  comme 
un  coing.  Lesape  n'y  comprenait  rien  ;  Lesape  n'admettait  pas  qu'un 
homme  sensé  eût  d'autres  passions  que  la  passion  de  son  intérêt 
et  qu'il  jaunit  parce  qu'une  fille  lui  plaît  et  qu'il  ne  peut  s'en  don- 
ner la  jouissance.  Passe  encore  quand  la  dot  est  ronde!  Mais  une 
fille  qui  n'a  rien  !  Là,  c'était  incompréhensible. 

Comme  Lesape,  M™^  Paluel  ne  pouvait  se  dissimuler  que  la  santé 
de  son  fils  était  en  souffrance,  et  elle-même  souffrait  du  long  silence 
qu'elle  s'était  imposé;  les  maux  dont  on  ne  parle  pas  lui  paraissaient 
les  plus  insupportables  de  tous.  Elle  n'avait  pas  jauni,  mais  ses  yeux 
brillaient  d'un  éclat  fiévreux.  Un  matin  qu'elle  avait  affaire  au  mar- 
ché de  Brie,  elle  en  profita  pour  se  glisser  en  tapinois  chez  M.  Lar- 
razet  à  l'heure  de  sa  consultation.  Elle  se  soulagea  en  pleurant  dans 
le  gilet  du  docteur;  elle  le  prenait  pour  juge,  elle  lui  disait  :  A  ma 
place,  ne  feriez-vous  pas  comme  moi? 

—  Je  vous  confesse,  madame  Paluel,  lui  répondit-il,que  si  j'avais 
un  fils,  je  ne  le  verrais  pas  sans  inquiétude  épouser  une  Aleth  Gué- 
pie. J'ai  peu  de  goût  pour  les  déclassées;  je  suis  convaincu   que 

TOME  i.v.  —  1S82.  48 


75Û  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  une  qui  tourne  bien,  il  y  en  a  dix  qui  tournent  mal.   Il  est 
possible  que  j'aie  raison,  mais  il  est  possible  que  je  me  trompe. 

—  Vous  n'en  êtes  pas  sûr,  monsieur  Larrazet?  dit-elle  avec  indi- 
gnation. 

—  Je  suis  absolument  certain  que  la  ciguë  est  un  poison  stupé- 
fiant ;  je  ne  le  suis  pas  autant  que  M""  Guépie  soit  destinée  à  em- 
poisonner la  "vie  de  son  mari. 

j^jme  Paluel  n'était  pas  femme  à  s'accommoder  de  cette  sagesse  à 
la  Marphurius;  elle  faisait  à  l'oracle  l'honneur  de  le  consulter;  elle 
n'admettait  pas  que  l'oracle  mît  des  si^  des  mais  et  des  distinguo 
dans  ses  réponses. 

—  Je  vous  dis,  moi,  qu'aussi  sûr  que  j'existe,  elle  tournera  mal. 
Je  la  regardais  l'autre  jour  à  l'église,  elle  a  le  diable  dans  les  yeux. 

—  Que  voulez-vous,  madame  Paluel  ?  je  ne  suis  pas  aussi  habile 
que  vous  à  reconnaître  le  diable  dans  les  yeux  de  mon  prochain.  Je 
ne  l'ai  vu  nulle  part,  ce  grand  personnage,  ni  là  ni  ailleurs.  Je  crois 
au  surplus,  pour  vous  dire  toute  ma  pensée,  que  de  bonnes  leçons  et 
de  bons  exemples  peuvent  beaucoup  pour  changer  le  caractère 
d'une  jeune  fille.  Si  ce  mariage  se  faisait... 

—  Il  ne  se  fera  pas,  interrompit-elle  vivement. 

—  S'il  se  faisait,  vous  dis-je,  il  pourrait  arriver  que  moyennant 
beaucoup  d'affection  et  sous  la  vigilante  tutelle  d'une  belle-mère  telle 
que  vous... 

—  11  ne  s'agit  pas  de  moi,  interrompit-elle  de  no'iveau. 

Elle  entendait  qu'on  l'approuvât;  elle  n'entendait  pas  qu'on  se 
mêlât  de  la  conseiller.  Qu'avait-elle  besoin  de  conseils?  Ne  savait- 
elle  pas  ce  qu'elle  avait  à  faire? 

—  S'il  ne  s'agit  pas  de  vous,  reprit-il,  de  qui  s'agit-il? 

—  De  mon  fils,  de  la  folie  qu'il  veut  faire  et  qu'il  faut  l'empê- 
cher de  faire. 

—  Dame  !  considérez  qu'il  vous  a  fait  un  grand  sacrifice  en  s'en- 
gageant  à  ne  pas  se  marier  sans  votre  aveu,  puisque  après  l'âge  de 
trente  ans,  à  défaut  de  consentement  sur  un  acte  resjiectueux,  il 
peut  être  passé  outre,  un  mois  après,  à  la  célébration  du  mariage. 

—  Que  dites-vous  In,  monsieur  Larrazet?  s'écria-t-elle.  Remontez 
jusqu'où  vous  voudrez,  il  n'y  a  pas  un  Paluel  et  pas  un  Larget  qui 
se  soit  marié  sans  le  consentement  de  sa  mère. 

—  Peut-être  bien  ;  mais  si  je  sais  mon  histoire,  il  y  a  un  George 
Larget  qui  a  levé  le  pied  un  beau  jour  et  n'a  jamais  donné  de  ses 
nouvelles. 

Elle  sourit  dédaigneusement  :  —  Et  vous  le  croyez  capable  de 
s'en  aller?  Allons  donc!  C'est  assez  d'un  George  dans  la  famille. 

—  Bon  Dieu,  dit-il,  je  compatis  à  votre  chagrin,  madame  Paluel. 


LA   FERME   DU    CUOQUARD.  755 

Mais  je  crois  qu'une  femme  raisonnable  et  surtout  qu'une  bonne 
mère  telle  que  vous... 

—  Encore  uu  coup,  il  ne  s'agit  pas  de  moi,  mais  de  mon  fils  et 
de  cette  fille  qui,  s'il  l'épouse,  le  rendra  plus  malheureux  que  les 
pierres...  Et  no  voyez-vous  donc  pas  que  c'est  un  méchant  caprice, 
une  folle  fantaisie  qui  lui  est  venue  et  qui  s'épuisera  bien  vite? 
Qu'il  en  tâte  seulement  de  cette  créature!  Je  ne  lui  donne  pas  quinze 
jours  pour  en  avoir  assez  et  pour  se  repentir. 

Et  se  rappelant  un  mot  qu'elle  avait  entendu  au  prône,  elle 
ajouta  : 

—  Monsieur  Larrazet,  c'est  un  amour  de  la  chair  et  du  démon, 
et  ces  amours-là  ne  passent  pas  la  semaine. 

—  Oh!  oh!  comme  vous  y  allez,  madame  Paluel!  Laissons  le 
démon  tranquille  ;  quand  la  chair  est  contente,  l'esprit  est  bien  près 
de  l'être,  et  puis  l'imagination  brode  là-dessus  et  votre  fils  en  a 
beaucoup...  Les  amours  charnelles,  comme  vous  dites,  sont  sou- 
vent les  plus  tenaces  de  toutes,  et  il  y  en  a  quelquefois  pour  toute 
une  vie. 

M.  Larrazet  avait  raison.  Spinoza  n'a-t-il  pas  dit  que  l'amour  est 
une  joie  à  laquelle  s'unit  étroitement  l'idée  de  sa  cause?  Plus  la 
joie  est  intense  et  plus  la  cause  est  évidente,  plus  aussi  l'amour  a 
de  chances  de  durer. 

—  Je  n'en  crois  rien,  s'écria  M™"  Paluel.  Il  faut  saler  la  viande 
pour  la  conserver,  et  le  sel...  Je  veux  dire  que  si  le  sel  empêche  la 
viande  de  se  gâter,  c'est  l'estime  qui  fait  durer  les  attachemens.  A 
qui  ferez-vous  croire  que  mon  fils  puisse  estimer  cette  (ille? 

Elle  se  tut  un  instant;  elle  se  grattait  la  joue,  elle  avait  l'air  em- 
barrassé. Puis,  levant  sur  M.  Larrazet  un  regard  scrutateur,  elle  lui 
dit  avec  un  accent  de  mystère. 

—  Vous  êtes  si  savans,  vous  autres  médecins  !  N'y  a-t-il  rien  pour 
guérir  ces  choses-là  ? 

Il  se  mit  à  rire  tout  de  bon,  lui  repartit  qu'il  n'avait  aucune 
drogue  à  lui  offrir  pour  l'usage  qu'elle  en  voulait  faire,  qu'à  sa  con- 
naissance le  seul  moyen  de  guérir  les  amoureux  qui  ont  le  teint 
jaune  était  de  leur  octroyer  la  grâce  qu'ils  désirent.  Elle  se  retira 
très  mécontente  de  lui,  se  disant  que  la  médecine  était  une  pauvre 
science  ou  que  du  moins  M.  Larrazet  n'était  qu'un  petit  médecin,  et 
l'envie  lui  vint  d'en  aller  consulter  un  grand  à  Paris.  Mais  il  se  pro- 
duisit, dès  le  lendemain,  un  incident  qui  absorba  toute  son  attention 
et  la  détourna  de  son  idée. 

Comme  il  traversait  la  cour,  Robert  aperçut  Mariette  agenouillée 
devant  une  oie  qu'elle  tenait  d'une  main  vigoureuse,  tandis  que  de 
l'autre  elle  la  gavait  de  son  mieux,  en  lui  ingurgitant  du  maïs  dans 
le  jabot  à  l'aide  d'un  cntonnoh*. 


750  REYDE  DES  DEUX  UONDFSi 

—  Quelle  idée  as-tu  là?  lui  dit-il.  On  n'engraisse  pas  les  oies  au 
printemps. 

—  C'est  pour  la  manger  à  Pâques,  répondit-elle. 

—  Oli!  bien,  reprit-il,  je  n'en  mangerai  pas  de  ton  oie. 
Et  comme  elle  le  regardait  avec  des  yeux  inquiets  : 

—  Veux-tu  savoir,  ajouta-t-il  quelle  est  la  poudre  qui  guérit  de 
tous  les  chagrins?..  On  l'appelle  la  poudre  d'escampette. 

Sur  quoi  il  s'éloigna,  la  laissant  plongée  dans  une  douloureuse 
méditation.  Elle  n'y  tenait  plus  ;  plantant  là  son  oie  et  sa  pâtée,  elle 
s'en  fut  trouver  M"""  Paluel,  qui  debout  sur  une  chaise  devant  une 
grande  armoire,  s'assurait  que  le  reste  de  ses  conserves  était  en  bon 
état. 

—  Madame  Paluel  !  madame  Paluel  ! 

—  A  qui  en  as-tu?  Le  feu  est-il  à  la  maison? 

—  Oh!  madame  Paluel,  c'est  bien  pis...  Je  vous  prie,  qu'est-ce 
donc  que  la  poudre  d'escampette? 

Elle  le  savait  très  bien,  mais  en  pareil  cas  on  se  flatte  toujours  de 
s'être  trompée. 

—  La  poudre  d'escampette,  répondit  rudement  M""^  Paluel,  je 
m'en  vais  te  la  faire  prendre  si  tu  restes  à  me  regarder  sottement 
sans  t' expliquer. 

—  Figurez-vous,  madame,  dit-elle  en  tâchant  de  reprendre  son 
souffle  et  ses  esprits,  figurez-vous  qu'il  veut  s'en  aller...  Il  vient  de 
me  dire  qu'à  Pâques  il  ne  serait  plus  ici. 

M"^  Paluel  se  rappela  le  propos  que  le  docteur  avait  laissé  échap- 
per dans  leur  dernier  entretien,  sans  qu'elle  y  attachât  aucune  im- 
portance. 

—  C'est  donc  un  complot?  dit-elle  ;  vous  avez  juré  de  me  dire 
tous  la  même  chose...  Eh!  mon  Dieu,  puisqu'il  veut  partir,  qu'à 
cela  ne  tienne,  qu'il  parte  I 

—  Ah!  madame  Paluel,  y  pensez- vous?  s'écria  Mariette  stupé- 
faite qu'on  prît  si  tranquillement  son  parti  d'une  si  énorme  cata- 
strophe. 

Lui  partir!  lui  s'en  aller!  Que  deviendrait  la  maison  sans  lui! 
Elle  semblerait  un  désert,  une  solitude,  elle  serait  aussi  triste,  aussi 
froide  qu'un  monde  sans  soleil.  Et  que  deviendrait  Mariette,  con- 
damnée à  ne  plus  voir  ce  qu'elle  aimait  ?  Elle  reprit  : 

—  Quel  malheur,  madame  !  qu'allons-nous  devenir? 

—  Bah  !  le  vent  continuera  de  souffler  et  la  pluie  de  tomber,  répli- 
qua sèchement  M'"®  Paluel,  et  les  poules  n'en  feront  pas  moins  leurs 
œufs. 

—  Quoi!  vous  pourriez  consentir?., 

—  Il  ne  partira  pas,  petite  sotte,  ce  sont  des  propos  qu'on  tient 
pour  qu'ils  soient  redits. 


LA   FERME   DU   CHOQUARD.  757 

—  Vous  VOUS  trompez  bien,  madame;  il  est  tout  à  fait  décidé.  Il 
a  dit  cela  si  froidement!  Et  quand  il  dit  les  choses  froidement...  Oh  ! 

6  le  connais,  je  suis  sûre  que  si  vous  persistez  à  ne  pas  vouloir... 
0  madame  Paluel,  madame  Paluel,  il  faut  le  laisser  faire  ce  qu'il 
veut. 

jy^me  Paluel  fut  outrée  d'indignation  qu'une  Mariette  Soris  osât 
dire  son  mot  dans  des  affaires  d'6t,at;  jusqu'à  ce  jour  elle  ne 
s'était  jamais  permis  une  telle  inconvenance  que  pouvait  seul  expli- 
quer le  trouble  ou  le  dérangement  de  son  esprit. 

—  De  quoi  te  mêles-tu?  lui  cria-t-elle.  Sont-ce  là  tes  affaires? 
Décampe-moi  d'ici,  et  laisse-moi  tranquille. 

Et  Mariette  retourna  à  son  ouvrage,  en  songeant  que  ce  monde 
est  bien  mal  fait,  puisque  le  plus  souvent  on  n'a  qu'à  choisir  entre 
deux  maux  et  que  le  pins  souvent  aussi  on  ne  sait  pas  quel  est  le 
pire.  Mais  en  ce  cas-ci,  il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper,  le  pire  c'était 
qu'il  partît.  Mon  Dieu!  qu'il  épousât  donc  son  Aleth,  puisque  sa 
fatale  beauté  lui  avait  pris  les  yeux  et  le  cœur!  Quoique  le  sien  se 
serrât  à  cette  pensée,  quoique  ce  calice  lui  parût  bien  amer  à  ava- 
ler, elle  aimait  encore  mieux  cela.  Ne  plus  le  revoir,  ce  n'était  plus 
vivre. 

Bien  que  M*"*  Paluel  eût  feint  de  recevoir  sans  émotion  l'inquié- 
tante nouvelle  que  lui  avait  apportée  Mariette,  elle  en  avait  été 
fort  émue,  connaissant  trop  son  fils  pour  ne  pas  le  savoir  capable 
d'un  coup  de  tête.  De  ce  jour  l'anxiété  la  rongea.  On  n'avait  pas  à 
lui  apprendre  qu'une  ferme  sans  fermier  est  un  royaume  sans  roi, 
et  que  s'il  partait,  il  ne  restait  plus  à  sa  mère  qu'à  mourir,  quoi- 
qu'elle se  sentît  encore  pleine  de  vie.  Elle  fut  dix  fois  sur  le  point 
de  l'interroger,  le  courage  lui  manqua.  11  en  fallait  beaucoup  pour 
remettre  inopinément  sur  le  tapis  un  sujet  dangereux  qu'on  s'ap- 
pliquait à  éviter  depuis  cinq  mois;  elle  en  avait  peur  comme  d'un 
revenant.  Mais  il  arriva  qu'une  semaine  plus  tard,  après  dîner, 
Robert  lui  tendit  une  lettre  qu'il  venait  de  recevoir,  en  lui  disant  à 
brûle-pourpoint  : 

—  Voilà  ce  que  m'écrit  cette  drôlesse. 

Ce  mot  était  une  de  ces  injures  inoubliables  qui  vous  restent  à 
jamais  sur  le  cœur;  durant  cinq  mois,  à  tous  ses  repas,  il  l'avait  bu 
avec  le  vin  qu'il  buvait,  il  l'avait  mangé  et  remangé  avec  chaque 
bouchée  qu'il  portait  à  ses  lèvres. 

Sans  rien  dire,  elle  déplia  la  lettre,  dont  l'écriture  était  une  belle 
anglaise,  agréablement  penchée  et  bien  coulée,  et  dont  voici  le 
contenu  : 

«  Mon  cher  Robert,  cela  ne  peut  durer  davantage,  je  suis  trop 
malheureuse.  Soyons  raisonnables,  renonçons  l'un  à  l'autre.  Votre 


758  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mère  est  bien  dure,  bien  cruelle  pour  nous;  elle  marche  sur  nos 
pauvres  cœurs  comme  sur  la  boue  des  chemins.  Mais  je  ne  lui  en 
veux  pas  et  je  vous  supplie  vous-même  de  lui  pardonner.  11  faut 
nous  soumettre  cà  ses  volontés,  nous  dire  adieu  pour  jamais.  Je  vous 
avais  promis  d'attendre  jusqu'au  l"  mai;  mais,  je  vous  en  prie, 
dégagez-moi  de  ma  promess3.  Je  vous  le  dis,  cela  ne  peut  durer. 
M'"""  Blackmore  m'a  trouvé  une  place  et  me  presse  de  partir.  Cela 
fera  plaisir  à  celle  qui  ne  m'aime  pas  et  envers  qui  je  n'ai  pas  eu 
d'auti'e  tort  que  celui  de  vous  aimer  beaucoup.  Adieu,  Robert'  que 
le  bon  Dieu  soit  avec  nous! 

«  Votre  petite  Aleth  qui  vous  aime  bien  et  vous  conjure  de  l'ou- 
blier. » 

M™*  Paluel  avait  eu  des  tressaillemens  nerveux  en  lisant  ce  billet, 
l'élégance  de  cette  écriture  coulée  lui  faisait  horreur.  Elle  rendit  le 
papier  en  disant  : 

—  Qa'as-tu  répondu? 

—  J'ai  répondu  que  je  ne  délie  jamais  les  gens  des  promesses 
qu'ils  me  font,  que  j'exigeais  qu'elle  attendît  jusqu'au  l'"'"  mai... 
Toutefois  je  ne  resterai  ici  que  jusqu'à  la  mi-avril.  Je  ne  suis  pas 
bien,  je  sens  lé  besoin  de  changer  d'air,  et  Lesape  est  un  homme  à 
faire  l'ouvrage  de  deux. 

—  Où  iras- tu?  demanda-t-elle  d'une  voix  tremblante. 

—  J'irai  voir  la  mer. 

C'était  l'autre  maîtresse,  la  première  en  date,  aussi  redoutée  que 
la  seconde,  a\  ssi  abhorrée  de  M"^"  Paluel. 

—  Ah  !  tu  iras  voir  la  mer? 

—  Oui,  cela  me  changera  les  idées.  Je  serai  bien  aise  de  revoir 
le  Havre  ;  j'y  resterai  jusqu'au  1"  mai.  Ce  jour-là,  je  rendrai  sa 
liberté  à  quelqu'un  et  j'aviserai  aussi  à  me  rendre  la  mienne. 

L'instant  d'après,  il  sortit,  et  peu  s'en  fallut  que  Mariette  ne 
s'écriât:  «  Vous  l'entendez,  madame.  Avais-je  raison?  Ah!  je  vous 
en  supplie,  empêchez-le  de  partir,  il  ne  reviendra  pas.  »  Mais 
jyjrr.e  paluel,  qul  avait  deviné  son  envie  de  parler,  la  tenait  en  res- 
pect avec  ses  yeux.  Elle  la  regardait  du  haut  de  sa  grandeur  comme 
une  chouette  pourrait  contempler  un  grillon  qui  se  mêlerait  de  lui 
donner  des  avis. 

Elle  n'en  pouvait  plus  douter,  il  songeait  à  partir,  et  une  fois 
qu'il  aurait  revu  la  mer,  qu'arriverait-il?  Elle  ne  dormit  pas  de  la 
nuit,  et  le  lendemain  elle  sentit  qu'elle  n'était  plus  sûre  de  sa  vo- 
lonté, qu'il  s'était  fait  une  brèche  dans  le  rocher,  que  la  forteresse 
assiégée  demandait  à  se  rendre.  Cependant  elle  se  raidissait  contre 
sa  défaite,  elle  cherchait  à  se  procurer  de  nouvelles  armes,  de  nou- 
veaux argumens  pour  ne  pas  céder.  Sans  en  rien  dire  à  per.<onne, 


LA    FERME    DU    CHOQUAKD.  759 

elle  se  rendit  à  Melun  et  se  présenta  auprès  de  M'^^  Bardèche,  allé- 
guant qu'elle  venait  de  la  part  de  quelqu'un  qui  ne  voulait  pas  être 
nommé  lui  demander  des  renseignemens  sur  une  certaine  Aleth 
Guépie  qui  avait  passé  trois  ans  au  Gratteau.  Elle  se  serait  épargné 
l'ennui  de  cette  inutile  visite  si  elle  avait  su  que,  de  parti-pris, 
M"'  Bardèche  voyait  en  beau  toutes  ses  élèves  anciennes  ou  nou- 
velles. Elle  affectait  de  dire  et  de  croire  qu'elle  était  très  difficile 
dans  ses  choix,  que  sa  maison  était  une  sorte  d'institution  aristo- 
cratique et  superflue,  où  n'étaient  admises  que  les  jeunes  filles  heu- 
reusement douées,  la  fleur  du  panier,  et  elle  ajoutait  dédaigneuse- 
ment que  le  couvent  était  assez  bon  pour  les  autres.  Comme  on  croit 
facilement  ce  qu'on  désire,  elle  était  également  persuadée  que  ses 
pensionnaires  acquéraient  chez  elle  non-seulement  les  élémens  de 
toutes  les  sciences  et  l'usage  du  monde,  mais  les  principes  de  toutes 
les  vertus,  qu'elle  garantissait  pour  des  vertus  bon  teint,  incapables 
de  s'altérer,  résistant  à  toute  détérioration,  à  l'épreuve  de  tous  les 
accidens.  En  vain  M"^"  Paluel  s'obstina-t-elle  à  lui  demander  succes- 
sivement si  Aleth  Guépie  n'était  pas  très  menteuse,  si  elle  n'avait 
pas  un  goût  prononcé  pour  la  dépense,  une  propension  irrésistible 
à  la  coquetterie,  voire  à  la  luxure,  enfin  le  germe  de  tous  les  vices. 
M"''  Bardèche  répliqua  d'un  ton  piqué  que  si  Aleth  Guépie  avait 
apporté  au  Gratteau  quelques  penchans  fâcheux,  quelques  défauts 
mignons,  elle  les  y  avait  tous  laissés,  et  elle  insinua  finement  que 
s'il  s'agissait  d'un  mariage,  l'homme  qu'épouserait  cette  chère  enfant 
lui  devrait  son  bonheur,  non  sans  donner  à  entendre  qu'il  serait 
bien  à  lui  d'en  attribuer  une  part  à  la  sage  institutrice  qui  avait  su 
cultiver  et  mettre  en  œuvre  «  cette  nature  d'élite,  » 

^]me  Paiiiel  revint  du  Gratteau  déçue  dans  sa  dernière  espérance 
et  presque  vaincue.  Pâques  approchait.  Elle  alla  se  confesser  et  exposa 
sans  réticence  au  curé  de  Mailly  ses  combats  intérieurs,  ses  dou- 
leurs, ses  scrupules.  Après  l'avoir  écoutée  attentivement,  le  curé  lui 
remontra  que,  si  louables  que  parussent  ses  résistances,  elles  s'ex- 
pliquaient peut-être  par  l'orgueil  autant  que  par  ses  sollicitudes 
maternelles,  qu'elle  aurait  tort  de  s'entêter,  que  Dieu  l'avait  appa- 
remment choisie  ponr  faire  une  bonne  action  en  retirant  une  jeune 
fille  encore  innocente  d'un  milieu  suspect  où  elle  ne  tarderait  pas  à 
se  gâter.  Il  lui  répéta  à  sa  façon  ce  qu'avait  dit  M.  Larrazet,  il  lui 
représenta  que,  si  elle  pouvait  prendre  sur  elle  d'avoir  pour  Aleth 
Guépie  un  cœur  de  mère,  aussi  tendre  que  vigilante,  sa  bru, 
nourrie  de  ses  leçons  et  n'ayant  sous  les  yeux  que  de  bons  exem- 
ples, ne  manquerait  pas  de  devenir  une  femme  irréprochable.  Il 
parlait  bien,  le  curé  de  Mailly,  mais  il  ne  la  comprenait  pas  et  il  lui 
demandait  l'impossible. 


760  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

BuiLue  de  tous  les  côtés,  elle  ne  songea  plus  qu'à  se  rendre,  mais 
qu'il  lui  en  coûtait  !  Le  long  du  chemin,  elle  se  querella  vivement 
avec  son  Dieu,  avec  celui  qui  s'était  compromis  en  fréquenlant  les 
péagers,  et  elle  osa  lui  reprocher  d'avoir  fourni  par  ses  fâcheuses 
accointances  des  argumens  aux  Paluel  qui  veulent  épouser  des  Gué- 
pie.  Mais  c'était  son  dernier  effort,  d'heure  en  heure  elle  se  défen- 
dait plus  mollement.  Durant  toute  la  soirée  elle  n'ouvrit  pas  la 
bouche,  elle  causait  avec  elle-même.  Elle  maudissait  l'instant  on 
cette  Guépie  était  née.  Qui  l'avait  priée  de  venir  au  monde?  Que 
ne  pouvait-elle  la  faire  disparaître!  Elle  eût  consenti  de  grand  cœur 
à  entretenir  des  fleurs  sur  son  tombeau  et  à  faire  dire  plus  d'une 
messe  pour  le  repos  de  son  âme.  Mais  les  derniers  bouillonnemens 
de  son  sang  tombèrent,  elle  se  sentait  comme  envahie  par  une 
morne  résignation. 

Le  lendemain,  dans  l'après-midi,  comme  elle  était  seule  dans  sa 
chambre  qu'elle  s'occupait  à  ranger  sans  savoir  ce  qu'elle  faisait, 
son  fils  entra  pour  lui  demander  un  renseignement  dont  il  avait 
besoin.  Elle  ne  lui  répondit  pas,  elle  contemplait  ses  joues  cousues 
et  son  teint  jaune.  Puis  elle  dit  d'une  voix  rauque: 

—  C'est  donc  une  maladie?..  Elle  rend  les  gens  malades,  cette 
fille? 

Il  devina,  et  une  ivresse  le  prit  : 

—  Oui,  c'est  une  maladie,  répondit-il,  et  je  n'en  guérirai  pas, 

—  Épouse-la  donc  bien  vite,  dit- elle,  puisqu'il  faut  cela  pour 
empêcher  que  tu  ne  meures  ou  que  tu  ne  partes.  Mais  laissez-moi 
partir,  vous  serez  heureux  sans  moi. 

—  Jamais!  jamais!  lui  cria-l-il.  Si  tu  quittais  le  Choquard,  tu 
n'aurais  pas  six  mois  à  vivre. 

Elle  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  en  disant  : 

—  Que  le  seigneur  Dieu  nous  bénisse  !  quoi  qu'il  arrive,  je  m'en 
lave  les  mains. 

11  s'élança,  courut  s'asseoir  auprès  d'elle,  lui  enlaça  la  taille  de 
ses  deux  bras,  lui  dit  et  lui  répéta  qu'elle  était  une  bonne  mère,  la 
meilleure  de  toutes  les  petites  mères,  qu'il  l'aimait  cent  fois  plus 
qu'il  ne  l'avait  jamais  aimée,  qu'il  l'adorait,  qu'il  ferait  tout  pour  la 
rendre  heureuse.  Elle  se  dégagea  de  ses  embrassemens,  elle  dénoua 
le  cordon  auquel  pendaient  ses  clés  et  lui  passa  tout  le  trousseau 
en  pleurant. 

—  Porte-les-lui,  dit-elle,  et  qu'elle  vienne  régner  ici.  Je  ne  suis 
plus  rien. 

11  la  gronda,  il  la  réprimanda,  il  l'obligea  de  reprendre  le  trous- 
seau, il  le  rattacha  lui-même,  lui  déclara  que  ses  clés  étaient  tou- 
jours à  elle  seule,  que  sa  maison  aussi  était  à  elle  et  sa  basse-cour 


LA    FERME    DU    CIIOQUARD.  761 

et  sa  laiierie,  et  qu'il  n'y  aurait  rien  de  changé  dans  cette  maison 
du  haut  en  bas, de  long  en  large,  sinon  qu'il  y  aurait  quelqu'un  de 
plus  pour  l'aimer,  qu'elle  ne  connaissait  pas  Aleth,  qu't^lle  finirait 
par  la  connaître,  que  sa  bru  aurait  pour  elle  toutes  les  attentions, 
toutes  les  déférences,  toutes  les  soumissions. 
Puis,  se  penchant  à  son  l'oreille  : 

—  Veux-lu  que  je  l'aille  chercher? 

Elle  eut  un  soubresaut,  elle  s'écria  :  —  Pas  encore!  —  Mais  elle 
se  dit  que,  puisqu'elle  était  condamnée  à  vider  ce  calice,  mieux 
valait  le  boire  tout  de  suite,  et  elle  murmura  :  —  Fais  ce  que  tu 
voudras,  je  ne  veux  plus  rien. 

Il  partit  comme  un  trait,  et  elle  entendit  bientôt  le  roulement  d'un 
cabriolet  sur  le  pavé  de  la  cour.  Elle  aimait  tant  l'ordre  qu'elle 
voulait  en  mettre  dans  le  désordre.  Comme  une  martyre  qui  f>iit  sa 
toilette  et  range  ses  vêtemens  pour  avoir  bonne  grâce  dans  le  sup- 
plice, elle  se  lava  soigneusement  le  visage  et  les  mains,  elle  rem- 
plaça son  bonnet  fripé  par  une  coiffe  toute  fraîche,  revêtit  sa  robe 
de  soie  marron  des  grands  jours,  ôta  ses  galoches  et  mit  ses  bot- 
tines neuves.  Puis  elle  descendit  l'escalier,  marmottant  de  marche 
en  marche  :  —  Que  votre  volonté  soit  faite  et  non  la  mienne!  — 
Elle  entra  dans  la  salle  à  manger,  s'assura  qu'il  n'y  avait  rien  qui 
traînât,  s'assit  dans  son  fauteuil  et  attendit,  b's  yeux  attachés  sur 
la  porte,  se  disant  :  —  Tout  à  l'heure  cette  fiH  ■  entrera. 

Elle  entendit  de  nouveau  le  roulement  du  cabriolet,  qui  revenait 
dare  dare,  et  la  porte  s'ouvrit,  et  cette  fille  entra.  Elle  était  fort 
pâle,  fort  émue,  mais  elle  avait  le  ciel  dans  les  yeux  et  aux  lèvres 
un  sourire  d'ange.  Avant  que  M"""  Paluel  eût  le  temps  d'y  penser, 
elle  s'était  précipitée  à  ses  genoux,  elle  lui  avait  pris  les  deux  mains 
dans  les  siennes,  elle  lui  disait  d'une  voix  entrecoupée  : 

—  Oh!  que  vous  êtes  bonne!..  Oh!  madame,  que  vous  êtes 
bonne!..  Quoi!  vous  voulez?  vous  consentez?..  Oh!  je  sens  bien 
quelle  reconnaissance  je  vous  dois,  et  ce  ne  sera  pas  assez  de  toute 
ma  vie...  Soyez  en  sûre,  Aleth  Guépie  n'est  pas  une  ingrate...  Mon 
Dieu!  comment  dirai-je?..  J'ai  le  cœur  si  plein  qu'>  je  ne  puis 
trouver  des  mots  pour  vous  parler...  Oh  !  comme  je  vous  aimerai! 
Vous  serez  ma  mère,  je  serai  votre  fiU"...  Croyez-moi  bien,  jt^  n'aurai 
pas  d'autre  volonté  que  la  vôtre,  vos  désirs  seront  les  miens...  Oui, 
je  vous  aime,  je  vous  aime...  Je  veux  vous  baiser  les  mains.  (Et 
elle  les  baisait.)  Je  veux  vous  baiser  les  genoux.  (Et  elle  les  baisait 
aussi.)...  Je  voudrais  baiser  la  poussière  de  vos  pieds.  (Elle  n'alla 
pas  jusque-là.)...  On  vous  a  dit  peut-être  que  j'étais  une  fille  légère, 
une  fille  sans  cœur.  Vous  verrez  comme  ils  ont  menti...  Mais  il  faut 
aussi  que  vous  m'embrassiez.  Je  ne  serai  contente  que  quand  vous 


762  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

m'aurez   embrassée...  Oh!  madame,  je  vous  en  supplie,  embras- 
sez-moi. 

C'en  était  trop,  c'était  le  supplice  des  supplices.  M"'^  Paluel  se 
débattit  un  instant,  elle  répéta  une  fois  de  plus  :  «  Que  votre  volonté 
soit  laite  et  non  pas  la  mienne!  »  Puis,  se  penchant  sur  un  visage 
qu'elle  aurait  voulu  anéantir  d'un  éclair  de  ses  yeux,  elle  l'effleura 
de  ses  lèvres  sèches  avec  autant  de  répugnance  que  si  elle  les  eût 
posées  sur  la  peau  froide  d'un  serpent.  Le  sacrifice  suprême  était 
accompli,  il  lui  parut  que  ce  n'était  pas  trop  d'une  éternité  de 
paradis  pour  la  récompenser  de  ce  qu'elle  venait  de  faire.  Après 
cela,  elle  sonna  Catherine,  lui  connnanda  d'apporter  du  café,  de  la 
crème,  des  galettes  et  certaines  tasses  à  fleurs  bleues  et  à  liseré 
d'or^  qui  ne  sortaient  du  bullet  que  lorsqu'on  avait  du  monde.  On 
but,  on  mangea,  et  elle  se  disait  :  «  Eh!  bon  Dieu,  ce  n'est  que  le 
commencement.  Ce  visage  sera  là,  devant  moi,  tous  les  jours,  et 
tous  les  jours  je  le  verrai,  et  tous  les  jours  il  faudra  que  je  me 
taise.  »  Alelh  lui  prodiguait  ses  sourires  d'ange,  et  s'avisant  qu'elle 
cherchait  quelque  chose  des  yeux,  elle  devina  que  c'était  un  car- 
reau et  s'élança  pour  le  lui  mettre  sous  les  pieds.  Quant  à  Robert, 
par  une  attention  délicate  pour  les  jalousies  maternelles,  il  regar- 
dait à  peine  celle  qui  l'avait  rendu  malade,  il  ne  s'occupait  que 
de  sa  mère,  et  lorsque  Aleth  partit,  il  la  reconduisit  jusqu'à  la 
porte  de  la  cour  et  pas  plus  loin. 

Mais,  l'instant  d'après,  il  sortit  furtivement.  Elle  cheminait  sur 
la  grande  route,  le  nez  au  vent,  la  tête  dans  l'azur.  Il  prit  à  travers 
champs,  courut  si  vite  qu'il  la  rejoignit.  Ce  fut  une  surprise  pour 
elle,  ne  l'ayant  pas  entendu  venir,  et  elle  poussa  un  petit  cri,  comme 
la  première  fois  qu'il  l'avait  embrassée.  Personne  ne  pouvait  les 
voir,  elle  avança  la  tête,  leurs  lèvres  s'unirent,  il  ne  savait  où  il  en 
était,  et  il  lui  entra  au  cœur  une  telle  abondance  de  joie  qu'il  crai- 
gnait de  n'y  pouvoir  suffire.  Elle  reprit  sa  route,  ivre  de  bonheur 
ainsi  que  lui,  contente  d'être  aimée,  triomphante  d'être  épousée, 
mourant  d'envie  de  crier  à  tout  l'univers  :  a  II  est  à  moi,  lui  et  tout  ce 
qui  est  à  lui.  »  Immobile  dans  la  poussière  du  chemin,  il  la  regar- 
dait s'éloigtier.  Par  l'effet  d'un  miracle  ou  d'une  étrange  illusion, 
une  petite  femme  qui  n'a  pas  cinq  pieds  de  haut  nous  paraît  quel- 
quefois occuper  tant  d'espace  qu'à  côté  d'elle  il  n'y  a  place  pour 
rien.  Elle  nous  cache  le  reste  de  la  terre  et  tout  ce  qu'il  y  a  dessus, 
elle  rempht  le  monde,  et  quand  elle  se  retourne  pour  nous  sourire, 
si  courte  que  soit  la  distance  du  bout  de  son  menton  à  la  passe  de 
son  chapeau,  il  nous  semble  que  c'est  trop  peu  d'une  vie  pour  faire 
le  tour  de  ce  visage,  qu'il  nous  sera  éternellement  nouveau,  que 
nous  n'en  épuiserons  jamais  le  charme  et  les  délices,  que  c'est  un 


LA    FERiME    DU    CHOQUARD.  763 

secret  insondable,  inlini  comme  le  ciel  et  ses  étoiles.  Aleth  se 
retourna,  puis  disparut,  et  il  revint  lentement  sur  ses  pas.  Pour  la 
première  fois,  il  venait  de  décider  qu'il  n'avait  rien  à  regretter  dans 
sa  vie,  qu'elle  avait  été  savamment  ordonnée  et  réglée  par  quel- 
qu'un qui  lui  voulait  du  bien.  Qu'était-ce  que  le  capitaine  Barrelet 
et  sa  fameuse  Adélaïde?  Vraiment,  il  avait  trouvé  mieux  que  cela. 
Il  jetait  sur  ses  terres  un  regard  complaisant;  elles  lui  paraissaient 
grasses,  luisantes,  il  les  mettait  en  idée  aux  pieds  de  celle  qu'il 
aimait.  Il  disait  à  ses  charrues  :  «  Travaillez  pour  elle.  » 

Il  avisa  un  semeur  occupé  à  emblaver  un  champ.  Encore  novice 
dans  son  métier,  ses  pas  n'étaient  pas  égaux,  il  accomplissait  mal 
ce  geste  solennel  qui  ressemble  à  un  mystère,  à  un  sacrement. 
Robert  alla  droit  à  lui,  voulant  lui  montrer  comment  il  fallait  s'y 
prendre.  11  suspendit  à  son  cou  le  grand  tablier  de  toile  qui  conte- 
nait le  grain,  il  en  replia  l'extrémité  inférieure  autour  de  son  bras 
gauche,  et  il  se  mit  à  marcher,  puisant  dans  le  sac,  le  visage  tourné 
contre  le  vent.  Il  lui  semblait  que  c'était  son  cœur  qu'il  jetait  au 
souille  du  printemps,  que  c'étaient  ses  espérances  qu'il  répandait 
en  terre,  et  qu'à  chaque  endroit  où  un  grain  était  tombé,  il  voyait 
se  lever  une  gerbe  d'or. 


IX. 

Quand  on  a  du  caractère,  une  fois  résigné  à  l'inévitable,  au  lieu 
d'atermoyer,  de  réclamer  des  sursis,  on  n'a  plus  que  le  désir  de 
hâter  le  dénoûment,  d'en  finir  le  plus  tôt  possible.  Ce  qu'il  y  a  de 
pire,  dans  certains  malheurs,  ce  sont  les  détails,  et  M""'  Paluel  avait 
l'esprit  ainsi  fait  que  les  accessoires  la  tracassaient  quelquefois  plus 
que  le  principal.  Il  lui  tardait  que  sa  disgrâce  fût  consommée,  qu'on 
ne  parlât  plus  de  cet  odieux  mariage  et  de  ses  préliminaires.  Elle 
n'ignorait  pas  qu'à  deux  lieues  à  la  ronde,  on  en  glosait  beaucoup, 
et  elle  estimait,  selon  le  proverbe  turc,  que  plus  on  pile  l'ail,  plus 
il  sent.  Elle  aurait  voulu  disparaître  pendant  quelques  semaines 
dans  un  trou  de  souris,  s'y  endormir,  être  réveillée  par  la  nouvelle 
que  le  mariage  était  fait  et  rentrer  au  Ghoquard  avec  l'apaisement 
mélancolique  du  fait  accompli. 

Son  fils  était  aux  petits  soins  avec  elle,  il  la  couvait  des  yeux,  il  ne 
savait  qu'inventer  pour  lui  être  agréable,  pour  la  récompenser  d'un 
sacrifice  dont  il  sentait  l'étendue  et  la  cruauté.  Quoi  qu'il  put  faire, 
elle  ne  se  départait  pas  d'une  désespérante  mansuétude,  qui  sem- 
blait olTrir  au  ciel  ses  muettes  douleurs.  Il  la  consultait  sur  toute 
chose;  elle  répondait  :  «  Qu'importe?  fais  ce  qu'il  te  plaira.   »  Et 


764  KJiVf  t:    DES    DEUX    MOIN  DES. 

son  regard  disait  :  «  Du  moment  qu'on  fait  quelque  chose  d'énorme, 
qu'importe  une  énormité  de  plus  ou  de  moins?  » 

Elle  avait  toujours  habité  de  moitié  avec  lui  un  petit  apparte- 
ment situé  au  premier  étage.  Sans  l'en  prévenir,  elle  se  mit  à  démé- 
nager. Elle  enleva  successivement  son  vieux  lit  à  baldaquin,  sa 
vieille  armoire  de  noyer,  ses  chaises  de  paille,  ses  rideaux  rayés, 
son  fauteuil  de  velours  jaune,  ses  portraits  de  famille,  la  branche 
de  Luis  et  le  bénitier  accrochés  à  la  muraille.  Elle  transporta  son 
petit  mobilier  au  rez-de-chaussée,  dans  une  pièce  qu'on  appelait  la 
chambre  des  amis  et  qui  était  attenante  à  celle  de  Mariette.  Son 
déménagement  terminé,  elle  contempla  une  dernière  fois  dans  sa 
nudité  le  petit  logis  qui  avait  été  si  longtemps  le  sien  et  qu'elle 
abandonnait,  à  l'étrangère,  et  elle  dit  à  son  fils  : 

—  Tu  le  meubleras  comme  il  te  plaira  ;  tu  sais  ce  qu'elle  aime. 
Elle  ne  disait  plus  :  cette  fille  ou  cette  créature,  et  encore  moins 

elte  drôlesse  ;  mais  elle  ne  pouvait  prendre  sur  elle  de  l'appeler  par 
son  nom. 

Elle  respectait  deux  choses  dans  ce  monde  :  le  bon  Dieu  et  l'opi- 
nion de  la  grande  culture.  Rien  ne  lui  était  plus  dur  que  d'avoir  à 
annoncer  son  malheur  aux  principales  fermières  du  voisinage.  Elle 
tenait  cependant  à  s'acquitter  de  ce  soin;  elle  se  croyait  seule 
capable  de  présenter  les  choses  comme  il  convenait  et  sous  le  jour 
le  moins  défavorable,  de  les  raconter  en  y  mettant  le  véritable 
accent,  et  elle  voulait  savoir  par  elle-même  ce  qu'on  pensait,  ce 
qu'on  disait.  C'est  un  vilain  poison  qu'on  a  la  fureur  de  boire.  Une 
après-midi,  s'ornant  de  tous  ses  atours,  elle  monta  en  voiture  et 
s'en  alla  de  ferme  en  ferme.  Elle  était  très  émue;  elle  avait  la  gorge 
serrée.  Elle  entrait,  s'asseyait  sur  le  bout  d'une  chaise,  tenant 
aussi  peu  de  place  qu'il  était  possible,  comme  une  accusée  sur  la 
sellette,  el,  avec  un  sourire  douteux,  passant  son  mouchoir  sur  les 
coins  de  sa  bouche,  elle  disait  : 

—  Eh  bien!  vous  savez  ce  qui  nous  arrive? 

Et  file  regardait  autour  d'elle  pour  lire  dans  les  yeux.  Puis  elle 
entamait  son  récit  d'une  voix  haletante,  parlant  bas  comme  dans  la 
chan)bre  d'un  malade,  alléguant  que  son  fils  n'était  pas  un  homme 
comme  un  autre,  qu'il  avait  en  toute  chose  des  goûts  particuliers 
et  ses  idées  à  lui.  Après  quoi,  s'échauffant  par  degrés,  elle  plaidait 
es  circonstances  atténuantes,  que  M"*  Aleth  Guépie  était  une  par- 
aite  beauté,  qu'elle  avait  reçu  une  excellente  éducation,  que 
M"'  Bardèche  ne  pouvait  trop  se  louer  de  son  caractère,  de  son 
application,  de  ses  rédactions,  des  progrès  qu'elle  avait  faits  dans 
tous  les  gnnres  d'études,  que,  de  leur  côté,  ses  pareus  valaient 
mieux,  beaucoup  mieux  que  leur  renommée,  que,  tout  bien  consi- 


LA    FERME    DU    CHO(^UARD.  765 

déré,  c'étaient  de  braves  gens  qui  avaient  eu  des  déconvenues.  Et 
elle  regardait  de  nouveau  autour  d'elle  pour  s'assurer  si  on  la 
croyait.  Mais  la  grande  culture  est  une  grande  école  de  diplomatie; 
on  y  apprend  et  à  parler  et  à  se  taire.  Ni  M™®Bourgeret,ni  M'^^Cam- 
bois,  ni  même  M"""  Alice  Cambois,  si  consternée  qu'elle  pût  être, 
ne  laissèrent  échapper  un  mot  de  persiflage  ou  d'ironie  ou  de 
blâme;  elles  ne  dirent  rien  non  plus  qui  ressemblât  de  près  ou  de 
loin  à  un  encouragement,  à  une  consolation.  On  écoutait  avec  une 
extrême  politesse,  dans  un  profond  silence,  et,  de  temps  à  autre, 
avec  d'agréables  sourires  qui  signifiaient  :  «  Ah!  si  nous  disions  ce 
que  nous  pensons!  Mais  nous  n'aurions  garde;  après  tout,  ce  ne 
sont  pas  nos  alFuires.  Qui  veut  se  mésallier,  qu'il  se  mésallie!  » 

Elle  revint  de  sa  tournée  le  cœur  gros,  et  les  couleuvres  qu'on 
lui  faisait  avaler,  elle  entendait  que  son  îih  les  avalât  aussi.  Elle 
lui  dit,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher  : 

—  J'ai  bien  travaillé  cette  après-midi...  J'ai  vu  les  Bourgeret,  les 
Lanterneux,  les  Cambois. 

—  Vraiment?..  Et  ils  se  portent  bien? 

—  Oh!  rassure-toi,  ces  dames  ont  été  très  polies,  très  conve- 
nables. 

Puis,  laissant  tomber  goutte  à  goutte  son  vinaigre  sur  la  plaie  : 

—  Si  tu  m'en  crois,  tu  ne  les  inviteras  pas  à  ta  noce. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Elles  trouveraient  quelque  défaite  pour  ne  pas  venir.  Dame! 
on  n'aime  pas  à  se  compromettre,  à  se  rencontrer  nez  à  nez  avec 
certaines  personnes. 

Il  ne  se  tâcha  pas;  il  était  si  heureux  qu'il  ne  se  fâchait  jamais. 

—  Mais  ils  sont  donc  faits  d'une  autre  pâle  que  nous,  tes  éter- 
nels Cambois?  dit-il  en  riant.  Je  voudrais  bien  voir  que  quelqu'un 
pensât  se  compromettre  en  venant  au  Choquardl..  Eh  bien!  je  les 
inviterai,  tes  Cambois  et  tes  Bourgeret,  tu  verras  qu'ils  seront  ravis 
de  venir. 

Il  essaya  de  détourner  la  conversation  en  lui  expliquant  certaines 
dispositions  qu'il  avait  concertées  avec  son  notaire  et  comment  il 
s'arrangerait  pour  qu'elle  lût  certaine,  quoi  qu'il  arrivât,  de  finir 
paisiblement  ses  jours  au  Choquard.  H  avait  tout  prévu,  même  le 
cas  où  il  mounait  jeune  et  sans  enfans,  et  il  la  consulta  sur  les 
mesures  qu'il  comptait  prendre  pour  protéger  Aleth  contre  les  con- 
voitises et  les  manœuvres  de  sa  famille,  ainsi  que  sur  le  chilfre  de  la 
pension  viagère  qu'il  se  proposait  de  lui  assurer  et  qui  ne  conrniit 
que  du  jour  où  elle  serait  veuve.  M™'  Paluel  faisait  semblant  de  i.e 
pas  écouter  et  ne  perdait  pas  un  mot. 

—  Vrai,  tu  m'etonnes,  interrompit-elle.  Tu  prends  déjà  dts  pré-» 


766  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cautions  contre  tes  beaux-parens,  qui  sont  la  crème  des  honnêtes 
gens?  Ce  n'est  pas  bien  à  toi.  Et  quant  à  elle,  tu  comptes  ne  lui 
donner  de  son  vivant  que  de  l'argent  de  poche  au  fur  et  à  mesure 
de  ses  besoins?  A  quoi  penses-tu?  Elle  est  si  jolie!  Si  j'étais  toi,  je 
lui  donnerais  dès  à  présent  tout  ce  que  j'ai... 

—  Et  tout  ce  que  tu  as,  interrompit-il  à  son  tour.  Eh  bien!  j'ai 
causé  avec  elle  de  tout  cela;  je  lui  ai  soumis  mon  projet  de  contrat. 
Elle  s'est  hâtée  de  dire  que  tout  ce  que  je  faisais  était  bien,  qu'elle 
ne  voulait  pas  que  cela  fût  autrement. 

—  Je  le  crois,  dit-elle  avec  un  sourire  amer.  C'est  une  fille  d'es- 
prit qui  sait  attendre.  Elle  songeait  à  sa  pension  de  veuve,  dont  le 
chilï're  est  beau. 

11  ne  releva  pas  ce  mot  féroce  ;  il  était  résolu  à  tout  lui  pardonner. 
Mais  comme  il  essayait  de  rentrer  dans  ses  explications,  elle  l'en 
tint  quitte,  et  lui  dit  comme  d'habitude  : 

—  Fais  ce  qu'il  te  plaira,  c'est  affaire  à  toi,  cela  te  regarde. 
Puis,  revenant  à  son  premier  thème  : 

—  As-tu  choisi  tes  témoins? 

—  L'un  sera  le  docteur  Larrazet,  qui  a  accepté  avec  beaucoup  de 
plaisir. 

—  En  es-tu  bien  sûr?..  Et  l'autre? 

—  Oh  !  je  n'aurai  pas  de  peine  à  le  trouver.  J'ai  des  oncles,  j'ai 
des  cousins,  ce  me  semble. 

—  Tu  aurais  tort  de  compter  sur  eux.  Je  connais  les  senti- 
mens  de  mes  sœurs;  elles  m'ont  écrit  toutes  les  deux.  Dieu  me 
prést;rve  de  te  montrer  leurs  lettres  !  Mais  sois  parfaitement  con- 
vaincu que,  ni  elles,  ni  leurs  maris,  ni  leurs  enfans  ne  paraîtront  à 
ta  noce. 

—  Grand  bien  leur  fasse!  On  se  passera  d'eux. 

—  Oui,  mais  ton  second  témoin?  reprit-elle. 

Et,  se  grattant  légèrement  la  tête  avec  une  aiguille  à  bas  : 

—  Si  j'étais  toi,  Robert,  je  me  contenterais  de  Lesape. 

Il  comprit  l'intention  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  noire  profondeur 
dans  la  malice  de  cette  épigramme.  Il  répondit  tranquillement  : 

—  Au  fait,  tu  as  raison.  Un  homme  en  vaut  un  autre. 

Deux  jours  plus  tard,  comme  il  traversait  le  bois  de  la  Roseraie, 
où  il  avait  affaire,  quelqu'un  l'appela  par  son  nom,  et  il  vit  venir  à 
lui,  monté  sur  un  bel  alezan,  un  grand  jeune  homme  qu'il  con- 
naissait depuis  son  enfance,  mais  qu'il  ne  voyait  que  de  loin  en 
loin,  sans  se  soucier  beaucoup  de  le  voir  plus  souvent.  C'était  le 
marquis  Raoul  de  Montaillé,  qui  était  venu  faire  un  tour  dans  son 
château  pour  s'assurer  que  son  nouveau  garde-chasse,  Polydore 
Guépie,  élevait  convenablement  ses  faisans.    Le  ^marquis  Raoul 


LA    FERME   DU   CHOQUARD.  767 

n'avait  que  vingt-cinq  ans  tout  au  plus  et  en  paraissait  davantage. 
Il  avait  le  regard  fatigué;  son  sourire  était  pâle  et  son  front  com- 
mençait à  se  dégarnir;  il  en  était  réduit  à  ramener.  Il  se  trouvait 
bien  tel  qu'il  était;  il  y  avait  du  parti-pris,  un  choix  volontaire  dans 
sa  manière  d'être.  Il  n'était  pas  fâché  qu'on  devinât  en  le  regardant 
que  la  vie  n'avait  plus  rien  à  lui  apprendre,  que  le  caillou  avait 
beaucoup  roulé,  que  beaucoup  d'affaires  et  beaucoup  de  femmes 
avaient  passé  par  là.  Peut-être  se  mêlait-il  un  peu  de  calcul  à  ce 
grand  déiachenient  qu'il  affectait  et  que  semblait  annoncer  la  sim- 
plicité recherchée  de  sa  toilette.  Il  tâchait  de  ressemblera  un  Anglais 
en  négligé  qui  méprise  les  apparences  et  ne  s'inquiète  pas  d'impo- 
ser aux  badauds.  Mais  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'en  toute 
chose  il  ne  considérait  que  son  plaisir  réel  ou  son  proHt  et  que  les 
petites  vanités,  qui  coûtent  si  cher,  ne  l'induisaient  jamais  en 
dépense;  il  était  sage  dans  la  folie.  Ne  passant  guère  à  Montaillé 
que  la  saison  de  la  chasse,  personne  ne  songeait  à  s'affliger  de  ses 
absences.  Quand  on  le  voyait  venir,  on  disait  : 

—  Tiens!  c'est  le  marquis  Raoul  sur  son  alezan! 

Mais  on  n'ajouiait  rien;  on  ne  parlait  de  lui  ni  en  bien  ni  en 
mal,  et  il  n'avuii  jamais  fait  ni  mal  ni  bien  à  qui  que  ce  fût.  Il  était 
parfaitement  personnel  et  toujours  poli;  il  aimait  à  pratiquer  les 
vertus  qui  ne  coûtent  rien. 

Il  faui  dire  a  sa  décharge  que  sa  première  jeunesse  avait  été  fort 
malheureuse  et  qu'en  travaillant  résolument  à  son  bonheur,  il  ne 
faisait  que  se  rattraper.  Son  père  l'avait  toujours  tenu  de  court, 
et  il  n'éiait  hors  de  page  que  depuis  quatre  ans.  Après  avoir  mené 
longtemps  joyeuse  vie,  ce  père,  auquel  il  n'aimait  pas  à  penser, 
s'était  subitement  converti,  et  l'élrangeté  de  sa  conversion  lui  avait 
acquis  la  répuuiiion  d'un  cerveau  dérangé,  ce  qui  n'était  pas  tout 
à  fait  exact.  G 'était  un  de  ces  hommes  de  sentiment  que  le  spectacle 
des  révolutions  jt^tte  dans  le  mysticisme,  qui,  à  force  de  voir  dans 
ce  monde  des  choses  qui  leur  déplaisent,  ne  veuletit  plus  vivre  que 
dans  l'autre  et,  n'espérant  plus  rien  des  causes  secondes,  s'en 
remettent  à  l'intervention  miraculeuse  des  anges  et  des  archanges. 
Ce  légitimiste  très  fervent  avait  cessé  de  l'être  le  jour  où  il  avait 
découvert  que  le  comte  de  Chambord,  s'il  remontait  sur  le  trône  de 
ses  ancêtres,  ferait  des  concessions  à  son  siècle  et  n'entendait  sup- 
primer ni  le  suffrage  universel  ni  la  liberté  de  conscience.  Dès  lors 
l'héritier  de  ses  rois  ne  lui  était  plus  apparu  que  conune  un  révo- 
lutionnaire déguisé,  et,  dégoûté  de  la  politique,  il  s'était  plongé 
dans  la  théologie.  Quittant  à  jamais  ce  Paris  radical  et  athée  qu'il 
abhorrait,  secouant  contre  lui  la  poussière  de  ses  souliers,  il  était 
venu  s'enterrer  à  Montaillé  pour  y  vivre  de  régitne  et  consacrer  des 


708  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sommes  folles  à  restaurer  son  magnifique  château  qui  menaçait 
ruine.  Par  surcroît,  il  s'y  était  construit  un  oratoire,  un  calvaire  et 
uu  chemin  de  la  croix,  qu'il  gravissait  à  genoux  le  vendredi  saint 
de  chaque  année,  faisant  participer  sa  femme  à  ce  pieux  exercice. 
Plus  jeune  que  lui  de  trente  ans,  elle  avait  pris  diiïicilement  son 
parti  de  cette  vie  de  réclusion.  Il  s'en  accommodait  à  merveille  et 
ne  sortait  de  son  parc,  qui  était  fermé  à  tout  le  monde,  que  pour 
aller  en  pèlerinage  à  la  Salette  ou  à  Lourdes,  d'où  il  rapportait 
pgut-être  la  santé,  mais  où  il  n'apprenait  pas  à  rendre  heureux  ses 
entours. 

On  le  traitait  dans  le  pays  de  vieux  fou,  on  l'appelait  aussi  la 
vieil'e  momie,  et  il  est  certain  que  cet  homme,  à  qui  le  mysticisme 
n'avait  laissé  que  la  peau  et  les  os ,  ressemblait  à  quelque  pha- 
raon embaumé.  Le  mal  est  qu'il  avait  une  volonté  tenace  et  qu'il 
se  dédommageait  de  ses  agenouillemens  en  exerçant  un  despo- 
tisme assez  dur  sur  tout  ce  qui  l'approchait.  Sa  fenime  avait  fini 
par  s'accoutumer  à  lui,  son  fils  n'y  avait  pas  réussi.  Il  l'avait  lait 
élever  aux  jésuites,  et  dans  ses  vacances  il  l'emmenait  à  la  Salette, 
ayant  promis  au  Seigneur  de  lui  consacrer  cette  hostie  immaculée. 
Cependant  le  jeune  homme,  qui  se  sentait  peu  de  vocation  pour  le 
métier  d'hostie,  s'amusait  comme  il  pouvait,  dans  l'om  re  d'un 
profond  mystère.  Par  bonheur,  son  père  ignorait  tout,  continuait 
de  croire  à  la  virginale  candeur  de  son  rejeton  ;  s'il  se  fût  douté  de 
quelque  chose,  Éliacin  aurait  vu  beau^jeu.  On  croira  sans  peine 
que,  quand  ce  dévot  vieillard  rendit  son  âme  à  Dieu,  ses  héritiers 
ne  firent  pas  couler  beaucoup  de  larmes  sur  sa  tombe. 

Dès  que  le  père  fut  mort,  on  put  s'apercevoir  combien  le  fils  lui 
ressemblait  peu  et  paraissait  disposé  à  prendre  de  tout  point  le 
contrepied  de  ses  sentimens  et  de  sa  conduite.  M.  Larrazet  avait 
eu  raison  de  dire  à  M""®  Paluel  que  nous  n'héritons  guère  des  vices 
et  des  vertus  dont  nous  avons  souffert.  Le  mysticisme  avait  trop  fait 
souffrir  Raoul  de  Montaillé  pour  qu'il  ne  criât  pas  à  ce  fantôme  : 
Vade  rétro,  Salarias/  Il  avait  conclu  des  épreuves  de  sa  jeunesse 
que  le  premier  devoir  d'un  marquis  est  d'être  de  -on  siècle  et  de 
n'avoir  point  d'opinions  extrêmes,  à  moins  qu'elles  ne  puissent  lui 
servir  à  quelque  chose.  Il  en  inférait  aussi  que,  dans  un  temps  où 
l'homme  ne  compte  que  par  la  quantité  d'argent  disponible  qu'il 
possède,  il  est  vraiment  ridicule  d'engloutir  une  partie  de  sa  for- 
tune dans  la  restauration  d'un  vieux  château.  Il  ne  vendit  pas  le 
sien,  il  ne  serait  pas  rentré  dans  ses  frais,  et  d'ailleurs,  étant  grand 
chasseur,  il  tenait  à  son  parc  et  à  ses  remises.  Mais  il  sut  user  de 
son  nom  pour  se  créer  des  liaisons  dans  le  monde  de  la  finance.  Avisé 
et  prudent,  il  se  défiait  des  aventures  et  des  coups  de  bourse,  il 


L.\    FERME    DU    CHOQUARD.  769 

aima  mieux  se  faufiler  avec  art  dans  plusieurs  entreprises  indus- 
trielles qui  promettaient  de  beaux  dividendes,  et  personne  ne  s'en- 
tendait mieux  que  lui  à  revendre  cher  des  actions  qu'il  avait  eues 
presque  pour  rien.  S'il  était  de  deux  ou  trois  clubs,  il  était  aussi 
de  trois  ou  quatre  conseils  d'administration ,  et  on  ne  le  prenait 
jamais  sans  vert.  11  avait  le  mérite  de  ne  pas  négliger  les  petits 
gains.  On  le  voyait  souvent  à  l'hôtel  des  ventes,  où  il  apprenait  à 
deviner  sous  sa  crasse  vierge  une  toile  de  prix;  mais  il  ne  collec- 
tionnait pas,  il  brocantait.  Bref,  il  y  avait  dans  le  marquis  Raoul  de 
Montaillé  un  aristocrate  et  un  bourgeois  qui  vivaient  dans  la  meil- 
leure intelligence.  11  avait  de  la  tournure,  de  la  ligne,  des  mains 
très  fines,  de  la  hauteur  dans  la  politesse,  de  la  politesse  dans  la 
hauteur,  et  il  était  un  cavalier  accompli.  C'était  la  part  de  l'aristo- 
crate. En  revanche,  il  adorait  l'argent  et  ne  le  gaspillait  pas,  il 
savait  acquérir  et  il  savait  conserver,  il  mêlait  à  ses  plus  grandes  dis- 
sipations le  souci  de  l'arithmétique,  recherchant  de  préférence  les 
petites  affaires  qui  rapportent  gros  et  les  grands  plaisirs  qui  coûtent 
peu.  C'était  la  part  du  bourgeois.  Pour  dire  toute  sa  pensée,  rien 
ne  lîii  semblait  plus  pitoyable  dans  ce  monde  qu'un  fils  d'épicier 
enrichi  qui  joue  au  talon  rouge;  rien,  au  contraire,  ne  lui  paraissait 
plus  admirable  qu'un  marquis  intelligent  qui,  pour  arrondir  son 
patrimoine,  emprunte  aux  épiciers  leurs  rubriques  et  toutes  leurs 
vertus  utiles;  quant  aux  autres,  il  les  leur  laissait  pour  compte. 
Gens  de  peu  qui  s'emn  arquisent,  grands  seigneurs  qui  s'embour- 
geoisent, on  ne  sait  aujourd'hui  quels  sont  les  plus  nombreux. 

Raoul  de  Montaillé  et  Rouert  Paluel  s'étaient  beaucoup  fréquentés 
dans  leur  enfance.  Le  château  et  la  ferme  étaient  distans  l'un  de 
l'autre  de  plus  d'une  lieue;  mais  la  Roseraie  servait  de  trait  d'union. 
On  s'y  était  rencontré,  et  trompant  la  plus  jalouse  des  surveillances, 
le  futur  marquis  s'y  ménageait  des  rendezrvous  avec  le  fils  du  grand 
fermier,  lequel  plus  âgé  que  lui  de  cinq  ans,  l'initiait  à  tous  les 
secrets  de  sa  précoce  expérience  et  lui  enseignait  plus  d'un  exer- 
cice agréable.  On  dénichait  ensemble  les  corbeaux,  on  péchait  les 
grenouilles,  on  donnait  la  chasse  aux  hérissons;  malheur  à  celui 
qui  se  laissait  prendre!  on  le  jetait  au  plus  profond  d'une  mare 
pour  avoir  le  plaisir  de  le  voir  nager.  Pendant  quelques  années,  on 
s'était  perdu  de  vue;  puis  Robert  était  parti.  Peu  de  temps  après 
sou  retour,  il  eut  la  surprise  de  recevoir  la  visite  de  son  ancien 
compagnon  de  jeux,  qui  se  faisait  un  point  de  conduite  de  ne  jamais 
négliger  une  relation  utile  et  qui  avait  découvert  par  instinct  qu'on 
a  souvent  l)esoind'un  plus  petit  que  soi.  Par  l'intercession  d'un  direc- 
teur de  conscience  qui  avait  du  crédit,  le  malheureux  prisonnier  avait 
arraché  à  son  intraitable  père  la  permission  d'aller  à  Paris  étudier  le 

TOME  uv.  —  18^2.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droit  et  de  se  procurer  ainsi  un  peu  de  liberté.  Mais  la  pension  qu'on 
lui  faisait  était  si  mesquine  que  sous  peine  de  vivre  sur  lui-même,  il 
était  devenu  la  proie  de  l'un  de  ces  prêteurs  à  la  petite  semaine,  do 
ces  agens  d'ulîaires  véreux  qui  pullulent  dans  le  quartier  des  écoles 
et  qui,  toujours  à  l'affût  des  fils  de  famille,  leur  otlrent  charitable- 
ment cinq  cents  francs  en  leur  faisant  souscrire  une  reconnaissance 
de  quinze  cents.  Son  prêteur,  inquiet  de  son  argent,  perdit  patience, 
le  menaça  de  s'adresser  à  son  père.  Dans  son  angoisse,  Raoul  s'était 
souvenu  du  dénicheur  de  corbeaux  ;  mettant  sous  ses  pie  1s  toute 
fausse  pudeur,  il   s'était   adressé   à   Robert,    qui   s'empressa    de 
lui  avancer  la   somme,  laquelle  fut   remboursée  le  jour  même 
où  le  vieux  marquis  partit  pour  cet  autre  monde  qu'il  préférait 
à  celui-ci.  Du  même  coup  son  fils  déclara  courtoisement  à  Robert 
qu'il  avait   contracté   envers  lui  une  dette   de  reconnaissance   et 
qu'il  espérait  trouver  quelque  occasion  de  lui  être  agréable,  se 
promettant  en  secret  d'acquitter  cette  dette  de  la  façon  qui  lui  coû- 
terait le  moins.  En  attendant,  il  achetait  au  Choquard  sa  paille  et  son 
avoine,  les  ayant  ainsi  à  meilleur  compte.  Comme  il  aimait  à  courir 
la  perdrix  autant  que  le  faisan,  chaque  année  aussi  il  louait  la  chasse 
de  Robert,  qui  en  eût  facilement  trouvé  un  meilleur  prix.  Depuis 
quelque  temps,  il  s'était  avisé  que  Robert  Paluel  pouvait  encore  lui 
servir  à  autre  chose.  Convaincu  que  ses  affaires  s'en  trouveraient 
mieux,  il  aspirait  secrètement  a  la  députation.  Robert  était  un  homme 
à  ménager,  il  était  considéré,  influent;  ou  lui  avait  offert  plus  d'une 
fois  les  honneurs  de  la  mairie,  qu'il  avait  déclinés.  Le  marquis  es- 
pérait faire  de  lui  un  de  ses  courtiers  d'élections;  c'était  un  bon 
atout  à  mettre  dans  son  jeu,  et  il  voulait  les  y  mettre  tous.  Pour  ce 
qui  est  de  ses  opinions,  il  n'en  avait  pas  encore,   se  réservant 
d'adopter  celles  qui  conviendraient  le  mieux  à  ses  électeurs,  et  il 
espérait  que  Robert  lui  donnerait  de  salutaires  avis  à  ce  sujet.  A  la 
vérité,  rien  ne  pressait,  mais  il  entendait  s'y  prendre  de  loin  pour 
préparer  sa  candidature,  et  il  avait  déjà  commencé  ses  semailles. 
Il  tendit  la  main  à  Robert  eu  disant  : 

—  J'aurais  le  droit  de  vous  en  vouloir.  Vous  vous  mariez  et  je 
n'en  sais  rien. 

—  Il  paraît  pourtant  que  vous  le  savez,  monsieur  le  marquis. 

—  Je  l'ai  appris  tout  à  l'heure  de  mon  nouveau  garde-chasse, 
Poly.lore  Guépie,  qui,  si  je  ne  me  trompe,  est  le  demi-frère  de 
votre  future. 

Robert  ne  répondit  pas.  Il  trouvait  qu'en  ce  moment  M.  Raoul  de 
MontaiUé  n  avait  pas  tout  le  tact  qu'on  peut  attendre  d'un  marquis. 
Raoul  avait  cependant  l'intention  d'être  aimable,  car  il  ajouta  : 

—  Je  n'ai  jamais  vu  W^"  Guépie,  mais  on  la  dit  charmante...  Et 
que  dit  votre  mère  de  ce  mariage? 


LA.    FERME   DU   CHOQUARD.  771 

—  Elle  n'en  est  qu'à  demi  contente. 

—  Je  m'en  doutais;  mais  c'est  égal,  vous  épousez,  paraît-Il, 
une  fort  jolie  fille,  c'est  bien  quelque  chose  que  cela,  et  on  a  rai- 
son, en  se  mariant,  de  ne  consulter  que  ses  goûts. 

Il  partit  de  là  pour  protester  du  peu  de  cas  qu'il  faisait  des  pré- 
jugés, de  la  sotte  tyrannie  de  l'opinion.  Il  n'est  rien  de  tel  que  les 
gens  très  calculés  pour  encourager  les  folies  des  autres,  quand  ils 
n'ont  pas  à  en  pcàtir,  et  pour  médire  des  petites  considérations  de  la 
sagesse  mondaine  et  intéressée.  C'est  la  vieille  histoire  de  l'homme 
qui  crache  dans  le  plat,  à  la  seule  fin  d'en  dégoûter  son  prochain 
et  de  se  le  réserver. 

—  Et  quand  vous  mariez-vous?  reprit-il. 

—  Dans  quinze  jours,  le  26  mai. 

—  Je  reviendrai  tout  exprès  de  Paris...  Invitez-moi  ou  je  m'in- 
vite. 

•  —  C'est  trop  d'honneur  que  vous  me  ferez,  repartit  froidement 
Robert,  à  qui  il  importait  peu  qu'il  y  eût  à  sa  noce  un  marquis  de 
plus  ou  de  moins. 

—  Mais  il  me  semble  que  nous  sommes  de  vieux  amis,  que  nous 
pouvons  compter  l'un  sur  l'autre,  reprit  Raoul  avec  autant  de  viva- 
cité que  le  lui  permettait  son  absolue  indilférence...  Le  fait  est,con- 
tinua-t-il,  que  si  j'avais  été  informé  plus  tôt,  j'aurais  sollicité  la 
faveur  de  vous  servir  de  témoin. 

Robert  le  regarda  pour  s'assurer  qu'il  était  sérieux,  ces  derniers 
mots  lui  avaient  fait  dresser  l'oreille.  Il  se  disait  que  le  hasard  venait 
de  lui  fournir  un  admirable  moyen  de  fermer  la  bouche  à  sa  mère, 
qui  le  croyait  réduit  à  Lesape.  Quelle  réplique  à  lui  faire! 

—  Il  ne  tient  qu'à  vous,  monsieur  le  marquis,  répondit-il;  la 
place  est  encore  vacante. 

Le  marquis  Raoul  se  trouva  pris  et  s'exécuta  de  la  meilleure  grâce 
du  monde.  Il  remercia  Robert  de  tout  le  plaisir  qu'il  lui  faisait,  et 
lui  serrant  de  nouveau  la  main  : 

—  Le  26  mai,  je  serai  votre  homme. 

Il  partit  en  maugréant  contre  lui-même.  —  Ce  que  c'est  que 
la  rage  d'èire  aimable  1  pensait-il.  C'est  une  vraie  tuile  que  je  me 
suis  fait  tomber  là  sur  la  tête.  Mais,  par  exemple,  je  ne  lui  devrai 
plus  rien,  nous  serons  quittes. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  Robert  dit  négligemment  à  sa   mère  : 

—  Si  tu  ne  tiens  pas  trop  à  Lesape,  nous  pourrons  nous  passer 
de  lui.  J'ai  trouvé  un  second  témoin,  qui  s'est  olfert  de  lui-même. 

—  Et  qui  donc? 

—  M.  le  marquis  Raoul  de  Montaillé. 

—  Il  s'est  moqué  de  toi,  s'écria-i-elle. 


772  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  a  beau  jour  que  je  le  connais,  répondit-il,  et  je  le  soup- 
çonne d'avoir  de  bonnes  raisons  pour  ne  jamais  se  moquer  de  moi. 

Et  il  la  laissa  à  son  étonnement.  Épouser  une  Guépie  et  avoir  un 
marquis  pour  témoin!  Gela  déroutait  toutes  ses  idées,  il  y  avait 
quelque  chose  de  démonté  dans  l'univers. 

Oti  était  pour  le  moins  aussi  occupé  à  la  Renommée  qu'au  Gho- 
quard.  Le  lendemain  du  jour  où  le  mariage  fut  décidé,  Aleth  avait 
choisi  sa  meilleure  plume  pour  annoncer  l'événement  à  M""  Black- 
more,  qui  était  encore  en  Italie,  et  à  son  récit  elle  avait  joint  cer- 
taines insinuations  qui  furent  comprises.  W^  Blackmore  lui  répon- 
dit qu'elle  consentait  à  se  charger  de  son  trousseau  et  lui  envoya 
un  chèque  de  deux  mille  francs  sur  son  banquier  de  Paris,  non  sans 
lui  donner  à  entendre  qu'il  y  a  fin  à  tout,  que  c'était  la  dernière 
libéralité  qu'elle  lui  faisait.  Depuis  lors,  ce  ne  furent  plus  qu'allées 
et  venues.  La  mère  et  la  fille  allaient  au  moins  trois  fois  la  semaine 
à  Paris,  on  y  courait  les  maga-ins,  on  examinait,  on  conférait,  on 
marchandait,  et  le  soir  on  revenait  en  triomphe  à  la  Renommée  avec 
ses  emplettes,  dont  s'émerveillaient  les  commères  de  Mailly,  accou- 
rues à  cet  effet.  Tout  en  se  pâmant,  elles  se  disaient  avec  dépit  : 
«  Ont-ils  de  la  chance,  ces  Guépie  !  Depuis  qu'il  pleut  dans  leur 
écuelle,  il  n'y  en  a  plus  que  poui'  eux.  Est-elle  heureuse,  cette 
petite  coquine  !  Et  dire  que  nous  l'avons  vue  de  nos  yeux  garder  les 
dindons  !  »  Aleth  affectait  de  dédaigner  également  leurs  extases  et 
leurs  jalousies  secrètes,  et  buvait  tout  cela  doux  comme  du  lait.  Ce 
fut  bien  autre  chose  quand  arriva  la  corbeille.  Cette  fois,  le  futur 
n'avait  pas  consulté  sa  mère  ;  robes,  parures,  montre,  bijoux,  rien 
ne  lui  avait  paru  trop  beau  pour  enchâsser  son  idole. 

Comme  lui,  elle  s'était  occupée  de  bien  choisir  ses  témoins  et  elle 
n'avait  que  l'embarras  du  choix.  Les  hommes  sont  lâches  et  tout 
réussit  aux  heureux.  Les  gens  qui  avaient  le  plus  méprisé  les  Guépie 
avaient  des  démangeaisons  de  figurer  dans  ce  mariage  si  curieux, 
si  imprévu,  qui  faisait  tant  de  brouhaha.  On  ne  put  résister  aux 
instances  du  boulanger  de  Mailly,  important  personnage  dont  on 
était  un  peu  les  cousins,  sans  compter  qu'on  kn  devait  quelque 
argent.  Mais  Aleth  refusa  les  autres.  Elle  avait  apjjris  que  M"'''  Black- 
more, arrivée  depuis  peu  à  Paris,  comptait,  avant  de  partir  pour 
l'Angleterre,  passer  deux  ou  trois  semaines  à  Mailly.  Taillant  de 
nouveau  sa  plume,  elle  lui  représenta  que  sa  chère  mai  raine  com- 
blerait tous  ses  vœux  en  autorisant  M.  Blackmore  à  lui  prêter  son 
assistance  dans  l'intéressante  et  solennelle  cérémonie  qui  se  prépa- 
rait. M""  Blackmore  lui  octroya  encore  sa  demande,  qui  cette  fois 
ne  la  mettait  point  en  dépense.  Il  semblait  que  dans  ce  mariage 
tout  dût  être  prodigieux.  Pour  témoins,  un  médecin,  un  boulan- 


LA   FERME  DU   CHOQUARD.  773 

ger,  un  marquis  et  un  Anglais,  et  encore  disait-on  qu'il  était  poi- 
trinaire. 11  s'était  fait  bien  des  mariages  à  Mailly,  mais  de  mémoire 
d'homme  aucun  Anglais  n'y  avait  paru.  C'était  un  décor  tout  nou- 
veau. 

Fière  de  son  trousseau,  de  sa  corbeille  et  de  son  Anglais,  préoc- 
cupée de  ses  apprêts,  étourdie  de  son  bonheur,  Aleth  vivait  en  l'air, 
dans  les  espaces,  hors  d'elle-même;  ses  pieds  ne  touchaient  plus  à 
la  terre.  Dans  les  tête-à-tête  qu'elle  avait  avec  son  fiancé,  celui-ci 
lui  adressait  jusqu'à  trois  fois  la  même  question  sans  qu'elle  s'aper- 
çût qu'il  l'interrogeait.  Elle  s'en  apercevait  enfin,  se  tirait  d'aflaire 
en  inclinant  vers  lui  son  front  radieux,  qu'il  baisait  avec  passion. 
Dans  tout  amour,  a  dit  l'apôtre,  il  y  a  quelqu'un  qui  aime  davan- 
tage et  quelqu'un  qui  est  plus  aimé. 

Enfin  le  26  mai  arriva;  désirés  ou  redoutés,  les  jours,  quels 
qu'ils  soient,  finissent  par  arriver.  Ce  matin-là,  le  cfel  était  d'un 
bleu  pur  et  profond,  il  n'y  avait  pas  un  nuage,  ce  qui  parut  absurde 
à  M™''  Paluel.  Les  coqs  s'éveillèrent  de  meilleure  heure  que  de  cou- 
tume ,  jamais  leur  chant  n'avait  été  si  triomphal ,  ils  annonçaient 
des  gloires,  des  béatitudes.  Ils  lui  semblèrent  ineptes  et  imbé- 
ciles, elle  leur  eût  volontiers  tordu  le  cou.  Elle  poussa  un  soupir 
qui  en  valait  dix,  s'étant  promis  de  n'en  plus  pousser  jusqu'au  soir, 
de  laire  bonne  contenance,  de  telle  sorte  que  personne  ne  pût  lire 
son  désespoir  dans  ses  yeux.  Que  cette  journée  lui  fut  dure!  Elle 
eut  pourtant  une  satisfaction.  En  sortant  de  la  mairie,  on  se  rendit 
à  l'église.  La  cérémonie  achevée,  Richard  Guépie,  qui  guettait  le 
moment,  s'élança  vers  la  belle-mère  de  sa  fille  pour  lui  offrir  son 
bras."  Elle  fit  semblant  de  découvrir  une  petite  tache  à  l'une  des 
brides  de  son  chapeau  de  velours,  et,  baissant  le  menton,  elle  ne 
s'occupa  plus  que  de  la  gratter,  tout  en  gagnant  la  sortie  le  plus 
vite  possible.  Guépie,  le  bras  arrondi,  les  yeux  en  coulisse,  la  bouche 
en  cœur,  la  suivait,  disant  : 

—  Permettez,  madame  Paluel,  permettez... 

Elle  ne  voyait  rien,  n'entendait  rien,  grattait  toujours  sa  tache, 
jusqu'à  ce  qu'elle  lui  dit  sans  le  regarder  : 

—  C'est  inutile,  monsieur  Guépie;  il  faut  que  je  rentre  au  Cho- 
quard  pour  m'occuper  de  mon  couvert. 

Toute  la  noce,  à  l'exception  de  M"®  Paluel,  se  rendit  à  la  Renom- 
méey  où  une  collation  l'attendait.  Puis  on  remonta  en  voilure  pour 
faire  une  grande  promenade,  et  à  six  heures  précises  on  arrivait  à 
la  porte  du  Ghoquard.  Les  voitures  entraient  une  à  une  dans  la 
cour,  versaient  leur  monde  et  ressortaient  par  le  passage  voûté.  En 
descendant,  ces  dames  de  la  grande  culture  se  rendaient  dans  la 
chambre  de  M'"^  Paluel,  sanctuaire  accessible  à  elles  seules.  Elles 


77i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

s'y  débaiTassaient  de  leurs  châles  de  dentelles,  de  leurs  chapeaux  à 
la  dernuM-e  mode,  ayant  grand  soin  de  ne  pas  déranger  l'indus- 
trieux édilice  de  leur  coillure.  Puis  elles  passaient  dans  la  salle  à 
manger,  portant  délicatement  leurs  mains  à  leur  tête  pour  s'as- 
surer que  leurs  bandeaux  bouffaient  et  qu'il  n'y  avait  pas  à  leur 
chignon  quelque  épingle  qui  sortît.  La  table  en  fer  à  cheval  était 
belle  à  voir;  le  linge,  les  nappes  et  les  serviettes  damassées,  la 
vaisselle,  l'argenterie,  les  cristaux  et  les  fleurs,  tout  était  digne  du 
Choquard.  M""*  Paluel  s'était  arrangée  pour  que  les  brebis  et  les 
boucs  n'eussent  pas  commerce  ensemble  ;  les  Guépie  se  trouvaient 
tous  rangés  les  uns  à  côté  des  autres  et  faisaient  bande  à  part.  Elle 
ne  leur  avait  adjoint  que  Lesape,  qu'elle  goûtait  peu,  et  l'institu- 
teur de  Mailly,  qu'elle  accusait  d'être  libre  penseur  et  radical.  Le 
repas  fut  succulent,  exquis;  assistée  de  deux  marmitons  venus  de 
Paris,  Catherine,  qui  était  un  vrai  cordon  bleu,  s'était  surpassée. 
Les  vins  étaient  tous  de  première  qualité;  la  cave  du  Choquard 
était  célèbre. 

Les  choses  ne  se  passent  jamais  comme  on  pensait,  et  il  y  avait 
eu,  ce  jour-là,  des  attentes  trompées,  des  déceptions,  plus  d'un 
front  soucieux.  Celui  de  tous  les  invités  qui  du  matin  au  soir  avait 
semblé  le  plus  satisfait  de  son  sort  était  François  Lesape.  11  s'était 
dit  de  minute  en  minute  :  «  Mon  Dieu  !  que  je  suis  content  de  n'être 
pas  le  marié  !  »  Celte  pensée  lui  mettait  de  la  joie  dans  le  sang. 

Les  sœurs  de  M™^  Paluel  étaient  restées  sous  leur  tente  ;  mais 
avec  leur  assentiment,  leurs  maris  et  plusieurs  de  leurs  rejetons 
étaient  venus  et  faisaient  bonne  mine  à  mauvais  jeu.  On  voulait  bien 
protester,  on  ne  voulait  pas  se  brouiller.  Après  tout,  quelque  déplo- 
rable que  fût  ce  mariage,  s'il  n'y  avait  pas  d'enfant,  le  magot  était 
destiné  à  revenir  à  la  descendance  des  Larget.  Mais  s'il  y  avait 
un  enfant,  adieu  le  cousin  à  héritage  !  Ce  double  courant  de  pen- 
sées traversait  incessamment  leur  esprit,  et  il  eu  paraissait  quelque 
chose  sur  leur  figure. 

Le  docteur  Larrazet  avait  vu  avec  plaisir  se  lever  l'aurore  de  ce 
grand  jour.  Ce  sceptique  était  un  bon  vivant,  il  aimait  les  fêtes  et 
les  bombances,  il  avait  la  réputation  d'une  fourchette  distinguée. 
Mais  à  peine  venait-il  de  se  mettre  à  table,  de  déplier  sa  serviette, 
on  vint  le  relancer  pour  qu'il  se  rendît  en  hâte  auprès  d'un  typhoïde 
qui  se  mourait.  Il  partit  visiblement  contrarié  et  ne  reparut  pas. 

Le  marquis  Raoul  de  Montaillé  s'était  retiré  beaucoup  plus  tôt 
que  le  docteur.  Il  était  arrivé  à  l'heure  dite,  dans  les  meilleures 
dispositions,  résolu  à  faire  son  devoir,  à  se  montrer  bon  prince  jus- 
qu'au bout.  Mais,  à  la  mairie  déjà,  son  visage  s'allongea  par  degrés 
et  l'expression  en  devint  maussade  ;  il  se  sentit  comme  envahi  par 


LA    FERME   DU    CHOQUARD.  775 

une  sorte  de  migraine,  quoiqu'il  ne  fût  pas  sujet  à  ce  genre  d'acci- 
dens.  Kiait-cebien  une  migraine?  C'était  plutôt  cette  sourde  mélan- 
colie qui  s'empare  tout  à  coup  de  tel  marquis  ou  de  tel  bourgeois 
lorsqu'invitô  à  quelque  mariage,  il  fait  la  découverte  que  la  mariée 
qu'il  ne  connaissait  pas  est  beaucoup  trop  jolie;  il  entend  par  là 
qu'elle  l'est  trop  pour  le  marié,  qu'il  connaît;  ce  n'est  pas  qu'il 
voulût  l'épouser,  mais  il  lui  trotte  dans  l'esprit  des  imaginations 
qui  l'aniigent;  le  bonheur  de  son  prochain  le  chagrine.  Baoul  de 
Montaillé,  sur  ce  qu'on  lui  avait  dit,  s'attendait  à  voir  une  beauté 
rustique  ;  vraiment  c'était  bien  autre  chose.  11  employa  tout  le  temps 
de  la  messe  à  se  représenter  tantôt  ceci,  tantôt  cela,  à  considérer 
tel  cas  fortuit  qui  aurait  pu  se  présenter.  IN'aurait-il  pasi)U  se  faire, 
par  exemple,  qu'au  lieu  de  se  fiancer  à  Robert  Paluel,  cette  ravis- 
sante créature  fût  venue  un  matin  prendre  des  nouvelles  de  son 
frère  le  garde-chasse,  qui  lui  aurait  fait  les  honneurs  du  parc  de 
Montaillé?  On  se  serait  rencontré,  et  de  fil  en»  aiguille  il  en  serait 
peut-elre  résulté  beaucoup  de  choses  agréables.  Ces  réflexions 
assombrirent  tellement  l'humeur  de  Raoul  qu'en  sortant  de  l'église, 
il  s'approcha  de  la  mariée  et  du  marié  pour  leur  annoncer  qu  à  son 
vif  regret  une  affaire  urgente  le  rappelait  à  Paris.  Le  marié  ne  fit 
aucun  eûbrt  pour  le  retenir,  et,  ce  qui  le  mortifia  davantage,  la  ma- 
riée ne  parut  prêter  qu'une  médiocre  attention  à  ce  qu'il  lui  disait, 
elle  ne  répondit  que  par  un  sourire  fugitif  et  banal,  puis  elle 
détourna  la  tête  et,  regardant  tour  à  tour  Paul  et  Jacques,  elle  leur 
adressa  le  même  sourire  banal  et  fugitif  qui  servait  pour  tout  le 
monde.  Mon  Dieu!  elle  n'était  pas  fâchée  qu'on  pût  dire  qu'il  y 
avait  un  marquis  à  sa  noce;  mais  lui  ou  un  autre,  peu  lui  impor- 
tait, et  quand  il  n'y  aurait  point  eu  de  marquis  de  tout,  elle  en  eût 
pris  fjîcilement  son  parti.  Sa  gloire  et  sa  félicité  se  sulli-^aient  à 
elles-mêmes,  et  dans  cette  grande  journée  les  accessoires  la  tou- 
chaient peu. 

Comme  le  marquis  de  Montaillé,  M'"^' Bourgeret  et  Cambois  avaient 
trouvé  la  mariée  trop  jolie;  comme  lui,  quoique  pour  un  autre 
motif,  elles  avaient  eu  peine  à  dissinuiler  leur  dépit.  Elles  pen- 
saient à  leurs  filles,  elles  faisaient  d'humiliantes  comparaisons.  Elles 
avaient  eu  un  autre  mécompte.  Le  malin,  en  faisant  leur  toilette, 
en  écoutant  l'agréable  froufrou  de  leurs  robes  de  soie,  en  attachant 
à  leurs  oreilles  leurs  plus  beaux  pendans  et  à  leurs  poignets  leurs 
bracelets  d'or  les  plus  riches,  elles  avaient  plus  d'une  fois  souri 
dans  l'espérance  qu'un  mariage  si  mal  assorti  aurait  son  côté 
comique,  qu'avant  la  nuit  il  se  produirait  quelque  incident,  quelque 
anicroche  dont  on  pourrait  gloser.  Elles  croyaient  savoir,  sur  la  foi 
de  certains  rapports,  qu'Aleth  ne  se  souvenait  pas  toujours  des  admi- 


77(i  REVDK   DES   DEUX   MONDES. 

rables  leçons  de  M"^  Bardèche,  que  dans  ses  échappées  d'humeur, 
elle  avait  des  mots,  des  gestes  malheureux.  Leurs  prévisions  mali- 
gnes étaient  déçues.  Aleth  fut  irréprochable  de  tenue  comme  de 
langage,  tour  à  tour  grave  et  digne  sans  affectation  ou  aiïable  sans 
familiarité,  en  un  mot,  aussi  princesse  de  la  tête  aux  pieds  qu'au- 
cune de  celles  que  renferme  la  Brie. 

M.  Blackmore  n'avait  eu  aucune  déception  ;  il  s'était  attendu  à 
s'ennuyer  beaucoup  ;  jusqu'au  soir  il  s'ennuyaconsciencieusement.  Sa 
femme  lui  avait  enjoint  d'être  aimable,  et  quand  on  a  un  bon  carac- 
tère et  qu'on  a  épousé  une  femme  riche,  on  lait  ce  qu'elle  vous  dit 
de  faire.  Tout  le  long  du  jour;  il  avait  échangé  avec  celui-ci,  avec 
celui-là,  de  vigoureux  shake-hands,  qui  leur  faisaient  craquer  les 
os  des  doigts,  et  quoi  qu'on  pût  lui  dire,  il  souriait  agréablement. 
Sa  mauvaise  fortune  voulut  que  le  boulanger  Mathieu,  intarissable 
jaseur,  aux  phrases  et  aux  gestes  arrondis,  qui  ressemblait  à  un 
gindre  d'opéra  comique,  prît  en  goût  dès  la  première  minute  le 
teint  rosé  et  les  grands  favoris  en  côtelette  de  l'insulaire.  Il  s'atta- 
cha, se  cramponna  à  lui,  ne  le  quitta  plus  d'une  semelle,  lui  débi- 
tant de  longues  histoires,  agrémentées  de  coq-à-l'âne,  sans  réussir 
à  se  convaincre  que  M.  Blackmore  ne  savait  pas  un  traître  mot 
de  français.  M.  Blackmore  eut  sa  revanche  au  dîner,  en  adressant 
aux  mariés,  entre  la  poire  et  le  fromage,  un  interminable  speech 
en  anglais,  qu'ils  comprirent  tant  bien  que  mal  et  qui  fut  lettre 
close  pour  tous  les  autres  convives,  ce  qui  ne  les  empêcha  pas  de 
l'écouter  avec  recueillement;  on  respecte  toujours  un  peu  ce  qu'on 
ne  comprend  pas.  Après  quoi,  M.  Blackmore  échangea  de  nouveau 
des  shake-hands  avec  toute  la  compagnie  et  se  retira,  au  vif  cha- 
grin du  boulanger,  qui  disait  bien  des  jours  plus  tard  :  «  Vous  avez 
beau  dire,  ce  sont  de  fameux  gaillards  que  ces  Anglais!  » 

L'inconvénient  des  discours  est  que,  le  branle  une  fois  donné,  cha- 
cun veut  faire  le  sien.  Celui  du  curé  de  Mailly  ne  fut  pas  long.  11 
souhaita  des  jours  filés  d'or  et  de  soie  aux  deux  époux,  u  ainsi 
qu'à  l'honorable,  à  l'estimable,  à  la  vénérable  M"'*'  Paluel.  »  Par 
forme  de  conclusion,  il  les  exhorta  tous  à  penser  quelquefois  au  bon 
Dipu,  leur  assurant  que  c'était  le  meilleur  moyen  qu'on  eût  encore 
inventé  d'être  heureux  dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  Cette  péro- 
raison avait  échauffé  les  oreilles  de  l'instituteur,  qui,  se  trouvant  un 
peu  lancé,  se  leva  aussitôt  pour  répliquer.  Il  déclara  que  ce  n'était 
pas  du  bon  Dieu  qu'il  s'agissait  dans  cette  affaire,  mais  des  miracles 
que  produit  l'enseignement  primaire  supérieur  et  laïque,  qui  pousse 
les  hommes  à  s'élever  au-dessus  d'eux-mêmes  et  de  leur  condition. 
Il  affirma  que  le  jour  où  le  gouvernement  ferait  son  devoir  et  con- 
sacrerait quelques  milliards  à  répandre  partout  les  lumières  jusque 


LA    FERME    DU    CHOQUARD.  777 

dans  la  plus  humble  chaumine,  toutes  les  Françaises  auraient  des 
talons  distingués,  que  deux  millions  au  moins  de  Français  auraient 
du  génie.  Il  termina  sa  harangue  en  portant  un  toast  «  à  l'instruc- 
tion intégrale,  représentée  dans  ce  beau  jour  par  la  charmante 
mariée,  qui  lui  devait  son  bonheur.  »  Les  principaux  passages  de 
cette  pièce  d'éloquence  provoquèrent  quelques  murmures  dans  une 
partie  de  l'auditoire  ;  mais  dans  l'autre  branche  du  fer  à  cheval  et 
dans  tout  le  clan  des  Guépie,  ils  furent  soulignés  par  d'énergiques 
applaudissemens.  11  est  certain  que  l'instruction  intégrale  n'avait 
jamais  été  mieux  représentée  dans  ce  monde  que  par  la  charmante 
mariée,  qu'elle  n'était  jamais  apparue  sous  une  forme  plus  attrayante, 
plus  coquette.  C'était  à  donner  l'envie  d'en  manger. 

On  pouvait  classer  M.  et  M"*"  Guépie  parmi  ceux  des  convives  qui 
n'étaient  pas  tout  à  fait  contens.  Maître  Richard  gardait  sur  le  cœur, 
sans  pouvoir  le  digérer,  l'affront  public  que  lui  avait  fait  M'^e  Pa- 
luel  en  sortant  de  l'église  et  qui  avait  été  remarqué.  La  première 
partie  de  la  journée  avait  été  bonne  pour  Palmyre;  elle  avait  pro- 
mené partout  ses  yeux  humides  et  l'onction  de  sou  bonheur.  Mais 
lorsqu'elle  avait  voulu  pénétrer  à  la  suite  de  M"""'  Bougeret  et  Cam- 
bois  dans  la  chambre  de  M""  Paluel  pour  s'y  débarrasser  de  son 
châle  et  retoucher  sa  coiffure,  elle  avait  trouvé  visage  de  bois  ;  en 
vain  avait-elle  gratté,  la  porte  ne  s'était  pas  ouverte.  Elle  en  avait 
été  réduite  à  suspendre  son  chapeau  à  l'une  des  patères  de  la  salle 
à  manger,  et  à  plusieurs  reprises  les  domestiques  qui  servaient  et 
qu'elle  suivait  d'un  œil  inquiet  l'avaient  heurtée  et  froissée.  L'humi- 
liation, l'inquiétude  lui  avaient  gâté  son  repas. 

Plus  heureux  qu'elle  étaient  ses  cinq  beaux-fils,  qui  occupaient 
le  bas  bout  de  la  table,  l'employé  de  l'octroi  dans  son  habit  de 
lézard,  le  coquetier  en  redingote  bleue,  le  vendeur  de  journaux  en 
reste  courte,  le  voiturier  dans  son  habit  de  première  communion 
devenu  trop  étroit,  Polydore  enfin  dans  son  uniforme  de  garde- 
chasse  d'un  marquis.  Aleth  leur  avait  adressé  le  matin  de  pressantes 
admonestations,  elle  les  avait  adjurés  de  se  bien  tenir  devant  l'en- 
nemi, de  se  surveiller  beaucoup  et  de  se  taire.  Ils  avaient  observé 
la  consigne,  et  parlant  peu,  ils  s'étaient  repus,  gavés,  piffrés,  ava- 
lant les  truffes  sans  les  mâcher,  vidant  d'un  trait  leur  verre  de  Cham- 
pagne. C'était  une  belle  chose  de  voir  manœuvrer  ces  cinq  paires 
de  mâchoires  avec  autant  de  précision  que  si  elles  eussent  fait  l'exer- 
cice à  la  prussienne.  Cependant,  sur  la  fin  du  repas,  Polydore 
s'émancipa.  Chaque  fois  qu'il  voyait  le  curé  porter  sa  fourchette  à 
ses  lèvres,  il  se  tournait  vers  le  coquetier  pour  lui  dire,  la  bouche 
pleine  :  «  Quelle  avaloire  a  la  calotte  !  »  11  le  dit  même  une  fois  si 
haut  qu' Aleth  lui  lança  au  travers  de  la  table  un  regard  terrible, 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accompagné  d'un  geste  impératif,  pour  le  faire  rentrer  dans  son 
néant. 

Jusqu'au  soir,  Alcth  avait  été  aussi  noblement  gracieuse,  aussi 
gracieusement  majestueuse  qu'une  impératrice  le  jour  de  son  sacre. 
Son  petit  moi,  ivre  de  joie  et  d'orgueil,  se  dilatait  jusqu'à  remplir 
le  monde;  la  terre  lui  appartenait;  du  haut  de  son  nuage,  elle 
entrevoyait  la  foule  des  humains  comme  une  fourmilière  qui  s'agi- 
tait confusément  dans  les  bas-fonds.  Par  intervalles,  en  y  regardant 
de  plus  près,  elle  distinguait  quelques  visages  connus,  parmi  les- 
quels elle  regrettait  de  ne  pas  apercevoir  celui  d'Alice  Cambois,  qui 
s'était  bien  gardée  de  lui  procurer  ce  plaisir  et  s'était  abstenue. 
Puis  tout  disparaissait  et  elle  recommençait  à  rêver,  laissant  vaguer 
autour  d'elle  ses  yeux  ouverts  qui  ne  voyaient  rien.  C'est  ainsi  que 
du  haut  d'une  montagne  on  n'aperçoit  souvent  dans  la  vallée  qu'un 
brouillard  épais  qui  l'enveloppe  et  la  cache.  Par  instans,  il  se  déchire, 
il  s'entr'ouvre,  on  distingue  un  clocher,  un  bouquet  d'arbres,  le 
cours  d'un  ruisseau  ;  puis  il  se  referme,  et  on  ne  voit  plus  qu'une 
vapeur  grisâtre  à  ses  pieds  et  le  ciel  bleu  sur  sa  tête. 

Aussi  Aleth  n'avait-elle  gardé  de  cette  journée  qu'un  souvenir 
vague  et  intermittent.  Elle  se  rappelait  qu'à  la  mairie,  un  rayon  de 
soleil  était  venu  frapper  tout  à  coup  le  visage  de  M.  Blackmore  et 
avait  fait  briller  comme  de  l'argent  l'un  de  ses  larges  favoris.  Elle  se 
rappelait  également  que,  pendant  la  messe,  à  laquelle  la  fanfare  de 
Mailly  avait  prêté  son  concours,  un  trombone  avait  fait  un  couac, 
ce  qui  avait  causé  un  léger  chuchotement.  Elle  se  rappelait  encore 
que,  dans  le  cours  de  la  promenade,  s'étant  penchée  à  la  poriière, 
elle  avait  aperçu  des  hirondelles,  fraîchement  revenues  d'Egypte, 
qui  rasaient  le  sol  et  passaient  comme  des  éclairs  entre  les  jambes 
des  chevaux. 

Pendant  le  banquet,  elle  n'avait  su  ni  ce  qu'elle  buvait  ni  ce 
qu'elle  mangeait,  et,  à  vrai  dire,  elle  avait  très  peu  mangé  et 
n'avait  bu  que  de  l'eau  rougie.  En  s'asseyant,  elle  avait  dé]>osô  ses 
gants  dans  son  verre  à  Champagne.  Elle  avait  vu  un  soir  .\F^  Bar- 
dèche  en  faire  autant,  ce  qui  lui  avait  paru  fort  distingué.  Elle 
s'avisait  confusément  que  M"'''  Cambois  la  regardait  beaucoup  et 
qu'il  se  mêlait  quelque  dépit  à  son  admiration.  Un  moment,  elle  se 
réveilla  tout  à  fait  pour  parcourir  des  yeux  cette  grande  table  en 
fer  à  cheval,  et,  après  les  avoir  arrêtés  sur  M"""  Bourgeret  et  son 
mari,  l'une  accorte  et  bien  disante  comme  une  femme  du  monde, 
l'autre  grave,  un  peu  empesé  comme  un  diplomate,  elle  avait  em- 
brassé d'un  seul  regard  tout  le  clan  des  Guépie,  et  il  lui  avait  paru 
que,  du  coquetier  à  Polydore,ses  cinq  demi- frères  étaient  impossibles, 
que  son  père,  avec  sa  serviette  nouée  autour  du  cou,  était  bien  vul- 


LA    FERME    DU    CIIOQUARD.  779 

gaire,  que  sa  mère,  qui,  à  chaque  instant,  changeait  sa  fourchette 
de  main,  était  terriblement  commune.  Elle  prévoyait  que,  lorsqu'on 
se  lèverait  de  table,  cette  mère  sentimentale  voudrait  l'embrasser 
pour  faire  devant  le  monde  entier  acte  de  possession.  Au  moment 
critique,  elle  se  hâta  de  la  prévenir  et  de  lui  tendre  les  deux  mains 
en  même  temps  que,  de  ses  deux  bras  allongés,  raides  comme  des 
barres  de  fer,  elle  la  tenait  à  distance. 

Quelques  minutes  après,  encore  toute  vêtue  de  blanc,  elle  se 
trouvait  seule  dans  une  grande  chambre  qu'éclairait  une  lampe. 
Dans  cette  chambre,  il  y  avait  un  beau  lit  de  noyer  à  rideaux  de 
perse,  dont  elle  admira  les  bouquets.  C'était  son  lit,  quoiqu'elle 
n'y  fût  jamais  entrée.  Elle  fureta  un  peu  partout;  puis  elle  fut  se 
poster  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  et,  le  front  appuyé  contre 
une  vitre,  elle  voyait  aller  et  venir  dans  la  cour  des  étoiles  jaunes 
ou  rouges  :  c'étaient  le«  lanternes  des  voitures  qui  venaient  cher- 
cher leur  monde.  Elle  entendait  des  bruits  de  voix  et,  sur  le  pavé, 
le  piaffement  des  chevaux  gorgés  d'avoine.  Bientôt  après  des  fouets 
claquèrent,  une  à  une  les  étoiles  disparurent,  le  silence  se  fit  et, 
tout  à  coup,  elle  sentit  deux  mains  s'enlacer  autour  de  sa  taille, 
quelqu'un  la  souleva  de  terre,  la  coucha  tout  étendue  dans  ses 
bras  et  l'emporta  autour  de  la  chambre  en  disant  : 

—  Enfin!  que  cette  journée  m'a  paru  longue! 
Se  penchant  sur  elle,  il  lui  disait  encore  : 

—  Ces  cheveux,  ces  joues,  cette  petite  bouche  et  le  reste,  tout 
m'appartient. 

Et,  la  regardant  jusqu'au  fond  des  yeux,  il  ajoutait  : 

—  Il  n'y  a  pas  à  dire,  tu  es  à  moi,  tu  es  bien  à  moi,  et  tout 
entière. 

El  il  la  mangeait  de  baisers. 

Au  même  instant,  une  pauvre  petite  fille  rentrait  dans  sa  chambre 
solitaire.  Comme  M"'®  Paluel,  elle  s'était  promis,  le  matin,  de  faire 
bonne  contenance.  En  se  levant,  elle  s'était  appliqué  sur  les  lèvres 
un  sourire,  et  elle  l'y  avait  si  bien  collé  qu'il  y  était  resté  tout  le 
jour.  Elle  l'avait  montré  à  tout  le  monde,  au  docteur  Larrazet 
comme  à  M.  Blackmore,  au  curé  de  Mailly  comme  à  Richard  Gué- 
pie.  A  la  vérité,  dès  la  tombée  de  la  nuit,  il  était  un  peu  défraîchi, 
un  peu  fripé,  un  peu  fané,  comme  ces  fleurs  qui  ne  vivent  qu'un 
jour;  ce  n'était  plus  que  l'ombre  d'un  sourire.  Heureusement  elle 
n'en  avait  plus  besoin  ;  la  fête  était  finie.  Elle  retira  de  ses  cheveux 
un  nœud  de  rubans  qu'elle  posa  sur  une  commode,  puis  un  bouton 
de  rose  qu'elle  jeta  tristement  dans  la  cheminée.  Elle  commença  à  se 
défaire;  elle  ôta  sa  robe  et  ses  bottines,  mais  elle  ne  put  aller  plus 
loin  ;  elle  se  sentait  venir  une  irrésistible  envie  de  pleurer,  et,  avant 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'avoir  dégrafé  son  corset,  elle  se  laissa  tomber  sur  son  lit,  enfonçant 
son  visage  dans  son  oreiller  pour  qu'il  étouffât  le  bruit  de  ses  san- 
glots. S'était-elle  fait  des  illusions?  avait-elle  caressé  des  chimères? 
Point  du  tout.  S'était-elle  jamais  figuré?..  Oh!  que  non  pas;  l'en 
soupçonner  serait  lui  faire  injure;  elle  était  trop  raisonnable  pour 
cela.  Et  cependant  elle  prouvait  à  cette  heure  qu'on  peut  décroire 
sans  avoir  cru,  qu'on  peut  se  réveiller  sans  avoir  dormi  et  rêvé, 
qu'on  peut  se  désespérer  sans  avoir  eu  d'espérance.  Elle  pensait  à 
une  superbe  fille  couronnée  de  fleurs  d'oranger,  elle  pensait  à  un 
homme  cravaté  de  blanc,  à  la  beauté  de  l'une,  au  bonheur  de 
l'autre,  et  elle  pleurait  à  chaudes  larmes,  elle  pleurait  comme  une 
Madeleine,  ses  yeux  s'en  allaient  en  eau. 

La  lassitude  eut  raison  de  son  désespoir,  elle  finit  par  s'assoupir. 
A  la  pointe  du  jour,  elle  entendit  frapper  trois  coups  secs  à  la  paroi 
de  sa  chambre,  qui  touchait  à  celle  de  M""^  Paluel,  et  une  voix  lui 
cria  : 

—  Je  ne  veux  pas  réveiller  Catherine,  qui  doit  être  morte  de 
fatigue.  Viens  vite,  Mariette,  j'ai  besoin  de  toi. 

Elle  fut  confuse  et  honteuse  de  l'état  où  elle  se  trouvait.  Elle 
s'empressa  de  se  lever,  de  s'arroser  d'eau  fraîche,  de  s'arranger, 
d'enfiler  les  manches  de  sa  robe  de  cotonnade,  et  elle  descendit  bien 
vile  dans  la  salle  à  manger,  d'où  la  grande  table  avait  déjà  disparu. 
Les  meubles  étaient  rassemblés  dans  un  coin,  sens  dessus  dessous; 
les  trois  fenêtres  étaient  toutes  grandes  ouvertes.  Armée  d'un  puis- 
sant balai,  M""  Paluel  s'en  escrimait  avec  fureur.  Dès  qu'elle  vit 
Mariette  :  —  Enfin,  te  voilà!  lui  dit-elle,  c'est  bien  heureux.  —  Et 
lui  jetant  une  époussette  dans  les  mains  : 

—  Viens  donc  m'aider  à  balayer  toute  la  crotte  de  ces  Guépie. 

Ce  disant,  elle  se  remit  à  balayer,  et  avec  leur  crotte,  elle  balayait 
les  Guépie  eux-mêmes.  Elle  balayait  le  filandreux  Richard,  elle 
balayait  la  larmoyante  Palmyre,  elle  balayait  l'effronté  Polydore, 
et  le  coquetier,  et  le  voiturier,  et  le  gabelou  ,  et  le  marchand  de 
journaux.  Quand  toute  cette  poussière  fut  sortie,  elle  s'avança  dans 
la  cour  pour  avaler  une  gorgée  d'air  pur,  et  machinalement  elle 
leva  les  yeux  sur  une  fenêtre  du  premier  étage,  dont  le  volet  était 
hermétiquement  clos.  Elle  poussa  un  profond  soupir.  Hélas!  der- 
rière ce  volet,  il  y  avait  une  Guépie  qu'elle  ne  pouvait  pas  balayer. 

Victor  Cherbdliez. 


{La  troisième  partie  au  prochain  n'.) 


LES 


TITRES  NOBILIAIRES  EN  FRANCE 

AVANT  ET  DEPUIS  LA  RÉVOLUTION 


I. 

La  révolution  française  ne  supprima  pas  seulement  la  noblesse 
comme  caste  et  institution  politique,  elle  entreprit  encore  de  faire 
disparaître  toutes  les  traces,  d'anéantir  tous  les  monumens  qui 
en  rappelaient  l'antiquité  et  les  privilèges.  Le  5  novembre  1789, 
l'assemblée  nationale  décrétait  qu'il  n'existait  désormais  en  France 
aucune  distinction  d'ordres,  et  le  15  mars  suivant,  un  autre  décret 
établissait  le  partage  égal  des  successions  sans  égard  aux  biens 
d'origine  noble.  Cette  assemblée  abolissait,  le  19  janvier  1790,  les 
qualifications  de  prince,  duc,  marquis,  comte,  vicomte,  vidarae, 
baron,  chevalier,  écuyer,  noble  et  toutes  autres  semblables,  ainsi 
que  les  appellations  de  monseigneur,  messire,  altesse,  excellence, 
éminence,  grandeur.  Elle  interdisait  également  l'emploi  des  armoi- 
ries et  des  livrées.  On  ne  voulut  plus  qu'il  fût  tenu  compte  des 
parchemins  qui  constataient  l'ancienneté  des  familles,  et,  le  û  juin 
1790,  le  ministre  de  l'intérieur,  Saint- Priest,  écrivait  au  généalo- 
giste de  la  couronne,  Chérin,  pour  lui  intimer  de  ne  plus  recevoir  à 
l'avenir  les  titres  généalogiques  qu'on  était  auparavant  dans  l'usage 
de  lui  remettre  afin  qu'il  les  présentât  au  roi.  Chérin  comprit  que 
c'en  était  fait  de  sa  profession;  il  s'engagea  dans  l'armée,  où  il 
devait  bientôt  devenir  général  et  où,  plus  tard,  il  fut  chef  d'état- 
major  de  Masséna.  Bien  des  gentilshommes  allèrent  alors  déposer 
en  holocauste  leurs  parchemins  sur  l'autel  de  la  patrie.  Des  monceaux 
de  vieux  titres  féodaux  et  de  terriers  furent  livrés  aux  flammes. 


7S2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  en  envoya  encore  davantage  aux  arsenaux,  où  ils  servirent,  avec 
des  cartulaires  enlevés  aux  abbayes,  à  faire  des  gargousses  et  des 
bourres  de  fusil.  Le  peuple  faisait  alors  entendre  ce  refrain  : 

S'il  faut  que  le  canon  gronde 
Bourré  des  droits  féodaux, 
C'est  pour  annoncer  au  monde 
Que  nous  sommes  tous  égaux. 


La  convention  nationale,  en  appliquant  à  tout  Français  la  seule 
qualification  de  citoyen,  passait  le  niveau  sur  toutes  les  têtes.  On 
prétendait  ramener  tous  les  hommes  à  la  même  condition.  Les  jaco- 
bins s'efforçaient  de  faire  adopter  par  chacun  le  bonnet  rouge  et 
la  carmagnole.  Quelques  uns  voulurent  même  supprimer  les  sou- 
liers et  chausser  tout  le  monde  de  sabots.  Le  ci- devant  noble, 
comme  on  disait  dans  le  langage  révolutionnaire,  ne  dut  plus  être 
désigné  que  sous  le  nom  que  portait  sa  famille  avant  d'être  anoblie. 
Mais  parfois  ce  nom  avait  été  oublié.  Il  rendait  méconnaissable  l'ex- 
gentilhomme  auquel  il  était  imposé.  On  se  souvient  de  la  colère  de 
Mirabeau  contre  le  journaliste  qui  l'avait  désigné  dans  le  Moniteur 
sous  le  nom  de  Riquetti.  «  Savez-vous,  lui  cria-t-il,  qu'avec  votre 
Riquetti  vous  avez  désorienté  l'Europe  pendant  trois  jours?  »  II 
fallut  donc  le  plus  souvent  se  contenter  de  la  suppression  du  titre 
et  du  (le  qui  l'accompagnait.  Le  nom  de  terre  prenait  ainsi  une  phy- 
sionomie plébéienne.  Le  marquis  de  Condorcet  ne  fut  pas  appelé 
Caritat,  mais  Condorcet  tout  court;  Lafayette  cessa  d'être  le  mar- 
quis de  Lafayette,  mais  il  ne  fat  pas  pour  cela  le  citoyen  Motier. 
Quelquefois  cependant  l'autorité  fut  s.ns  pitié  pour  le  nom  féodal, 
et  il  n'est  pas  jusqu'au  roi  que  l'on  n'ait  voulu  dépouiller  du  nom 
qu'il  tenait  de  ses  ancêtres.  Louis  XVI  comparut  devant  la  conven- 
tion sous  le  nom  assez  ridicule  de  Louis  Gapet,  et  le  tribunal  révo- 
lutionnaire condamna  Marie-Antoinette  sous  celui  de  femme  Capet. 
L'infortuné  enfant  que  l'histoire  appelle  Louis  XVII  n'était,  pour  ses 
geôliers,  que  le  petit  Capet.  C'était  le  temps,  il  est  vrai,  où  l'on 
parlait  du  sans-culottes  Jésus  et  de  sa  mère,  Marie,  femme  Joseph. 

Mais  il  est  moins  difficile  d'abolir  des  institutions  politiques  que 
de  changer  les  habitudes  de  langage  et  les  usages  de  la  vie.  La  tra- 
dition et  la  vanité  furent  plus  fortes  que  des  interdictions  formulées 
par  la  loi  et  appliquées  avec  une  inexorable  rigueur.  Les  nouvelles 
dénominations  prirent  place  dans  le  style  ofiiciel;  en  dehors  des 
journaux  et  des  clubs,  elles  ne  furent  guère  usitées.  Pans  la  con- 
versation journalière,  on  continuait  à  désigner  les  hommes  et  les 
Heux  par  leur  vrai  nom  ;  c'était  le  seul  moyen  de  s'entendre,  car  la 
manie  de  changer  les  noms  s'était  tellement  emparée  du  gouver- 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  783 

nenient  qu  il  avait  débaptisé  les  villes  comme  les  individus.  Il  vou- 
lait effacer  tout  ce  qui  rappelait  non-seulement  le  régime  de  la 
tyrannie,  mais  encore  le  règne  de  la  mpcntition.  Les  noms  des 
rues  n'avaient  pas  plus  trouvé  grâce  que  ceux  des  personnes  et 
des  localités.  Les  jacobins  ne  voulurent  pas  cependant  abandonner 
le  nom  de  famille  qu'ils  portaient,  alors  même  que  ce  nom  rappelait  les 
croyances  proscrites.  Saint-Just  et  Jean-Bon  Saint-André  ne  suppri- 
mèrent pas  le  saint  qui  entrait  dans  leur  nom.  Les  nobles  titrés  qui 
étaient  conduits  à  l'échafaud  ou  qui  fuyaient  à  l'étranger  se  voyaient 
toujours  désignés  par  la  masse  sous  leurs  vieilles  qualifications  aris- 
tocratiques. Le  duc  d'Orléans  avait  beau  prendre  le  nom  d'Égalité,  il 
restait  pour  les  Français  le  duc  d'Orléans,  et  l'on  n'aurait  guère  été 
compris  si,  parlant  des  frères  du  roi  émigrés,  on  les  avait  mention- 
nés sous  le  nom  des  frères  Capet  ;  on  continuait  à  les  appeler  le 
comte  de  Provence  et  le  comte  d'Artois.  Dès  que  la  terreur  eut 
cessé,  l'emploi  du  mot  monsieur  reparut  de  tout  côté,  et,  malgré  le 
langage  officiel,  bien  des  gens  rendirent  par  politesse,  en  leur  adres- 
sant la  parole,  le  titre  qu'ils  possédaient  à  ceux  qui  en  avaient  été 
dépouillés.  Sous  le  gouvernement  directorial,  quelques-unes  des 
qualifications  que  la  loi  interdisait  furent  attribuées  par  leurs  subor- 
donnés aux  fonctionnaires  de  la  république.  Les  directeurs  s'en  ému- 
rent et  des  arrêtés  du  18  fructidor  an  v  et  du  6  brumaire  an  vi 
défendirent  de  donner  aux  ambassadeurs,  aux  consuls  et  autres 
agens  de  la  république  à  l'extérieur,  ainsi  qu'aux  généraux  en  chef 
et  employés  militaires  de  toute  classe, d'autres  qualités  ou  dénomi- 
nations que  celle  de  citoyen.  Quand  le  concordat  eut  été  promulgué, 
le  premier  consul,  pour  ne  pas  blesser  les  principes  républicains, 
crut  devoir,  par  un  des  articles  organiques  (titre  i,  article  12), 
défendre  aux  évoques  et  archevêques  de  prendre  une  autre  qualifi- 
cation que  celle  de  citoyen  ou  celle  de  monsieur.  La  tolérance  de  ce 
dernier  titre  était  une  dérogation  à  l'usage  imposé  par  la  convention, 
un  retour  partiel  dans  la  langue  officielle  aux  vieilles  locutions.  Bona- 
parte s'était  borné  à  interdire  qu'on  donnât  aux  prélats  du  mon- 
seigneur, qualification  qui  sentait  par  trop  l'ancien  régime  et  que  la 
nation  n'était  pas  encore  préparée  à  voir  reparaître.  La  chose  ne  se  fit 
pas  beaucoup  attendre.  Jusqu'en  l'an  xii,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin 
du  consulat,  l'appellation  de  citoyen  demeura  la  seule  légale  pour  tous 
les  Français;  elle  fut  officiellement  appliquée  même  au  chef  de  la 
Dation.  Mais,  dans  le  monde,  dans  le  commerce  privé,  surtout  entre 
gens  de  bonne  compagnie,  on  ne  donnait  plus  à  personne  du  citoyen  : 
chacun  en  était  revenu  au  monsieur.  Les  femmes  s'étaient  débar- 
rassées les  premières  de  cette  appellation  de  mauvais  goût  et  avaient 
repris  la  qualification  de  madame.  Quand  Bonaparte  était  encore 
officiellement  appelé  citoyen  premier  consul  ou  citoyen  général, 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Joséphine,  qui  avait  déjà  des  dames  du  palais,  sans  qu'elles  en 
portassent  tout  à  fait  le  titre,  était  universellement  appelée  M""® Bona- 
parte. C'est  l'empire,  en  180/i,  qui  raya  définitivement  du  langage 
officiel  les  dénominations  introduites  par  la  révolution  ;  elles  étaient 
déjà  près  |ue  totalement  tombées  en  désuétude.  Cependant  les  titres 
nobiliaires  proprement  dits  n'avaient  timidement  reparu  qu'après 
que  les  émigrés  eurent  été  autorisés  à  rentrer  sous  de  certaines 
conditions.  On  commença  alors  dans  la  vie  privée  à  restituer  aux 
gentilshommes  le  nom  et  la  qualité  qui   leur   appartenaient.  Les 
qualifications  usitées  sous  l'ancienne  monarchie  reprirent  faveur. 
Mais  Napoléon  P',  en  instituant  une  nouvelle  noblesse  et  en  em- 
pruntant pour  elle  à  la  noblesse  féodale  une  partie  de  ses  qualifi- 
cations,  mit  un   terme  à  cette  tolérance  ;  il  ne  laissait  plus  les 
ex-nobles  afficher  leurs  titres.   Ces  titres,  il  les  confisqua  pour 
ainsi  dire  à  son  profit  en  les  soumettant  à  une  hiérarchie  qui  lui 
permettait  d'en  faire  un  moyen  régulier  de  récompense,  un  sys- 
tème de  promotions,  et  un  complément  de  la  Légion  d'honneur.  Il 
accordait  à  cette  nouvelle  noblesse  des  avantages  spéciaux  et  cer- 
tains privilèges  sans  en  faire  tout  à  fait   une  classe  à  part  de 
citoyens,   surtout  sans  la  dispenser  des  charges  publiques.   Les 
anciens  nobles,  auxquels  la  nouvelle  noblesse  ne  fut  pas  conférée,  — 
et  ils  formaient  l'immense  majorité,  —  durent  renoncer  à  se  parer  de 
leurs  titres  et  se  contenter  de  les  recevoir  de  la  bouche  de  quel- 
ques amis  qui  les  leur  donnaient  encore  par  courtoisie.  Les  gentils- 
hommes auxquels   leur  zèle  à  servir  l'empereur   avait  valu  des 
lettres  d'anoblissement  n'obtinrent  généralement  pas  le  même  titre 
qu'ils  portaient  sous  l'ancien  régime.  Napoléon  P""  leur  en  attribuait 
un,  presque  toujours  inférieur  à  celui  qui  appartenait  à  leur  faaiille, 
car  il  entendait  que  sa  noblesse   restât  au-dessus  de  celle  que 
la  révolution  avait  supprimée,  mais  qui  n'en  subsistait  pas  moins 
dans  l'opinion.  Il  y  eut  donc,  à  partir  de  cette  époque,  deux  noblesses 
qui  se  tenaient  fort  séparées  :  l'une,  de  création  récente  et  qui 
faisait  montre  de  ses  titres,  qui  renfermait  surtout  dans  son  sein 
des  hommes  nouveaux,  dont  plusieurs  avaient  un  passé  révolution- 
naire jurant  fort  avec  la  qualification  à  eux  attribuée;  l'autre,  qui 
fière  de  ses  parchemins,  vivait  à  l'écart,  et  ne  dissimulait  pas  son 
mépris  pour  les  nouveaux  anoblis.   Le   public  eut  grand'peine  à 
accepter  la  métamorphose   que  la  collation  des  nouveaux   titres 
imposait  à  tant  d'hommes  qu'il  avait  connus  sous  un  autre   nom 
et  qui  ne  rappelait  à  son  esprit  rien  d'aristocratique.  L'archichan- 
celier  de  l'empire  avait  vainement  été  fait  duc  de  Parme  et  l'ar- 
chitrésorier  duc  de  Plaisance  :  on  disait  toujours  Cambacérès  et 
Lebrun.  Quand  on  parlait  dans  la  conversation  des  ducs  de  Rivoli, 
de  Dalmatie,  d'Elchingen,  de  Dantzig  et  de  Castiglione,  on  n'employait 


LES   TITRES  NOBILIAIRES   EN   FRANCE.  785 

jamais  que  les  noms  de  Masséna,  de  Soult,  de  Ney,  de  Lefebvre  et 
d'Augereau.  La  loi  avait  bien  pu  interdire  aux  anciens  nobles  de 
prendre  les  titres  sous  lesquels  ils  avaient  été  si  longtemps  désignés, 
elle  était  impuissante  à  détruire  en  eux  l'orgueil  de  race,  et  ils  s'in- 
dignaient des  exigences  de  l'empereur,  qui  contraignait  certaines 
familles  de  vieille  noblesse  à  donner  leurs  filles  en  mariage  à  quel- 
ques-uns de  ses  propres  anoblis. 

Louis  XVIII,  en  rentrant  en  France,  voulut  rapprocher  les  deux 
noblesses.  11  ne  pouvait  manquer  de  rétablir  dans  leurs  titres  les 
gentilshommes  qui  lui  étaient  demeurés  fidèles.  D'autre  part,  la 
politique  l'obligeait  à  reconnaître  les  nobles  d'origine  impériale 
comme  il  reconnaissait  la  Légion  d'honneur.  L'article  71  de  la  charte 
octroyée  porte  ces  mots  :  «  La  noblesse  ancienne  reprend  ses  titres  ; 
la  nouvelle  conserve  les  siens.  Le  roi  fait  des  nobles  à  volonté,  mais 
il  ne  leur  accorde  que  des  rangs  et  des  honneurs,  sans  aucune 
exemption  des  charges  et  des  devoirs  de  la  société.  »  Les  deux 
noblesses  étaient  ainsi  mises  sur  le  pied  de  l'égalité,  bien  que  le 
système  des  dénominations  nobiliaires  qui  y  était  adopté  ne  fût 
point  identique  et  qu'elles  reposassent  sur  des  principes  d'un  carac- 
tère quelque  peu  différent.  Malgré  ce  rapprochement  commandé 
par  la  politique,  la  vieille  noblesse  garda  tout  d'abord  son  dédain 
pour  la  noblesse  de  création  impériale.  Plusieurs  des  nobles  qui 
avaient  reçu  des  litres  de  Napoléon  P"^  se  hâtèrent  de  reprendre 
leur  nom  de  famille  et  la  qualification  nobiliaire  qui  y  était  attachée 
sous  l'ancien  régime.  Le  gouvernement  royal  affecta  de  préférer 
ces  vieilles  dénominations,  comme  il  mettait  fort  au-dessus  de  la 
Légion  d'honneur  les  ordres  du  Saint-Esprit,  de  Saint-Michel  et  de 
Saint-Louis,  qu'il  avait  rétablis.  Les  royalistes,  de  leur  côté,  témoi- 
gnaient peu  de  considération  pour  la  décoration  instituée  par  l'usur- 
pateur, dont  l'effigie  en  avait  disparu  pour  faire  place  à  celle 
d'Henri  IV.  Mais  la  société  sortie  de  la  révolution,  les  habitudes  et 
les  idées  qu'elle  avait  introduites  furent  plus  fortes  que  l'opposition 
des  ultras  aux  concessions  de  Louis  XVIII. 

La  noblesse  impériale  sut  promptement  faire  sa  place  à  côté  de 
celle  de  vieille  origine,  et  les  membres  de  l'une  et  de  l'autre  se  ren- 
contrèrent à  la  chambre  des  pairs,  où  ils  siégeaient  sur  les  mêmes 
bancs.  Plus  d'un  ancien  dignitaire  de  l'empire  devint  le  favori  et  le 
familier  du  roi, et  se  mêla  aux  gentilshommes  qui  l'avaient  suivi  en 
émigration.  Des  alliances  entre  familles  nobles  de  vieille  et  de  récente 
origine  scellèrent  ce  rapprochement.  La  fusion  commença  alors  à 
s'opérer  entre  les  deux  noblesses.  Des  anoblis  de  Napoléon  P""  reçu- 
rent de  la  Mestauration  un  titre  nouveau,  d'un  degré  supérieur  et 
emprunté  à  l'ancien  vocabulaire  féodal.  Des  comtes  de  l'empire  furent 

TOMB  LIV.  —  1882.  50 


786  JUEVUE    DES  DEUX  iMONDES. 

créés  marquis  ;  des  chevaliers  de  l'empire  furent  faits  barons  y  en  sorte 
que,  malgré  la  différence  de  règles  de  transmission,  les  deux  noblesses 
tendirent  à  s'amalgamer.  Cette  fusion  fut  d'ailleurs  consacrée  pour  la 
chambre  des  pairs  par  l'ordonnance  royale  du  25  août  1817.  On  y  posait 
des  règles  qui  n'étaient  sans  doute  applicables  qu'à  la  pairie,  mais 
que  presque  toutes  les  familles  titrées  s'approprièrent  avec  le  béné- 
fice des  exceptions  que  cette  ordonnance  avait  admises.  L'article  12 
était  ainsi  conçu  :  a  Le  fils  d'un  duc  et  pair  portera  de  droit  le  titre 
de  marquis  ;  celui  d'un  marquis  et  pair,  le  titre  de  comte  ;  celui  d'un 
comte  et  pair,  le  titre  de  vicomte;  celui  d'un  vicomte  et  pair,  le 
titre  de  baron  ;  celui  d'un  baron  et  pair,  le  titre  de  chevalier.  Les 
fils  puînés  de  tous  les  pairs  porteront  de  droit  le  titre  immédiate- 
ment inférieur  à  celui  que  portera  leurfrère  aîné.  Le  tout  sans  pré- 
judice des  titres  personnels  que  lesdits  fils  de  pairs  pourraient  tenir 
de  notre  grâce  ou  dont  ils  seraient  actuellement  en  possession,  en 
exécution  de  l'article  71  de  la  charte.  »  L'ordonnance  de  1817,  en 
combinant  le  système  des  titres  des  deux  noblesses,  avait  inauguré 
une  nouvelle  hiérarchie,  mais  elle  n'avait  pas  pour  cela  réglé  tout 
ce  qui  touchait  à  la  transmission  des  titres,  surtout  à  celle  de  ces 
titres  multiples  qui  existaient  dans  certaines  familles.  On  s'en  était 
remis  pour  cela  à  la  commission  du  sceau,  qui  avait  remplacé  le 
conseil  du  sceau  des  titres  institué  par  Napoléon  P".  En  présence 
de  la  foule  de  nobles  arrivés  de  l'émigration  ou  qui,  restés  en  France, 
avaient  dû,  pour  un  temps,  prendre  une  dénomination  plébéienne, 
la  besogne  était  immense.  La  commission  s'occupa  plus  des  nou- 
veaux anoblissemens  faits  par  le  roi  et  de  l'acquittement  des  droits 
pécuniaires  réclamés  des  gentilshommes  qui  reprenaient  leurs  titres 
que  de  la  vérification  des  preuves  fournies  par  ceux  qui  les  portaient. 
D'ailleurs,  la  plupart  des  parchemins  qui  auraient  permis  cette  opéra- 
tion étaient  détruits.  Les  usurpations  devenaient  par  là  faciles,  pourvu 
qu'on  se  mît  en  règle  avec  le  fisc.  Aussi  ne  s'en  fit-on  pas  faute; 
bien  des  gens  cherchaient  à  se  donner  l'apparence  de  vieux  gen- 
tilshommes pour  s'assurer  la  faveur  des  Bourbons.  Le  roi  fut  dupe 
de  plus  d'une  fraude,  et  l'on  assure  que,  trompé  par  une  usurpation 
de  titre,  il  fit  un  jour  pair  de  France  le  fils  d'un  bijoutier  qu'il 
prenait  pour  le  descendant  d'une  noble  famille  qui  a  laissé  dans 
la  marine  un  nom  glorieux.  La  confusion  qui  s'introduisit  dans  la 
transmission  des  titres  nobiliaires,  à  raison  du  mélange  des  deux 
noblesses,  s'accrut  encore  par  l'abolition  des  majorats  que  porte  la 
loi  du  12  mai  1835.  Cette  abolition  entraîna,  suivant  finterpréta- 
tion  intéressée  de  plusieurs,  pour  tous  ceux  dont  le  père  ou  l'aïeul 
avait  reçu  de  l'empire  un  titre  nobiliaire  l'autorisation  de  le  prendre 
sans  avoir  satisfait  aux  conditions  imposées  pour  sa  transmission 
héréditaire.  Les  héritiers  des  nobles  de  date  récente  se  répartirent 


LES   TITRES   NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  787 

alors  pour  la  plupart  les  titres  de  leur  père  suivant  la  hiérarchie 
établie  par  l'ordonnance  de  1817.  Les  frères,  les  neveux  s'arranf- 
gaient  entre  eux  à  l'amiable  sur  ce  point,  et  il  en  résulta  de  nou-- 
velles  usurpations.  Quoique  Louis-Philippe  ait  été  fort  sobre  en 
matière  d'anoblissement,  l'absence  de  contrôle  sur  le  port  des  titres, 
la  tolérance  que  l'on  montra  pour  des  usurpations  manifestes,  l'aban- 
don des  poursuites  contre  ceux  qui  s'arrogeaient  un  nom  ou  une 
qualification  ne  leur  appartenant  pas,  amenèrent  sous  son  règne 
un  désordre  plus  grand  qu'il  n'était  sous  le  gouvernement  de  la 
branche  aînée  et  dont  la  vanité  des  parvenus  se  trouva  fort  bien. 
On  n'observa  plus  guère  les  règles  de  l'ordonnance  de  1817.  On  vit, 
par  exemple,  dans  diverses  familles  titrées,  tous  les  fils  prendre  la 
qualification  nobiliaire  de  leur  père,  et  du  vivant  même  de  celui-ci. 
Dans  telle  famille,  le  fils  d'un  comte  s'intitulait  vicomte;  dans  telle 
autre,  il  s'appelait  simplement  baron.  D'après  les  règles  de  l'or- 
donnance de  1817,  le  second  fils  d'un  baron  ou  le  troisième  fils 
d'un  vicomte  n'aurait  dû,  du  vivant  de  son  père,  porter  aucun  titre 
nobiliaire,  la  hiérarchie  consacrée  par  cette  ordonnance  s' arrêtant  à 
la  qualification  de  chevalier.  Tout  au  plus  ce  fils  puîné  eût-il  pu 
porter  le  titre  d'écuyer,  le  plus  modeste  de  ceux  que  présentait  la 
terminologie  nobiliaire  de  l'ancien  régime.  Mais  ce  titre,  tombé 
assez  bas,  n'était  plus  prisé  ;  c'était  le  seul  que  l'on  n'eût  pu  res- 
susciter. D'un  autre  côté,  le  titre  de  chevalier  tendait  à  perdre 
presque  toute  sa  signification  nobiliaire,  parce  qu'il  se  confondait 
avec  celui  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  dont  Louis  XVIII 
avait  singulièrement  multiplié  les  brevets,  disait-on,  pour  le  décon- 
sidérer; aussi,  bien  des  chevaliers  de  l'empire  s'étaient-ils  empressés 
de  solliciter  du  roi  le  titre  de  baron.  Les  cadets  ne  se  souciaient  donc 
pas  d'une  qualification  qui  les  eût  mis  fort  au-dessous  de  leurs  aînés, 
et  cependant  ils  prétendaient  à  une  part  dans  l'héritage  du  titre 
nobiliaire  paternel.  Ils  s'arrogèrent  en  conséquence  des  titres  qui. ne 
leur  appartenaient  pas,  et  sans  souci  de  l'ordonnance  de  1817,  ils  en 
prirent  un  quelque  peu  à  leur  fantaisie.  Quoique  le  lustre  attaché  à 
toutes  ces  qualifications  nobiliaires  se  fût  singulièrement  aflaibli 
par  la  facilité  avec  laquelle  on  les  obtenait,  l'ardeur  à  s'en  décorer 
n'avait  pas  pour  cela  diminué;  elle  s'observait  surtout  chez  les  per- 
sonnes qui  tenaient  à  déguiser  leur  origine  plébéienne  afin  de  pou- 
voir frayer  avec  la  vieille  noblesse.  Celle-ci  se  montrait  de  moins 
en  moins  difficile  pour  accueillir  les  titrés  de  fraîche  date,  car  elle 
commençait  à  ne  plus  guère  connaître  la  composition  de  sa  caste, 
dépourvue  qu'elle  était  des  moyens  de  s'assurer  de  l'authenticité 
des  parchemins.  Les  généalogistes  officiels  n'existaient  plus;  il  s'en 
était  improvisé  d'autres  plus  coulans  en  matière  de  preuves,  et  qui 
spéculaient  sur  la  vanité  de  bien  des  gens.  Qui  grillait  du  désir  d'être 


788  BEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

noble  et  ne  pouvait  découvrir  aucun  prétexte  apparent  pour  s'attri- 
buer le  titre  de  marquis,  de  comte,  de  vicomte,  de  baron,  ajoutait  à 
son  nom  le  de,  que  le  vulgaire  prenait  pour  une  marque  de  noblesse 
et  que,  pour  ce  motif,  il  qualifiait  de  particule  nobiliaire.  Pourtant, 
on  savait  fort  bien  que  Poquelin  de  Molière,  acteur  et  fils  d'un 
tapissier  du  roi,  n'avait  jamais  été  noble,  que  Garon  de  Beaumar- 
chais était  le  fils  d'un  horloger  et  que  M.  de  Ghamfort  était  un  enfant 
naturel,  né  d'un  père  inconnu!  Mais  la  vanité  n'y  regardait  pas  de 
si  près,  et  moins  l'autorité  attachait  d'importance  à  toutes  ces  usur- 
pations, moins  on  risquait  d'être  inquiété  pour  se  les  être  permises, 
plus  on  les  voyait  se  multiplier.  Ici  un  père  prenait  un  titre  en  vue 
de  mieux  marier  ses  enfans,  de  trouver  pour  son  fils,  auquel  il  en 
assurait  la  transmission,  quelque  héritière  ;  là  un  marchand  enrichi 
et  dont  le  nom  était  resté  attaché  à  une  maison  de  commerce  échan- 
geait ce  nom  contre  un  nom  titré  destiné  à  faire  oublier  la  profes- 
sion à  laquelle  il  avait  dû  sa  fortune  et  à  lui   ouvrir  l'entrée  de 
la  haute  société.  Sous  la  restauration,  tel  officier  aspirait-il  à  être 
admis  dans  la  garde  royale  ou  dans  les  gardes  du  corps  quoiqu'il 
n'appartînt  pas  à  la  noblesse,  il  s'empressait  de  se  décorer  de  quelque 
titre  qui  lui  facilitât  son  admission.  Un  jeune  homme  se  desiinait-il 
à  la  diplomatie,  pour  parvenir  plus  aisément  il  se  donnait  volontiers 
un  titre  de  noblesse.  Tout  cela  se  faisait  sans  tenir  le  moindre  compte 
des  règles  jadis  consacrées.  Un  neveu  obtenait  sans  grande  difficulté 
d'hériter  du  titre  de  son  oncle,  un  mari,  de  celui  de  quelque  ancêtre 
de  sa  femme.  Dans  les  dernières  années  du  gouvernement  de  juillet, 
le  désordre  et  l'arbitraire  avaient  ainsi  pénétré  dans  tout  ce  qui  tou- 
chait au  port  et  à  la  transmission  des  titres  nobiliaires.  Le  nombre 
de  ceux  qui  se  les  attribuaient  était  devenu  tel  que  les  gens  sérieux 
n'y  attachaient  plus  qu'une  très  médiocre  importance.  Les  titres  de 
prince  et  de  duc  gardaient  seuls  leur  éclat,  parce  qu'on  avait  rare- 
ment osé  les  usurper  ;  quant  aux  autres,  ils  couraient  les  rues.  Ce 
qui  en  avait  accru  le  nombre,  c'est  qu'aux  titres  conférés  par  le  gou- 
vernement français  venaient  sans  cesse  s'ajouter  ceux  qu'on  allait 
acheter  au  dehors,  qu'on  arrachait  de  la  faveur  de  quelque  prince 
étranger;  ei  on  les  portait  bien  souvent  sans  s'être  même  mis  en 
règle  avec  le  sceau.  On  vit  certaines  personnes,  afin  de  mieux  donner 
le  change  au  public,  quitter  pour  un  temps  la  France,  de  façon  à 
s'y  faire  oublier,  puis  reparaître  un  beau  jour  sous  le  déguisement 
d'un  nom  nouveau  et  d'un  titre  de  noblesse  exotique.  Le  gouver- 
nement provisoire  de  18A8,   en  présence  de  pareils  abus,  s'ima- 
ginant  que  les  titres  nobiliaires  étaient  tombés  dans  un   complet 
discrédit,  pensa  pouvoir  renouveler  les  mesures  décrétées  en  1790 
par  l'assemblée  nationale.  Dès  le  20  février  paraissait  un  décret 
abolissant  les  anciens  titres  de  noblesse.  Mais  cette  tentative  n'eut 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  789 

pas  plus  de  succès  que  celle  qu'on  fit  à  la  même  époque  pour 
remettre  en  usage  la  qualification  de  citoyen,  qui  figura  pendant 
quelques  mois  au  Moniteur.  Le  public  continua  à  donner  leurs 
titres  à  ceux  qui  en  avaient  porté.  Un  décret  du  prince-président 
du  29  janvier  1852  abrogea  finalement  le  décret  du  29  février  18/i8. 

Le  second  empire  reprit  le  droit  de  faire  des  nobles,  mais  il  n'en 
usa  pas  beaucoup  plus  que  ne  l'avait  fait  la  monarchie  de  juillet.  Il 
ne  songea  point  d'abord  à  assurer  par  des  principes  fixes  et  un  sys- 
tème régulier  de  transmission  la  valeur  des  titres  qu'il  conférait  ni 
à  réprimer  les  fraudes  à  l'aide  desquelles  on  s'arrogeait  des  quali- 
fications nobiliaires.  La  confusion  continua  donc  de  régner  comme 
par  le  passé  et  les  usurpations  à  se  produire  de  toute  part.  L'inté- 
grité de  l'état  civil  se  trouvait  ainsi  atteinte  et  le  prix  des  titres 
accordés  par  la  faveur  impériale  singulièrement  abaissé.  On  sentit 
la  nécessité  de  porter  remède  au  mal,  et  le  décret  du  28  mai  1858 
édicta  des  dispositions  pénales  contre  ceux  qui  usurperaient  des 
titres  et  qui  s'attribueraient  sans  droit  des  qualifications  honorifi- 
ques. La  difficulté  était  de  procurer  l'exécution  efficace  de  la  mesure 
et  d'en  assurer  l'application  sans  porter  atteinte  à  des  droits  acquis 
ni  inquiéter  les  possesseurs  légitimes.  Le  gouvernement  impérial 
crut  y  arriver  en  rétablissant  le  conseil  du  sceau  des  titres  et  en 
lui  donnant  une  constitution  nouvelle. 

Gréé  par  le  second  statut  du  1"  mars  1808,  ce  conseil  avait  été 
en  fait  maintenu  par  la  restauration  sous  la  dénomination  de  com- 
mission d'j  sceau  des  titres,  qu'institua  l'ordonnance  du  15  juil- 
let 181Ù.  En  présence  de  l'afflux  incroyable  de  titres  nobihaires 
que  fit  reparaître  la  restauration,  la  besogne  imposée  à  cette  com- 
mission était  énorme  et  elle  n'y  put  suffire.  Chargée  de  statuer  sur 
les  demandes  relatives  aux  lettres  de  noblesse,  aux  majorats  et  sur 
une  foule  d'autres  affaires,  cette  commission  ne  songea  guère  à  poser 
des  règles  précises  pour  la  prise  et  la  transmission  des  titres;  elle 
négligea,  comme  il  a  été  dit  i)lus  haut,  d'exercer  sur  les  usurpa- 
tions un  contrôle  sévère  et  vigilant.  Après  la  révolution  de  juillet,  on 
supprima  la  commission  du  sceau  et  l'on  attribua  simplement  à  un 
bureau  du  ministère  de  la  justice  le  travail  qui  était  auparavant 
dévolu  à  un  comité  composé  des  plus  hauts  personnages.  Les  réfé- 
rendaires au  sceau  que  l'on  avait  conservés  et  qui  étaient  spéciale- 
ment chargés  de  la  poursuite  des  demandes  faisaient  à  peu  pr.^s  tout 
le  travail.  Le  second  empire  pensa  qu'en  remettant  la  lâche  à  une 
commission  supérieure,  l'on  obtiendrait  des  garanties  qui  avaient 
jusqu'alors  manqué.  En  janvier  1859,  sur  le  rapport  de  M.  de  Royer, 
garde  des  sceaux,  le  conseil  supérieur  du  sceau  des  titres  fut  rétabli 
avec  des  attributions  plus  étendues  que  celles  qu'avait  eues  l'ancien 
conseil.  Le  nouveau  devait  résoudre  les  questions  qui  se  rattachaient 


79€  REVUE  DES  DEUX  MONDES- 

à  la  transmission  des  titres  dans  les  familles,  procéder  à  la  vérifi- 
cation des  qualifications  contestées,  à  la  confirmation  et  à  la  recon- 
naissance des  titres  anciens,  et  proposer  pour  l'avenir  les  règles  h* 
suivre  dans  la  collation  des  titres  et  leur  transraissibililé,  en  fixant 
les  conditions  auxquelles  cette  transmissibilité  était  assujettie.  On 
appela  à  faire  partie  du  conseil  du  sceau  des  titres,  rétabli  par 
décret  impérial,  trois  sénateurs,  deux  membres  de  la  cour  de  cas- 
sation, deux  conseillers  d'état  et  un  assez  grand  nombre  de  maîtres 
des  requêtes  et  d'auditeurs  au  dit  conseil.  L'œuvre  imposée  à  ces 
personnes,  qui  avaient  plus  de  bonne  volonté  que  de  lumières  spé- 
ciales sur  la  matière,  était  considérable.  11  y  avait  là  de  quoi  occu- 
per pendant  des  années,  et  leur  mission  était  aussi  épineuse  que 
délicate.  Les  pièces  faisant  souvent  défaut  pour  constater  la  validité 
des  titres,  on  en  était  réduit  à  recourir  à  la  notoriété.  Le  nouveau, 
conseil  avait  à  se  défendre  des  pièges  que  la  fraude  ne  pouvait  manr 
quer  de  lui  tendre  et  à  ménager  certaines  susceptibilités  que  la  poli- 
tique impériale  tenait  à  ne  point  froisser.  Les  termes  du  rapport  de 
M.  de  Royer  impliquaient  pour  le  conseil  de  longues  recherches  et  un 
travail  de  critique  généalogique  dont  il  n'avait  peut-être  pas  apprécié 
l'étendue.  La  seule  mesure  efficace  qui  suivit  le  décret  du  8  janvier 
1859  et  qui  fut  prise  en  vertu  d'un  décret  rendu  le  5  mars  suivant, 
a  été  l'interdiction  à  tout  Français  de  porter  en  France  un  titre  con- 
féré par  un  souverain  étranger  sans  y  avoir  été  autorisé  par  décret 
impérial,  après  avis  du  conseil  du  sceau  des  titres,,  et  le  décret  ajou- 
tait que  cette  autorisation  ne  serait  accordée  que  pour  des  causes 
graves  et  exceptionnelles. 

:  Le  nouveau  conseil  du  sceau:  des  titres,,  pendant  les  onze,  années: 
qu'il  a  duré,  fit  peu  parler  de  lui  ;  il  ne  pai'vint  pas  à  résoudre  les 
questions  épineuses  sur  lesquelles  il  devait  statuer,  à  remettre 
l'ordre  là  où  régnaient  la  confusion  et  l'arbitraire.  Avertie  par  les 
mesures  annoncées,  l'autorité  se  montra  quelque  temps  assez  diffi- 
cile pour  accepter  certains  noms  de  fraîche  date  et  enjoignit  à  ceux 
qui  les  portaient  de  les  abandonner;  les  rigueurs  ne  s'étendirent  pas 
aux  titres  nobiliaires  qu'on  s'attribuait  par  un  héritage  contestable. 
La  république  de  1870  ne  pouvait  conserver  une  institution  telle 
que  le  conseil  du  sceau  des  titres,,  dont  le  caractère  élait  essentiel- 
lement monarchique  ;  mais  elle  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  renou- 
veler la  tentative  avortée  du  gouvernement  provisoire  de  ISZtS,  qui 
abolit  les  titres  nobiliaires  et  voulut  remettre  en  usage  l'appellatioa 
de  citoyen.  Elle  laissa  les  choses  dans  l'état  où  elle  les  avait  trou- 
vées, et  sans  attacher  d'importance  à  ces  titres,  livrés  depuis  long- 
temps un  peu  au  pillage,  elle  accepta  les  qualifications  nobiliaires 
dont  les  individus  étaient  plus  ou  moins  légitimement  en  possession.. 
Seulement,   dans  ces  dernières  années,  les:  autorités  municipales 


LES   TITRES   NCBILIAIUES   EN   FRANCE.  791 

ont  été  plus  exigeantes  à  l'égard  des  titres  que  se  donnent  les  per- 
sonnes mentionnées  dans  les  actes  de  l'état  civil  et  elles  ont  réclamé 
des  pièces  justificatives  qu'il  est  parfois  malaisé  de  leur  fournir. 

En  fait,  la  charte  de  1814  avait  apporté  par  son  article  71 ,  en  ce 
qui  touche  les  titres  de  noblesse,  une  irrémédiable  confusion,  puis- 
qu'à  une  noblesse  dont  les  appellations  et  les  conditions  étaient  bien 
définies,  la  noblesse  impériale,  elle  en  associait  une  autre  au  sein 
de  laquelle  l'anarchie  en  matière  de  noms  et  de  qualifications  avait 
depuis  longtemps  régné  ;  cette  anarchie  s'était  encore  accrue  pen- 
dant l'émigration,  alors  que  la  sul)stitution  et  l'usurpation  des  titres 
n'avaient  à  craindre  aucun  contrôle  d'un  gouvernement  établi.  En 
rentrant  sur  le  sol  qu'ils  avaient  quitté  près  de  vingt-cinq  années 
auparavant,  les  nobles  restés  fidèles  à  la  royauté  légitime  portaient 
des  titi'es  dont  beaucoup  n'avaient  jamais  été  vérifiés.  11  y  eut  en 
ce  temps-là  d'audacieuses  et  d'étranges  substitutions  de  noms  et  de 
personnes,  même  des  substitutions  de  sexe;  l'on  vit,  par  exemple, 
le  valet  de  chambre  d'une  demoiselle  noble,  morte  en  émigration, 
prendre  à  son  retour  en  France  le  nom  de  sa  maîtresse,  en  simuler 
le  sexe,  et  obtenir  ainsi  une  pension  et  un  logement  au  palais  de 
Versailles.  Il  abusa  jusqu'à  la  fin  le  gouvernement  et  le  public,  qui 
ne  connurent  la  fraude  qu'à  sa  mort. 

L'œuvre  dont  on  avait  chargé  successÎTement  la  commission  du 
sceau  des  titres  et  le  conseil  rétabli  en  1859  ne  pouvait  aboutir. 
C'était  toute  une  législation  rétrospective  qu'il  eût  fallu  composer, 
puisque  depuis  bien  des  années  l'arbitraire  s'était  introduit  dans  le 
port  et  la  transmission  des  titres.  Sous  l'ancien  régime,  le  roi  avait 
entrepris  de  faire  vérifier  les  titres  de  noblesse  et  d'écarter  ainsi  les 
faux  nobles,  mais  la  besogne  était  toujours  à  reprendre.  Les  usur- 
pations reparaissaient  à  courts  intervalles,  et  comme  la  noblesse 
jouissait  alors  de  privilèges  sociaux  et  échappait  en  partie  à  l'impôt, 
elles  étaient  bien  autrement  graves  dans  leurs  conséquences  que 
celles  plus  récentes  qui  n'ont  porté  que  sur  des  dénominations  et 
sur  des  titres.  L'histoire  de  ces  tentatives  pour  purger  la  noblesse 
des  familles  qui  s'y  étaient  indûment  et  subrepticement  glissées  est 
curieuse  ;  elle  forme  un  des  chapitres  les  plus  piquans  des  annales 
de  l'aristocratie  française;  l'on  y  retrouve  l'empreinte  de  notre 
caractère  national.  Elle  nous  montre  aussi  les  vicissitudes  par 
lesquelles  ont  passé  ces  qualifications  nobiliaires  dont  la  vanité 
demeure  encore  si  éprise  et  qui  se  rattachent  étroitement  aux  trans- 
formations politiques  de  la  caste  à  laquelle  appartenait  sous  l'an- 
cien régime  le  second  rang  dans  l'état. 

Je  veux  essayer  de  retracer  rapidement  ici  cette  histoire,  en  met- 
tant en  relief  la  différence  qui  séparait  la  vieille  noblesse  de  celle 
qu'avait  voulu  créer  Napoléon  P%  et  en  indiquant  les  projets  qu'il 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

avait  conçus  pour  donner  à  sa  nouvelle  aristocratie  plus  d'impor- 
tance et  d'éclat.  On  vcM'ra  mieux  parles  pages  qui  suivent  combien 
il  était  difficile  d'établir  de  l'ordre  et  de  la  régularité  dans  la  trans- 
mission et  l'héritage  des  titres  que  la  charte  de  Louis  XVIII  main- 
tenait ou  faisait  revivre. 

II. 

En  France,  au  moyen  âge,  à  l'époque  de  la  féodalité,  les  charges 
militaires  ou,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  les  commandemens 
dans  les  provinces,  les  villes  et  les  châteaux-forts  devinrent  héré- 
ditaires et  constituèrent  le  patrimoine  des    familles  nobles.   Ceux 
qui  les  avaient  exercés  dans  le    principe  joignaient  à    l'autorité 
miUtaire  l'administration  de  la  justice.    C'étaient  d'ordinaire  des 
favoris,  des  familiers  du  monarque,  auxquels  celui-ci  déléguait  la 
plus  grande  partie  de  son  pouvoir.  Leurs  fonctions  se  transformè- 
rent peu  à  peu  en  de  véritables  souverainetés  placées  soit  directe- 
mect  sous  la  suzeraineté  du  roi,  soit  ?ous  la  suzeraineté  d'autres 
officiers  dont  les  charges  étaient  également  devenues  héréditaires 
et  qui  relevaient  sans  intermédiaire  de  la  couronne.  Il  y  eut  bien- 
tôt un  plus  grand  nombre  d'échelons  entre  celle-ci  et  les  offices 
militaires  qui  formèrent  de  la  sorte  une  hiérarchie  de  sujétion.  En 
même  temps,  à  la  suite  des  usurpations  des  possesseurs  de  béné- 
fices accordés  par  le  roi ,  la  propriété  foncière  se  confondait  avec 
la  souveraineté.  Tout  propriétaire  de  terre  devenait  un  seigneur  qui 
régnait  sur  les  serfs  et  les  vilains  attachés  à  son  domaine,  et  prenait 
rang  dans  la  hiérarchie  féodale,  dont  le  réseau  s'étendit  graduelle- 
ment sur  tout  le  royaume.  Il  fut  vassal  d'un  seigneur  d'un  ordre 
plus  élevé  et  put  avoir  ses  propres  vassaux.  Les  fiefs  s'échelonnè- 
rent donc  à  la  façon  des  charges  militaires  dont  l'exercice  s'atta- 
chait au  reste  à  la  propriété  du  sol,  car  celui  qui  détenait  un  fief 
y  avait  une  habitation,  un  manoir;  commandant  à  ses  vassaux  et  à 
ses  sujets,  il  y  rendait  la  justice  et  il  y  recevait  les  rentes  et  rede- 
vances qui  lui   étaient   dues   en  retour  de  la  protection  par  lui 
accordée.  Les  propriétaires  dont  les  terres  n'avaient  point  eu  à  l'ori- 
gine le  caractère  féodal  et  étaient,  comme  l'on  disait,  de  francs- 
alleux,  enveloppés,  enlacés  de  tous  côtés  par  cette  multitude  de 
seigneurs,  durent  se  recommander  de  quelques-uns  d'entre  eux 
pour  s'assurer  une  protection  qui  leur  devenait  indispensable.  Ils 
firent  hommage  de  leurs  biens-fonds  à  un  voisin  puissant  et  s'en 
avouèrent  les  vassaux,  entrant  de  la  sorte  dans  la  hiérarchie  féodale 
en  dehors  de  laquelle  ils  avaient  été  d'abord  placés. 

De  tous  les  devoirs  qui  liaient  le  vassal  à  son  suzerain,  le  ser- 
vice militaire  était  le  plus  essentiel  et  le  plus  impérieux.  Le  vassal 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  793 

devait  prêter  l'aide  de  son  bras  à  son  seigneur,  en  défendre  le 
domaine,  de  raème  qu'il  avait  le  droit  d'exiger  de  ses  sous-vas- 
saux qu'ils  défendissent  sa  propre  terre.  L'étendue  et  la  forme  de 
l'obligation  du  service  militaire  se  réglèrent  selon  l'importance  du 
domaine  et  le  chifire  de  la  population  qui  y  était  attachée.  Ici  le 
vassal  dut  fournir  un  nombre  déterminé  d'hommes  d'armes;  là  oîi 
il  n'eût  point  été  possible  d'en  trouver  un,  on  se  contenta  de  cer- 
taines prestations  et  redevances  faites  en  vue  de  la  guerre.  Ce 
n'étaient  pas  seulement  les  noliles  qui  avaient  à  marcher  à  l'appel 
du  suzerain  ;  les  roturiers  finirent  par  être  aussi  contraints  de  por- 
ter les  armes,  mais  dans  de  certaines  limites  et  avec  de  nombreuses 
restrictions.  11  y  eut  de  la  sorte  un  service  féodal  noble  et  un  ser- 
vice féodal  roturier;  le  premier  d'un  caractère  bien  plus  permanent 
que  le  second.  A  l'armée,  les  rangs  se  réglèrent  pour  la  noblesse 
finalement  par  la  terre,  et  la  terre  fut  classée  d'après  le  service 
militaire  qu'elle  devait.  Tenir  un  fief,  ce  fut  donc  avant  tout  être  le 
soldat  du  suzerain.  Aussi,  au  ix*  et  au  x®  siècle,  vit-on  la  qualifica- 
tion latine  de  ?/227f.<f  appliquée  à  ceux  qui  desservaient  les  fiefs.  Au  xi^, 
au  xii^  siècle,  celui-là  seul  pouvait  tenir  un  fief  qui  était  d'âge  à 
porter  les  armes.  Le  fief  passait-il  par  droit  d'héritage  à  un  enfant 
mineur,  il  était  offert  au  plus  proche  de  ses  parens  ayant  atteint  la 
majorité,  et  celui-ci  le  desservait  jusqu'à  ce  que  le  jeune  propriétaire 
fût  en  âge  de  combattre.  Les  proches  parens  refusaient-ils  cette 
charge ,  le  suzerain  la  pouvait  confier  à  quelqu'un  des  siens,  à 
quelque  autre  vassal. 

L'obligation  du  service  militaire  était  plus  ou  moins  étroite  sui- 
vant la  nature  de  ce  qu'on  appelait  l'hommage,  suivant  que  cet 
hommage  était  simple  ou  lige.  Dans  ce  dernier  cas,  le  vassal  qui 
s'avouait  l'homme  du  seigneur  était  tenu  de  l'accompagner  sans 
cesse  dans  ses  expéditions  guerrières,  de  l'assister  dans  ses  que- 
relles, toutes  les  fois  qu'il  n'en  résultait  pas  un  dommage  évident 
pour  lui-même.  Il  y  eut  un  hommage-lige  réel  et  un  hommage-lige 
personnel.  Le  réel  était  fondé  sur  la  concession  d'un  bien-fonds  ;  le 
personnel  tirait  son  origine  d'une  pension,  d'une  libéralité  pécu- 
niaire que  celui  qui  le  rendait  avait  obtenu  de  son  seigneur.  Au 
milieu  du  xiii®  siècle,  la  distinction  tendit  à  s'effacer,  la  plupart 
des  vassaux  recevant  du  seigneur,  à  titre  d'augment  ou  d'accrois- 
sement de  fief,  une  pension  par  laquelle  il  les  tenait  dans  une 
plus  étroite  dépendance.  La  hiérarchie  féodale  des  terres  ne  fut 
plus  dès  lors  l'unique  fondement  sur  lequel  reposa  l'obligation  du 
service  militaire.  Toute  concession  du  seigneur  à  l'égard  d'un  indi- 
vidu put  prendre  en  ce  temps  le  caraclèie  de  fief;  toute  chose  devint 
susceptible  d'être  inféodée.  Les  charges  ecclésiastiques  furent, 
comme  les  autres  charges,  assujetties  à  la  formalité  de  l'hommage 


794  HE7UE   DES    DEUX   MONDES. 

envers  le  seigneur,  qui  était,  dans  ce  cas,  l'évêque,  et  ce  môme 
caraclère  defief  descendit  jusqu'aux  plus  humbles  fonctions  domes- 
tiques. Tout  était  concédé  à  charge  d'hommage,  et  conséquemment 
en  principe  sous  l'obligation  du  service  militaire.  C'était  en  vue  de 
s'assurer  des  auxiliaires  dans  leurs  luttes  que  le  roi  et  les  gras 
vassaux  prodiguaient  les  pensions  aux  gentilshommes  peu  fortunés  ; 
ils  se  ménageaient  par  là  le  concours  d'une  foule  de  nobles  nationaux 
et  étrangers.  Ces  liefs  de  pension  viagère  étaient  ce  qu'on  appelait 
des  fiefs  de  soudée.  Quelquefois  un  noble  devenait  ainsi  pension- 
naire de  plusieurs  princes  ou  grands  barons  à  la  fois.  Comme  il  ne 
pouvait  les  servir  tous  en  personne,  il  se  faisait  représenter  par  des 
substituts  à  l'armée  de  ceux  près  desquels  il  ne  se  rendait  pas. 

On  le  voit,  celui  qui  tenait  un  fief  devait  être  avant  tout  un  homme 
de  guerre^  Comme  les  hostilités  renaissaient  sans  cesse  au  moyen 
âo-e  entre  les  seigneurs,  il  était  presque  constamment  en  cam- 
pagne, appelé  ici  ou  là  pour  venir  en  aide  à.  son   suzerain.   En 
principe,  il  servait  à  ses  frais  pour  un  temps  limité;  il  arrivait  à 
l'ai'mée  dans  un   accoutrement  et  un,  équipage  conformes  à  son 
rang  et  à  ses  ressources,  tandis  que  le  roturier  ne  se  présentait  que 
dans  un  attirail  beaucoup  plus  modeste.  Le  noble  combattait  à  che- 
val, coiffé  du  heaume,  ceint  de  l'épée,  vêtu  du  haubert,,  ayant  la 
lance  et  l'écu.  Il  revendiquait  pour  lui  seul  le  droit  d'être  ainsi 
équipé,  car  il  se  regardait  comme  l'homme  d'armes  par  excellence, 
et  l'on  trouve,  en  effet,  dès  le  xi"  siècle,  la  qualification  de  miles 
exclusivement  attribuée  à  celui  qui  servait  dans  la  cavalerie,  arme 
qui  avait  le  pas  sur  l'infanterie.  Les  nobles  constituèrent  donc 
d'ordinaire  la  partie  montée  de  l'armée  ;  ils  formaient  dans  la  société 
du  temps  l'ordre  équestre.  Mais,  comme  il  vient  d'être  dit  à  pro- 
pos du  service  militaire  dû  par  le  fief,  le  noble  ne  pouvait  servir 
que  lorsqu'il  avait  atteint  l'âge  convenable.  Il  lui  fallait  avoir  fait 
préalablement  et  dès  l'enfance  son  apprentissage  en  qualité  de 
page,  de  damoiseau,  de  varlet.  Une  fois  qu'il  avait  ses  quatorze 
ans  accomplis,  il  se  rendait  à  l'armée  en  qualité  de  servant  de 
quelque  homme  d'armes  dont  il  portait  l'écu  pendant  la  marche; 
de  là,  la  qualification  d'écuyer  qu'on  lui  donnait,  et  il  devait  alore 
faire  ses  preuves  de  force  et  de  courage.  C'est  seulement  quand  il 
les  avait  faites   que,  suivant  un  usage  qui  a  existé  chez  un  grand 
nombre  de  peuples,  il  recevait  ses  premières  armes. 

Cette  remise  se  faisait  avec  solennité  et  était  entourée  d'un  céré- 
monial particulier.  L'église  essaya,  même  de  lui  donner  un  carac- 
tère tout  à  fait  religieux.  L'armement  du  jeune  chevalier,  c'estrà-dire 
du  jeune  noble  qui  devait  désormais  combattre  à  cheval,  devint  de 
la  sorte  un  véritable  sacrement.  On  lui.  faisait  prendre  l'épée  sur 
l'autel,  et  on  lui  imposait  le  serment  de  défendre  l'église,  les  veuves 


LES   TITRES    NODILIAIRES    EN    FRANCE.  795 

et  les  orphelins.  Tant  qu'il  n'avait  point  été  armé  chevalier,  h 
noble  ne  pouvait  servir  que  comme  assistant  d'un  chevalier,  que 
comme  son  varlet  ou  son  écuyer.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  le 
titre  de  chevalier  devint  un  titre  d'honneur  qui  ne  pouvait  se  prendre 
qu'après  une  investiture  solennelle  et  dont  on  était  fier.  11  fut  la 
mar([ue,  la  qualification  de  la  vraie  noblesse.  La  chevalerie  se  con- 
stitua de  la  sorte  en  un  ordre  de  l'état,  dont  les  membres  se 
piquaient  de  généreux  sentimens ,  se  donnaient  la  mission  de 
défendre  hs  opprimés  et  de  servir  les  dames.  Ce  fut,  comme  on 
l'appela,  le  temple  d'honneur-,  mais  elle  perdit  peu  à  peu  ce  carac- 
tèie  élevé,  tant  parce  que  les  nobles  furent  loin  de  se  conformer  à 
de  si  beaux  principes  que  parce  qu'on  la  conféra  directement  comme 
récompense  à  des  hommes  qui  ne  suivaient  nullement  la  profession 
des  armes.  On  attacha  les  litres  de  chevalier  et  d'écuyer  à  certains 
o.fices  de  magistrature,  alors  que  l'exercice  de  la  justice  se  déta- 
chait du  commandement  militaire.  Le  roi  créa  des  chevaliers  és-lois 
dont  la  mission  n'avait  rien  de  commun  avec  celle  de  paraîire  sur 
les  champs  de  bataille.  De  plus,  les  changemens  apportés  dans  l'or- 
ganisation des  armées  par  l'irstitution  des  troupes  permanentes 
enlevèrent  à  la  vieille  gendarmerie  française,  composée  d'abord 
exclusivement  de  chevaliers,  une  grande  partie  de  son  importance. 
U  arriva  donc  qu'après  avoir  désigné  une  sorte  de  grade  militaire, 
le  titre  de  chevalier  ne  fut  plus  qu'une  appellation  indiquant  la 
noblesse.  Elle  s'attacha  au  gentilhomme  de  vieille,  d'illustre  famille, 
qui  s'en  parait  quand  il  -avait  atteint  sa  majorité.  Aussi  les  rois  ne 
conférèrent-ils  d'abord  ce  litre  qu'aux  nobles  des  grandes  maisons,  à 
ceux  qui,  par  leur  fortune  ou  leurs  exploits,  s'étaient  placés  au  pre- 
mier rang.  On  veillait  à  ce  qu'il  ne  ftit  point  usurpé  par  de.  petits 
nobles  sans  avoir  et  sans  notoriété.  Une  ordonnance  de  1270  porte 
que  nul  ne  peut  être  chevalier  s'il  n'est  gentilhomme  de  parage, 
autrement  le  roi  et  le  baron  avaient  le  droit  de  lui  couper  ses  épe- 
rons dorés,  insignes  du  chevalier,  les  écnyers  ne  pouvant  alors  por- 
ter que  des  éperons  argentés.  Ceux-ci  cessèrent  également  de 
représenter  les  jeunes  servans  d'armes  des  chevaliers  dont  l'emploi 
commençait  au  reste  à  tomber  en  désuétude.  Gomme  le  gentil- 
homme qui  n'avait  point  été  armé  chevalier  gardait  la  simple  qua- 
lification d'écuyer,  celle-ci  finit  par  être  donnée  aux  gentilshommes 
de  mince  extraction.  La  noblesse  se  trouva  par  là  partagée  en  deux 
classes,  la  noblesse  de  chevalerie  et  celle  qui  ne  pouvait  prendre 
que  le  titre  d'écuyer.  L'ensemble  constitua  ce  qu'on  appela  les  gens 
de  qualité.  Il  ne  fut  plus  besoin  d'une  réception  soleianelle,  d'un 
cérémonial  spécial,  comme  cela  avait  été  par  le  passé,  pour  être 
déclaré  écuyer  ou  chevalier.  Des  lettres- royaux  suffisaient  à  c«lui 
auquel  l'un  ou  l'autre  titre  était  conféré,  «t  le  gentilhomme  put 


796  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

transmettre  à  ses  descendans  sa  qualité  de  chevalier  ou  d'écuyer 
avec  les  privilèges  qui  y  étaient  attachés,  et  dont  jouissait  aussi 
sa  femme,  fût-elle  même  de  naissance  roturière.  Au  reste,  à  partir 
du  xvii"  siècle,  on  ne  distingua  plus  guère  entre  la  noblesse  de 
chevalerie  et  celle  des  écuyers;  c'étaient  des  titres  plus  relevés 
que  les  gentilshommes  ambitionnaient.  En  principe  néanmoins,  la 
qualification  de  chevalier,  transmise  dans  une  famille  noble,  était 
tenue  pour  l'indice  d'une  vieille  origine,  quoique  les  rois  l'eussent 
attachée  à  certaines  charges,  à  certains  offices  dont  la  possession 
n'impliquait  certes  pas  l'ancienneté  de  la  noblesse.  Mais  jusqu'au 
xvr  siècle,  la  distinction  entre  chevaliers  et  écuyers  demeura  très 
marquée.  Seul,  le  chevalier  avait  le  droit  de  porter  la  cotte  d'armes 
et  la  double  cotte  de  mailles,  de  prendre  dans  ses  vêtemens  l'or, 
l'écarlate,  les  fourrures  usitées  du  temps,  à  savoir  :  le  vair,  l'hermine 
et  le  petit-gris.  Lui  seul  était  autorisé  à  se  faire  représenter  sur  son 
sceau  en  armure  complète  et  à  arborer  sur  son  manoir  la  girouette, 
image  du  pennon.  Tandis  que  l'écuyer  n'était  désigné  que  par  son 
nom,  le  chevalier  était  qualifié  de  monsieur  et  de  monseigneur. 

Si,  par  le  nouveau  caractère  qu'elles  prirent,  les  dénominations 
de  chevalier  et  d'écuyer  finirent  par  indiquer  simplement  le  rang  de 
la  noblesse,  elles  n'enlevèrent  pas  pour  cela  à  la  possession  du  fief 
noble  sa  valeur  et  son  importance  pour  marquer  aussi  le  rang. 
C'était  toujours  elTectivement  d'un  fief  que  le  gentilhomme  tirait 
son  nom  de  noblesse.  Le  roi  conférait-il  la  noblesse  héréditaire  à  un 
roturier,  il  érigeait  en  fief  noble  quelque  terre  dont  il  lui  faisait  don 
ou  que  celui-ci  possédait  déjà;  il  en  augmentait  au  besoin  l'étendue 
et  les  dépendances  et  y  attachait  des  privilèges  seigneuriaux.  Le  roi 
pouvait  pareillement  élever  la  condition  du  gentilhomme  en  érigeant 
sa  seigneurie  en  un  fief  de  dignité  d'un  rang  supérieur.  La  qualité 
du  fief  indiquait  donc  celle  de  la  noblesse.  Le  gentilhomme,  pour 
se  désigner  personnellement,  mettait  après  son  nom  de  baptême, 
la  seule  appellation  qui  existât  à  l'origine  pour  l'individu,  le  nom  de 
sa  seigneurie  ou,  comme  on  disait  aussi,  de  sa  sirerie,  précédé  d'un 
de.  C'est  ainsi  que  l'ancêtre  des  Montmorency  s'appelait  Bouchard, 
sire  ou  sieur  de  Montmorency  et,  en  sous-entendant  le  mot  sieur, 
Bouchard  de  Montmorency  ;  que  l'on  disait  de  même  Hugues  de  Crécy, 
Thomas  de  Marie,  Guy  de  Bochefort,  Simon  de  iNéaufle,  etc.  Le 
noble  possédait-il  plusieurs  seigneuries,  il  prenait  d'ordinaire  le  nom 
de  la  plus  importante  ou  de  celle  qu'avait  le  plus  anciennement 
pos'^édée  sa  famille.  Mais  le  droit  d'ajouter  la  qualité  de  sieur  ou 
désire  devant  ce  nom  de  seigneurie  ne  pouvait  passer  qu'à  l'aîné  de 
ses  fils,  puisque  le  fief  se  transmettait  par  droit  de  primogéniture. 
Les  puînés  portaient  simplement  après  leur  nom  de  baptême  le  nom 
de  la  seigneurie  précédé  du  de^  sans  pouvoir  se  qualifier  de  sei- 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN   FRANCE.  797 

gneur  de  l'endroit.  De  la  sorte,  l'appellation  de  la  seigneurie  se 
transformait  en  un  nom  de  famille.  Toutefois,  à  l'origine,  le  privilèo-e 
qu'avait  l'aînô  de  posséder  la  totalité  du  fief  n'était  pas  absolu.  Les 
puînés,  à  la  mort  du  père,  en  obtenaient  par  droit  d'héritage  sou- 
vent chacun   une   fraction  ;   cette   parcelle  devenait   un  véritable 
arrière-fief  de  la  seigneurie  ;  ils  en  faisaient  hommage  à  l'aîné,  pos- 
sesseur de  celle-ci,  et  dont  ils  relevaient  conséquemment  comme 
vassaux.  Ils  pouvaient  dès  lors  prendre  le  nom  particulier  que  por- 
tait le  fonds  de  terre  qui  leur  était  accordé  dans  la  succession. 
Philippe  Auguste,  dans  son  domaine  royal,  avantagea  plus  encore 
les  puînés;    il  leur  fit  assigner  une  part    dans  le   fief  sans  les 
astreindre  à  relever  de  leur  aîné,  et  en  ne  leur  imposant  pour 
suzerain  auquel  serait  dû  l'hommage  que  le  seigneur  dont  avait 
relevé  leur  p^re.  Mais  dans  la  plus  grande  partie  du  royaume  l'an- 
cien usage  persista.  Les  puînés  furent,  comme  on  disait,  para- 
geurs;  ils  tinrent  leurs  fiefs  de  l'aîné,  tantôt  ajoutant  à  leur  nom 
de  baptême  le  nom  de  la  fraction  du  fief  paternel  pour  laquelle  ils 
devaient  hommage  à  leur  frère,  tantôt  gardant  simplement,  sans  se 
qualifier  de  sire'  ou  de  sieur,  le  nom  de  la  seigneurie  paternelle. 
Cette  communauté  de  nom  entre  les  frères  tenait  au  reste  à  ce  que, 
suivant  le  plus  grand  nombre  de  coutumes,  l'aîné  des  enfans  n'avait 
sur  le  fief  qu'un  simple  droit  de  préciput.  Il  prenait  le  manoir,  il 
héritait  des  armes  du  père,  et  les  puînés  n'en  étaient  pas  alors 
réduits  à  une  mince  légitime,  à  ne  se  partager  que  quelques  objets 
mobiliers.  Si  le  père  avait  possédé  plusieurs  fiefs,  à  sa  mort,  mal- 
gré le  droit  de  primogéniture  établi  en  principe,  les  puînés  pouvaient 
dans  certains  cas  en  avoir  un  comme  apanage,  et  ils  ne  man^^uaient 
guère  d'en  prendre  le  nom.  La  famille  arrivait  donc,  par  ces  diverses 
circon^^lances,  à  se  partager  en  plusieurs  branches  difléremment 
dénommées.  Tandis  que  la  branche  aînée  gardait  le  nom  de  l'an- 
cienne seigneurie,  les  puînés  adoptaient  des  noms  nouveaux,  sans 
cependant   abandonner  tout  à  lait  le   nom  paternel,   qui   repré- 
sentait celui  de  la  souche.   Ils  devenaient  alors  seigneurs  à  leur 
tour  d'un  fief  différent  du  fief  auquel  leur  famille  avait  dû  origi- 
nairement son  appellation.  N'avaient-ils  point  de  fief,  ils  faisaient 
suivre,  pour  se  désigner,  le  nom  paternel,  gardé  par  eux,  de  la  qua- 
lifi -ation  de  chevalier  ou  d'écuyer,  selon  que  l'une  ou  l'antre  avait 
ap[)arlenu  à  leurs  aïeux.  Bien  entendu,  un  cadet  pouvait  par  ses 
mérites  personnels  obtenir  pour  lui-même  une  seigneurie  et  devenir 
ainsi  la  tige  d'une  nouvelle  famille  seigneuriale  dont  parfois  l'im- 
portance éclipsait  celle  de  la  branche  aînée. 

Les  choses  se  passaient  semblablement  pour  ce  qu'on  appela  le 
fiefs  de  dignité,  c'est-à-dire  pour  ceux  auxquels  étaient  attachés  les 
titres  de  duché,  marquisat,  comté,  vicomte,  baronnie.  Ces  déuomi- 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nations  avaient  perdu,  dès  le  xiii^  et  le  xiv^  siècle,  leur  ancienne 
acception  et  ne  représentaient  plus,  comme  cela  avait  été  dans  le 
principe,  des  charges  militaires.  Les  ducs  étaient  d'abord  les  offi- 
ciers auxquels  le  roi  donnait  un  grand  commandement,  les  géné- 
raux d'armée  (en  latin  duces)  ;  les  marquis,  ceux  qui  commandaient 
sur  les  marches  ou  frontières;  les  comtes  (en  latin  comités),  les 
gouverneurs  de  province,  choisis  d'ordinaire  parmi  les  leudes  ou 
compagnons  du  roi;  les  lieutenans  de  ces  comtes,  résidant  dans 
certaines  villes  ou  cei'tains  cantons  de  la  province,  portaient  le  titre 
de  vice-comte  ou  vicomte  et  n'étaient  parfois,  comme  ils  le  demeu- 
rèrent en  Normandie,  que  d'un  rang  fort  inférieur  ;  ailleurs  ils 
devinrent  de  gros  personnages  et  finirent  par  se  rendre  indépen- 
dans  du  comte.  Le  terme  de  baron  avait  eu  primitivement  un  sens 
générique.  Ce  mot,  vraisemblablement  d'origine  celtique,  signifiait 
simplement  homme  puissant.  Les  principaux  vassaux  du  roi  et  des 
grands  feuJataires  étaient  qualifiés  de  barons.  Voilà  comment  la 
dénomination  de  baronnie  fut  appliquée  à  un  fief  d'une  étendue 
notable  et  comptant  bon  nombre  de  vassaux.  Elle  resta  attachée  à 
diverses  seigneuries  auxquelles  n'était  pas  donnée 'l'une  des  quali- 
fications de  marquisat,  de  comté  ou  de  vicomte  et  qui  étaient 
généralement  de  moindre  importance  que  celles  qu'on  désignait 
par  ces  appellations.  Tout  cela  formait  l'ensemble  des  fiefs  de 
dignité,  et,  quoique  les  barons  et  les  comtes  fussent  réputés  de 
moindre  rang  que  les  ducs  et  les  marquis,  il  n'y  eut  pas  entre  eux 
une  hiérarchie  nettement  arrêtée.  Les  fiefs  auxquels  ces  dénomina- 
tions respectives  s'appliquaient  ayant  passé  par  diverses  vicissitudes, 
ils  subirent  des  diminutions  ou  des  augmentations.  De  la  sorte, 
telle  seigneurie  qui  n'avait  que  le  titre  de  vicomte,  par  exemple, 
devint  beaucoup  plus  importante  que  tel  comté  et  prit  en  fait 
le  pas  sur  lui  ;  tel  marquisat  devint  aussi  important  que  tel  duché. 
Il  régna  conséquemment  une  grande  inégalité  entre  les  fiefs  de 
dignité  de  dénomination  identique.  Le  titre  qu'ils  conféraient  perdit 
peu  à  peu,  à  dater  du  xvii^  siècle,  son  caractère  féodal  pour  devenir 
une  simple  qualification  nobiliaire  d'un  rang  élevé.  Voilà  comment 
le  titre  de  comte  était  donné  aux  ambassadeurs  pendant  leur  mis- 
sion près  d'une  cour  étrangère,  comment  les  membres  de  certains 
chapitres,  par  exemple,  les  chanoines  de  Lyon,  de  Brioude,  de 
la  collégiale  de  Mâcon,  prenaient  tous  la  qualification  de  comte. 
Lors  des  érections  de  terres  en  pairies,  des  comtés  et  des  marqui- 
sats reçurent  quelquefois  ce  privilège  et  se  trouvèrent  par  là  placés 
au-dessus  de  ceux  des  duchés  auxquels  n'était  pas  attachée  la  pai- 
rie. Cependant  en  France  et  en  divers  autres  états  de  l'Europe,  à 
dater  environ  du  xvr  siècle,  on  adopta  pour  les  titres  nobiliaires 
une  certaine  hiérarchie  qui  différa  peu  d'un  pays  à  l'autre.  Elle  fit 


LES   TITRES   NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  799 

règle,  mais  elle  subit  bien  des  exceptions;  elle  donnait  l'ordre 
descendant  suivant:  duc,  marquis,  comte,  vicomte,  baron;  au 
plus  bas  de  l'échelle  se  trouvaient  rejetés  le  titre  de  chevalier,  et 
au-dessous  celui  d'écuyer.  On  n'assigna  pas  de  rang  bien  déterminé 
au  titre  de  vidaine,  qui  se  transmettait  héréditairement  dans  quel- 
ques familles,  mais  qui  ne  pouvait  aspirer  à  un  échelon  supérieur, 
car  le  vidame  était,  dans  le  principe,  le  seigneur  que  l'évêque  ou 
l'abbé  choisissait  pour  défendre  son  fief  et  auquel  il  remettait  en 
temps  de  guerre  le  commandement  de  ses  vassaux.  D'ailleurs  tous 
ceux  qui  portaient  en  France  le  titre  de  vidame,  à  une  seule  excep- 
tion près,  relevaient  non  directement  du  roi,  mais  simplement  de 
l'évêque  ou  de  l'abbé,  dont  leurs  ancêtres  avaient  été  les  avoués. 
Quant  à  la  qualification  de  châtelain,  bien  que  bon  nombre  de  châ- 
tellenies  eussent  pris  au  moyen  âge  le  caractère  de  fief  héréditaire,  elle 
demeura  personnelle  et  n'entra  pas  plus  dans  la  hiérarchie  nobiliaire 
que  les  titres  de  bailli  et  de  sénéchal,  que  se  transmettaient  hérédi- 
tairement, comme  titre  d'office,  quelques  familles.  La  distinction 
de  chevalier  bannerel,  c'est-à-dire  de  chevalier  commandant  à  des 
vassaux,  et  de  chevalier  simple  ou  bachelier  avait  disparu. 

En  Angleterre,  à  la  chambre  des  lords,  on  retrouve  à  peu  près 
le  même  système  de  graduation  que  celui  qui  prévalait  en  France. 
Les  marquis  prennent  rang  après  les  ducs,  les  comtes  api*ès  les 
marquis,  les  vicomtes  après  les  comtes  et  les  barons  après  les 
vicomtes.  En  dehors  de  la  pairie,  il  s'était  constitué  chez  nos  voisins 
une  classe  inférieure  de  noblesse  correspondant  à  celle  qui  chez  nous 
ne  possédait  pas  de  fief  de  dignité  et  qu'on  appela  les  petits  barons 
ou  baronnets  ;  avec  eux  se  confondirent  les  anciens  bannerets.  Ils 
n'avaient  d'ordinaire  que  de  modestes  seigneuries  dont  ils  tiraient 
la  qualification  de  sir,  qui  leur  est  restée.  Quant  au  titre  de  cheva- 
lier [knight],  il  finit,  comme  en  France,  par  être  une  simple  marque 
de  noblesse  que  prirent  ceux  qui  n'avaient  point  de  titre  plus  élevé, 
mais  il  ne  constitua  qu'un  titre  personnel  que  la  reine  accorde 
aujourd'hui  comme  récompense.  La  qualification  d'écuyer  {squire) 
tomba  si  bas  qu'elle  finit  par  être  attribuée,  comme  en  France 
celle  de  monsieur,  à  toutes  les  personnes  de  quelque  respectabilité. 

En  Allemagne,  où  la  féodalité  résista  davantage,  oii  les  sei- 
gneurs s'érigeaient  en  vrais  souverains  et  n'étaient  liés  au  suze- 
rain que  par  un  lien  assez  lâche  et  souvent  rompu,  le  rang  des 
fiefs  se  régla  bien  plus  d'après  la  nature  de  la  vassalité  que  d'après 
la  qualification  du  fief.  Les  vassaux  immédiats  de  l'empereur,  quel 
que  fût  leur  titre,  se  plaçaient  au-dessus  de  ceux  dont  la  dépen- 
dance n'était  que  médiate.  Les  princes-électeurs  avaient  sans  con- 
teste le  premier  rang,  mais,  à  part  cela,  la  hiérarchie  des  titres 
n'était  point  observée,  d'autant  plus  que  les  nobles  créés  par  les 


800  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

princes-électeurs  et  d'autres  grands  vassaux,  en  vertu  d'un  droit  que 
ceux-ci  s'ctaienl  arrogé,  ne  pouvaient  prétendre  à  !a  même  impor- 
tance que  les  nobles  qui  tenaient  leur  noblesse  de  l'empereur,  qu'elle 
fût  personnelle  ou  héréditaire.  Entre  les  comtes  ou  grafs^  on  distin- 
guait les  landgraves,  les  margraves,  les  burgraves,  qui  constituaient 
la  haute  noblesse;   mais  leur  préséance  se  réglait  moins  par  leur 
titre  que  par  l'étendue  et  la  puissance  de  leur  domaine.  Au-dessus 
d'eux  se  plaçaient  généralement  les  herzogs  ou  ducs,  peu  nom- 
breux en  Allemagne,  et,  par  dessus  eux,  les  archiducs.  Les  freiherren 
ou  barons  n'étaient,  à  proprement  parler,  que  les  possesseurs  de 
terres  affranchies  de  tout  service  roturier,  mais  cette  qualification  fut 
de  bonne  heure  donné  par  les  princes  comme  un  titre  inférieur  de 
noblesse.  Dans  les  villes  libres  de  l'empire,  les  gros  bourgeois  qui 
avaient  exercé  des  charges  municipales  formèrent  la  souche  d'une 
sorte  de  noblesse  inférieure  jouissant  de  privilèges  et  qu'on  appe- 
lait les  patriciens.  Quant  à  la  qualification  de  chevalier  [ritter]^  elle 
resta  ce  qu'elle  était  à  la  fin  du  moyen  âge,  une  simple  marque  de 
noblesse.  Dans  le  royaume  de  Bohême ,  on  partageait  la  noblesse 
en  deux  classes,  celle  des  barons  et  celle  des  chevaliers.  Les  comtes, 
qui  étaient  peu  nombreux,  faisaient  corps  avec  la  première,  et  les 
marquis  n'existaient  point.  En  Espagne,  au  xvi®  et  au  xvii'^  siècle, 
la  haute  noblesse  comprenait  les  ducs  et  les  princes,  les  marquis 
et  les  comtes.  Au-dessous  d'eux  se  plaçaient  les  barons  et  au  plus 
bas  de  l'échelle  était  la  petite  noblesse  vivant  sans  éclat  de  son 
revenu.  Dès  le  principe,  l'usage  des  parages  n'avait  point  été  admis 
en  France  pour  les  grandes  baronnies.  11  en  résulta  que  les  fiefs  de 
dignité  ne  se  partagèrent  pas,  et  jusqu'à  la  fin  de  fancienne  monar- 
chie ils  relevèrent  tous  directement  du  roi  et  furent  indivisibles,  lis 
se  transmettaient  par  droit  de  primogéniiure.  L'aîné  des  fils  héri- 
tait donc  du  litre  attaché  au  fief.  Il  était  duc,  marquis,  comte,  etc., 
comme  l'avait  été  son  père,  si  toutefois  le  roi  n'avait  point  érigé 
pour  lui  la  seigneurie  paternelle  en  un  fief  d'un  rang  plus  élevé. 
Mais  comme  un  gentilhomme  pouvait  posséder  plus  d'un  fief  de 
dignité,  réunir  dans  sa  main,  par  suite  d'héritage  ou  autrement, 
diverses  terres  titrées,  les  puînés,  si  l'aîné  y  consentait,  en  rece- 
vaient quelquefois  leur  part.  En  droit,  tous  les  fiefs  de  dignité, 
comme  les  autres  seigneuries,  compris  dans  la  succession,  étaient 
dévolus  à  l'aîné,  qui  prenait  les  divers  litres  que  son  père  avait  por- 
tés. Accordait-on,  au  contraire,  au  puîné  la  jouissance  d'un  des  fiefs 
de  dignité  laissés  par  le  père,  ce  fils  cadet  en  prenait  alors  ordi- 
nairement le  titre,  tandis  que  l'aîné  gardait  le  lief  de  dignité  prin- 
cipal et  en   portait  le   nom.  De   la   sorte,   deux  frères,  et  même 
davantage,  pouvaient  hériter  à  la  mort  de  leur  père  de  la  même 
qualification,  si  l'héritage  de  celui-ci  comprenait  plusieurs  fiefs  de 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  801 

dignité  semblableraent  intitulés.  Le  noble  avait-il  deux  comtés,  par 
exemple,  et  son  fils  aîné  se  dessaisissait-il  du  second,  le  puîné  rece- 
vait ce  comté  et  en  portait  le  nom  et  lo  titre.  11  devenait  ainsi  la 
tige  d'une  branche  nouvelle  de  la  maison  noble  dont  l'aîné  conser- 
vait le  nom  de  famille,  le  litre  originel  et  les  armoiries.  Toutefois, 
ce  n'étaient  là  que  des  exceptions.  La  règle,  comme  il  a  été  dit, 
voulait  que  l'aîné  prît  tous  les  fiefs  de  dignité  de  son  père  et  ne 
laissât  au  puîné  que  la  simple  qualification  de  chevalier.  Celui-ci 
pouvait  tout  à  coup  l'échanger  contre  le  litre  le  plus  élevé,  si  son 
aîné  venait  à  mourir  sans  postérité.  L'histoire  des  familles  nobles 
nous  fournit  bien  des  exemples  de  ces  faits.  Quoique  Maximilien- 
Pierre-François  de  Béthune,  duc  de  Sully,  mort  en  169/i,  eût  laissé 
dans  son  héritage,  outre  le  duché  de  Sully,  les  principautés  de  Hen- 
richemont  et  de  Boisbelle,  les  marquisats  de  Rosny  et  de  Conti,  la 
baronnie  de  Bontin,  les  vicomtes  de  Meaux  et  de  Breteuil,  tous  fiefs 
de  dignité  dont  il  avait  les  titres,  son  fils  puîné  n'eut  pas  la  moindre 
part  dans  ce  vaste  domaine,  qui  resta  à  l'aîné,  il  fui  simplement  le 
chevalier  de  Sully.  Mais  son  aîné  étant  venu  à  décéder  sans  enfant, 
le  chevalier  devint  soudain  duc  de  Sully. 

On  le  voit,  il  n'existait  en  France  pour  la  transmission  des  titres 
rien  de  semblable  à  ce  que  l'ordonnance  de  1817  établit  pour  la 
pairie.  Tout  se  réglait  pour  la  transmission  des  fiefs  de  dignité  par 
la  coutume  de  la  province  et  par  le  partage  adopté  pour  la  succes- 
sion. Les  fiefs  de  dignité  étaient-ils  répartis  entre  les  puînés,  ce 
n'était  pas  toujours  suivant  l'ordre  hiérarchique  des  qualifications 
attribuées  a  ces  fiefs  qu'ils  étaient  distribués;  on  se  conformait  au 
désir  exprimé  par  le  défunt  ou  aux  conventions  intervenues  entre 
les  frères.  Il  y  avait  dans  certaines  provinces  des  usages  particu- 
liers touchant  l'ordre  et  la  transmission  des  titres.  Ainsi  en  Bre- 
tagne, au  dire  d'Alain  Bouchard,  le  titre  le  plus  élevé  de  noblesse 
était  celui  de  comte,  traduit  souvent  en  latin  par  le  mot  consul, 
parce  que  le  souverain  de  la  province  qui  s'était  arrogé  le  droit 
d'anoblissement  portait  seul  le  litre  de  duc.  Au-dessous  des  comtes 
venaient  immédiatement  les  barons  ou  bers.  Les  aînés  des  maisons 
nobl'S  étaient  comtes  et  les  puînés  prenaient  le  titre  de  quelque 
baronnie.  Par  exemple,  dans  la  famille  des  comtes  de  Rennes,  tan- 
dis que  l'aîné  avait  ce  titre,  le  puîné  portait  celui  de  baron  de  Fou- 
gères. En  Sardaigne  et  en  Piémont,  les  aînés  des  familles  nobles 
prenaient  du  vivant  de  leur  père  le  même  litre  que  lui. 

Le  simple  titre  de  chevalier  qu'ils  étaient  réduits  à  porter  humi- 
liait quelque  peu  la  vanité  des  puînés,  que  ne  satisfaisait  pas  non 
plus  iou|0urs  l'attribution  d'un  arrière-fief  relevant  du  fief  paternel. 
S'ils  pouvaient  obtenir  parfois  de  la  faveur  royale  un  titre  plus 

TOMK    UV.   —    lSù2,  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevé,  la  plupart  se  trouvaient  exposés  à  demeurer  toute  leur  vie 
hiérarchiquement  fort  au-dessous  de  leur  aîné;  et  cependant  ils 
n'étaient  pas  moins  fiers  que  lui  de  leur  noblesse.  En  France  sur- 
tout, où  les  familles  nobles  tenaient  à  ne  point  altérer  la  pureté  de 
leur  sang  et  où  tout  gentilhomme  faisait  parade  de  son  extrac- 
tion, les  cadets  ne  se  seraient  pas  résignés,  comme  ils  le  font  en 
Angleterre,  à  porter  une  qualification  qui  les  confond  avec  la  roture. 
N'avaient-ils  point  de  part  dans  la  distribution  des  fiefs  de  dignité 
compris  dans  l'héritage,  ils  cherchaient,  et  cela  arriva  de  bonne 
heure,  à  se  procurer  un  titre  qui  les  rapprochât  de  leur  aîné.  Tout 
en  gardant  le  nom  paternel  que  portait  l'héritier  par  droit  de  pri- 
mogéniture,  ils  l'accompagnaient  d'une  qualification  nobiliaire  d'un 
ordre  moins  élevé  toutefois  que  celle  qu'avait  eue  leur  père.  Les 
cadets  qui  agissaient  ainsi  devaient  se  munir  de  l'autorisation  royale, 
mais  bien  souvent  ils  s'en  dispensèrent  et  se  contentèrent  de  l'agré- 
ment de  la  famille.  Cette  usurpation  par  les  puînés  d'un  titre  supé- 
rieur à  celui  de  chevalier  et  qui  n'était  pas  celui  d'un  des  fiefs  de 
dignité  du  domaine  paternel,, se  fit  sans  tenir  toujours  compte  de 
l'ordre  hiérarchique  signalé  cirdessus,  et  l'on  vit  des  cadets  prendre 
un  titre  hiérarchiquement  plus  élevé  que  celui  qu'avait  le  ftère  qui 
les  précédait  immédiatement.  Tantôt  le  nom  joint  à  ce  titre  était  celui 
du  fief  de  dignité  de  l'aîné  et  le  même  nom  s'accolait  de  la  sorte  à  deux 
qualifications  différentes,  ce  qui  était  absolument  contradictoire  avec 
la  nature  du  fief,  une  terre  ne  pouvant  être  à  la  fois,  par  exemple, 
duché  et  comté,  marquisat  et  vicomte  ;  tantôt  c'était  à  l'ancien  nom 
de  famille,  abandonné  pour  celui  d'un  fief  de  dignité,  que  le  puîné 
demandait  fappellation  qu'il  ajoutait  à  la  qualification  par  lui  prise. 
Dans  le  commerce  journaUer,  la  courtoisie  faisait  souvent  donner  à 
l'aîné  du  vivant  de  son  père  le  titre  que  portait  celui-ci,  et  de  même 
qu'il  pouvait  y  avoir  deux  femmes  désignées  par  le  même  titre,  la 
douairière  et  la  bru,  on  vit  ainsi  quelquefois  deux  ducs,  deux  comtes 
du  même  nom.  La  chose  pouvait  se  produire  tout  à  fait  légalement 
dans  les  familles  de  pairs,  si  le  roi  autorisait  le  père  à  se  démettre 
de  son  vivant  de  son  duché  ou  de  son  comté-pairie  en  faveur  de  son 
fils  aîné.  Alors  celui-ci  devenait  duc  et  pair  ou  comte  et  pair,  et  le 
père  gardait  le  simple  titre  de  duc  ou  de  comte.  Le  plus  ordinaire- 
ment le  fils  aîné  d'un  duc  ou  de  quelque  autre  grand  seigneur  titré 
portait  du  vivant  de  son  père  le  nom  d'une  des  seigneuries  com- 
prises dans  l'héritage  paternel,  ou  même  celui  d'une  seigneurie 
que  lui  avait  léguée  un  ascendant  ou  un  collatéral,  et  c'était  seule- 
ment à  la  mort  du  père  que  ce  fils  reprenait  le  titre  et  le  nom  de  sa 
famille.  Tels  ont  été  les  divers  usages  qui  introduisirent  surtout  des 
dérogations  aux  anciennes  règles.  On  s'habitua  peu  à  peu  à  voir 
presque  tous  les  enfans  mâles  d'une  famille  noble  porter  du  vivant 


LES   TITRES    NOBILIAIRES   EN   'PRAJNCE.  803 

de  leur  père  des  titres  supérieurs  à  celui  âe  ichevalier,  et  comme 
ou  observait  parfois  dans  la  [jrise  de  ces  titres  la  hiérarchie,  le  vul- 
gaire tenait  volontiers  tous  ks  iils  d'un  noble  pour  autorisés  à  prendre 
chacun  un  titre. 

Dans  plusieurs  maisons  ducales,  le  fjls  aîné  portait  le  titre  de 
prince,  dont  l'apparition  dans  la  hiérarchie  des  titres  ne  date  en 
France  que  du  xvi*  siècle.  Encore  à  cette  époque,  l'opinion  domi- 
nante était-elle  que  le  titre  dcprince  ne  pouvait  appartenir  qu'à  un 
véritable  souverain  et  aux  membres  de  sa  famille.  Depuis  longtemps 
chez  nous,  les  fils  et  les  frères  du  roi  recevaient  le  titre  de  princes 
du  sang,  ses  filles  et  ses  sœurs,  celui  de  princesses  du  sang.  Il 
arriva  ensuite  que  les  possesseurs  de  certaines  seigneuries  récla- 
mèrent pour  elles  le  litre  de  principauté,  se  fondant  généralement 
sur  des  documens  fort  contestables.  Des  maisons  de  haute  noblesse 
obtinrent  alors  du  roi  ou  du  saint  empire  pour  leur  fils  aîné  le  titre 
de  prince,  auquel  fut  attaché  le  nom  d'une  seigneurie.  Cette  quali- 
fication, qui  ne  figurait  pas  à  l'origine  dans  la  hiérarchie  des  titres 
usités,  finit  par  y  faire  sa  place,  et,  au  siècle  dernier,  on  la  classa 
tour  à  tour  avant  ou  après  le  titre  de  duc.  L'une  des  plus  anciennes 
principautés  nées  de  la  sorte  et  qui  valut  son  nom  à  une  illustre  mai- 
son est  la  seigneurie  de  Guéméné.  Charles  IX  M  reconnut  le  titre 
de  principauté.  Elle  appartenait  aux  anciens  vicomtes  de  Rohan, 
ancêtres  d'une  famille  qui  devint  plus  tard  ducale.  Dans  cette 
même  maison  de  Rohan,noiis  renco'ntrons  une  autre  principauté  de 
date  plus  récente,  celle  de  Soubise  créée  par  Louis  XIV  en  faveur 
du  fils  d'Hercule  de  Rohan,  comte  de  Rochefort,  puis  duc  de  Mont- 
bazon.  Autre  exemple:  le  comte  François  II,  père  de  François 
de  La  Rochefoucauld,  qui  a  été  mêlé  aux  guerres  religieuses  du 
XVI*'  siècle  et  périt  à  la  Saint-Rarthélemy,  ayant  pris  parmi  ses  titres 
celui  de  prince  de  Marsillac,  tiré  d'une  seigneurie  qui  prétendait  à 
la  qualification  de  principauté,  les  aînés  de  sa  maison  adoptè- 
rent l'usage  de  porter  du  vivant  de  leur  père  le  titre  de  prince  de 
Marsillac,  et  c'est  sous  ce  titre  que  fut  d'abord  connu,  avant  d'être 
appelé  duc,  comme  héritier  du  cinquième  François  de  La  Rochefou- 
cauld, l'auteur  des  Maximes.  En  reprenant  le  titre  de  duc,  La  Ro- 
chefoucauld ne  fit  ainsi  que  se  conformer  à  ce  qui  se  pratiquait 
dans  d'autres  maisons  ducales.  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  aînés 
qui  échangeaient  à  la  mort  de  leur  pèie  et  en  d'autres  circonstances 
le  titre  qu'ils  avaient  d'abord  porté,  c'étaient  encore  les  cadets. 
Comme  les  qualifications  de  marquis,  de  comte,  de  vicomte,  ten- 
daient à  perdre  leur  acception  féodale  et  à  ne  plus  représenter  qu'un 
degré  dans  la  hiérarchie  nobiliaire,  on  vit  souvent  les  puînés,  tout 
en  gardant  le  nom  paternel,  y  ajouter  un  titre  immédiatement  infé- 
rieur à  celui  qu'avait  leur  aîné.  Quand  celui-ci  faisait  pareillement 


804  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

prendre  à  son  propre  fils  un  titre  inférieur  au  sien,  mais  de  même 
dénoiiiinaliot),  le  puîné  et  ses  enfans  se  contentaient  d'une  qualifica- 
tion moins  élevée  que  celle  de  la  branche  aînée,  dont  ils  retenaient 
pourtant  le  nom,  litre  qu'ils  échangeaient  contre  un  titre  plus  élevé 
si  la  branche  aînée  venait  à  s'éteindre.  Gela  explique  comment,  con- 
trairement aux  règles  qui  présidaient,  dans  le  principe,  à  la  trans- 
mission des  fiefs,  diverses  branches  de  la  même  famille  portèrent 
le  même  nom  de  fief  avec  une  qualification  nobiliaire  difierente.  Il  y 
avait  par  exemple,  à  côté  d'une  branche  ducale,  une  branche  de 
comte  ou  de  vicomte.  C'était  là  une  première  confusion;  elle  s'ac- 
crut par  l'usage  où  furent  les  enfans,  du  vivant  de  leur  père, 
surtout  les  puînés,  de  prendre  à  la  guerre  ou  dans  le  monde  un 
nom  de  noblesse  de  fantaisie,  tout  au  moins  un  nom  emprunté 
à  quelque  ascendant.  Ceux  des  fils  qui  entraient  dans  l'état  ecclé- 
siastique en  agissaient  de  même.  Le  gentilhomme  se  rendait-il 
célèbre  sous  ce  nom  d'emprunt  qu'acceptait  sa  propre  famille, 
il  le  gardait  sans  se  mettre  en  peine  d'obtenir  l'agrément  du  roi, 
qui  fut  cependant  quelquefois  formellement  accordé.  On  pourrait 
citer  bien  des  exemples  de  ces  changemens  arbitraires  de  noms  dans 
les  grandes  familles  de  France.  Je  n'en  rappellerai  que  deux  qui 
suffiront  pour  doimer  une  idée  des  libertés  qu'on  s'arrogeait  en 
pareille  matière.  Des  quatre  fils  de  Jules-François- Louis  de  Rohan, 
prince  de  Soubise,  l'aîné,  qui  fut  le  trop  fameux  maréchal,  hérita  du 
titre  paternel,  qu'il  porta  de  bonne  heure,  son  père  étant  mort  à 
vingt -sept  ans;  le  second,  qui  entra  dans  l'église  et  devait  être  plus 
tard  le  cardinal  de  Soubise,  fut  d'abord  appelé  l'abbé  de  Ventadour; 
le  troisième  fut  connu  sous  le  nom  de  comte  de  Tournon,  et  le  qua- 
trième, bien  loin  de  ne  porter  que  la  modeste  dénomination  de  che- 
valier, était  désigné  sous  le  sobriquet  de  prince  René,  emprunté  à 
l'un  de  ses  noms  de  baptême;  le  fils  du  maréchal,  mort  en  bas  âge, 
reçut  le  nom  de  comte  de  Saint-Pol.  Dans  une  autre  illustre  famille 
qui  a  compté  quatre  maréchaux  de  France,  nous  voyons  le  fils  du 
second  maréchal,  Adrien-Maurice,  duc  de  ISoailles  et  comte  d'Ayen, 
porter  dabord  le  titre  de  marquis  de  Mouchy,  puis  l'échanger  pour 
celui  de  comte  de  Noailles  et  reprendre  le  nom  de  Mouchy  en  deve- 
nant maréchal,  nom  auquel  s'attacha  la  qualification  de  duc  que  le 
roi  d'Espagne  lui  avait  d'abord  donnée.  Ce  mai  échal  de  Mouchy  fit 
prendre  à  son  troisième  fils,  devenu  le  premier  de  ses  enfans  par 
la  mon  des  deux  aînés,  le  titre  de  piince  de  Poix,  et  au  dernier  de 
ses  lils,  d'abord  connu  sous  le  nom  de  chevalier  d'Arpajon  que  ce 
cadet,  avait  pris  en  mémoire  du  comte  d'Arpajon,  son  aïeul  maternel, 
le  titre  de  vicomte  de  Noailles,  tandis  qu'on  appela  marquis  de 
Noailles  le  second  des  neveux  du  maréchal  de  Mouchy,  fils  puîné 
de  son  frère  aîné,  Louis,  duc  de  Noailles,  également  maréchal  de 


LES   TITRES  NOBILIAIRES   EN   FRANCE.  805 

France  et  en  faveur  duquel  le  comté  d'Ayen  fut  érigé  en  duché  (1). 

Le  public  s'embrouillait  facilement  au  milieu  de  ces  changemens 
de  non)s  qui  s'opèrent  aussi  fréquemment  dans  la  noblesse  d'An- 
gleterre, mais  d'une  façon  plus  régulière  ;  ils  ont  donné  lieu  parfois 
à  de  plaisans  quiproquos.  Une  distribution  aussi  arbitraire  de  titres 
que  celle  qui  vient  d'être  signalée  amenait  une  confusion  dont  se 
plaint  déjà  Montaigne  dans  le  chapitre  de  ses  Essais,  intitulé 
des  Noms  :  «  Un  cadet  de  bonne  maison,  écrit-il,  ayant  pour  son 
appaiiage  une  terre  sous  le  nom  de  laquelle  il  a  étécogneu  et  honoré 
ne  peut  honnestement  l'abandonner.  Dix  ans  après  sa  mort,  la  terre 
s'en  va  à  un  estranger  qui  en  fait  de  même  :  devinez  où  nous  sommes 
de  la  cognoissance  de  ces  hommes.  11  ne  faut  pas  aller  quérir  d'au- 
tres exemples  que  de  notre  maison  royale,  où  autant  de  partages 
autant  de  surnoins.  Cependant  l'originel  de  la  tige  nous  est  échappé.  » 

La  confusion  qui  s'introduisait  dans  la  dénomination  des  familles 
prêtait  aux  usurpations  de  qualifications  nobiliaires.  Aussi  les  mar- 
quis et  les  comtes  pullulaient-ils  dans  le  monde  au  commencement 
du  siècle  dernier.  Saint-Simon,  dans  ses  Mémoires,  dit  que  ces 
titres  sont  tombés  dans  la  poudre.  De  jeunes  seigneurs  de  noblesse 
plus  ou  moins  authentique  se  donnaient  du  marquis  ou  du  comte 
et  compromettaient  par  l'insolence  de  leurs  manières  et  le  débraillé 
de  leur  conduite  la  qualité  dont  ils  se  paraient.  Le  théâtre  versa  sur 
eux  le  ridicule  et  contribua  ainsi  à  discréditer  des  litres  auparavant 
si  haut  places.  Mais  les  Dorante  faisaient  encore  bien  des  dupes,  et 
Molière,  en  mettant  en  scène  M.  Jourdain,  avait  sous  les  yeux  de 
nombreux  modèles.  Il  n'était  pas  jusqu'à  la  cour  où  l'on  ne  s'amu- 
sât quelquefois  de  ces  titres  de  marquis  et  de  comtes  supposés  et 
où  l'on  n'en  fît  de  méprisans  sobriquets.  Une  anecdote  racontée  dans 
une  de  ses  Lettres  par  le  baron  de  Pôllnitz  nous  montre  qu'il  arri- 
vait au  roi  lui-même  de  prendre  le  titre  de  marquis  en  mauvaise 
part.  11  est  vrai  qu'à  cette  époque,  la  noblesse,  surtout  celle  de  cour, 
avait  bien  dégénéré.  Les  jeunes  gentilshommes  se  ruinaient  par  le 
jeu  et  la  débauche  et  oubliaient  les  vertus  guerrières  de  leurs  ancê- 
tres. On  eût  pu  leur  adresser  les  sanglantes  invectives  que  Juvénal 
lançait  aux  nobles  de  son  temps,  dans  sa  célèbre  satire  où  il  rappelle 
que  la  vraie  noblesse  est  la  vertu  : 

Nobilitas  sola  est  atque  unica  virtus. 

La  noblesse  donnait  alors  de  plus  en  plus  la  main  à  la  roture; 
elle  s'encanaillait,  comme  disait  un  contemporain.  iNon-seulement 

(I)  Le  duché  d'Ayen  ne  fut  pas  duché-pairie  comme  le  duché  de  Noailles-  On  distin- 
guait avant  la  révolution  les  ducs  et  pairs  des  simples  ducs.  Entre  ces  derniers,  les 
uns  avaient  des  lettres  vérifiées  en  parlement,  les  autres  ne  recevaient  qu'un  brevet 
du  roi. 


806  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

elle  se  mêlait  sous  des  prête-noms  à  des  trafics  et  à  des  tripo- 
tages financiers,  les  gens  titrés  épousaient  des  héritières  de  riches 
traitans  ou  d'opulens  bourgeois  et  fumaient  ainsi  leurs  terres,  sui- 
vant leur  impertinente  expression,  mais  les  roturiers  l'envahissaient 
de  toute  part  à  l'aide  de  titres  nobiliaires  qu'il  n'était  pas  bien  diffi- 
cile d'obtenir,  car  l'anoblissement  s'attachait  à  une  foule  de  fonc- 
tions. Les  rois  avaient  accordé  la  noblesse  au  premier  degré  à  nombre, 
d'offices  et  de  magistratures,  et  l'exercice  de  plusieurs  de  ces  charges 
pendant  deux  ou  trois  générations,  dans  certaines  conditions,  faisait 
acquérir  la  noblesse  héréditaire.  L'entrée  dans  ces  charges,  dont  la 
plupart  étaient  vénales,  fut  un  sûr  moyen  d'arriver  à  être  gentil- 
homme. 11  y  avait  là  une  prime  pour  engager  à  les  acheter.  Tels 
offices  qui  conféraient  la  noblesse  n'étaient  pas  d'un  ordre  bien 
élevé.  Par  exemple,  les  charges  municipales,  dans  maintes  villes 
de  France,  valaient  la  noblesse  pei-sonnelle  au  bout  d'un  certain 
temps  d'exercice  et  donnaient  par  là  un  facile  accès  à  la  noblesse 
héréditaire.  Ce  privilège  pour  les  offices  municipaux  fut  renouvelé 
à  diverses  reprises.  Eu  coiifirmant  les  maires,  échevins,  capitouls, 
jurats,  etc.  dans  la  jouissance  pour  eux  et  leur  famille,  et  même 
pour  leur  descendaiice,  du  privilège  de  noblesse,  le  roi  songeait 
moins  à  récompenser  des  services  rendus  au  pays  qu'à  alimenter 
son  trésor,  car  toutes  ces  confirmations  entraînaient  le  paiement  de 
droits  pécuniaires.  En  1706,  Louis  XIV  confirma  au  prévôt  des  mar- 
chands et  aux  échevins  de  Paris  le  privilège  de  noblesse  que  leur 
avaient  déjà  accordé  Charles  V,  Charles  VI  et  Henri  III  ;  en  juin 
1716,  le  régent  renouvelait  cette  confirmation.  Chaque  fois,  le  pré- 
vôt et  les  échevins  durent  financer.  On  procéda  de  même  poer  les 
privilèges  de  noblesse  attachés  à  diverses  charges  de  judicature. 
On  ne  s'en  tint  pas  à  ces  anoblissemens  intéressés  et  qu'on  pour- 
rait appeler  fiscaux.  La  vénalité  alla  souvent  plus  loin,  et  le  gou- 
vernement royal  vendit  quelquefois  directement  des  lettres  de 
noblesse,  et  cela  dès  le  xvi"  siècle. 

Il  en  devenait  de  la  noblesse  comme  de  la  monnaie  fiduciaire, 
qui  inspire  d'autant  moins  de  confiance  qu'il  y  a  une  plus  grande 
émission  de  papier.  Les  choses  se  passaient  ainsi  au  rebours  de  ce 
qu'elles  avaient  été  antérieurement.  Jadis,  les  rois  avaient  donné 
des  bénéfices  et  des  terres  à  ceux  qu'ils  anoblissaient  ;  maintenant 
c'étaient  les  anoblis  qui  payaient  le  roi.  En  fait,  les  titres  de  noblesse 
étaient  à  l'encan.  Un  édit  royal  du  mois  de  mai  1702,  portant  ano- 
blissement de  deux  cents  personnes,  auxquelles  devaient  être  expé- 
diées des  lettres  de  noblesse  irrévocables  et  exemptes  de  toute  taxe, 
déclarait  que  les  nouveaux  anoblis  auraient  à  acquitter  des  droits  et 
frais  modérés  en  vue  de  subvenir  aux  besoins  de  la  guerre.  On  se 
fondait,  pour  justifier  ce  trafic,  qui  s'était  déjà  fait  quelques  années 


LES    TITRES    NOBILIAIRES   EN    FRANCE.  807 

auparavant,  sur  ce  que  les  cinq  cents  lettres  de  noblesse  accordées 
précédeinmeut  n'avaient  pas  suffi  aux  demandes.  La  vérité,  c'est 
que  les  sommes  versées  par  les  anoblis  antérieurs  ne  suffisaient  pas 
aux  exigences  du  trésor,  l'exemption  des  taxes  ne  portant  que  sur 
ce  qu'on  appelait  les  lettres  de  confirmation.  Le  prix  des  lettres 
patentes  était  fixé  à  0,000  livres,  plus,  comme  toujours,  les  deux 
sous  pour  livre.  D'abord  on  n'avait  concédé  aux  acquéreurs  que  le 
titre  d'écuyer,  mais  le  public  se  montra  peu  empressé  à  payer  si 
cher  cette  modeste  qualité.  En  novembre  1702,  un  édit  royal  porta 
a'éation  de  deux  cents  chevaliers.  Deux  ans  plus  tard,  on  vendait 
encore  cent  lettres  de  noblesse.  Le  roi  les  révoqua  bientôt  sous 
prétexte  que  ces  lettres  avaient  été  accordées  aux  officiers  supé- 
rieurs des  cours  du  royaume  et  qu'il  importait  à.  la  considération 
de  la  noblesse  qu'on  ne  la  prodiguât  pas  trop.  De  telles  révocations 
furent  le  moyen  arbitraire  dont  on  abusa  pour  restreindre  le  chiiTre 
croissant  des  nobles.  Les  anoblis  dépossédés  de  leur  noblesse  ayant 
financé  pour  obtenir  leurs  lettres,  c'était  là  une  véritable  banque- 
route. En  novembre  ICAO,  Louis  XIII  avait  aboli  tous  les  anoblis- 
semens  accordés  depuis  1610  qui  n'avaient  point  été  depuis  confir- 
més. L'édit  royal  d'août  166Â  révoquait  tous  les  anoblissemens 
postérieurs  au  1^""  janvier  1611,  et,  par  une  mesure  plus  radicale 
encore,  l'arrêt  du  conseil  du  2  mai  1730  frappa  en  masse  de  nullité 
les  lettres  de  noblesse  concédées  de  16Zi3  au  l^""  septembre  1715; 
un  autre  édit  du  mois  d'avril  1771  celles  accordées  depuis  le  l^-"  jan- 
vier 1715.  II  ne  s'agissait,  du  reste,  ici  que  des  anoblissemens  ven- 
dus pour  une  somme  fixe,  non  des  lettres  conférant  la  noblesse  comme 
récompense  spéciale,  ni  de  celles  qui  érigeaient  en  faveur  d'un 
gentilhomme  un  fief  de  dignité.  D'ailleurs  toutes  ces  révocations 
n'étaient,  en  réahté,  que  conditionnelles;  elles  avaient  pour  consé- 
quence d'obliger  les  anoblis  à  établir  que  la  noblesse  ne  leur  avait 
point  été  concédée  moyennant  finances  et  à  leurs  sollicitations,  qu'ils 
la  possédaient  depuis  longtemps  par  un  acte  de  la  libre  volonté  du 
prince,  et  c'était  encore  en  payant  qu'on  fournissait  cette  preuve.  Le 
roi  avait  déclaré  dans  plusieurs  des  édits  d'anoblissement  que  la 
noblesse  n'était  pas  instituée  seulement  pour  récompenser  ceux 
qui  le  servaient  sur  les  champs  de  bataille,  qu'il  y  avait  d'autres 
moyens  que  les  armes  pour  l'aider  à  soutenir  ses  guerres,  qu'on  le 
fai^ait  aussi  en  lui  accordant  des  subsides,  de  sorte  que  ceuX'  qui 
s'empressaient  de  lui  offrir  leur  argent  avaient  autant  de  titres  à 
être  anohlis  que  les  braves  qui  vei-saient  leur  sang.  C'était,  comme 
on  le  voit,  un  aveu  peu  déguisé  du  caractère  vénal  qu'on  faisait 
prendre  à  la  noblesse.  On  annonça,  il  est  vrai,,  que  les  lettres  ne 
pourraient  être  accordées  qu'après  une  enquête  sur  la  vie  et  les 
mœurs  de  ceux  qui  les  sollicitaient,  et,  dans:  les  déclarations,  on 


808  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

insista  sur  ce  fait  que  ce  n'était  pas  du  premier  coup  qu'on  les 
avait  concéflôi^s,  mais  seulement  après  plusieurs  années  d'examen. 
C'étaient  là  des  restrictions  plus  apparentes  que  réelles.  La  nou- 
velle émission  de  deux  cents  lettres,  après  les  cinq  cents  accor- 
dées par  l'édit  de  mars  1696,  prouve  assez  qu'au  lieu  de  res- 
treindre les  demandes,  on  les  provoquait,  malgré  ces  belles  paroles 
qui  se  lisent  au  préambule  de  l'édit  de  mars  1696  :  «  Si  la  noble 
extraction  et  l'antiquité  de  la  race  qui  donne  tant  de  distinction 
parmi  les  hommes  n'est  que  le  présent  d'une  fortune  aveugle,  le 
titre  et  la  source  de  la  noblesse  est  un  présent  du  prince  qui 
récompense  avec  choix  les  services  importans  que  les  sujets  rendent 
à  leur  patrie.  »  En  même  temps  qu'on  laissait  acheter  la  noblesse 
à  beaux  deniers  comptans,  on  devenait  de  moins  en  moins  exigeant 
pour  la  conférer  à  ceux  qui  servaient  à  l'armée.  Au  moyen  âge,  le 
service  militaire  avait  été  pour  le  noble  le  premier  des  devoirs 
féodaux.  Plus  tard,  ce  furent  seulement  l'opinion  et  le  décorum  qui 
l'obligèrent  en  temps  ordinaire,  alors  que  l'on  ne  convoquait  plus 
que  très  rarement  le  ban  et  l'arrière-ban,  à  servir  dans  les  armées. 
C'était  pour  le  gentilhomme,  quand  il  n'entrait  pas  dans  l'église  ou 
dans  la  robe,  un  devoir  d'honneur  d'être  militaire.  Tout  dans  la 
carrière  des  armes  était  à  son  avantage.  Nommé  directement  offi- 
cier, il  avait  le  pas,  la  considération  sur  ce  petit  nombre  d'officiers 
dits  de  fortune,  dont  quelque  action  d'éclat  était  le  seul  parchemin. 
Au  milieu  du  xvin^  sif'cle,  loin  de  s'en  tenir  au  principe  de  l'obli- 
gation du  service  militaire  pour  tout  gentilhomme,  on  en  vint  à 
conférer  la  noblesse  à  tous  officiers  ayant  atteint  un  certain  grade 
et  servi  pendant  un  nombre  déterminé  d'années.  Louis  XV,  réalisant 
un  projet  qu'avait  déjà  conçu  Henri  IV,  fit  d'une  manière  générale 
de  la  noblesse  la  récompense  des  services  militaires,  de  sorte  qu'on 
y  pût  arriver  par  simple  droit  d'avancement.  D'après  la  déclaration 
du  22  janvier  1752,  il  fut  établi  qu'aucun  officier  servant  dans  les 
armées  ne  serait  imposé  à  la  taille  tant  qu'il  conserverait  sa  qua- 
lité; or  l'on  sait  que  l'exemption  de  la  taille  personnelle  était  l'un 
des  privilèges  de  la  noblesse.  Cette  exemption  fut  accordée  pour  la 
vie  à  tout  olïicier  créé  chevalier  de  Saint-Louis,  qui  avait  servi 
trente  années  non  interrompues  ou  vingt  années  avec  la  commission 
de  capitaine,  chiiïre  qui  était  encore  abaissé  pour  les  officiers  ayant 
atteint  un  grade  supérieur  et  pour  ceux  qui  avaient  été  blessés. 
Tout  officier-général  fut  déclaré  noble,  lui  et  sa  postérité  née  et  à 
naître,  de  façon  que  l'état-major  supérieur  de  l'armée,  qui  n'avait 
jamais,  au  reste,  compté  que  bien  peu  de  roturiers,  se  composa 
désormais  exclusivement  de  gentilshommes,  anciens  ou  nouveaux. 
Tout  offiiitT  fils  légitime,  dont  le  père  et  l'aïeul  avaient  acquis  par 
la  durée  de  leurs  services  ou  par  le  fait  de  leurs  blessures  l'exemp- 


LES   TITRES   NOBILIAIUES   EN   F -ANGE.  809 

tion  de  la  taille,  devenait  noble  quand  il  était  créé  chevalier  de 
Saint-Louis,  après  avoir  servi  le  temps  prescrit;  cette  noblesse  pas- 
sait niciuc  h  ceux  de  ses  enfans  nés  avant  son  anoblissement. 

La  transformation  de  la  noblesse  en  une  sorte  de  grade  militaire 
acheva  d'abaisser  les  barrières  qui  séparaient  la  caste  privilégiée 
de  la  bourgeoisie.  Il  y  eut  tant  de  cas  où  les  bourgeois  pouvaient 
devenir  nobles,  tant  de  sources  diverses  de  noblesse,  que  le  public 
ne  fut  plus  guère  à  même  de  distinguer  entre  les  nobles  et  les  rotu- 
riers. Le  fait  de  la  noblesse  n'était  plus  décelé  par  la  notoriété 
publique,  par  la  possession  continue  dans  une  famille  de  quelque 
seigneurie;  sa  constatation  devenait  une  affaire  de  bureau, car  elle 
demandait  la  vérification  de  bien  des  pièces;  elle  rentrait  ainsi 
exclusivement  dans  le  ressort  des  généalogistes,  des  tribunaux  et 
des  chancelleries.  Quant  au  public,  il  était  facile  de  lui  donner  le 
change.  Ce  qui  l'abusait  davantage,  c'était  la  possession  de  ces  fiefs 
qui  avaient  été  dans  le  principe  l'apanage  de  la  noblesse.  Les  terres 
nobles  avaient  commencé  de  bonne  heure  à  sortir  des  mains  des 
gentilshommes  pour  passer  dans  celles  des  bourgeois.  Les  nobles 
pressés  par  le  besoin  d'argent  avaient  souvent  aliéné  leur  fief  à  de 
riches  roturiers.  Mais  le  roturier  n'était  pas  apte  à  remplir  toutes 
les  obligations  attachées  au  fief;  l'aliénation  en  diminuait  ainsi  la 
valeur  ;  le  fief  se  trouvait  alors,  comme  l'on  disait,  abrégé.  Et  ce  n'était 
pas  seulement  le  seigneur  immédiat  qui  éprouvait  un  préjudice, 
c'était  encore  le  seigneur  supérieur,  en  remontant  jusqu'au  roi. 
Voilà  pourquoi  le  suzerain  ne  consentit  à  l'achat  d'une  terre  noble 
par  le  roturier  qu'en  retour  du  paiement  de  ce  qu'on  appela  le  droit 
de  franc-fief,  droit  que  le  roi  se  faisait  payer  toutes  les  fois  qu'entre 
l'acquéreur  et  lui  il  n'y  avait  pas  trois  seigneurs.  Cette  mesure, 
toute  fiscale  d'origine,  régularisa  et  sanctionna  les  ventes  de  fiefs 
aux  roturiers.  Les  bourgeois  aisés,  profitant  de  la  détresse,  de  la 
ruine  de  nombre  de  gentilshommes,  se  rendirent  acquéreurs  d'une 
quantité  de  terres  nobles.  Boileau  reproche  durement  aux  gens  de 
qualité  d'abandonner  ainsi  les  vrais  titres  de  leur  noblesse.  Tout  en 
disant  au  début  de  sa  satire  adressée  au  marquis  de  Dangeau  que  la 
<(  noblesse  n'est  pas  une  chimère,»  il  en  montre  sans  détour  l'inanité. 

Mais,  pour  comble,  à  la  fin,  le  marquis  en  prison 
Sous  le  faix  des  procès  vit  tomber  sa  maison. 
Alors  ce  noble  altier,  pressé  de  l'indigence, 
Humblement  du  faquin  rechercha  Talliance, 
Avec  lui  trafiquant  d'un  nom  si  précieux, 
Par  un  lâche  contrat,  vendit  tous  ses  aïeux. 

L'acheteur  roturir;r  fut  d'abord  regardé  comme  substitué  aux 
droits  du  noble,  précédent  propriétaire,  et  par  cela  même  anobli, 


810  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sauf  confirmation  du  roi.  ^ïais  on  s'aperçut  qu'un  tel  système  ouvrait 
la  porte  à  de  graves  abus,  et  dans  la  suite  l'acquisition  d'une  terre 
noble  par  un  roturier  cessa  de  lui  donner  la  noblesse.  L'acquitte- 
ment du  droit  de  franc-fief  lui  permit  sculenient  de  jouir  des  droits 
seigneuriaux  attachés  à  la  terre  môme  et  qui  en  formaient  un  des 
produits.  Le  roturier  put  se  dire  propriétaire  de  telle  ou  telle  sei- 
gneurie, et  même,  s'il  avait  acquis  un  fief  de  dignité,  d'un  comté, 
d'un  vicomte,  d'une  baronnie,  mais  il  ne  fut  pas  pour  cela  seigneur 
dans  l'ancien  sens  du  mot.  11  n'était  ni  comte,  ni  vicomte,  ni  baron. 
Au  temps  des  premières  aliénations,  l'achat  d'un  fief  noble  fournis- 
sait au  bourgeois  un  moyen  d'assurer  la  noblesse  à  sa  descendance. 
La  propriété  continuée  pendant  trois  générations  de  propriétaires 
suffisait  pour  acquérir  la  noblesse  au  troisième  propriétaire,  et, 
comme  on  disait  dans  le  langage  des  feudistes,  on  était  noble  à  la 
tierce  fois.  Telle  fut  la  législation  du  xiii®  siècle.  Les  ventes  de  fiefs 
s'étant  fort  multipliées,  la  caste  noble  se  vit  en  danger  d'être  enva- 
hie par  toute  la  roture,  et  le  gouvernement  se  montra  plus  dif- 
ficile pour  reconnaître  la  noblesse  des  descendans  des  roturiers 
acquéreurs  de  fiefs  nobles.  Au  xvi*"  siècle,  l'ordonnance  dite  de  Blois 
supprima  définitivement  le  privilège  de  la  tierce  fois,  qui  était  d'ail- 
leurs depuis  longtemps  contesté.  Le  propriétaire  non  noble  d'un  fief 
noble,  après  avoir  payé  le  droit  de  franc-fief,  ne  put  donc  jouir 
sur  sa  terre  que  des  seuls  privilèges  qui  faisaient  corps  avec  elle; 
mais  cela  ne  l'empêcha  pas  de  se  donner  souvent  tous  les  airs  du 
gentilhomme  à  l'égard  de  ses  tenanciers,  qu'il  qualifiait  indûment 
de  vassaux.  Les  roturiers  possédaient  des  seigneuries,  régaaient 
comme  l'avaient  fait  les  gentilshommes  sur  leurs  paysans,  dont  la 
condition  n'avait  ainsi  rien  gagné  au  changement  de  propriétaire  ; 
et  le  roturier  acquéreur  représentait  toujours  pour  eux  le  sei- 
gneur. Celui-ci  ne  manquait  pas  d'ajouter  à  son  nom  plébéien  celui 
de  la  terre  féodale  qu'il  avait  acquise  ou  dont  il  avait  hérité ,  en  le 
faisant  précéder  d'un  de-,  et  il  arrivait  souvent  qu'au  bout  d'un  cer- 
tain laps  de  temps  ou  après  une  ou  deux  générations,  le  nom  rotu- 
rier était  mis  de  côté  pour  ne  plus  laisser  subsister  que  celui  de  la 
terre.  La  famille  noble  qui  avait  jadis  aliéné  le  fief,  mais  qui  en  rete- 
nait encore  le  nom,  venait-elle  à  s'éteindre,  l'acquéreur  roturier  s'en 
disait  volontiers  un  rejeton  et  en  prenait  les  armes  (1).  Trompé  par 
l'identité  des  noms,  le  public  voyait  dans  l'usurpateur  un  gentilhomme 
de  vieille  race.  Ajoutez  à  cela  que,  d'après  le  droit  commun  dont  ne 
s'écartaient  qu'un  petit  nombre  de  coutumes,  le  fief  noble ,  même 
passé  en  des  mains  roturi^es ,  continuait  d'être  soumis  aux  règles 


(1)  Des  familles  nobles  ou  roturières  obtinrent  plus  d'une  fois  du  roi  d'être  substi- 
tuées à  la  famille  dont  le  nom  était  éteint. 


LES    TITRES    NOBILÏâIRES   EN    FRANCE.  811 

de  la  transmission  féodale.  Le  droit  d'aînesse  existait  donc  pour  ces 
terres,  ce  qui  achevait  de  donner  au  simple  propriétaire  l'apparence 
d'un  gentilhomme.  Enfin,  certains  bourgeois,  en  particulier  les  bour- 
geois de  Paris,  étaient  autorisés  à  tenir  des  fieis  nobles  sans  payer 
le  droit  d)^  franc-fief,  dispense  qui  prêtait  également  à  la  confusion. 
Tout  se  réunissait  donc  pour  aider  aux  usurpations  de  noblesse  et 
de  qualifications  nobiliaires.  Aussi,  de  très  bonne  heure,  elles  se 
produisirent  assez  effrontément.  Les  parlemens  et  les  cours  des  aides 
adressaient  de  temps  à  autre  à  ce  sujet  des  remontrances  ;  les  hérauts 
d'ai-mes,  les  généalogistes  officiels  réclamaient;  la  vraie  noblesse  se 
plaignait  d'intrusions  sans  nombre.  Aux  états-généraux  de  1614,  ses 
députés  dénoncèrent  l'énormité  des  abus  et  demandèrent  qu'on 
condamnât  à  la  confiscation  de  la  terre  noble  possédée  celui  qui  s'en 
était  fait  un  moyen  pour  usurper  la  noblesse.  En  1787,  le  généa- 
logiste Chérin,  dans  le  discours  préliminaire  qu'il  a  placé  en  tête  de 
son  Abrégé  chronologique  des  édits  sur  la  noblesse^  se  faisait  encore 
l'écho  de  ces  plaintes;  il  dénonçait  les  usurpations  comme  ayant 
pour  conséquence  de  rendre  plus  lourd  sur  le  tiers-état  le  poids 
des  charges  publiques,  auxquelles  tant  de  gens  réussissaient  à  se 
soustraire  indûment  en.  sf attribuant,  dies  privilèges  q;ui  les  y  faisaient 
échapper. 

Pour  remédier  à  ce  désordre,  les  rois  rjendireait  frjéquemment  des 
ordonnances  défendant  sous  des  peines  pécuniaires  de  prendre  indû- 
ment des  qualités  et  des  titres  de  noblesse.  Les  tribunaux  pronon- 
çaient l'amende  contre  les  délinquans,  mais  cette  répression,  quelque 
peu  intermittente,  n'arrêtait  pas  les  empiétemens  dps  roturiers. 
L'ordonnance  d'Amboise  du  6  mars  1555  interdit  toute  usurpation 
de  noblesse  sous  peine  de  1,000  Hvres  d'amende,  et  l'ordonnance 
d'Orléans  laissa  l'amende  à  l'arbitraire  du  juge,  de  façon  qu'il  pût 
en  prononcer  au  besoin  une  plus  forte.  Elle  interdit  aux  roturiers 
à.  la  fois  la  prise  de  toute  qualification  noble  et  le  port  des  armoi- 
ries timbrées.  Semblables  défenses  furent  faites  par  Henri  III  en 
juillet  1576  et  en  septembre  1577,  par  Henri  IV  en  1600,  par 
Louis  XIII  en  1632.  Ce  renouvellement  périodique  des  interdictions 
en  prouve  suffisamment  l'inefficacité,  et  tous  les  témoignages  dépo- 
sent de  l'audace  des  usurpateurs.  On  faJ^riquait  des  parchemins, 
on  produisait  des  pièces  frauduleuses,  on  alléguait  de  prétendues 
généalogies,  pour  justifier  les  qualifications  que  l'on  se  donnait.  Les 
juges  n'étaient  pas  en  état  de  discerner  le  vrai  du  faux,  et  pour 
se  reconnaître  aa  milieu  de  ces  documens  de  toute  nature,  il  eût 
fallu  des  lumières  spéciales  et  une  véritable  érudition.  La  juridic- 
tion des  élus  qui  prétendait  statuer  sur  ces  matières  était  sans 
autorité.  Il  lui  fut  interdit,  en  163A,  de  procéder  sur  le  fait  d'usur- 
pation de  titres.  On  réserva  ce  droit  aux  cours  des  aides,  qui  ne 


812  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

s'acquittèrent  pas  toujours  habilement  de  leur  tâche,  et  dont  la 
compétence  fut  d'ailleurs  souvent  entravée  par  les  parlemens  et  d'au- 
tres couis,  qui  prétendirent,  en  maintes  circonstances,  que  l'affaire 
était  de  leur  ressort. 

La  France  n'était  pas  le  seul  pays  où  les  abus,  en  ce  qui  touche  la 
noblesse,  se  fussent  glissés.  Nos  voisins  avaient  aussi  à  s'en  plaindre. 
Dans  les  états  espagnols,  aux  Pays-Bas  et  en  Franche-Comté,  les 
bourgeois  pro}.riétaires  de  fiefs  se  donnaient  indûment  des  qualifi- 
cations nobiliaires.  Des  ordonnances  furent  rendues  par  Philippe  III 
et  Philippe  IV  pour  régler  ce  qui  touchait  au  port  des  litres  et  des 
armoiries  et  interdire  les  usurpations.  On  sévit  toutefois  dans  ces 
contrées  avec  moins  de  rigueur  ;  on  se  montra  moins  exigeant  pour 
les  preuves.  Aussi,  lors  de  la  réunion  à  son  royaume  de  la  Flandre 
et  de  la  comté  de  Bourgogne ,  Louis  XIV  dut-il  laisser  à  leurs  habi- 
tans  le  bénéfice  de  cette  législation  plus  indulgente. 

Il  fallait  des  mesures  générales  et  sévères  pour  arrêter  le  mal 
que  les  édits  n'avaient  pu  extirper.  Louis  XIV  ne  se  contenta  pas 
de  confirmer  par  de  nouvelles  déclarations  celles  de  ses  prédéces- 
seurs et  d'infliger  de  fortes  amendes  aux  délinquans  ;  il  ordonna 
dans  tout  le  royaume  une  recherche  des  usurpations  de  noblesse 
et  une  vérification  de  tous  les  titres  nobiliaires.  Un  arrêt  du  conseil 
d'état  du  9  mars  1662  prescrivit  cette  recherche,  en  vue,  y  était-il 
dit,  de  soulager  les  sujets  taillables  du  roi.  Il  n'y  eut  d'excepté  que 
les  provinces  de  Béarn  et  de  Navarre,  dont  on  tenait  à  respecter  les 
franchises.  C'était  un  vrai  travail  herculéen  qu'il  s'agissait  d'accom- 
plir, car  on  était  en  face  d'une  hydre  à  têtes  toujours  renaissantes  qu'il 
fallait  abattre.  Dans  quelques  provinces,  on  avait  déjà  pris  les  devans 
et  l'œuvre  avait  été  entamée  dès  le  mois  de  mars  1655.  L'opération 
dura  plus  d'un  demi-siècle,  car  la  recherche,  plusieurs  fois  suspen- 
due, puis  reprise,  ne  fut  définitivement  close  qu'en  juillet  1718.  La 
vaste  enquête  ordonnée  par  Louis  XIV  se  heurta  à  bien  des  difficul- 
tés. Elle  eut  à  triompher  de  mille  intrigues,  à  surmonter  des  oppo- 
sitions de  toute  nature.  Sous  l'administration  de  Golbert,  on  s'aperçut 
que  les  traitans  chargés  de  la  recherche  des  usurpations  de  noblesse 
s'étaient  souvent  laissé  corrompre  pour  accepter  des  pièces  suppo- 
sées ou  des  preuves  dérisoires.  Par  contre,  les  véritables  nobles 
avaient  eu  à  subir  des  vexations  de  ces  mêmes  traitans  qui,  voulant 
les  obliger  à  financer,  se  refusaient  à  reconnaître  la  validité  de  leurs 
titres.  En  1702,  le  gouvernement  constatait  que  bon  nombre  de  faux 
nobles  avaient  été  maintenus,  tandis  que  des  gentilshommes  du  meil- 
leur aloi  ne  pouvaient  parvenir  à  okenir  que  leurs  titres  fussent 
acceptés.  On  dut  charger  les  intendans  de  province  et  des  commis- 
saires à  ce  départis  de  reprendre  le  travail.  Il  leur  fut  enjoint  de 
veiller  à  ce  que  les  roturiers  ne  s'attribuassent  aucune  qualification 


LES   TITRES    NOBILIAIRES    EN    FRANCE.  813 

pouvant  faire  supposer  la  noblesse,  telles  que  celles  de  chevalier, 
écuyer,  noble  homme,  messire;  en  un  mot,  on  s'efforça  d'empê- 
cher les  abus  qui  étaient  nés  précisément  des  moyens  auxquels  on 
avait  eu  recours  pour  faire  cesser  ceux  dont  on  se  plaignait  depuis 
longtemps  et  qui  étaient  l'objet  de  vives  réclamations  de  la  part 
de  la  noblesse.  Celle-ci  avait  en  effet  singulièrement  souffert  de 
l'enquête  destinée  en  principe  à  la  préserver  de  l'intrusion  des 
faux  gentilshommes.  Elle  avait  été  engagée  dans  de  longs  et 
dispendieux  procès,  forcée,  pour  comparaiire  devant  les  juges  et 
défendre  la  légitimité  de  ses  titres,  à  d'incommodes  et  onéreux 
déplacemens.  En  reprenant  la  recherche  avec  plus  d'attention 
et  d'équité,  c'était  surtout  la  mauvaise  foi  de  ceux  dont  les  titres 
étaient  manifestement  faux,  tout  au  moins  fort  suspects,  que  l'on 
voulait  atteindre.  Leurs  détenteurs  recouraient  à  toutes  les  res- 
sources de  la  chicane  pour  paralyser  l'action  des  commissaires  et 
éviter  la  radiation  et  l'amende.  Il  arrivait  souvent  que  ceux  qui 
avaient  été  déboutés  et  qui  se  voyaient  rétablis  sur  les  rôles  de  la 
taille,  sortaient  de  la  province  qu'ils  habitaient  et  se  réfugiaient  dans 
quelque  ville  franche,  de  façon  à  échapper  aux  effets  du  jugement 
les  condamnant  à  payer  cet  impôt.  On  prit  en  conséquence  des 
mesures  pour  les  poursuivre  partout  où  ils  allaient  s'établir.  Mais 
bien  des  usurpations  de  noblesse  étaient  déjà  anciennes,  et  les  com- 
missaires étaient  contraints  pour  les  pouvoir  constater  de  remon- 
ter haut  dans  le  passé;  ce  qui  ajoutait  encore  à  la  difficulté  de  leur 
tâche.  11  fallut,  pour  qu'ils  pussent  s'en  tirer,  fixer  une  date  au-delà 
de  laquelle  les  titres  ne  seraient  plus  exigibles,  et  l'on  se  contentait 
alors  d'une  possession  de  notoriété  publique  :  autrement  dit,  on  admit 
une  prescription  en  matière  d'usurpation  de  noblesse.  Le  terme  de 
cent  ans  avait  été  d'abord  adopté,  mais  cette  disposition  fournis- 
sait à  ceux  dont  la  possession,  originairement  non  contestée,  était 
déjà  assez  ancienne,  le  moyen  d'arriver  en  traînant  les  affaires  en 
longueur,  en  recourant  à  des  oppositions,  à  dos  appels,  à  gagner  le 
terme  de  cent  ans  et  de  s'attribuer  ainsi  le  bénéfice  de  la  prescrip- 
tion. Une  déclaration  royale  dut,  pour  enlever  à  la  mauvaise  foi  ce 
dernier  expédient,  décider  que  le  terme  de  cent  années  ne  pouvait 
courir  que  jusqu'à  la  première  assignation  signifiée  aux  contestans. 
Le  catalogue  qui  sortit  de  cette  interminable  enquête  et  dont  un 
arrêt  du  conseil  d'état  du  22  mars  1666  avait  ordonné  la  rédaction, 
contint  les  noms,  prénoms,  armes  et  demeure  des  gentilshommes 
reconnus.  Des  copies  partielles  en  furent  déposées  dans  chaque  bail- 
liage, comme  l'avait  demandé  l'ordre  de  la  noblesse.  Quant  à  l'instru- 
ment original,  des  arrêts  du  conseil  du  15  mars  166^  et  du  2  juin 
1670  en  prescrivirent  le  dépôt  à  la  bibliothèque  du  roi,  ainsi  que 
celui  de  l'état  des  particuliers  condamnés   comme   usurpateurs. 


81A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

C'est  ce  fonds  qui  constitua  ce  qu'on  appelle  le  cabinet  des  titres 
et  qui  se  conserve  aujourd'hui  au  département  des  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  nationale. 

On  avait  donc  enfin  un  tableau  général  de  la  noblesse  authen- 
tique du  royaume,  mais  il  ne  s'écoula  pas  longtemps  avant  que  la 
confusion  rentrât  là  où  l'on  avait  voulu  la  rendre  impossible.  Les 
usurpations  recommencèrent.  Une  foule  de  gentilshommes  ruinés  par 
la  débâcle  de  Law  ou  par  leurs  folles  dépenses  avaient  vendu  leurs 
terres.  Les  bourgeois,  qui  s'enrichissaient  de  plus  en  plus  par  la 
finance  et  le  commerce,  en  achetaient  de  tous  côtés.  Le  gouverne- 
ment était  de:  plus  en  plus  facile  pour  accorder  des  anoblissemens 
qui  faisaient  arriver  de  l'argent  dans  sa  caisse.  Mais  ces  anoblisse- 
mens étaient  loin  d'être  toujours  réguliers,  et  les  roturiers,  devenus 
seigneurs  de  terres  nobles,  affichaient  de  plus  en  plus  la  préten- 
tion d'être  gentilshommes.  Comme  s'ils  eussent  été  tels,  ils  s'intitu- 
laient dans  les  actes,  hauts  et  puissans  seigneurs,  quelquefois  même 
très  hauts  et  très  puissans.  On  voyait  alors,  rapporte  un  témoignage 
contemporain  [Encyclopédie  viéthodiqiie^  article  ISohlessé),  des 
roturiers  bien  connus  ou  de  simples  écuyers  s'arroger  les  titres  de 
marquis,  comte,  vicomte  et  baron.  Ils  n'osaient  pas  d'abord  les 
prendre  dans  les  actes  publics,  mais  en  se  les  faisant  donner  dans 
le  commerce  journalier,  ils  commençaient  cette  possession  d'état 
qui  devait^  au  bout  d'un  siècle,  en  assurer  la  propriété  légitime  à 
leur  postérité.  Le  gouvernement  ne  sévissait  guère  contre  les  délin- 
quans.  Les  parlemens,  les  cours  des  aides  ordonnaient  de  temps  à. 
autre  des  poursuites,  et  voilà-tout.  Louis  XV  se  borna,  en  avril  1771, 
à  taxer  à  une  somme  de  6,000  livres,  sous  prétexte  de  confirmation 
de  leur  noblesse,  tous  ceux  qui  avaient  été  anoblis  depuis  1715, 
sauf  certaines  exemptions.  Et  ceux  dont  les  titres  étaient  les  plus 
douteux  furent  les  plus  empressés  à  payer,  l'édit  royal  déclarant  la 
noblesse  définitivement  acquise  après  qu'on  aurait  acquitté  ce  droit. 
Le  chiffre  des  nobles  s'accrut  donc  considérablement  dans  le  cours 
du  xvni^  siècle  et  il  s'y  glissa  bien  des  gentilshommes  de  mauvais 
aloi.  On  s'était  si  fort  habitué  à  ne  plus  distinguer  les  possesseurs 
de  fiefs  nobles  des  véritables  gentilshommes  qu'en  1789,  lors  des 
élections  aux  états-généraux,  on  admit  dans  plusieurs  bailliages  à 
voter  avec  la  noblesse  tous  ceux  qui  tenaient  des  fiefs  nobles,  qu'ils 
fussent  gentilshommes  ou  non,  le  relevé  des  électeurs  s'étant  fait 
non  par  familles  nobles,  mais  par  fiefs.  La  Chesnaye  des  Bois  écri- 
vait, vers  1770,  qu'il  y  avait  en  France  environ  soixante-dix  mille 
fiefs,  dont  trois  mille  à  peu  près  étaient  titrés  (principautés,  duchés, 
marquisats,  comtés,  vicomtes,  baronnies,  etc.)..  Il  estimait  à  quatre 
mille  le  chiffre  des  familles  d'ancienne  noblesse  et  à  quatre-vingt- 
dix  mille  l'ensemble  des  familles  nobles  :  ce  qui,  d'après  sa  suppu- 


LES   TITRES    NOBILIAIRES    EN    FRANGE.  815 

tation,  «  représentait  environ  quatre  cent  mille  têtes  ou  personnes, 
dont  cent  mille,  ajoutait-il,  sont  toujours  prêtes  à  marcher  au  pre- 
mier ordre  pour  le  service  du  roi  et  la  défense  de  la  patrie,  » 
remarque  que  La  Ghosnaye  des  Bois  faisait  sans  doute  afin  de  jus- 
tifier ou  excuser  ce  chiffre  énorme  de  privilégiés,  dont  il  avait  à 
se  concilier  la  faveur  pour  composer  le  livre  qui  fut  pendant  plu- 
sieurs années  son  gagne-pain.  A  la  veille  de  la  révolution,  Ghérin 
trouvait  le  nombre  des  nobles  si  élevé  qu'il  déclarait  impossible 
d'en  faire  le  recensement.  L'échafaud  et  les  misères  de  l'émigration 
se  chargèrent  de  le  réduire. 

La  révolution  avait  abattu  la  noblesse,  extirpé  les  droits  féodaux, 
aboli  les  titres  qui  en  rappelaient  l'existence,  mais  elle  n'avait  pas 
pour  cela  arraché  des  âmes  les  passions  qui  les  avaient  fait  recher- 
cher. Sous  la  couche  de  cadavres  et  de  ruines  qui  s'étaient  accu- 
mulés en  quelques  années,  elles  couvaient  encore.  Ce  n'était  pas 
d'ailleurs  toujours  un  sentiment  d'équité  qui  avait  poussé  à  l'abo- 
lition de  la  noblesse.  Si  la  dure  condition  que  faisait  l'ancien  régime 
aux  paysans  légitima  la  haine  qu'ils  manifestèrent  à  son  égard,  les 
attaques  dirigées  contre  l'aristocratie  par  les  habitans  des  villes 
étaient  moins  justifiées,  ceux-ci  n'avaient  point  à  beaucoup  près 
à  se  plaindre  de  leur  sort  autant  que  les  gens  des  campagnes,  car 
ils  étaient  même  souvent  privilégiés  comme  les  nobles.  En  réalité, 
la  bourgeoisie  était  jalouse  d'une  noblesse  dont  elle  ne  cessait  de 
rechercher  les  titres  et  de  convoiter  les  privilèges.  Entre  les  révo- 
lutionnaires il  en  est  plus  d'un  qui  avait  naguère  sollicité  du 
roi  la  noblesse,  qui  s'était  au  moins  paré  d'une  qualification 
quelque  peu  aristocratique.  Depuis  longtemps  les  bourgeois  trou- 
vaient de  bon  goût  de  ne  plus  porter  leur  véritable  nom,  d'y 
ajouter,  précédé  du  de.,  un  nom  de  terre  vraie  ou  supposée.  Au 
dire  de  La  Bruyère,  qui  s'est  moqué  de  cette  manie  de  se  débap- 
tiser, certaines  gens  avaient  plusieurs  noms  d'emprunt  dont  ils 
usaient  suivant  les  lieux.  Les  gens  sans  grande  naissance  adop- 
taient souvent  un  nom  de  leur  choix  quand  ils  se  produisaient 
dans  le  monde,  et  voilà  comment  tant  d'auteurs  sont  restés  con- 
nus sous  une  appellation  d'emprunt,  témoin  Molière  et  Voltaire. 
Pour  entrer  sur  la  scène  de  la  vie,  ils  faisaient,  comme  bien  des 
acteurs  qui,  en  s'engageant  au  théâtre,  prennent  un  faux  nom  qu'ils 
rendent  parfois  célèbre,  ou  encore  comme  ces  soldats  qui  portent 
des  noms  de  guerre.  La  bourgeoisie,  surtout  la  bourgeoisie  pari- 
sienne, qui  avait  des  prétentions  de  noblesse,  à  raison  des  privi- 
lèges dont  elle  jouissait,  adopta  l'usage  suivi  par  les  gentillâtres. 
Au  XVIII®  siècle,  chez  ceux-ci,  les  frères  portaient  habituellement 
chacun  un  nom  différent  tiré  de  quelque  terre.  De  même,  les  frères 
dans  les  familles  de  grosse  bourgeoisie  se  distinguèrent,  non  par 


816  «EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  prénom,  mais  par  le  Dom  de  quelque  propriété,  ou  même 
T^ar  celui  du  village  où  ils  avaient  été  nourris.  Contrairement  à  l'opi- 
nion qui  veut  voir  dans  le  de  une  marque  de  noblesse,  opinion  qu'a 
réfutée  un  érudit  qui  savait  à  fond  les  choses  du  moyen  âge,  Pau- 
lin Paris,  c'était  l'aîné  seul  qui  ne  prenait  pas  le  de.  Il  conservait 
ainsi,  comme  par  droit  d'aînesse,  le  dépôt  du  nom  de  famille.  Un 
siècle  plus  tard,  les  ignorans  tinrent  ce  de  des  cadets  de  la  bour- 
geoisie pour  un  indice  de  noblesse,  et  telle  était  déjà,  en  1789,  la 
tendance  à  regarder  la  particule  génitive  comme  une  désignation 
nobiliaire  que  plusieurs  hommes  de  la  révolution  qui  s'étaient  donné 
auparavant  un  nom  pourvu  du  de  se  hâtèrent  de  s'en  défaire  pour 
n'avoir  pas  l'air  d'être  des  ci-devant. 

La  tourmente  révolutionnaire  balaya  donc  tous  les  titres,  mais 
elle  n'en  fit  pas  disparaître  le  goût;  dès  que  la  tempête  se  fut  cal- 
mée, on  vit  rapidement  lever  les  germes  d'une  vanité  qui  n'avait 
été  coupée  qu'à  ras  de  terre.  Un  nouvel  ordre  de  choses  allait  leur 
permettre  de  pousser  de  vivaces  tiges. 


III. 


Napoléon  P""  tenta  de  ressusciter  au  profit  de  sa  dynastie  une 
partie  des  institutions  que  la  révolution  avait  abolies;  il  voulait 
ainsi  donner  à  son  trône  un  éclat  auquel  ne  suffisaient  pas,  à  ses  yeux, 
les  victoires  qu'il  avait  remportées,  et,  entre  ces  institutions  du  passé, 
se  place  la  noblesse.  En  rétablissant  les  titres  et  les  privilèges  hono- 
rifiques, il  pensait  reconstituer  une  aristocratie  qui  serait  pour  la 
monarchie  impériale  une  force  et  un  lustre  et  qui  servirait  de  con- 
trepoids à  une  démocratie  dont  il  redoutait  les  progrès.  Sa  chute 
l'empêcha  de  réaliser  sur  ce  point  tous  ses  projets. 

Pour  un  homme  sorti,  comme  l'était  Napoléon,  de  la  révolution, 
et  qui  s'en  donnait  comme  le  représentant,  c'était  chose  délicate  de 
faire  accepter  à  la  nation,  surtout  aux  hommes  dont  il  était  entouré 
et  qui  avaient  servi  la  république,  l'institution  d'une  noblesse.  Il  y 
avait  là  une  dérogation  formelle  aux  idées  d'égalité  pour  lesquelles 
la  France  s'était  tant  passionnée,  pour  le  triomphe  desquelles  tant  de 
sang  avait  été  répandu.  La  faveur  qu'obtint  l'institution  de  la  Légion 
d'honneur  enhardit  Napoléon.  Il  comprit  que  ce  qui  avait  été  détruit, 
comme  contraire  à  l'égalité  des  droits,  pourrait  revivre  présenté 
simplement  sous  la  forme  de  récompense  nationale.  Le  titre  d'empe- 
reur n'avait-il  pas  été  pour  lui-même  la  haute  récompense  de  ses 
victoires?  Ne  pouvait-il  pas  attribuer  des  titres  rappelant  la  monar- 
chie et  d'un  ordre  moins  élevé  que  le  sien  à  ses  lieutenans,  à  ceux  qui 
avaient  été  les  compagnons  de  ses  succès?  Il  songea  donc  à  leur  don- 


LES   TITKES   NOBILIAIRES    EN    FRANCE.  817 

ner  des  titres  nobiliaires  et  à  leur  conférer  des  privilèges  rappelant 
eeux  dont  jouissaient  en  Allemagne  les  petits  princes  souverains,  à 
s'en  faire  ainsi  de  véritables  vassaux.  Mais  il  eût  été  dangereux  pour 
l'empereur  d'instituer  ces  fiefs  en  France,  précisément  là  où  s'était 
manifestée  une  haine  si  prononcée  contre  le  régime  féodal.  Il  eût  fallu 
d'ailleurs  dépouiller  les  acquéreurs  des  biens  nationaux  et  reconsti- 
tuer des  biens  de  mainmorte.  Napoléon  jugea  que  la  chose  n'était 
praticable  que  sur  un  sol  étranger  et  que  nos  victoires  avaient  sou- 
mis à  l'empire.  C'est  donc  en  Italie  qu'il  constitua  ces  nouveaux 
fiefs  de  dignité,  et  il  les  attribua  pour  prix  de  leurs  services  à  plu- 
sieurs de  ses  maréchaux  et  de  ses  ministres.  Tel  fut  l'objet  du  décret 
du  30  mars  1806  rendu  à  la  suite  de  la  réunion  au  royaume  d'Ita- 
lie des  états  vénitiens  cédés  par  le  traité  de  Presbourg  (26  décembre 
1805).  Napoléon  crut  pouvoir,  en  qualité  de  roi  d'Italie,  faire  ce  qu'il 
n'avait  osé  comme  souverain  de  la  France,  pays  qui  était  encore 
nominalement  une  république.  Il  érigea  dans  ces  provinces  douze 
grands  fiefs  avec  le  titre  de  duchés,  sous  les  noms  de  Dalmatie, 
Istrie,  Frioul,  Cadore,  Bellune,  Gonegliano,  Trévise,  Feltre,  Bas- 
sano,  Vicence,  Padoue,  Rovigo,  se  réservant  d'en  donner  l'investi- 
ture avec  transmission  héréditaire  par  ordre  de  primogéniture,  et  il 
attribua  aux  titulaires  de  ces  fiefs  le  quinzième  de  leur  revenu.  Il 
en  agit  de  même  dans  l'Italie  méridionale,  et  par  le  décret  qui  appe- 
lait au  trône  de  Naples  son  frère  Joseph  (30  mai  1806)  il  insti- 
tua dans  ce  royaume  six  grands  fiefs  de  l'empire  avec  le  titre  de 
duché  et  les  mêmes  avantages  et  prérogatives  dont  jouissaient  les 
duchés  qu'il  venait  de  créer  dans  les  provinces  vénitiennes  réunies 
à  la  couronne  d'Italie.  Ces  grands  fiefs  étaient  également  établis  à 
perpétuité  à  sa  nomination  et  à  celle  de  ses  successeurs. 

La  France  reçut  silencieusement  ces  décrets;  il  était  à  cette 
époque  dangereux  de  parler  librement  ;  la  gloire  de  Napoléon  éblouis- 
sait le  pays  et  les  folies  sanglantes  de  la  démagogie  y  avaient  amené 
un  esprit  de  réaction  qui  faisait  facilement  accepter  le  retour  aux 
institutions  du  passé.  Napoléon  se  décida  alors  à  pousser  plus  loin 
la  constitution  d'une  noblesse  héréditaire,  à  ne  plus  lui  donner  seu- 
lement des  fondemens  hors  de  l'empire,  mais  à  la  relever  sur  le  sol 
même  où  elle  avait  été  proscrite.  En  prenant  une  telle  résolution, 
il  suivait  d'ailleurs  les  conseils  de  quelques-uns  des  hommes  dans 
lesquels  il  avait  mis  sa  confiance.  Diverses  personnes  lui  faisaient 
parvenir  des  mémoires  sur  l'utilité  qu'il  y  avait  à  rétablir  une  no- 
blesse, institution  qui  donnerait  à  la  nouvelle  monarchie  une  assiette 
plus  solide  ;  sur  la  nécessité  de  refaire  une  classe  indispensable  à  lasta- 
bilité  des  institutions  et  à  la  pondération  des  pouvoirs.  Plusieurs  de 
ces  mémoires  ont  été  conservés.  Dans  l'un,  qui  a  pour  auteur  un 

TOn  UY.  —  1882.  52 


SI- 8  REVUE    DES    ©EUX   MONDES. 

M.Jouip.deS*mt-GharIes,an  propose  derétablirtroisordres'dans  l'é- 
tat, mais  ce-we  sont  plus  précisément  ceuxque  la  révolution  a  iiboljs. 
Ces  trois  états  «ont  celui  de  la  noblesse,  celuides  cadets  et  celui  de 
lairofure.  Dans  un  autre  mémoire  composé  par  l'ex-tribun  Emile 
G>audin,  maire  de  la  commune  d'Ivoy-le-Pré  (Cher) «et  qui  est  daté 
du  20  fructidor,  an  xiir,  on  réclame  la  création  d'une  noblesse  repo- 
sant sur  les 'bases  de  l'esprit  nouveau,  et  ne^  présentant  pas  les  incon- 
vénient <ie  i'>anrienne  noblesse  féodale.  Mais  de  tous  ces  mémoires 
adressés  à  l'empereur,  le  plus  remarquable  est  sans  coidredit  celui 
que  le  duc  de  Lévis,  qui  s'appelait  alors  simplement 'M.  de  Lévis, 
lui  fit  parvenir  en  aotit  4806.  Il  y  proposait  l'établissement  d'un 
nouveau  système  de  noblesse  et  notamment  rinstiiuti'«n  d'un  sénat 
héréditaire.  Cette  noblesse  déviait  être  fotidée  sur  la  propriété  fon- 
cière et  ses>membres  nommés  de  façon  à  y  faire  entrer  les  reppé- 
sentafis  des  anciennes  familles. 

Plus  tard,  Cambacérès,  qui  devait  être -plus  écouté  que  ces  par- 
ticuliers dont  plusieurs  gardaient  l'an(»nyme,  soumit -sur  le  même 
sujet  un  rapport  à  'INapoléon  ^^  Il  n'y  était  pas  question  de  res- 
susciter une  noblesse  sur  le  modèle, de  celle  de  l'ancien  régime 
dont  les  privilèges  étaient  exorbitans^t  abusifs,  mais  d'instituer 
unenoblesse  qui  serait  dotée  de  certaines  prérogatives,  suivant'Ie 
rang,  et  ayant  une  part  dans  la  puissance  politique.  GambaGerès 
demandait  notamment  d'assurer  aux  nouveaux  nobles  un  certain 
nombre  de  places  dans  les  corps  constitués  '(corps  électoraux,  con- 
seils-généraux, corps  législatif,  sénat).  Le  décret  du  l'*""  mars  1808, 
qui  compléta  celui  de  1806,  fut  l'application  de  ces  id'=>es.  Par  ce 
décret,  l'empereur  fit. revivre  les  titres  de  'princeet  d'altesse  séré- 
nissime  pour  îles  grands  dignitaires  de  l'empire,  et  dofina  à  tout 
fils  aîné  d'un  de  ces  dignitaires  le  adroit  de  porter  le  titre  de  duc 
de  l'empire,  lorsque  son  père  aurait  institué  en  sa  faveur  un  majo- 
rât produisant  200,000  francs  de  revenu.  Le  titre  et  le  majorât 
étaient  alors  transmissibles  à  sa  descendance  directe  et  légitime, 
naturelle, on  adoptive,  de  mâle  en  mâle,  par  ordre  deiprimogéniiure. 
Le  déci'et  comprend  en  outre  les  dispositions  suivantes  :  les  grands 
dignitaires  de  l'empire  pourront  instituer  pour  leur  fils  aîné  ou 
puîné  des  majorats  auxquels  seront  attachés ile  titre  de  cunite  ou  de 
baron,  suivant  les  conditions  déterminées.  Les  ministres,  les  séna- 
teurs, les  conseillers  d'état  à  vie,  les  prèsidens  du  corps  légisktif, 
les  archevèffues  porteront  pendant  leur  vie  le'titre  de  comte  et  en 
recevront  des  lettres  patentes.  Ce  titre  sera  transmissible  â  leur 
descendance  directe  et  légitime,  naturelle  ou  adoptive,  de  mâle  en 
nïâle,  par  ordre  de  primogéniture.  Les  archevêques  désigneront 
pour  héritier  l'un  de  leurs  neveux.  Un  revenu  de  30,000  francs 
était  exigé  pour  obtenir  le  titre  de  comte  de  l'empire,  dont, un. tiers 


LES   TITRES   NOBILIAIRES    EN    FRANCE.  819 

devait  êlre  afiecté  à  la  dotation  du  titre  et  passer  à  celui  qui  en 
héritait. 

Les  nouveaux  comtes  étaient  en  outre  autorisés  à  instituer  en  faveur 
de  leur  fils  aîné  ou  puîné  un  majorât  anquel  devait  êlre  attaché  le  titre 
de  baron.  Ce  titre  était  de  plus  conféré  personnellement  aux  prési- 
dens  des  collèges  électoraux  des  dépaitemens,  aux  premiers  prési- 
dens  et  procureurs-généraux  de  la  cour  de  cassation,  de  la  cour  dés 
comptes  et  des  cours  d'appi^l,  aux  évêques,  et,  après  dix  ans  d'exer- 
cice, aux  maires  des  trente-sept  bonnes  villesayant  droit d  assister  au 
courotinement.  Les  présidens  des  collèges  électoraux,  devaient  avoir 
exercé  leurs  fonctions  pendant  trois  sessions  ;  mais,  pour  obtenir  te 
litre  de  baron,  ces  divers  fonctionnaires  devaient  justifier  d'un  revenu 
annuel  de  15,(^00  francs,  dont  le  tiers  était  pareillement  aflecté  à 
la  dotation  du  majorât.  Les  membres  de  la  Légion  d'honneur  reçu^ 
rent  le  titre  de  chevalier,  qui  devenait  transmissible  à  leur  descen- 
dance par  ordre  de  primogéniture  en  justifiant  d'un  revenu  annuel 
de  3,000  francs  et  quaod  ils  avaient  sollicité  des  lettres  patentes. 

Napoléon  P',.  on  le  voit,  empruntait  les  qualifications  de  sa  nou- 
velle noblesse  au  vocabulaire  féodal,  mais  il  avait  repoussé  le  titre 
de  marquis,  tombé  quehjue  peu  vers  la  fin  de  l'ancien  régime  dans 
la  déconsidération.  H  ne  fit  pas  non  plus  revivre  le  tiite  de  vicomte 
et  il  plaça  le  titre  de  prince  au-dessus  de  celui  de  duc.  Cette  noblesse 
était  en  principe  purement  personnelle,  puisque  l'hérédité  n'y  était 
attachée  que  sous  la  condition  d'institution  d'un  majorât.  C'était 
une  récompense  de  la  même  nature  que  la  Légion  d'honneur,  des- 
tinée à  unir  plus  étroitement  au  trône  impérial  ceux  auxquels  elle 
était  conférée.  Aussi  le  décret  du  l"""  marS'  l^SOS  qui  l'instituait  por- 
tait-il à  son  article  37  :  «  Ceux  de  nos  sujets  auxquels  les  titres  de 
duc,  de  comte  ou  baron,  ou  chevalier  seront  conférés  de  plein  droit, 
ou  ceux  qui  auront  obtenu  en  leur  faveur  la  création  d'un  majorât 
prêteront  dans  le  mois  le  serment  suivant  :  a  Je  jure  d'être  fidèle  à 
l'empereur  et  à  sa  dynastie,  d'obéir  aux  constitutions,  lois  et  règle- 
mens  de  l'empire,  de  servir  Sa  Majesté  en  bon,  loyal  et  fidèle  sujet  et 
d'élever  mes  eufans  dans  les  mêmes  scniimens  de  fidélité  et  d'obéis- 
sance et  de  marcher  à  la  déiense  de  la  patrie  toutes  les  fois  que  le 
territoire  sera  menacé  ou  que  Sa  Majesté  irait  à  l'armée.'  » 

La  nouvelle  noblesse  était  donc  destinée  à  former  autour  du  trône 
un  corps  de  gentilshommes  moralement  obligés  par  leur  serment  à 
ce  n)êm'^  service  militaire  que  devait  la  vieille  noblesse,  quand  on 
appelait  le  ban  et  l' arrière-ban.  Napoléon  V'  n'entendait  cependant 
paspour  cela  ressusciter  la  féodalité;  il  ne  voulait  pas  que  ses  nobles 
pussent  s'intituler  seigneurs  d'une  localité.  La  loi  du  20  juillet  1808 
interdit  même  de  prendre  le  nom  d'une  commune  comme  nom 
patronymique.  La  constitution  du  majorât  était  destinée  à  assurer  à 


820  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  famille  noble  une  situation  de  fortune  qui  lui  permît  de  tenir 
son  rang.  C'était  par  l'ensemble  de  ces  nobles  ayant  institué  pour 
leurs  fils  un  majorât  que  l'empereur  entendait  ressusciter  l'aristo- 
cratie. Le  décret  du  l*""  mars  1808  sur  les  majorats  s'exprime  ainsi 
en  parlant  de  la  noblesse  :  «  L'objet  de  cette  institution  a  été  non- 
seulement  d'entourer  notre  trône  de  la  splendeur  qui  convient  à  sa 
dignité,  mais  encore  de  nourrir  aux  cœurs  de  dos  sujets  une  louable 
émulation  en  perpétuant  d'illustres  souvenirs  et  en  conservant  aux 
âges  futurs  l'image  toujours  présente  des  récompenses  qui,  sous  un 
gouvernement  juste,  suivent  les  grands  services  rendus  à  l'état.  » 
Par  l'établisssement  de  ces  majorats,  Napoléon  permettait  à  l'an- 
cienne aristocratie  d'entrer  dans  la  noblesse.  Le  sénatus-consulte 
du  14  août  1806  et  les  statuts  du  1"  mars  1808  n'avaient  exclu 
personne  du  droit  de  faire  une  demande  de  création  de  majorât. 
Plusieurs  membres  de  l'ancienne  noblesse  sollicitèrent  des  titres  de 
l'empereur  et  les  obtinrent.  Napoléon  tenait  singulièrement  à  réu- 
nir autour  de  lui  ces  gentilshommes  de  vieille  race,  dont  la  pré- 
sence à  sa  cour  semblait  apporter  au  trône  impérial  le  prestige 
d'antiquité  qui  lui  manquait.  Dans  le  rapport  qu'il  avait  été  chargé 
par  son  maître  de  lui  adresser  touchant  le  renouvellement  de  la 
noblesse  et  le  rétablissement  des  titres  héréditaires,  Cambacérès 
proposait  formellement,  comme  moyen  d'entourer  le  trône  impérial 
d'une  splendeur  convenable  à  sa  dignité,  de  rapprocher  de  la  nou- 
velle dynastie  des  familles  respectées  et  illustres  et  de  les  intéresser 
ainsi  au  maintien  du  nouvel  édifice.  L'institution  de  la  noblesse 
devait,  pour  reproduire  les  paroles  de  l'archichancelier,  «  former 
comme  un  faisceau  de  toutes  les  familles  qui  étaient  l'objet  de  la 
considération  générale.  »  «  C'est,  ajoutait-il,  un  cercle  qui  ne  doit  lais- 
ser hors  de  son  enceinte  aucun  point  autour  duquel  l'opinion  pu- 
blique puisse  s'égarer.  »  Quand  Cambacérès  parlait  ainsi,  le  décret 
du  1^^  mars  1808  avait  déjà  paru.  On  était  au  30  juin  1810.  L'archi- 
chancelier craignait,  comme  il  le  confesse  dans  son  rapport,  de  voir 
la  nouvelle  noblesse  se  trouver  isolée  dans  le  pays.  «  11  s'agit  encore, 
ajoutait-il,  tout  en  créant  de  nouveaux  nobles  parmi  les  fonction- 
naires, d'associer  plusieurs  des  anciens  nobles  à  la  nouvelle  institu- 
tion en  subordonnant  cette  association  à  des  réserves  et  à  des  modi- 
fications que  la  prudence  commande.  »  11  était  à  redouter,  selon  lui, 
que  si  l'on  n'admettait  point  les  anciennes  familles  nobles  illustres 
dans  la  nouvelle  noblesse,  il  ne  subsistât  à  côté  de  celle-ci  une 
noblesse  d'opinion,  distincte  de  celle  instituée  par  le  souverain  et  qui 
jouirait  d'une  considération  indépendante  de  ses  faveurs.  Napoléon 
partageait  cette  manière  de  voir,  et  Cambacérès,  en  lui  tenant  un  pareil 
langage,  ne  faisait  que  se  conformer  à  ses  vues.  On  en  a  la  preuve  dans 
des  notes  que  l'empereur  lui  dicta  au  sujet  de  l'institution  de  la  nou- 


LES   TITRES   NOBILIAIRES    EN    FRANCE.  821 

velle  noblesse  et  où  perce  clairement  la  pensée  de  rétablir  un  corps 
héréditaire  de  privilégiés,  une  noblesse  dotée  de  diverses  préroga- 
tives. «  Un  des  moyens,  disait  l'empereur,  les  plus  propres  à  rafler- 
mir  cette  institution  serait  d'y  associer  les  anciens  nobles  ;  »  mais  il 
tenait  à  ce  que  ceux-ci  reçussent  des  titres  nouveaux  émanant  de 
lui  seul,  qu'ils  prissent  les  nouvelles  armoiries  qu'il  leur  aurait  don- 
nées, et  il  excluait  formellement  les  émigrés  et  ceux  qui  demeuraient 
attachés  à  la  vieille  dynastie. 

Cette  noblesse,  qui  fit  revivre  en  France  des  titres  que  la  révolu- 
tion avait  si  sévèrement  proscrits,  ne  disparut  point  avec  le  régime 
impérial,  et  ceux  auxquels  elle  avait  été  conférée  ne  firent  pas 
grande  difficulté  de  trahir  leur  serment.  La  charte  de  181  û  leur  main- 
tint, comme  il  a  été  dit  plus  haut,  les  qualifications  nobiliaires  qu'ils 
tenaient  de  la  faveur  de  Napoléon  1",  et  autour  du  trône  des  Bourbons 
restauré  nombre  de  nobles  de  l'empire  vinrent  se  mêler  aux  gen- 
tilshommes de  la  vieille  monarchie  qui  avaient  repris  leurs  titres.  11  en 
fut  de  ce  mélange  comme  de  l'association  que  voulut  faire  Louis  XVIII 
de  l'ancien  et  du  nouveau  régime.  Malgré  divers  caractères  communs, 
la  noblesse  de  Napoléon  I""  et  celle  des  rois  légitimes  différaient  pro- 
fondément. L'une  avait  une  constitution  arrêtée  et  systématique  sans 
traditions,  l'autre  avait  des  traditions  sans  constitution  régulière; 
l'une  était  la  création  d'un  homme ,  l'autre  avait  été  le  produit 
du  temps;  l'une  rappelait  l'omnipotence  d'un  souverain  qui  vou- 
lait que  tout  lustre,  toute  dignité  émanât  de  lui,  l'autre  prenait  son 
origine  dans  les  efiorts  des  mandataires  du  roi  pour  se  rendre 
indépendans.  On  ne  pouvait  amalgamer  ces  deux  noblesses  sans 
détruire  l'esprit  de  l'une  ou  de  l'autre,  sans  afl"aiblir  leur  valeur 
re-pective.  Au  lieu  de  gagner  au  rapprochement  des  deux  aristo- 
craties, les  titres  nobiliaires  perdirent  considérablement  de  leur 
importance.  Le  gouvernement  eut  beau  s'empresser  de  conférer 
un  titre  à  ceux  qui  acquéraient  de  la  notoriété  dans  la  politique, 
dans  l'administration ,  dans  la  science ,  dans  l'armée ,  afin  que  la 
noblesse  eijt  toujours  l'air  de  comprendre  toutes  les  sommités  de  la 
nation,  ce  fut  presque  constamment  du  sein  des  classes  moyennes 
et  bourgeoises,  dont  la  révolution  de  1789  était  l'œuvre,  que  sorti- 
rent sous  la  restauration  les  hommes  les  plus  distingués,  ceux  aux- 
quels s'attacha  la  popularité.  La  démocratie  minait  la  digue  qu'on 
avait  essayé  de  lui  opposer  par  l'institution  de  la  nouvelle  noblesse 
qui,  associée  à  l'ancienne,  trouvait  sa  plus  haute  expression  et 
comme  sa  représentation  dans  une  chambre  des  pairs  héréditaires. 
Le  génie  de  la  révolution  l'emporta  sur  la  transaction  entre  les 
institutions  impériales  et  les  traditions  de  la  vieille  monarchie  que 
Louis  XVIII  s'était  flatté  d'effectuer.  La  chute  de  la  branche  aînée 
des  Bourbons  porta  un  coup  mortel  à  cette  noblesse,  qui  gardait 


822  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

encore  quelque  éclat.  L'abolition  de  riiérédité  de  la  pairie,  celle 
des  majorais,  ruinèrent  les  bases  d'une  institution  qui  ne;  devait 
plus  désormais  subsister  que  par  des  titres  ;  mais  ces  titres  eux- 
mêmes  perdaient  chaque  jour  d'e  leur  valeur,  tant  ils  étaient  usur- 
pés, tant  il  y  avait  d'arbitraire  dans  la  façon  dont  on  se  les  trans»- 
mettait.  Le  gouvernement  de  juillet  fut  le  fniit  de  la  victoire  des 
classes  moyennes  sur  l'aristocratie  nobiliaire  qu'avait  essayé'  de 
reconstituer  la  restauration.  11  était  l'effet  d'un  retour  décidé  auix 
principes  de  Î7W,  aux  idées  que  les  ultra-royalistes  avaient  vaine- 
meiit  tenté  d'étouffer.  Il  prépara  chez  nous  l'avènement  de  la  démo- 
cratie. Je  n'ai  point  à  me  prononcer  ici  sur  les  avantages  et.  les 
inconvéniens  de  cette  forme  sociale.  Il  me  suffit  de  constater  que 
son  triomphe  n'a  point  été  un  accident,  qu'il  fut  la  conséquence 
d'un  ensemble  d'événemens  et  de  crises  dont  l'epoiîjt  de  départ  était 
le  renversement  de  l'ancienne  jnonarchie.  Les  progrès  de  la  démo- 
cratie ODt  été  sans  doute  en  France  plus  rapides  que  bien  des  publi- 
cist<  s  ne  Tavaient  pressenti,  que  la  prudence  ne  le  désirait,  mais  ils 
n'en  furent  pas  moins  la  résultantede  forces  que  rien  n'a  pu  enrayer. 
Tout  a  finalement  tourné  à  sa  victoire.  La  démocratie  s'est  emparée 
de  tout;  c'est  un  torrent  dont  le  lit  n'a  cessé  de  s'élargir;  il  nous 
inonde  de  toutes  parts  et  il  déborde  aujourd'hui  bien  au-delà  de 
nos  frontières.  Sur  ses  ondes  écumante^  et  bourbeuses  surnagent 
les  titres  nobiliaires  comme  des  épaves  du  grand  naufrage  qu'a 
amené  le  cataclysme;  mais  la  violence  du  courant  les  pousse  de 
plus  en  plus  vers  l'océan  où  tout  s'engloutit.  Ils  sont  déjà  tellement 
battus  par  les  flots  qu'ils  commencent  à  devenir  méconnaissables, 
et  peut-être  dans  deux  ou  trois  siècles,  ils  ne  seront  plus  qu'un 
lointain  souvenir.  Après  leur  submersion,  la  vanité,  l'orgueil  qui  les 
auront  fait  pendant  longtemps  échapper  à  la  destruction,  auront-ils 
aussi  disparu?  Assurément  non.  Ces  passions  tiennent  trop  étroite- 
ment à  l'essence  de  notre  nature  pour  qu'on  puisse  voir  en  elles 
simplement l'eiïet  du  mode  de  constitution  de  la  société-  elles  chan- 
geront seulement  de  mobile.  Sous  tous  les  régimes  l'homme  travail- 
lera à  s'élever  au-dessus  d'autrui,  il  se  parera  de  quelque  marque 
de  sa  supériorité  vraie  ou  prétendue.  Sous  la  démocratie  radicale, 
on  demandera  aux  honneurs  civiques,  aux  fonctions  électives,  à 
des  insignes  ou  à  des  galons  la  satisfaction  de  ces  passions,  qu'il 
ne  sera  plus  possible  ni  permis  de  chercher  dans  des  qualifications 
nobiliaires;  on  briguera  du  peuple  les  distinctions  que,  sous  une 
monarchie,  on  sollicite  de  la  faveur  du  prince. 

Lue  différence  fondamentale  séparera  toutefois  cette  sorte  d'aris- 
tocratie populaire  de  la  noblesse  telle  que  nous  l'entendons  aujour- 
d'hui. Elle  sera  essentiellement  viagère  et  personnelle.  La  démo- 
cratie tend  à  enlever  toute  hérédité  aux  fonctions  et  aux  avantages 


LES   TITRES   NOBILIAIRES    EN    FRANCE.  823 

sociaux,  lille  veut  que  chacun  conquière  par  son  mérite  ou  son 
savoir-faire  le  rang  qui  lui  est  assigné,  que  tout  individu,  même 
celui  qui  est  sorti  de  la  classe  la  plus  humble,  puisse  as()irer  aux 
premiers  emplois  et  les  obtenir  du  libre  choix  de  ses  concitoyens 
Aussi,  dans  la  démocratie,  la  compétition  des  ambitions  politiijues 
et  des  prétentions  individuelles  va-t-elle  sans  cesse  croissant.  Le 
dépôt  de  l'autoriié  passe  à  chaque  instant  en  de  nouvelles  mains  et 
ceux  qui  le  reçoivent  peuvent  appartenir  aux  couches  les  plus  infé- 
riauiVB  de  la  ination  gue  le  régime  ai  istocratique  obligeait  au  con- 
traire à  ne  jamais  monter  à  la  surface.  Il  en  résulte,  pour  les  hon- 
neurs et  les  dignités  que  la  démocratie  confère,  de  moins  en  moins 
déconsidération  et  d'éclat;  il  advient  pour  eux  ce  qui  advient  pour 
la  noblesse  quand  le  souverain  en  prodigue  les  titres  et  en  tolère 
l'usurpation. 

La  démocratie  réussira-t-^elle  à  maintenir  sur  toutes  les  têtes  son 
inexorable  niveau?  fera-t-elle  disparaître  toutes  les  supériorités, 
et  la  fortune,  le  mérite,  perdront-ils  leurs  droits  aussi  bien  que  la 
naissance? Sommes-nous  condamnés  à  voir  un  jour  s'étendre  sur  la 
société  tout  entière  une  terne  et  irrémédiable  uniformité?  Il  semble 
qu'il  y  a  des  limites  contre  lesquelles  le  mouvement  qui  nous  entraîne 
doit  venir  se  briser.  Quand  même  on  serait  parvenu  à  imposer  à 
tous  une  instruction  identique,  cette  instruction  que  certaines  gens 
appellent  intégrale,  à  faire  que  tout  citoyen  ait  le  même  pécule  et 
le  même  salaire ,  la  môme  façon  de  s'alimenter  et  de  se  vêtir, 
aurait -on  pour  cela  anéanti  au  fond  des  âmes  le  désir  de  se  distin- 
guer de  la  masse  où  chacun  se  trouverait  noyé?  On  n'aurait  pas 
enlevé  à  l'individu  ce  qu'il  lient  de  sa  naissance,  ce  qu'il  a  hérité 
de  ses  parens  et  de  sa  race.  Pourrait-on  faire  sucer  à  tous  les 
hommes  le  même  lait  et  donner  à  tous  la  même  nourrice ,  doter 
chacun  à  son  berceau  de  la  même  organisaiion  et  des  mêmes  facul- 
tés? Celte  fureur  d'égalité  qui  s'est  emparée  d'esprits  chimériques 
tendrait  à  détruire  la  diversité  des  esprits  et  des  aptitudes,  qui  est 
la  condition  même  du  développement  des  sociétés.  Oui,  on  peut 
supprimer  tous  les  titres,  rendre  personnels  et  passagers  tons  les 
honrjeurs;  on  peut  restreindre  notablement  les  conditions  de  l'héri- 
tage et  rapprocher  par  une  éducation  commune  des  classes  encore 
profondément  sépaiées,  mais  on  ne  saurait  supprimer  le  penchant 
qui  pousse  l'homme  à  chercher  quelque  supériorité  et  le  dépouiller 
de  tons  les  «moyens  d'y -arriver  qu'il  doit  à^ses  facultés  mêmes.  La 
justice  ne  consiste  pas  à  assigner  à  tous  la  même  part,  mais  à 
garantir  à  chacun  le  libre  exercice  de  celle  que  la  nature  lui  a 
dontMie. 

Alfred  Maury. 


LE 


RÉGIME  PARLEMENTAIRE 


E  T 


LA    DEMOCRATIE 


Marco  Minghetti,  t  Partiti  politici  e  la  Ingerenza  loro  nelîa  giustizia  e  nelV  ammi- 
nistrazione  {les  Partis  politiques  et  leur  Ingérence  dans  la  justice  et  dans  l'adminis- 
tration). 


Tocqueville  a  montré  d'une  façon  magistrale  que  le  triomphe  de 
la  démocratie  était  partout  inévitable,  parce  que  ses  progrès  sont 
«  le  fait  le  plus  continu,  le  plus  ancien  et  le  plus  permanent  que 
l'on  connaisse  dans  l'histoire.  »  Y  voyant  une  sorte  de  loi  provi- 
dentielle, il  a  parfaitement  décrit  ce  fait,  mais  il  ne  semble  pas  avoir 
aperçu  aussi  clairement  les  causes  qui  le  produisent.  Ces  causes 
sont  économiques  :  elles  sont  donc  universelles.  Elles  agissent  de 
même  dans  tous  les  états  civilisés,  sous  le  sceptre  autocratique  de 
l'empereur  de  Russie  et  à  l'ombre  de  l'épée  de  l'empereur  d'Alle- 
magne, non  moins  que  dans  la  république  française  ou  dans  celle 
des  Étals-Unis. 

La  cause  principale  qui  assure  le  triomphe  de  la  démocratie  est 
l'application  de  la  science  et  de  la  mécanique  à  l'industrie.  Cette 
action  est  générale,  lente,  invisible  et  irrésistible.  Elle  s'exerce  dans 
tous  les  domaines  de  la  vie  sociale.  Son  principal  instrument  es 
la  presse,  qui  répand  à  l'instant  dans  les  foules  les  idées  nouvelles. 


LE    RÉGIME    PARLEMENTAIRE.  825 

Nous  ne  pouvons  encore  mesurer  toute  sa  puissance,  ni  prévoir 
toutes  les  révolutions  qu'elle  prépare,  mais  nous  apercevons  clai- 
rement qu'il  y  a  là  à  l'œuvre  une  force  immense  et  inconnue  dans  les 
siècles  passés.  Qui  lisait  autrefois?  Dans  l'antiquité,  le  philosophe 
et  le  patricien,  qui  déroulaient,  dans  les  bibliothèques  de  marbre, 
de  rares  papyrus,  ou,  au  moyen  âge,  le  moine  dans  les  abbayes,  qui 
possédaient  seules  quelques  manuscrits.  Quand  un  livre  écrit  à  la 
main  coûtait  l'é  juivalent  d'une  année  de  travail,  ni  l'homme  du 
peuple,  ni  même  le  bourgeois,  ne  pouvaient  s'en  procurer  et  ils  n'y 
songeaient  pas.  L'imprimerie,  en  mettant  le  livre  et  surtout,  le 
journal  à  la  portée  de  tous,  modifie  complètement  la  base  des  insti- 
tutions politiques  et  rend  inévitables  des  modifications  radicales 
dans  l'organisation  des  sociétés. 

L'instruction  populaire  offerte  et  même  imposée  à  tous  complète 
et  active  l'œuvre  de  démolition  ou  de  transformation  préparée  par 
la  presse.  Voulez-vous  conseiTer  l'ancien  régime,  brisez  toutes  les 
machines,  bâillonnez  la  science  et  réfugiez-vous  dans  les  ténèbres. 
Mais  là  même  le  despotisme  ne  trouvera  pas  la  sécurité.  Il  sera 
faible,  et  à  côté  de  lui  d'autres  seront  forts.  Il  sera  pauvre  alors 
qu'ailleurs  la  richesse  s'accumulera,  assurant  la  prépondérance  à 
qui  la  possède.  Sur  le  terrain  de  la  concurrence  industrielle  et 
même  sur  les  champs  de  bataille,  l'instruction  donne  la  victoire. 
L'absolutisme  qui  ouvre  une  école  ou  crée  une  chaire  d'université 
est  aveugle  :  il  creuse  sa  tombe,  car  il  travaille  au  profit  de  la  démo- 
cratie. 

L'instruction  universelle  conduit  au  suffrage  universel.  Celui  qui 
aura  appris  à  lire  voudra  voter,  et  bientôt  l'un  ou  l'autre  parti  croira 
avoir  intérêt  à  le  satisfaire.  Déjà,  dans  beaucoup  de  pays,  le  droit  de 
voter  est  accordé  à  tous,  et  dans  d'autres  on  s'approche  de  ce 
régime,  comme  en  Angleterre  et  récemment  en  Italie. 

La  locomotive,  autre  agent  de  démocratie!  Jadis,  le  manant 
vivait  immobile,  à  l'ombre  de  son  clocher,  attaché  à  la  glèbe,  comme 
certains  mollusques  aux  rochers  où  ils  naissent.  Il  ne  savait  rien 
de  ce  qui  se  passait  à  vingt  lieues  de  chez  lui,  et,  en  tout,  il  sui- 
vait la  tradition  des  aïeux.  Aujourd'hui,  l'ouvrier  voyage  plus  et 
plus  vile  que  les  souverains  autrefois.  Il  passe  d'un  pays  à  l'autre, 
et  ainsi  les  idées  d'émancipation  se  communiquent  partout  avec  une 
rapidité  qui  étonne. 

L'égalité  croissante  des  conditions  se  manifeste  jusque  dans  la 
similitude  du  vêtement,  qui  en  est  comme  le  symbole.  La  bobine 
et  le  métier,  mus  par  la  vapeur,  produisent  des  étoffes  à  bas  prix, 
et  quand  l'ouvrier  quitte  son  costume  de  travail,  il  est  vêtu  comme 
les  gens  aisés.  Les  riches  ne  portent  plus  ni  velours  ni  soie;  les 
dentelles  et  les  pierreries,  transformation  du  tatouage  préhistorique, 


826  RBVDE   DBS   DEUX    ]»ONDBS. 

somtL  laissées  aux;  femmes.  La  flisiinotinn  consiste;  dans  rArlrArrre 
simplicité.  On^diivaitique,  d'instinct,,  notre  siècle  ai  adopté  un;  vête- 
ment que  même  l'homme  du  peuple  peut  se  procurer.  Le  p»rtage 
des  su»  cessions-  et  d'innombrables  sociétés  anonymes-,  repréaeniant 
le  fonds  social  par  des:  pai'ts  assez  minimes  pour  qu'elles  puissent 
entrer  dans  toutes  les  épargnes,, appellent; un  nombre  rapidemeut 
croissant  de  familles  à  la  propriété.  11  en  résulte  un  état  socia:!  de 
plus  en  plus  démocratique.  Ces  exemples  montrent  comment  les 
progrès  économiques  favorisent  ceux  de  l'égalité.  La  machine  eat  le 
tout-puissant  mv^eleur.  Supprimez-la  ou  rèsignez-vous  au  triomphe 
de  la  démocratie. 

Seulement  le  progrès  de  la  démor.ratie,  en  nous  apporlaint  l'egat- 
litô,  peut  nous  ravir  la  liberté.  Il  n'estip^s-  impossible  qu'elle  nous 
fuisse,  en  même  temps-,  très  égaux^  mais  tous >  éj^alem eut  asservis. 
C'est  ladanger  que  redouteiit  les  esprits  les- plus  clainvo.yians<ie  notre 
époque.  «  On  dirait,  dit  Tocqueville,  quecha-pie  pas  que  les-naiious 
modernes-  fonti  vers  l'égaliié  les  rapproche  du;  despotisme.  Il  est 
plus  facile' d':établir  un  gouvernement  absolu,  chez  un  peuple  oui  les 
conditions  sont  égales  que  chez  tout  autre.,»  Douze  ans  pins  tard, 
les  événemens- sont  venus  vérifier  les  prévisions-  qu'énjettait  l'il- 
lustre écrivain  eu  IHllOi  De  même  qu'en  Grèce' les  tyrans  surgis- 
saient des  excès-  de  la  démagogie,  ainsi  nous-avio,ns- vu  comtnent  le 
césarisme  peut  se  fonder  par  le  suffrage  universel;  et  inème;  se 
perpétuer  jusqu'à  ce  que  son  aveuglement  le  fausse  tomber  sous  l'iur 
vasion  de  l'étranger.  Pour  échapper  au  retour  de  sembluliles  «léiRas- 
tres,  il  faut  examiner)  comment  on  peut  parer  aux  difficultés  et  a  ix 
périls  que  faiti  naître:  L'établissement  d'institutions  dèmotti"aiiques 
et'  libres^. 

I. 

Le  couroTinementi  des>  insftitutibns  libres  eti  démocratique»  est/le 
régime  parlementaire.  C'est  par  ce  régi ine  qu'un  pays  se  gi»uiwnne 
lui-même.  Grâce  à -luii,  cnoyaiit-onftaut'ceiqu'unenaiioii  renferme  de 
science  et  d'expérience,  conceniré  en  des  ohatnbres  éleraives,  fait  la 
Ibi.  Ce  devrait  être  le  règne  de  la  parole  etide  la-raison,  en  un  mot, du 
logna».  Il  y»  aî.peui  d'années^  posséder;  ce  régime  était  le' comble  des 
vœux  des  peuples  qui  en  étaient  encore  privés*  AujounMiin  qu'il 
e-xis- ft  dans  tous  les- pays  oiviliséSi.  sauf  eu  RuRNie^-on  ii-^uve  qu'il 
marche  mal  :  on  s'en  i  détourne-  avHdr.  indilTcivrifee-  et'  p!irlV>»^<  tum\e 
avec  mépris.  Peu  de  temps- avant  sai mort,  lé  priiH5e'  Mbert  disait^: 
Nowthe  parlinmentàry  sysU.mis^omitsWi(dl  Uh  é(^rivajn  i  u^se  qui, 
d'une  plume  incisive  et  vaailante-,  dèleud  le-gowivenve  -.eni  dmtsar  wt 
attaque  ceux,  da  l^Ocoideut,  0.  Rv,  me  disait'  récemment:  «La 


LE    RÉGLME   PARLEMENTAIRE.  827 

fin  de  notre  siècle  verra  la  chute  définitive  du  règae  parlementaire.)) 
Le  fait  est  que  partout  il  subit  une  crise.  Dans  sa  patrie  d'origine, 
en  Angletei're,  il  cesse  presque  de  fonctionner.  Sans  cesse  arrêté, 
il  n'est  plus  capable  de  faire 4es  lois;  il  n!a  d'autre  résultat  que  de 
harasser  les  députés  et  de  tuer  les  Tninistres.  Dans  le  pays-modèle 
de  toutes  les   libertés,    aux  États-Unis,    le  congrès  est  devenu, 
dit-on,  le  champ  clos  des  politiciens  vulgaires,  et  les  hommes  les 
plus  éminens  se  retirent  de  la  vie  publique.  En  France,  tout  le 
monde  se  plaint  :  le  sénat  doit  être  réformé  sans  tarder,  et  quant  à 
la  chambre,  suivant  les  uns,  elle  se  laisse  pétrir,  comme  pâte  molle, 
par  un  ministi'e  liabile  ;  suivant  d'autres,  .elle  impose  à  une  admi- 
nistration sans  Tolonté  ses  velléités  décousmes  et  ses  projets  impro- 
visés.  En  Italie,  le  parlement  est  un  kaléidoscope  :  jamais  deux 
séances'  consécutives  n'offrent  le  même  aspect.  Les  groupes  sont 
sans  cesse  en  voie  de  transformation.  Une  interpellation,  un  ordre 
du  jour,  une  crise  et  un  changement  de  ministère,  voilà  tout  le 
mécanisme  parlementaire.  A  la  fin  d'une  séance  où  la  confusion 
avait  été  au  comble,  un  des  hommes  politiques  les  plus  distingués 
de  l'Italie  me  disait  :  «  N'est-il  pas  étrange  que  dans  un  siècle  qui 
a  fait  de  l'.éclair  son  sea-viteur  portant  notre  pensée,  en  un  instant, 
aux  extrémités  de  l'univers,  et  éclairant  nos  rues  et  nos  maisons,  un 
pareil  régime  politique  soit  encore  €e  que  nous  pouvons  avoir  de 
mieux?  »  En  Allemagne,  le  parlement  est  maté  ou  annihilé  par  la 
volonté  de  fer  d'un  grand  ministre.  En  Espagne,  grâce  à  de  bril- 
lans  orateurs,  les  cortès  jettent  quelque  éclat,  entre  un  pronunria- 
niiento  et  un  coup  d'état,  mais  les  Espagnols  prétendent  que  leurs 
chambres  font  peu  de  besogne.   En   Autriche,   le   lîeichsrath  est 
réduit  à  l'impuissance  par  les  rivalités  des   nationalités   qui  s'y 
ejitre-choqueut.   Dans  l'unique  chambre  de  la  Grèce,  les  partisse 
livrent  des  combats  atroces  où  l'intérêt  du  pays  est  complètement 
oublié.  Dans  cette  esquisse  rapide  je  n'ai  recueilli  que  l'avis  des 
indulgens.  Voulez-vous  entendre  une  parole  plus  sévère?  écoutez 
ce  qu'écrivait  M.  Louis  Blanc,  le  7  mai  dernier  :    «  Petites  con- 
ceptions, petites  manœuvres,  petites  habiletés,  petites  intrigues, 
voilà  de  quoi  se  compose  l'art  de  conquérir  une  majorité  datis  uoe 
assemblée  législative  qui  dure  longtemps.  Ou  y  arrive  à  ne  plus 
tenir  compte  que  de  ce  qu'on  a  devant  soi,  «uiourde  soi,  et  le  pays 
est  oublié.  »  A  la  fin  d'une  séance  récente,  où  la  chambre  avwr,  émà& 
trois  ou  quatre  voles  contradictoires,  pour  iiuir  par  tour  rejeter, 
M.  Clemenceau  disait  :  «  te  parlementarisme  ainsi  -compris  devient 
vraiemeut  une  occupation  d'uu  genre  tout  spéciaL  » 

ie  voudrais  étudier  quels  sont  les  vices  du  régime  parlementaire 
appliqué  au  gouvernement  d'une  société  dèiBoGratiq^e 'et chercher 
si  on  ne  peut  y  porter  retnède.  Pour  m'aider  dans  ce  travail,  j'ai 


828  REVCE   DES   DEUX   MONDES. 

SOUS  la  raain  un  livre  nouveau  rempli  d'observations  profondes  et 
de  vues  originales.  Il  est  écrit  par  un  des  maîtres  de  la  tribune  ita- 
lienne, qui  a  plus  d'une  fois  occupé  le  pouvoir  et  qui,  pendant  de 
longues  années,  a  illustré  dans  son  pays  ce  régime,  dont  il  nous 
dévoile  les  imperfections  et  les  dangers  :  Marco  Minghetti. 

II. 

J'indiquerai  tout  d'abord  ce  que  je  veux  essayer  de  démontrer, 
en  rappelant  uniquement  des  faits  contemporains.  Le  gouverne- 
ment parlementaire  est  nécessairement  un  gouvernement  de  partis, 
car  plus  dans  un  pays  les  partis  sont  nettement  séparés  et  forte- 
ment organisés,  mieux  marche  l'administration  des  aiïaires.  Et, 
d'autre  part,  la  prédominance  de  l'esprit  de  parti  offre  de  graves 
inconvéniens  et  de  sérieux  dangers.  Les  difficultés  inhérentes  au 
régime  parlementaire  sont  grandement  accrues  quand  l'organisation 
de  l'état  est  très  centralisée,  et  elles  deviennent  bien  plus  redou- 
tables encore  quand  cet  état  centralisé  s'est  constitué  en  répu- 
blique. Dans  les  pays  où  le  régime  républicain  est  établi  d'une  façon 
stable,  la  Suisse  et  les  États-Unis,  on  ne  trouve  ni  la  centralisation 
ni  le  régime  parlementaire  à  l'anglaise.  Il  s'ensuit  que,  si  l'on 
veut  sauver  la  liberté  et  le  régime  parlementaire,  il  faut  chercher  le 
moyen  d'obvier  aux  vices  qui,  dans  sa  forme  actuelle,  peuvent  leur 
devenir  mortels. 

Pour  se  convaincre  que  le  gouvernement  parlementaire  est  néces- 
sairement un  gouvernement  de  partis,  il  suffit  de  comparer  la  façon 
dont  il  fonctionne,  d'un  côté,  en  Italie,  en  Grèce,  et  en  France,  où 
il  n'y  a  point  de  partis  fortement  organisés,  et,  de  l'autre  côté,  en 
Angleterre  et  en  Belgique  surtout,  où  deux  partis  nettement  séparés 
se  disputent  le  pouvoir. 

En  Italie,  il  n'y  a  point  de  partis,  il  n'y  a  que  des  groupes.  La 
droite,  la  gauche  et  le  centre  pensent  de  même  sur  toutes  les 
grandes  questions.  Presque  tous  les  membres  de  la  chambre  veulent 
la  liberté,  le  maintien  de  la  constitution  et  de  la  maison  de  Savoie  ; 
tous  sont  partisans  des  idées  modernes;  nul  ne  veut  rétablir  l'an- 
cien régime.  Les  cléricaux^  qui  ont  pour  but  de  rendre  Rome  au 
pape  et  de  restaurer  l'ancien  régime, formeraient  un  vrai  parti  dissi- 
dent, mais  ils  ne  sont  pas  représentés  au  parlement.  Comme  il 
n'existe  pas  de  partis  ayant  un  programme  arrêté,  une  platform^ 
imposé  à  tout  candidat  au  moment  de  l'élection,  il  s'ensuit  que 
chaque  député  a  ses  idées  particulières  en  fait  d'impôts,  d'ensei- 
gnement, de  réformes  intérieures  ou  de  politique  étrangère,  et  qu'il 
se  croit  autorisé  à  les  faire  prévaloir,  sans  tenir  compte  de  ceux  qui 
voteront  avec  lui.  De  là  résultent  des  groupemens  inattendus  et 


LE   REGIME    PARLEMENTAIRE.  829 

d'étranges  surprises  du  scrutin,  suivant  les  questions  mises  en  dis- 
cussion. Un  cabinet  n'est  jamais  sûr  de  sa  majorité.  A  chaque  instant, 
elle  peut  lui  faire  défaut.  Aujourd'hui,  il  obtient  un  vote  de  con- 
fiance qui  réunit  les  deux  tiers  des  votans  ;  peu  de  jours  après,  il 
tombe,  sur  un  incident  de  peu  d'importance.  Chaque  jour  il  doit 
travailler  à  maintenir  ses  partisans  unis,  par  des  transactions,  des 
concessions  et  des  combinaisons.  Un  chef  de  groupe  se  croit-il  blessé 
par  un  procédé  même  extra-parlementaire,  par  exemple,  un  coup  de 
chapeau  trop  peu  affable,  il  se  fâche,  boude,  refuse  les  votes  dont 
il  dispose,  et  la  majorité  est  compromise.  Un  autre  groupe,  cette  fois, 
local  et  provincial,  réclame  une  route,  un  pont,  un  chemin  de  fer  : 
il  faut  tout  lui  accorder  ou  il  va  grossir  l'opposition,  et  celle-ci 
triomphe.  La  somme  d'esprit,  d'adresse,  d'éloquence  et  de  sou- 
plesse qu'un  ministère  doit  dépenser  pour  durer  un  an  est  prodi- 
gieuse. Le  travail  le  plus  lourd  de  la  diplomatie  est  jeu  d'enfant  à 
côté  de  ceci.  La  chambre  est  un  sable  mouvant  où  aucune  admi- 
nistration solide  ne  peut  s'asseoir.  De  là  résultent  des  crises  minis- 
térielles fréquentes.  Il  y  en  a  eu  beaucoup  plus  qu'il  ne  s'est  écoulé 
d'années  depuis  que  le  royaume  d'Italie  existe.  Le  nombre  des 
anciens  ministres  siégeant  à  la  chambre  est  considérable.  Ce  sont 
autant  de  dynasties  déchues  et  de  prétendans  avec  qui  il  faut  comp- 
ter. Ailleurs  on  se  plaint  de  manquer  d'hommes  d'état,  ici  ils  sura- 
bondent et  chacun  commande  un  petit  corps  d'armée.  Le  talent  par- 
lementaire consiste  à  en  enrôler  assez  pour  être  le  plus  fort;  mais  on 
ne  peut  jamais  compter  absolument  sur  aucun,  le  jour  de  la  bataille. 
S'agit-il  de  former  un  ministère,  chacun  de  ces  groupes  y  réclame 
sa  place.  En  Angleterre,  les  chefs  de  deux  grandes  armées  étant 
désignés  d'avance  par  leurs  anciens  faits  d'armes,  comme  chez  les 
Grecs  et  les  Troyens  d'Homère,  le  scrutin  qui  fait  tomber  un  minis- 
tère désigne  le  cabinet  qui  doit  le  remplacer.  En  Italie,  il  n'en  est 
pas  de  même  ;  plusieurs  combinaisons  se  présentent  toujours 
comme  possibles,  et  dans  toutes,  il  faut  donner  satisfaction  aux 
influences  rivales. 

Il  est  impossible  que  tous  les  hommes,  même  s'ils  se  rattachent 
à  une  tendance  générale,  aient  en  tout  les  mêmes  idées.  Ils  peu- 
vent avoir  le  même  but,  mais  ils  différeront  nécessairement  sur  les 
moyens  de  l'atteindre.  Si  chacun  veut  faire  prévaloir  ses  vues  et 
son  système,  aucune  majorité  ne  pourra  se  constituer  d'une  façon 
durable.  S'agit-il,  par  exemple,  d'établir  un  impôt  nouveau  :  un 
ministère  appuyé  sur  une  majorité  compacte  et  disciplinée  le  fera 
voter  tel  qu'il  le  propose,  malgré  les  divergences  d'opinion  qui  exis- 
tent parmi  ses  partisans  sur  les  détails  de  son  application  ;  mais  si 
la  division  des  partis  n'impose  pas  l'union,  on  n'arrivera  à  rien.  Tel 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

député  reconnaît  qu'il  faut  de  l'argent,  mais  il  a  sa  petite  recette  et 
son  petit  impôt  qui  rapportera  plus  qu'il  ne  faut.  Un  autre  va  jus- 
qu'à admettre  le  principe  de  l'impôt,  mais  le  mode  de  perception 
est  détestable;  pour  lui  la  forme  emporte  le  fond;  il  ne  peut  émettre 
un  vole  favorable.  Au  jour  du  scrutin,  les  deux  camps  se  mêlent 
au  hasard  et  on  aboutit  à  l'impuissance  et  à  la  confusion. 

Eu  Grèce,  le  régime  parlementaire  offre  les  mêmes  tableaux 
qu'en  Italie,  mais  avec  des  teintes  plus  sombres.  Au  lieu  de  vrais 
partis  politiques,  il  n'y  a  que  des  nuances  et  des  groupes.  Quel- 
ques représentans  se  rallient  autour  d'un  chef  dont  ils  acceptent 
le  mot  d'ordre;  ils  constituent  ainsi  un  certain  nombre  de  factions 
qui  se  combattent  ou  se  coalisent,  qui  tantôt  soutiennent  le  minis- 
tère et  tantôt  le  renversent,  suivant  l'intérêt  du  moment.  Ils  ne 
sontiséparés  que  par  des  .questions  accessoires  qui  intéressent  peu 
leipays.  Aux  élections,  ils  ont  été  nommés  par  des  influences  per- 
sonnelles ou  locales  et  non  pour  faire  prévaloir  telle  ou  telle  ligne 
de  conduite  dans  la  marche  générale  des  affaires.  Les  candidats 
élus  arrivent  ainsi  libres  de  tout  engagement.  Us  peuvent  se  porter 
à  droite  ou  à  gauche,  suivant  que  le  commande  ou  l'intérêt  de  leur 
arrondissement  ou  leur  intérêt  propre.  Un  député  ministériel  a-t-il 
été  réélu,  rien  ne  garantit  qu'il  soutiendra  encore  le  ministère.  Il 
n'y  est  tenu  ni  par  ce  qu'il  doit  à  ses  commettaus  ni  par  ce  que  lu-i 
impose  son  honneur  politique  ou  la  logique  de  ses  propres  opi- 
nions. Ce  que  ses  électeurs  attendent  de  lui,  c'est  qu'il  obtienne 
pour  eux,  du  gouvernement,  le  plus  de  faveurs  possible.  Us  savent 
que,,  pour  cela,  il  lui  faut  une  indépendance  complète  de  tout  lien 
et  une  liberté  complète  de  voter  à  sa  guise.  C'est  ainsi  que  son 
appui  sera  le  plus  recherché  et  le  mieux  rémunéré,  je  ne  veux  pas 
dire  en  argent,  mais  en  places  pour  ses  amis  et  ses  électeurs  bien 
pensans,  ou  en  subsides  et  travaux  pour  sa  localité.  Plus  grande 
seira  la  part  des  dépouilles  opiraes  quelui  vaut  la  conquête  du  pou- 
voir, plus  il  eu  sera  fier  et  plus  le  canton  qui  l'a  élu  lui  sera 
reconnaissant.  Au  début  d'une  session,  la  chambre  est  une  mêlée 
confuse.  Ou  ignore  qui  est  sum'i  ou  ennemi.  Nul  ne  s'est  engagé 
d'iune  façon  précise.  De  cette  matière  chaotique  les  politiciens  et  les 
diefs  reconnus  tirent  une  clientèle  qui  les  suit  dans  les  combats 
jou milliers.  Ils  forment  leur  bande  et  chacun  s'efforce  d'avoir  la 
plus  nombreuse.  Alors  commencent  des  luttes  parlementaires  <iont 
il  est  impossible  de  prévoir  l'issue.  Gomme  l'a  dit  ici  n)ême  M.  Emile 
Bi^riiouf  (1870),  tous  ies  députés  sont  d'afoord  ministériels,  «aais 
bienlôi  ceux-là  seuls  restent  fidèles  dont  l'ajjpétit  a  été  satisfait, 
Ciomme  la  t<i,ble  n'est  pas  assez  abundau.ment  servie  pour  rassasier 
totit  ce  monde  d' allâmes,  le  nonibre  des  méconiens  va  croissant.  Ils 


LE    HÉ6IME   PARLEMENTAIRE.  SSl 

se  coalisent)  obtienneat  la  majorilô  et  renversent. le  ministère;,  et 
bientôt  le  même  manège  recoin mence,- 

Il  ne  faut  point  prendre  pi^sHe^ate  de  ceoii  pour  jeter*  lapierre  nivaux 
Italiens  ni.  aux  Grecs.  Ge  déplorable  régime  politique  n'est  pas  là 
conséquence  des  vices  du  caractère  national,  niaisTelTet  inévitable 
dU'  sysi-èu^e  parlementaire,  quand  il  n'existe  pas  de  pamis  netter 
ment'  séfiarés.  En  France,  dans  une  chambre  nombreuse  et  oiii  les 
plus  graves  problèmes  sont  soulevés,  l'aspectiest  dillérent,.mais  l'inr- 
stabilitédu  gouvernement  n'est  pas  moindre.  Dans  le  Caprice yd\k\r- 
fred  de  Musset,.  M.  de  Léiy  dit  :  «  Ce  sont  de  drôles  d'auberges  que 
vos  ministères!  on  y  entre  et  on  en  sort  sans  savoir  pourquoi.. G' est 
une  procession  de  marionnettes*  »  C'est  ce  que.  M.  P.  Leroy-BeaUi- 
lieu  démontrait  récemment  par  des  chiffres  exacts  :  a  Depuis  le 
4.  septenibr+3 1870,  le  ministère  de  l'intérieup  aété  occupé  par  vingt- 
trois  passaos  qui  ontéiè  parés  pendant  six> mois  cbacun).en. moyenne, 
du  titre  de  ministre.  Depuis  le  20  août  1881,  c'esl-à-dire  juste 
depuisun  an,  la  France  a  possédé  quatre  cabinets^  ce  qui  donne  à 
chacun  trois  on  quatre  mois  d'existence.  » 

Saut  le  dernier  mot,  injuste  autant  qu'irrévérencieux,  la  boutade 
de  Musset  est  bien  plus  vraie  qu'au  temps  oîi  elle  a  été  écrite!  Les 
Bûiniblères  n'ont  ni  durée  ni  consistance,  lisse  renouvellent  Iréqnem- 
ment,  etjuème  pendant  qu'ils  subsistent;,  le  terrain  à  chaque  instant 
se  dérobe  sous  leurs  pas.  Un  cabinet  se  constitue;  une  imjuense  majpr- 
riié  salue  son  arrivée  au  pouvoir  ;  de  grandes  choses  vont  s'acc  omr- 
plir.  Quelques  semaines  se  passent;  la  majorité  est  disloquée;  mal- 
gré le  plus  brillant  déploiement  d'éloquence,  elle  ne  suit  j)as  au 
scrutin  smi  chef,  tout-pui.ssant  la-  veille.  Le  ministère  se  relire, 
un  autre  se  forme*  il  se  maintient- plus  longtemps,  mais- presqne 
chaqiie  jour  unincident.impréV'U,  un^vole  de  hasard  forcent  l'un  ou 
l'autre  ministre  à  déposer  son  portefeuille.  Le  chef  du  cabinet,  qui 
ne  peut  compter  sur  une  armée  lidèle,  toujours  prête  à  le  suivre,  ne 
peut  avoir  nulle  autwilé,  nulle  attitude  ferme.  S'il  f»iti  miue.  de 
vouloir  imposer  sa. volonté,  il  porte,  dit-on,  atteinte  à.  la  digmté  de 
la  chambre.  S'il  se  résigne  à  attendre  d'elle  une  impulsion  ou  des 
inspirations,  on  lui  reproche  de  n'être  qu'un  commis  quj  une 
girouette.  Il  ne  peut  gouverner  qu'en  louvoyant,- cédant  aujour- 
d'hui, se  dérobant  demain,  résistant  parfois,  mais  loujom  s  au  risque 
d«une  chute,  haicelé  pa*.-  les- int^'r-pellations,  compromis  dans  les 
Ksonfliis  les  [)lusinfimesi  janiaissùiidu  lendemain.  Ces  combinaisons 
ministérielles  qui  se  lontet  se  défont  sans  cesse  comme  les  tal)}eaux 
àesdinsolvinff  views,  ou  qui  passent  et^  se  iranslnrment- comme  les 
nungesau  ciel,  ont  nécessairement  pour  elTet  de  paralyser  ou  d'af- 
faiblir les  rouages  de  l'administration.  Gelle-cij  qnauii  elle  est  bien 
organisée  et  bien  composée,  comme  en  France,  peut  marcher  toute 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seule  et  sans  l'impulsiou  d'en  haut.  Cependant,  à  la  longue,  la  ma- 
chine fait  de  moins  bonne  besogne.  Les  ministres  qui  arrivent  ont 
à  peine  le  temps  de  s'initier  aux  affaires  en  cours.  Le  jour  où  enfin 
ils  sont  prêts  à  donner  leurs  instructions,  il  leur  faut  boucler  leurs 
malles  et  faire  place  à  d'autres.  Pourquoi  un  fonctionuRire  obéi- 
rait-il à  un  supérieur  dont  il  prévoit  le  départ  à  bref  délai?  De  l'im- 
puissance et  de  l'instabilité  des  ministères  résulte  donc  inévita- 
blement un  autre  mal,  l'inertie  ou  le  désordre  dans  la  hiérarchie 
administrative. 

Ce  qui  est  plus  fâcheux  que  tout  le  reste,  c'est  que  la  nation  perd 
confiance  dans  un  régime  qui  marche  mal  ou  qui  tourne  à  vide.  On 
dit  souvent  :  Le  pays  veut  être  gouverné.  Je  n'en  crois  rien.  Tout 
peuple  aime  avant  tout  la  liberté  et,  par  conséquent,  il  désire  être 
gouverné  le  moins  possible  et  au  besoin  faire  ses  affaires  lui-même. 
Mais  ce  qui  fatigue  et  irrite,  ce  sont  des  discussions  sans  issue,  des 
votes  irréalisables  et  des  agitations  stériles,  en  un  mot,  comme 
dans  la  comédie  de  Shakspeare,  «  beaucoup  de  biuit  pour  rien  : 
much  ado  ahout  nothing.  »  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  le  pays  n'est 
jamais  plus  tranquille  que  quand  le  pouvoir  exécutif  est  à  la  chasse, 
le  législatif  dans  ses  terres  et  le  cabinet  aux  eaux.  Les  vacances 
des  chambres  produisent  une  détente  générale,  un  soulagement 
universel.  Voilà  ce  qui  doit  alarmer  les  amis  du  régime  représenta- 
tif. Heureusement  le  moment  n'est  pas  venu,  mais  il  peut  venir, 
oii  le  peuple,  fatigué  d'être  inquiété  par  les  institutions  qui  de- 
vraient le  rassurer,  dirait  brutalement  :  Cela  ne  marche  pas  ;  essayons 
autre  chose.  Si  les  chambres  ne  se  réunissaient  qu'une  fois  tous  les 
deux  ans,  nous  aurions  au  moins  une  année  de  repos.  — C'est  pré- 
cisément ce  que  M.  de  Bismarck  a  proposé  à  l'Allemagne. 

Cette  situation,  qu'il  est  inutile  de  décrire  plus  longuement,  parce 
qu'elle  se  déroule  en  ce  moment  même  sous  nos  yeux,  tient-elle  à  une 
incapacité  particulière  de  la  chambre  française  actuelle?  Nullement. 
Elle  provient  de  ce  que  le  parti  de  l'opposition  absolue  est  trop  peu 
nombreux  pour  forcer  le  parti  républicain  à  soutenir  quand  même 
le  chef  qui  le  guide.  Il  se  forme  ainsi  des  groupes  nombreux  qui 
obéissent  tantôt  à  un  mot  d'ordre,  tantôt  à  l'inspiration  du  moment 
et  tantôt  au  désir  d'essayer  jusqu'à  quel  point  est  vrai  le  proverbe  : 
«  iNouveaux  balais  balaient  mieux.  » 

Comme  le  faisait  remarquer  très  justement  M.  de  Bismarck  dans 
un  récent  discours,  l'âge  d'or  du  régime  parlementaire  est  aussi 
passé  en  Angleterre.  Gouverner  était  facile  quand  il  n'y  avait  que 
deux  partis  en  présence,  les  whigs  et  les  tories,  de  force  à  peu  près 
égale  et,  par  conséquent,  chacun  d'eux  parfaitement  discipliné,  afin 
de  ne  pas  succomber  sous  les  votes  unis  de  l'adversaire.  Aujour- 
d'hui que  se  sont  formés  le  parti  radical  et  le  parti  irlandais,  ni  whigs 


LE    RÉGIME    PARLEMENTAIRE.  833 

ni  tories  ne  peuvent  conserver  le  pouvoir  s'ils  ont  ces  deux  groupes 
contre  eux.  11  faut  donc  s'assurer  l'appui  complet  de  l'un  d'eux  au 
moins.  De  là  la  nécessité  des  concessions  et  des  compromis.  Le 
cabinet  Gladstone  n'a  pu  se  constituer  qu'en  donnant  une  place  à 
des  hommes  distingués  du  parti  radical  comme  Bright,  Chamber- 
lain, Dilke  et  Mundella,  et  leur  concours  étant  indispensable,  ce 
sont  eux  en  définitive  qui  dictent  la  ligne  de  conduite  tant  à  l'inté- 
rieur qu'à  l'extérieur,  au  risque  d'éloigner  des  représentans  impor- 
tans  de  l'ancien  parti  whig.  Malgré  ces  difficultés,  qui  ne  sont  pas 
légères,  le  mécanisme  parlementaire  marche  encore  passablement 
en  Angleterre  pour  deux  motifs  :  d'abord  parce  que  le  parti  de  l'oppo- 
sition est  assez  fortement  constitué  pour  forcer  tous  les  partisans  du 
ministère  à  l'appuyer  dans  toutes  les  questions  importantes,  ensuite 
parce  que  les  membres  du  parlement  ont  fait  connaître  leurs  opi- 
nions à  leurs  électeurs  au  moment  de  l'élection  et  qu'ils  sont  par 
conséquent  ainsi  tenus  d'y  rester  fidèles.  Ainsi  ceux  qui  ont  été 
nommés  pour  soutenir  le  cabinet  Gladstone  ne  peuvent  l'abandonner 
sans  les  motifs  les  plus  sérieux,  sous  peine  d'être  accusés  de  forfaiture. 
Nulle  part  le  régime  parlementaire  ne  fonctionne  aussi  correcte- 
ment qu'en  Belgique,  parce  qu'il  n'y  a  dans  les  chambres  que  deux 
partis.  La  ligne  de  démarcation  est  si  tranchée  que,  ni  parmi  les 
représentans  ni  parmi  les  sénateurs,  il  n'y  a  un  seul  dissident,  un 
seul  mixte  ou  douteux. Dès  que  f  intérêt  de  parti  est  engagé,  les  votes 
sont  parfaitement  connus  d'avance.  Le  fait  d'abandonner  le  minis- 
tère au  jour  de  l'épreuve  serait  considéré  comme  une  trahison  et 
elle  coûterait  au  député  qui  s'en  rendrait  coupable  son  siège,  l'es- 
time de  ses  électeurs,  et  celle  même  de  ses  adversaires.   Quand  un 
cabinet  s'appuie  sur  une  majorité  réunie  par  les  liens  d'opinions 
communes,  d'engagemens  publics  et  d'un  programme  arrêté,  il  peut 
faire  adopter  ses  projets  de  loi,  exiger  le  sacrifice  des  dissidences 
accessoires,  et  ainsi  gouverner  avec  autant  d'autorité  et  de  suite  que 
les  ministres  d'un  souverain  absolu,  comme  l'ont  fait  tour  à  tour  des 
cabinets  catholiques  et  des  cabinets  libéraux.  Mais  cette  discipline 
rigoureuse  a  ses  inconvéniens.  Elle  étouffe  l'initiative  individuelle  et 
tue  l'originalité  en  matière  politique.  Les  députés  répètent,  une  ou 
deux  fois  par  an,  les  mêmes  discours;  on  tourne  en  rond  comme 
dans  un  manège,  et  les  batailles  parlementaires  ressemblent  à  ces 
combats  du  moyen  âge  en  Italie,  qui  duraient  tout  un  jour,  mais 
qui  ne  tuaient  qu'un  homme,  écrasé  sous  le  poids  de  son  armure. 
Souvent  on  parle  de  servilisme  et  on  vante  l'indépendance  ;  c'est  à 
tort.  Le  gouvernement  parlementaire  ne  peut  marcher  que  par  la 
discipline  au  sein  des  partis.  Autrenaent  il  aboutit  à  la  confusion,  à 
l'impuissance  et  à  la  déconsidération. 

TOMB  LIV.  —  188?.  53 


85*  REtïM  tfES  DHDX   BinWDES. 


LH. 


L'instabilité  dès  mini^itèreR,  qui  ost  le  propre  du  gouvernement 
parlemern aire,. quand;  les- partis  sonù  nombreuxi  et  floUanR,,PSt  cer- 
taiietnent'trèS'fàGhensepoup  la  bon  nwadministmlion  des  affaires  inié- 
rieures;  niaiselle  l'est  bien  plus-  encore  pour  la  politique  étrangère, 
car  ellf  peut  mener  un  pjtys  aux  abîmes,  et,. on  nepeut  lie  nier^le  dan-^ 
gerest  encore  pi  s  grand  avec  lii;  forme  républicaine.  Sur  le  terrain 
deS'  afVaires  extérieures  Ips  ava^ntwgps  que  possède  un  ministi%extra> 
parlementaire,  maintenu  au  pouvoir,  pendant  une  longuesuiie  d'a-n»- 
nées-,  par  laconfiance  de  son' souverain  sont  in  contesta' il  es-.  Gel'ui-ci 
possède'  l'histoire  et  les  traditinns  des  alVaires  engagées^,  dont  il 
peut»  dire  quorum  pnrsrmigna  fui;\\  connaît  de  longue  date-le  per- 
sonnel de  la  diplomatip  ei  dés  ca'^inets  de  l'Europe.  U  sait  ce  qu'il 
peut  espérerct  ce  qu'il  doit  cran  id  ce:  L'expérience  lui  apprend,, tnèrne 
à  defaui» de  génie, quel^' ressorts  il  peut  mettre  en  mouviranut'. Cerr 
tain  de  conserver  sa  position,  il  ])eut  engager  des  opérations  à  longue 
échéance,  poursuivjTe  lentement  un  dessein  lentement  mûri ^  profi- 
ter su  ccessivemient  des!  fautes  d*"  ses  adversaires,  faire  n;iître  des 
circonstances  qui- favorisent  ses  vues,  ^t  ce  qui  est  essentiel,,  s'assu^- 
rer  des  allia*jces  durjiblesj.  hût-il  in<'X)niparitiblefneni  plus  de  capa- 
câtéi  le  ministre  intérimaire  d!iine  majorité  flottante  ne  peut  soute- 
nir la  lutte.  Ihe.'Jt  battn  à  coup  sûr;  Il  a  été  aiTàChé' à  son  cabmet 
de  travail,  <iù  il  s'orcnpait  tantôt. delalraduction  d'un  auleuranrien, 
tantôt  de  l'étude  de  l'hi.stoire  ou  de«  lois  ;  et  il  lui. faut  tt)ut.  a  coup 
guider  son  pays  à  travers, les  éciieils  de  la  politique  générale.  Il 
menait  la  vie  recueillie  d'un  sa-va:ni,  ou  d'im  philosophe;  les  exi- 
gences de  son  parriieti  les  votes  de  lai  chambre  le  irausforii.ent  en 
diplomate.  Comment  ne  se  montrera-t-ih pas  tour  à  tour  ignoMnt, 
naît,  ou  présomptueux?  Pent-il  ne  pasétre,. à  chaque  instant, dui>e  de 
Iwméme  ou'des  a-utresi?  Il  est  forcede  jouer  une  partie  senve  où 
le  n^oindrefaux  mouvement  se  paie  cher,  et  il  ne  connaît  même  pas 
l'échiquieron  il  doit  faire  n>anher  les  pièces.  Son  prédêœsseur's'est 
eïïgAgè  dans  une'voie  qu'il  nrititttiueste  :  (pie  f'era-t*-il  ?■  Persévérer  à 
tout  risqup'ou  virer  de  iK^rdis-^uis- le  feu  de  i'er)nemi,quoique  pen  ne 
soitphis  dangereux  qu'une  m<ircfie  de  liane?-  Péril  des  deux-façons, 
cafT  «'CR  n'est  pas; quand  an  est-  aw  milieu  d'un  gué,  à<^\\h  Lin- 
colni  qu'il  tant  changer  de^rhva'uv.  »  Trop  souvent  aujourd'hui 
l^es  étais  européen*  om  à  trifKv-  rs.efdes  guésirès  périlleux,  et  il  n'est 
pas  rare  quece  soit  prée.isément  a  ce  moment  que  lest  hasards  du 
scrutin  renvei\sentles  minisièies:  ils  obiienne»it  un  vote  de c.onliancQ 
pour  la  façon  dont  ils  out  dirigé  les  allaii-es  extérieures;  mais  une 


LE    RÉGIME    PARLEMENTAIRE.  835 

question  accessoire  d'administration  intérieure  surgit  :  la  majorité 
les  abandonne,  et  ils  donnent  leur  démission.  Voilà  le  pays  lancé 
dans  l'inconnu.  Quelle  puissance  étrangère  peut  s'engager  à  fond 
avec  un  ministre  qui  tombera  peut-être  demain  et  qui  ne  peut  jamais 
répondre  des  volontés  de  la  chambra  dont  il  dépend?  La  conduite 
d'une  négociation  importante  devient  encore  bien  plus  difficile, 
quand  les  députés  prennent  l'habitude,  ainsi  que  cela  a  lieu  de  plus 
en  plus  en  Angleterre  et  en  Trance,  de  harceler  le  ministre  des 
affaires  étrangères  de  questions  etd'interpellations,etquand  le  parle- 
ment prétend  diriger  lui-même  la  politique  extérieure.  Il  n'y  a  point 
de  fonction  à  laquelle  il  soit  moins  propre  que  celle-là.  Il  ne  peut 
jamais  connaître  à  fond  la  situation  du  moment;  car  on  ne  peut 
évidemment  tout  dire  à  la  tribune,  voulût-on  même  publier  des 
livres  bleus,  verts  ou  jaunes,  chaque  semaine  ou  chaque  jour.  Le 
dessous  des  cartes,  les  pensées  de  derrière  la  tête,  ce  que  l'on 
entrevoit,  ce  que  l'on  craint,  ce  que  l'on  projette,  c'est-à-dire  les 
élemens  du  drame  politique,  ne  peuvent  apparaître  dans  les  pièces 
diplomatiques,  et  il  serait  fréquemment  imprudent  de  les  mentionner 
même  dans  un  comité  secret.  La  chambre  manque  donc  de  la  base 
indispensable  pour  émettre  un  jugement  bien  motivé;  elle  ne  con- 
naît pas  suffisamment  les  faits.  En  outre,  un  parlpment  est  tou- 
jours ufâe  foule.  Tel  jour,  un  mot  mal  choisi  l'indisposera  contre 
le  ministre  ;  tel  autre  jour,  il  se  laissera  entraîner  par  l'éloquence 
d'un  orateur  d'opposition.  Pai'lez-lui  de  l'honneur  national  compro- 
mis^  de  prestige  à  conserver,  et  il  est  capable  d'adopter  d'enthou- 
siasme les  résolutions  les  plus  insensées.  Certainement  il  appartient 
au  pays  et  au  parlement  de  déterminer  la  ligne  de  conduite  géné- 
rale qu'il  faut  suivre  et  4e  dire,  ;par  exemple,  s'ils  veulent  la  paix 
ou  la  guerre.  Ils  peuvent  renverser  qui  veut  les  conduire  où  ils  ne 
désirent  pas  aller.  Mais  quand  le  cabinet  représente  les  vues  de  la 
majorité,  celle-ci  a  tout  intérêt  à  le  laisser  agir  librement.  Il  peut 
arriver  souvent  que  la  chambre  comprenne  mieux  que  le  ministère 
le  véritable  intérêt  du  pays,  car,  en  définitive,  c'est  la  nation  qui 
paie;  mais  quand  il  s'agit  de  la  pratique,  un  ministre  médiocre 
sera  toujours  plus  habile  que  le  parlement  le  plus  distingué. 

Dans  une  monarchie  les  inconvéniens  du  régitne  parlementaire 
appliqué  à  la  politique  étrangère,  sont  parfois  mitigés  par  l'inter- 
vention d'un  souverain  prud<'nt  et  éclairé.  Il  peut,  dans  ia  mesure 
de  son  influence,  apporter  de  l'esprit  de  suite  dans  la  direction  des 
affaires.  Par  sa  position  élevée,  par  ses  relations  de  famille,  il  obtieo- 
dm  des  inlormaiions,  des  confidences  qu'on  ne  comniuniquera  pas 
à  un  mini'^tre  de  passage,  crainte  de  les  voir  paraître  dans  un  blue 
bûok^  dans  une  lettre  ou  dtins  un  discours  au  parlement.  C'est 
ainsi  que  le  roi  Léopold  1""  de  Belgique  était  le  confident  et  le  con- 


836  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

seiller  de  la  plupart  des  souverains  ses  contemporains,  et  qu'il  était  à 
même  de  suivre  jour  par  jour  la  marche  changeante  des  aiïaires 
européennes.  Un  président  de  république  ne  peut  jamais  avoir  une 
position  semblable,  ni  réunir  en  ses  mains  les  mêmes  sources  d'infor- 
mation. Personnellement  il  inspirera  peut-être  la  plus  grande  con- 
fiance ;  mais  demain  il  rentrera  dans  la  vie  privée  et  fera  place  à  un 
successeur  poursuivant  des  visées  complètement  difiérentes  ;  car  la 
direction  qui  sera  suivie  dépendra  d'un  caprice,  d'un  revirement 
du  suffrage  universel  ou  de  la  majorité  dans  la  chambre.  Londres 
ou  Saint-Pétersbourg  engagent  une  négociation  avec  un  ministre 
disposé  à  l'action  :  un  plan  de  conduite  est  arrêté  en  conséquence; 
mais  quand  vient  le  moment  de  le  réaliser,  un  nouveau  ministre  occupe 
le  pouvoir,  et  celui-ci  est  d'avis  que  rien  ne  vaut  une  magistrale  inac- 
tion. Les  autres  puissances  sachant  qu'elles  ne  peuvent  compter  sur 
rien  éviteront  à  leur  tour  de  s'engager.  Il  est  donc  absolument  cer- 
tain que  le  régime  parlementaire  dans  un  état  démocratique  est,  par 
sa  constitution  même,  incapable  de  faire  de  bonne  politique  étran- 
gère. Pour  cela,  tout  lui  manque  :  les  traditions,  les  informations,  les 
alliances,  les  desseins  réfléchis  et  surtout,  ce  que  rien  ne  remplace,  la 
suite  dans  les  idées  et  la  durée.  Ce  qu'il  peut  faire  de  plus  sage  est 
de  concentrer  toute  son  attention  et  toute  son  activité  au  dévelop- 
pement intérieur  du  pays.  Ce  rôle  est-il  indigne  d'une  grande  nation? 
Nullement:  c'a  été,  jusqu'à  présent,  celui  de  la  grande  république 
américaine  et  elle  n'a  pas  lieu  de  s'en  plaindre.  Un  peuple  qui,  abso- 
lument dévoué  à  la  paix,  parviendrait  à  faire  marcher  les  institu- 
tions démocratiques  de  façon  à  assurer  l'ordre,  la  Uberté,  l'instruc- 
tion et  le  bien-être  pour  tous,  exercerait,  par  l'exemple,  une  influence 
bien  plus  grande  qu'en  se  mêlant  aux  luttes  d'influence  et  aux  com- 
binaisons diplomatiques  qui  constituent  toute  la  politique  exté- 
rieure. 


IV. 


Il  faut  oser  le  dire,  car  l'expérience  de  chaque  jour  le  démontre, 
le  régime  parlementaire,  né  en  Angleterre  pour  régler  un  petit 
nombre  d'aflaires,  n'est  pas  fait  pour  être  le  mode  de  gouvernement 
de  l'état  moderne,  avec  les  mille  attributions  qu'on  lui  a  successi- 
vement imposées  sur  le  continent.  On  est  confondu  quand  on  songe 
à  la  foule  d'intérêts  et  de  gens  qui  dépendent  des  ministres.  En 
France,  ils  disposent  tout  d'abord  d'une  somme  de  trois  milliards  qui 
dépasse  le  revenu  cadastral  de  toutes  les  terres.  En  outre,  ils  con- 
trôlent les  budgets  des  communes,  des  départemens  et  des  institu- 
tions de  bienfaisance,  qui  s'élèvent  encore  à  un  bon  milliard.  Us 


LE   RÉGIME    PARLEMENTAIRE.  837 

entretiennent,  réglementent  et  inspectent  les  écoles  publiques  de 
toute  espèce  et  de  tous  les  degrés,  et  ont  ainsi  en  mains  l'instruc- 
tion ,  c'est-à-dire  l'avenir  du  pays  ;  ils  nomment  les  évêques  et 
d'une  main  paient  les  ministres  du  culte  et  de  l'autre  les  danseuses 
court-vêtues  qui  exhibent  leurs  grâces  à  l'Opéra;  ils  entretiennent 
les  instituts,  les  académies,  les  observatoires,  les  laboratoires  et 
encouragent  les  lettres,  les  beaux-arts  et  les  sciences  ;  ils  détermi- 
nent combien  d'hectares  seront  plantés  en  tabac,  combien  chaque 
hectare  aura  de  plantes  et  chaque  plante  de  feuilles,  et  ils  nomment 
à  cet  effet  des  inspecteurs  spéciaux  chargés  de  les  compter;  ils  ven- 
dent ce  stupéfiant  dans  les  bureaux  privilégiés  dont  ils  désignent 
les  innombrables  agens  répandus  dans  tout  le  pays;  ils  transpor- 
tent lettres,  télégrammes  et  articles  de  finance,  ce  qui  exige  encore 
toute  une  légion  d'employés  ;  ils  construisent  des  routes  et  des  che- 
mins de  fer,  creusent  des  ports  et  des  canaux,  ce  qui  se  fait  par  le 
corps  très  nombreux  des  ponts  et  chaussées;  ils  exploitent  des  forêts 
domaniales,  reboisent  les  hauteurs  et  surveillent  les  terres  boisées 
des  particuliers,  ce  qui  donne  naissance  à  l'administration  fores- 
tière ;  ils  font  de  la  porcelaine  à  Sèvres  et  des  tapis  aux  Gobelins  ; 
par  les  droits  dédouane,  par  les  accises  et  parles  primes  aux  indus- 
tries favorisées,  ils  déterminent  la  direction  du  travail  dans  toutes 
les  branches  de  la  production,  et  pour  empêcher  ainsi  chacun  de 
vendre,  d'acheter  et  de  fabriquer  au  mieux  de  son  intérêt,  il  leur 
faut  encore  des  régimens  d'employés;  ils  choisissent  le  gouverneur 
delà  Banque  centrale  qui  donne  la  note  dominante  au  crédit;  ils 
ouvrent  des  bibliothèques,  des  archives,  des  conservatoires,  pour 
lesquels  il  faut  bibliothécaires,  sous-bibliothécaires,  archivistes,  sous- 
archivistes,  aspirans ,  commis,  portiers,  tous  fonctionnaires;  c'est 
de  par  eux  qu'existent  et  qu'opèrent  agens  de  change,  pharmaciens, 
notaires,  débilans  de  boissons;  ils  déclarent  à  quelles  conditions  et 
en  vertu  de  quels  examens  on  sera  avocat,  médecin,  professeur, 
instituteur,  ingénieur,  garde-côte  ou  garde-barrière;  ils  ont  en 
mains  la  magistrature  tout  entière,  c'est-dire  la  base  sur  laquelle 
repose  la  propriété,  la  famille,  la  sécurité  publique,  en  un  mot, 
rédifice  social  tout  entier;  ils  entretiennent  les  prisons, les  colonies 
pénitentiaires,  les  institutions  de  réforme,  d'où  nouveau  bataillon 
d'agens  rétribués  par  l'état.  Ai-je  tout  dit  ?  Il  s'en  faut  ;  mais  comme 
on  ne  peut  prolonger  indéfiniment  cette  trop  longue  énuméra- 
tion  .  je  citerai  seulement  l'armée  et  la  marine ,  cette  formidable 
institution  sans  précédent  dans  l'histoire,  qui,  désormais  partout 
organisée  à  la  prussienne,  avec  service  universel  et  obligatoire,  sai- 
sit la  population  mâle  toute  entière  et  fait  du  pays  une  caserne  et  un 
camp,  où  le  militarisme  allemand  est  venu  se  greffer  sur  la  centra- 
lisation française.  La  nation  est  devenue  l'état,  et  l'état,  c'est  le  minis- 


S38  REVDE   iDES   ©EUX    MONDES. 

tère.  EnHrez  dans  n'importe  quelle  famille  et  vous  verrez  que  des 
décisiofis  des  pouvoirs  publics  dépend  l'un  ou  l'autre  de  f^es  inté- 
rêts: djsjjenseou  coiQ:gé  d'un  milicien,  examens,  nominaiions,  appli- 
cation d'un  tarif,  ouverture  d'une  route,  primes  et  faveurs  de  toiit^ 
sorte-  Ce  que  l'on  appeJle  le  gouvernement  tient  donc  en  ses  mains 
le  sort  actu^'l  lou  l'avenir  de  la  plupart  des  citoyens^ 

Cette  colossale  machine  naarchera-t-elle  vite  ou  lentement  et  dans 
quelle  dir€<:tion?  Inolinera-t-'elle  à  gauche  o-u  à  droite?  JDe  quelles 
idées,  de  quelles  passions,  peut-être  de  quelles  rancunes  se  .fera- 
t-eUe  rinsirument?  C'est  le  vote  de  la  chambre,  le  hasard  dti  scru- 
tin, parfois  une  ou  deux  voiji  de  majorité  qui  en  décident.  Qua.ud 
l'état  absorbe  à  ee  point  les  intérêts  sociaux  et  pour  ainsi  dire  ia 
vie  même  de  la  nation,  il  est  mon^strueux  que  tout  cela  soit  soumis 
aux  fluctuations  incessantes  des  luîtes  parlementaires.  Rien  de  sem- 
blable n'existe  dans  les  pays  auxquels  nous  avons  emprunté  'es  formes 
de  notre  irégime  constitutionnel,  ni  en  Angleterre,  ni  aux  États-Unis. 
Déjà  cependant,  en  Angleterre,  depuis  que  les  attributions  du  pouvoir 
central  se  sont  étendues,  le  parlement  succombe  visiblement  sous  sa 
tâche,  (chaque  année,  M.  Gladstone  constate  avec  une  éloqnenie  tris- 
tesse la  stérilité  des  sessions  où  son  infatigable  activité  n'aboutit  à 
rien.  Récemment  encore  il  d^ait  que  la  dernière  n'avait  été  que 
«  hoate  et  confusion.  » 

Des  réformes  profondes  s'accompliront,  sinon  le  gouvernement 
parlementaire  périra  dans  l'impuis-^ance  et  dans  la  déconsidération. 
Là  où  le  conflit  ne  peut  manquer  de  se  produire  et  où  il  sera  mor- 
tel, c'est  dans  les  relations  entre  le  parlement  et  l'armée;  nous  en 
avons  eu  déjà  de  nombreux  exemples.  En  Allemagne,,  il  existe  en 
permanence,  tantôt  à  l'état  aigu,  comme  avant  1866,,  tantôt  déguisé, 
comme  depuis  cette  époque.  L'Empire  a  son  Reichstag^  et  chaque 
étal  son  assernMée  délibérante.  On  y  prononce  de  très  beaux  dis- 
cours; on  y  vote  des  lois  et  même  souvent  on  se  donne  la  satisfac- 
tion de  rejeter  les  projets  du  gouvernement;  mais,  en  réalité,  le 
maître  al»solu,  c'est  le  souverain  ou  son  ministre,  par  la  simple  rai- 
son (ju  un  million  de  baïontvettes  disciplinées  et  obéissantes  lorment 
un  argument  irrésistible.  Cette  vérité  est  dure,  et  Jes  patriotes  libé- 
raux en  gémissent,  d'autant  plu«  que  le  grand-chancelier  ne  se  pique 
pas  de  la  leur  dissimuler.  En   Egypte,  un  gouveinement  rét^ulier, 
écojiorne,  favorable  aux  progrès  du  pays  fonctionnait  sous  le  con- 
trôle de   la  France  et  de  l'Angleterre;  mais  Ofii   avait  oublié  de 
conipier  avec  l'armée,  et  elle  a,  tout  renversé.  En  France  même,  deux 
dates  sinis.tres  ne  s'oublient  pas,  le  18  brumaire  et  le  2  (Jécembie. 
En  Ani^lt  terre,  les  événemens  de  la  l'évolution  et  de  la  re>t,aura.tiaia 
avaient  si  cUirement  révélé  le  danger,  que  le  parlement  a  piis  des 
mesui-es  radicales  pour  s'en  défendre.  Le  bill  qui  impose  l'obéis- 


LE  OtiiGIMB    RAaLËU£\TA(BB.  9^ 

sance  aux  troupes  n'est  voté  que  pour  un  an,  et  s'il  n'était  pas 
renouvelé,  l'armée  pourrait  se  débander,  car  l'autorité  des  chefs 
n'existerait  plus.  En  Amérique,  on  ne  veut  d'armée  que  pour  cou- 
vrir la  frontière  contre  les  Indiens  :  vingt-cinq  mille  hommes  jtour 
une  population  de  cinquante-trois  millions.  Dans  les  réijubliquessud- 
améiicain'-s,  au  conU-aire,.  ce  sont  les  colonels  qui  font  et  déioni-les 
gouvernemens.  A  qpoi  sert  donc  de  nous  faire  illusion  ?  Même  dansinos 
pays  d'Occident,  où  les  institutions  constituiiounellessenililent  avoir 
pris  défiiiilivf  ment:  racine,  elle  n'existentqu&par  la  tolérance  del'ar- 
mée.  Supposez  uia- souverain  très  décidé  à.  faire  prévaloir  ses  des- 
seins et  un  différend  comme  celui  de  1864-1,866  en  Prusse,  et^  assur 
renient,  ce  n'est  pas  la  volonté  du  parlement  qui  prévaudra^  Nous 
disons  volontiers  que  les  Alleïnands  n'ont  du  régime  parlementaire 
que  les  apparences.  Au  fondv  la  situation  est  painoutlar» même,,  seu- 
lement ttlle  est.  chez  nous  à  l'état  latent. 

Eui  réalité,  il  est;  contre  la  natnre  des  choses  qu'un^  grand  corps 
hiérarchisé  d! un.  million,  d'hommes^  dont  la  base  doit,  êire  l'esprit 
d'autorité,  soit,  soumis  aux  ordres  ou.  aux  caprict^s  d'une  assemblée 
délibérante  qui  change  de  système:  tous  le&  ams  et  dlun  ministre 
qu'on  renvoie  tous  les  six  mois.  Je  veux  admettre  que  l'armée, 
toute  dévouée  aux  institutions' démocratiques  de  son  pays,  abhorre 
jusqu'à  l'idée  de  jouer  le  rôle  de  préloriens  et  d'imposer  une  dicta- 
ture mililiiire.  Mais  il  est  telle  cii  constance  qui  peut  faire  jaillir  en 
un  éclat  ou  en  une  catastrophe  la  contradiction  qui  est  au  fond  des 
choses.  Une  résolution  trop  absurde  de  la  cham!)re,  le  desordre 
dans  l'administraiion  aboutissant  à  la  désorp-anisation^  ou  une  véri- 
taJile  humiliaiion  nationale  peuvent  amener  l'armée  à  se  dire  :  (l'en 
est  trop;  je  suis  créée  non  pf)urêtre  le  jouet  de  messieurs  les  orati^urs 
et  les  politiciens,  mais,  pour  maintenir  l'ordre  à  l'intérieur  et  l'hon- 
neur du  pa\s  à  l'étranger.. Dangereuse  situation  d'esprit,,oair  si  elle 
se  génf  ralisait,rus<  rpateur  n'aurait  qu'à  paraître.  Il  tro«v<»rait  sous 
lamiitin  lesélémensd'un  coup-d'éiat.  De  grandes  victoires pounaient 
fiiine  naître,  le:  même  péril  sous  une  autre  forme  et  pour  dlautres 
radsons. 

Si  ce  qui  précède  est.vrai,,et  qni  peutne  pasiaperoevoil'"le  péril? 
il  [MiraîtraH  indispensafoie  de'  soustraire  la  duieciion  de'  l'airiuée  aux 
flurtuaiions  des- majorités  parlementaires  et:  d-es  perpétuel»  chan- 
gement de  cabmets;  Gela^^est  plus  nécessaire  encore  duns  ujie  ivpu- 
bliqueoù  leohetfde:l'ètat,.a)mmandanl.suprème  delà  force  mi  litkire, 
n'est  point  ()ermanent.  J'essait-rai  de  montrer  plus  loin  comment  ce 
résultat  peut  être  en  qjielque  mesure  obtenu. 


840  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

V. 

Nous  avons  vu  que  le  gouvernement  parlementaire  est  nécessai- 
rement un  gouvernement  de  partis  et  qu'il  fonctionne  d'autant  mieux 
que  les  partis  sont  plus  nettement  tranchés  et  plus  fortement  dis- 
ciplinés. Mais,  d'autre  part,,  la  prédominance  de  l'esprit  de  parti 
offre  des  inconvéniens  qui  s'aggravent  et  qui  frappent  de  plus  en 
plus  les  observateurs  éclairés.  Après  avoir  analysé  le  mal,  il  faudra 
donc  en  chercher  le  remède. 

Parmi  les  auteurs  qui  ont  le  plus  profondément  étudié  les  res- 
sorts du  régime  constitutionnel,  la  plupart  font  l'éloge  des  partis. 
Un  politique  anglais  de  premier  ordre,  Burke,  en  dit  ceci  :  «  Un 
parti  est  une  réunion  d'hommes  qui  s'accordent  pour  travailler  en 
commun  au  bien  du  pays,  conformément  à  certains  principes 
généraux  qui  leur  sont  communs.  Les  gens  qui  pensent  librement 
ne  peuvent  en  tout  penser  de  même  ;  mais,  comme  la  direction  de 
la  chose  publique  dépend  de  quelque  principe  d'importance  supé- 
rieure, si  on  s'entend  sur  celui-ci,  on  s'entendra  aussi  sur  ses  con- 
séquences. Les  bons, effets  de  l'esprit  de  parti  en  Angleterre  ont  été 
nombreux  et  importans.  Le  premier  a  été  qu'il  a  imprimé  de  la  suite 
et  de  la  cohérence  aux  opinions  des  hommes  politiques.  Il  leur  a 
donné,  pour  les  affaires  publiques,  certaines  règles  de  conduite  sem- 
blables à  celles  de  la  morale  universelle,  qui  leur  permettent  de 
résoudre  les  questions  obscures  ou  douteuses.  L'attachement  à  ces 
principes  les  met  à  même  de  résister  aux  tentations  de  l'intérêt  privé, 
aux  sophismes  des  autres  et  à  leurs  propres  caprices.  Leur  attitude 
devient  digne  et  ferme,  leur  caractère  s'élève,  leur  esprit  acquiert 
de  la  suite.  Enfin  l'union  d'un  grand  nombre  de  personnes  sous  un 
même  drapeau  donne  au  gouvernement  la  force  nécessaire  pour 
faire  les  lois  qu'exige  le  bien  du  pays.  »  En  Allemagne,  l'influence 
des  partis  a  été  étudiée  d'une  façon  systématique  par  Rôhmer  (Ij  et 
par  Bluntschli  (2).  Tous  deux  les  considèrent  comme  indispensables 
à  la  marche  des  institutions  libres.  D'après  Bluntschli,  les  partis  poli- 
tiques sont  d'autant  plus  actifs  et  plus  puissans  que  la  vie  publique 
est  plus  libre  et  plus  élevée.  «  L'histoire  de  la  république  romaine  et 
du  développement  de  la  monarchie  anglaise  ne  s'explique,  dit-il,  que 
par  le  conflit  des  partis,  dont  les  péripéties  forment,  en  réalité,  les 

(1)  Lehre  von  den  politischen  Parteien  (Théorie  des  partis  politiques). 

(2)  Character  und  Geist  der  poUtischen  Parteien  (Caractère  et  esprit  des  partis 
politiques). 


LE    RÉGIME   PARLEMENTAIRE.  841 

annales  de  la  liberté.  Certaines  âmes  timides  croient  que  les  par- 
tis politiques  sont  une  des  misères  et  des  maladies  de  notre  époque. 
Au  contraire,  elles  sont  la  preuve  d'une  activité  vigoureuse  et  saine. 
Se  vanter  qu'on  n'appartient  à  aucun  parti,  c'est  s'accuser  d'infir- 
mité d'esprit  ou  d'un  condamnable  égoïsme.  Le  seul  homme  qui  ait 
le  droit  et  même  le  devoir  de  ne  se  montrer  d'aucun  parti,  c'est  le 
chef  de  l'état.  » 

Cet  èminent  Italien,  trop  peu  connu  à  l'étranger,  Gesare  Balbo, 
montre,  dans  son  beau  livre  :  délia  Monarchia  rappresentativa, 
que  l'avantage  du  régime  constitutionnel  est  précisément  de  rame- 
ner les  vues  particulières  à  deux  courans  d'idées,  qui,  sous  la 
forme  de  deux  grands  partis  :  celui  du  ministère  et  celui  de  l'op- 
position, impriment  à  la  marche  du  gouvernement  une  direction 
îerme  et  constante ,  de  même  que  les  vents  alizés  favorisent  la 
course  des  navires.  Sous  un  régime  absolu,  ils  forment  les  fac- 
tions qui  donnent  naissance  aux  sociétés  secrètes,  aux  conspirations, 
aux  révolutions  de  palais,  et  aux  régicides,  comme  on  l'a  vu  si  sou- 
vent en  Russie  ;  avec  la  liberté,  les  factions  deviennent  des  partis, 
dont  les  nobles  luttes  sont  l'honneur,  l'éclat  et  la  gloire  des  pays. 
Macaulay  fait  remonter  l'origine  des  deux  grands  partis  qui,  depuis 
lors,  ont  tour  à  tour  occupé  le  pouvoir,  les  whigs  et  les  tories,  à 
la  seconde  réunion  du  long-parlement  (1641),  et  il  ajoute  que  leur 
histoire  est  véritablement  celle  de  l'Angleterre.  On  peut  donc  dire 
que  les  écrivains  amis  de  la  liberté  ont  vanté  les  avantages  des  par- 
tis et  que  ceux  qui  les  condamnent  sont,  en  réalité,  partisans  du 
despotisme. 

M.  Miughetti  admet  complètementla  vérité  de  ce  qu'ont  dit  Burke, 
Balbo,  Macaulay, Bluntschli,  Rôhmer  et  tant  d'autres,  mais,  comme 
dans  nos  sociétés,  si  imparfaites  encore,  les  meilleurs  choses  ont 
leur  mauvais  côté,  c'est  celui-ci  qu'il  a  voulu  étudier,  craignant  que 
les  abus  grandissans  n'arrivent  à  fausser  complètement  les  insti- 
tutions représentatives,  dont  les  partis  sont  les  moteurs  et  les  res- 
sorts. C'est  précisément  parce  que  ce  grand  parlementaire  est  un 
ami  dévoué,  mais  éclairé  de  la  liberté,  qu'il  cherche  à  écarter  ou  à 
diminuer  les  faits  fâcheux  qui  peuvent  la  mettre  en  péril. 

Le  premier  inconvénient  que  signale  M.  Minghetti  est  celui-ci  :  à 
mesure  que  les  fonctions  de  l'état  moderne  s'étendent  et  se  compli- 
quent, les  nécessités  d'un  gouvernement  de  parti  font  que  les  mi- 
nistres sont  moins  aptes  à  bien  faire  leur  besogne.  Il  y  a  trop  sou- 
vent, dit-il,  contradiction  entre  les  motifs  qui  font  attribuer  les  por- 
tefeuilles ministériels  à  tels  ou  tels  hommes  politiques  et  cette  loi 
économique  qui  s'impose  de  plus  en  plus  dans  toutes  les  branches 
de  l'activité  humaine,  à  notre  époque,  la  loi  de  la  division  du  tra- 
vail. En  matière  scientifique  non  moins  qu'en  fait  de  production 


842  REVDB   DBS    DEUX   MONDES, 

industrielle  ;on  réclama  des  «  spécialietes  :  themyhl  man  in  tke 
right  place  ;  »  le  succès  et  la  supériorité  ne  s'obtiennent  pas  autre- 
mt^nt.  Kn  administration  et  dans  la  gestion  des  alTaires  publiques, 
tout  secoraplique  maintenant,  et  des  connaissances  spéciales  devien- 
nent de  plus  en  plus  nécessaires.  En  fait  d'armée,  de  marine,  d'irvstruc- 
tion,  de  travaux  publics,  d'affaires  étrangères,  partout  surgissent  à 
chaque  instant  les  problèmes  les  plus  graves  et  les  plus  difficiles.  Or, 
les  nécessités  du  régime  parlementaire  et  du  gouvernement  des  par- 
tis, ne  permettent  pas  dechoisir  -pour  chaque  portefeuille  l'homme 
le  plus  compétent.  Il  faut  tenir  compte  des  opinions  plus  que  des 
capacités.  Quand  un  parti  a  conquis  le  pouvoir,  on  doit  bien  récom- 
penser'ceiix  à  qui  est  due  la  victoire.  Souvent  aussi  il  faut  donner 
satisfaction  aux  exigences  régionales.  'Le  Nord  et  le  Midi,  l'Est  ■et 
l'Ouest  veulent  avoir  leur  part  d'influence.  Quand  on  a  distribué  les 
portefeuilles  entre  les  quatre  points  cardinaux  et  les  cinq  ou  six 
groupes  qui  ont  formé  la  majorité,  quelle  place  reste-t-il  pour  les 
hommes  spéciaux?  Ici,  non  moins  que  sous  l'ancien  régime,  oîi  il  fal- 
lait un  mathématicien,  c'est  un  -danseur  qui  l'emporte.  C'est  une 
chajice  heureuse  et  rare  si,  dans  le  personnel  des  chefs  du  parti 
vainqueur,  on  trouve  quelques  hommes  bien  préparés  pour  les  fonc- 
tions qu'on  est  obligé  de  leur  confier. 

'Le  ministre,  une 'fois  en  place,  peut-il  au  moins  consacrer  au  bien 
du  pays  et  aux  affaires  de  son  département  la  somme  plus  ou  nioins 
grande  d'aptitude  et  de  dévoûment  qu'il  y  apporte?  Nullement  : 
c'est  tout  au  plus  «'il  a  le  loisir  de  se  mettre  au  courant  des  iaiis  les 
plus  importaiis.  L-  plus  clair  de  son  temps  est  pris  par  les  ques- 
tions de  :pe*r8onnes.  Les  compétitions  pour  les  places  vacantes  lui 
amènent  non-seulement  les  visites  on  les  demandes  d'innombrables 
solliciteurs  qu'il  peut,  il  est  vrai,  parfois  éconduire,  mais  en  outre 
les  obsessions  des  députés  qu'il  est  bien  forcé  de  recevoir  et  qui 
sanrfiienldu  reste,  au  besoin,  se  faire  ouvrir  toutes  les  portes.  L'après- 
m  di.  ce  sont  les  séances  de  la  chambre  avec  ses  interpellations,  et  les 
négocialion-s,  les  efforts  permanens  qu'exige  la  conservation  de  la 
majorité.  Le  soir,  diiier  et  réceptions,  auxquels  on  ne  peut  se  sous- 
traire; car  malheur  à  celui  qui  s'isole!  on  le  déclare  inabordable  ; 
c'est  un  esprit  chagrin,  un  caractère  atrabilaire;  il  devient  impopu- 
laire; il  fait  tort  au  cabinet,  et  on  lui  fait  sentir  qu'il  ferait  mieux  de 
s'^n  aller. 

Ainsi,  en  résumé,  le  régime  parlementaire  tel  qu'il  est  pratiqué 
presque  partout,  sur  'le  continent,  ne  donne  pas  le  poitefeuille  aux 
hommes  qui  en  sont  les  plus  dignes,  et,  ce  qui  est  plus  lâcheux 
encore,  il  empêche  les  ministres  désignés  de 'faire  de-^  aptiinde-s 
qu'ils  possèdent  l'emploi  le  plus  utile  au  pays.  Le  mal  est  d'autant 
plus  grand  que  les  ministères  durent  moins  longtemps  et  que  la 


I,E    RÉGIME   PARLEMÏMATTIE.  843 

masse  des  alVaires  qu'une  centralisation  excessive  met  à  leur  change 
est  pltis  coiisidprabl'e. 

Tn  auire  reproche  que  Ton  peut  faire  à  rinfluence des  partis  dans 
le  régime  représentatif,  c'est  l'abus  de  l'iiitervention  des  députés 
dans  toutes  les  branches  de  l'adiuinist'ralion.  C'est  pour  prouver  la 
vérité  de  cette  observation  que  M.  Minghetti  a  écrit  son  livre,  qui 
n'est  au  fond  qu'une  réponse  aux  violentes  attaques  qu'elle  lui  avait 
attirées(l).  II  n'a  nulle  peine  à  montrer  que  le  mal  qu'il  a  cru  devoir 
dénoncer  à  l'attention  de  ses  concitoyens,  n'est  nullement  spécial  à 
l'Italie  et  que,  au  contraire,  il  semble  inhérent  au  régime  parlemeo- 
taire  appli(|ué  dans  un  état  fortement  centralisé.  Ici  il  multiplie  les 
citations  empruntées  aux  dilférens  partis  et  il  trouve  les  pitis  écra- 
santes dans  les  auteurs  américains.  Je  résumerai  seulement  ce' que 
dit  à  ce  sujet  un  écrivain  français  peu  suspect  d'exagération  et,  s' oc- 
cupant du  gouvernement  représentatif  en  France  sous  Louis-Phi'ippe 
dont  certes  il  n'était  point  l'adversaire,  je  veux  parler  de  M.  Hello 
et  de  son  livre  du  Régime  ronstilutionnel.  Il  montre  d'abord  les 

(1)  Daas  UD  discours  éloquent,  prononcé  à  Naples  le  8  janvier  1880,  M.  Ming-hetti 
avait  cité  Aristote  montrant  comment  toutes  les  tVirrries  de  gouvernement  détiénèrent, 
la  monarchie  aboutissant  à  la  tyrannie,  l'arisiociatie  à  Poligarcliie  et  la  démocratie 
à  la  démagogie.  Piii«  il  avait  recherché  les  causes  qui  amènent  la  défoimation  du 
gouvernement  parlementaire,  et,  parmi  celles-ci,  il  avait  sng-nalé  l'inpirence  indjie 
des  députés  dans  toutes  les  affaires  publiques-  concernant  l'état,  les  provinces,  les 
communes  et  même  les  corps  moraux  et  les  insiituiions  dé  bienfaisance  Cela  pro- 
vo  |ua  une  lempêie  dans  la  chambre  :  on  duinauda  la  mise  en  accusation  de  l'insolent 
orateur  qui  avait  attenté  à  l'honueur  du  parlement  M.  Mlnghetti  réponlii  que  le  mal 
qu'il  a  ait  sigjialé  n'était  pas  propre  à  l'Italie  ;  qu'il  oxisiait  plus  ou  moins  dans  tous 
les  pays  ronstitotionnels  sur  le  continent;  que  des  écrivains  étrangers  l'avaient  noté 
également;  et  qu'il  ne  pouvait  taire  une  vérité  évidente,  sur  laquelle  au  contraire  il 
était  uiKeutd'attirer  l'attention  detous.  Vi>;itant  l'Ilalieavant  que  ce  discours  fût  pro- 
noncé, j'avais  été  moi-même  très  frappé  de  l'abus  qu'il  indiq[ue  et  dont  on  m'avait 
ciié  une  fuule  de  preuves.  Je  me  permets  de  rap[)el<T  ce  que  j'écrivis  à  ce  suje  dans 
mes  Fj't'r.'s  d'Italie  (1880),  écrites  au  jour  le  ji>ur,  sous  l'impression  directe  des  faits 
oudes  conveMfeations  :  «  Un  autre  fléau  de  l'Italie,  c'est  l'abus  des  influences  parlemen- 
taires; nous  en  souffrons  déjà  beaucoup  en  Belgique,  mais  le  mal  est  plus  grand  ici, 
parce  que,  à  défaut  de  partis  nettement  tranchés  sur  lesquels  ils  puissent  s'a()puyer, 
les  niiui<ires  et  lesadministr.itions  ne  peu\ent  résister.  Le  député  doit  se  fKtre  le  ser- 
viteur des  solliciteurs  qui  l'assiègent,  sous  peine  de  perdre  leurs  voix;  et  le  ministre 
doit  donner  satisfaction  aux  député»  pour  for-mer  ou  pour  conserver  sa  majorité.  Dans 
les  nominations,  on  tient  moins  compte  des  nécessités  du  service  ou  du  méciie  des 
candidats,  que  des  recommandations  des  membres  dn  parlement  Devant  eux.  à  Kome 
comme  en  province,  chacun  tremble  et  tous  cèdent.  Les  lois,  les  règlemens,  l'équité', 
Tint' rêt  public,  pour  leur  complaire  tout  est  mis  en  oubli  II  y  a  là  une  source  per- 
manente de  désonires,  de  dilapidations,  de  favoritisme  et  de  mauvaise  gestion.  » 
L'économiste  anglais  Thornton  s'était  exprimé  dans  le  même  sens  {Mactnillan  Maga- 
zine, janvier  1880).  Ce  que  j'avais  observé  en  Italie  n'otait  point  pour  moi  chose  nou- 
velle :  je  l'avais  remarqué  dans  mon  pays,  —  et,  en  France  même,  ne  voit-on  rien  de 
pareil  ? 


8/i4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

innombrables  agens  de  l'administration  répandus  sur  toute  la  sur- 
face du  pays  transformés  en  courtiers  électoraux,  par  la  nécessité  de 
conserver  la  majorité  au  parti  qui  gouverne.  L'électeur,  dit-il,  vote 
trop  souvent  plus  en  raison  des  avantages  qu'il  attend  que  des  convic- 
tions qui  l'animent.  Le  député,  à  son  tour,  devient  le  très  humble 
serviteur  de  ses  commettans.  Il  soigne  leurs  affaires,  grandes  et 
petites,  place  leurs  fils  et  fait  volontiers  les  emplettes  de  ces  dames 
dans  la  capitale.  Dans  les  ministères  il  a  son  compte-courant  :  à  son 
passif,  comme  dettes,  sont  portées  toutes  les  nominations  et  toutes 
les  faveurs  qu'il  obtient  ;  à  son  actif  tous  les  votes  favorables  au  gou- 
vernement qu'il  émet.  Ce  règlement  des  obligations  réciproques 
paraît  si  avantageux  que  l'administration  fait  comprendre  que  le 
député  est  en  tout  l'intermédiaire  obligé.  Toute  demande,  pour  être 
examinée,  doit  être  accompagnée  de  la  recommandation  du  député, 
et  c'est  lui  qui  apprend  tout  d'abord  qu'elle  a  été  accueillie,  afin 
qu'il  puisse  s'en  faire  un  mérite  auprès  de  ses  électeurs.  A  la  veille 
du  scrutin,  dans  leurs  circulaires,  les  députés  ne  se  font  pas  faute 
d'invoquer  les  services  rendus  et  de  faire  entrevoir  tous  les  avan- 
tages que  leur  influence  fera  obtenir  :  ponts,  canaux,  routes,  che- 
mins de  fer,  écoles,  subsides  de  toute  espèce.  De  cette  façon, l'uni- 
verselle ingérence  de  l'état  et  les  places  sans  nombre  qu'elle  crée, 
deviennent  un  instrument  de  parti  et  la  dépouille  opime  que  se 
partagent  les  vainqueurs.  On  sait  qu'aux  États-Unis,  ce  système 
était  un  droit  reconnu  :  les  deux  sénateurs  de  chaque  état  apparte- 
nant au  parti  qui  arrivait  au  pouvoir  disposaient  de  toutes  les  nomi- 
nations que  l'exécutif  avait  le  droit  de  faire  dans  l'état  qu'ils  repré- 
sentaient. 

M.  Guizot  définit  dans  son  langage  élevé  ce  fléau  des  influences 
qu'on  lui  a  si  amèrement  reproché  et  auquel  il  n'a  pu  se  soustraire. 
11  s'imaginait,  à  tort,  qu'il  n'existait  ni  aux  Ëtats-Unis  ni  en  Hollande 
ni  en  Belgique  et  il  ss'aflligeait  de  le  voir  régner  en  France  :  «  Quand 
le  pouvoir  supérieur  est  chargé  à  la  fois  de  gouverner  avec  la  liberté 
et  d'administrer  avec  la  centralisation,  quand  il  a  à  lutter  au  som- 
met pour  les  grandes  aflaires  de  l'état  et  en  même  temps  à  régler 
partout,  sous  sa  responsabilité,  presque  toutes  les  affaires  du  pays, 
deux  inconvéniens  graves  ne  tardent  pas  à  éclater  :  ou  bien  le  pou- 
voir central,  absorbé  par  le  soin  des  all'aires  générales  et  de  sa  propre 
défense,  néglige  les  affaires  locales  et  les  laisse  tomber  dans  le  désordre 
et  la  langueur;  ou  bien  il  les  lie  étroitement  aux  affaires  générales, 
les  fait  servir  à  ses  propres  intérêts,  et  l'administration  tout  entière, 
depuis  le  hameau  jusqu'au  palais,  n'est  plus  qu'un  moyen  de  gou- 
vernement entre  les  mains  des  partis  politiques  qui  se  disputent  le 
pouvoir.  Condamnée  h  porter  à  la  fois  le  fardeau  de  la  liberté  poli- 


LE    RÉGIME    PARLEMENTAIRE.  SA  5 

tique  et  celui  de  la  centralisation  administrative,  la  monarchie  con- 
stitutionnelle naissante  a  été  soumise  à  des  difficultés  et  à  des  res- 
ponsabilités contradictoires  qui  dépassaient  la  mesure  d'habileté  et 
de  force  qu'on  peut  raisonnablement  exiger  d'un  gouvernement  (1).  » 
L'ingérence  des  députés  et  de  l'esprit  de  parti  dans  l'administration 
et  dans  la  distribution  des  places  est  certes  fâcheuse,  et  il  faut  s'ef- 
forcer d'y  mettre  des  bornes  ;  mais  elle  ne  mettrait  peut-être  pas 
en  péril  les  institutions  libres.  Ce  qui  serait  tout  autrement  grave  et 
probablement  mortel  pour  ces  institutions,  ce  serait  que  le  mal  vînt 
à  atteindre  la  justice;  car  celle-ci  est  la  consécration  de  tous  les 
droits  et  le  dernier  refuge  de  la  liberté.  Méditant  sur  les  fonctions 
des  tribunaux  qui  assurent  le  maintien  de  l'ordre  social  et  rendent 
possible  le  travail  de  l'humanité,  David  Hume  a  dit  :  «  Tout  notre 
système  politique  et  chacun  de  ses  organes,  l'armée,  la  flotte  et  les 
deux  chambres,  tout  cela  n'est  qu'un  moyen  pour  atteindre  une 
seule  et  unique  fin,  la  conservation  de  la  liberté  des  douze  grands 
juges  de  l'Angleterre.  » 

M.  Minghetti  accumule  les  faits  et  les  citations  pour  démontrer 
cette  vérité  capitale,  que,  si  la  justice  à  son  tour  devient  un 
instrument  de  parti,  tout  est  perdu.  Les  avantages  et  les  gloires  du 
régime  représentatif  ne  sont  rien  au  prix  de  cet  abus  qui  ôte  toute 
garantie  à  la  vie  sociale.  Et,  en  effet,  s'il  est  une  vérité  évidente, 
c'est  que  plus  complètement  règne  la  démocratie  et  plus  toutes  les 
positions  sont  données  par  l'élection,  plus  il  est  alors  indispensable 
qu'il  y  ait  un  pouvoir  indépendant  où  le  faible  puisse  trouver  pro- 
tection contre  le  fort.  Autrement  c'est  la  tyrannie,  et  elle  serait 
pire  que  celle  de  l'absolutisme,  car  elle  s'exercerait  partout  avec  la 
même  violence  et  la  même  injustice.  Au  sein  de  chaque  village,  de 
chaque  institution,  en  un  mot,  dans  toutes  les  branches  de  l'activité 
humaine,  ceux  qui  seraient  en  minorité,  au  jour  des  élections,  seraient 
des  proscrits,  pour  lesquels  il  n'y  aurait  plus  de  droit  et  qu'on 
pourrait  opprimer,  dépouiller  et  charger  d'impôts  sans  merci  et  sans 
vergogne.  La  pire  des  institutions  des  États-Unis,  et  peut-être  la 
seule  qui  soit  foncièrement  mauvaise,  est  la  magistrature  élue.  Les 
conséquences  n'en  sont  pas  partout  également  mauvaises;  mais 
elles  soDt  parfois  détestables.  Voici  ce  qu'a  écrit  à  ce  sujet  un  Amé- 
ricain dont  l'opinion  a  quelque  valeur.  «  On  croit  au  progrès.  On 
s'imagine  qu'il  n'y  a  plus  de  pirates,  de  brigands,  de  tricheurs  au 
jeu  ;  c'est  une  illusion.  Les  pirates  exercent  désormais  leur  indus- 
trie sur  terre  ferme  ;  ils  la  gèrent  de  façon  à  échapper  aux  lois  et 
leurs  profits  dépassent  fantastiquement  ce  qu'ils  pouvaient  acqué- 

(1)  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon  temps,  t.  i,  p.  188. 


8A0  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rir  eu  écumant  les  mers.  Les  brigands  ne  vivent  plus  dans  les  grottes 
des  montagnes  :  ils  se  pavanent  sur  les  places  publiques,  dans  les 
sièges  des  juges  et  des  législateurs,  et  ils  se  font  nommer  colonels 
ou  généraux.  Tricher  est  une  airaiœ  de  bourse  qui  enrichit  les  plus 
habiles  et  les  moins  scrupuleux.  Enlevons  le  masque  au  xix®  siècle, 
et  sa  civilisation,  dont  il  est  si  fier,  cachera  à  peine  la  brutalité  des 
mœurs  du  xir  siècle,  qui  étaient  plus  franches  et  moins  malhonnêtes.  » 
Déjà  on  se  plaint  en<  France  que  les  influences  politiq^ies  faussent  la 
balance  de  la  justice.  Dernièrement  le  procureur-général  de  la  cour 
d'appel  de  Paris  n'hésitait  pas  à  dire  dans  un  discours  officiel  :  «  Les 
juges  de  paix  s'inquiètent  plus  des  opinions  politiques  de  leurs  justi- 
ciables que  de  la  légitimité  de  leurs  demandes,  et  ils  se  demandent 
si  une  bonne  élection  ne  vaut  pas  mieux  qu'un  bon  jugement.  » 

Loin  de  porter  atteinte  à  l'inamovibilité  des  magistrats,  il  faut  donc 
la  fortifier  par  tous  les  moyens.  Leur  nomination  et  leur  avance- 
ment doivent  même  être  soustraits  à  l'arbitraire  du  mhiistre.  On  y 
parvient  en  faisant  dresser,  par  des  corps  indépendans  les  uns  des 
autres,  pour  toute  place  vacante,  une  liste  double  de  présentation, 
ainsi  que  cela  se  fait  en  Belgique.  En  Italie,  on  a  aussi  réclamé  et 
momentanément  obtenu  que  le  ministre  ne  pût  même  point  dépla- 
cer un  magistrat  sans  son  consentement,  parce  que  le  droit  d'en- 
voyer un  juge  de  Turin  à  Palerme  et  de  Venise  à  Sassari  devenait 
parlois  un  moyen  d'influence  illicite.  Mieux  on  se  rendra  compte 
des  conditions  indispensables  au  maintien  de  la  démocratie,  plus 
on  s'efforcera  d'assurer  l'impartialité  de  la  magistrature,  eu  la  sous- 
trayant aux  influences  de  parti  en  même  temps  qu'à  l'action  du 
pouvoir. 

vr. 

J'ai  essayé  de  montrer  quelques-uns  des  inconvéniens'  et  des  dan- 
gers que  rencontre  le  régime  parlementaire  dans  les  pays  qui  pré- 
sentent cette  lâcheuse  anomalie  d'être  à  la  fois  très  démocratiques  et 
très  centralisés.  Comment  échapper  aux  conséquences  qui  résultent 
de  ces  situations  contradictoires,  c'est-à-dire,  comment  concilier  l'es- 
pi'it  de  suite  indispensable  à  la  direction  des  affaires  d'un  grand  pays 
avec  la  molùlité  de  résolutions  propre  aux  assemblées  déhbérantes^ 
surtout  dans  les  démocraties?  M.  Minghetti  consacre  la»  dernière  par- 
tie de  son  livre  à  l'examen  de  cette  importante  et  difficile  ques- 

(IV  Lire  à  ce  sujet  le  livre  de  M.  Albert  Desjardins  cité  dans  rpxcellent  travail 
publié  ici  mémo  par  M.  Arthur  Desjardins  (Revue  du  l"""  août).  Voir  aussi  celui  de 
M.  Mirabelll,  l'InainovibiUlà  délia,  mayistratura  nel  regno  d'îlalia.  Napoli,  1880. 


LE   RÉGIME    PARLEJUCNTAIRE.  SA? 

tion.  Je  Depuis  ici  résumer  et  disouter  les  vues  oifitcinales  et  pro- 
fondes qu'il  émet  à  ce  sujet.  Il  y  auiaigrcind  profit  à  les  étudier 
dans  le  livue  môme.  ,Je  dois  me  borner  àdire  brièvement  ce  qui 
m'-en  paraîttesseuiiel,. 

iPour. corriger  les  incon venions. du  parlementarisme,  deux  ordres 
derérorines  ont  été  indiqués  :  les  premièires  s'i^ppliqiient  à,la<natur,e 
des  affaires  (|ue  le  parlement  doit  régler,  c'est-àrdire  .aux  aitribu- 
lions  de  l'état;  les  secondes  se  rapportent  au  , mode  de  Its  réglée, 
c'est-à-rlire  au  mécanisme  du  gouvernement. 

L'une  de  ces  réformes,  qui  est  souvent  préconisée„porte  un  nom 
très  populaire  :  c'est  la  décentialisation.  Il  est  évident  que,  moinô 
nombreux  sont  les  intérêts  que  règle  le  pouvoir  central,  moindres 
sont  les  maux  qui  résultent  de  l'instabilité  des  ministres  et  de  l'incom- 
pétence des  chambres.  On  peut  même  .dire  que  la  décenlralifcaiiojû 
est  la  forme  'propre  de  .la  démucffatie.  Si  vous  la  ipoussez  à  bout, 
vous  pouvez  avoir,  sans  trop  d'inconvéniens,  même  la  législation 
directe  par  le  peuple,  comme  dans  les  démocraties  de  la  Gièce 
antique 'ft  dans  les  cantons  alpestres  de  la  Suisse,  ou  bien  le  rc^fe- 
rendiim,  c'est-à-dire  l'acceptation  ou  le  rejet  par  le  suffrage  uni- 
versel des  lois  votées  pur  les  députés.  Le  paysan,  incnpable  de 
diriger  la  [politique  générale,  peut  très  bien  intervenir  dans  l'admi- 
nistration (les  affaires  de^on  village;  aucune  révolution  universelle 
n'est  à  craindre,  car  le  gouv«^rnement  est  pour  ainsi  dire  acéphale. 
La  vie  politique  est  répandue  partout,  mais  elle  n'est  concentrée 
nulle  part.  Chaque  partie  de  l'état  ayant  ses  tendances  .particulières, 
jamais  la  même  fièvpe  -ne  peut  le  saisir  tout  entier.  Le  jôle  des 
a.«;semblées  nationales  estsi  effacé  qu'on -soupçonne à  peine  leurexis- 
lence.  Les  radicaux  ou  les  conservateurs  dominent^ils  dans, les  con- 
seils'fédéraux  à  Berne?  On  l'ignore  dantôleirestedeiriEurope,  et  même 
en  Suisse,  cela  importe  assez  peu.  En  Norvège,  autre  pays  démo- 
oratique,  le  [larlement  esttout-ipuissant,  car  le  pouvoir  du  souve- 
rain est  presque  nul  :  néanmoins  l'atitivité  parlementaire  est  réduite 
et  n'exerce  qu'une  influence  très  restreinte  sur  la  vie  nationale. 
■Dans  les  états nù  régnent  à  la  fois  la  centralisation  et  la  démocratie, 
tout  le  monde  s'acooi'de  à  dire  qu'il  faudrait  diminuer  les  attrihu- 
lions  des  autorités  centrales  pour  accroître  celles  des  communes 
et  des  provinces.  Jl  n'est  pas  jusqu'à  M.  Guizot  qui  ne  regrette  de 
•ne  pas  l'avoir  fait.  «Pour  guérir  ce;mal,  dit-il  dans  ses  Mémoires 
'•{i.  i,  p.  189)  ,un  double  travail  était  à  faire.  Il  fallait,  d'une  part, 
•faire  pénétrer  la  liberté  dans  l'administration  des  affaires  locales, 
et  de  l'autre,  seconder  le  développement  des  forces  locales  capa- 
bles, dans  leur  sphère,  d'exercer  le  pouvoir.  » 

Les  régimes  changent  :  la  république  succède  à  la  monarchie,; 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chacun  répète  la  formule  favorite  :  Décentralisons.  Mais  la  réforme 
vantée  par  tous  n'est  accomplie  par  personne.  Pourquoi?  Parce  que 
le  parti  dominant  devrait  permettre  à  ses  adversaires  d'être  les 
maîtres  dans  certaines  parties  du  pays.  Il  faudrait  renoncer  à  cet 
idéal  d'une  grande  nation  unifiée,  solidaire,  marchant  en  avant 
tout  entière,  du  même  pas,  sans  souiïrir  ni  dissidens  ni  retarda- 
taires. La  république  une  et  indivisible,  rêvée  par  les  jacobins, 
devrait  se  transformer  en  une  fédération  de  régions  ou  même  de 
communes,  dont  un  grand  nombre  seraient  alors  gouvernées  par 
ce  qu'on  appelle  la  «  réaction.  »  C'est  à  peu  près  ce  que  veulent 
les  économistes  à  outrance  et  les  collectivistes.  Mais  le  fédéra- 
lisme, écrasé  en  93,  n'est  pas  encore  à  la  veille  de  triompher 
aujourd'hui.  Cherchons  donc  le  remède  ailleurs,  c'est-à-dire  dans 
une  réforme  du  mécanisme  gouvernemental. 

Un  écrivain  instruit  et  judicieux,  que  Stuart  Mill  aimait  à  citer, 
W.  Thornton,  très  frappé  des  infirmités  du  système  parlementaire, 
propose  d'y  obvier  de  la  façon  suivante.  Les  ministres  n'auraient 
point  de  politique  propre  qu'ils  s'efforceraient  d'imposer  aux 
chambres.  Ils  suivraient  en  tout  l'impulsion  de  celles-ci  et  se  bor- 
neraient à  exécuter  leurs  volontés.  Ils  éviteraient  de  poser  à  tout 
propos  des  questions  de  confiance  et  ils  ne  se  retireraient  que  devant 
un  vote  formel  qui  leur  signifierait  de  s'en  aller.  En  outre,  il  n'y 
aurait  nulle  solidarité  entre  les  ministres.  Chacun  d'eux  porterait 
uniquement  la  responsabilité  des  actes  de  son  département.  Celui 
qui  aurait  démérité  ou  perdu  l'appui  de  la  chambre  déposerait  son 
portefeuille,  sans  entraîner  la  démission  de  ses  collègues.  De  cette 
façon,  on  éviterait  des  changemens  perpétuels  de  ministères  qui 
désorganisent  les  services  et  affaiblissent  le  pays.  C'est  à  peu  près 
ainsi  que  le  régime  constitutionnel  était  pratiqué  autrefois  en 
Angleterre,  et  après  1815,  sur  le  continent.  Il  l'a  été  de  même 
récemment  en  France,  et  on  serait  porté  à  croire  que  c'est  le  seul 
que  le  parlement  veuille  désormais  supporter.  Ce  système  s'éloi- 
gnerait beaucoup  de  celui  du  gouvernement  de  cabinet,  si  admira- 
blement analysé  par  Bagehot  (1)  et  auquel  nous  sommes  habitués 
depuis  un  demi-siècle.  Les  ministres  ne  seraient  plus  que  des  chefs 
de  bureau.  La  haute  direction  de  la  politique  générale  passerait 
entièrement  aux  mains  du  parlement.  Ce  régime  peut  donner 
d'assez  bons  résultats  dans  une  monarchie  tempérée,  où  le  souve- 
rain exerce  encore,  en  réalité,  le  pouvoir  exécutif;  car  on  trouverait 
au  moins  dans  ses  conseils  l'esprit  de  suite  indispensable  à  tout 

(Ij  Relire  à  ce  sujet  son  livre,  la  Constitution  anglaise,  si  plein  d'enseignemens 
utiles. 


LE   RÏ'GIME    PARLEMENTAIRE.  849 

gouvernement;  mais  dans  une  république  démocratique  il  abouti- 
rait inévitablement  à  l'impuissance  ou  à  l'anarchie.  Les  résolutions 
improvisées  et  les  incessantes  contradictions  d'une  chambre  non 
dirijîée  et  complètement  livrée  à  elle-même  feraient  tomber  le 
régime  dans  le  discrédit  et  sous  le  ridicule.  Au  reste,  comme  il  est 
probable  que  la  théorie  de  Thornton  continuera  à  être  appliquée 
en  France  pendant  quelque  temps  encore,  on  pourra  juger  l'arbre 
d'après  ses  fruits. 

Comme  on  le  sait,  la  constitution  des  États-Unis  a  un  autre 
moyen  d'échaj^per  aux  inconvéniens  du  parlementarisme.  Les 
ministres,  nommés  parle  président,  ne  relèvent  pas  des  chambres, 
où  ils  n'ont  pas  le  droit  de  pénétrer,  même  pour  défendre  leurs 
projets.  Le  gouvernement  de  cabinet  n'existe  donc  en  aucune  façon 
en  Amérique.  Le  mécanisme  gouvernemental  diffère  ainsi  totale- 
ment de  celui  de  l'Angleterre  et  des  nôtres.  Les  chambres  et  les 
ministres  agissent  dans  des  sphères  complètement  séparées,  et  ils 
n'ont  pour  ainsi  dire  aucune  action  les  uns  sur  les  autres.  Un  vote 
du  parlement  ne  peut  renverser  le  ministère;  à  vrai  dire,  il  n'y  a 
que  des  secrétaires  d'état  dépendant  du  président. 

Ce  système,  si  opposé  à  toutes  nos  idées  sur  le  régime  représen- 
tatif, présente  cependant  de  nombreux  avantages.  Le  président  peut 
choisir  comme  ministres  les  plus  aptes  à  en  remplir  les  fonctions, 
sans  avoir  à  tenir  compte  des  exigences  des  groupes  et  des  intrigues 
parlementaires.  Les  ministres,  n'étant  pas  absorbés  par  les  soins 
incessans  nécessaires  en  Europe  pour  conserver  une  majorité,  on* 
le  temps  de  s'occuper  des  affaires  du  pays.  Ils  peuvent  compter  su'' 
une  durée  de  quatre  ans  et  peut-être  de  huit  ans,  si  le  président  est 
réélu,  au  lieu  d'être  renversés  tous  les  six  mois,  comme  en  France 
et  en  Italie,  lis  ne  sont  pas  à  la  merci  des  exigences  des  députés, 
car  ceux-ci  ne  peuvent  les  renvoyer.  Les  luttes  parlementaires 
n'agitent  g'ière  le  pays,  car  les  discours  prononcés  dans  les  cham- 
bres sont  lus  comme  des  morceaux  d'éloquence  ou  des  dissertations 
instructives  qui  éclairent  le  public,  mais  qui,  n'aboutissant  pas  à 
des  votes  changeant  la  direction  des  affaires,  ne  passionnent  pas 
l'opinion.  La  souveraineté  du  peuple  se  manifeste  de  temps  en  temps, 
et  elle  est  alors  sans  contrôle,  car  le  peuple  nomme  tous  les  fonc- 
tionnaires; mais,  dans  l'intervalle,  ceux  qu'il  a  choisis  peuvent  gou- 
verner dans  la  limite  des  pouvoirs  qui  leur  sont  confiés. 

Je  trouve  encore  aux  États-Unis  un  autre  mode  de  gérer  les 
affaires  publiques  qu'on  pourrait  utilement  imiter  en  Europe.  Cer- 
tains services, —  et  particulièrementcelui  que  l'on  considère  là-bas, 
et  avec  raison,  comme  le  plus  important  de  tous,  l'instruction  du 
peuple,  — sont  administrés  non  par  des  ministres  dépendant  des  fluc- 

TOMB  LIV.   —  1882.  54 


850  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tualions  incessantf^s  des  majorités,  mais  par  de  hauts  fonctionnaires 
que  désignent  soit  le  suffrage  universel,  soit  le  parlement.  S'ils  rem- 
plissent bien  leurs  fonctions,  ils  sont  ordinairement  renommés,  et  je 
pourrais  citer  ainsi  dans  les  divers  états  plusieurs  «  surintendans  de 
l'éducation  »  qui  sont  considérés  comme  inamovibles.  11  y  aurait 
grand  avantage  à  appliquer  ce  système  en  Europe,  dans  les  dépar- 
temens  qui  exigent  im()érieusement  l'esprit  de  suite,  comme  la 
guerre,  l'instruction  et  les  travaux  publics.  Ces  surintendans,  nom- 
més par  la  chambre,  en  raison  de  leurs  aptitudes  spéciales,  seraient 
révocables  et  responsables  ;  mais,  soustraits  aux  soins  et  aux  vicissi- 
tudes des  luttes  parlementaires,  ils  pourraient  appliquer  leurs  con- 
naissances et  leur  activité  aubi  en  général  avec  autant  de  succès  que 
l'ont  fait  les  bons  ministres  sous  le  régime  autocratique. 

Je  ne  puis  ici  qu'etlleurer  ces  idées.  Ce  qui  est  évident  et  ce  qui  le 
paraîtra  davantage  encore  à  mesure  que  l'état  social  et  les  institutions 
deviendront  plus  démocratiques,  c'est  que  le  régime  parlementaire, 
tel  qu'il  est  pratiqué  maintenant  dans  les  pays  où  régnent  à  la  fois  la 
démocratie  et  la  décentralisation,  exige  impérieusement  une  réforme. 
Il  est  peu  probable  qu'un  grand  état,  avec  une  grande  armée,  consente 
à  être  indéfiniment  le  jouet  des  majorités  mobiles  d'une  chambre  ou 
la  matière  à  expérimentation  de  ministères  semestriels.  Son  infério- 
rité, relativement  aux  pays  gouvernés  avec  une  autorité  prévoyante 
et  des  vues  suivies  et  réfléchies,  deviendrait  trop  périlleuse  et  trop 
poignante.  Les  institutions  les  plus  démocratiques  peuvent  assurer 
la  paix,  la  prospérité  et  le  progrès,  mais  à  certaines  conditions  que 
nous  offrent ,  par  exemple ,  la  fédération  helvétique  absolument 
décentralisée,  les  États-Unis  sans  ministère  parlementaire  et  cer- 
tains états  où  les  chambres  ne  se  réunissent  que  tous  les  deux 
ans.  L'omnipotence  des  chambres  dans  une  république  constituée 
comme  un  empire,  mais  sans  grands  partis  constitutionnels,  est  une 
source  d'agitations  stériles  et  une  cause  d'inquiétudes  qu'une 
nation  vouée  au  travail  et  soucieuse  de  son  avenir  ne  supportera 
pas  toujours.  Le  plus  grand  et  peut-être  le  seul  daiager  qui  me- 
nace la  république  en  France,  c'est  donc  l'imperfection  du  régime 
parlementaire. 

M.  de  Bisiuarck  a  dit  en  1869  :  (c  Le  gouvernement  de  cabinet  est 
une  sottise  et  un  fléau  dont  l'Europe  ne  tardera  pas  à  se  guérir.  » 
Il  ne  faut  pas  que  les  parlemens  en  France  et  en  Italie  lui  donnent 
trop  raison,  car  la  liberté  et  le  régime  représentatif  seraient  en  grand 
danger  sur  notre  continent. 

Emile  we  Laveleye» 


LE 


BASSIK  DE  LA  lÉDITEEEAIÉE 


LIMITES    ET    CLIMAT. 


Les  études  géographiques  ont  acquis  de  nos  jours  une  grande 
popularité.  La  vapeur  et  l'électricité  supprimant  le  temps  et  l'es- 
pace, rapprochant  les  hommes  et  les  choses,  on  conçoit  notre  désir 
de  mieux  connaître  et  apprécier  tant  de  lieux  et  de  iieuples,  avec 
lesquels  nous  nous  trouvons  brusquement  en  rapports  réguliers, 
qui,  naguère  encore,  nous  étaient  à  peine  connus  de  noms,  perdus 
dans  le  vague  brouillard  d'un  lointain  inaccessible.  Le  perfectionne- 
ment récent  des  voies  de  communication  me  paraîtrait  une  cause 
sufiisante  pour  expliquer  ce  goût  qui  s'est  si  généralement  répandu 
chez  nous  des  connaissances  géographiques,  sans  qu'il  fût  bien 
nécessaire  de  l'attribuer  à  un  sentiment  de  patriotisme  national 
que  je  respecte  sans  trop  le  comprendre.  Cherchant  à  nos  derniers 
revers  militaires  une  explication  qui  n'eût  rien  de  blessant  pour 
notre  amour-propre,  on  s'est  plu  à  la  trouver  dans  notre  ignorance 
des  langues  étrangères  et  de  la  géographie.  Le  fait  est  passé  à 
l'état  de  légende  indiscutable.  J'ai  pourtant  peine  à  concevoir  en 
quoi  la  supériorité  vraie  ou  prétendue  de  nos  rivaux  dans  une  telle 
spécialité  de  connaissances  aurait  pu  assurer  le  succès  de  leurs 
armes,  et  je  plaindrais  fort  la  génération  prochaine  si,  pour  se 
défendre  contre  l'agression  de  ses  voisins,  elle  n'avait  à  leur 
opposer  que  des  diplômes  de  bachelier  ès-sciences  géographiques 
ou  langue  allemande. 


852  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'étude  de  la  géographie  a  pris  une  large  place 
dans,  noire  enseignement.  Par  la  variété  de  ses  descriptions,  par  la 
multiplicité  des  paysages  et  des  récits  qu'elle  peut  faire  dèHler 
sous  nos  yeux,  elle  se  prête  plus  que  toute  autre  science  à  cette 
adaptation  populaire,  à  cette  vulgarisation  facile,  qui  sont  un  des 
besoins  de  notre  épo(iue.  Plus  heureux  que  nous  ne  l'étions  à  leur 
âge,  où  les  connaissances  géographiques  ne  se  présentaient  à  nos 
yeux  que  sous  la  forme  d'arides  traités  et  de  fastidieuses  nomen- 
clatures, nos  jeunes  gens  ont  à  leur  disposition  les  produits  d'une 
littérature  spéciale  toute  nouvelle,  tour  à  tour  sérieuse  ou  enjouée, 
embrassant  tous  les  genres,  depuis  la  grave  dissertation  académique 
jusqu'aux  riantes  ou  sinistres  fictions  du  roman  ou  du  drame,  appe- 
lant à  son  aide  la  gravure,  la  photographie,  les  tableaux  plastiques 
au  besoin,  pour  nous  présenter,  comme  dans  un  panorama  vivant, 
le  spectacle  de  notre  nature  terrestre  sous  tous  ses  aspei  ts  gra- 
cieux ou  terribles.  Mais,  du  moment  où,  grandissant  son  rôle,  la 
géographie  aspire  à  prendre  rang  au  nombre  des  sciences  natu- 
relles, si  elle  en  veut  les  honneurs,  elle  doit  en  avoir  les  charges. 
Il  ne  doit  plus  lui  suffire  d'être  descriptive  et  attrayante.  Elle  doit 
devenir  méthodique  et  savoir  s'astreindre  aux  exigences  de  la  clas- 
sification et  de  la  nomenclature.  Elle  y  perdra  peut-être  en  charme 
narratif,  mais  elle  y  gagnera  en  précision  philosophique-  En  tout 
cas,  le  principe  de  la  classification  s'impose  d'autant  plus  que  les 
faits  à  classer  deviennent  plus  nombreux. 

Cette  classification  sera  nécessairement  fondée  sur  les  principes 
de  la  méthode  naturelle.  Pe  KÔnc  que,  en  botanique,  les  espèces 
végétales  se  groupent  en  familles,  non  par  la  prédominance  do 
tel  ou  tel  caractère  arbitrairement  choisi,  mais  par  la  concordance 
de  l'ensemble  des  caractères,  de  même  nous  aurons  à  rechercher 
s'il  ne  serait  pas  possible  de  grouper  les  diverses  régions  du 
globe  en  familles  géographiques  d'après  l'analogie  de  leurs  rap- 
ports communs. 

Les  caractères  généraux  qui  devront  nous  guider  dans  ce  classe- 
ment des  unités  géographiques  seront  nécessairement  d'ordre  phy- 
sique, immuables  comme  la  terre  à  laquelle  ils  s'appliquent.  Ils 
n'en  resteront  pas  moins  en  rapport  avec  les  caractères  de  la  vie, 
qui,  en  chaque  pays,  différencient  les  races  animales  et,  plus  encore, 
les  races  humaines.  Ces  dernières,  en  effet,  sont  plus  [)ai-t:culière- 
ment  subordonnées  aux  conditions  physiques  du  milieu  dans  lequel 
elles  se  développent,  qui  leur  impriment  à  la  longue  leur  cachet 
individuel.  Les  caractères  physiques  se  rapportent  d'ailleurs  à  deux 
catégories  defahs  principaux,  le  relief  du  sol  et  le  climat,  que  nous 
allons  examiner  successivement  en  vue  de  préciser  leur  mode  par- 
ticulier d'action  et  leur  influence  réciproque. 


LE    BASSIN    DE    LA    MÉDITERRANÉE.  853 


I. 

Le  relief  du  sol,  caractérisé  par  la  saillie  des  chaînes  de  mon- 
tagnes et  des  plateaux,  est  habituellement  ramené  à  la  considéra- 
tion des  bassins  hydrologiques  formés  par  le  groupement  des 
versans,  ayant  une  artère  commune  d'écoulement  des  eaux  pluviales. 
Il  y  a  cependant  une  distinction  à  faire  entre  ce  relief  hydrolo- 
gique, dont  les  lignes  de  thalweg  sont  parfois  déterminées  par  un 
simple  accident  géologique,  et  le  relief  orogrnphique  dessiné  par  la 
saillie  coniinuo  des  plus  hautes  cimes,  qui  donne  une  idée  beau- 
coup plus  précise  de  la  structure  générale  d'une  région. 

Un  exemple  fera  plus  nettement  ressortir  cette  différence,  et  nous 
le  choisirons  sous  nos  yeux  dans  la  carte  d'Europe.  Cette  partie  du 
monde  présente  en  son  milieu  une  saillie  dorsale  fortement  accu- 
sée, la  chaîne  des  Alpes,  qui,  se  rattachant  à  l'ouest  aux  montagnes 
du  centre  de  la  France,  se  prolongeant  à  l'est  par  les  montagnes 
illyriennes,  constitue  un  faîte  de  partage  indiqué  pour  séparer  les 
versans  inclinés  au  nord  vers  l'Océan,  de  ceux  qui  penchent  au 
midi  vers  la  Méditerranée.  Et  cependant  le  caractère  orographique 
est  en  désaccord  avec  le  fait  hydrologique,  car  on  sait  que  notre 
plus  grand  bassin  fluvial,  celui  du  Danube,  situé  au  nord  des  Alpes, 
dont  il  draine  les  versans  sf'ptentrionaux,  débouche  au  sud  par  la 
Mer-Noire  dans  la  cuvette  delà  Méditerranée.  Cette  discordance  est, 
en  réalité,  plus  apparente  que  réelle  et  ne  résulte  que  de  ce  que  j'ap- 
pelais tout  à  Iheure  un  accident  géologique.  Si  l'on  considère  avec 
quelque  attention  la  carte  du  bassin  du  Danube,  on  reconnaît  aisé- 
ment que  la  vallée  du  fleuve,  bien  qu'ayant  son  issue  de  fait  dans  la 
Mer-Noire,  n'en  est  pas  moins  orientée  plutôt  vers  le  nord-ouest, 
où  elle  s'ouvre  par  des  plateaux  de  faible  hauteur  vers  le  lac  de 
Constance  et  la  vallée  du  Rhin,  que  vers  le  sud-est,  oîi  elle  est  bar- 
rée par  la  haute  chaîne  des  Carpathes.  L'enseii.ble  g<^ologique  de 
la  vallée  centrale  du  Danube  a  longtemps  constitué,  en  ellet,  deux 
grands  lacs  intérieurs  qui  se  sont  vidés  par  les  brèches  de  Pres- 
bourg  et  des  Portes  de  fer  d'Orsova.  Si  le  dernier  barrage  avait  tenu 
bon,  les  eaux  auraient  nécessairement  pris  leur  cours  dans  le  sens 
naturel  de  la  pente  générale  du  terrain  dirigée  vers  le  nord-ouest 
par  la  vallée  du  Rhin.  Hydrologiquement,  tous  les  versans  du 
Danube  appartiennent  au  bassin  méditerranéen;  orographiquement, 
ceux  qui  sont  en  amont  des  Portes  de  ftr  devraient  être  rattachés 
au  groupe  des  bassins  de  la  mer  du  Nord. 

Si,  dans  ce  cas  particulier,  la  considération  des  limites  naturelles 
nous  oblige  à  restreindre  l'étendue  de  fait  d'un  bassin  hydrologique 


654  lUEVDE    DES   DIOJX   MONDiS. 

apparent,  il  est  d'autres  circonstances  où  nous  devons  en  étendre 
beaucoup  raccepiion  vulgaire. 

Pfis  ])lns  que  les  autres  sciences,  la  géographie  ne  possède  de 
définitions  bien  nettes.  Pour  être  exacte  et  surtout  compréhensible, 
une  définition  ne  doit  rappeler  que  des  idées  connues,  exprimées 
par  des  mots  ayant  eux-mêmes  une  acception  bien  précise.  11  est 
dès  lors  difficile,  on  pourrait  niême  dire  impossible,  de  la  formu- 
ler au  début  d'un  traité  technique,  et,  par  malheur,  on  néglige 
d'ordinaire  de  l'établir  à  la  fin.  Cette  observation  générale  m'est 
revenue  à  l'esprit  quand  j'ai  pensé  à  me  demander  ce  qu'on  devait 
entendre  par  le  mot  de  bassin  en  géographie,  bassin  d'une  rivière, 
d'un  fleuve,  d'une  mer.  Sans  doute,  de  prime  abord,  on  est  tenté 
de  répondre  que  c'est  l'ensemble  des  versans  dont  les  eaux  plu- 
viales s'écoulent  dans  cette  rivière ,  ce  fleuve  ou  cette  mer,  le 
bassin  étant  intérieur  ou  fermé,  si  la  nappe  d'eau  qui  reçoit  l'ena- 
bouchure  finale  n'a  pas  de  communication  avec  l'Océan.  Mais  si, 
par  suite  d'une  circonstance  accidentelle,  l'écoulement  des  eaux 
pluviales  venait  à  s'arrêter  sur  une  portion  quelconque  du  bassin, 
son  éterdue  serait-elle  diminuée  d'autant?  devrait-on  cesser  d'y 
comprendre  les  versans  dont  les  sources  auraient  tari  ou  qui  res- 
titueraient en  totalité  à  l'évaporation  atmosphérique  l'eau  pluviale 
qu'ils  auraient  reçue?  Pour  prendre  un  exemple  précis,  les  divers 
afïluens  et  les  grands  fleuves  sans  eau  qui  sillonnent  le  désert  du 
Sahara,  ont-ils  cessé  d'appartenir  à  un  même  bassin  fluvial,  par 
cela  seul  qu'ils  n'apportent  plus  leurs  eaux  à  son  artère  centrale? 
Si  l'on  va  plus  loin,  si  l'on  considère  ces  lagunes  marécageuses 
situées  au  sud  de  l'Afrique  et  de  la  Tunisie,  dans  lesquelles  on  a 
voulu  retrouver  les  traces  d'un  ancien  bras  de  mer  te  prolongeant 
autrefois  dans  les  terres  le  golfe  de  Gabès  actuel,  devra-t-on  con- 
sidérer ces  lagunes,  en  l'état  disjointes,  comme  dii>tinctes  tant  des 
bassins  fluviaux  qui  s'y  déversaient  peut-être  autrefois,  que  de  la 
Méditerranée,  dont  elles  auraient  été  accidentellement  séparées 
depuis  peu?  Évidemment  les  cuvettes  des  chotts  algériens  ne  font 
qu'un  avec  les  grands  fleuves  sahariens,  et  elles  n'auraient  pas  cessé 
d'appartenir  au  bassin  de  la  Méditerranée  si,  comme  ou  l'a  supposé 
plutôt  que  démontré,  elles  ne  s'en  trouvaient  séparées  que  par  une 
étroite  langue  de  sables  et  d'alluvions  de  formation  récente,  analo- 
gues à  ces  barres  de  galets  qui,  sur  les  côtes  de  l'Algérie,  parfois 
même  sur  les  nôtres,  ferment  pendant  un  temps  plus  ou  moins 
long  les  embouchures,  les  gratis,  de  bon  nombre  de  petits  cours 
d'eau  ou  d'étangs  littoraux,  sans  que  personne  ait  jamais  songé  à 
considôier  ces  lagunes  intermittentes  comme  des  bassins  distincts 
et  fermés.  Mais  si,  au  lieu  d'être  une  étroite  bande  de  sable,  le  seuil 
de  séparation  se  trouve  constitué  par  un  soulèvement  géologique  de 


LE  Mi^SIN  DE  LA  ML'DITEURANÉE.  855 

terrain  stable,  plus  ou  moins  élevé,  plus  ou  moins  large,  à  quelles 
limites  de  hauteur  et  d'épaisseur  devons-nous  adnieilre  que  la 
lagune  intérieure  aura  décidément  cessé  de  faire  partie  du  domaine 
de  la  Méditerranée  pour  mériter  le  nom  de  bassin  fermé? 

Prenons  un  autre  exemple  comme  type  de  bassin  fermé,  en 
apparence  moins  contestable;  choisissons  la  mer  Caspienne.  Son 
niveau,  on  le  sait,  s'est  abaissé  à  25  mètres  au-dessous  du  niveau 
de  la  Mer-Noire,  dont  elle  n'est  séparée  que  par  un  isibme  assez 
large,  il  est  vrai,  mais  qui,  au  nord,  vis-à-vis  de  la  mer  d'Azof,  se 
creuse  par  la  jirofonde  dépression  de  Manitch,  sorte  de  canal  natu- 
rel prêt  à  unir  les  deux  mers. 

L'abaissement  relatif  de  la  mer  Caspienne  provient  de  la  grande 
inégalité  fpii  existe  entre  la  quantité  d'eau  pluviale  tombée  sur  son 
bassin  et  la  tranche  d'eau  évaporée  à  sa  surface.  Si  le  rapport  entre 
ces  deux  nombres  était  sensiblement  égal  à  la  moyenne  de  trois 
quarts,  —  rapport  de  la  surlace  des  mers,  qui  produisent  l'évapora- 
tion,  à  la  surface  totale  du  globe  qui  reçoit  les  pluies,  —  le  niveau  de 
la  Caspienne,  s' élevant  progressivement,  débordant  par  la  dépression 
de  Manitch,  se  joindrait  à  la  Mer-Noire  par  un  nouveau  Bosphore 
qui  ne  tarderait  pas  à  s'approfondir  jusqu'à  ce  que  les  eaux  se  trou- 
vassent en  équilibre  de  niveau  entre  la  mer  intérieure  et  l'ensemble 
des  océans.  Un  effet  inverse,  ayant  en  fait  même  résultat,  se  produi- 
rait si,  par  un  travail  qui  n'aurait  humainement  rien  d'impossible, 
on  fermait  le  Bosphore  par  une  digue  assez  puissante  pour  empêcher 
le  trop  plein  des  eaux  de  la  Mer-Noire  d'^afîluer  dansla  Méditerranée. 
Remontant  à  un  niveau  de  plus  en  plus  élevé,  il  pourrait  se  faire 
que,  ces  eaux  dépassant  le  seuil  de  Manitch,  se  déversassent  dans  la 
cuvette  de  la  Caspienne.  Peut-on  admettre  que  des  changemens  qui 
résulteraient  d'une  simple  modification  météorologique  dans  le  pre- 
mier cas,  d'un  travail  de  main  d'homme  dans  le  second,  mais  qui 
n'altéreraient  en  rien  le  relief  continental  de  cette  partie  du  globe, 
pussent  en  modifier  la  nature  géographique?  One  même  déliuiiion 
indépendante  de  cette  déviation  accidentelle  des  eaux  de  suriace  ne 
doit-elle  pas  grouper  ces  diverses  parties  d'un  même  tout? 

Ce  que  je  viens  de  dire  de  la  mer  Caspienne,  bien  plus  encore 
je  pourrais  le  répéter  de  la  mer  d'Aral,  qui,  par  le  fait  de  circon- 
stances particulières,  se  trouve  naturellement  sounjise  à  des  dépla- 
cemens  périodiques  qui,  tour  à  tour,  en  font  une  cuvette  fermée  ou 
la  mettent  en  communication  avec  la  Caspienne. 

Je  crois  donc,  —  et  la  suite  de  cette  étude  le  démontrera  mieux 
encore,  —  qu'il  conviendrait  de  su[)primer  de  notre  nomenclature 
géographique  la  catégorie  trop  peu  distincte  des  bassins  fermés. 
De  même  que,  dans  le  droit  féodal,  toute  terre  devait  avoir  son  sei- 
gneur, de  même ,  dans  le  droit  géographique ,  tout  versant  doit 


8Ô6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avoir  son  bassin  océanique,  dont  il  df^pend.  Je  comprendrai  désor- 
mais sous  le  titre  de  bassin  hydrologi  jue  l'cnseuible  de  tous  les 
versans  qui  déversent  leurs  eaux  dans  son  artère  principale  pro- 
longée jusqu'à  l'océan  ou  qui  les  y  déverseraient  si  les  eaux  plu- 
viales, accidentellement  trop  peu  abondantes,  le  devenaient  assez 
pour  remplir  et  faire  déverser  par-dessus  leurs  seuils  de  séparation 
touies  les  cuvettes  ou  d<^pressions  intermédiaires.  Celte  définition 
n'a  rien  d'arbitraire.  Elle  est  nette  et  précise;  mais,  par-dessus  tout, 
elle  est  naturelle;  car  elle  conserve  aux  diverses  régions  du  globe 
leurs  limites  caractéristiques. 

Toutefois  cette  règle  n'est  pas  toujours  sans  quelques  exceptions. 
Ainsi  que  nous  l'avons  vu  à  propos  du  Danube,  le  bassin  hydrolo- 
gique doit  parfois  se  distinguer  de  ce  que  nous  pourrions  appeler 
le  bassin  géographique,  qui,  dans  son  acception  la  plus  générale, 
ne  saurait  s'arrêter  à  des  bornes  fictives  qu'un  accident  atmosphé- 
rique ou  le  caprice  de  l'homme  pourrait  déplacer.  1!  doit  être 
circonscrit  par  des  limites  invariables,  orographiquement  déterminé 
par  les  plus  hautes  saillies  du  globe,  groupant  en  un  même  tout  des 
régions  distinctes,  mais  qui  dans  leur  ensemble  constituent  un 
milieu  assez  homogène  pour  que  certaines  races  d'hommes  aient 
pu  s'y  développer  dans  des  conditions  uniformes  de  vie  sociale. 

II. 

Le  climat,  plus  encore  que  le  relief  du  sol,  contribue  à  différen- 
cier ces  conditions  générales  du  développement  de  la  vie  animale  à 
la  surface  du  globe. 

Depuis  les  origines  de  la  géographie,  depuis  les  temps  d'Érato- 
sthène  et  de  Piolémée,  on  a  conservé  l'habitude  de  diviser  chaque 
hémisphère  terrestre  en  trois  zones  de  climats ,  zones  torrides, 
tempérées  et  glaciales ,  séparées  par  les  tropiques  et  les  cercles 
polaires.  Bien  que  les  lignes  isothermiques  soient  loin  de  correspondre 
aux  parallèles  terrestres,  cette  division  pourrait  être,  à  la  rigueur, 
admissible,  si  les  climats  ne  devaient  se  distinguer  que  par  la  tem- 
pérature moyenne  subordonnée  à  la  quantité  de  chaleur  annuelle- 
ment reçue  du  soleil.  Mais  il  est  deux  autres  élémens  qui,  bien 
plus  que  la  température  moyenne,  différencient  les  climats:  la 
répartition  des  eaux  pluviales  et  surtout  l'évaporation  à  la  surface 
du  sol.  Ces  deux  élémens  qui,  par  leur  ensemble,  constituent  l'état 
hygrométrique  de  la  superficie  terrestre  et  de  l'atmosphère  am- 
biante ne  sauraient  être  confondus.  Ainsi ,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  la  Hollande  peut  être  considérée  comme  un  type  de  climat 
humide,  l'Algérie  de  climat  sec,  bien  qu'il  tombe  peut-être  deux  fois 
plus  d'eau  pluviale  dans  la  seconde  contrée  que  dans  la  première. 


LE   BASSIN    DE    LA   AlÉDITERRANtE.  857 

Diverses  circoiislances ,  les  unes  locales,  les  autres  générales, 
influent  sur  la  répartition  des  pluies  et  l'intensité  relative  de  l'éva- 
poration.  Ce  double  phénomène  est  intimement  lié  à  la  direction 
dominante  des  vents,  régie  elle-même  par/le  grandes  lois  physiques 
dépendant  de  la  rotation  de  notre  planète  sur  son  axe  et  de  son 
évolution  autour  du  soleil. 

Pour  simplilier  l'exposé  de  ces  grandes  lois,  ou,  pour  mieux  dire, 
en  indiquer  nettement  le  principe,  faisons  pour  un  moment  abstrac- 
tion de  l'inégalité  des  saisons,  en  même  temps  (|ue  dé  la  répartition 
des  mers  et  des  continens.  Admettons  que  le  globe  soit  uniformé- 
ment recouvert  d'un  seul  et  même  océan,  que,  de  plus,  le  soleil 
reste  toujours  dans  le  plan  de  l'équateur.  Les  masses  gazeuses , 
constamment  surchauffées  par  l'excès  de  chaleur  reçue  au  voisinage 
de  l'équateur,  se  dilateront  et,  devenues  plus  légères,  s'élèveront 
verticalement,  comprimées  et  remplacées  à  mesure  par  l'air  des 
couches  latérales.  Il  s'établira  ainsi  dans  chaque  hémisphère  un 
mouvement  circulatoire  qui,  considéré  sur  un  même  méridien,  ira 
du  pôle  à  l'équateur  dans  sa  branche  inférieure,  de  l'équateur  au 
pôle  dans  sa  branche  supérieure.  On  sait  d'ailleurs  que  ces  deux 
directions  méridiennes  sont  modifiées  par  le  mouvement  de  rota- 
tion diurne,  qui  incUne  vers  l'ouest  le  courant  ou  alizé  inférieur, 
vers  l'est  le  courant  ou  alizé  supérieur. 

Négligeant  ce  détail  d'obliquité,  continuons  à  considérer  le  mou- 
vement circulatoire  comme  se  produisant  dans  le  plan  du  méridien, 
suivant  une  courbe  présentant  deux  branches  verticales  (1),  l'une 

(I)  Dans  la  remarquable  étude  qu'il  a  récemment  consacrée  à  la  météorologie 
(Revue  du  i*''  novembre),  M.  Radau  rappelle,  sans  plus  s'y  arrêter  qu'elle  ne  le  mérite, 
une  objeciioD  faite  à  la  théorie  du  courant  circulatoire.  Plusieurs  physiciens  s'éton- 
nent qu'on  n'ait  janais  pu  constater  directement  l'existence  du  courant  ascensionnel 
sous  les  'ropiques;  M  Faye,  en  particulier,  voudrait  qu'il  fuit  de  force  à  redresser 
verticalement  le'*  banderoles  pendantes  des  navires.  L'inexactitude  de  cette  conclusion 
provient  du  point  de  départ,  de  l'assimilation  qu'on  a  faiie  de  ce  courant  ascension- 
nel au  tirage  d'une  étroite  cheminée  aspirant  brusquement  à  angle  droit  l'ensemble 
des  couches  d'air  inférieures  d'une  vaste  usine.  Il  serait  beaucoup  plus  juste  de 
prendre  pour  terme  de  comparaison  le  mouvement  qui  se  produit  dans  un  étroit  cou- 
loir hori/omal  débouchant  librement  dans  deux  niasses  d'air  de  température  diffé- 
rente, dans  le  tunnel  du  Mont-Cenis,  par  exemple,  dont,  si  je  ne  me  trompe,  on  est 
obligé  de  fermer  la  porte  d'entrée  pour  atténuer  la  vitesse  du  courant  d'air. 

La  section  du  courant  polaire  horizontal  de  l'alizé  inférieur,  mt  surée  verticale- 
ment, ne  saurait  dépasser  3,000  maires,  puisqu'on  a  constaté  la  présence  de  l'alizé 
supérieur  sur  le  pic  de  Ténériffe.  L'aire  de  la  cheminée  d'appel  de  la  branche  verti- 
cale embrasse  probablement  plusieurs  degrés  de  latitude  sur  un  même  méridien  ;  en 
n'en  comptant  qu'un  seul,  sa  section,  mesurée  horizontalement,  dépasserai),  1 10,000  mè- 
tres. Les  vites^'es  du  courant  devant  étie  en  raison  inverse  des  sections,  un  courant 
asceusionnel  df,  1  métré  par  seconde  équilibierait  un  ouragm  hoiiz'mtal  de  30  à 
40  mètres,  et  encore  cetie  vitesse  asi^eosionnclle,  trop  faible  pour  être  mesurée  direc- 
tement, ne  serait-c.le  franchement  verticale  qu'à  une  altitude  de  1,000  à  1,500  mé- 


858  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

ascendante  près  l'équateur,  l'autre  descendante  vers  le  cercle  polaire 
et  deux  longues  branches  horizontales,  parcourues  par  des  courans 
de  sens  inverses,  que  j'appellerai  courant  polaire  et  courant  équato- 
rial,  suivant  qu'ils  se  dirigent  vers  l'équateur  dans  la  branche  infé- 
rieure, vers  le  pôle  dans  la  branche  supérieure.  Isolant  par  la  pen- 
sée l'air  en  mouvement  de  la  masse  d'air  ambiant  qu'il  traverse, 
admettons,  en  outre,  que  ces  deux  masses  gazeuses  se  maintiennent 
constamment  à  l'état  de  complète  saturation  hygrométrique,  ce  qui 
ne  saurait  manquer  de  se  produire  au  contact  d'un  océan  que  nous 
avons  supposé  général.  On  sait  que  ce  degré  de  saturation  n'est  pas 
proportionné  à  la  température,  mais  croît  beaucoup  plus  rapide- 
ment qu'elle.  Toutes  les  fois  que  deux  masses  d'air  saturées  à 
diverses  températures  se  mélangent  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
mais  est  plus  conforme  à  notre  hypothèse,  équilibrent  leur  tempé- 
rature, il  y  a  condensation  de  vapeur  et  précipitation  d'eau  pluviale. 

Comme  première  conclusion,  nous  voyons  d'abord  qu'il  y  aura 
double  précipitation  de  pluie  suivant  les  deux  branches  verticales  : 
l'une,  plus  coiisidérablp,  provenant  du  refroidissement  direct  de  la 
branche  ascendante  à  l'équateur;  l'autre  du  refroidissement  de  l'air 
ambiant  par  la  branche  descendante  au  cercle  polaire. 

Ces  principes  sont  connus  depuis  longtemps  et  servent  de  point 
de  départ  à  tous  les  traités  de  météorologie;  mais  ce  qui  ne  me 
parait  pas  avoir  été  aussi  bien  reconnu  ou  tout  au  moins  assez  net- 
tement sigrialé,  c'est  ce  qui  théoriquement  doit  se  produire  sur  les 
deux  branches  horizontales  du  courant  de  circulation.  Raisonnant 
comme  s'il  s'agissait  d'un  appareil  distillatoire  qui  aurait  sa  chaudière 
à  l'équateur,  son  condenseur  près  des  pôles,  la  plupart  des  auteurs 
qui  ont  traité  ce  sujet,  négligent  complètement  les  points  intermé- 
diaires. 

En  allant  du  pôle  à  l'équateur,  la  branche  inférieure  que  j'ai  appe- 
lée courant  polaire,  traversant  au  ras  de  la  mer  des  parallèles  de 
plus  en  plus  chauds,  produira  une  évaporation  nécessaire  pour 
maintenir  son  état  de  complète  saturation;  elle  entraînera  avec  elle 
un  surcroît  de  vapeur  d'eau  qu'elle  ira  apporter  à  la  colonne  verti- 
cale d'ascension.  La  branche  supérieure  ou  courant  équatorial  tra- 
versant, au  contraire,  à  hauteur  égale,  un  milieu  de  plus  en  plus 
froid,  se  déchargera  progressivement  dans  sa  marche  d'une  partie 
de  sa  vapeur  d'eau.  Absorption  de  vapeur  par  le  courant  polaire, 
précipitation  d'eau  par  le  courant  équatorial;  vent  desséchant  à  la 
surface  terrestre,  vent  humide  dans  les  hautes  régions  de  l'atmo- 


tres.  Sa  composante  irait  en  diminuant  en  se  rapprochant  du  sol.  Elle  serait  nulle  à 
la  surface,  où  doit  se  trouver  une  zone  de  calme  absolu  accidentée  seulement  par  les 
tourbillons  et  les  cyclones  provenant  du  remous. 


LE    15ASSIX    DE    LA    MÉDITERRANÉE.  SbQi 

sphère,  telle  serait  donc  la  loi  générale  de  l'état  hyajrométrique 
dans  les  conditions  normales  de  l'exislenctî  du  grand  courant  ali- 
zéen.  A  mi-distance,  entre  les  deux  coloiines  veiiicales.  soit  ver& 
le  SS""  parallf'le,  il  devrait  exister  une  zone  plas  pairticulièrement 
remarquable  pour  ce  double  phénomi^ne  d'évaporation  dans  les 
couches  inférieures,  -de  précipitation  de  pluie  dans  les  couches, 
supérieures  de  Tatmosphère. 

Eu  lait,  ces  deux  eltets  contraiTes  se  compenseraient  ])robable- 
ment,  si  les  choses  se  trouvaient  dans  les  conditions  in)[)liqiiées  par 
l'hypothèse  où  nous  nous  sommes  placés*  Cette  compensation 
partiît  même  se  produire  sous  les  méridiensdu  Pacifique,  qui,  d'un 
pôle  à  l'awtre,  sont  occupés  par  l'Océan.  Les  vents  alizés  y  sont  peu. 
caracién'sés  et  je  n'ai  pas  ouï  dire  que  sur  les  petites  îles  qui  em 
jalonnent  Pa  surface,  on  ait  signalé  des  cas  particuliers  de  grandes 
pluies  ou  de  Ion 2:n es  sécheresses. 

Le  principe  de  ïa  circulation  atmosphérique  n'em  subsiste  pas 
moins  en  tous  fieirx,  et  il  est  aisé  de  voir  que  la  présence  de  sur- 
faces terrestres  sur  le  parcours  du  courant  polaire  doit  en  exagérer 
les  effets.  Dès  cpi'il  cesse  de  se  trouver  en  contact  avec  une  nappe 
liquide  apte  à  lui  fournir  incessamment  le  surcroît  de  vapeur  d'eau 
que  réclame  le  réchaulFeraent  graduel,  résultant  de  sa  marche  vers 
l'équateur,  ce  courant  inférieur  ne  peut  se  maint^^tiir  ea  état  de 
saturation.  Sa  température  s'élève  en  même  temps  que  sa  siccité 
s'acccroît,  ces  deux  effets  ne  cessant  de  réagir  l'un  sur  l'autre 
à  la  traversée  d'une  étendue  continentale.  La  radiation  solaire 
qni,  sur  la  mer,  est  en  grande  partie  absorbée  par  l'eau,  dont  la 
température  reste  à  peu  près  invariable,  surchauff^î  au  co'nùraire  la 
superficie  du  sol  terrestre  et,  avec  lai,  l'air  en  contact,  qui  devient 
d'autant  plus  sec  qu'il  est  plus  chaud,  d'autant  plus  chaud  qu'il  est 
plus  sec. 

Quand  la  surface  terrestre,  ainsi  traversée  par  le  courant  polaire 
dans  l'e  sens  du  méridien,  est  assez  vaste  pour  que  des  influences 
latérales  ne  puissent  pas  réagir,  il  peut  en  résulter,  surtout  au. 
voisinage  dé  la  zone  tropicale,  comme  dans  le  Sahara,  une  sorte  de 
foyer  central  de  sol  surchaulïé,  qui  ne  dessèche  plus  seulement  le 
vent  polaire  dlominant,  mais  tes  courans  atmosphériques  acciden- 
tels de  toute  direction.  Cette  zone  dfe  siccité  relative  qui,  théorique^ 
ment,  doit  se  superposer  sur  la  zone  tempérée  des  géographes,  au 
voisinage  du  SS*^  parallèle,  se  retrouve  à  on  état  plus  ou  nnoins  cai'ac- 
térisé  sur  tous  nos  cofïtinens,  au  centre  sud  de  l'ilrique  et  de  TAmé- 
rique  méridionale,  aussi  bien  qu'au  centre  de  l'Australie  dans  l'hé- 
mis[)hère  austral'.  Klle  reparaît  dans  t'h'^misphère  Iwréal,  entre  le 
Mexique  et  les  États-Unis  d'Amérique.  Mais  c'est  surtour,  dans  les 
tfrrcs  massives  de  noire  ancien  continent  qu'elle  a  pris  son  plus 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grand  développement.  Elle  s'y  prolonge  en  une  Large  zone  de 
déserts  conniius,qni,des  rives  de  rAllanliqueàcelles  da  Pacifique, 
embrassent  le  Sahara ,  la  Syrie,  l'Arabie  et  toute  l'Asie  centrale 
jusqu'au  désert  de  Gobi. 

Ainsi  de  ce  premier  aperçu  sur  les  conditions  de  climat  il  résulte 
que  nous  aurions  à  distinguer  dans  chacun  des  hémisphères  terres- 
tres trois  zones  de  climat,  une  zone  de  grande  sécheresse  ou  d'éva- 
poration,  entre  deux  zones  humides  ou  de  condensation,  l'une 
polaire, l'autre  équatoriale.  Si  nous  passions  à  un  examen  plus  appro- 
fondi de  la  question  en  tenant  compte  de  ses  conditions  réelles, 
de  l'influence  des  saisons  qui  doit  déplacer  l'aire  des  grands  courans 
atmosphérique  et  de  l'inégale  répartition  des  continens  qui  doit  en 
modifier  l'action ,  nous  rencontrerions  sans  doute  bien  des  excep- 
tions de  détail,  des  anomalies  apparentes  dans  l'apidication  des 
grandes  lois  physiques  dont  je  viens  d'indiquer  le  principe.  Pour 
la  zone  humide  équatoriale,  par  exemple,  nous  aurions  à  tenir 
compte  de  la  distribution  des  pluies,  suivant  qu'elle  serait  uniforme 
ou  répartie  en  deux  saisons  annuelles. 

Je  ne  crois  pas  nécessaire  d'entrer  à  ce  sujet  dans  de  plus  amples 
détails.  Je  n'ai  ni  le  temps,  ni  les  documens  nécessaires  pour  essayer 
de  formuler  une  classification  complète  de  toutes  les  contrées  du 
globe.  Il  me  suffira  d'avoir  indiqué  les  bases  de  ce  travail  d'en- 
semble. Gomme  application  pratique  des  principes  que  je  viens  de 
poser,  j'essaierai  seulement,  —  et  c'est  là  le  but  essentiel  de  cette 
étude,  de  montrer  comment  ils  s'adaptent  au  bassin  de  la  Médi- 
terranée, qui,  de  toutes  les  régions  terrestres,  est  celle  qui  nous 
est  le  mieux  connue  et  qui  nous  intéresse  le  plus,  tant  par  le  pré- 
sent que  par  les  souvenirs  historiques  du  passé. 

III. 

Nous  avons  été  conduits  par  des  motifs  différens  à  retrancher, 
d'une  part,  du  bassin  hydrologique  de  la  Méditerranée  celui  du 
Haut-Danube,  en  amont  des  délilés  d'Orsova;  à  y  ajouter,  de 
l'autre,  tant  en  Asie  qu'en  Afrique,  les  bassins  fermés  qui,  déverse- 
raient leurs  eaux  s'ils  étaient  suffisamment  alimentés  par  les  pluies, 
ou,  ce  qui  est  plus  exact,  n'étaient  pas  asséchés  par  une  évapora- 
tion  anormale.  Ainsi  défini,  le  bassin  orographique  de  la  Méditer- 
ranée est  limité  au  nord  à  partir  du  détroit  de  Gibraltar  par  les 
hautes  cimes  des  montagnes  dorsales  de  l'Europe  dont  les  Alpes 
forment  le  nœud  central.  Au-delà  des  Carpathes,  en  Russie  et  en 
Sibérie,  le  faîte  à  la  fois  hydrologique  et  orographique  s'abaisse  en 
collines  de  peu  de  hauteur  sur  lesquelles  tranchent  seuls  :  au  centre, 
l'Oural,  qui  coupe  transversalement  le  faîte  plutôt  qu'il  ne  le  pro- 


LE    liASSIN   DE   LA   MéoiTERRANÉE.  861 

longe  ;  à  l'est,  vers  l'origine  extrême  des  versans  aralo-caspiens, 
l'Altaï,  qui,  au  même  litre  que  le  célèbre  plateau  de  Pamir,  peut 
être  coiisidéié  comme  un  «  toit  du  monde.  »  Un  filet  d'eau  qui  ne 
s'évaporerait  pas  eu  route  et  remplirait  par  suite,  à  la  longue,  toutes 
les  dépressions  intermédiaires,  pourrait  être  à  volonté  dirigé  suivant 
sa  pente  naturelle,  à  partir  de  l'Altaï,  vers  l'Ailantique  par  Gibraltar, 
vers  rOoéiin  (îlacial  par  l'Ienisséi,  vers  le  Paci'ique  par  l'Amour. 
C'est  au  |)itd  de  l'Altaï,  près  la  petite  ville  de  Barkoul,  en  Dzoun- 
garie,  que  se  trouve  le  véritable  sommet  de  la  dépression  aralo- 
caspienne,  à  une  altitude  qui  ne  paraît  pas  dépasser  1,200  à 
1,500  mètres,  hauteur  de  seuil  bien  faible  pour  une  région  où  se 
trouvent  des  montagnes  de  plus  de  7,000  mètres. 

Au-delà  du  seuil  de  Barkoul,  la  gran  le  dépression  asiatique  se 
continue  avec  une  pente  inverse  par  la  vallée  de  l'Amour  et  les  ver- 
sans du  graud  désert  de  Gobi,  inclinés  vers  une  ancienne  mer  de 
l'Asie  centrale,  dont  la  cuvette  aujourd'hui  sillonnée  par  le  Tarim 
était  presque  aussi  étendue  que  celle  de  notre  Méditerranée. 

Dans  des  conditions  inverses  de  celles  du  Danube,  qui,  en  Europe, 
reporte  le  faîte  hydrologique  au-delà  de  la  chaîne  dorsale  des  Alpes, 
cette  dépre.-sion  du  Tarim  qui  n'appartient  pas  aux  versans  de  la 
Méditerranée,  laisse  le  faîte  de  ces  derniers  en -deçà  de  la  grande 
chaîne  culminante  du  continent  asiatique,  qui,  partant  des  cimes 
de  l'Himalaya,  se  prolonge  par  les  puissantes  montagnes  du  Kouen- 
lun,  ceinturant  l'empire  chinois  d'un  inexpugnable  rempart. 

En  fait,  les  deux  versans  opposés  de  la  Méditerranée  et  du  Tarim, 
que  réunit  plutôt  qu'il  ne  les  sépare  le  seuil  de  Barkoul,  consti- 
tuent un  même  ensemble  orographique  et  géographique.  Quant  au 
seuil  en  lui-même,  si  inconnu,  si  peu  fréquenté  qu'il  soit  aujour- 
d'hui, n'unissant  encore  que  des  régions  désertes,  il  n'en  est  pas 
moins  la  grand'^  porte  de  l'extrême  Orient,  le  point  de  passage  obligé 
des  relations  continentales  qui  s'ouvriront  un  jour  entre  l'Europe 
et  l'Asie  orientale,  quand  nous  aurons  bien  voulu  reconnaître  que 
notre  grand  engin  de  civilisation  moderne,  le  chemin  de  fer,  est  plus 
apte  encore  à  franchir  le  désert  que  les  montagnes. 

Si  nous  reprenons  le  faîte  hydrologique  de  la  Méditerranée  au 
seuil  de  Barkoul,  nous  le  voyons  suivre  les  hautes  cimes  des  monts 
Célestes  au  nord-ouest  du  Tarim,  pour  rejoindre  la  grande  arête 
dorsale  asiatique,  à  l'Hiiidou-Kouch,  au  sud  du  (.iateau  de  Pamir, 
et  se  continuer  avec  elle  vers  le  nord-ouest,  en  se  rattachant  au  Cau- 
case et  au  Tauruspour  venir  se  perdre  dans  les  sables  de  l'isthme  de 
Suez.  E[j  ce  point,  le  bassin  de  la  Méditerranée  présente  une  coupure, 
une  issue  sur  l'océan,  tout  au  moins  aussi  naturelle  que  celle  du 
détroit  de  Gibraltar,  car  si  l'homme  a  pu  sans  trop  d'efforts  couper 
l'isthme,  il  ne  serait  peut-être  pas  au-dessus  de  ses  moyens  d'ac- 


8(52  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liou  de  barrer  le  détroit,  si  cette  opération  devait  avoir  pour  lui  des 
résultats  aussi  avantageux  qu'elle  en  aurait  en  réalité  de  désastreux, 
comme  nous  le  verrons  bientôt. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'Afrique,  au  point  de  vue  géographique-,  peut 
être  considérée  à  volonté  soit  comme  uneîle,  soit  comme  une  pres- 
qu'île à  deux,  isthmes  opposés.  Le'  versant  africain  fournir  dès 
l'abord  au  bassin  de  la  Méditerranée  son  plus  important  affluent 
par  l'étendue  de  sa  vallée,  sinon-  par  le  volume  doses  eaux, affaibli 
par  une  traversée  de  /lOO  lieues  de  désert,  le  Nil,  dont  les  sources, 
enfin  presque  connues  se  trouvent  dans  l'hémisphère  austral. 

Après  avoir,  au-delà  de  la  vallée  du  Nil,  traversé  des  régions  peu 
explorées  de  l'Afrique  centrale,  le  faîte  méditerranéen  se  ralta,che' 
vers  le  nord  au  massif  montagneux  qui  occupe  le  centi-e  du 
Sahara  pour  se  souder  ensuite  aux  plateaux  barbaresques-  qui 
nous  ramènent  au  détroit  de  Gibraltar,  notre  premier  point  de 
départ. 

Le  bassin  de  la  Méditerranée  tel  que  je  viens  d'en  définir  les 
contours  hydrologiques  à  grands  traits,  en  m'abstenant  autant  que 
possible  de  détails  de  pure  géographie  dont  l'intelligence  exigerait 
le  secours  d'une  carte,  en)brasse  dans  ses  limites  95  degrés  de  lon- 
gitude, soit  environ  7,500  kilomètres  dans  sa  plus  grande  longueur, 
entre  le  détroit  de  Gil)raka.r  et  le  seuil  de  Barkoul;  65  degiés  de 
latitude,  soit  7,200  kilomètres  dans  sa  plus  grande  largeur,  entre 
les  sources  du  Vol^^a  et  celles  du  Nil.  En  dehors  de  ces  deux  grands 
axes  de  figure  qui  lui  donnent  une  forme  étoilée,  ce  bassin  est  loin 
d'aAToir  une  largeur  uniforme.  Si  certains  de  ses  aflluens  ont  une 
grande  longueur,  sjr  bien  des  points,  au  contraire,  ses  versans, 
brusquem^'nt  relevés,  n'ont  qu'une  faible  étendue  qui  ne  dépasse 
pas  50  kilomètres,  sur  nos  côtes  du  Languedoc,  en  France,  et  sur 
celles  de  la  Syrie,  en  Asie. 

Sa  superficie  totale  est,  auta-nt  qu'on  peut  approximativement 
s'en  rendre  compte,  de  25  millions  de  kilomètres  cariés,  dont  21 
de  surface  terrestre  et  h  de  surface  aquatique,  tant  pour  la  cuvette 
principale  de  la  Méditerranée  et  de  ses  annexes  directes  que  pour 
les  bassins  fermés  de  la  dépression  aralo-caspienne. 

Rapporté  à  la  superficie  du  globe,  qui  est  de  500  millions  de 
kilomètres  carrés,  dont  plus  des  trois  quarts  sont  recouverts  par 
les  eaux,  le  bassin  de  la  Méditerranée  représente  un  vingtième,  en 
surface  totale,  plus  de  un  sixième  en  surface  terrestre,  un  cent 
viwgt-cioquième  à  peine  en  surface  maritime.  Ces  ch  lires  ne  s'ap- 
pliquent qu'au  bassin  hydrologique  déterminé  par  l'écoulement 
réel  ou  théorique  desversans  qui  penchent  vers  le  détroit  de  Gibral- 
tar. Nous  avons  déjà  vu  que,  au  point  de  vue  des  limites  natu- 
relles résultant  surtout  du  relief  orographique,  on  devrait  en  dis- 


LE    BASSIN    DE    LA   MEDITERRANEE,  863 

traire  le  bassin  du  Haut-Danube  et  y  ajouter,  en  revanche,  les 
grands  versans  du  Cobi  et  du  Tarim  vers  l'Océan-Pacifique. 

Des  considérations  analogues  nous  porteraient  probablement,  si 
la  consiiiution  de  l'Afrique  centrale  nous  était  mieux  connue,  à 
retrancher  le  bassin  du  Ilaut-Nil  comme  celui  du  Haut-Danube. 

Ainsi  modifié  dans  ses  limites,  ce  double  bassin  ou,  pour  mieux 
dire,  cette  zone  orographique  que  nous  pourrions  appeler  centrale 
ou  niéditerranéenne  par  une  extension  logique  de  l'appellation 
actuelle,  constituerait  une  division  du  globe  nettement  définie  par 
les  frontières  naturelles  du  relief  du  sol,  traversant  l'ancien  monde 
d'un  sillon  relativement  profond  qui,  du  détroit  de  Gibraltar,  s'éten- 
drait à  la  mer  du  Japon  en  une  dépression  unijue,  dominée  de 
droite  et  de  gauche  par  deux  chaînes  culminantes  auxquelles  se  rat- 
tacheraient les  hautes  cimes  de  nos  montagnes  les  plus  célèbres. 

Mais  si,  en  même  temps  que  les  considérations  de  relief,  nous 
faisons  intervenir  celles  du  climat,  qui  n'ont  pas  moins  d'impor- 
tance, nous  ne  tardons  pas  à  reconnaître  la  nécessité  de  nouvelles 
adjoncti"ns  territoriales  pour  compléter  cette  première  esquisse  de 
délimitation  naturelle.  La  zone  orographique  s'étend,  en  effet,  tout 
entière  sur  la  zone  centrale  des  terres  sèches,  mais  ne  la  comprend 
pas  en  totalité.  Pour  les  identifier  l'une  et  l'autre,  il*  suffn-ait  de 
rattacher  à  la  première  le  sud  du  Sahara  et  probablement  nne  par- 
tie du  Soudan,  en  Afrique;  la  presqu'île  arabique,  la  va'lée  de  l'Eu- 
phrate  et  les  rivages  de  la  mer  d'Oman  jusqu'à  l'Indus,  en  Asie;  en 
un  mot,  toutes  les  régions  où  existent  des  lacs  intérieurs  ou  bas- 
sins sans  issue.  Cette  extension  est  d'autant  plus  naturelle  que  ces 
dernières  régions  ne  sont,  en  général,  séparées  du  bassin  méditer- 
ranéen que  par  des  faîtes  orographiques  de  peu  d'importance.  Le 
Caucase  seul  fait  exception.  Détaché  avec  ses  annexes  de  la  chaîne 
dorsale  asiatique,  il  constitue  en  fait  une  sorte  d'île  montagneuse 
formant  utje  puissante  saillie  au  centre  de  la  zone  des  grandes  séche- 
resses, saus  pouvoir  notablement  modifier  les  conditions  générales 
du  cliuiaf,  qui  se  retrouvent  à  peu  près  les  mêmes  sur  les  deux 
versans  opposés.  Les  limites  de  la  zone  cliniatologique  ne  cessent  pas 
d'ailleurs  d'être  naturelles  en  substituant  sur  une  partie  de  leur 
parcours  la  frontière  maritime  à  la  frontière  orographique. 

En  résumé,  nous  arrivons  à  reconnaître  que  les  terres  de  l'ancien 
monde,  toutes  comprises,  sauf  une  petite  partie  de  l'Afrique,  dans 
l'hémisphère  boréal,  se  divisent  en  trois  zones  flistincies  :  une  zone 
centrale  d'excessive  sécheresse,  où  l'évaporatio/i  déj)asse  beaucoup 
la  chute  d'eau  pluviale,  et  deux  zones  humides  :  l'une  polaire,  l'autre 
boréale,  dans  lesquelles  ces  deux  facteurs  du  cfimat  compensent  à 
peu  près  leur  action. 

L'aspect  géologique  des  zones  extrêmes  est  surtout  caractérisé  par 


864  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  régime  do  leurs  lours  d'eau,  dont  le  débit,  croissnnt  avec  l'éten- 
due du  bassin  parcouru,  a  été  sulTisant  pour  comph  ter  à  peu  près 
le  travail  du  nivellement  des  thalwegs,  comblant  les  dépressions, 
creusant  les  seuils,  déterminant  en  tout  cas  pour  chaque  bassin  flu- 
vial une  artère  centrale  d'écoulement  aboutissant  à  l'Océan. 

Dans  la  zone  centrale,  au  contraire,  le  travail  géologique  est  à 
peine  ébauché.  La  plnpait  des  fleuves  alimentés  à  leurs  sources  par 
les  neiges  et  les  glaciers  des  chaînes  culminantes  voient  leur  débit 
décroître  à  mesure  que  leur  cours  se  prolonge  et  pai-tois  se  perdent 
dans  des  bassins  fermés  qu'ils  ne  peuvent  mettre  en  communica- 
tion avec  l'Océan. 

Les  limites  de  séparation  de  ces  trois  zones,  déierminées  surtout 
par  les  considérations  prédominantes  du  climat,  n'en  concordent  pas 
moins  le  plus  souvent  avec  celles  qui  résultent  du  relit^f. 

La  limite  septentrionale  se  prolongeant  sans  discontinuité  depuis 
le  Portugal  jusqu'à  rOcéan-Pacifique,  très  accentuée  dès  l'abord  dans 
l'Europe  occidentale  et  centrale,  s'allaisse  en  collines  en  général  peu 
élevées  en  Russie  et  en  Sibérie.  Sur  tout  le  parcours,  les  commu- 
nications de  versant  à  versant  sont  habituellement  friciles,  soit  par 
le  peu  d'élévation,  soit  par  les  coupures,  qui,  comme  le  seuil  de 
INaurouze,  la  trouée  de  Belfort,  les  portes  du  Danube,  s'ouvrent  à 
travers  les  hautes  crêtes.  Les  barrières  naturelles  n'ont  alors  olFert, 
de  ce  côté,  aucun  obstacle  sérieux  aux  relations  paciliques  ou  hos- 
tiles, qui,  de  tout  teii  ps,  ont  existé  entre  les  populations  des  deux 
zones  contiguës,  dont  l'histoire  embrasse  celle  de  toutes  les  civi- 
lisations avec  lesquelles  la  nôtre  n'a  jamais  cessé  de  se  trouver 
en  rapport  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  nos  jours.  Il 
en  a  été  autrement  de  la  frontière  méridionale,  où  la  ligne  oro- 
graphique,  discontinue  et  remplacée  en  son  milieu  par  les  rives  de 
l'Océan-Indien,  est  constituée,  à  l'est,  en  Asie,  par  les  plus  hautes 
montagnes  du  globe;  à  l'ouest,  en  Afrique,  parles  déserts  tout  aussi 
infranchissables  du  Sahara. 

En  arrière  de  ces  remparts,  ont  pu  se  développer,  dans  un  état 
de  civilisation  avancée  en  Asie,  de  barbarie  en  A'riqne,  des  popula- 
tions distinctes  longtemps  privées  de  toute  relation  avec  les  autres 
régions  du  globe.  Une  profonde  coupure  partageant  la  zone  cen- 
trale en  son  milieu,  la  Mer-Piouge,  ouvrait  cependant  une  communi- 
cation facile  entre  les  deux  zones  extrêmes.  Mais  celte  voie  natu- 
relle, toujours  peu  Iréquentée,  longtemps  délaissée  pour  la  route 
maritime  beaucoup  plus  longue  du  cap  de  Bonne-Ivspérance,  n'a 
pris  de  sérieuse  importance  que  de  nos  jours,  dep'ds  que  l'indus- 
trie moderne  a  su  débarrasser  des  vases  qui  en  obsiruaieiit  le  seuil 
cette  porte  du  sud  et  de  l'eAtrême  Orient, 


LE   BASSIN    DE    LA    MÉDITERRANÉE.  8*35 


IV. 

Parmi  ces  trois  grandes  régions  du  vieux  monde,  la  zone  cen- 
trale est  de  beaucoup  la  plus  étendue.  Avec  son  extension  sur  le 
bassin  du  Tariin,  qui  n'ajoute  pas  grand'chose  à  sa  popnlalion,  elle 
occupe  au  moins  un  quart  de  la  surface  terrestre  du  globe.  A  peine 
aussi  peuplée  que  la  zone  du  nord,  beaucoup  moins  que  celle  du 
sud,  où  se  trouvent  ces  grandes  fourmilières  humaines  de  la  Chine 
et  de  l'Inde,  elle  n'en  a  pas  moins  eu  et  elle  conservera  longtemps 
encore,  il  faut  l'espérer,  son  rôle  prépondérant  dans  l'histoire  de 
'humanité.  Son  bassin  le  plus  important,  celui  de  la  Méditerranée, 
iété  le  berceau  et  est  encore  le  foyer  de  nos  civilisations  les  plus 
Vvaces;  et  cette  considération  seule  suffit  pour  justifier  la  spùcia- 
liuôe  cette  étude  sur  les  conditions  physiques  qui  ont  pu  influencer 
tan  de  peuples  de  races  diverses,  réunis  cependant  par  des  rap- 
port communs  résultant  de  l'uniformité  générale  du  milieu  dans 
leqiel  ils  ont  vécu. 

El  disant  que  cette  région  centrale  était  surtout  caractérisée  par 

la  sécheresse  anormale  de  son  climat,  je  n'ai  point  cédé  au  vague 

désii  dégrouper  par  un  signe  commun,  arbitrairement  choisi,  des 

1  régions  d'ailleurs  dissemblables.  Rien  n'est,  en  fait,  plus  réel  que 

cette  distinction. 

Sans  doute,  il  ne  saurait  y  avoir  rien  d'absolument  tranché  dans 

les  caractères  naturels  qui  différencient  les  familles  et  les  espèces, 

)as  plus  dans  le  monde  de  la  mat  ère  inerte  que  dans  celui  des 

très  organisés.  De  même  que,  dans  les  classifications  zoologiques, 

h  propriétés  distinciives  se  confondent  parfois  à  la  limite  de  deux 

fciîilles  voisines,  de  même,  sur  la,  zone  frontière  des  grandes  divi- 

si(ns  géographiques  que  je  propose,  on  pourra  parfois  trouver  cer- 

taiies  similitudes  de  contact;  c'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  vailée 

de  a  Saône  a  plus  de  rapports  de  climat  avec  les  vallées  de  la  Seine 

et  ûu  Rhin,  entre  lesquelles  elle  est  enchâssée,  que  ces  dernières 

n'en  ont  avec  la  Sibérie,  qu'elle  n'en  a  elle-même  avec  l'Egypte. 

On  ne  doit  pas  oublier  d'ailleurs  que  les  conditions  de  climat  ne 

sont    pas   permanentes,  en  un   même  lieu.  Le  grand  courant  qui 

en  détermine  les  principaux   caractères  se  déplace  avec  le  soleil 

dans  son  mouvement  atmuel.  La  zone  de  sécheresse  qui  règne  con- 

".inuelleinent,  sur  le  Sahara  central,  se  reporte  sur  la  cuvette  de  la 

léditerranée  avec  l'équinoxe  du  printemps,  sur  le  Soudan  africain 

Vec  l'équinoxe  d'autuntne.  Pendant.  L'S  saisons  0|)po>ées,ces  régions 

vtrêmes  restent  plus  ou  moins  longtemps  sous  l'influence  humide 

TOME  LIV.  —  1882.  55 


866  R^VUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  courans  verticaux  polaire  ou  tropical,  et  doivent  à  cette  circon- 
stance des  conditions  de  climat  plus  variées,  plus  appropriées  au 
développement  intermittent  de  la  vie  végétale.  Mais  le  caractère 
général  du  climat  n'en  reste  pas  moins  rattaché  à  un  type  moyen 
caractérisé  par  la  prédominance  annuelle  de  l'action  desséchante 
du  vent  polaire,  du  vent  du  nord  dans  notre  hémisphère. 

Ces  nuances  de  détail  sont  pourtant  beaucoup  moins  étendues 
qu'on  ne  pourrait  le  croire,  et  si  l'on  comparait  les  observations 
météorologiques  de  contrées  fort  éloignées,  très  dissemblables  en 
apparence,   on  serait  surpris  de  la  grande  similitude  qui  les  rap- 
proche au  fond.  Retranchez  au  climat  de  Marseille  ou  de  Montpel 
lier  cinq  ou  six  jours  de  pluies  annuelles  et  vous  retrouvez  no'- 
seulement  dans  l'état  météorologique  de  l'atmosphère,  mais  daJS 
l'aspect  du  sol,  les  conditions  physiques  du  Sahara, 

Ces  contrées  privilégiées  de  la  zone  centrale  où  quelques  aveses 
accidentelles  tempèrent  la  sécheresse  générale  de  l'atmosphèe  et 
entretiennent  la  végétation  du  sol,  sont  elles-mêmes  peu  étemues. 
Distribuées  sur  les  versans  étroits  du  rivage  septentrional  de  limer 
intérieure,  pbis  particulièrement  dans  ces  péninsules  déliées,  ïlta- 
lie,  la  Grèce,  l'Asie-Mineure,  prolongeant  au  loin  dans  les  flots  leurs 
rivages,  ramifiées  comme  autant  de  tentacules  qui  aspireni  une 
petite  partie  de  l'abondante  évaporation  de  la  nappe  d'eau  cen- 
trale, ces  régions  relativement  arrosées  plutôt  qu'humides,  ne 
représentent  peut-être  pas  un  dixième  de  la  giande  zone  géogra- 
phique. Sur  tout  le  reste,  la  sécheresse  règne  sans  partage,  et,  sau 
dans  quelques  rares  oasis  accidentellement  arrosées,  son  influenc 
amène  la  complète  stérilité  du  sol,  la  steppe  ou  le  désert. 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  croire  que  ces  déserts,  le  Sahara  U- 
même,  soient  complètement  privés  de  pluie.  J'ai  sous  les  yeuxle 
relevé  des  observations  météorologiques  recueillies  par  la  misson 
Ghoisy  dans  le  Sahara  algérien,  indiquant  que,  pendant  trois  moisdu 
15  janvier  au  15  avril,  la  moyenne  des  journées  pluvieuses  a  ét<'  de 
1  sur  3;  mais  ces  petites  averses  de  printemps  qui,  sauf  une  seule, 
n'ont  pas  dépassé  0'^,0 10,  sont  restées  inférieures  à  l'évaporation 
qui,  variant  eu  général  de  0'^,006  à  0'",008,  s'est  élevée  une  fois  à 
0™, 025  en  un  jour.  L'eau  pluviale  est  reprise  par  l'évaporation  avant 
d'avoir  iuibibé  le  sol  ;  parfois  même  elle  ne  l'atteint  pas.  Ces  cirrus 
qu'on  voit  tour  à  tour,  non-seulement  dans  le  Sahara,  mais  sur  nof 
côtes  méridionales  d'Europe,  se  former  et  se  fondre  dans  les  haute 
régions  de  l'atmosphère,  ne  sont  autre  chose  que  la  condensatio 
naturelle  et  normale  des  vapeurs  de  l'alizé  supérieur  se  précipitât 
en  gouttes  de  pluie  insuffisantes  pour  saturer  les  couches  d'air  inf- 
rieures,  qui  les  absorbent  et  les  vaporisent  au  passage. 

Dans  des  conditions  atmosphériques  différentes,  les  mêmes  préi- 


LE    BASSIN    DE    LA    MÉDITERRANÉE.  S67 

pitations  des  vapeurs  supérieures,  dans  un  air  inférieur  saturé  d'hu- 
midiié,  déienniiifnl  sur  nos  côtes  de  l'Océan  ces  grains  journaliers, 
ces  ondées  soudaines  qui  se  produisent  presque  sans  nuages,  par  la 
simple  conden-ation  des  vapeurs  inférieures  entraînées  par  les  pre- 
mières gouttes  de  pluie. 

I  Oueli|ues  chiffres  fel'ont  mieux  comprendre  encore  l'importance 
\t  la  généralité  de  ce  caractère  distinctif  de  siccité  atmosphéri  jue, 
d'évaporation  relative,  qui,  plus  encore  que  l'abondance  ou  la  répar- 
tiùon  des  pluies,  différencie  les  climats. 

En  princi|)e,  la  quantité  d'eau  pluviale  étant  moyennement  égale 
à  lévaporation  îintiuelle,  la  surface  des  mers  étant  trois  fois  supé- 
rieu'-e  à  celle  des  continens,  l'a  même  proportion  de  3  à  1  devrait 
existtr  entre  la  surface  évaporante  d'une  cuvette  recevant  intégra- 
lemeLt  les  eaux  d'un  certain  nombre  de  versans  et  l'étendue  super- 
ficielle de  ces  vei'saus.  Pour  l'ensemble  du  bassin  hydrologique  de 
la  Méditerranée,  compris  presque  en  entier  dans  It-s  lin)ites  de  la 
zone  cciitrale  de  sécheresse,  nous  avons  vu  que  le  rapport  de  la 
surieice  maritime  à  la  surface  terrestre  n'est  que  de  !i  à  25,  soit  une 
propoition  dix-sept  fois  moindre  que  la  proportion  nonnale;  et 
ce  chiffre  déji  si'  réduit  est  cependant  bien  loin  de  présenter  la  réa- 
lité du  rapport. 

L'évaporalion  superficielle  mesurée  sur  le  littoral  de  la  Méditer- 
rinée  s'élève  à  près  d^  2  mètres  sur  nos  côtes,  à  plus  de  3  mètres 
sur  les  côtes  d'^AlVi  [ue,  et  dans  les  îles  iotennédiaires,  comme  la  Corse 
et'  les  Baléares,  ne  paraît  pas  être  au-dessous  de  la  moyenne  de 
2"»,50,  qu'on  pourrait  attribuera  l'ensemble  de  l'a  surface  d'évapo- 
rat^on.  La  tranche  d'eau  pluviale  également  annuelle  ne  dépasse 
pas  0", 80.  La  différence  représente  pour  l'ensemble  une  lame  d'eau 
de  1"',70,  ce  qui  pour  la  totalité  de  la  cuvetre  répond  à  une  évapo- 
ration  moyenne  de  170,000  mètres  à  la  seconde. 

Pourcombler  cedélicit,  la  Méditerranée  nr^oit  à  peine  30,000 mètres 
cubes  de  ses  divers  affluens,  dont  moitié  au  moins  provenant  d'u 
Danube  et  du  iNil  qui  lui  apportent  les  eaux  de  bassins  situés  en 
dehors  de  sa  zone  climatologique.  La  dilférence,  soit  environ 
110,000  mètres  à  la  seconde,  doit  nécessairement  provenir  de 
l'Océan  par  le  détroit  de  Gibraltar. 

Si  cette  coupure  géologique,  qui  n'a  pas  plus  de  15  kilomètres  de 
laigeur,  venait  à  se  fermer,  la  Méditerranée,  ne  recevant  plus  que 
se*  affluens  directs,  devrait  peu  à  peu  restreindre  sa  surface  éva- 
porante dans  le  rapport  de  3  à  17,  soit  à  1/6^  de  son  étendue 
aciuelle.  Dans  ces  limites  nouvelles,  notre  mer  intérieure,  abaissant 
sor.  niveau,  d«  plus  de  1,000  mètres  peut-être,  se  réduirait  à  deux 
cu\el)ies  distinctes,  dont  l'une  grande  à  peine  comme  l'a  Caspienne, 
conbenirerait  les  "eaux  de  h.  Mer-Noire  ti*ansformée  en  lac  d'eaa 


868  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

douce,  unies  à  celles  du  INil  et  du  Pô;  l'autre,  comparable  à  la  mer 
d'Aral,  évaporerait  le  Rhône,  et  le  peu  qu'elle  pourrait  peut-être 
recevoir  des  deruiers  cgouttages  de  l'Kbre.  Quant  aux  espaces 
intermédiaires  Jls  se  trouveraient  transformés  en  steppes  analogues 
à  ceux  de  la  dépression  aralo-caspienne.  Cette  première  ci^nclusion 
ne  résulte  pas  seulement  de  chiiïres  précis,  elle  repose  sur  une 
hypothèse  beaucoup  trop  favorable.  Nous  avons  raisonné  comme  si 
le  climat  des  versans  méditerranéens  directs  ne  devrait  pas  êtrf 
modifié  par  cette  transformation  géologique,  si  minime  crpenda»t 
en  elle-même  qu'il  serait  presque  au  pouvoir  de  l'homme  de  la  réa- 
liser; si,  ne  trouvant  plus  dans  la  guerre  un  élément  suffisant  à  sa 
soif  de  destruction,  il  lui  prenait  fantaisie  d'anéantir  d'un  seul  c>up 
la  race  humaine  dans  cette  région  de  l'Europe  méridionale  où  elle 
a  pris  son  premier  et  son  plus  bel  essor. 

En  fait,  les  choses  se  passeraient  autrement.  La  majeure  par:ie  de 
l'eau  évaporée  par  la  Méditerranée  saturant  au  passage  le  vent 
polaire  prédominant,  traverse  avec  lui  le  Sahara,  pour  aller  se  fondre 
dans  le  grand  courant  vertical  des  tropiques  qui  en  détermine  la 
précipitation.  Une  certaine  partie  de  cette  eau  cependant,  ramenée 
par  les  vents  accidentels  du  sud  et  sud-est,  alimente  sur  place  les 
pluies  du  versant  européen,  et  continue  à  rafraîchir  la  zone  du 
versant  opposé.  Mais  si,  la  Méditerranée  réduisant  progressivement  sa 
surface,  cet  appoint  insuffisant  d'humidité  venait  à  manquer,  les 
vents  du  sud  devenus  aussi  secs  sur  nos  côtes  que  ceux  du  nord  le 
seraient  sur  celles  d'Afrique,  ce  ne  sont  plus  les  conditions  de  'a 
dépression  Caspienne  plus  éloignée  des  tropiques,  flanquée,  au  sud, 
du  massif  du  Caucase,  et  dans  le  lointain  des  hautes  cimes  des  motts 
de  l'Asie  centrale,  ce  sont  les  conditions  du  Sahara,  tout  au  moiis, 
qui  se  produiraient  dans  la  cuvette  et  sur  les  rives  septentrionales 
de  la  Méditerranée.  Les  Alpes,  devenues  au  nord  ce  que  le  Caucase 
est  au  sud,  une  île  montagneuse  dans  le  désert,  le  Rhône,  le  Pô 
mis  à  sec  dès  leurs  sources,  n'approvisionneraient  plus  que  d'arides 
sebkhas.  Quant  au  Sahara  lui-même,  il  arriverait  à  un  état  de  siccité 
qui  ferait  certainement  disparaître  jusqu'à  la  dernière  de  ses  oasis, 
dont  le  chapelet  discontinu  serait  probablement  refoulé  dans  la  val- 
lée du  Niger  lui-même  asséché. 

Par  une  hypothèse  contraire,  à  la  réalisation  de  laquelle  l'homme 
cette  fois  ne  pourrait  avoir  aucune  part,  admettons  que,  par  in 
déplacement  de  l'axe  terrestre,  l'orientation  générale  du  bass.n 
méditerranéen  vienne  à  être  modifiée  ;  que  l'axe  de  cette  dépression 
centrale,  au  lieu  de  suivre  obliquement  la  direction  moyenne  eu 
AO"  parallèle,  soit  couché  sur  le  cercle  de  l'équateur  dans  les  condi- 
tions où  se  trouve  aujourd'hui  l'axe  du  bassin  des  Amazones,  ^es 
conditions  du  climat  seront  immédiatement  renversées.  Au  lieu 


LE   BASSIN    DE    LA   MÉDITERRANÉE.  869 

d'envoyer  toute  son  eau  d'évaporation  au  courant  ascensionnel  des 
tropiques,  l'axe  niéditciranéeu  coïncidant  avec  ce  courant  recevra  à 
l'état  de  pluie  l'eau  ravie  à  toutes  les  régions  voisines.  Les  lleuves 
aujourtl'hui  à  demi  taris  et  la  dépression  aralo-caspienne,  coulant 
à  pleins  hords,  grossis  à  chaque  pas  de  nouveaux  tributaires,  rena- 
plis-ant  leurs  cuvettes  intérieures,  creusant  de  profonds  sillons  dans 
les  seuils  qui  les  séparent,  s'uniront  dans  une  artère  commune  qui, 
franc! lissant  le  dernier  isthme  de  Manicht,  viendra  rouler  ses  eaux 
dans  la  Mer-Noire  et  de  là  dans  la  Méditerranée,  où  elles  se  réuni- 
ront au  produit  de  tous  les  grands  fleuves  africains. 

En  comptant  sur  un  écoulement  moyen  de  0™,ûO  par  mètre  carré, 
très  probablement  dépassé  par  le  débit  de  l'Amazone,  notre  grand 
fleuve  méditerranéen ,  au  lieu  d'emprunter  comme  aujourd'hui 
l/iO,000  mètres  à  l'Océan,  lui  en  restituerait  plus  de  300,000  par 
le  détroit  de  Gibraltar,  autant  que  lui  en  apportent  dans  l'état  actuel 
les  fleuves  réunis  du  naonde  entier.  Ce  n'est  pas  î^eulement  en  eaux 
courantes,  mais  en  troubles  charriés,  en  limons,  que  s'accroîtrait  le 
débit  des  fleuves  méditerranéens.  De  larges  deltas  s'épanouiraient 
à  leurs  embouchures,  comblant  rapidement  les  dépressions  inter- 
médiaires, les  bassins  intérieurs  de  la  Mer-Noire  et  de  ses  annexes, 
envahissant  peu  à  peu  la  grande  cuvette  centrale,  jusqu'au  jour 
où  ils  l'auraient  entièrement  comblée  d'une  nouvelle  formation  de 
terres  basses  et  marécageuses,  au  milieu  desquelles  un  fleuve  cen- 
tral, trois  ou  quatre  fois  plus  grand  que  l'Amazone,  encaisserait 
profondément  son  lit  sinueux,  estuaire  commun  vers  lequel  con- 
vergeraient d'innomblables  tributaires. 

Combien  de  milliers  d'années  ou  de  siècles  faudrait-il  au  travail 
des  fleuves  pour  opérer  ce  gigantesque  comblement?  La  question 
importe  peu  :  le  temps  ne  compte  pas  en  géologie.  L'œuvre  finale 
s'accomplirait  dans  des  conditions  analogues  à  celles  qui  se  sont 
produites  ailleurs,  et  il  nous  est  même  permis  de  signaler  une  cir- 
constance qui  se  réaliserait  probablement  et  dont  la  vraisemblance 
peut  nous  donner  la  clé  d'un  phénomène  géologique  bien  connu. 
Incessamment  refoulé  vers  l'amont  par  le  dépôt  sans  cesse  croissant 
des  limons  que  le  fleuve  asiatique  accumulerait  à  son  embouchure, 
le  Nil  serait  très  probablement  dévié  dans  la  Mer-Rouge.  Mais  entre 
06:,  deux  grands  fleuves  ayant  dès  lors  des  enibouchures  princi- 
pales distinctes,  continuerait  à  subsister  un  canal  de  trop  plein,  une 
voie  d'eau  analogue  à  celles  qui,  dans  le  Nouveau-Monde  unit  par  le 
Cassiquare  le  courant  de  l'Amazone  à  celui  de  l'Orénoque. 

V. 

Ignorant  des  intentions  de  la  Providence  à  l'égard  du  monde 
physique,  l'homme  est  en  général  assez  porté  à  les  rapporter  à  ses 


870  REVUE   MS    DEUX   MONDES, 

propres  intérêts.  A  ce  point  de  vue,  on  a  pourtant  peine  à  s'expH- 
quei*  que  la  sagesse  divine,  qui  a  déployé  tant  de  merveilleuse 
intellif^cnce  dans  la  coordination  des  organes  du  plus  chéiif  insecte, 
ait  montré  tant  d'indiflerence  apparente  dans  la  combinaison  des 
élémens  qui  concourent  au  développement  gén-'^ral  de  l'a  vie  orga- 
m(]ue  h  la  surface  de  ce  globe  terrestre,  où  bien'des  choses  semblent 
en  f.iit  livrées  au  hasard. 

Je  sais  qu'il  est  d'usage  de  soutenir  l'opinion  contraire,  d^e  faire 
ressortir  notamment  Iharmo-nieux  accord  des  grandes  lois  physiques 
qui  président  à  ladilïusionde  la  chaleur  eî  de  Fhumidiié  atmosphéri- 
ques, etc.  Certainement  on  pourrait  imaginer  plus  mal  que  ce  qui  est. 
Nous  avons  vu,  par  exemple,  qu'il  suffirait  d'un  bien  simple  acci- 
dent géologique,  de  la  fermeture  du  détroit  du  Gibrahar,  pour  frap- 
per de  srérilité  comj)lète  ce  vaste  bassin  ée  h  Méditerranée  dont 
plus  des  trois  quarts  sont  déjà  à  l'état  de  déserf. 

L'homme  n'en  considère  pas  moins  le  globe  terrestre  en  entier 
comme  son  dorafiine.  De  tous  les  êtres  organisés  il  est,  en  effet,  le 
seul  qui,  paraît-il,  puisse  s'adapter  à  tous  les  climats  et  à  tous 
les  milieux,  vivre  tour  à  tour  sous  la  hutte  de  glace  du  Lapon  ou 
la  tente  de  toile  du  Saharien.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  respirer  à  >a 
surface  du  globe,  il  faut  s'y  nourrir.  La  terre  qui  nous  porte  doit 
aussi  subvenir  à  notre  alimentation;  et,  à  cet  égard,  on  ne  saurait 
disconvenir  que  tout  n'est  pas  pour  le  mieux  et  qu'il  y  a  beau- 
coup d'espace  et  de  forces  perdues. 

Les  terres  émergées  n'occupent  pas  plus  du  quart  de  la  surface 
totale  du  globe  ;  et  c'est  à  peine  si  celles  qui  sont  réellement  habitables 
représentent  une  égale  proportion.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  ne 
vovons-nous  pas  ce  magnifique  bassin  polaire,  vers  lequel  conver- 
gent les  plus  grandes,  vallées  de  l'ancien  et  du  Nouveau-Monde, 
rempli  d'îles  et  de  presqu'îles  aux  formes  variées,  découpé  dans 
tous  les  sens  par  d'innombrables  bras  de  mer,  qui  sembleraient 
appeler  à  eux  le  commerce  et  l'industrie,  —  à  tout  jamais  enseveli 
sous  les  glaces,  semr  de  refuge  aux  ours  blancs  et  aux  veaux 
marins,  qui,  mieux  que  nous,  pourraient  revendiquer  comme  leur 
appartenant  en  propre  ce  domaine  terrestre.  Et  parmi  les  con- 
trées lés  plus  favorisées  du  chraat,  où  l'homme  a  toujours  résidé 
de  préférence,  sous  ces  cieux  démens  de  la  Grèce,  de  l'iialie,  de 
îa  France  et  de  l'Espagne,  combien  n'est-il  pas  de  terres  qui,  a 
Tétat  de  plateaux  arides,  de  montagnes  rocheuses,  de  landes  sablon- 
neuses ou  caillouteuses,  de  marécages  et  de  lagunes,  se  retusent 
à  toute  production  végétale? 

Mais,  par  cela  même  que  so;î  domaine  terrestre  est  plus  réduit, 
plus  incomplet,  l'homme  doit  se  préoccuper  de  l'améliorer  et  d'en 
accroître  la  surface  uttle  ;  son  intelligence  lui  permet  d'entrevoir  le 


LE    BASSIN    DE   LA   MÉDITERRANÉE.  871 

but  à  poursuivre.  Les  agens  naturels  dont  il  dispose,  s'il  apprend  à 
les  niaîlri.-er,  pourraient  parfois  lui  donner  les  moyens  de  l'aiteindre. 
Il  ne  parviendra  jamais  sans  doute  à  modifier  la  structure  fonda- 
mentale d(i  globe;  à  faire  surgir  de  nouveaux  coniinens;  à  immer- 
ger les  hautes  chaînes  de  montagnes;  mais,  dans  un  ordre  de  faits 
plu-^  modeste,  il  pourra  améliorer  le  sol  qui  le  fait  vivre  et  mo- 
difier peut-être  le  climat  de  certaines  régions. 

Dans  une  étude  précédente,  j'ai  exposé  mes  idées  particulières 
sur  la  première  partie  de  ce  vaste  programme.  J'ai  fait  voir  com- 
ment, par  un  judicieux  emploi  des  alluvions  artificielles,  par  un 
meilleur  aménagemeut  des  eaux  courantes,  on  pourrait  régénérer 
le  sol  végétal,  en  tripler  peut-être  chez  nous  la  puissance  productive. 
Mes  idées  à  ce  sujet  pourront  paraître  encore  chimériques  à  bien  des 
gens.  Un  avenir  prochain,  je  l'espère,  démontrera  qu'elles  n'ont  rien 
que  de  pratique  et  de  réalisable.  Je  n'y  reviendrai  donc  pas  aujour- 
d'hui. Je  me  bornerai  à  examiner  dans  quelles  limites  on  pourrait 
aborder  le  problème  beaucoup  plus  ardu  de  la  transformation  des 
climats.  En  indiquant  les  effets  désastreux  qu'entraînerait  néces- 
sairement la  suppression  d'une  partie  notable  des  surfaces  d'éva- 
poration  dans  noire  zone  centrale,  j'ai  fait  ressortir  les  Résultats 
avantageux  d'une  entreprise  inverse  qui,  en  augmentant  la  surface 
mai'itime  i>uv  le  parcours  des  vents  polaires,  pourrait  remédier  à 
l'excès  de  siccité  des  grands  courans  atmosphériques.  Si,  par  exemple, 
on  pouvait  insérer,  au  centre  du  Sahara,  un  nouveau  golfe  du 
Mexique  s'avanamt  profondément  dans  les  terres  eiUre  les  15®  et 
30®  parallèles,  il  n'e»t  pas  douteux  que  son  influence  se  ferait  res- 
sentir sur  toutes  les  régions  avoisinantes.  Les  parties  du  désert  non 
immergées  reproduiraient  au  nord  le  climat  du  Texas  et  delà  Loui- 
siane; à  l'est,  tout  au  moins  celui  du  Nouveau-Mexique  tt  du  Colo- 
rado. Un  njoment  on  a  pu  croire  qu'une  pareille  entreprise  serait 
réalisable.  Des  renseignemens  fournis  par  des  géographes  anglais 
avaient  fait  supposer  qu'il  se  trouverait  au  centre  mystérieux  du 
Sahara  africain  une  vaste  dépression,  cuvette  d'une  ancienne  mer 
desséchée,  dans  laquelle  on  pourrait  ramener  les  finis  de  l'océan. 
Des  explorations  plus  sérieuses  ne  paraissent  pas  avoir  confirmé  ces 
indication-;,  qui  n'avaient  peut-être  d'autre  base  (pie  cette  concep- 
tion purement  tliéorique  de  certains  géologues,  qui  avaient  cru 
devoir  expliquer  par  une  prétendue  mer  saharienne  l'ancienne 
extension  des  glaciers  sur  le  continent  européen. 

Les  dépiessions  de  cette  nature,  présentant  à  l'intérieur  des  con- 
tinens  de  vastes  cuvettes  ayant  leur  plafond  au-dessous  du  niveau 
de  l'océan,  ne  sont  pas  nombreuses  à  la  surface  du  globe.  Il  n'en 
est  que  deux  d'une  certaine  importance  qui  nous  soient  connues:  le 
bassin  de  la  Caspienne  à  25  mètres  au-dessous  du  niveau  de  la  Mer- 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Noire  et  celui  de  la  Mer-Morte,  dont  la  cote  négative  est  de  pins  de 
AOO  mètres. 

Je  n'ai  pas  à  examiner  jusqu'à  quel  point  il  pourrait  être  utile  et 
surtout  piati'iue  de  restituer  à  l'océan  ces  deux  dépressions.  Elles 
sont  fort  éloignées  de  nous,  et  leur  immersion  en  tant  qu'elle  fût 
humainement  réalisable,  n'aurait  qu'une  influence  à  peu  près  nulle 
sur  le  climat  de  noire  pays.  Mais  on  a  pensé  qu'il  pourrait  en  être 
autrement  d'une  entreprise  plus  modeste,  d'une  réalisation  plus 
facile,  dont  l'opinion  publique  s'est  assez  vivement  préoccupée  pour 
que  le  gouvernement  ait  cru  devoir  la  prendre  en  considération  et 
la  soumetire  à  l'examen  d'une  commission  spéciale.  Je  veux  parler 
de  la  mer  intérieure  du  Sahara  algérien,  devant  asseoir  sa  surface 
d'évaporation  sur  une  plus  ou  moins  grande  étendue  de  ce  chipe- 
let  d'aridt-s  lagunes  que  j'ai  déjà  signalées  comme  formant,  au  sud 
des  provinces  de  Constaniine  et  de  Tunis,  le  bassin  dans  lequel 
viennent  déboucher  les  lits  desséchés  des  grands  fleuves  du  Sahara 
central. 

Une  première  exploration,  faite  il  y  a  une  trentaine  d'années  par 
M.  l'ingénieur  des  mines  Dubocq,  ayant  établi  que  la  plus  occi'5en- 
tale  de  ces  petites  cuvettes,  le  cliott  Mel-Rir,  se  trouvait  bien  réelle- 
ment à  un  niveau  inférieur  d'une  vingtaine  de  mètres  à  celui  de  la 
Méditerranée,  on  en  a  conclu  un  peu  prématurément  qu'il  devait 
en  être  de  même  des  chotts  tunisiens  situés  plus  à  l'est  ;  et  que  dans 
leur  ensemble  ces  cuvettes  intérieures  pourraient  bien  constituer 
un  ancien  golfe  de  la  Méditerranée,  qui  aurait  existé  dans  les  temps 
historiques.  On  crut  pouvoir  l'identifier  avec  un  certain  lac  Triton, 
cité  par  divers  géographes  de  l'antiquité  comme  existant  de  leur 
temps,  qui  n'aurait  été  si^paré  que  récemment  de  la  Méditerranée 
par  une  barre  ou  seuil  d'alluvions  et  de  galets,  à  travers  lequel  une 
trouée  facile  pourrait  permettre  de  rétablir  l'ancien  écoulement  des 
eaux  marines.  Je  ne  sais  ce  qu'était  au  fond  l'ancien  lac  Triton  et 
jusqu'à  quel  poi  t  on  peut  considérer  comme  démontrée  et  même 
comme  vraisemblable  son  identité  avec  les  chotts  algériens.  Héro- 
dote, qui  en  a  parlé  le  premier,  donne  du  lac  Triton,  qu'il  n'avait 
jamais  vu  personnellement,  une  vague  description,  qui  à  la  rigueur 
pourrait  s'app'iquer  au  voisinage  du  golfe  de  Gabès;  mais  des 
auteurs  plus  récens,  Strabon,  Lucien,  la  table  de  Peutinger,  le  pla- 
cent expressément  près  de  la  ville  de  Bérénice  sur  le  littoral  de  la 
grande  Syrte,  à  plus  de  800  kiloriiètres  de  distance  à  l'est  de  Gabès. 

Une  exploration  directe  pouvait  seule  nous  fournir  des  renseigne- 
mens  précis  à  cet  égnrd.  Cette  vérification  a  eu  lieu,  et,  si  elle  nous 
a  valu  (les  ddcumens  géodésiques  importons,  on  doit  malheureu- 
sement reconnaître  que,  loin  de  confirnjer  les  premières  prévisions, 
elle  les  a  contredites  de  tous  points.  Le  seuil  de  Gabès  s'est  trouvé 


LE    BASSIN    DE    LA    MÉDITERRANÉE.  873 

formé  non  d'une  bande  de  sables  ou  d'alluvions  récentes,  mais  d'as- 
sises géologiques  beaucoup  plus  anciennes,  d'une  grande  largeur, 
d'une  hauteur  de  plus  de  /iO  mètres,  à  la  surface  des({uel1es  on  a 
mêuie  trouvé  des  débris  d'habitations  préhistoriques.  Et,  ce  qui 
était  beaucoup  moins  prévu,  on  a  constaté  que  les  deux  chotts  tuni- 
siens du  njérid  et  du  Féjij,  au  lieu  d'être  inférieurs  au  niveau  de 
la  mer,  lui  étaierjt  su[)érieurs  de  15  à  20  mètres. 

Dans  ces  conditions,  l'ouverture  de  la  mer  saharienne  voyait  ses 
difficultés  s'accroître,  à  mesure  que  se  réduirait  son  iniportance.  La 
cuvette  à  remplir  ne  présentait  pas  plus  de  8,000  kilomètres  carrés; 
et,  pour  l'atteindre,  il  faudrait  ouvrir  un  canal  de  jonction  qui  n'au- 
rait pas  moins  de  260  kilomètres  de  longueur,  à  travers  des  bas- 
fonds  ayant  une  altitude  minimum  de  15  mètres,  présentant  des 
seui's  saillans  de  plus  de  àO  mètres.  Tel  est  le  profil  de  sol  sui- 
vant lequel  on  aurait  à  creuser,  non  pas  une  simple  rigole  de  des- 
sèchement, mais  un  fleuve  d'eau  salée  qui,  pour  suffire  à  une  éva- 
porai ion  journalière  de  180  millions  de  mètres  cubes  d'eau  environ, 
soit  1,000  mètres  cubes  à  la  seconde  (1),  devrait  avoir  au  minimum 
200  mètres  de  largeur  sur  10  mètres  de  profondeur. 

Je  n'insisterai  pas  sur  les  difficultés  pratiques  d'un  tel  travail  qui 
nécessiterait  un  terrassement  de  près  de  1  milliard  de  mètres  cubes 
de  déblais,  dix  fois  plus  que  n'en  a  réclamé  le  canal  de  Suez.  Je  ne  m'ar- 
rêterai pas  sur  l'influence  certaine  de  l'évaporation  qui,  s'exerçant 
chaque  jour  sur  un  approvisionnement  sans  cesse  renouvelé  d'eau 
de  mer,  transformerait  dans  un  laps  de  temps  assez  court  la  cuvette 
du  Mel-[\ir  en  un  gigantesque  bloc  de  sel.  Vainement  on  objecterait 
ce  qui  se  passe  dans  un  canal  ouvert  des  deux  bouts,  comme  celui 
de  Suez  ou  le  détroit  de  Gibraltar,  dans  lesquels  un  courant  con- 
stant ou  alternatif,  renouvelant  les  eaux  inférieures,  les  débarrasse 
d'un  excès  de  salure.  Il  s'agit  ici  d'un  véritable  fleuve  d'eau  salée, 
coulant  toujours  dans  le  même  sens,  avec  une  pente  qui  ne  saurait 
être  nulle,  dans  lequel  les  eaux  concentrées  ne  pourraient  pas  plus 
remonter  du  Mel-Rir  à  Gabès,que  les  eaux  salées  de  la  Méditerranée 
ne  remontent  le  Rhône,  de  son  embouchure  à  Beaucaire  ou  à  Valence. 

La  commission  supérieure  chargée  de  l'examen  du  projet,  recu- 
lant devant  ces  difficultés  que  le  rapport  ministériel  ne  lui  avait  pas 

(l)  La  commissioa  ebt  arrivée  dans  son  rapport,  à  des  chiffres  quatre  et  cinq  fois 
plus  faibles,  par  suite  de  Tinsuffisance  de  son  coefficient  d'évaporation.  Elle  a  admis 
qu'il  ne  dépasserait  pas  en  moyenne  0'",0(i3  par  jour,  l'",08  par  an.  Or  déjà  l'éva- 
poration annuelle  s'éiève  au  double,  à  2  mètres,  sur  nos  côtes  de  France.  Nous  avons 
vu  plus  liaut  que,  pi'udant  la  dun'ie  de  l'exploration  Choisy,  en  hiver,  dans  une  saison 
exceptionnelleuiciil  humide  et  pluvieuse,  l'évaporation  journalière,  au  Sahara,  avait 
dépassé  U'",0ij7.  On  ne  saurait  sérieusement  supposer  qu'elle  puisse  être  inférieure  à 
•  une  moyenne  journalière  de  0'",01,  soit  pour  l'année  eniière  un  volume  d'eau  à  em- 
prunter à  la  Méditerrauée  de  30  et  non  de  C  milliards  de  mètres  cubes. 


87/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dissimulées,  aconchi  au  rejet  de  l'entrepi'ise.  Je  partage  complète- 
raent  son  avis  au  point  de  vue  pratique,  mais  je  ne  saurais  l'adopter 
sans  réserve  quant  à  l'influence  théorique  que  la  réussite  de  l'opé- 
ration pourrait  avoir  sur  le  climat.  On  a  émis  à  cet  é<^ard  l^s  opi- 
nions les  plus  contradictoires.  Les  considérations  générales  dans 
lesquelles  je  viens  d'entrer  sur  le  régime  météorologique  de  la  grande 
zone  de  terres  saches  au  milieu  desquelles  se  trouve  le  Mel-Rir, 
nous  permettent  d'apprécier  l'influence  de  la  mer  intérieure. 

Au  point  de  vue  de  l'ensemble  de  la  région,  cette  influence  serait 
mesurée,  par  l'augrnf^ntation  de  surface  évaporante  ou  plus  exac- 
tement d'eau  évaporée,  par  le  rapport  de  1,000  mètres  cubes  résul- 
tant de  la  cuvette  du  Mel-Rir,  à  180,000  mètres  cubes  résutfant  de 
la  cuvette  de  la  Méditerranée.  Il  serait  toutefois  plus  exact  d'ad- 
mettre que  cette  influence  se  fei'ait  ressentir  dans  le  sens  méridien 
des  vents  dominans,  substituant  une  longueur  de  100  kilomètres 
de  surface  d'é\  aporation  à  une  égale  étendue  de  surface  desséchante, 
sur  le  parcours  total  de  3,000  kilomètres  de  terrains  de  cette  nature 
gai  existent  entre  le  golfe  de  Guinée  et  la  Méditerranée;  cette 
action,  en  la  doublant  pour  tenir  compte  du  changement  de  signe, 
augmenterait  de  1/15,  tout  au  plus,  l'élat  hygrométrique  moyen 
de  l'atmosphère.  Telle  est  la  proportion  suivant  laquelle  les  vents 
du  nord  deviendraient  moins  desséchans  vers  le  sud  dnns  le  Sahara, 
les  vents  du  raidi  moins  brûlans  sur  les  plateaux  de  l'Algérie. 

Quant  à  l'action  immédiate  sur  les  rivages  de  la  mer  intérieure, 
elle  serait  tout  aussi  insignifiante.  La  vapeur  produite  journelle- 
ment, mêlée  à  la  masse  de  l'air  atmosphérique,  emportée  par  les 
vents  régnans,  le  plus  souvent  irait  rejoindre  le  courant  équatorial 
ascendant;  plus  rarement  viendrait  se  mêler  aux  vapeurs  de  la  Médi- 
terranée. En  aucun  cas,  elle  ne  se  résoudrait  sur  place  en  pluies 
abondantes  ;  tout  au  plus  pourrait  -elle  déterminer  sur  les  lives 
du  lac  une  atmosphère  plus  humide  et  plus  brumeuse  parfois,  qui 
rendrait  le  pays  plus  insalubre,  mais  ne  le  rendrait  pas  agi^onomi- 
quement  plus  productif.  A  cet  égard,  il  suffit  de  voir  ce  qui  se  passe 
dans  toute  l'étendue  de  la  zone  climatologique  à  laquelle  appartient 
le  chott  Mel-Rir.  La  Mer-Rouge  présente  au  milieu  de  cette  zone  une 
surface  d'évaporation  quatre-vingts  fois  plus  considérable,  sans  pro- 
duire ni  pluie,  ni  même  humidité  sur  ses  rives  ;  et ,  plus  loin,  la 
mer  d'Aral,  le  lac  Balkash,  boivent  chaque  jour  des  fleuves  d'eau 
douce  plus  considérables  que  ne  le  serait  le  fleuve  salé  de  Gabès; 
sans  que  le  climat  de  leurs  rivages  immédiats  diffère  en  rien  de  l'im- 
mensité des  steppes  dans  lesquelles  sont  enclavées  leurs  cuvettes. 

C'est  à  regret»  je  le  déclare,  que  j'arrive,  comme  bien  d'autres 
avant  moi,  à  cette  conclusion  complètement  négative  sur  les  résul- 
tats de  l'entreprise  projetée.  Plus  qiiun  autre  le  principe  m'en  avait 


LE    BASSIN    DE   LA    MÉDITERRANÉE.  875 

séduit;  j'aurais  été  heureux  d'en  signaler  les  avantages  ]irobables 
comme  devant  donner  une  sanction  pratique  aiuc  idées  théoriques 
que  je  viens  d'esposersur  le  dimat  de  la  zooe  rnédilerranéenne.  En 
piincipp,  rinterposition  d'une  nouvelle  masse  d'eau  évaporante  sur 
le  pan-ours  des  vents  régnans  doit  produire  une  aniélioraticwi  ;  mais 
par  le  fait  même  que  cette  anoélioration  doit  se  généraliser  sur  une 
imm<»nse  surface ,  elle  ne  saurait  localiser  ses  etléts.  L'action  pro- 
duite serait  énomie  s'il  s'agissait  d'une  mer  intérieure  de  dimen- 
sions comparables  à  celles  de  la  Mê(?i<>erraiaée  ;  eile  serait  insigni- 
fiante avec  le  Mel-Rir. 

Parmi  les  avantages  que  pourrait  avoir  l'ouvei-ture  de  la  petite 
mer  saharienne,  il  en  est  un  autre  que  je  regrette,  je  dois  ravouer, 
d'avoir  vu  signaler  sajs  une  expresse  réserve  dans  k  rapport  offi- 
ciel, celui  de  nous  créer  une  frontière  artificielle  et  d'opposer  une 
barrière  à  la  barbarie,  au  sud  de  nos  possessions  algéiiennes.  Les 
civilisations  en  décadence  seules  ont  jamais  pu  songer  à  des  bar- 
rières de  ce  genre.  L'exemple  de  la  Chiiime  et  du  Bas-Empire  nous 
montre  assez  combien  ces  moyens  de  défense,  murs  ou  fossés,  sont 
inefljcaces.  Ce  n'est  point  en  leur  opposant  des  obstacles  matériels, 
m^s  en  les  subjuguant  par  la  force,  en  les  dominant  par  son  influence 
morale,  qu'une  nation  qui,  comme  la  nôtre,  se  pique  d'être  à  la  tête 
de  la  civilisation,  sait  se  faire  respecter  par  des  |>euples  barbares. 

Dans  ce  grand  mo^uvement  d'expansion  qui  sepiépare  et-qui  fioii'a 
par  imiformiser  la  civilisation  à  la  surface  du  globe,  la  France  aura 
sans  doute  à  jouer  un  grand  rôJe,  auquel  elle  renoncerait  en  fait  si 
elle  voulait  le  restreindre  dans  de  trop  éti'oites  limites. 

Les  nations  voisines  nous  donnent  à  cet  égaixl  de  grands  exemples 
à  suivre  :  l'Angleterre  et  la  Russie  ne  négligent  rien  pour  asseoir  leur 
suprématie  politique  et  civilisatiice  sur  la  zone  méridionale  de  l'an- 
cien monde  vers  l'Orient.  La  première  y  est  déjà  parvenue  par  la  voie 
mai  il  ime,  dont  le  déblaiement  de  Suez  vient  de  faire  disparaître  le  der- 
nier obstacle  matérieU  La  Russie  y  tend  par  une  voie  moins  prompte, 
mais  plus  sûre  :  l'occupation  préalable  des  déserts  de  l'Asie  centrale 
sur  lesqu(  Ls  elle  étend  chaque  jour  son  empire. 

Un  champ  tout  aussi  vaste  nous  est  ouvert  dans  l'Afrique  cen- 
trale, dont  l'occupation  de  l'Algérie  et  de  la  Tunisie  nous  assurent 
l'accès  exclusif.  Là  est  pour  nous  l'œuvre  capitale  qui  devrait  nous 
intéresser  aujourd'hui,  non  moins  importante,  relativement  plus 
facile,  que  celle  à  laquelle  la  Russie  consacre  de  si  généreux  efforts. 
Si,  comme  elle,  nous  avons  le  désert  à  franchir  au  début,  nous  ne 
rencontrerons  pas  rinexpugna!)le  rempart  des  âpres  montagnes  qui 
défendent  au  nord  l'approche  de  la  Chine  et  de  l'Inde.  Une  fois  le 
Sahara  traversé,  nous  nous  trouverons  de  plain-pied  dans  le  bassin 


876  REVUE   DES    DkUX    MONDES. 

du  Niger  et  nous  verrons  s'ouvrir  devant  nous  toutes  les  régions  tro- 
picales de  l'AIVi  jue,  qui  ne  le  cèdent  ni  en  étendue,  ni  en  élémens 
de  richesses  naturelles  à  leurs  similaires  du  Sud  asiatique  et  qui  ne  tar- 
deraient pas  à  rivaliser  avec  elles  de  prospérité,  dès  que  nous  aurions 
su  substituer  les  bienfaits  d'une  administration  intelligente  et  pater- 
nelle à  la  dégradante  anarchie  sociale  qui  les   désole  aujourd'hui. 

«  Le  monde  n'est  pas  grand,  »  disait  déjà  Christophe  Colomb.  Les 
distances  et  les  obstacles  matériels  cessent  d'exister  pour  nous,  quand 
nous  avons  trouvé  les  moyens  pratiques  de  les  franchir  ou  de  les  sur- 
monter; et,  sous  ce  rapport,  notre  siècle  voit  s'accomplir  une  des 
plus  grandes  révolutions  économiques  de  l'humanité. 

L'invention  des  chemins  de  fer  a  complètement  renversé  l'ordre 
ancien  des  voies  de  communication.  Elle  a  donné  en  un  jour  plus 
de  supériorité  à  la  voie  terrestre  que  quarante  siècles  de  progrès 
n'en  avaient  réalisé  pour  la  voie  maritime.  L'intérieur  de  l'Afrique, 
isolé  jusqu'à  ce  jour  du  reste  du  monde  par  une  infranchissable 
ceinture  de  déserts  et  de  marais  pestilentiels,  peut  devenir  plus  rap- 
proché de  nous  en  distance  relative  qu'il  ne  l'est  de  fait  en  distance 
absolue  mesurée  à  vol  d'oiseau  sur  les  blancs  énormes  de  la  carte. 

Ce  continent  qui  nous  fait  face  nous  attire  plus  que  jamais.  Bon 
gré  mal  gré,  nos  gouvernans  ne  peuvent  en  détourner  leurs  regards, 
mais  c'est  moins  par  ses  arides  rivages  que  par  ses  fertiles  régions 
intérieures  qu'il  doit  mériter  notre  attention.  C'est  au  Soudan  plutôt 
qu'en  Tunisie  ou  en  Egypte  que  nous  devons  fiapper.  Il  nous  suffit 
d'un  point  de  la  circonféience,  et  nous  l'occupons  en  Algérie,  pour 
atteindre  le  centre.  Le  chemin  de  fer  Transsaharien  nous  en  ouvrira 
les  portes  toutes  grandes.  La  voie  est  tracée  sur  un  sol  facile.  Elle 
n'attend  que  les  rails  qui  doivent  la  rendre  praticable. 

La  question  était  à  peine  posée  qu'un  moment  j'ai  pu  croire 
qu'elle  allait  être  résolue.  Par  quel  concours  de  fàcheus'  s  circon- 
stances, de  nîalentendus,  a-t-on  cessé  brusquement  de  s'en  occu- 
per? Je  n'ai  pas  à  le  rappeler  ici.  Mais  l'œuvre,  un  moment  ajour- 
née, s'impose  trop  à  nous  pour  qu'elle  ne  d  »ive  pas  prochainement 
s'accomplir.  Espérons  que  la  France  ne  laissera  pas  échapper  cette 
occasion  unicpie  qui  se  présente  à  elle  de  reprendre  sa  place  à  la 
tête  de  la  civilisation  militante  dans  cette  croisade  contre  les  bar- 
bares, et  qu'elle  comprendra  que  son  rôle  doit  plutôt  consister  à 
supprimer  les  barrières  matérielles  qui  séparent  les  peuples  qu'à 
en  créer  à  grands  frais  d'artificielles. 


DUPOXCHEL. 


LE 


CANICHE    ISOIR 


Je  me  propose  de  raconter,  sans  supprimer  ni  altérer  un  seul 
détail,  l'épisode  le  plus  humiliant  et  le  plus  pénible  de  ma  vie  ;  j'ai 
pris  ce  parti,  non  que  j'y  trouve  le  moindre  plaisir,  mais  en  vue 
de  plaider  les  circonstances  atténuantes  (ce  que  je  n'ai  pu  faire 
ju  qu'à  présent). 

En  thèse  gêné  aie,  jf^  suis  convaincu  que,  dans  toute  affaire  un 
peu  lou(he,  rien  n'est  muins  propre  à  rétaiilij"  une  réputation  com- 
piomise  que  de  faire  l'apologie  de  sa  conduite.  Mais,  dans  cette  con- 
joncture, il  est  une  personne  devant  qui  il  m'est  à  jamais  interdit 
de  me  justifier  de  vive  voix,  même  si  j'en  trouvais  l'occasion.  La 
mauvaise  opinion  qu'elle  a  de  moi  n'ayant  plus  de  progrès  à  faire, 
ce  récit  ne  peut  aggraver  ma  situation  ;  c'est  à  peine,  d'ailleurs,  si 
j'ose  me  flatter  qu'il  lui  tombe  jamais  sous  les  yeux,  et  qu'après 
l'avoir  lu,  elle  se  demande  si  j'étais,  en  réalité,  un  scélérat  aussi 
retors,  un  hypocrite  aussi  subtil  que  j'ai  pu  le  lui  paraître.  Cet 
unique  espoir  de  réhabilitation  me  rend  indifférent  à  toute  autre 
considération  ;  j'expose  loyalement  à  la  risée  du  monde  des  lec- 
teurs mes  torts  et  ma  honte,  parce  qu'en  le  faisant,  je  cours  la 
chance  de  me  justifier  dans  l'esprit  de  cette  ^eule  personne.  Cet 
aveu  fait,  je  vais  sans  plus  tarder  commencer  ma  confession. 

Je  m'appelle  Algernon  Weatherhead:  je  dois  ajouter  que  j'appar- 
tiens aux  fonctions  publiques,  que  je  suis  fds  unique  et  que  je  vis 
avec  ma  mère.  Nous  habitions  Hammersmith  jusqu'à  l'époque  où 


878  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'ouvre  ce  récit.  A  l'expiralion  de  notre  bail,  ma  mère  prétendit 
que  ma  santé  exigeait  l'air  de  la  campagne  après  le  travail  du 
bureau;  nous  louâmes  alors  une  de  ces  innombrables  villas  que 
l'on  voit  émerger  de  terre  comme  par  enchanteo'ent  aux  alentours 
de  Londres.  Notre  nouvelle  résidence,  nommée  par  nous  Wistaria 
Villa,  était  la  dernière  d'une  rangée  de  maisons,  toutes  du  même 
style  et  toutes  indépendantes  les  unes  des  autres;  chacune  ayant 
une  porte  rustique  pour  les  voitures,  une  allée  sablée  devant  la 
maison;  derrière,  une  pelouse  de  dimension  suffisante  pour  un  jeu 
de  tennis,  puis  la  rouie  qui  conduit  par  la  colline  à  la  gare.  A. 
peine  notre  propriétaire  nous  avait-il  donné  sa  parole ,  qu'il  s'a- 
visa de  se  suicider  dans  notre  grenier;  j'aurais  bien  préféré  qu'il 
allât  se  pendre  ailleurs,  car  les  fournisseurs  ayant  raconté  tous  les 
détails  de  cette  catastrophe  à  notre  servante,  elle  nous  quitta  deux 
mois  après,  prétendant  que  la  maison  était  hantée,  qu'elle  avait 
vu,  de  ses  yeux  vu,  quelque  chose! 

Wistaria  Villa  n'en  est  pas  moins  une  jolie  demeure  et  aujour- 
d'hui, je  pardonnerais  presque  au  propriétaire  ce  que  je  considé- 
rerai cependant  toujours,  comme  un  acte  d'affreux  égoïsme  de  sa 
part. 

A  la  campagne,  le  voisin  qui  n'est  séparé  de  vous  que  par  un 
mur  mitoyen,  est  plus  qu'un  simple  numéro;  c'est  l'espoir  d'une 
connaissance,  ou  tout  au  moins  d'une  visite,  car  le  nouvel  arrivant 
vaut  toujours  bien  qu'on  tente  cette  expérience. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  sans  savoir  que  Shuturgarden,  la  villa  la 
plus  rapprochée  de  la  nôtre,  était  occupée  par  le  colonel  Gurrie, 
officier  en  retraite,  ayant  jadis  appartenu  à  l'armée  des  Indes.  Sou- 
vent, en  apercevant,  grâce  à  un  mur  de  clôture  peu  élevé,  une  gra- 
cieuse jeune  fille  errant  parmi  les  rosiers  du  jardin  contigu  au 
nôtre,  je  me  plaisais  à  anticiper  sur  le  temps  où  s'écroulerait  (au 
sens  figuré  du  mot)  le  mur  qui  nous  séparait. 

Je  me  rappelle  avec  quelle  émotion  j'appris  un  soir,  en  revenant 
de  mon  bureau,  que  les  Gurrie  avaient  fait  visite  à  ma  mère  et 
qu'ils  semblaient  tout  disposés  à  se  conduire  avec  nous  en  bons 
voisins.  Je  me  rappelle  non  moins  bien  l'après-midi  du  dimanche 
où  j'allai  leur  rendre  cette  visite.  J'étais  seul,  ma  mère  s'étant  de 
son  côté  présentée  chez  eux  pendant  la  semaine.  Immobile  sur  le 
perron  de  la  villa  du  colonel,  j'attendais  qu'on  vînt  in'ouvrir,  quand 
tout  à  coup  j'entendis  grogner,  japer,  aboyer  derrière  moi;  me 
retournant,  je  vis  un  grand  caniche  qui  semblait  en  vouloir  à  mes 
mollets. 

C'était  un  chien  noir  comme  de  l'encre,  l'oreille  droite  à  moitié 
fendue;  de  ridicules  petites  moustaches  sur  le  bout  du  museau;  il 


LE    CANICHE   NOIR.  87P 

avait  été  tondu  comme  un  lion,  ce  qui  passe,  en  vertu  de  je  ne  sais 
quelle  raison  mystérieuse,  pour  embellir  un  caniche.  On  avait  seu- 
lement laissé  par- ci  par-là  quelques  petites  mèches  de  j)oil  sur  les 
flancs;  la  vue  de  ce  caniche  rappela  à  mon  souvenir  celui  du  doc- 
teur Faust;  j'imaginais  qu'il  ne  serait  pas  diflicile  d'exorciser  cet 
animal.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  m'agacer  singulièrement, 
car  je  suis  d'un  tempérament  très  nerveux  et,  de  plus,  j'ai  l'horreur 
des  chiens.  Je  me  laisse  facilement  déconcerter  lorsque  je  remplis 
certains  devoii-s  du  monde,  même  dans  les  meilleures  conditions 
possibles;  l'idée  qu'un  chien  d'apparence  étrange  et  à  moitié  sau- 
vage voulait  s'en  prendre  à  mes  jambes  n'avait  rien  de  rassurant, 
au  contraire.  La  famille  Currie  me  fit  le  plus  aimable,  le  plus  cordial 
accueil.  «  Bien  charmée  de  faire  votre  connaissance,  masterWealher- 
head,  me  dit  M"  Currie  en  me  tendant  la  main.  Mais  je  m'aperçois, 
ajouta-t-elle  d'un  ton  de  plaisanterie,  que  vous  avez  amené  le  chien 
à  votre  suite.  »  Oui,  je  l'avais  amené,  mais  pendu  aux  pans  de  mon 
paletot. 

Il  n'était  évidemment  pas  rare  de  voir  arriver  des  visiteurs 
dans  des  conditions  aussi  désastreuses,  car  mon  hôtesse  fit  elle- 
même  lâcher  prise  à  mon  pei-sécuteur  ;  dès  que  j'eus  recouvré  mon 
calme,  la  conversation  s'engagea. 

Je  sus  bientôt  que  le  colonel  et  sa  femme  n'avaient  pas  d'enfans; 
la  jeune  personne,  à  la  taille  souple  et  élancée  comme  un  roseau, 
que  j'avais  vue  par-dessus  le  mur  du  jardin,  était  leur  nièce  et 
leur  fille  adoptive.  Lilian  Roseblade  ne  tarda  pas  à  faire  son  appari- 
tion; je  me  disais,  pendant  que  l'on  nous  présentait  l'un  à  l'autre, 
que  son  doux  et  frais  visage,  sur  lequel  quelques  petites  frisures 
brun  foncé  jetaient  une  ombre  légère,  justifiait  am])lement  toutes 
les  espérances  et  tous  les  rêves  d'un  moment  si  impatiemment 
attendu.  Elle  m'adressa  la  parole  d'un  ton  que  j'ai  entendu  accuser 
d'afféterie  et  de  préciosité  par  ses  meilleurs  amis,  mais  auquel 
je  trouvais,  pour  ma  part,  un  charme  et  une  séduction  indes- 
criptibles, et  le  souvenir  que  j'en  ai  gardé  me  fait  encore  battre  le 
cœur  avec  une  vivacité  qui  n'est  pas  que  douloureuse. 

Môme  avant  l'entrée  du  colonel  au  salon,  j'imaginais  que  mon 
ennemi  lu  caniche  occupait  une  place  excqnionnelle  dans  ce 
milieu  ;  à  la  fin  de  ma  visite,  j'en  avais  acquis  la  certitude  abso- 
lue; c'était  évidemment  le  pivot  sur  lequel  tournait  tout  le  sys- 
tème de  la  maison,  et  la  charmante  Lilian,  elle-même,  rayonnait 
autour  de  lui,  comme  une  sorte  de  satellite  autour  d'un  astre.  A 
entenrjre  son  maître ,  ce  caniche  était  impeccable  :  toutes  ses  ma- 
nies (notez  que  cet  animal  avait  l'esprit  des  plus  bornés)  étaient 
rigoureusement   respectées  ;    tous    les  arrangemens  domestiques 


880  REVUE    DES    DEUX    JiONDES. 

avaient  pour  but  de  se  conformer  à  ses  convenances.  C'est  peut-être 
à  tort,  mais  je  ne  puis  approuver  qu'on  mette  un  caniche  sur  un 
piédestal  aussi  élevé;  il  m'est  impossible  de  comprendre  comment 
celui-ci  en  particulier  (quadrupède  des  plus  vulgaires)  était  par- 
venu à  s'imposer  ainsi  à  la  faiblesse  de  ses  maîtres;  mais  le  fait 
n'en  existait  pas  moins.  La  conversation  ne  roulait  que  sur  lui;  dès 
qu'elle  languissait,  elle  y  revenait  toujours,  comme  par  une  force 
d'attraction  irrésistible. 

Je  dus  me  soumettre  à  écouter  une  longue  biographie  du  caniche; 
ce  qu'on  appelle,  en  style  de  journal  anglais,  une  photographie 
anecdotique.  Chaque  détail  du  portrait,  en  accusant  davantage  les 
mauvais  instincts  et  la  dépravation  de  l'original,  achevait  de  me 
rendre  inexplicable  l'admiration  enthousiaste  de  la  famille. 

—  Avez-vous  déjà  dit  à  M.  Weatherhead,  l'histoire  de  Bingo  et 
de  Tacks  (Bingo  était  le  nom  bizarre  du  caniche)  ?  Non?  Alors  c'est 
moi  qui  vais  la  lui  raconter;  elle  l'amusera  certainement.  Tacks  est 
notre  jardinier,  il  habite  le  village;  le  connaissez-vous?  Eh  bien! 
Tacks  était  ici  l'autre  jour;  pendant  qu'il  attachait  un  treillage  au 
haut  du  mûr,  maître  Bingo,  assis  tranquillement  au  bas  de  l'échelle 
le  regardait  travailler.  Vous  ne  lui  auriez  pas  fait  quitter  sa  place 
pour  un  empire.  Tacks  croyait  que  le  chien  lui  tenait  compagnie. 
Vous  n'imagineriez  jamais,  j'en  suis  sûre,  ce  que  ce  gueux  a  fait 
lorsque  Tacks  eut  fini  sa  besogne?  Bingo  le  suivit  sournoisement 
et,  après  l'avoir  mordu  aux  deux  jambes,  il  s'est  sauvé  comme  un 
voleur.  Ha  !  ha  !  ha!  c'est  très  profond,  n'est-il  pas  vrai? 

Je  convins  que  c'était,  en  eff<  t,  très  profond,  mais  dans  mon  for 
intérieur,  je  pensais  que  si  Bingo  traitait  ainsi  les  gens  de  la  mai- 
son, il  était  fort  à  craindre  qu'il  ne  se  montrât  plus  profond  encore 
avec  moi. 

—  Pauvre  fidèle  vieux  chien  !  s'écria  M"  Currie,  il  prenait  Tacks 
pour  un  vagabond  et  ne  voulait  pas  laisser  voler  son  maître. 

—  C'est  un  chien  de  garde  parfait!  ajouta  le  colonel  ;  je  me  sou- 
viendrai toujouis  de  la  frayeur  qu'il  a  causée  dernièrement  au  pauvre 
Heavesides.  Avez-vous  jamais  rencontré  Heavesides,  ancien  officier 
des  fusiliers  de  Bombay?  Un  certain  jour  qu'il  sortait  de  la  piscine 
en  costume  de  bain,  Bingo  l'a  si  bien  arrêté  au  passage  que  j'ai 
dû  m'en  mêler  pour  lui  faire  lever  le  siège. 

Pendant  tout  le  temps  que  dura  le  récit  des  prouesses  du  fameux 
caniche,  il  était  assis  en  face  de  moi,  sur  le  tapis  de  foyer,  me  regar- 
dant en  dessous  en  clignotant  ses  yeux  durs  et  méchans.  A  coup  sûr, 
il  se  demandait,  in  petto,  où  il  m'attraperait  quand  je  me  lèverais 
pour  prendre  congé.  Nous  fûmes  bientôt  sur  le  pied  de  l'intimité 
avec  nos  voisins;  j'allais  souvent  chez  eux  après  dîner  et  il  ne  me 
déplaisait  même  pas  de  rester  en  tête-à-tête  avec  le  colonel  pen- 


LE   CANICHE  NOIR.  881 

dant  qu'il  prenait  son  claret,  tout  en  me  racontant  les  hauts  faits  de 
Bingo,  car  après  cela,  on  passait  dans  le  petit  salon,  où  j'avais  le 
plaisir  d'accepter  une  tasse  de  thé  des  mains  de  Lilian  et  de  l'en- 
tendre chanter  quelque  mélodie  de  Schubert, 

Le  caniche  ne  quittait  pas  la  place;  mais,  si  laid  qu'il  fût,  sa  vilaine 
tête  semblait  moins  repoussante  quand  Lilian  passait  dessus  sa  jolie 
main. 

Les  Currie  me  traitaient  tous  avec  une  bienveillance  évidente  ;  le 
colonel  me  considérait  comme  un  spécimen  inoOensif  de  l'espèce 
dont  on  peut  faire  des  maris,  et  M"  Currie,  par  égard  pour  ma  mère, 
qu'elle  avait  prise  en  grande  amitié,  se  montrait  pour  moi  d'une 
extrême  amabilité. 

Quant  à  Lilian,  je  crus  bientôt  m' apercevoir  qu'elle  n'était  pas 
sans  soupçonner  la  nature  de  mes  sentimens  pour  elle  et  qu'elle  ne 
s'en  offensait  pas. 

J'entrevoyais  avec  ravissement  le  jour  où  je  pourrais  lui  faire 
ma  déclaration  sans  crainte  d'être  évincé.  Toutefois,  un  sérieux 
obstacle  s'opposait  à  la  réalisation  de  mes  plans,  c'était  de  ne  pou- 
voir gagner  les  bonnes  grâces  de  Bingo;  les  membres  de  la  fatiiille 
au  surplus  n'en  cachaient  pas  leur  désappointement.  Pour  lâcher 
d'excuser  son  favori,  M''  Currie  me  répétait  sur  tous  les  tons  :  Bingo 
est  un  chien  qui  ne  s'attache  pas  facilement  aux  étrangers.  Mais  je 
continuais  à  penser  qu'il  n'était  que  trop  disposé  à  s'attacher  à  moi; 
je  cherchais  à  l'amadouer  en  lui  apportant  des  friandises;  soins 
superflus  !  Une  fois  les  bonbons  croqués,  il  ne  m'en  détestait  ni  plus 
ni  moins.  Il  était  clair  comme  le  jour  qu'il  m'avait  pris  en  pro- 
fond mépris,  et  qu'aucune  gâterie  de  ma  part  ne  le  ferait  revenir 
sur  mon  compte.  Aujourd'hui,  lorsque  je  remonte  le  cours  du  temps, 
j'incline  à  croire  qu'il  avait  dès  lors  le  pressentiment  que  je  serais 
l'instrument  aveugle  du  sort  fatal  qui  l'attendait. 

L'antipathie  de  Bingo  pour  moi  m'empêchait  seule  d'être  tout  à 
fait  en  pied  chez  nos  voisins  et  causait,  à  n'en  pas  douter,  l'hésita- 
tion de  cœur  de  Lilian  à  mon  égard.  Mais  qu'y  faire,  puisque  tous 
mes  frais  restaient  impuissans  à  conjurer  la  mauvaise  humeur  du 
caniche?  Malgré  cela,  en  me  voyant  chaque  jour  regardé  d'un  meil- 
leur œil  par  les  uns  et  les  autres,  je  me  flattais  de  n'avoir  bientôt 
plus  rien  à  redouter  de  lui. 

Outre  l'histoire  du  suicide  de  notre  propriétaire,  notre  villa  avait 
encore  un  autre  désagrément  '  tous  les  chats  du  voisinage  avaient, 
paraît-il,  choisi  d'un  commun  accord  notre  jardin  pour  leurs  réu- 
nions du  soir.  J'ai  des  raisons  de  supposer  que  notre  chatte  à  trois 
couleurs  était  alors  le  leader  de  la  société  féline  de  la  localité.  Ses 
al  home  et  ses  concerts  étaient  des  plus  suivis;  très  bruyans  les 

TOME  LIV.  —  1882.  56 


j882  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

uns  et  les  autres ,  ils  avaient  l'inconvément  de  troubler  le  petit 
somme  que  ma  mère  faisait  habituellement  après  dîner.  A  entendre 
ces  miaulemens  sauvages,  ces  cris  plaintifs  et  douloureux,  c'était  à 
se  demander  si  notre  jardin  n'était  pas  le  lieu  d'assemblée  d'une  foule 
de  revenans,  ou  une  crèche  pour  des  lutins  eu  proie  aux  angoisses 
de  la  dentition.  Toujours  est -il  que  le  vacarme  était  vraiment 
effroyable.  Nous  cherchions  tous  les  moyens  de  nous  délivrer  de 
ce  fléau;  le  poison  eût  été  sans  conteste  le  remède  le  plus  efficace, 
mais  nous  pensions  que  ce  serait  un  spectacle  bien  lugubre  et  qui 
pourrait  même  nous  susciter  des  querelles  avec  nos  voisins,  si  chaque 
aurore  voyait  dans  plusieurs  coins  de  notre  jardin,  trois  ou  quatre 
chats  se  débattant  dans  les  dernières  convulsions  de  l'agonie.  Les 
armes  à  feu,  de  leur  côté,  avaient  entre  autres  inconvéniens  celui 
de  troubler  le  sommeil  de  ma  mère. 

Nous  ne  savions  à  quoi  nous  arrêter  lorsqu'un  jour,  dans  une 
heure  fatale,  j'aperçus  par  hasard,  en  descendant  le  Strand,  un 
objet  qui  me  sembla  devoir  remplir  à  merveille  le  but  que  j'avais 
en  vue  :  c'était  un  fusil  à  vent,  d'un  mécanisme  merveilleux.  J'en- 
trai immédiatement  dans  le  magasin  où  il  était  exposé,  j'achetai 
l'arme  muette  et  je  revins  chez  moi  triomphant,  me  disant  que  désor- 
mais, sans  bruit  ni  fumée,  j'allais  enfin  pouvoir  réduire  considéra- 
blement le  nombre  de  nos  ennemis  ;  un  ou  deux  exemples  suffi- 
raient sans  doute  pour  décider  la  société  féline  à  émigrer.  Je  me 
hâtai  de  tenter  l'expérience.  Le  soir  même,  je  fis  le  guet  par  la 
fenêtre  de  mon  cabinet  de  travail;  dès  que  commencèrent  la  mu- 
sique nocturne  et  la  folle  sarabande,  je  couchai  mon  fusil  en  joue 
dans  la  direction  d'où  venait  le  son  ;  doué  comme  un  vrai  Anglais 
de  l'instinct  national  du  sport,  j'étais  dans  un  état  de  surexcita- 
tion indescriptible;  mais  il  semble  que  la  constitution  féline  s'as- 
simile le  plomb  sans  grave  inconvénient  pour  elle,  car  nul  trophée 
ne  restait  encore  comme  témoignage  de  mon  adresse...  Soudain 
j'entrevis  vaguement  un  corps  noir  qui  se  glissait  sous  les  buissons. 
J'attendis  qu'il  traversât  une  allée  éclairée  par  un  rayon  de  la  lune, 
puis  je  visai  et  lâchai  la  détente. 

Cette  fois  du  moins  je  n'avais  pas  perdu  mon  coup...  un  gémis- 
sement étouffé...  un  bruit  sourd...  puis  plus  rien!  Alors,  avec  l'or- 
gueil calme  et  froid  de  la  vengeance  satisfaite,  j'allai  ramasser  ma 
proie  et  je  trouvai  sous  un  laurier,  non  pas  un  chat  pillard  et  vaga- 
bond, mais  (le  lecteur  judicieux  l'a  déjà  deviné)  le  cadavre  encore 
palpitant  du  chien  du  colonel  î 

Je  me  propose  de  dire  ici  la  vérité..,  toute  la  véi'ité  :  je  confesse 
donc  qu'au  premier  moment,  lorsque  je  vis  ce  que  j'avais  fait,  je 
n'en  fus  pas  fâché.  Il  n'y  avait  pas  eu  préméditation  de  ma  part;  je 


LE    CANICHE   NOIR.  883 

n'éprouvai  aucun  regret  et  même  poussai  la  folie  jusqu'à  en  rire, 
me  disant  que  c'en  était  à  tout  jamais  fini  de  Bingo,  et  que  j'étais 
débarrassé  de  la  tâche  ennuyeuse  de  me  le  concilier.  Bientôt  néan- 
moins la  réaction  se  produisit...  Je  compris  la  portée  terrible  de  mon 
crime,  et  je  frissonnai  à  la  pensée  de  l'acte  fatal  qui  pouvait  à  jamais 
me  ravir  Lilian. 

Comme  un  maladroit,  j'avais  tué  une  espèce  d'animal  sacré,  sur 
la  tête  duquel  la  famille  Currie  avait  concentré  ses  affections  les 
plus  vives  ;  comment  leur  annoncer  cette  catastrophe  ?  Leur  adres- 
serais-je  Bingo,  avec  une  carte  au  cou,  sur  laquelle  j'écrirais  : 
Regrets  et  eomplimens?  Gela  ne  ressemblait-il  pas  trop  à  un  envoi 
de  gibier?  Ne  devais-je  pas  le  rapporter  moi-même?  Je  l'entoure- 
rais du  plus  beau  crêpe  noir  et  je  prendrais  son  deuil  pour  mon 
propre  compte  :  cierge,  linceul,  sac  de  cendres,  n'eussent  pas  sem- 
blé exagérés  aux  yeux  des  Currie,  mais  je  ne  pouvais  me  prêter  à 
de  pareilles  bassesses.  Je  me  demandais  avec  anxiété  ce  que  le  colo- 
nel dirait;  tout  en  étant  d'un  caractère  doux  et  facile,  il  ne  se  laissait 
pa«;  moins  aller  de  temps  en  temps  à  de  violens  accès  de  colère.  Ah! 
qu'il  m'était  dur,  cruel  même,  de  penser  que  ni  lui,  ni  Lilian  (ce  qui 
était  cent  fois  pis  encore)  ne  voudraient  jamais  croire  que  la  mort 
de  Bingo  eût  été  purement  accidentelle!  Ils  devaient  savoir  que 
j'avais  le  plus  grand  intérêt  à  faire  taire  le  malencontreux  caniche; 
accepteraient-ils  sans  arrière-pensée  la  simple  vérité?  Je  finis  par 
me  persuader  qu'ils  me  croiraient  sur  parole  ;  l'absence  de  toute 
dissimulation  de  ma  part ,  la  sincérité  de  mes  remords  plaide- 
raient puissamment  ma  cause.  Je  choisirais  un  moment  favorable 
pour  mes  aveux...  Le  soir  même,  je  ferais  amende  honorable.  Mais 
il  n'en  tut  rien.  Je  m'agenouillai  près  du  cadavre  du  pauvre  animal; 
j'étendis  respectueusement  ses  membres  déjà  raidis...  Ah!  que  le  sort 
était  cruel  d'imposer  pareille  tâche  à  un  homme  doux  et  bienveillant 
de  sa  nature,  et  dont  les  nerfs  n'étaient  pas  d'acier  trempé?..  J'étais 
dans  cette  position  quand  j'entendis  des  pas  sur  la  route...  L'odeur 
d'un  cigare  de  Manille  confirma  mes  craintes...  C'était  le  colonel 
qui  venait  de  faire  faire  à  Bingo  sa  promenade  habituelle.  Je  trem- 
blai de  tous  mes  membres  et  songeai  à  m'étendre  par  terre  der- 
rière les  lauriers;  mais  le  colonel,  qui  m'avait  aperçu,  se  rapprochait 
pour  me  parler  par-dessus  la  haie.  Il  n'était  qu'à  deux  pas  de  son 
caniche  bien-aimé.  Heureusement  que  le  ciel  était  ce  soir-là  beau- 
coup plus  sombre  que  d'habitude. 

-—  Ah!  c'est  vous!  s'écria-t-il  avec  entrain  et  bonne  humeur.  Ne 
vous  dérangez  pas,  mon  ami.  Comme  vous  restez  tard  au  jardin  ! 
Vous  projetez  sans  doute  quelque  nouveau  mouvement  de  terrain  ? 

Ah  !  s'il  s'était  douté  de  celui  que  je  méditais  en  ce  moment  ! 
Dans  mon  trouble,  je  lui  dis  d'une  voix  mal  assurée  : 


884  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  La  soirée  est  bien  belle  ! 

—  Vous  trouvez?  repartit  vivement  le  colonel;  mais  le  ciel  est, 
au  contraire,  chargé  de  nuages  et  je  crois  qu'il  pleuvra  demain. 
N'avez-vous  pas  vu  Bingo  par  ici  ? 

Le  moment  critique  était  arrivé;  ce  que  j'aurais  dû  faire  eût  été 
de  dire  simplement  et  d'un  ton  contrit  : 

—  Je  suis  obligé  de  vous  avouer  qu'il  vient  de  m' arriver  un 
accident  des  plus  fâcheux...  Votre  caniche  est  là;  j'ai  grand'peur  de 
l'avoir  tué. 

Le  courage  me  manqua;  il  m'eût  fallu  pour  cela  choisir  mon 
temps,  mon  heure,  préparer  d'avance  mon  discours.  Pris  au  pied 
levé,  je  reculai  et  je  dis  avec  une  légèreté  feinte  : 

—  Comment!  l'infidèle  vous  a  abandonné? 

—  Oh  !  il  n'a  jamais  rien  fait  de  pareil  de  sa  vie  ;  je  l'ai  vu  il  n'y 
a  pas  cinq  minutes  poursuivant  un  rat,  un  crapaud,  ou  quelque 
autre  bête  de  ce  genre.  Le  temps  d'allumer  un  sheeroot,  et  il  a  dis- 
paru ;  il  me  semblait  bien  qu'il  avait  passé  sous  votre  porte,  mais 
j'ai  eu  beau  l'appeler,  il  n'est  pas  revenu. 

Hélas  !  il  ne  devait  jamais  revenir  !  Toutefois  je  ne  voulais  pas 
encore  le  dire  au  colonel,  et  je  continuai  à  battre  l'eau  avec  un 
bâton. 

—  S'il  avait  passé  sous  la  porte ,  dis-je  toujours  sur  le  même 
ton,  je  l'aurais  bien  vu  ;  peut-être  s'est-il  avisé  de  retourner  chez 
lui. 

—  Je  le  retrouverai  sur  le  perron.  Ah!  le  vieux  drôle!  le  vieux 
vagabond!..  Qu'a-t-il  pu  faire? 

Il  eût  été  facile  de  le  lui  apprendre,  mais  je  n'osai  rien  dire... 
Cependant  il  me  semblait  par  trop  cruel  de  rester  ainsi  à  genoux 
près  de  la  pauvre  bête,  tout  en  riant  des  anecdotes  racontées  sur  son 
compte.  Cette  situation  fausse  m'était  intolérable. 

—  Écoutez,  dis-je  ex  abrupto,  n'est-ce  pas  lui  qui  aboie?  l' en- 
tendez-vous? Le  son  vient  du  côté  de  votre  maison,  n'est-il  pas 
vrai? 

—  Pour  plus  de  sûreté,  je  vais  aller  l'attacher,  répliqua  le  colonel. 
Puis  il  ajouta  : 

—  Comme  vous  frissonnez,  jeune  homme!  Vous  aurez  pris  froid; 
rentrez  immédiatement,  et,  dès  que  vous  serez  réchauffé,  vous 
devriez  bien  venir  prendre  un  grog  à  la  maison;  je  vous  racon- 
terai par  la  même  occasion  la  fin  de  l'histoire  de  l'échappé.  Mes 
complimens  à  votre  mère;  surtout  n'oubliez  pas  l'heure  du  grog. 

Enfin  j'étais  délivré  du  colonel;  je  m'essuyai  le  front  en  soupi- 
rant d'aise;  dans  une  demi-heure,  je  me  présenterais  chez  nos  voi- 
sins et  je  leur  annoncerais  enfin  la  fatale  nouvelle;  mais,  tout  à  coup, 
il  me  vint  à  l'esprit  que  mes  faux-fuyans  antérieurs  ne  me  permet- 


LE   CANICHE   NOIR.  8S5 

taient  plus  de  faire  cet  aveu  ;  sans  me  rendre  coupable  d'un  men- 
songe, au  sens  entier  du  mot,  n'avais-je  pas  laissé  entendre  au  colo- 
nel que  je  n'avais  pas  vu  son  chien?  Bien  souvent  on  cherche  à  se 
donner  le  change,  en  se  persuadant  que  jongler  avec  la  vérité  n'est 
pas  mentir;  je  ne  vois  pas  bien  la  différence,  moralement  parlant, 
mais  le  fait  n'en  existe  pas  moins;  seulement  c'est  un  jeu  dange- 
reux, car  lorsque  la  lumière  se  fait  et  qu'on  est  obligé,  pour  se 
disculper,  d'expliquer  comme  quoi  et  comment  vos  paroles  ne  con- 
stituaient pas  un  véritable  mensonge,  on  ne  peut  guère  après  cela 
se  flatter  d'obtenir  un  grand  crédit. 

J'avais  encore  en  ce  moment  un  moyen  de  sortir  de  difliculté  : 
laisser  croire  au  colonel  que  le  malheur  m'était  arrivé  après  notre 
entrevue  ;  malheureusement  le  caniche  se  raidissait  et  se  refroidis- 
sait pendant  ce  temps-là;  et  il  eût  été  facile  de  se  rendre  compte  du 
moment  précis  où  Bingo  avait  dû  passer  de  vie  à  trépas. 

Lilian  apprendrait  à  son  tour  la  litanie  de  mensonges  que  j'avais 
débitée  au  colonel  près  du  cadavre  de  Bingo,  et*  jamais  elle  ne  me 
pardonnerait  cet  abominable  sacrilège;  ma  déloyauté  l'indispose- 
rait plus  contre  moi  que  tout  le  reste.  Néanmoins  je  ne  pouvais 
plus  reculer;  il  me  fallait  continuer  coûte  que  coûte  dans  la  mau- 
vaise voie  où  je  m'étais  engagé.  Moi  qui  avais  la  prétention  de 
conserver  intact  le  dépôt  des  principes  de  droiture  qui  m'avaient 
été  inculqués,  je  devais  maintenant  en  faire  mon  deuil:  si  je  vou- 
lais persister  à  conquérir  Lilian,  j'étais  condamné  à  mentir,  à  dis- 
simuler et  à  feindre  sans  scrupule,  —  sinon  sans  remords. 

Après  mûre  réflexion,  je  me  décidai  à  enterrer  le  pauvre  défunt 
à  la  place  même  où  il  était  tombé,  et  surtout  à  n'en  rien  dire.  Je 
commençai,  je  ne  sais  pourquoi,  par  lui  enlever  son  collier  d'ar- 
gent, puis  j'enfouis  Bingo  sous  terre  à  l'aide  d'une  bêche,  effaçant 
avec  soin  toute  trace  de  l'événement.  J'éprouvai  un  soulagement 
réel  à  penser  que,  dorénavant,  rien  ne  m'obligerait  à  faire  l'aveu 
de  ma  mésaventure  et  à  courir  le  risque  de  perdre  l'estime  de  mes 
voisins. 

Peu  de  temps  après,  je  me  promis  de  planter  là  un  rosier,  me 
disant  qu'un  jour  où,  au  comble  du  bonheur  conjugal,  Lilian  et 
moi  admirerions  nos  fleurs,  j'aurais  peut-être  alors  le  courage 
d'avouer  que  ce  pied  de  rosier  devait,  à  n'en  pas  douter,  une 
grande  partie  de  sa  beauté  au  pauvre  caniche  disparu  depuis  si 
longtemps. 

Cette  pensée,  empreinte  d'une  certaine  poésie,  dissipa  un  instant 
mes  soucis.  Je  n'allai  pas  ce  soir-là  chez  mes  voisins;  je  ne  me 
sentais  pas  de  force  à  subir  pareille  épreuve;  ma  physionomie 
seule  aurait  suffi  à  me  trahir;  je  trouvai  plus  prudent  de  rester 


886  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chez  moi;  mais  quelle  nuit  je  passai!  Mon  sommeil  ne  cessa  d'être 
troublé  par  les  plus  affreux  cauchemars  :  j'enterrais ,  non  pas 
un,  mais  plusieurs  grands  fantômes  de  caniches,  qui  persistaient  à 
reparaître  dès  que  j'étais  parvenu  à  les  recouvrir  de  terre...  Un 
dimanche,  j'étais  à  l'église  avec  ma  fiancée;  Bingo  nous  avait  suivis, 
et,  malgré  tous  mes  efforts  pour  le  renvoyer,  il  persistait  à  aboyer 
d'une  telle  façon  que  le  ministre  ne  pouvait  réussir  à  publier  nos 
bans...  Le  jour  de  la  célébration  de  notre  mariage,  au  moment 
suprême,  Bingo  s'élançait  entre  nous  et  avalait  la  bague  d'al- 
liance... Au  déjeuner  de  noces,  le  caniche,  à  l'état  de  squelette, 
mais  avec  des  yeux  de  braise,  se  campait  sur  le  gâteau  tradition- 
nel, et  ne  voulait  pas  permettre  à  Lilian  de  le  couper.  Le  fameux 
rosier  lui-même  reparaissait  dans  mes  rêves  d'une  façon  fantas- 
tique; l'arbre,  maintenant  de  grande  dimension,  était  chargé  de 
fleurs  ;  chacune  d'elles  contenait  la  miniature  d'un  caniche  qui 
aboyait.  A  mon  réveil,  j'étais  entrain  de  vouloir  persuader  au  colo- 
nel que  c'étaient  des  dog  roses. 

Le  lendemain,  je  me  rendis  à  mon  bureau;  mon  pénible  secret 
me  torturait  littéralement  le  cœur  ;  le  spectre  de  ma  victime  se  dres- 
sait devant  moi;  pendant  deux  jours,  j'hésitai  à  me  présenter  chez 
les  Gurrie;  puis  je  finis  par  m'y  décider,  ayant  réfléchi  qu'une 
plus  longue  absence  leur  paraîtrait  étrange. 

Bien  que  ma  conscience  fût  bourrelée  de  remords,  je  n'en  pris 
pas  moins  un  ton  dégagé,  mais  si  peu  naturel  qu'il  était  bien  heu- 
reux pour  moi  que  chacun  fût  trop  absorbé  pour  le  remarquer. 
Jusque-là,  je  n'avais  jamais  vu  de  famille  si  profondément  atteinte 
par  un  malheur  domestique  ;  tous  trois ,  réunis  dans  le  salon, 
essayaient  en  vain  de  lire  ou  de  travailler;  après  les  salutations 
d'usage,  la  conversation  s'engagea  sur  des  sujets  tellement  dépour- 
vus d'intérêt  que,  ne  pouvant  écouter  éternellement  de  pareilles 
banalités,  je  me  lançai,  tête  baissée,  au  milieu  du  danger,  en 
disant  : 

—  Je  ne  vois  pas  Bingo;  je  suppose  que  vous  l'avez  retrouvé 
l'autre  soir,  colonel? 

En  prononçant  ces  mots,  je  me  demandais  si  les  Gurrie  ne  seraient 
pas  frappés  par  l'émotion  que  trahissait  ma  voix...  !\]ais  non.  Le  colo- 
nel se  mordait  convulsivement  la  moustache;  enfin  il  se  décida  à 
répondre  : 

—  La  vérité,  c'est  que  nous  n'avons  pas  entendu  parler  de  lui;  il 
a  déserté. 

—  Oui,  Mr.  Weatherhead,  oui,  répéta  M'' Gurrie  d'un  ton  lugubre, 
il  a  déserté  sans  rien  dire  ! 

Il  était  clair  qu'à  ses  yeux  il  eût  dû  laisser  sa  carte  et  son  adresse. 


LE    CANICHE    NOIR.  887 

—  Je  ne  l'aurais  jamais  soupçonné  d'une  conduite  pareille.,  dit 
le  colonel;  j'ensuis  stupéfait,.,  confondu.  Je  n'ai  de  ma  vie  été  joué 
de  cette  façon...  Ah!  l'ingrat!  le  monstre! 

—  Cher  oncle,  s'écria  Lilian,  ne  parlez  pas  ainsi  de  Bingo,  je 
vous  prie  ;  il  ne  mérite  peut-être  pas  les  reproches  dont  vous  l'ac- 
cablez. Qui  sait  s'il  n'a  pas  été  tué? 

—  Tué!  répéta  le  colonel  avec  emportement.  Comment  peut-on 
s'imaginer  qu'il  existe  un  être  assez  cruel,  assez  dépravé  pour  tuer 
un  animal  aussi  inofîensif?  Où  avez-vous  pu  prendre  une  idée  sem- 
blable, Lilian?  Dites-le-moi,  je  vous  prie!  JNon,  je  vous  engage  plu- 
tôt à  ne  jamais  répéter  ce  propos.  Vous  ne  croyez  pas  qu'on  l'ait 
tué,  n'est-il  pas  vrai,  Mr.  Weatherhead? 

Je  répondis  (que  le  ciel  me  pardonne!)  je  répondis  qu'en  effet  je 
croyais  la  chose  peu  probable. 

—  Non,  non,  reprit  M*"'  Gurrie,  s'il  était  mort,  je  suis  sûre  que 
je  le  saurais...  Je  suis  certaine,  au  contraire,  qu'il  vit  encore;  cette 
nuit,  j'ai  rêvé  qu'il  nous  revenait  dans  un  cab  conduit  par  M.  Wea- 
therhead,- il  était  toujours  le  même,  seulement  il  portait  des  lunettes 
bleues  et  la  partie  tondue  de  son  corps  était  peinte  en  rouge...  Quand 
je  me  réveillai,  j'étais  dans  une  joie  !..  Ah  !  vous  verrez  que  mon  rêve 
se  réalisera. 

Quelle  torture  pour  moi  que  ces  conversations  !..  Ah  !  qu'il  m'était 
pénible  d'exprimer  l'espoir  de  voir  Bingo  revenir,  lorsque  je  le 
savais  enfoui  pour  toujours,  sous  une  pelletée  de  terre,  dans  mon 
propre  jardin  !  La  confusion  que  j'éprouvais  me  semblait  être  une 
juste  punition  de  ma  conduite  et  j'eusse  eu  bien  mauvaise  grâce  à 
m'en  plaindre. 

Je  fus  bientôt  passé  maître  dans  l'art  des  consolations.  Je  crois, 
sans  me  flatter,  que  l'expression  de  ma  sympathie  faisait  grand  bien 
à  mes  pauvres  amis.  Je  me  plaisais  à  me  dire  qu'ils  se  remettraient 
promptement  de  cette  secousse  et  que  Bingo  serait  sous  peu  oublié, 
et  même  remplacé,  c^mme  il  arrive  d'ordinaire  :  j'avais  compté 
sans  mon  hôte.  Le  moral  du  colonel  semblait  réagir  d'une  manière 
fâcheuse  sur  son  physique  ;  il  voulait  à  tout  prix  retrouver  son 
favori  ;  mais  ses  annonces  dans  les  journaux  ,  ses  recherches  dans 
la  campagne,  ses  visites  chez  les  uns  et  les  autres,  restaient  égale- 
ment infructueuses  !  Sous  l'empire  de  tous  ses  désappointemens, 
de  ses  déceptions  continuelles,  il  changeait  à  vue  d'oeil.  On  eût 
dit  un  homme  à  qui  son  fils  unique  vient  d'être  ravi,  plutôt  qu'un 
officier  de  l'armée  des  Indes  qui  a  perdu  son  caniche. 

Je  m'étais  imposé  le  devoir  de  paraître  prendre  le  plus  vif  intérêt 
à  toutes  les  recherches  du  colonel,  à  en  écouter  religieusement  le 
récit  détaillé  et  à  faire  écho  à  tous  les  éloges,  même  les  plus  extra- 


888  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vagans,  du  caniche.  Mais  ce  rôle  de  fourbe  me  répugnait  tellement 
que  ma  sanié,  comme  celle  du  colonel,  finissait  aussi  par  s'en  res- 
sentir. Puis  je  lisais  dans  les  yeux  bruns  et  francs  de  Lilian  une 
expression  d'incrédulité  qui  me  mettait  fort  mal  à  l'aise.  Devant 
l'abîme  qui  s'ouvrait  sous  mes  pas ,  je  pris  le  parti  désespéré 
d'éclaircir  la  situation,  en  provoquant  une  explication.  Un  certain 
dimanche ,  que  nous  revenions  de  l'église  à  la  brune ,  je  lui  fis 
l'aveu  de  mon  amour  ;  elle  écouta  ma  déclaration  en  proie  à  une 
vive  émotion.  A.  la  fin,  elle  murmura  qu'elle  ne  pouvait  agréer  mes 
vœux  à  moins  que..,  non,  ajouta-t-elle  vivement,  c'est  impossible  1 

—  Vous  avez  dit,  à  moins  que...  à  moins  que  quoi?  repris-je 
avec  feu.  Lilian,  miss  Roseblade,  depuis  un  certain  temps,  je  ne  sais 
ce  qui  se  passe  entre  nous  :  dites-moi  de  grâce  la  vérité. 

—  Tenez-vous  réellement  à  la  savoir?  dit-elle  en  jetant  sur  moi 
un  regard  voilé  de  larmes, alors  je  vais  vous  l'avouer...  C'est  à  cause 
de  Bingo... 

Je  reculai  épouvanté.  Savait-elle  donc  la  vérité,  ou  la  soupçon- 
nait-elle seulement?  Je  résolus  de  m'en  assurer.  —  Qu'y  a-t-il  de 
commun  entre  Bingo  et  nous?  dis-je  d'un  ton  un  peu  vif. 

—  Vous  ne  l'avez  jamais  aimé  !  répondit-elle  en  sanglotant,  vous 
ne  pouvez  le  nier. 

A  ces  mots,  je  me  sentis  soulagé,  car  je  craignais  bien  pis  encore. 

—  Non,  répondis-je  avec  franchise,  non,  c'est  vrai,  je  n'ai  jamais 
aimé  Bingo  ;  mais  Bingo  me  le  rendait  bien,  vous  le  savez  ;  il  ne  guet- 
tait que  l'occasion  de  se  jeter  sur  moi...  Vous  ne  me  chercherez 
certainement  pas  querelle  pour  cela? 

—  Oh!  non,  pas  pour  cela,  dit-elle;  seulement  je  me  demande 
pourquoi  vous  prétendez  maintenant  tant  aimer  Bingo  et  tant  dési- 
rer son  retour?  Mon  oncle  et  ma  tante  croient  à  la  sincérité  de  vos 
sentimens;  moi,  non.  Je  suis  sûre  que  vous  ne  seriez  pas  du  tout 
content  de  le  revoir  ici,.,  car  si  vous  y  teniez,  rien  ne  vous  serait 
plus  facile  que  de  le  retrouver. 

—  Moi!..  Que  voulez-vous  dire?  m'écriai-je  d'une  voix  entrecou- 
pée. Comment  pourrais-je  le  retrouver?  ^ 

J'étais  plus  mort  que  vif  en  attendant  sa  réponse. 

—  Du  moment  que  vous  êtes  dans  les  fonctions  publiques,  con- 
tinua-t-elle,  rien  ne  vous  serait  plus  facile  que  de  mettre  le  gouver- 
nement sur  la  piste  de  Bingo;  à  quoi  donc  alors  le  gouvernement 
est-il  bon?  Il  y  a  longtemps  que  M.  Travers  l'aurait  retrouvé  si  je  l'en 
avais  prié. 

Cet  enfantillage  de  Lilian  ne  faisait  que  la  rendre  plus  adorable  à 
mes  yeux;  ce  qui  me  déplaisait  beaucoup,  par  exemple,  c'était 
l'allusion  qu'elle  avait  faite  à  M.  Travers,  un  jeune  avocat  qui  demeu- 


LE   CANICHE    NOIR.  889 

raitavecsa  sœur  dans  un  cottage  des  environs.  J'avais  déjà  trop  sou- 
vent constaté  qu'il  ne  regardait  pas  Lilian  d'un  œil  indiHerent. 

Heureusement  qu'il  était  alors  absent  pour  affaire  de  son  métier. 
Et  li'ailleurs  n'eût-il  pas  eu  lui-même  de  la  peine,  et  beaucoup,  à 
retrouver  Bingo?  J'avais  une  véritable  satisfaction  à  me  le  répéter. 

—  Vous  êtes  bien  sévère  et  bien  exigeante  pour  moi,  Lilian  ;  mais, 
de  grâce,  dites-moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse;  parlez  et  vous  serez 
obéie. 

—  Ra...  ramener  Bingo!  s'écria-t-elle. 

—  Ramener  Bingo!  répétai-je  consterné;  mais  qui  sait  s'il  n'est 
pas  impossible  de  le  retrouver?  il  n'est  peut-être  plus  dans  le  pays! 
il  est  peut-être  mort! 

—  Non  !  non  !  non  !..  ni  l'un  ni  l'autre,  croyez-m'en.  Ah  !  quand  je 
vous  entends  répéter  sur  tous  les  tons  que  vous  aimez  Bingo  et  que, 
d'un  autre  côté,  je  ne  vous  vois  rien  faire  pour  le  retrouver,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  douter  de  votre  sincérité,  et  j'en  resterai  tou- 
jours là  tant  que  vous  ne  l'aurez  pas  ramené  au  bercail. 

Inutile  de  discuter  avec  elle  :  je  savais  maintenant  que  j'avais 
affaire  à  une  douce  entêtée,  qui  ne  se  rendait  pas  facilement...  Peut- 
être  aussi  avait-elle  pris  cet  expédient  comme  moyen  dilatoire...  Je 
la  quittai  le  cœur  navré.  11  était  évident  que,  si  je  ne  parvenais  pas 
à  lui  ramener  Bingo  dans  un  très  court  délai,  M.  Travers  verrait 
toutes  les  chances  tourner  en  sa  faveur,  —  et  Bingo  était  mort  !  Je  ne 
jetai  pas,  néanmoins,  le  manche  après  la  cognée.  Si  je  pouvais  du 
moins  persuader  à  Lilian  que  je  faisais  réellement  tous  mes  efforts 
pour  retrouver  l'objet  perdu,  elle  finirait  peut-être  par  se  laisser 
toucher  et  me  dispenser  de  le  lui  rapporter.  Je  me  mis  donc  en  cam- 
pagne, allant  voir  des  chiens  de  toute  dimension,  de  toute  race,  de 
toute  couleur;  je  dépensai  des  sommes  considérables  en  annonces 
dans  les  journaux,  ayant  soin  bien  entendu  de  tenir  Lilian  au  courant 
de  mes  pas  et  démarches,  hélas  !  toujours  inutiles.  Mais  rien  ne 
pouvait  la  gagner,  et  tout  ce  que  je  pus  en  obtenir  fut  cette  phrase 
plus  ou  moins  encourageante  : 

—  Avec  de  la  persévérance  j'ai  la  conviction  que  vous  parviendrez 
à  retrouver  Bingo. 

Je  mè  promenais  une  fois  dans  le  quartier,  fort  laid  et  fort  sale, 
situé  entre  Bowstreet  et  High  Holborn,  quand  j'aperçus,  dans  la 
montre  d'un  petit  costumier  de  théâtre,  une  affiche  annonçant  qu'à 
une  certaine  date,  un  caniche  noir  avait  suivi  un  gentleman,  et 
qu'au  cas  où  le  chien  ne  serait  pas  réclamé  et  où  celui  qui  l'avait 
trouvé  ne  recevrait  pas  la  récompense  protnise,  l'animal  serait  vendu 
pour  payer  les  frais.  J'entrai;  je  pris  un  spécimen  de  l'affiche  pour 
le  montrer  à  LiUan,  puis  je  me  rendis  à  l'adresse  indiquée. 


890  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'individu  que  le  chien  avait  suivi  s'appelait  M.  Blagg.  Il  tenait 
une  petite  boutique  dans  Endell-street  et  se  qualifiait  de  charmeur 
d'oiseaux,  bien  que  personne  n'eût  moins  que  lui  le  physique  de 
l'emploi.  C'était  un  grand  gaillard  de  mauvaise  apparence,  coiffé 
d'une  toque  de  fourrure,  le  nez  en  pied  de  marmite  et  des  yeux 
rouges  percés  avec  une  vrille. 

Lorsqu'il  sut  le  motif  qui  m'amenait,  il  me  fit  entrer  dans  une 
pièce  remplie  de  petites  cages  en  bois,  en  fil  de  fer,  en  osier,  toutes 
grouillantes  de  vie,  et  de  là  dans  une  cour  de  derrière,  où  se  trou- 
vaient deux  ou  trois  chenils  et  des  tonneaux  : 

Le  voilà  !  me  cria-t-il  en  me  montrant  du  doigt  un  chien  au 

fond  du  tonneau  le  plus  éloigné  ;  il  m'a  suivi  depuis  Kensington 
jusqu'ici.  A.lIons,  Kim  !  allons  ! 

Je  vis  alors  sortir  de  sa  retraite,  rampant,  grognant,  traînant  sa 
chaîne,  un  chien  exactement  pareil  à  celui  que  j'avais  tué  quelques 
jours  auparavant.  Pour  le  coup,  je  crus  être  en  présence  d'un  spectre, 
tant  la  ressemblance  était  extraordinaire,  même  dans  les  moindres 
détails:  mèches  de  poil  ménagées  par-ci  par-là  sur  les  flancs, 
oreille  à  moitié  fendue.  Bien  qu'à  mes  yeux,  deux  caniches  noirs  de 
mêmes  proportions  doivent  forcément  se  ressembler  comme  deux 
gouttes  d'encre,  je  n'en  étais  pas  moins  stupéfait  de  celte  confor- 
mité. Il  me  parut,  en  ce  moment,  qu'une  nouvelle  chance  m'était 
offerte  de  posséder  à  tout  jamais  la  plus  jolie  fille  du  monde,  et  je 
me  prorais  d'en  profiter,  me  donnant  pour  prétexte  et  pour  excuse 
que  j'allais  rendre  le  bonheur  et  la  joie  à  Shuturgarden. 

Un  peu  de  hardiesse,  un  mensonge  encore  (mais  le  dernier)  et 
je  serais  libre  enfin  de  ne  plus  jamais  dire  que  la  vérité,  rien  que  la 
vérité.  William  Blagg  m'ayant  fait  cette  question  : 

—  Est-ce  là  votre  chien  ? 
Je  répondis  sans  hésiter  : 

—  Oui,  c'est  bien  lui! 

— 11  ne  témoigne  pas  grande  joie  à  vous  revoir,  dit  M.  Blagg, 
pendant  que  le  caniche  me  regardait  d'un  air  plus  qu'indifférent. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  mon  chien  à  moi ,  mais  celui  d'un  de  mes 

amis. 

—  Qui  sait  si  vous  n'êtes  pas  le  jouet  d'une  illusion  ?  reprit-il, 
après  m'avoir  dévisagé  d'une  singulière  façon.  Je  ne  voudrais  pas 
m'exposer  à  courir  des  risques...  Ce  soir  même,  je  devais  me  pré- 
senter à  Wistaria  Villa,  où  l'on  a  perdu,  paraît-il,  un  caniche  qui, 
d'après  la  description,  me  semble  en  tout  point  conforme  à  celui-ci. 

—  C'est  moi-même  qui  ai  fait  insérer  cette  annonce  dans  les  jour- 
naux, m'écnai-je  vivement. 

11  fixa  de  nouveau  sur  moi  ses  yeux  défians,  puis  reprit  : 


LE   CANICHE   NOIR.  891 

—  Je  ne  saurais  me  séparer  d'un  caniche  de  cette  valeur  sans 
avoir  au  moins  quelque  preuve  de  votre  identité, 

—  Yoilà  ma  carte;  cela  vous  sulTit-il? 

Il  la  prit,  la  tourna,  retourna,  épelant  même  le  nom  pour  plus 
de  sûreté  ;  mais  il  était  clair  que  le  vieux  renard  se  disait  que,  si 
j'avais  perdu  un  chien,  ce  n'était  pas  celui-là.  Mettant  ma  carte 
dans  sa  poche,  il  ajouta  : 

—  Vous  comprenez  que  si  je  consens  à  vous  remettre  ce  chien, 
il  faut  que  ma  responsabilité  soit  sauve;  je  n'entends  pas  m'attirer 
des  désagrémens.  Vous  avez  donc  le  choix  :  ou  laisser  ici  le  caniche 
quelques  jours  encore,  ou  l'emmener  de  suite  en  payant  en  consé- 
quence. 

Il  me  tardait  trop  de  sortir  au  plus  tôt  de  cette  atroce  affaire 
pour  hésiter  un  instant.  Lilian  ne  valait-elle  pas  mille  fois  mieux 
que  tout  l'or  du  monde?  J'affirmai  de  nouveau  à  M.  Blagg  que  ce 
caniche  était  bien  celui  que  je  cherchais,  mais  que  je  ne  lui  donne- 
rais pas  moins  ce  qu'il  voudrait  pour  l'emmener  tout  de  suite.  Le 
marché  conclu,  je  payai  et  je  partis,  suivi  du  fameux  duplicata 
que  j'espérais  faire  passer  à  Shuturgarden  pour  le  regretté  caniche. 

Il  est  incontestable  que  j'étais  dans  mon  tort  :  entre  voler  un 
chien  et  l'action  que  j'avais  commise,  la  différence  me  parait  peu 
appréciable...  Mais  que  voulez-vous?  j'étais  exaspéré,.,  désespéré, 
fou  !  Je  voyais  Lilian  à  jamais  perdue  pour  moi  si  je  ne  saisissais 
cette  dernière  planche  de  salut...  La  tentation  était  trop  grande 
et,  comme  je  n'en  étais  plus  à  faire  mon  premier  pas  dans  la  mau- 
vaise voie  (le  seul  qui  coûte,  d'après  le  proverbe),  j'y  succombai. 

Lecteurs,  soyez  assez  généreux  pour  m'accorder  le  bénéfice  des 
circonstances  atténuantes  et  pour  mêler  un  peu  de  pitié  à  votre 
mépris  ! 

Ce  jour-là,  ayant  dîné  en  ville,  je  pris  l'un  des  trains  du  soir 
pour  revenir  chez  moi  avec  ma  nouvelle  acquisition;  l'animal 
eut  une  conduite  irréprochable  pendant  tout  le  trajet;  ce  n'était 
pas  une  bête  à  se  compromettre  par  quelque  manque  flagrant  de 
savoir-vivre  :  doux,  obéissant,  il  offrait,  sous  le  rapport  du  carac- 
tère, le  contraste  le  plus  frappant  avec  celui  de  son  semblable. 
Malgré  cela,  je  trouvais  qu'il  me  regardait  noir,  comme  si  le  rôle 
qu'il  était  appelé  à  jouer  ne  souriait  pas  à  sa  nature  droite  et  sans 
détour.  Condescendrait-il  à  me  seconder  dans  mes  plans?  Sa  res- 
semblance avec  Bingo  était  si  trompeuse  que  je  courais,  en  défini- 
tive, bien  peu  de  risque  que  ma  fraude  fût  démasquée. 

Lne  fois  arrivé  à  la  maison ,  je  mis  le  collier  d'argent  de  feu 
Bingo  autour  du  cou  de  son  sosie,  me  félicitant  de  la  prévoyance 
dont  j'avais  fait  preuve  dans  la  circonstance.  Je  le  conduisis  ensuite 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  ma  mère,  qui  l'accepta,  sans  la  moindre  hésitation,  pour  ce  qu'il 
semblait  être;  quoique  cette  première  épreuve  fût  déjà  très  encou- 
rageante, elle  n'était  pas  décisive,  le  chien  apocryphe  ayant  encore 
à  passer  par  l'examen  minutieux  de  trois  paires  d'yeux,  qui  connais- 
saient pour  ainsi  dire  chaque  brin  de  poil  du  vrai  caniche.  Toutefois 
je  ne  pouvais  me  décider  à  aller  remettre  en  personne  le  faux  Bingo 
à  mes  voisins;  après  lui  avoir  donné  à  souper,  je  l'attachai  sur  la 
pelouse,  où  il  passa  toute  la  nuit  à  gémir,  à  aboyer  et  à  creuser 
des  trous  dans  les  plates-bandes.  Le  lendemain  matin,  j'écrivis 
deux  billets  :  l'un  à  M'^  Currie  pour  lui  dire  combien  j'étais  heureux 
de  ma  trouvaille;  l'autre  à  Lilian,  qui  contenait  seulement  ces  mots  : 
«  Croirez-vous  maintenant  à  ma  sincérité?  »  Après  les  avoir  atta- 
chés tous  les  deux  au  cou  du  caniche,  je  le  fis  passer  par-dessus 
le  mur  dans  le  jardin  du  colonel,  un  instant  avant  de  prendre  le 
train  qui  devait  me  conduire  à  mon  bureau. 

Qeand  je  rentrai  le  soir  à  la  maison,  j'étais  dans  un  état  d'anxiété 
indescriptible...  Je  pris  le  chemin  le  plus  long...,  tremblant  à 
chaque  pas  d'apercevoir  le  colonel,  ou  sa  femme,  ou  sa  nièce  :  je 
me  demandais  si  ma  supercherie  avait  réussi,  ou  si  le  caniche  m'avait 
trahi...  Mes  inquiétudes  se  dissipèrent  comme  par  enchantement 
aux  premières  paroles  de  ma  mère  : 

—  Vous  ne  sauriez  vous  imaginer,  dit-elle  dès  que  j'entrai  dans 
sa  chambre,  la  joie  de  ces  pauvres  Currie  en  revoyant  Bit)go.  Ils 
vous  portent  tous  au  pinacle  et  parlent  de  vous  dans  les  termes  les 
plus  flatteurs,  les  plus  émus,  —  surtout  Lilian,  la  pauvre  enfant  !  Ils 
projetaient  de  vous  avoir  à  dîner  aujourd'hui,  mais  je  les  ai  enga- 
gés à  venir  ici,  et  il  est  convenu  qu'ils  amèneront  Bingo  avec  eux, 
afin  qu'il  puisse  aussi  vous  faire  ses  amitiés...  Ah  !  à  propos,  ajoutâ- 
t-elle, j'ai  rencontré  Franck  Travers;  il  revient  de  voyage...  Je  l'ai 
également  prié  d'être  des  nôtres. 

Je  respirais  enfin!  J'avais  joué  un  jeu  désespéré,  mais  la  par- 
tie était  gagnée.  J'aurais  bien  préféré,  à  coup  sûr,  que  ma  mère 
n'eût  pas  invité  Travers  ce  soir-là,  mais  qu'avais-je  à  craindre  main- 
tenant ? 

Le  colonel,  sa  femme  et  sa  nièce  arrivèrent  les  premiers;  M.  et 
M"  Currie  m'accablèrent  de  remercîmens;  j'étais  littéralement  con- 
fus. Lilian  m'aborda  les  yeux  baissés;  une  aimable  rougeur  cou- 
vrait ses  joues,  mais  elle  ne  m'adressa  pas  la  parole;  cinq  minutes 
après,  je  l'emmenai  dans  la  serre  sous  prétexte  de  voir  un  nouveau 
bégonia;  après  avoir  timidement  posé  sa  main  sur  ma  manche,  elle 
me  dit  à  voix  basse  : 

—  Mr.  Weatherhead,  Algernon,  me  pardonnerez-vous  d'avoir  été 
si  injuste  avec  vous? 


LE   CANICHE  NOIR,  893 

Je  l'assurai  que  je  lui  pardonnais  de  toute  mon  âme.  Nous  ne 
nous  éternisâmes  pas  dans  la  serre,  mais  avant  d'en  sortir,  Lilian 
avait  consenti  à  faire  le  bonheur  de  ma  vie. 

Au  salon,  nous  trouvâmes  Travers,  à  qui  l'on  venait  de  raconter 
l'histoire  de  Bingo.  Chacun  put  alors  être  frappé  de  la  physiono- 
mie découragée  de  mon  ancien  rival,  de  l'expression  triomphante 
de  la  mienne  et  de  l'attitude  tendre  et  rêveuse  de  Lilian.  Pauvre 
Travers!  Bien  qu'il  n'eût  pas  mes  sympathies,  j'étais  gêné  de  son 
embarras.  C'était  le  type  accompli  de  l'avocat  d'avenir  :  grand, 
mince,  d'un  extérieur  agréable.  Ses  yeux  pleins  de  feu,  sa  bouche 
mobile,  se  prêtaient  à  exprimer  les  sentimens  les  plus  divers,  et 
même  les  plus  contradictoires.  Doué  d'une  grande  verve  et  d'une 
remarquable  facilité  d'élocution,  sa  conversation  aurait  pu  exercer 
un  véritable  charme,  s'il  eût  seulement  été  plus  avare  de  ses  paroles. 
Mais  pourquoi  me  préoccuper  encore  des  avantages  de  ce  rival 
désarmé?  S  étant  parfaitement  rendu  compte  de  la  position,  il 
resta  ce  soir-là,  par  exception,  muet  comme  un  coffre,  poussant 
seulement,  entre  chaque  service,  des  soupirs  à  fendre  les  rochers, 
et  qui  ne  pouvaient  passer  inaperçus  de  personne. 

—  Quelle  bonne  action  vous  avez  faite!  me  dit  le  colonel.  Vous 
ne  saurez  jamais  à  quel  point  j'étais  attaché  à  mon  chien,  combien 
il  me  manquait...  J'avais  perdu  toute  espérance  de  le  revoir. 
Figurez-vous,  Travers,  que  Mr.  Weatherhead  a  mis  littéralement 
Londres  à  sac  pour  retrouver  Bingo  ;  je  n'oublierai  jamais  cette 
preuve  de  dévoûment,  de  cœur... 

Je  lus  sur  le  visage  de  Travers  qu'il  se  disait  qu'en  moitié  moins 
de  temps,  il  aurait  pu  trouver  cinquante  Bingos,  pour  peu  qu'il  y 
eût  songé.  Il  sourit  d'un  air  mélancolique,  tout  en  paraissant  s'as- 
socier aux  paroles  du  colonel.  Au  fond  cependant,  il  n'était  occupé 
que  d'une  chose  :  étudier  ma  physionomie,  pour  y  lire  ce  qui  se 
passait  dans  mon  âme. 

—  Je  ne  saurais  vous  dire,  répétait  de  son  côté  M'^  Currie  à  ma 
mère,  combien  l'émotion  du  pauvre  Bingo  en  arrivant  chez  lui 
était  touchante;  il  frôlait  tous  les  meubles  comme  pour  recon- 
naître chacun  d'eux  en  particulier  ;  il  a  paru  positivement  stupé- 
fait que  nous  nous  soyons  permis  d  enlever  son  divan  favori  du 
salon.  Ah!  comme  il  avait  l'air  penaud  de  son  escapade!  C'est  à 
peine  s'il  ose  approcher  quand  Jean  l'appelle.  11  a  passé  toute  sa 
matinée  sous  un  fauteuil  dans  le  hall;  impossible  de  l'amener  ici; 
nous  avons  dû  le  laisser  au  jardin. 

—  Il  a  l'air  tout  mélancolique  depuis  ce  matin,  dit  Lilian,  à  son 
tour;  il  n'a  encore  mordu  personnel 

—  Oh  !  je  ne  lui  donne  pas  deux  jours  pour  qu'il  reprenne  toutes 


894  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

ses  habitudes  et  qu'il  aille  faire  le  sabbat  avec  les  chats,  s'écria  le 
colonel. 

—  Ah  !  ces  maudits  chats  !  riposta  ma  mère  ;  Algy,  vous  ne  leur 
avez  pas  fait  la  chasse  ces  jours-ci,  et  ils  sont  plus  insupportables 
que  jamais;  votre  fusil  à  vent  doit  se  rouiller. 

En  ce  moment,  je  priai  le  colonel  de  passer  le  vin  de  Bordeaux. 
Quelle  ingénieuse  idée  !  s'écria  Travers  avec  la  voix  timbrée  et 
vibrante  des  gens  du  barreau.  Ltes-vous  heureux  à  ce  genre  de 
chasse?..  Ah!  un  fusil  à  vent  pour  tuer  les  chats..  Ah!  ah!  ah!.. 
Et  il  se  tordait  littéralement  de  rire. 

—  Très  heureux  !  répliquai-je  en  rougissant  jusqu'au  blanc  des 
yeux! 

—  Algy  est  un  excellent  fusil,  continua  ma  bonne  et  naïve  mère. 
Quand  nous  habitions  Hammersmith,  il  avait  un  revolver  et  s'amu- 
sait, après  avoir  jeté  des  miettes  de  pain  dans  le  jardin,  à  tirer  sur 
les  moineaux  par  une  des  fenêtres  de  la  cuisine. 

Le  colonel,  sur  qui  ces  souvenirs  sportiques  ne  faisaient  pas 
grand  effet,  s'écria  :  —  Surtout  n'allez  pas  vous  tromper  et  tuer  Bingo; 
vous  en  auriez  presque  le  droit,  mais,  je  vous  en  prie,  n'en  usez 
pas.  Je  ne  pourrais  passer  deux  fois  par  semblable  épreuve. 

—  Si  vous  ne  voulez  plus  rien  accepter,  m'empressai-je  de  dire 
au  colonel  et  à  Travers,  je  vous  proposerai  d'aller  prendre  l'air  au 
jardin";  il  fera  plus  frais  qu'ici. 

J'étouffais,  et  pour  cause,  dans  la  maison. 

Je  confiai  à  Travers  l'agréable  devoir  de  tenir  compagnie  aux 
dames;  maintenant,  je  n'avais  plus  rien  à  craindre  de  lui;  je  pro- 
fitai de  l'occasion,  en  arpentant  une  des  allées  du  jardin,  pour  solli- 
citer du  colonel  son  consentement  à  mon  mariage  avec  son  ado- 
rable nièce. 

—  Il  n'existe  pas  dans  le  royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et 
d'Irlande  un  autre  homme  à  qui  je  donnerais  la  préférence,  me 
répondit-il  en  me  serrant  la  main.  Aux  qualités  les  plus  sérieuses  de 
l'esprit  vous  joignez  celles  du  cœur;  quant  à  l'argent,  bien  qu'on 
dise  que  la  richesse  ne  fait  pas  le  bonheur,  soyez  sûr  que  Lilian  ne 
vous  arrivera  pas  sans  le  sou.  Vous  n'avez  pas  l'idée,  mon  ami,  à 
quel  point,  ma  femme  et  moi,  nous  vous  sommes  reconnaissans  de 
ce  que  vous  avez  fait  pour  nous.  Mais  qu'est-ce  qui  prend  donc  à 
Bingo?  qu'est-ce  qu'il  a?..  Voyez  donc. 

A  ma  stupéfaction  profonde,  inénarrable,  j'aperçus,  en  effet,  le 
caniche  qui,  après  être  resté  quelque  temps  caché  sous  la  table  à 
thé,  était  allé  se  poster  dans  un  endroit  bien  en  vue  et  se  tenait 
debout  sur  la  tête,  les  pattes  en  l'air.  Chacun  se  rapprocha  pour 
le  mieux  regarder  se  balancerjdans  cette  position  anormale. 


LE   CANICHE   NOIH.  895 

—  Miséricorde!  s'écria  M'*  Gurrie  en  se  voilant  la  face,  je  n'ai 
jamais  vu  Bingo  se  livrer  à  de  pareilles  facéties. 

—  A  coup  sûr,  ce  n'est  pas  moi,  repartit  le  colonel,  qui  lui  ai 
appris  ces  exercices-là. 

—  Je  suppose,  repris-je  vivement  (vous  connaissez  tous  aussi 
bien  que  moi,  pour  ne  pas  dire  mieux,  son  tempérament  nerveux 
et  surexcilable),  qu'il  est  renversé  de  joie  de  se  retrouver  ici. 

On  accepta  sans  protester  cette  explication  des  ébats  de  Bingo. 
J'étais  bien  convaincu  d'ailleurs  qu'on  lui  accorderait  sans  difficulté 
toutes  les  indulgences  que  mérite  une  organisation  impressionnable 
à  l'excès.  Je  sentais  néanmoins  que  j'étais  perdu  si  ce  caniche  con- 
tinuait ses  pirouettes,  car  le  vrai  Bingo  n'avait  jamais  posé  pour  le 
chien  savant, 

—  Je  ne  m'explique  pas,  dit  Travers  d'un  ton  méditatif,  com- 
ment ce  Bingo  se  tient  ainsi  en  équilibre.  Mais  en  voilà  bien  une 
autre!  s'écria-t-il ;  moi  qui  avais  toujours  cru  que  c'était  l'oreille 
droite  qu'il  avait  fendue  ! 

—  En  effet,  vous  avez  raison,  répliqua  le  colonel.  Après  tout, 
ajouta-t-il  vivement,  c'était  peut-être  bien  la  gauche...  Je  croyais 
pourtant,  comme  vous,  que  c'était  la  droite. 

Ah!  quel  saisissement  j'éprouvai  à  ces  mots!  J'avais,  hélas! 
complètement  oubhé  ce  détail  capital. 

—  Non,  me  hàtai-je  de  dire,  c'était  positivement  la  gauche;  je  le 
sais  pertinemment,  m'étant  souvent  dit  qu'il  était  étrange  que  ce 
ne  fût  pas  la  droite  plutôt  que  l'autre. 

Je  me  jurais  in  petto  que  c'était  le  dernier  de  mes  mensonges. 

—  Pourquoi  étrange?  suggéra  Travers  avec  une  finesse  socra- 
tique. 

—  Je  ne  me  pique  pas  de  vous  l'expliquer,  mon  cher,  répli- 
quai-je  impatienté;  tout  ne  paraît-il  pas  étrange  quand  on  va  au 
fond  des  choses? 

—  Algyrnon,  dit  Lilian  à  son  tour,  voudriez-vous,  je  vous  prie, 
nous  raconter  où  et  comment  vous  avez  retrouvé  Bingo?  M.  Travers 
est  fort  curieux  de  l'apprendre. 

Je  ne  pouvais  guère  refuser;  je  pris  un  siège  et  brodai  une  his- 
toire de  mon  mieux.  Je  dépeignis  Blagg,  le  charmeur  d'oiseaux, 
plus  gros  et  plus  noir  qu'il  n'était  en  réalité;  puis  je  décrivis  d'une 
façon  émouvante  une  scène  de  rue  dramatique,  où,  ayant  reconnu 
le  chien  à  son  collier,  je  l'avais  réclamé,  enlevé,  emporté  envers  et 
contre  tous.  Tout  en  faisant  mon  récit  à  la  clarté  'les  étoiles,  j'eus 
la  vive  salis'action  de  voir  Travers  se  mordre  les  lèvres  et  de  sentir 
la  petite  main  de  Lilîan  se  glisser  dans  la  mienne.  J'étais  arrivé  au 
point  le  plus  intéressant  de  ma  narration,  lorsque  le  chien  se  mit 


896  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  aboyer  avec  frénésie  devant  la  haie  qui  séparait  notre  jardin  de 
la  route. 

—  Il  y  a  un  homme  là-bas,  dit  Lilian,  qui  a  tout  l'air  d'un  étran- 
ger, et  Bingo  a  horreur  des  étrangers. 

Sans  me  rendre  compte  de  la  cause  de  mon  émotion,  je  me  sentis 
près  de  me  trouver  mal. 

—  Ne  craignez  rien,  cria  le  colonel  au  nouveau-venu,  le  chien 
ne  peut  vous  mordre,  à  moins  qu'il  n'y  ait  un  trou  dans  la  haie. 

L'étranger  ôta  son  chapeau  de  paille,  en  disant  avec  un  accent 
français  très  prononcé  : 

—  Ah!  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  en  veut,  allez!  Je  voudrais  parler 
à  M.  Weatherhead. 

Je  compris  qu'il  était  plus  prudent  de  me  rapprocher  de  la  haie 
et  de  causer  à  voix  basse  avec  le  Français. 

C'était  un  petit  homme  trapu,  au  teint  coloré,  aux  yeux  noirs, 

—  C'est  moi  qui  suis  M.  Weatherhead,  répondis-je  avec  le  sang- 
froid  d'un  pick-pocket  pris  en  flagrant  délit.  Qu'y  a-t-il  pour  votre 
service? 

—  Celui  de  me  rendre  mon  chien,  qui  est  dans  votre  jardin. 
Némésis  se  faisait  enfin  entendre  par  la  voix,  d'un  propriétaire 

rival.  Je  me  sentis  d'abord  désarçonné;   puis,   ayant  repris  mes 
aplombs,  je  répondis  : 

—  Je  crois  que  vous  faites  erreur;  ce  chien  n*est  pas  à  moi, 
mais  à  l'un  de  mes  amis. 

—  Je  le  sais,  risposta-t-il  ;  il  s'agit  d'une  autre  méprise. 

—  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  mon  afiaire,  puisqu'il  n'est  pas  à 
moi,  mais  bien  à  ce  monsieur  que  vous  voyez  d'ici,  dis-je  en  indi- 
quant le  colonel.  —  Je  sentais  que  je  devais  sans  tarder  mêler  son 
nom  à  l'affaire. 

—  Je  vous  répète  que  vous  vous  trompez,  reprit  le  Français  d'un 
ton  bourru  ;  ce  chien  est  mon  chien,  je  n'en  démordrai  pas  ;  c'est 
bien  ici  que  l'on  m'a  envoyé.  C'est  bien  voire  nom,  n'est-il  pas 
vrai?  ajouta-t-il  en  me  montrant  ma  carte,  celle  que  j'avais  eu  la 
sottise  de  laisser  entre  les  mains  de  Blagg.  Le  vieux  coquin  n'avait 
pas  tardé  à  s'en  (aire  une  arme,  pour  gagner  double  récompense 
en  metiant  immédiatement  le  véritable  propriétaire  sur  ma  piste. 
Je  me  décidai  a  appeler  le  colonel  à  la  rescousse. 

—  De  quoi  s'agit-il?  s'écria-t-il,  en  ne  faisant  qu'un  bond  de  sa 
place  jusqu'à  moi.  —  Tous  les  autres  le  suivirent  tour  à  tour.  Le 
Français  salua  chacun  poliment  et  dit  : 

—  Bien  fâché  de  vous  déranger,  mais  voici  ce  qui  m'amène  :  je 
vous  adirme,  toi  d'honnête  homme!  que  ce  caniche  est  à  moi.  Or, 
quand  je  le  réclame  à  monsieur  comme  mon  bien,  il  prétend  que 


LE    CANICHE    NOIR.  897 

ce  n'est  pas  son  affaire,  mais  la  vôtre,  parce  que  ce  chien  vous 
appartient. 

—  Certainement,  s'écria  le  colonel  en  prenant  une  voix  de  com- 
mandement; il  n'y  a  pas  à  m'y  tromper;  il  était  tout  jeune  quand 
on  me  l'a  donné.  N'est-ce  pas,  Bingo,  que  vous  connaissez  bien 
votre  maître? 

Au  lieu  de  se  rapprocher  du  colonel  et  de  répondre  à  son  invite, 
le  caniche  faisait  des  bonds  fantastiques  pour  aller  rejoindre  l'étran- 
ger de  l'autre  côté  de  la  haie. 

Pas  besoin  n'était  d'un  Salomon  pour  dire  qui  était  le  vrai  pro- 
priétaire. 

—  Je  vous  répète  que  c'est  mon  chien,  mon  Azor;  vous  voyez  bien 
qu'il  me  reconnaît.  Je  l'ai  perdu  il  y  a  trois  ou  quatre  jours.  Ayant 
lu  dans  un  journal  qu'on  l'avait  retrouvé,  je  me  suis  rendu  à  l'adresse 
indiquée,  et  là,  j'ai  appris  qu'il  avait  été  réclamé  par  monsieur.  Voilà 
comment  je  suis  venu  ici  et  comment  j'y  retrouve  mon  caniche. 

—  Qu'est-ce  qui  prouve  que  c'est  votre  caniche?  s'écria  le  colo- 
nel ;  moi  je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que  c'est  le  mien... 
Fournissez  vos  preuves...  C'est  toujours  ainsi  qu'on  procède,  n'est-il 
pas  vrai,  Travers? 

—  Certainement,  répliqua  Travers  d'un  air  capable  ;  affirmation 
n'est  pas  preuve. 

—  Votre  caniche  a-t-il  quelques  talens?  ajouta  le  Français.  Sait-il 
faire  des  tours  d'adresse? 

—  Non,  certes,  riposta  le  colonel;  je  ne  puis  pas  supporter  les 
chiens  savans.  Bingo  n'a  aucun  de  ces  ridicules. 

—  Ah!  s'il  en  est  ainsi,  attention,  je  vous  prie,  à  ce  qui  va  se 
passer.  Azor,  mon  chou,  ddnse  donc  un  peu! 

Et  l'étranger  siflla  un  air,  sur  lequel  l'infernal  caniche  fit  tout  le 
tour  du  jardin  sur  ses  jambes  de  derrière.  On  suivait  d'une  des 
fenêtres  du  salon  tous  ses  mouvemens  avec  stupéfaction. 

—  11  danse  comme  un  vrai  saltimbanque  !  s'écria  le  colonel  con- 
sterné ;  malgré  cela,  ce  n'en  est  pas  moins  maître  Bingo. 

—  Vous  n'êtes  pas  convaincu?  Alors  continuons.  Azor,  ici  !..  Pour 
Bismarck,  Azor  !  —  Le  caniche  se  mit  à  aboyer  avec  furie.  —  Pour 
Gambelta,  Azor  I  —  Le  caniche  agita  sa  queue  en  se  Hvrant  à  maintes 
gambades  d'une  gaîté  folle.  —  Meurs  pour  la  patrie,  Azor! 

A  ces  mots,  l'animal  trop  savant  tomba  inerte  par  terre  comme 
s'il  venait  d'être  frappé  par  une  balle  ennemie. 

—  Où  Bingo  a-t-il  pu  apprendre  tout  ce  français?  dit  Lilian. 

—  Et  toute  cette  histoire  de  France?  ajouta  le  perfide  Travers. 

—  Faut-il  lui  ordonner  encore  de  se  coucher  ou  de  sauter? 
demanda  le  Français. 

TOMB  UT.  —  1882.  67 


898  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  iNous  avons  déjà  vu  tout  cela,  répondit  le  colonel  sur  \m  ton 
négatif;  je  ne  sais  plus  que  penser,  ajouta-t-il  mélancoliquement, 
mais  rien  ne  peut  me  persuader  cependant  que  ce  n'est  pas  Bingo 
en  chair  et  en  os. 

Je  résolus  alors  de  jouer  ma  dernière  carte.  «  Voulez- vous  venir 
un  instant  à  la  maison?  dis-je  au  Français;  nous  pourrons  peut-être 
mieux  nous  entendre  de  près  que  de  loin.  »  Mon  véritable  but  était 
de  lui  demander  à  quel  prix  il  consentirait  à  faire  l'abandon  de  ses 
droits  sur  le  caniche  et  à  en  laisser  la  jouissance  au  colonel.  Cette 
proposition  lui  fit  l'effet  d'une  véritable  insulte;  il  me  répondit  d'une 
voix  émue  que  ce  chien  était  l'orgueil  et  la  consolation  de  sa  vie 
(il  paraît  que  tous  les  caniches  noirs  sont  destinés  à  jouer  ce  rôle 
dans  le  monde) et  qu'il  ne  s'en  séparerait  ni  pour  or  ni  pour  argent. 

—  Figurez-vous,  s'empressa>-t-il  de  dire,  dès  que  nous  eûmes 
rejoint  le  colonel  et  les  autres,  qxie  ce  gentleman  vient  de  m' offrir 
de  l'argent  en  échange  de  mon  chien.  Est-il  une  meilleure  preuve 
qu'il  le  considère  comme  étant  à  moi?  Après  cela,  il  me  semble 
qu'il  n'y  a  plus  rien  à  ajouter. 

—  Gomment!  s'écria  le  colonel,  auriez-vous  donc,  vous  aussi, 
perdu  la  foi? 

Voyant  qu'il  n'y  avait  rien  à  espérer  du  Français  et  que  ce  que 
j'avais  de  mieux  à  faire  était  de  l'éloigner  au  plus  vite,  je  me  hasar- 
dai à  dire  : 

—  J'aurai  été  trompé  par  l'extrême  ressembliince.-  Après  mûre 
réflexion,  je  ne  crois  plus,  décidément,  que  ce  soit  Bingo. 

—  Et  vous,  Travers,  quelle  est  votre  opinion?  demanda  le  colonel. 

—  Moi,  répliqua  l'avocat  d'un  ton  cassant,  puisque  vous  désirez 
le  savoir,  je  vous  dirai  que  je  ne  m'y  suis  jamais  laissé  prendre... 

—  A  première  vue,  continua  le  colonel,  il  m'avait  également  sem- 
blé que  ce  n'était  pas  Bingo,  mais  ce  que  je  ne  puis  comprendre, 
c'est  que  ma  femme  et  ma  nièce  aient  pu  s'y  laisser  tromper. 

M"  Gurrie  et  Lilian  protestèrent  à  leur  tour  de  leur  incrédulité. 

—  Alors  vous  me  permettez  de  l'emmener?  dit  le  Français. 

—  Certainement,  riposta  le  colonel. 

Après  quelques  excuses,  l'étranger  filait  tout  triomphant,  suivi 
de  son  caniche,  qui  ne  paraissait  pas  moins  heureux  d'avoir  enfin 
retrouvé  son  vrai  maître. 

Le  colonel,  posiant  affectueusement  la  main  sur  mon  épaule,  me 
dit  : 

—  Ne  prenez  pas  la  chose  si  au  tragique,  mon  ami  ;  vous  avez 
tout  fait  pour  le  mieux.  Vous  aurez  été  le  jouet  d'une  ressemblance 
qui  devait  faire  illusion  à  tous  ceux  qui  ne  connaissaient  pas  Bingo 
comme  nous  le  connaissions. 


LE   CANICHE   NOIR.  899 

Au  même  instant,  reparaissait  au-dessus  de  la  haie  la  tête  du 
Français. 

—  Mille  excuses  devons  déranger  encore  !  dit-il,  mais  voici  que  je 
trouve  au  cou  de  mon  chien  quelque  chose  qui  ne  lui  appartient  pas  ; 
souffrez  que  je  vous  le  rende. 

C'était  le  collier  de  Bingo.  Travers  le  prit  et  nous  l'apporta. 

—  Ne  nous  aviez-vous  pas  dit  que  ce  collier  était  au  cou  du 
caniche  quand  vous  l'avez  trouvé?  me  demanda-t-il. 

Encore  un  mensonge  à  faire  !  Moi  qui  étais  si  fatigué  de  mentir  ! 

—  Oui,  répondis-je,  avec  un  certain  embarras,  il  y  était  en  effet. 

—  Inouï I  prodigieux!  s'écria  Travers.  Il  n'y  a  pas  à  douter  que 
ce  soit  un  caniche  apocryphe;  mais  qu'on  le  trouve  portant  le  collier 
du  vrai  caniche,  voilà  qui  dépasse  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de 
plus  incroyable  !  de  plus  étrange  !  de  plus  invraisemblable  !  Gom- 
ment expliquer  cela?  Gomment  l'expliquez-vous ,  Mr.  Weatherhead, 
je  vous  prie? 

—  Mon  cher,  répondis-je,  je  ne  suis  pas  ici  à  la  barre,  appelé 
comme  témoin.  Je  n'y  vois  d'ailleurs  qu'une  simple  coïncidence... 

—  Ge  n'est  pas  moins  de  la  dernière  importance,  dit  Travers  avec 
un  sérieux  qui  me  paraissait  trop  affecté  pour  être  sincère.  Tenez, 
écoutez-moi  et  suivez  bien  mon  raisonnement  :  Un  chien  a  été  perdu 
portant  à  son  cou  un  collier  d'argent  avec  son  nom  gravé  dessus. 
Quelques  jours  après,  le  dit  collier  se  trouve  au  cou  d'un  autre 
chien.  Eh  bien!  avec  cette  pièce  à  conviction  nous  avons  toute 
chance  de  voir  nos  recherches  suivies  de  succès  ;  il  s'agit  seulement 
de  se  rappeler  par  le  menu  comment  les  choses  se  sont  passées  : 
voilà  une  afïaire  comme  je  les  aime  ! 

Je  n'en  pouvais  dire  autant  ! 

—  Je  vous  prierai  de  m'excuser,  repris-je  d'un  air  assez  penaud, 
je  ne  me  sens  pas  très  bien  ce  soir. 

Je  fus  très  reconnaissant  à  Lilian  du  regard  sympathique  qu'elle  me 
jeta  en  ce  moment.  C'en  était  assez  pour  me  rendre  quelque  courage. 

—  Oui,  dit  le  colonel,  nous  reviendrons  demain  pour  causer 
ensemble  de  cette  affaire.  Mais  voilà  de  nouveau  ce  Français  et  son 
chien.  Que  diable  veut-il  encore? 

C'était  bien  lui,  en  effet;  il  revenait  vers  nous  en  se  dandinant; 
son  visage  grimaçant  exprimait  une  joie  sardonique. 

—  J'ai  encore  d'autres  excuses  à  vous  faire,  dit-il,  pour  les  dé- 
gâts que  mon  chien  s'est  permis  de  faire  dans  votre  jardin. 

Je  l'assurai  que  je  n'y  attachais  pas  la  moindre  importance. 

—  Je  crois,  reprit-il,  en  clignotant  les  yeux  d'un  air  malin,  que 
vous  ne  direz  plus  cela  quand  vous  aurez  regardé  le  trou  dont  il 
s'agit.  Puis  il  ajouta  d'un  ton  plus  élevé:  C'est  à  vous  tous,  ici  pré- 


900  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sens,  que  je  m'adresse.  Écoutez  ce  que  je  vais  vous  dire  :  Quelque- 
fois on  cherche  bien  loin  ce  qui  est  tout  près  de  soi...  Ah!  ah!  ah!.. 
Et  il  s'éloigna  en  éclatant  de  rire. 
Je  me  sentais  glacé  de  terreur. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  ses  paroles,  dit  le  colonel,  et  je  suis 
d'avis  d'aller  voir  ce  qu'elles  signifient.  J'arrivai  le  premier  sur  les 
lieux,  m'imaginant  bien  que  la  dernière  phrase  du  Français  avait 
quelque  sens  caché  et  redoutable.  11  faisait  encore  assez  clair  pour 
me  permettre  de  distinguer  un  objet  à  la  vue  duquel  je  pensai  m'éva- 
nouir  d'horreur.  Le  maudit  caniche  dont  j'avais  eu  la  mauvaise  foi 
de  vouloir  imposer  la  propriété  au  colonel  avait  dû  enfouir  la  veille 
les  restes  de  son  souper  dans  le  jardin,  près  de  l'endroit  où  j'avais 
enterré  Bingo  peu  de  temps  auparavant,  et  en  voulant  retrouver 
des  os,  il  avait  t'ait  revenir  à  la  surface  ma  malheureuse  victime  ! 
Un  cadavre  gisait  là,  sur  le  bord  même  du  trou.  Le  temps  avait  déjà 
exercé  ses  terribles  ravages  sur  la  carcasse  de  la  pauvre  bête,  qui, 
toute  décomposée  qu'elle  fût,  n'en  était  pas  moins  encore  parfaite- 
ment reconnaissable  aux  yeux  de  l'affection. 

—  Eh  bien!  c'est...  c'est  tout  simplement  un  trou,  dis-je  en  me 
plaçant  au  travers  de  l'orifice...  Ce  n'est  rien...  rien  du  tout! 

—  Je  doute  que  ce  ne  soit  rien  pour  vous,  Mr.  Algernon  Wea- 
therhead,  esq.,  me  dit  tout  bas  Travers,  d'un  ton  ironique  de  mau- 
vais aloi. 

—  Étes-vous  sûr  que  le  chien  n'ait  pas  abîmé  vos  massifs?  me 
demanda  le  colonel. 

—  Non,  au  contraire,  répliquai-je  sottement.  Si  nous  rentrions  à  la 
maison?  Ne  trouvez-vous  pas  qu'il  fait  trop  frais  dehors  maintenant? 

Le  colo[iel,  qui  avait  fini  par  se  rapprocher  du  fatal  trou,  s'écria  : 

—  Mais  venez  donc  voir  un  peu...  Qu'y  a-t-il  donc  là? 

Lilian,  placée  à  côté  de  lui,  poussa  un  cri  aigu...  Cher  oncle, 
dit-elle,  ah!  voilà...  voilà  enfin  le  pauvre  vrai  Bingo! 

Le  colonel,  se  tournant  vivement  vers  moi,  m'interpella  en  ces 
termes  : 

—  Entendez- vous  ce  que  dit  ma  nièce,  Mr.  Weatherhead  ?  Par- 
lez, de  grâce,  est-ce  Bingo,  oui  ou  non? 

Je  me  décidai  enfin  à  tout  avouer.  Oui,  murmurai-je  presque 
tout  bas  et  en  me  laissant  tomber  lourdement  sur  un  banc  du  jar- 
din... Oui,  c'est  Bingo...  Le  malheur...  l'a  voulu...  je...  je  l'ai  tué, 
involontairement,  bien  entendu  ! 

Cet  aveu  tardif  produisit  l'effet  d'un  véritable  coup  de  théâtre  ; 
tous  se  disaient  que  je  les  avais  joués,  trompés  et  me  condamnaient 
sans  pitié.  Aujourd'hui  encore  je  rougis  de  honte  et  les  joues  me 
brûlent  de  confusion  lorsque  je  me  rappelle  cette  scène  :  le  colonel 


LE   CANICHE    NOIR.  901 

déchargeant  sur  ma  lête  les  épithètes  les  plus  injurieuses...  Lilian 
les  reproches  les  plus  passionnés...  pendant  que  M"  Currie,  stupé- 
faite, consternée,  semblait  changée  en  tête  de  Méduse  ! 

Je  ne  cherchai  pas  à  me  défendre;  car  si  je  n'étais  pas  aussi 
coupable  que  j'en  avais  l'air,  la  colère  de  mes  voisins  n'était  néan- 
moins que  trop  facile  à  comprendre. 

Soit  par  délicatesse,  ou  pour  ne  pas  s'exposer  à  être  pris  d'un 
fou  rire,  Travers  s'éclipsa  le  premier  ;  puis  la  famille  Currie  se  rap- 
procha en  silence  du  banc  sur  lequel  j'étais  assis,  et  chacun,  pour 
tout  adieu,  me  fit  un  signe  de  tête  qui  n'était,  hélas!  que  trop  signi- 
ficatif. Quand  je  n'aperçus  plus  rien  de  la  blanche  toilette  de  Lilian 
dans  le  jardin,  je  posai  ma  tête  sur  la  table  et  me  pris  à  pleurer 
comme  un  enfant. 

Je  demandai  un  congé  et  je  fis  un  voyage...  Le  lendemain  de  mon 
retour,  tout  en  faisant  ma  barbe,  je  vis  une  petite  plaque  de  marbre 
placée  contre  le  mur  du  jardin  du  colonel  ;  je  pris  ma  lorgnette 
et  je  lus,  mais  non  sans  hon*eur,  l'inscription  suivante  : 

A   LA    CHÈRE   MEMOIRE 
DE 

BINGO 

TUÉ    CRUELLEMENT    ET    MYSTÉRIEUSEMENT 
PAR    UN    VOISIN    ET    AMI 

JUIN    MDCCCLXXXII 


Si  ce  récit  tombe  jamais  sous  les  yeux  de  mon  voisin,  j'ose  espé- 
rer qu'il  aura  l'humanité  ou  d'enlever,  ou  de  modifier  cette  plaque 
commémorative.  Je  ne  saurais  dire  ce  que  je  souffre,  lorsque  j'en- 
tends des  amis  curieux  épeler  les  mots  cités  plus  haut  et  surtout 
lorsqu'ils  insistent  pour  que  je  leur  en  explique  le  sens  !  Il  m'arrive 
parfois  de  rencontrer  les  Currie  dans  le  village.  Lorsqu'ils  passent 
près  de  moi  en  détournant  la  tête,  je  sens  la  rougeur  me  monter  au 
front...  Maintenant  Travers  se  promène  souvent,  bien  souvent  avec 
Lilian...  11  lui  a  donné  un  terrier..,  je  sais  qu'ils  prennent  les  plus 
grandes  précautions  pour  l'empêcher  de  se  fourvoyer  dans  mon 
jardin. 

Je  voudrais  pouvoir  leur  dire  qu'ils  n'ont  rien  à  redouter  de  moi. 
...  J'ai  tué  un  chien! 

F.  Anstey. 

(Tradjit  par  Hbphbll.) 


LA 


FEANCE  AU  FOUTA-DJALON 


Ouvrir  des  régions  nouvelles  et  riches  au  commerce  français ,  y 
créer  des  débouchés  importans  pour  notre  industrie  nationale  et 
amener  sur  nos  marchés  des  produits  exotiques  susceptibles  d'une 
application  dans  notre  patrie,  tels  sont  les  trois  termes  d'un  problème 
dont  la  solution  intéresse  au  plus  haut  point  l'avenir  économique  de 
notre  pays.  À  une  époque  où  chaque  nation  cherche  non-seulement 
à  se  suffire  à  elle-même,  mais  encore  à  produire  au  meilleur  marché 
possible,  afin  de  pouvoir  lutter  contre  la  concurrence  étrangère  ;  où 
nous  voyons  les  ttats-Unis  commencer  à  exporter  en  Europe  des 
marchandises  qu'ils  recevaient  jadis;  où  l'Allemagne  et  l'Italie,  per- 
fectionnant leur  outillage,  s'efforcent  de  rivaliser  avec  l'Angleterre  et 
la  France,  qui  tenaient,  il  y  a  peu  de  temps  encore,  le  premier  rang 
sur  les  marchés  de  l'étranger,  nous  croyons  que  la  création  de 
débouchés  nouveaux  mérite  d'être  étudiée  sérieusement. 

Parmi  les  contrées  dignes  de  l'attention  du  commerce  français, 
l'Afrique  s'offre  à  nous  tout  d'abord.  Notre  situation  en  Algérie,  les 
efforts  tentés  au  Sénégal,  le  peu  de  distance  qui  sépare  nos  prin- 
cipaux ports  de  mer  de  l'une  et  l'autre  de  ces  colonies  merveil- 
leusement placées  pour  attirer  le  transit  de  l'intérieur  du  continent 
africain,  nous  imposent  le  devoir  de  ne  pas  nous  laisser  devancer 
dans  la  lutte  pacifique  engagée  entre  les  nations  européennes  pour 
la  conquête  commerciale  de  ces  régions. 

Aujourd'hui  que  l'Angleterre  tend  à  s'installer  définitivement 
sur  les  bords  du  INil,  nous  ne  devons  rien  négliger  de  notre  côté 
pour  nous  assurer  en  Afrique  une  situation  prépondérante. 


LA    FRANCE   AU    FOUTA-DJALON.  903 

Depuis  quelques  années,  le  gouvernement  a  encouragé  les  voyages 
d'exploration  destinés  à  nous  faire  connaître  ce  Soudan  mystérieux 
sur  lequel  on  fonde  de  si  grandes  espérances.  Le  massacre  de  la  mis- 
sion Flatters  a  interrompu  les  études  du  tracé  du  chemin  de  fer  trans- 
saharien, et  les  difficultés  survenues  en  Tunisie  renvoient  forcément 
à  plus  tard  toute  tentative  de  communication  de  l'Algérie  au  Soudan 
par  le  Sahara.  Nous  pensons  qu'en  attendant  c'est  vers  le  lac  Tchad 
que  l'on  doit  se  diriger.  Là,  d'après  Barth,  d'après  le  docteur  Nach- 
tigal,  la  population  est  dense,  et  les  produits  abondans  pourraient 
donner  lieu  à  de  fructueux  échanges.  La  pacification  de  la  Tunisie 
permettra  d'aborder  cette  question.  La  Tunisie,  en  effet,  est  mieux 
placée  que  l'Algérie  pour  commercer  avec  les  habitans  du  Bornou, 
du  Baguirmi  et  du  Haoussa.  Si  le  projet  de  M.  Roudaire  était  d'une 
exécution  facile,  il  contribuerait  puissamment  à  faciliter  nos  rela- 
tions avec  le  Soudan.  De  la  région  des  chotts  au  lac  Tchad,  par 
Ghadâmès  et  Riiât,  on  suit  une  véritable  ligne  droite;  ce  serait  le 
tracé  le  plus  court  pour  une  voie  ferrée.  Les  marchandises  arrive- 
raient sur  les  bords  de  la  mer  intérieure,  d'où  elles  seraient  trans- 
portées rapidement  à  la  métropole. 

Pendant  que  l'on  essayait  d'arriver  sur  le  Niger  en  partant  dAl- 
ger,  plusieurs  missions  avaient  été  envoyées  du  Sénégal  dans  la 
direction  de  Ségou.  Un  crédit  avait  été  voté  par  les  chambres  pour 
les  études  préliminaires  d'un  chemin  de  fer  unissant  Médine,  port 
français  situé  sur  le  fleuve  Sénégal,  à  Bamako,  sur  le  Djoliba 
(Niger).  —  La  mission  Gallieni,  puis  la  mission  Desbordes,  donnaient 
des  renseignemens  complets  sur  les  pays  compris  entre  Bafoulabé, 
point  extrême  occupé  par  nos  soldats,  et  le  pays  de  Ségou.  Les 
rapports  remarquables  des  officiers  chargés  du  levé  topographique, 
M.  le  capitaine  Vallière  et,  après  lui,  M.  le  commandant  Derrien, 
démontrèrent  la  facilité  qu'il  y  aurait  à  construire  une  voie  ferrée. 
Les  travaux  sont  actuellement  en  cours  d'exécution.  Le  parlement 
vient,  dans  sa  dernière  session,  de  voter  de  nouveaux  crédits  pour 
poursuivre  cette  entreprise. 

La  vallée  de  Ba-Khoy  et  celle  de  Ba-Oulé,  que  devra  suivre  le  che- 
min de  fer,  ne  sont  pas  peuplées.  Ces  pays,  dévastés  par  les  guerres 
religieuses  au  temps  d'El-IIàdj  Omar,  le  père  d'Hamadou,  roi  actuel 
de  Ségou-Sikoro,  sont  dans  un  état  peu  florissant.  Il  est  probable 
qu'avec  la  paix,  que  notre  présence  doit  anaener,  les  centres  de 
population  augmenteront,  de  nouveaux  villages  s'élèveront  dans  le 
voisinage  du  chemin  de  fer,  et  les  habitans  du  Kaarta  et  du  Bakbou- 
nou,  laissant  une  partie  des  leurs  occupés  à  leurs  louguns  (champs), 
viendront  s'établir  sur  la  route  commerciale. 

Au  point  de  vue  économique,  il  reste  à  savoir  si  l'on  pourra  créer 
aisément  des  besoins   chez  ces  peuples  un  peu  primitifs,   quels 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seront  ces  besoins,  et  si  le  nombre  des  consommateurs  sera  consi- 
dérable à  un  moment  donné.  Quant  aux  produits  immédiats  à  expor- 
ter, on  ne  trouvera  rien  tout  d'abord.  La  présence  du  chemin  de 
fer  décidera  les  noirs  à  travailler  et  à  produire.  Les  premières 
années  d'exploitation  seront  peu  fructueuses,  mais  il  laut  avoir 
confiance  dans  le  succès  final.  Ce  chemin  de  fer  ne  sera  pendant 
longtemps  utilisé  que  pour  le  ravitaillement  des  ports  échelonnés 
dans  la  vallée  du  Ba-Khoy.  L'énergique  colonel  Desbordes,  qui  a 
réussi  à  installer  un  poste  à  Makandiambougou  (pays  de  Kiia),  doit, 
dans  sa  prochaine  campagne,  se  rendre  à  Bamako,  sur  le  Niger. 
L'année  1883  verra  le  pavillon  tricolore  flotter  sur  les  rives  du 
grand  fleuve,  et,  au  point  de  vue  politique,  on  ne  peut  nier  que  la 
voie  ferrée  en  cours  d'exécution  ne  soit  d'une  utilité  indiscutable. 

Certes  l'entreprise  est  grandiose  et  pleine  de  difficultés.  Un  cli- 
mat peu  propice  aux  Européens,  mais  qui  semble  devenir  plus  clé- 
ment à  mesure  que  l'on  pénètre  dans  l'intérieur,  créera  bien  des 
obstacles,  ainsi  que  la  difficulté  de  se  procurer  des  travailleurs,  les 
Chinois  ne  pouvant  être  utilisés.  Les  Marocains  et  les  Krounien  suf- 
firont à  cette  tâche.  Si  l'on  ajoute  la  présence  de  la  fièvre  jaune  au 
Sénégal,  qui  contrarie  chaque  année  l'arrivage  du  personnel  et  du 
matériel,  un  fleuve  dont  le  lit  semé  de  bancs  de  sable  n'est  navigable 
que  pendant  quelques  mois,  on  appréciera  le  dévoûment  patrio- 
tique de  ceux  qui  se  sont  consacrés  à  l'accomplissement  de  cette 
œuvre.  Les  débuts  sont  pénibles;  mais  le  jour  prochain  où  nous 
serons  installés  sur  le  Niger  verra  les  difficultés  s'aplanir  d'elles- 
mêmes,  et  la  science  de  nos  ingénieurs  saura  réaliser  le  magnifique 
projet  qui  a  été  conçu. 

La  France  ne  cherche  pas  à  conquérir  ces  contrées  ;  elle  ne  veut 
qu'étendre  ses  relations  amicales  avec  les  peuples  du  Soudan,  con- 
naître les  ressources  qu'ils  peuvent  olTrir  à  notre  industrie  et  les 
faire  profiter  de  notre  civilisation.  L'Européen  ne  pourra  vivre  que 
d'une  manière  passagère  dans  ces  pays  fiévreux;  le  noir  sera  son 
courtier  naturel.  Nous   avons  donc  toutes  raisons  de  faciliter  le 
développement  de  la  race  nègre  et  pas  une  de  la  détruire,  comme 
fout  les  Américains  à  l'égard  des  Indiens  dans  le  Nouveau- VIonde.  ■ 
Dans  le  Haut-Sénégal,  le  gouvernement  français  ne  songe  nullement 
à  faire  la  conquête  du  pays  et  <à  s'établir  par  la  force  brutale  :  si 
ce  système  est  condamné  avec  raison  par  l'opinion  publi(pie.  il  ne 
l'est  pas  moins  par  la  nature  même  de  notre  véritable  intérêt.  11 
s'agit  simplement   d'occuper  par   des  postes -comptoirs  quelques 
points  de  la  ligne  qui  va  du  Haut-Sénégal  au  Niger,  puis  de  les  relier 
par  une  voie  friréede  150  lieues  qui  deviendra  le  débouché  des  pro- 
ductions du  Soudan  central. 

Ce  n'est  pas  par  la  force  que  nous  nous  établissons  sur  ces  points  ; 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-DJALON.  005 

«  les  populations  nous  appellent,  comprenant  que  nous  ne  voulons 
que  leur  donner  la  paix  et  acheter  leurs  produits  en  échange  des 
marchandises  dont  elles  ont  besoin.  »  Cette  citation,  empruntée  à 
une  brochure  de  M.  le  général  Faidherbe,  dont  le  nom  est  insépa- 
rable de  1  histoire  du  Sénégal,  montre  la  marche  essentiellement 
pacifique  que  le  gouvernement  a  l'intention  de  suivre. 

M.  le  docteur  Quintin ,  l'intrépide  compagnon  de  Mage,  vient, 
dans  une  étude  très  intéressante  parue  dans  le  Bulletin  de  la  Société 
de  géographie,  de  donner  son  opinion  sur  la  question  du  chemin 
de  fer  du  Soudan  :  «  Loin  de  moi  l'idée  que  l'entreprise  de  relier  le 
Sénégal  au  Niger  par  des  voies  ferrées  ne  puisse  se  réaliser;  mais 
ce  que  je  tenais  à  démontrer,  c'est  qu'il  serait  téméraire  de  penser 
que  la  seule  influence  d'IIamadou  (roi  de  Ségou)  pût  nous  sufiTu-e 
pour  traverser  en  maîtres  l'intérieur  de  l'Afrique,  et  qu'il  faut,  au 
contraire,  s'attendre  à  ce  que  cet  appui  nous  cause  de  grands  obsta- 
cles à  mesure  que  nous  approcherons  du  Niger.  »  Nous  ne  nous 
occuperons  pas  dans  cette  étude  de  l'état  politique  des  populations 
du  Haut-Niger,  mais  nous  tenions  à  citer  l'avis  d'un  homme  aussi 
compétent  que  M.  le  docteur  Quintin  pour  avoir  l'occasion  d'affir- 
mer notre  entière  communauté  d'idées  avec  lui. 

Les  dernières  nouvelles  reçues  du  Sénégal  nous  ont  appris  que 
M.  le  colonel  Desbordes  avait  poussé  une  pointe  hardie  dans  le 
Manding  et  avait  traversé  le  Niger,  non  loin  de  Nafadié,  pour  aller 
châtier  un  chef  appelé  Samori,  qui  était  sans  cesse  un  objet  de 
crainte  pour  les  populations  malinkées  placées  sous  notre  influence. 
Le  traité  passé  par  M.  le  capitaine  Gallieni  avec  Hamadou ,  la 
défaite  des  Bambaras  à  Goubanko  par  M.  Desbordes,  la  nouvelle 
exploration  de  ce  vaillant  officier  supérieur,  ont  dû  pacifier  entière- 
ment le  Haut-Sénégal  et  les  pays  qui  le  séparent  du  Ségou.  Rien  ne 
s'oppose  plus  à  notre  marche  en  avant.  Nous  faisons  les  vœux  les 
plus  sincères  pour  le  succès  de  cette  œuvre  patriotique,  qui,  si  elle 
réussit,  fera  du  Sénégal,  grâce  à  l'accroissement  de  son  commerce, 
une  nouvelle  Algérie, 

Les  pays  compris  entre  Médine  et  le  Niger  n'ont  donné  lieu  jus- 
qu'à ce  jour  qu'à  de  faibles  échanges  commerciaux.  Les  Malin kés, 
de  la  vallée  du  Ba-Khoy,  viennent  quelquefois  porter  de  la  poudre 
d'or  et  de  l'ivoire  à  nos  comptoirs  du  haut  fleuve,  puis  retournent 
chez  eux  avec  des  fusils,  des  tissus  et  de  l'eau-de-vie.  Les  Toucou- 
leurs,  plus  riches,  achètent  beaucoup  d'armes,  des  guinées  et  de 
l'ambre  et  apportent  en  échange  de  l'or,  de  l'ivoire,  des  arachides 
(koniakery),  de  la  gomme,  et  des  bandes  de  sar  (lés  de  coton).  Les 
habitans  du  Logo  et  du  Natiaga  ont  commencé  depuis  peu  à  culti- 
ver pour  venir  vendre  à  notre  escale. 


906  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  commerce  de  Médine  est  alimenté  surtout  par  les  Maures 
Douaïcli,  qui  apportent  la  gomme,  par  les  habitans  du  Rhasso,  du 
Kaméra  et  du  Logo,  qui  apportent  des  arachides,  et  par  quelques 
caravanes  de  Sarracolets,  qui  vont  chercher  de  l'or  et  de  l'ivoire  dans 
le  Bambouk. 

Tel  est  l'état  de  notre  commerce  avec  le  Soudan  par  le  Sénégal 
au  moment  où  nous  écrivons.  Aucune  maison  de  commerce  n'a 
essayé  de  s'établir  à  Kita,  où  nous  avons  un  poste  à  200  kilomètres 
du  Niger.  Nos  derniers  comptoirs  sont  toujours  à  Médine.  Les  Dio- 
las-Sarracolets,  qui  sont  les  voyageurs  de  commerce  de  la  Nigritie 
occidentale,  prennent  de  préférence  la  route  du  Kaarta  pour  aller 
à  Ségou,  ou  bien  gagnent  le  Fouta-Djalon  par  le  Boundou  et  le  pays 
de  Badou.  Depuis  de  nombreuses  années,  ils  avaient  renoncé  à  tra- 
verser le  Bambouk  ;  ils  allaient  à  Sadidla,  Borokoné,  mais  n'osaient 
pas  s'avancer  vers  le  Dentilia  et  le  BéHsougou.  J'ai  lieu  d'espérer 
que  l'exploration  que  je  viens  d'accomplir  les  décidera  à  se  rendre 
dans  ces  pays,  où  l'on  s'est  engagé  à  les  bien  recevoir  et  à  les  pro- 
téger. 

Nous  voyons  que  nos  marchandises  continuent  à  s'échanger  à  nos 
escales  du  fleuve,  et  qu'on  n'a  pas  créé  de  marchés  nouveaux  vers 
le  Soudan.  Les  négocians  qui  ont  des  comptoirs  sur  les  rivières 
du  Sud ,  —  dépendances  du  Sénégal  au  point  de  vue  adminis- 
ratift,  —  semblent  vouloir  être  plus  hardis.  M.  Verminck  a  envoyé 
à  ses  frais  deux  explorateurs,  MM.  Zweifel  et  Moustier,  qui  ont 
réussi  à  dépasser  Falaba  et  ont  reconnu  les  sources  du  Niger. 
M.  Aimé  Ollivier  a  qutté  sa  maison  de  Boulam  et  a  fait  lui-même 
une  exploration  scientifique  et  commerciale  dans  le  Fouta-Djalon 
en  1880.  En  1881,  M.  Ollivier,  qui  avait  reconnu  la  richesse  et 
l'avenir  de  cette  contrée,  y  envoyait  deux  de  ses  agens,  MM.  Gabo- 
riaud  et  Ansaldy,  hommes  d'une  grande  énergie,  que  nous  avons 
eu  le  plaisir  de  voir  à  Fougoumba,  où  nous  étions  arrivés  avant 
eux. 

Les  rivières  du  Sud  font,  comme  on  le  sait,  un  commerce  des  plus 
importans  avec  un  pays  très  étendu,  formant  un  tout  politique  sous 
le  commandement  d'un  chef  suprême  qui  prend  le  titre  d'almamy 
{el-iman  el-moumenin,  prince  des  croyans)  et  habité  par  une  race 
qui  a  aujnurd'hui  la  suprématie  dans  tout  le  Soudan,  de  TAtlantique 
aux  environs  du  lac  Tchad,  les  Pouls  ou  Foulahs  :  nous  voulons 
parler  du  Fouta-Djalon. 

On  n'a  peut-être  pas  encore  oublié  l'ambassade  africaine  venue 
au  mois  de  janvier  dernier,  à  Paris,  signer  un  traité  avec  le  président 
de  la  république  ;  elle  était  composée  de  chefs  pouls,  envoyés  par 
l'almamy  du  Fouta-Djalon,  et  que  j'avais  décidés,  non  sans  peine,  à 


LA    FRANCE    AD    FOUTA-DJAION.  907 

venir  avec  moi  voir  de  près  cette  France  dont  les  Mollien,  les  Hec- 
quard,  les  Lambert,  avaient  parlé  à  leurs  pères  et  dont  ils  ne  pou- 
vaient soupçonner  les  richesses  et  les  merveilles. 

I. 

«  On  peut  discuter,  a  dit  M.  Levasseur,  sur  les  difficultés  de 
l'établissement  et  de  l'exploitation  d'une  voie  ferrée  jusqu'au  Niger, 
mais  on  ne  peut  contester  l'intérêt  scientifique  ei  politique  d'une 
étude  complète  des  chemins  qui  y  conduisent  et  des  contrées  que 
ces  chemins  traversent.  » 

Il  était  nécessaire,  pendant  que  l'on  explorait  avec  tant  de  soins 
la  région  du  Haut-Sénégal,  de  renouer  des  relations  avec  les  Pouls, 
qui  commandent  toutes  les  routes  qui  vont  des  rivières  du  Sud  au 
gi'and  fleuve  du  Soudan.  Les  Portugais,  par  leur  occupation  des 
Bissagos,  les  Anglais  par  leur  situation  sm*  la  Gambie  et  à  Sierra- 
Leone,  pouvaient  conclure  un  traité  avec  ce  peuple  et  arriver  par 
son  intermédiaire  à  attirer  chez  eux  les  caravanes  qui  viennent  du 
Haut-Niger.  Une  mission  anglaise,  sous  les  ordres  du  docteur  Gulds- 
bury,  gouverneur  de  la  Gambie,  avait,  à  la  fin  du  mois  de  janvier 
1881,  quitté  Sainte-Marie-de-Bathurst  pour  se  rendre  à  Timbo.  Les 
Portugais  préparaient  également  une  expédition.  Le  gouvernement 
français,  qui  a  de  si  grands  intérêts  engagés  dans  les  rivières  du  sud 
(Gasamance,  Rio-Nunez,  Rio-Pongo,  Piio-Dubreko,  Mellacorée)  ne 
pouvait  rester  inactif.  Le  parlement  vota  les  fonds  nécessaires  à 
une  exploration,  et  je  reçus,  le  12  mars,  l'ordre  de  M.  le  ministre 
de  la  marine  de  me  préparer  à  partir. 

La  saison  des  pluies  allait  commencer,  je  n'avais  pas  une  minute 
à  perdre  si  je  voulais  gagner  le  haut  plateau  du  Fouta-Djalon  avant 
les  pluies  torrentielles.  Le  5  avril,  je  quittais  la  France;  le  17  mai, 
je  laissais  derrière  moi  le  poste  français  de  Boké,  sur  le  Rio-Nuhez, 
et  je  m'engageais  avec  un  intrépide  camarade,  M.  Noirot,  et  une 
centaine  de  porteurs,  dans  un  voyage  dont  les  récits  des  explora- 
teurs anglais  et  français  qui  m'avaient  précédé  me  faisaient  entre- 
voir les  difficultés  et  les  périls. 

Le  l®*"  juillet,  la  mission  arrivait  à  Donhol-Fella,  résidence  de 
Palmamy  Ibrahima  Sory,  fils  d'Almamy  Abdoul  Gadiri,  située  au  pied 
des  Monts-Coumtat.  Le  5,  après  quatre  jours  de  ;M/^fèr<?,  j'obtenais 
l'assentiment  de  l'almamy  et  de  ses  chefs  aux  propositions  que  je 
venais  lui  faire  au  nom  du  gouvernement  français,  et  le  lA  juillet 
nous  entrions  à  Timbo,  où  l'almamy  Hamadou,  fils  d'Almamy  Bou 
Bakar,  apposait  sa  signature  à  ce  traité,  qui  plaçait  le  Fouta-Djalon 
sous  le  protectorat  de  la  France,  et  l'ouvrait  à  notre  commerce.  Le 
nom  tout-puissant  dans  la  Sénégambie  du  vaillant  général  Fai- 


908  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dlierbe,  l'excellent  souvenir  laissé  par  Hecquard  et  M.  Lambert 
chez  les  Pouls,  me  servirent  beaucoup,  et  je  suis  heureux  de  pou- 
voir en  témoigner  ici. 

Les  almaniys  me  confièrent  à  mon  retour  quatre  des  principaux 
notables  du  pays,  qu'ils  chargèrent  d'aller  en  France  saluer  en 
leur  nom  le  président  de  la  république  et  se  rendre  garans  des 
sentimens  de  vive  sympathie  que  leur  nation  portait  à  la  nôtre. 
C'était  la  première  fois  que  des  hommes  de  cette  région  venaient 
en  Europe.  Je  crois  avoir  rendu  service  à  mes  compatriotes  en  déci- 
dant, après  une  longue  résistance  de  leur  part,  ces  chefs  à  m'accom- 
pagner.  J'ai  vécu  dix  mois  avec  eux,  ils  ont  marché  à  mes  côtés 
pendant  1,/iOO  kilomètres,  traversé  tout  le  Fouta-Djalon,  le  Bam- 
bouk  et  le  Haut-Sénégal  ;  partout  ils  ont  reçu  un  accueil  amical,  et 
leur  séjour  en  France,  où  ils  ont  pu  nous  observer  et  nous  juger, 
leur  a  laissé  dans  le  cœur,  ainsi  que  les  lettres  que  je  viens  de 
recevoir  le  constatent,  d'impérissables  souvenirs. 

Le  Fouta-Djalon,  ou  mieux  Fouta-Djalo,  que  les  Pouls  prononcent 
Fouta-Diâlo,  est  un  grand  pays  dont  les  limites  politiques  ne  sont 
pas  nettement  déterminées.  Les  guerres  continuelles  qui  ont  lieu 
entre  les  habitans  de  cette  contrée,  qui  suivent  le  rite  musulman, 
et  les  populations  fétichistes  (Sousous,  Nalous,  Landoumans,  Dia- 
lonkés,  Malinkés,  Mandingues,  Timnés,  Korankos),  qui  habitent  sur 
leurs  frontières  et  se  défendent  avec  plus  ou  moins  de  succès,  modi- 
fient chaque  année  la  carte  de  cette  région. 

A  l'heure  actuelle,  les  Pouls,  qui,  il  y  a  un  siècle  à  peine,  étaient 
cantonnés  dans  les  montagnes  de  la  vallée  du  Ba-Fing  et  faisaient 
paître  leurs  troupeaux  entre  Timbo  et  Fougoumba,  occupent  un 
territoire  immense,  se  rapprochant  tous  les  jours  de  la  mer,  qui 
semble  l'objectif  vers  lequel  tendent  tous  les  peuples  conquérans  du 
centre  de  l'Afrique  dans  leur  marche  envahissante  de  l'orient  à  l'occi- 
dent. 

Les  Pouls,  ou  Fellatas  soudaniens,  comme  les  Fans  de  l'Ogowé  et 
du  Gabon,  ont  déserté  les  régions  centrales  du  continent  africain, 
les  premiers  poussant  devant  eux  leurs  vaches,  dont  le  lait  forme  la 
base  de  leur  alimentation,  les  seconds,  se  livrant  à  la  chasse  des 
éléphans.  C'est  non-seulement  l'idée  de  se  mettre  en  rapport  avec  les 
«  blancs  »  qui  habitent  le  littoral,  et  d'acheter  à  meilleur  marché 
les  objets  dont  ils  ont  besoin  et  que  les  courtiers  noirs  leur  ven- 
dent à  des  prix  qu'on  |ne  saurait  imaginer,  qui  pousse  ces  peu- 
ples, mais  il  semblerait  que,  dans  cette  course  qui  les  entraîne  vers 
l'Océan,  ils  pensent  avant  toute  chose  au  sel,  qu'ils  trouveront  en 
abondance,  et  dont  ils  étaient  si  souvent  privés  dans  les  solitudes 
de  leur  pays. 

Les  Pouls  sont  les  Fans  du  nord  de  l'Afrique.  C'est  la  race  con- 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-DJALON.  909 

quérante.  Ils  sont  les  maîtres  sur  30  degrés  de  longitude,  des  envi- 
rons du  Cayor  au  lac  Tchad,  et  entre  les  latitudes  de  10"  à  15<* 
nord,  c'est-à-dire  dans  une  zone  d'environ  90,000  lieues  carrées. 
La  grande  nation  mandingue,  qui  avait  laissé  passer  sans  défiance 
ces  pasteurs  inoffensifs,  est  aujourd'hui  ou  bien  confondue  avec  les 
Pouls  ou  pliée  sous  leur  joug. 

C'est  surtout  au  Fouta-Djalon,  —  dont  le  nom  veut  dire  pays  des 
Pouls  et  des  Dialonkés,  —  que  l'on  peut  le  mieux  étudier  l'histoire  de 
cesdeux  peuples.  Les  Dialonkés  appartiennent  à  la  race  mandingue. 
Le  Fouta-Djalon  proprement  dit  est  borné  au  nord  par  la  rive  gauche 
de  la  Gambie  (depuis  le  Kantara  Foulatenda  jusqu'à  Kédougou), 
par  le  Sangala,  pays  montagneux  habité  par  des  Pouls  et  des  Dia- 
lonkés,'situé  entre  la  Gambie  etlaFalémah,etle  Konkadougou,pays 
malinké,  situé  entre  la  Falémah  et  le  Ba-Fing,  qui  vient  limiter  au 
nord  le  diwal  ou  province  du  Koïn,  qui  appartient  au  Fouta-Djalon. 
Cette  frontière  forme  une  ligne  courbe  qui,  après  avoir  remonté  la 
Gambie  de  l'ouest  à  l'est,  descend  droit  au  sud  pour  aller  ensuite  au 
sud-ouest.  Au  sud,  les  limites  sont  plus  vagues.  En  allant  de  l'ouest 
à  l'est,  ce  sont  :  la  Haute-Mellacorée,  dont  le  chef  Bakari  paie  tribut 
à  l'almamy,  le  Limbah,  le  Soulimania,  le  territoire  des  Houbbous  et 
le  Sougarou.  A  l'est  :  le  territoire  de  Dinguiray,  qui  a  été  donné 
par  l'almamy  Bou  Bakar  à  El-Hadj  Omar,  et  le  Bouré.A  l'ouest  : 
une  ligne  brisée  partant  de  Kantara,  par  la  Gambie,  coupant  le  haut 
Rio-Geba,  arrivant  sur  le  Bio-Grande,  non  loin  de  Boulam,  descen- 
dant sur  le  Cassini,  coupant  le  Rio-Nunez  au  marigot  de  Kentao,  et 
descendant  sur  la  Mellacorée,  à  travers  le  pays  des  Sousous,  qui 
sont  presque  tous  tributaires  des  Pouls. 

On  peut  représenter  approximativement  le  Fouta-Djalon  par  un 
grand  triangle  dont  le  sommet  serait  non  loin  du  Bouré,  au  pays  de 
Ménien  (le  chef  de  ce  pays  est  nommé  par  Almamy  Ibrahima  Sory), 
et  la  base  représentée  par  une  ligne  allant  des  environs  de  Foula- 
tenda, sur  la  Gambie,  et  la  Mellacorée.  Le  territoire  de  Dinguiray  est 
enclavé  en  partie  dans  ce  triangle.  En  longitude,  le  pays  des  Pouls 
s'étend  du  16"  au  11"  ouest  ;  et  en  latitude  du  9"  30'  au  13°  20'  nord. 
C'est  une  région  ttès  montagneuse,  dont  les  hauts  plateaux  sont  habi- 
tables pour  des  Européens,  arrosée  par  des  fleuves  ou  des  rivières 
innombrables,  au  sol  d'une  grande  fertilité,  et  dont  la  position  géo- 
graphique fait  une  des  clés  principales  du  Soudan. 

Les  Pouls  l'ont  compris  et  toute  leur  politique  consiste  à  se  rap- 
procher de  nos  comptoirs  de  la  côte  pour  avoir  la  guinée,  les  fusils 
et  la  poudre,  qui  sont  les  meilleurs  objets  d'échange  pour  les  contrées 
du  Haut-lNiger,  telles  que  le  Sangaran,  le  Kankan,  le  Ouassoulou,  le 
Toroug  et  le  Bouré,  qui  toutes  entretiennent  les  relations  les  plus 
suivies  avec  le  Fouta-Djalon. 


010  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Ce  n'est  que  rarement  par  le  Haut-Sénégal  que  les  caravanes  du 
Haut-Niger  vont  vendre  la  poudre  d'or  et  les  cuirs;  c'est  surtout 
par  la  route  du  Fouta,  qui  passe  à  Fodé-Hadji,  ou  bien  par  le  Sou- 
limania,  qu'elles  se  dirigent  vers  les  rivières  du  sud  pour  échanger 
leurs  produits  contre  les  marchandises  d'Europe. 

II. 

Les  Pouls,  Foulbès,  Foulans,  Fellatas,  Fellahs  ou  Peulhs  forment 
une  race  profondément  distincte  de  celle  des  noirs  du  Soudan.  Ils 
disent  eux-mêmes  qu'ils  sont  de  race  blanche,  et  qu'ils  viennent  d'un 
pays  lointain  situé  du  côté  de  La  Mecque.  La  légende  raconte  que 
^es  pères  de  leur  nation  étaient  aux  côtés  des  lieutenans  du  Pro- 
phète, et  ont  combattu  pour  le  triomphe  de  l'islam  à  son  dél?ut. 
C'étaient  Modi  Ousman  et  Modi  Aliou,  guerriers  énergiques,  mara- 
bouts fervens,  qui  furent  chargés  de  venir  convertir  les  peuplades 
sauvages  du  Niger.  Le  prophète  Mohammed  leur  accorda  comme 
récompense  que  l'heure  des  punitions  et  des  récompenses  sonne- 
rait deux  cents  ans  plus  tard  pour  les  hommes  que  celle  qu'il  avait 
d'abord  fixée. 

Les  Pouls  qui  habitent  le  Fouta-Djalon  sont  originaires  du  Mas- 
sina,  ainsi  que  l'a  affirmé  l'almamy  Ibrahima  Sory,  petit-fils  d'Al- 
mamy  Sory  le  Grand,  le  chef  illustre  qui  a  fondé  l'unité  nationale. 
Ce  sont  les  Sidiankés;  mais  d'autres  tribus  ne  tardèrent  pas  à 
venir  les  rejoindre.  Pouls  du  Fouta -Toro,  Toucouleurs,  descendirent 
sur  la  Gambie  et  de  là  gagnèrent  les  hauts  plateaux  du  Timbé  et  du 
Labé  pour  se  joindre  à  leurs  frères.  Une  chronique  écrite  en  arabe 
et  que  m'a  donnée  Alfa  Suleyman,  chef  de  Gousotomi,  en  témoigne. 

Hartmann  dit  que  les  Pouls  paraissent  issus  du  Fouta-Toro,  à 
l'ouest  de  l'Afrique.  A  la  fin  du  siècle  dernier,  ils  conquirent  le 
Fouta-Djalon,  pays  des  Mandingues,  fondèrent  en  1802  l'empire  de 
Sokoto  sous  leur  prince  Da-n-Fodio,  musulman  inspiré,  et  s'éten- 
dirent de  plus  en  plus  à  l'intérieur.  Ils  sont  grands  et  minces;  leurs 
cheveux  sont  peu  crépus  ;  leur  barbe,  rouge  brun  ou  plus  foncée, 
est  rase;  leur  langue  rappelle  celle  des  Berbères.' 

S'il  faut  en  croire  la  chronique  d'Ahmed,  les  premiers  Fellatas 
ou  Foulbés,  quittant  le  Niger,  où  ils  vivaient  de  leurs  troupeaux, 
seraient  venus  s'établir  au  xvr  siècle  au  Bornou,  sous  le  règne  d'Ab- 
dallah. «  Les  Pouls,  dit  le  général  Faidherbe,  qui  deviennent  les 
maîtres  du  Soudan  depuis  leur  conversion  générale  à  l'islamisme, 
sont  peut-être  anciennement  venus  de  l'Orient,  amenant  avec  eux  le 
bœuf  à  bosse  {zébu),  qui  est  le  même  que  celui  de  la  Haute-Egypte 
et  de  la  côte  orientale  d'Afrique.  »  Muller  rapproche,  comme  race 
et  comme  langue,  les  Po'ils  et  les  Nubiens. 


LA   FRANCE    AU    l' OUTA-DJALON .  '911 

Il  est  difficile  d'émettre  une  affirmation.  Je  crois  les  Pouls  appa- 
rentés aux  Berbères,  mais  leur  langue  ne  contient  aucun  son  guttu- 
ral. C'est  un  idiome  doux,  sonore,  très  riclie,  peu  connu  encore, 
mais  qui  ne  présente  pas  des  difficultés  insurmontables  pour  un 
Européen.  Les  Pouls  sont  des  orateurs  remarquables  et  savent  suivre 
le  fil  de  leurs  discours  au  milieu  des  interruptions  les  plus  vio- 
lentes. Ils  sont  très  diplomates,  comme  les  Arabes,  et  s'emportent 
comme  beaucoup  de  méridionaux,  à  froid,  calculant  et  pesant 
chaque  expression.  Ils  ne  commencent  jamais  un  discours  sans  les 
saints  d'usage,  que  je  vais  transcrire  et  qui  donneront  une  idée  de 
la  langue. 

Kori  djam  oualli^  bonjour. 

DJdmtou,  bonjour. 

Tana  ala  ?  comment  vas-tu? 

Modji,  lîien. 

Alhoindoullilaî  !  remercions  Dieu! 

Puis  l'entretien  s'engage.  Les  Toucouleurs ,  les  Al-Poular  des 
bords  du  Sénégal  parlent  la  même  langue,  mais  avec  moins  de 
pureté.  Le  voisinage  des  Ouolofs  et  des  Arabes  a  amené  des  dilTé- 
rences  dans  la  prononciation  et  dans  le  fond  de  la  langue.  Le  Tou- 
couleur,  comme  le  Ouolof,  prononce  le/  guttural,  iQJotaàes  Espa- 
gnols ;  le  Poul  pur,  le  Poullotigui,  ne  l'emploie  jamais.  «  Les  sons  de 
cette  langue,  dit  le  général  Faidherbe,  peuvent  tous  être  représentés 
par  des  lettres  de  notre  alphabet,  mais  on  n'y  trouve  pas  nos  sons 
u,  j,  rh,  X,  z;  ni  les  Pons  du  kha,  du  i^haîn  et  du  'ain  arabes.  » 
Le  poul  n'a  pas  de  genres  sexuels,  il  partage  les  êtres  en  deux 
catégories  :  d'une  part,  ce  qui  appartient  à  l'humanité;  d'autre  part 
tout  ce  qui  n'est  pas  à  elle  :  animaux,  plantes,  choses  inanimées. 
Nous  renvoyons  à  l'essai  remarquable  publié  par  le  général  Fai- 
dherbe et  complété  par  mon  collègue  le  docteur  Quintin,  ceux  qui 
voudraient  approfondir  cette  étude. 

M.d'Eichthal,  se  fondant  sur  de  simples  ressemblances  de  mots,  a 
trouvé  des  analogies  entre  le  poul  et  les  langues  de  la  Malaisie,  de 
l'Archipel  Indien,  de  la  Polynésie,  et  même  des  langues  améri- 
caines comme  le  caraïbe.  Il  conclut  que  les  Pouls  sont  venus  de 
l'archipel  Indien  ou  de  la  Polynésie. 

Il  résulte  des  savantes  études  du  général  Faidherbe  qu'il  y  a  une 
grande  analogie  entre  le  poul  et  les  langues  ouolof  et  sérère,  bien 
qu'à  première  vue  le  poul  semble  tout  à  fait  différent,  qu'il  n'ait 
pas  le  kh ,  qu'il  n'ait  pas  d'article  et  que  les  noms  souvent  mono- 
syllabiques en  ouolof  et  en  sérère  soient  polysyllabiques  dans  la 
langue  qui  nous  occupe.  —  Les  Pouls,  les  Ouolofs  et  les  Sérères 
comptent  jusqu'à  cinq,  puis  disent  cinq  un,  cinq  deux,  etc.,  jusqu'à 
dix.  On  calcule  ensuite  par  dizaines. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'analogie  est  surtout  frappante  avec  le  toucouleur.  Mais  si  l'on 
veut  se  rappeler  que,  depuis  des  siècles,  les  Pouls  sont  sur  les  bords 
du  Sénégal,  que  même  avant  l'invasion  des  Dénianké,  les  Pouls  con- 
quérans  venus  du  Fouladougou,  les  premiers  Pouls  pasteurs  s'étaient 
unis  aux  familles  sérères  et  ouolofs,  donnant  ainsi  naissance  à  la 
caste  des  Torodo,  Toucouleurs  qui,  bien  que  noirs,  ont  des  traits 
européens,  on  ne  s'étonnera  pas  des  mots  communs  que  l'on  trouve 
dans  ces  trois  langues.  Les  Pouls  se  servent  de  l'écriture  arabe,  et 
les  lettrés  écrivent  correctement  dans  cette  langue,  qui  sert  aux 
relations  diplomatiques  avec  les  peuples  du  Soudan. 

Les  écoles  sont  nombreuses  au  Fouta-Djalon.  Les  professeurs  les 
plus  célèbres  sont  à  Donhal  Fella,  à  Fougoumba,  à  Labé  et  chez  les 
Houbbous,qui  sont  des  marabouts  très  instruits,  mais  indépendans 
de  l'almamy  du  Fouta.  Les  jeunes  filles  apprennent  à  lire,  mais  on 
ne  leur  enseigne  que  les  premiers  versets  du  Koran;  ensuite  leur 
instruction  est  jugée  suffisante. 

Quant  aux  jeunes  gens,  ils  lisent  et  commentent  «  le  livre  sacré.  » 
Quelques-uns  vont  au  Boundou  ou  même  chez  les  Maures  du  Tagant 
compléter  leur  éducation  et  reviennent  ensuite  dans  leur  pays. 
L'homme  instruit  est  vénéré  et  respecté  de  tous.  Ils  ne  lisent  toute 
leur  vie  qu'un  livre  :  le  Koran.  Jamais  le  proverbe  :  que  l'homme 
d'un  seul  livre  est  à  craindre  n'a  été  plus  vrai  que  des  Pouls. 
C'est  ce  qui  fait  la  force  de  l'islam  en  apprenant  à  ses  adeptes  la 
résignation  et  le  fanatisme,  c'est  ce  qui  pousse  ces  tribus  pastorales 
dans  leur  marche  conquérante. 

Ils  ignorent  l'histoire,  mais  leurs  marabouts  en  ont  composé  une. 
Elle  est  dans  le  Koran  des  Pouls,  qui  est  non-seulement  le  texte  de 
la  religion ,  plus  ou  moins  altéré  et  approprié  à  leur  race  et  au 
milieu  dans  lequel  ils  vivent,  mais  encore  un  livre  légendaire, 
montrant  le  triomphe  de  l'islam  sur  les  peuples  blancs  ou  noirs, 
apprenant  aux  enfans  que  leurs  pères  étaient  aux  côtés  de  Moham- 
med, dont  ils  étaient  les  plus  fermes  soutiens,  et  que  l'avenir  sur  le 
Niger  et  dans  l'Afrique  occidentale  leur  appartient  s'ils  marchent 
toujours  ((  dans  le  sentier  droit.  » 

Je  me  hâte  d'ajouter,  à  la  louange  de  ce  vaillant  peuple ,  que 
leur  fanatisme  est  resté  doux  envers  les  Européens,  s'il  a  été  inexo- 
rable pour  les  populations  fétichistes  qui  les  entourent.  Aucun  voya- 
geur jusqu'à  ce  jour  n'a  été  massacré  par  eux. 

Thompson,  le  missionnaire  anglais,  est  mort  au  village  de  Dara, 
près  Timbo,  entouré  de  la  sollicitude  des  parens  de  l'almamy  Alfaia 
Ibrahima  Sory.  Il  était  venu  chez  les  Pouls  pour  les  convertir  au 
protestantisme.  Les  marabouts  de  Timbo  l'écoutèrent  avec  bienveil- 
lance, discutèrent  avec  lui,  ne  le  laissèrent  manquer  de  rien  et  lui 
dirent  qu'ils  espéraient  que  Dieu  et  Mohammed  ouvriraient  les  yeux 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-DJALON.  913 

à  iiu  homme  comme  lui  et  qu'il  demanderait  à  devenir  musul- 
man. 

C'est  peut-être  la  légende  touchante  rappelée  par  Hecquard 
qui  est  la  cause,  sinon  de  la  bienveillance,  du  moins  de  la  réserve 
observée  par  les  Pouls  à  l'égard  des  chrétiens.  Lorsque  Mahomet 
fut  de  retour  de  Médine,  il  envoya,  dit  la  légende  poul,  un  mes- 
sager au  chef  des  chrétiens  pour  l'engager  à  embrasser  sa  reli- 
gion comme  la  seule  véritable.  L'ambssadeur  du  Prophète  fut 
très  bien  reçu  par  les  chrétiens,  qui  le  comblèrent  de  cadeaux  et 
qui ,  après  avoir  renfermé  dans  une  boîte  d'or  la  lettre  de  Ma- 
homet, la  lui  renvoyèrent  en  répondant  que  leur  religion  étant 
celle  de  leurs  pères,  ils  ne  pouvaient  la  renier,  mais  qu'ils  avaient 
été  touchés  et  flattés  de  sa  démarche.  En  recevant  cette  lettre, 
Mahomet  se  prosterna  et  pria  Dieu  de  donner  aux  chrétiens  du  bon- 
heur et  des  richesses  pour  les  récompenser  du  bon  accueil  qu'ils 
avaient  fait  à  son  messager  et  du  respect  qu'ils  avaient  montré  pour 
l'envoyé  de  Dieu.  » 

11  est  regrettable  que  cette  légende  ne  soit  pas  répandue  chez  les 
Touaregs  et  dans  ces  pays  du  nord  de  l'Afrique,  où  l'islam,  oubliant 
le  respect  et  la  tolérance  que  les  Européens,  les  Français  surtout, 
ont  toujours  montrés  pour  lui,  n'enseigne  à  ses  adeptes  que  la  haine 
la  plus  aveugle  et  le  fanatisme  le  plus  absolu  contre  ceux  qui  ne 
partagent  pas  sa  croyance. 

Aussi  je  n'oublierai  jamais  les  Pouls.  Pendant  une  grave  mala- 
die qui  a  failli  m'emporter  à  l'époque  du  Kori  Leourou  Soumayé 
(fête  du  Radaman),  quatre  cents  hommes  prosternés  autour  de  la 
mosquée  de  Donhol  priaient,  l'almamy  avec  eux,  pour  que  Dieu  et 
le  Prophète  voulussent  bien  conserver  mes  jours.  Je  ne  sais  si  ce 
sont  leurs  prières  ou  leurs  soins,  —  les  deux  peut-être,  — qui  m'ont 
sauvé;  quoi  qu'il  en  soit,  je  conserverai  au  fond  du  cœur  le  souve- 
nir de  ces  musulmans  exempts  de  fanatisme  qui  demandent  à  ne 
faire  avec  nous  qu'une  même  famille,  ayant  même  père  et  même 
mère,  pour  me  servir  de  leur  langage  imagé. 

Le  Fouta-Djalon,  qui  comprend  un  territoire  considérable  habité 
par  une  race  travailleuse,  âpre  au  gain  et  qui  nous  désire,  doit  atti- 
rer l'attention  de  notre  pays.  N'oublions  pas  que  cette  contrée,  comme 
le  Sénégal,  est  la  clé  du  Soudan,  que,  du  Haut-Niger  au  Haoussa, 
on  rencontre  partout  les  Pouls,  qu'il  y  a  là  un  empire  commercial 
immense,  dont  les  habitans  du  Fouta-Djalon  sont  les  courtiers  prin- 
cipaux et  dont  ils  ont  jusqu'à  ce  jour  défendu  l'entrée  avec  opiniâ- 
treté, craignant  de  perdre  leur  monopole.  Mieux  vaut  douceur  que 
violence,  au  Soudan  surtout.  Commençons  par  exploiter  le  Fouta- 
Djalon,  et  lorsque  les  Pouls  nous  connaîtront  mieux,  ils  seront  les 

TOME  uv,  —  1882.  58 


914  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

premiers  à  nous  prendre  par  la  main  et  à  nous  conduire  au  milieu 
de  leurs  frères,  qui  vivent  dans  la  vallée  du  Niger.  C'est  par  le  com- 
merce que  nous  réussirons  auprès  d'eux. 

III. 

Le  Poul  pur  existe  au  Fouta-Djalon,  malgré  les  nombreux  mé- 
langes qui  ont  eu  lieu  avec  les  Dialonkés.  Il  est  d'une  taille  élevée 
et  bien  prise.  Son  physique  est  agréable;  en  général,  il  n'est  pas 
gros.   Le  thorax  a  une  forme  trapézoïdale ,  les  muscles  sont  bien 
développés.  Les  cheveux  très  noirs,  à  peine  laineux,  sont  ou  bien 
coupés  ras  ou  tressés  sur  les  tempes.  Dans  ce  cas,  on  les  porte 
longs.  Cette  manière  de  se  coiffer  rappelle  la  coutume  des  Sarra- 
colets  et  des  Bambaras.  Les  tresses  sont  de  la  grosseur  du  petit  doigt. 
Le  crâne  est  dolicocéphale.  Le  front  est  assez  élevé,  fuyant  vers 
les  tempes.  Les  sourcils  sont  très  épais.  Les  cils  très  longs,  soyeux, 
voilent  des  yeux  fendus  en  amande,  très  beaux,  très  doux,  à  l'ex- 
pression un  peu  sauvage  (yeux  de  gazelle).  L'angle  externe  de  l'œil 
est  un  peu  plus  élevé  que  l'interne.  La  couleur  des  yeux,  ou  mieux 
de  l'iris,  est  d'un  jaune  brun  foncé.  Le  nez,  quelquefois  droit,  est  le 
plus  souvent  légèrement  épaté.   La  bouche  est  assez  grande;  les 
lèvres,  charnues,  sont  sensuelles.  Le  menton  est  rond,  allongé.  Les 
oreilles,  petites,  ont  un  lobule  peu  allongé  et  sont  bien  plantées. 
Il  y  a  une  grande  distance  entre  le  menton  et  l'oreille.  Les  mains 
sont  fines;  les  doigts  longs  et  déliés.  Les  pieds,  généralement  petits, 
ont  le  gros  orteil  nettement  séparé  des  autres  doigts,  qui  sont 
plantés.  Les  articulations  des  doigts  de  pied  sont  très  souples.  Le 
Poul  prend  le  plus  grand  soin  de  ses  pieds  et  de  ses  mains.   Ces 
hommes  sont  de  grands  marcheurs;  ils  font  souvent  80  kilomètres 
du  lever  au  coucher  du  soleil.  Le  mollet  n'est  pas  en  général  proé- 
minent. Le  cou-de-pied  est  un  peu  fort,  et  le  talon  fait  une  sail- 
lie. La  région  montagneuse  dans  laquelle  ils  vivent,  région  très 
humide  (pluies  torrentielles  de  l'hivernage),  est  la  cause  de  la  carie 
dentaire  qui  sévit  chez  eux.  Les  Pouls  n'ont  pas  les  dents  admi- 
rables des  Ouolofs  ;  généralement  les  incisives  de  la  mâchoire  supé- 
rieure sont   cariées  chez  eux  ;  les  dents  sont  souvent  mal  plan- 
tées. Le  système  pileux  est  peu  abondant.  Ils  ont  la  moustache  rasée 
ou  coupée  ras;  ils  portent  une  barbiche  coupée  généralement  en 
pointe. La  couleur  des  Pouls  est  bronzée  (couleur  chocolat,  chocolat 
au  lait).  Lorsqu'il  y  a  mélange  de  sang  dialonké,  la  couleur  devient 
souvent  noire;  la  face  est  plus  élargie,  les  pommettes  saillantes,  le 
nez  très  épaté  et  les  lèvres  plus  grosses. 

Les  Pouls  sont  plutôt  minces  que  gros;  cependant  quelques-uns 
ont  de  l'embonpoint.  Je  citerai  Almamy  Hamadou  et  Alfa  Aquibou, 


LA   FRANCE   AU   FOUTA-DJALON.  915 

roi  de  Labé.  J'ai  vu  un  chef,  Alfa  Gassimou,  qui  avait  une  taille 
de  1™,00.  Un  parent  d'Almamy  Sory,  Modi  Aliou,  était  également 
très  grand,  mais  fort  maigre,  tandis  qu'Alla  Gassimou  est  énorme. 

Les  mêmes  caractères  se  retrouvent  chez  les  femmes.  Les  jeunes 
filles  sont  gracieuses,  même  belles  parfois,  leurs  seins  fermes 
et  d'une  forme  remarquable,  les  épaules  bien  faites,  les  bras  aux 
extrémités  fines;  les  jambes  et  les  cuisses,  plutôt  fortes  que  maigres, 
montrent  la  beauté  et  la  pureté  de  cette  race.  Mais  ces  femmes  se 
flétrissent  de  bonne  heure,  et,  à  mesure  que  les  couches  se  répè- 
tent, les  charmes  disparaissent  :  les  seins  se  fanent,  et  à  trente 
ans  elles  sont  vieilles  et  prennent  de  la  corpulence.  Il  y  a  cepen- 
dant des  exceptions  remarquables;  je  ne  puis  m'empêcher  de  citer 
une  femme  de  l'almamy  Sory,  Néné-Ayba,  qui,  à  quarante  ans,  a 
conservé  une  beauté  exceptionnelle,  ainsi  que  la  mère  de  Modi- 
Boukar  Biro,  fils  de  l'almamy  Omar,  qui,  malgré  son  âge  avancé, 
possède  une  physionomie  très  belle,  rappelant  d'une  manière  frap- 
pante, celle  d'une  reine  de  France,  célèbre  par  sa  beauté  et  ses 
malheurs,  Marie-Antoinette.  En  résumé,  le  vrai  Poul  a,  comme  on 
l'a  dit  souvent,  un  type  presque  européen. 

Les  Berbères,  auxquels  notre  civilisation  convient,  prospèrent 
dans  nos  provinces  algériennes,  tandis  que  les  Arabes,  ayant  de  la 
peine  à  continuer  leur  vie  pastorale,  gagnent  le  Sahara;  les  Pouls  du 
Fouta-Djalon,  avec  leurs  terrains  immenses,  leurs  goûts  passionnés 
pour  l'agriculture,  feront  comme  les  Berbères  du  nord  de  l'Afrique, 
si  la  France  profite  du  traité  signé  avec  eux.  Ils  s'instruiront,  travail- 
leront et  ne  tarderont  pas  à  produire.  Il  est  essentiel  de  ne  pas  nous 
laisser  devancer  et  perdre  bénévolement  des  résultats  acquis. 

L'histoire  du  Fouta-Djalon  est  peu  connue  encore.  Gaillié,MolIien, 
Hecquard  et  M.  Lambert,  les  deux  derniers  surtout,  ont  donné  des 
renseignemens  précieux,  mais  j'ai  pu  m' apercevoir,  pendant  mon 
séjour  chez  les  Pouls,  combien  il  est  difficile  d'obtenir  qu'ils  disent 
la  vérité.  Les  différentes  chroniques,  écrites  en  arabe,  que  j'ai  rap- 
portées, jetteraient  de  la  clarté  sur  cette  question,  je  n'ai  malheu- 
reusement pas  encore  pu  les  faire  traduire.  Elles  donnent  la  liste 
exacte  des  chefs  principaux,  tant  des  provinces  de  Timbo  et  Fou- 
goumba,  que  l'important  pays  de  Labé,  dont  le  chef  à  l'origine  fail- 
lit devenir  le  maître  suprême  du  Fouta-Djalon. 

Ge  sont  les  renseignemens  recueillis  de  la  bouche  même  de  l'al- 
mamy Ibrahima  Sory  et  de  celle  de  l'almamy  Ilamadou  que  je  vais 
transcrire.  Ils  ont  été  complétés  par  les  récits  des  griots,  chanteurs 
attachés  à  ces  princes  et  qui  ont,  comme  jadis  les  trouvères  du 
moyen  âge,  recueilli  les  hauts  faits  de  leurs  seigneurs  et  les  légendes 
concernant  leurs  aïeux. 

Les  Pouls,  comme  nous  l'avons  dit,  prétendent  descendre  des 


916  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

blancs.  Ils  sont  venus  de  l'est,  et  la  tribu  qui  a  envahi  les  hauts  pla- 
teaux du  Ba-Fiog,  de  la  Gambie  et  du  Rio-Grande,  arrivait  du  Mas- 
sina,  pays  situé  sur  la  rive  droite  du  Niger  entre  Ségou  et  Tim- 
bouctou.  A  cette  époque,  tous  les  Pouls  n'étaient  pas  musulmans,  et 
même  aujourd'hui  on  rencontre,  dans  le  Ouassoulou  et  le  Kankan, 
des  Pouls  nomades  qui  n'ont  qu'un  seul  culte,  celui  de  leurs  trou- 
peaux qu'ils  font  prospérer  le  mieux  qu'ils  peuvent  sans  se  préoc- 
cuper du  lendemain.  Il  y  a  près  de  deux  siècles  que  ce  peuple 
habite  cette  contrée,  où  il  avait  trouvé  une  population  nombreuse, 
les  Dialonkés,  qui  faisaient  partie  de  la  grande  famille  mandingue. 

Les  Pouls  se  dispersèrent  dans  le  Dialooka-Dougou  [Dialonké, 
pays),  c'était  le  nom  du  pays,  à  la  recherche  des  meilleurs  pâtu- 
rages et  ne  tardèrent  pas  à  voir  leurs  troupeaux  prospérer  sur  ce 
sol  fertile.  D'autres  Pouls  descendirent  du  Fouta  sénégalais,  où,  au 
commencement  du  xviip  siècle,  Abdou-el-Kader  avait  fondé  un 
grand  état,  et  se  mêlèrent  aux  tribus  venues  de  l'est. 

Les  tribus  vivaient  à  l'état  d'isolement.  Quelques  noms  de  chefs 
étaient  prononcés,  mais  aucun  n'avait  eu  l'idée  d'unir  tous  les  Pouls 
en  une  même  nation  et  de  les  rendre  par  là  capables  de  se  faire 
respecter  d'abord  et  de  devenir  ensuite  les  maîtres  de  ces  pays  si 
fertiles.  C'est  à  Modi  Maka  Maoudo  (Maka  le  Grand),  grand-père  de 
Modi  Djogo,  président  actuel  de  l'assemblée  des  anciens  à  Timbo, 
que  devait  venir  cette  pensée  qui  a  fait  la  grandeur  de  son  pays. 

A  leur  arrivée,  les  Pouls  étaient  conduits  par  deux  frères,  Séri 
et  Seidi,  de  la  famille  princière  des  Sidiankés,  à  laquelle  apparte- 
nait Ahraadou-Lobbo,  chef  du  Massina.  A  cette  époque,  les  chefs 
pouls,  comme  aujourd'hui,  portaient  des  titres  de  noblesse.  Alfa 
était  le  premier  titre;  venaient  ensuite  les  tierno  et  les  modi.  Modi 
correspond  au  titre  espagnol  don. 

Séri  et  Seidi  vivaient  dans  les  environs  de  Fougoumba,  où  com- 
mençaient déjà  à  se  réunir  des  assemblées  populaires.  L'histoire  ne 
parle  pas  des  enfans  de  Séri.  Seidi,  qui  était  plus  remuant  que  son 
frère,  prenait  peu  à  peu  de  l'importance  ;  il  eut  un  fils  appelé  Sam- 
bégou,  qui  lui  succéda.  Sambégou  eut  pour  descendant  Madi,  qui 
fut  remplacé  par  son  fils  Alfa  Kikala.  Kikala  eut  deux  fils,  Nouhou 
et  Malik  Sy.  Les  deux  frères  vécurent  en  bonne  intelligence. 

Fougoumba  devenait  de  plus  en  plus  le  centre  intellectuel  et  poli- 
tique des  Pouls.  Des  écoles  où  l'on  enseignait  l'arabe  y  existaient  ; 
c'est  là  que  furent  élevés  Alfa,  fils  de  Nouhou,  et  Ibrahima,  fils  de 
Malik  Sy.  Tous  deux  étaient  très  pieux,  mais  Alfa  ne  tarda  pas  à 
acquérir  une  instruction  supérieure  à  celle  de  ses  concitoyens,  il 
lut  et  prêcha  le  Koran  avec  une  telle  éloquence  qu'on  lui  décerna  le 
titre  de  karamoko,  l'illustre,  et  désormais  Karamoko  Alfa  fut  vénéré 
comme  un  grand  marabout. 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-DJALON.  917 

Karamoko  avait  eu  pour  maîtres  Tierno  Samba,  marabout 
renommé  qui  habitait  alors  Fougoumba,  et  devait  mourir  plus 
tard  à  Bouria,  où  j'ai  vu  sa  tombe,  qui  est  un  lieu  de  pèle- 
rinage. Il  existe  même  une  coutume  à  ce  sujet  :  il  est  défendu  à 
l'almamy,  aux  chefs  et  aux  simples  citoyens  d'entrer  à  cheval  dans 
cette  ville;  tous  doivent  mettre  pied  à  terre  pour  rendre  hom- 
mage à  Tierno  Samba.  Nous  nous  sommes  conformés  à  cet  usage 
lors  de  notre  passage.  Tierno  Samba  avait  également  pour  halilé 
(élève)  Maka  Djoba,  devenu  plus  tard  chef  du  Bondou  et  grand-père 
de  Bou-Bakar  Saada,  l'almamy  actuel. 

Les  Pouls,  devenus  nombreux,  riches  et  puissans,  commençaient 
à  lever  la  tête  et  parlaient  de  convertir,  les  armes  à  la  main,  les 
Dialonkés  fétichistes  qui  refusaient  de  croire  au  vrai  Dieu.  De  nom- 
breux conciliabules  eurent  lieu  à  Fougoumba,  point  central  situé 
à  égale  distance  de  Timbo  et  de  Labé  ;  mais  la  réunion  la  plus 
célèbre  fut  tenue  entre  Broualtapé  et  Bombolé,  dans  un  endroit 
connu  des  marabouts  seuls,  sur  les  bords  d'un  ruisseau  sacré.  C'est 
là  que  fut  décidée  la  guerre  à  outrance  contre  les  Keffirs  ou  infidèles. 
Les  marabouts  donnèrent  à  l'endroit  où  se  réunissait  la  conférence 
le  nom  de  Fouta-Djalon,  désignant  par  ce  nom  seul  le  but  à  pour- 
suivre :  l'unité  nationale  des  Pouls  et  des  Dialonkés  convertis  de 
gré  ou  de  force,  —  et  comptant  plus  tard  étendre  ce  nom  à  tout  le 
tertitoire  compris  entre  le  ^ige^  et  l'Océan.  C'est  de  là  d'abord,  de 
Fougoumba  ensuite,  que  sont  partis  les  mots  d'ordre  qui  dirigeaient 
les  fidèles  pour  les  grandes  guerres  de  l'islam. 

Presque  tous  les  prêcheurs  de  guerre  sainte  ont  commencé  par 
se  livrer  à  la  méditation  dans  la  solitude,  et  cette  façon  d'agir  n'a 
pas  peu  contribué  à  leur  succès  en  frappant  l'imagination  popu- 
laire. «  Karamoko  Alfa,  me  disait  le  chef  de  Fougoumba,  Alfa 
Hamadou,  venait  de  se  marier  depuis  peu  avec  une  jeune  et  belle 
fille.  Un  jour,  il  annonça  à  sa  femme  que  Mohammed  lui  était 
apparu  et  lui  avait  dit  que,  s'il  priait  longtemps,  isolé  de  tous  les 
siens.  Dieu  lui  donnerait  la  gloire  de  convertir  les  infidèles  et  qu'il 
deviendrait  le  chef  de  son  pays.  Karamoko  se  retira  dans  une  case 
à  Fougoumba  et  y  resta  pendant  sept  ans,  sept  semaines  et  sept 
jours  à  demander  à  Allah  la  conversion  des  idolâtres.  Jamais  il  ne 
permit  à  sa  femme  de  pénétrer  jusqu'à  lui.  Il  vécut  seul,  jeûnant 
toute  la  journée,  ne  prenant  qu'une  faible  nourriture  que  lui  faisait 
passer  un  captif  après  le  salam  du  soir.  «  Il  y  avait  sept  ans,  sept 
semaines  et  sept  jours  qu'il  vivait  ainsi  dans  l'isolement  et  le  recueil- 
lement le  plus  absolu,  lorsque  son  épouse,  frappant  à  la  porte,  lui 
cria  :  «  Allah  soit  loué!  tes  prières  ont  été  entendues,  et  le  Fouta  te 
réclame  comme  chef  pour  le  conduire  contre  les  infidèles.  »  Tous 
les  anciens,  en  effet,  réunis  à  Fougoumba,  venaient  sur  la  proposi- 


018  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tion  de  Modi  Maka  et  malgré  quelques  compétitions ,  celle  entre 
autres  d'Alfa  Labé,  le  guerrier  le  plus  célèbre  qu'il  y  eût  parmi 
eux,  de  nommer  Karamoko  Alfa  chef  suprême  des  Pouls. 

Modi  Maka  était  ce  que  l'on  appelle  en  ouolof  un  diombouren, 
un  parleur.  C'était  l'orateur,  le  leader  des  réunions  politiques.  Sa 
parole  était  respectée  et  la  victoire  lui  restait  toujours.  On  savait 
qu'il  n'avait  aucune  ambition  pour  lui-même,  il  ne  songeait,  disait-il, 
qu'à  son  pays  et  se  contenta  toute  sa  vie  d'être  le  président  du 
conseil  des  anciens,  poste  que  les  Pouls  reconnaissans  transmirent 
ensuite  à  sa  famille  et  qu'occupe  aujourd'hui  son  fils  Modi  Djogo, 
l'homme  le  plus  habile,  le  plus  fin  diplomate  qu'il  y  ait  peut-être  au 
Soudan,  où  tout  le  monde  n'est  pas  aussi  naïf  qu'on  se  le  figure  par- 
fois, même  après  avoir  vécu  de  longues  années  à  la  côte  d'Afrique. 

Parmi  les  chefs  réunis  à  Fougoumba  se  trouvaient  Tierno  GoUadé, 
Cheikou  Kébali,  le  chef  de  Koin,  le  chef  de  Tembi,  Gheikou  Sou- 
leyman.  Le  premier  appuyait  la  candidature  d'Alfa  Labé;  il  voulait 
un  guerrier  à  la  tête  des  Pouls.  La  discussion,  paraît-il,  fut  très 
vive,  et  ce  n'est  qu'en  voyant  l'indécision  du  conseil  que  Modi  Maka 
parla  de  Karamoko,  un  des  chefs  de  leur  race  et  l'un  des  plus  pieux 
parmi  les  musulmans.  Le  nom  de  Karamoko  rallia  tous  les  suffrages. 

La  chronique  qui  m'a  été  confiée  par  Alfa  Suleyman,  chef  de 
Cousotomi,  se  rapporte  à  cette  époque.  J'ai  pu,  grâce  à  mon  inter- 
prète, en  traduire  les  débuts  qui  se  rattachent  à  la  fondation  du 
Fouta  et  que  je  crois  intéressant  de  faire  connaître  : 

«  Louange  à  Dieu,  maître  de  l'univers,  le  clément,  le  miséricor- 
dieux, souverain  au  jour  de  la  rétribution  et  qui  nous  dirige  dans 
le  sentier  droit  !  Gonduis  ma  main  pour  écrire  ce  livre  ;  donne-moi 
la  mémoire,  afin  que  je  n'oublie  aucun  des  noms  de  nos  ancêtres, 
de  ceux  qui  les  premiers  ont  commencé  à  prier  le  Très-Haut  sui- 
vant les  rites  de  l'islam  et  à  faire  la  propagande  religieuse  (la  guerre 
sainte  :  djihad),  à  élever  des  mosquées.  Ils  étaient  nombreux. 
C'étaient  :  Gheikou  Ibrahima,  Sarabégou,  Cheikou  Alfa  Faïmo,  Alfa 
Laadiamo,  puis  les  grands  marabouts  Karamoko  Alfa,  Cheikou 
Ibrahima  Sory,  Yoro  Bori,  Alfa  Samba  Bouria,  Cheikou  Ousman 
Fougoumba,  Cheikou  Kébali,  Cheikou  Hamadou  Koukalabé  Mahou, 
Cheikou  Salifou  Bala,  Cheikou  Souleyman  Timbi-Tounni,  Cheikou 
Mohamadou  Sellou  Molabé,  et  Mahou  Tisatou.  » 

Ces  chefs  et  ces  marabouts  avaient  formé  de  nombreux  talibês.  Il» 
se  réunissaient  à  Fougoumba  pour  lire  et  commenter  le  Koran.  Ils 
se  posaient  des  questions  sur  le  Prophète  et  s'excitaient  à  la  prière. 
C'est  à  Fougoumba  que  la  guerre  sainte  contre  les  infidèles  fut  déci- 
dée. Tous,  maîtres  et  talibés,  furent  unanimes.  Ils  se  levèrent,  sai- 
sirent leur  lance,  qu'ils  jetèrent  l'un  après  l'autre  contre  un  arbre 
appelé  doundouké.  Celui  qui  toucherait  l'arbre  devait  être  proclamé 


LA    Jî'RAiNCE   AU    FOUTA-DJALON.  9l9 

chef  suprême.  Personne  ne  l'atti  ignit,  et  les  Pouls  se  prosternèrent 
de  nouveau,  demandant  à  Dieu  de  les  protéger  dans  laguerre  qu'ils 
allaient  entreprendre  pour  l'islam.  » 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  c'est  à  Karamoko  Alfa  que  furent 
confiées  les  destinées  de  son  pays. 

L'armée  était  prête,  et  l'on  ne  tarda  pas  à  se  mettre  en  campagne. 
Ava  Bouramo  et  Condé  Bouramo,  chefs  du  Ouassoulou  et  du  San- 
garou,  avaient  quitté  les  bords  du  Niger  et  s'étaient  rapprochés  du 
Ba-Fing.  Les  deux  armées  ne  tardèrent  pas  à  être  en  présence  ;  mal- 
heureusement, Karamoko  Alfa  ne  fut  pas  à  la  hauteur  de  sa  mis- 
sion, et  malgré  la  bravoure  de  son  lils  Modi  Salafou,  il  fut  complè- 
tement défait  et  obligé  de  battre  en  retraite. 

Les  chefs  mandingues  envahirent  le  Fouta,  remportèrent  de  nou- 
veaux avantages  sur  les  Pouls  et  élevèrent  une  forteresse  [tatà] 
non  loin  de  Fougoumba,  d'où  ils  se  répandirent  dans  la  campagne 
et  ne  tardèrent  pas  à  semer  la  terreur  dans  le  pays. 

Karamako  Alla  avait  eu  la  raison  ébranlée  par  tous  ces  désas- 
tres. Il  ne  pouvait  rester  à  la  tête  du  gouvernement.  On  songea 
à  le  remplacer.  Tierno  Colladé  insista  pour  qu'on  nommât  Alfa 
Salifou,  mais  Modi  Maka  fit  pencher  la  balance  en  faveur  du  cou- 
sin germain  de  Karamoko,  Alfa  Ibrahimo,  fils  de  Malik  Sy.  A  peine 
nommé,  celui-ci  réunissait  tous  ses  parens  (il  avait  une  centaine 
d'enfans),  attaquait  bravement  l'armée  du  Ouassoulou  et  tuait 
ses  deux  chefs  sur  les  bords  du  marigot  de  Sirakouré,  non  loin  du 
mont  Kourou.  Ibrahima,  poursuivant  ses  avantages,  rejeta  bientôt 
les  Mandingues  sur  le  Niger.  C'est  dans  cette  brillante  campagne 
qu'Alfa  Ibrahima  eut  à  combattre  une  amazone,  femme  de  Condé 
Bouramo;  plus  heureuse  que  Penthésilée,  qui  périt  sous  les  coups 
d'Achille  en  combattant  pour  les  Troyens,  l'amazone  africaine,  d'après 
M.  Lambert,  aurait  été  épargnée  par  le  chef  poul. 

Le  Fouta  était  sauvé.  L'assemblée  des  anciens,  réunie  à  Fou- 
goumba, décerna  à  Ibrahima  le  titre  de  cheikou,  qui  correspond 
à  celui  deghâzi  décerné  à  Osman- Pacha  pour  la  bravoure  qu'il  avait 
déployée  en  défendant  Plewna  contre  les  Russes.  Cheikou  Ibra- 
hima continua  à  combattre  les  infidèles  et  agrandit  rapidement  le 
territoire  de  son  pays.  Pour  le  récompenser  des  services  rendus  aux 
Pouls,  les  chefs  réunis  en  assemblée  solennelle  le  proclamèrent 
almamy,  à  la  condition  formelle  qu'il  reconnaîtrait  toujours  au  con- 
seil des  anciens  le  droit  de  donner  son  avis  sur  toutes  les  questions 
de  politique  intérieure  et  extérieure  ;  que  de  plus  ses  successeurs, 
pris  dans  sa  famille,  seraient  d'abord  reconnus  comme  tels  par  un 
vote  de  l'assemblée. 

L'investiture  du  nouvel  almamy  aurait  toujours  lieu  à  Fougoumba, 
et  ce  serait  le  chef  de  cet  endroit  qui  mettrait  sur  le  front  de  l'ai- 


t):>0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mamy  le  turban  insigne  du  pouvoir  suprême.  Cette  ville  était  réel- 
lement à  cette  époque  non-seulement  la  capitale,  mais  la  ville  sainte 
du  Fouta-Djalon.  Ce  n'est  qu'à  ce  moment  (1789?)  que  le  nom  de 
Timbo  apparaît  dans  les  chroniques.  Des  Pouls  idolâtres  l'habi- 
taient et  l'appelaient  Gongovi  (grande  maison).  Ils  s'étaient  conver- 
tis depuis  quelques  années  à  la  suite  d'une  expédition  à  laquelle 
avaient  pris  part  les  plus  grands  chefs  qui  changèrent  le  nom  de 
Gongovi  en  celui  de  Timbo.  Son  nom  lui  vient  du  mot  poul  timmè^ 
qui  désigne  un  arbre  magnifique,  dont  le  bois  est  comparable,  sinon 
supérieur  à  l'acajou  et  qui  est  très  commun  dans  la  vallée  où  s'élève 
cette  ville.  Almamy  Ibrahima  transporta  le  siège  du  gouvernement 
à  Timbo,  oii  le  suivirent  les  principales  familles,  mais  Fougoumba 
resta  la  ville  sainte,  la  ville  des  talibés,  et  son  influence  politique 
ne  périclita  pas. 

De  cette  époque  date  la  prospérité  des  Pouls.  L'almamy  fit  une 
nouvelle  guerre  aux  Mandingues,  venus  au  secours  des  Dialonkès, 
il  soumit  les  pays  de  Koïn  et  de  Colladé  ;  fit  reconnaître  son  autorité 
par  Alfa  Hamadou-Sellou,  chef  du  Labé,  qui  s'était  déclaré  indé- 
pendant; il  marcha  ensuite  vers  la  Haute-Gambie,  imposa  le  Niokolo 
et  força  Maka,  roi  du  Bondou,  à  se  faire  musulman  et  à  prendre  le 
titre  d' almamy.  D'après  mes  renseignemens,  il  ne  serait  pas  allé 
dans  le  Kaarta,  mais  il  y  aurait  envoyé  des  émissaires. 

L'almamy  Ibrahima  était  alors  à  l'apogée  de  sa  puissance.  Les 
Dialonkès  avaient  été  forcés  ou  d'embrasser  l'islamisme  ou  de  se 
réfugier  vers  le  littoral.  Les  Pouls,  pour  rappeler  le  souvenir  des 
succès  et  de  la  rapidité  des  expéditions  d' Almamy  Ibrahima  lui 
donnèrent  le  surnom  de  Sory,  qui  signifie  le  matinal.  Ce  nom  devint 
populaire,  et  ses  partisans  prirent  tous  le  nom  de  souria.  Les  vic- 
toires d'Almamy  Ibrahima  Sory  et  sa  popularité  ne  tardèrent  pas  à 
inquiéter  le  conseil  des  anciens,  qui  craignit  de  perdre  son  influence 
et  de  s'être  donné  un  maître. 

Karamoko  Alfa  avait  laissé  des  partisans,  que  l'on  appelait  les 
alfaia.  C'étaient  tous  des  marabouts  fervens,  et,  bien  que  peu  nom- 
breux, ils  avaient  un  certain  pouvoir.  A  la  mort  de  Karamoko,  ils 
avaient  essayé,  mais  sans  succès,  de  faire  nommer  Alfa  SaUfou. 
Ce  dernier  ne  se  découragea  pas,  il  fit  plusieurs  expéditions  dans 
le  Ouassoulou,  mais  des  défaites  successives  l'obligèrent  à  revenir 
et  il  mourut  à  Timbo. 

C'est  à  cette  époque  que  Modi  Maka,  s' alliant  aux  alfaia,  fit 
également  proclamer  comme  almamy  Abdoulaye  Bademba,  frère 
d'Alfa  Salifou.  11  y  avait  désormais  deux  almamys ,  l'un  en  acti- 
vité, l'autre  en  disponibilité.  Le  temps  pendant  lequel  ils  devaient 
exercer  chacun  le  pouvoir  eflectif  fut  laissé  à  la  décision  du  conseil 
présidé  par  Modi  Maka.  Le  plus  sage,  le  plus  aimé  des  citoyens, 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-D.TALON.  921 

devait  rester  le  plus  longtemps  au  pouvoir.  Cette  mesure  avait  été 
adoptée  à  une  grande  majorité  par  le  conseil  et  fut  accueillie  avec 
enthousiasme  par  tout  le  Fouta-Djalon.  C'est  le  même  système  qui 
régit  toujours  le  pouvoir,  au  moment  oii  nous  écrivons. 

Cette  mesure  paraît  excellente  aux  Pouls,  qui  y  trouvent  de  grands 
avantages.  «  Le  Fouta  a  de  la  tète,  me  disait  Modi  Mamadou  Saïdou, 
le  chef  de  la  mission  poul  en  France  ;  sur  deux  almamys,  il  y  en  a 
souvent  un  de  bon  ;  de  plus  il  est  stimulé  à  se  faire  aimer  et  à  tra- 
vailler pour  le  bien  de  son  pays,  grâce  à  la  présence  de  son  col- 
lègue, qui  n'attend  qu'une  occasion  pour  se  mettre  à  sa  place.  Cette 
rivalité,  modérée  par  la  présence  du  conseil,  donne  plutôt  de  bons 
que  de  mauvais  résultats  et  les  guerres  entre  alfaia  et  souria  ne 
sont  jamais  ni  bien  longues  ni  bien  cruelles.  Les  dissentimens  ne 
s'étendent  pas  aux  provinces,  tout  se  règle  dans  les  districts  de 
Timbo,  et  de  Fougoumba  et,  la  guerre  finie,  il  faut  que  le  vainqueur 
soit  accepté  par  l'assemblée,  qui  représente  le  pays.  Un  seul  maître 
veut  souvent  tout  accaparer,  témoin  l'exemple  de  Bou-Bakar  Saada, 
almamy  du  Bondou,  dont  les  exigences  ont  forcé  les  sujet  à  s'ex- 
patrier les  uns  au  Fouta-Djalon,  les  autres  au  Kaarta  et  à  Ségou. 
Gomme,  avec  chaque  almamy,  les  chefs  de  province  et  les  chefs  de 
village  changent,  il  en  résulte  qu'un  plus  grand  nombre  de  Pouls 
peuvent  exercer  le  commandement  à  leur  tour.  II  y  a  moins  de 
mécontens.  De  plus,  ajoutait  Mamadou ,  comme  c'est  par  les  lar- 
gesses que  les  almamys  se  font  surtout  des  partisans,  tous  ceux  qui 
les  approchent  sont  heureux;  ils  reçoivent  d'une  main  les  impôts  et 
les  coutumes  et,  de  l'autre,  ils  les  rendent,  par  les  aumônes  qu'ils 
donnent  à  tous  les  malheureux  et  par  les  riches  cadeaux  qu'ils  font 
à  leurs  partisans.  Almamy  est  la  providence  des  pauvres.  » 

Almamy- Ibrahima  Sory  se  soumit  à  la  décision  du  conseil,  et 
céda  le  pouvoir  à  Almamy  Abdoulaye;  mais  il  fut  rappelé  peu  de 
temps  après,  remporta  de  nouvelles  victoires,  reçut  le  surnom  de 
Maoudof,  le  Grand,  et  mourut  dans  la  province  de  Labé,  où  il  était 
allé  à  l'occasion  de  la  mort  d'Ala-Mamadou  Sellou,  chef  de  ce  pays. 
L'œuvre  de  ce  conquérant  avait  été  considérable.  Il  laissait  le  Fouta- 
Djalon  augmenté  de  nombreuses  provinces  et  ayant  non-seulement 
une  unité  nominale,  mais  une  unité  réelle,  et  l'almamy  était  désor- 
mais respecté  partout,  d'abord  comme  le  chef  suprême  do  la  reli- 
gion, puis  comme  le  maître,  comme  le  roi. 

«Almamy  Ibrahima  Sory  Maoudo,  dit  M.  Lambert,  avait  régné 
trente-trois  ans.  »  A  sa  mort  les  dissensions  politiques  commen- 
cèrent et  la  guerre  civile  ne  tarda  pas  à  éclater.  Son  fils,  Sadou, 
fut  nommé  almamy.  A  cette  nouvelle,  Almamy  Abdoulaye  ras- 
semble les  alfaia,  surprend  Sadou  à  Timbo  et  le  massacre  dans 


022  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cette  ville.  Le  conseil  des  anciens  nomma  alors  le  frère  de  Sadou, 
appelé  Abdoul-Gadiri  (Àbd-el-Kader).  Le  premier  soin  du  nouvel 
almamy  fut  de  chercher  à  tirer  vengeance  des  alfaia,  dont  la  con- 
duite avait  révolté  les  Pouls.  II  poursuivit,  avec  ses  partisans, 
Almamy  Abdoulaye,  qui  avait  quitté  Timbo  pour  se  réfugier  au 
Labé,  l'atteignit  à  Quetiquia,  près  de  la  rivière  Téné,  dans  la  pro- 
vince de  GoUadé,  et  le  tua  de  sa  propre  main. 

Almamy  Abdoul-Gadiri  mourut  de  maladie  à  Timbo  après  un 
règne  peu  tourmenté.  Il  fut  remplacé  par  sonfrère  Almamy  Yaya. 
Almamy  Abdoulaye  Bademba  avait  eu  pour  successeur  Almamy 
Bou-Bakar.  Le  règne  d' Almamy  Yaya  ne  fut  pas  important.  Il  mou- 
rut de  maladie  à  Timbo  et  eut  pour  successeur  Almamy  Hama- 
dou,  fils  de  Modi  Amidou.  Modi  Amidou  était  le  fils  d' Almamy  Sory 
Maoudo  et,  par  conséquent,  le  frère  d'Almamy  Yaya. 

Almamy  Hamadou  n'est  resté  au  pouvoir  que  pendant  trois  mois 
et  trois  jours.  Sa  nomination  avait  eu  lieu  par  surprise,  et  dans  un 
grand  et  violent  palabre  les  habitans  de  Timbo  décidèrent  que,  Modi 
Amidou  n'ayant  pas  été  almamy,  son  fils  ne  pouvait  l'être,  d'après 
les  coutumes  des  Pouls.  Ils  sommèrent  Almamy  Hamadou  de  quit- 
ter le  pouvoir.  Celui-ci  refusa,  s'échappa  de  la  capitale  et  s'enfuit 
dans  la  direction  de  Socotoro.  Bejoint  par  ses  ennemis  au-delà  de 
Saréboval,  il  fut  massacré  sur  les  rives  du  Tiangol  Fella,  marigot 
qui  coule  au  pied  du  monticule  où  se  trouve  le  village  de  Donhol 
Fella. 

Almamy  Oumarou,  fils  d'Almamy  Abdoul-Gadiri,  un  des  chefs  les 
plus  aimés  du  Fouta  et  qui,  depuis  plusieurs  années,  s'était  fait 
connaître  par  sa  bravoure  contre  les  infidèles  et  sa  haine  contre  les 
alfaia,  fut  appelé  au  pouvoir  comme  chef  des  souria. 

Oumarou  ne  prit,  en  réalité,  le  pouvoir  qu'à  la  mort  d'Almamy 
Bou-Bakar,  qui  arriva  inopinément.  Ses  partisans  avaient  caché  sa 
maladie.  Mais,  le  soir  même  du  décès  il  faisait  son  entrée  dans  la 
capitale  et  conviait  son  cousin  Ibrahima  Sory,  fils  de  Bou-Bakar,  à 
une  réconciliation  complète.  Il  convint  de  lui  céder  le  pouvoir  au 
bout  de  trois  années.  Ibrahima  Sory  prit  le  titre  d'almamy  et  se 
retira  au  village  de  Dara,  dans  le  voisinage  de  Timbo. 

C'est  sous  le  règne  d'Almamy  Bou-Bakar  que  le  territoire  de  Din- 
guiray  fut  cédé  à  El-Hadj-Omar  et  appartint  désormais  à  la  famille 
du  prophète  toucouleur.  D'après  M.  Lambert,  El-Hadj-Omar  aurait 
réussi  à  détacher  du  tronc  national  et  de  l'autorité  del'almamy  un 
parti  de  Foulahs  ou  Pouls,  connu  sous  le  nom  de  Obous,  qui,  à  la 
voix  du  faux  prophète,  auraient  attaqué  Timbo  en  1859.  C'est  un 
marabout  vénéré,  appelé  Modi  Mamadou  Djoué,  qui  a  formé  ce  parti 
hostile  aux  habitans  de  Timbo,  et  non  le  fameux  guerrier  toucou- 


LA   FRANCE   AU    FOUTA-DJALON.  923 

leur.  Cette  histoire  des  Obous,  ou  mieux  Iloubbous,  est  inlimement 
liée  aux  règnes  de  l'almamy  Omar  et  de  l'almamy  All'aia  Ibraliima 
Sory.  Elle  jette  une  vive  clarté  sur  la  situation  politique  des  Pouls  et 
montre  que  cette  race  guerrière  a  une  idée  nette  du  mot  patrie,  qui 
semble  inconnu  à  la  plupart  des  nations  du  Soudan  occidental.  Elle 
explique  en  même  temps  le  fonctionnement  de  cette  constitution 
bizarre  qui  serait  impossible  à  réaliser  dans  nos  pays,  cependant 
civilisés,  où  je  suis  certain  que  janjais  deux  rois  ou  deux  présidons 
régulièrement  élus,  possédant  les  mêmes  attributions  et  devant 
exercer  l'autorité  à  tour  de  rôle,  ne  parviendraient  à  s'entendre.  Il 
faut  l'apathie  ou  la  sagesse  de  ces  noirs  barbares  pour  résoudre  un 
pareil  problème;  et  pour  que  cette  constitution,  qui  a  plus  de  cin- 
quante ans  d'existence,  soit  encore  debout,  je  commence  à  croire 
avec  Mamadou  Saidou,  qu'il  faut  que  les  Pouls  aient  de  la  tête  et 
beaucoup  de  bon  sens. 

Les  Pouls  du  Fouta-Djalon  sont  tous  musulmans  et  bon  nombre 
d'entre  eux,  non  contons  de  s'instruire  auprès  des  marabouts  de 
Fougoumba  et  du  Labé,  se  rendent  sur  le  lleuve  Sénégal  et  vont 
dans  le  pays  des  Maures  compléter  leur  éducation.  Au  début  du 
règne  de  l'almamy  Oumarou ,  un  chef  appelé  Modi  Mamadou 
Djoué,  qui  habitait  à  Laminia,  dans  le  diwal  de  Fodé-Hadji,  vint 
à  Podor  et  fut  ensuite  dans  le  Gannar,  sur  la  rive  droite  du  Séné- 
gal ,  où  un  chef  maure,  appelé  Gheïk  Sidïa,  fit  de  lui  un  marabout 
fervent  et  instruit.  Il  revint  sept  ans  après  au  Fouta,  se  retira  dans 
sa  maison  de  Laminia  et  commença  à  prêcher.  Sa  réputation  ne 
tarda  pas  à  se  répandre  ;  on  vint  de  tous  les  points  du  Fouta-Dja- 
lon  voir  cet  homme  vénéré  et  lui  demander  des  prières.  Les  chefs 
lui  confièrent  leurs  fils.  Alfa  Ibrahima,  frère  de  l'almamy  Oumarou 
aujourd'hui  almamy  des  Pouls  sous  le  nom  d'ibrahima  Sory,  vécut 
quelque  temps  auprès  de  Modi  Mamadou  et  fut  un  de  ses  talibés 
favoris.  Le  village  de  Laminia  acquit  de  l'importance  ;  les  élèves  et 
les  admirateurs  de  Modi  Djoué  prirent  le  nom  de  Houbbous.  [Houh- 
bou  rasou  Lallai  :  Quelqu'un  qui  aime  bien  Dieu.) 

Une  querelle  insignifiante  donna  l'occasion  à  ce  chef  religieux  de 
compter  ses  partisans  et  de  s'ériger  en  chef  politique,  indépendant 
de  l'almamy  de  Timbo. 

Au  sud  du  Fella  Goumtat,  existe  une  région  montagneuse,  d'un 
abord  difficile  et  qui  s'étend  à  plusieurs  journées  de  marche  dans  la 
direction  de  Falaba.  De  nombreux  villages  pouls,  amis  de  Modi 
Mamadou ,  étaient  cachés  dans  les  montagnes  ;  ils  considéraient 
le  pays  comme  leur  appartenant.  Cheikou  Séry,  fils  du  chef  de 
Bailo,  et  son  ami  Mamadou  Salifou  vinrent  à  cette  époque  élever 
un  roumdé  (maison  de  campagne)  dans  ces  montagnes  et  firent  des 
plantations  de  manioc.  Des  élèves  de  xModi  3Iohamadou  dévasté- 


92Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rent  les  champs,  coupèrent  le  manioc  et  répondirent  par  des  inso- 
lences, que  le  latin  seul  permettrait  de  rendre  aux  justes  observa- 
tions de  Cheikou-Séry.  La  querelle  dégénéra  en  bataille,  et  un 
esclave  fut  assommé  à  coups  de  bâton. 

Le  chef  de  Bailo  envoya  une  députation  à  l'almamy  Oumarou  l'in- 
former des  troubles  qui  venaient  d'avoir  lieu.  Celui-ci  ne  voulut  pas 
trancher  le  dififérend,  il  désigna  deux  hommes  qui  furent  avec  ceux 
de  Bailo  trouver  Modi-Mamadou  Djoué,  qui  devait,  en  sa  qualité 
de  marabout,  prononcer  le  jugement. 

Le  chef  des  Houbbous  reçut  les  envoyés  de  l'almamy  Omar  entouré 
de  ses  talibès.  11  fit  un  discours  sur  la  religion  qui  arracha  des 
larmes  à  toute  l'assistance  et  termina  ainsi  :  a  Mes  talibès  appar- 
tiennent à  Dieu  et  à  moi  ;  ils  ne  doivent  rien  à  l'almamy.  » 

Les  envoyés  sortirent  de  la  salle  du  conseil  en  laissant  tomber  ce 
mot  de  :  Modji!  C'est  bon  !  que  les  Pouls  emploient  toujours  à  la 
fin  d'un  palabre.  C'était  la  guerre.  Le  tabala  (tambour  de  guerre) 
retentit  dans  les  provinces  de  Timbo  et  de  Fougoumba,  et  quand  les 
Pouls  furent  réunis,  l'almamy  Oumarou  leur  dit  que  les  Houbbous 
étaient  trop  puissans,  qu'ils  voulaient  se  mettre  au-dessus  des  lois  et 
qu'il  fallait  les  combattre. 

Le  conseil  refusa  à  l'unanimité  de  donner  des  soldats  à  l'almamy  : 
«  C'est  ta  politique  qui  a  fait  les  Houbbous  puissans.  Ce  sont  nos 
parens  ou  nos  amis  et  non  des  rebelles.  —  Vous  avez  le  droit  de 
refuser,  répondit  Oumar,  mais  vous  ne  sauriez  m'empêcher  d'aller 
les  combattre  avec  mes  propres  ressources  ;  j'armerai  tous  mes 
esclaves  et  je  les  conduirai  à  la  victoire.  » 

Les  anciens  de  Timbo  envoyèrent  un  courrier  à  Modi-Djoué  le 
prévenir  de  l'attaque  qui  se  préparait  contre  lui,  et  un  grand  nombre 
de  Pouls  se  joignirent  à  l'almamy,  espérant  par  leur  présence  hâter  la 
conclusion  de  la  paix. 

Après  plusieurs  rencontres  avantageuses  pour  l'almamy,  les  an- 
ciens le  prièrent  de  cesser  une  guerre  sacrilège,  puisque  c'étaient 
des  musulmans  pouls  qui  combattaient  les  uns  contre  les  autres. 
L'almamy  se  soumit,  mais  à  regret,  à  l'avis  de  ses  conseillers,  et 
retourna  à  Timbo.  11  fit  appeler  son  cousin  Almamy  Ibrahinia  Sory, 
qui  était  à  Dara,  et  lui  dit  :  «  Les  Pouls  viennent  de  laisser  se  créer 
un  troisième  almamy  :  c'est  le  chef  des  Houbbous,  Modi-Djoué. 
Devons-nous  laisser  amoindrir  notre  prestige  ?  » 

Les  deux  almamys  convinrent  de  faire  de  concert  une  nouvelle 
campagne  à  la  fin  de  l'hivernage  ;  mais  ils  furent  devancés  par  les 
Houbbous,  qui  avaient  recruté  de  nombreux  partisans.  Ces  derniers 
détruisirent  un  village  voisin  de  Bailo;  mais  leur  armée  échoua  à 
l'attaque  du  village  de  Malako,  non  loin  de  Donhol-Fella.  Almamy 
Omar  et  Almamy -Ibrahima  Sory  arrivèrent  sur  ces  entrefaites  avec 


LA   FRANCE   AU   FOUTA-DJALON.  925 

des  renforts,  livrèrent  une  bataille  désastreuse  à  Modi  Djoué  sur 
les  bords  du  marigot  de  Mongo,  aflluent  du  Tinguino,  et  furent  obli- 
gés de  battre  en  retraite,  poursuivis  par  les  Houbbous,  qui  sacca- 
gèrent Tiinbo,  Almamy  Ouniarou  se  retira  dans  le  diwal  de  Koïn 
et  Almamy  Sory  se  réfugia  auXabé. 

Bademba,  frère  d' Almamy  Sory,  réunit  plus  de  six  cents  guerriers 
du  Labé  et  se  dirigea  sur  Timbo,  qui  était  resté  sans  défenseurs.  Sa 
population  se  composait  de  femmes  et  d'enfans.  Les  Houbbous  occu- 
pèrent tous  les  villages  situés  dans  les  environs  de  Donhol-Fella,  où 
ils  s'étaient  retranchés. 

Bademba  envoya  le  chef  de  ses  esclavesjannoncer  à  Modi  Djoué 
et  à  tous  les  Houbbous  qu'il  les  considérait  comme  des  captifs  et 
que  lui,  Bademba,  était  leur  maître.  Une  bataille  sanglante  eut  lieu 
à  KoLimi;  deux  mille  quatre  cents  Houbbous  (des  Pouls,  des  Ma- 
linkés,  des  Dialonkés  s'étaient  réunis  et  avaient  formé  cette  armée) 
luttèrent  tout  un  jour  contre  les  hommes  de  Bademba  et  furent 
obligés  de  battre  honteusement  en  retraite.  Après  cette  victoire,  le 
chef  poul  écrivit  aux  deux  almamys  de  revenir  à  Timbo ,  «  que 
les  Houbbous  n'étaient  pas  à  craindre.  » 

Ce  ne  fut  que  six  mois  après  que  Oumarou  et  Sory  revinrent 
l'un  de  Koïn  et  l'autre  de  Labé^  où  ils  avaient  passé  l'hivernage. 
Hs  firent  avec  succès  une  expédition  contre  les  Houbbous  qu'ils 
battirent  à  Consogoya  ;  les  femmes  assistèrent  à  la  bataille  et  rame- 
nèrent des  prisonniers.  Modi  Mamadou  Djoué  gagna  avec  ses  par- 
tisans les  hautes  montagnes  qui  s'étendent  entre  le  Ba-Fing  et  le 
Tinguisso  et  mourut  quelque  temps  après.  Son  fils,  Mamadou,  que 
le  Foula  connaît  sous  le  nom  d'Abal  (le  sauvage),  devint  le  chef  des 
rebelles.  Almamy  Oumarou  ne  tarda  pas  à  venir  l'attaquer  et  le  bat- 
lit  complètement  sur  les  bords  du  Kaba,  affluent  du  Tinguisso. 

La  défaite  des  Houbbous  semblait  irrémédiable,  quand  les  soldats 
de  l'almamy  l'abandonnèrent,  lui  reprochant  de  vouloir  anéantir  des 
gens  de  leur  race  et  de  n'agir  que  par  ambition  personnelle  sans 
songer  aux  intérêts  du  Fouta-Djalon.  Resté  seul  avec  ses  captifs, 
Almamy  Oumarou  eut  à  supporter  une  attaque  d'Abal  et,  ne  se  trou- 
vant plus  en  force,  il  se  replia  du  côté  de  Socotoro,  accompagné  par 
son  frère  Alfa  Ibrahima,  l'almamy  actuel. 

Les  Pouls  avaient  vu  d'un  mauvais  œil  la  guerre  contre  les 
Houbbous,  et  les  deux  almamys  en  sortirent  amoindris  dans  leur 
influence  et  leur  prestige.  Oumarou  était  trop  fin  politique  pour 
ne  pas  essayer  de  reconquérir  sa  popularité  et  de  refaire  sa  fortune 
entamée  par  les  dépenses  denses  dernières  expéditions.  Il  déclara 
qu'il  voulait  augmenter  le  territoire  poul  du  côté  du  Gomba  (Rio- 
Grande)  et  combattre  les  populations  fétichistes  du  N'Gabou.  11  laissa 
Alfa  Ibrahima  comme  gardien  du  pays  et  le  fit  reconnaître  comme 


§26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  successeur.  Ses  fils  Mamadou  Pâté  et  Bou-Bakar  Biro  l'accompa- 
gnaient dans  son  expédition.  Almamy  Oumar  détruisit  le  village  de 
Kansala,  coupa  la  tète  au  chef,  et  parcourut  en  vainqueur  tout  le 
territoire  de  Koli.  Cette  campagne,  qui  dura  deux  ans,  cessa  par 
la  mort  de  l'Alinaray  Oumar,  qui  survint  en  1872.  Le  chef  poul 
s'éteignit  à  Donibi-lladji  dans  le  N'Gabou  des  suites  d'une  maladie 
chronique  pour  laquelle  ses  médecins  lui  avaient  fait  faire  usage  des 
eaux  thermales  du  village  de  Kadé. 

Alfa  Ibrahima  fut  proclamé  almamy  sous  le  nom  d'Ibrahima 
Sory.  La  nouvelle  de  la  mort  d'Oumar  s'était  répandue  dans  tout  le 
Fouta-Djalon  avec  une  étonnante  rapidité.  Les  regrets  sincères  des 
Pouls  prouvèrent  en  quelle  estime  ils  tenaient  le  chef  qui  venait 
de  disparaître.  C'est  sous  le  règne  de  ce  prince  que  les  deux  explo- 
rateurs Hecquard  et  M.  Lambert  visitèrent  le  Fouta-Djalon. 

Ils  furent  accueillis  par  lui  avec  la  plus  grande  bienveillance, 
tandis  qu'ils  trouvèrent  une  sourde  antipathie  auprès  du  chef 
alfaia  Ibrahima  Sory.  Ils  en  conclurent  l'un  et  l'autre  que  les  sou- 
ria  étaient  nos  amis  et  les  alfaia  nos  ennemis.  Cette  distinction  n'a 
plus  sa  raison  d'être  aujourd'hui.  Les  deux  partis  sont  nos  alliés  et 
le  resteront  tant  que  nous  ne  chercherons  pas  à  occuper  le  Fouta- 
Djalon.  C'est  un  sentiment  de  jalousie  contre  Oumar  qui  a  fait 
d'Almamy-Ibrahima  Sory  un  ennemi  pour  Hecquard  et  M.  Lambert. 

Les  deux  chefs  du  Fouta  s' appelant  tous  les  deux  Ibrahima  Sory, 
on  disait  Almamy  Sory-Donhol  Fellapour  désigner  le  chef  des  souria, 
successeur  d'Oumar,  et  Almamy  Sory-Dara  quand  on  parlait  du  chef 
alfaia. 

Pendant  la  campagne  d'Oumar  sur  les  bords  du  Rio-Grande, 
Almamy  Sory-Dara  était  resté  à  Timbo,  sans  songer  à  faire  la  guerre 
aux  Houbbous. 

A  l'annonce  de  sa  mort,  il  crut  le  moment  favorable  pour  appe- 
ler le  Fouta-Djalon  à  entreprendre  une  nouvelle  expédition  contre 
des  gens  qu'il  considérait  comme  des  rebelles.  Ayant  réuni  un  con- 
tingent assez  fort,  il  se  rendit  à  Baiio,  ensuite  à  Firia,  dans  les  pays 
des  Dialonkés,  cherchant  inutilement  les  Houbbous,  qui,  prévenus 
par  des  espions  s'étaient  dirigés  vers  les  montagnes  de  Coumtat, 
non  loin  de  Donhol.  Il  finit  par  les  rencontrer  au  village  de  Boqueto, 
résidence  d'Âbal. 

Voici  le  récit  de  ce  combat  d'après  Mamadou  SaidouTy  La  bataille 
commença  à  quatre  heures  du  soir,  un  samedi,  et  continua  jusqu'au 
dimanche.  A  quatre  heures  du  soir,  le  dimanche,  Abal,  chef  des 
Houbbous,  fit  tuer  Almamy  Sory-Dara  sur  les  bords  d'un  petit  ruis- 
seau appelé  Mongodi.  Almamy  Sory,  abandonné  par  ses  hommes, 
n'avait  pas  voulu  s'enfuir;  il  s'assit  sur  les  bords  du  marigot,  et  un 
homme  d'Abal,  le  trouvant  là,  le  frappa  d'un  coup  de  sabre  à  l'avant- 


LA   FRANCE   AU    FOUTA-DJALON.  927 

bras  droit.  Cet  homme,  nommé  Goumba,  appelait  à  son  aide,  tout 
en  frappant  :  «  Venez,  criait-il,  je  tiens  l'almamy.  »  Il  donna  un 
deuxième  coup  de  sabre  sur  l'épaule  du  chef  poul,  mais  celui-ci  ne 
bougea  pas.  Un  enfant,  entendant  les  cris,  était  allé  prévenir  Abal. 
Après  avoir  inutilement  frappé  l'almamy,  Goumba  courut  après  les 
Pouls  qui  fuyaient  et  coupa  le  cou  à  un  grand  nombre. 

Abal  arriva  sur  ces  entrefaites.  Il  vint  dire  bonjour  àAlraamy  Ibra- 
hima.  Almamy  lui  dit  bonjour.  «  Viens  dans  le  tata  (enceinte  du 
village),  je  vais  te  faire  soigner,  »  ajouta  Abal.  Almamy  répondit  : 
«  INon,  je  ne  bouge  pas  de  place,  ni  pour  aller  à  Timbo,  ni  pour 
entrer  dans  ton  tata.  A  la  fin  du  monde,  on  me  trouvera  ici  :  Tue- 
moi.  »  Abal  lui  dit  alors  :  «  Tu  ne  veux  pas  venir?  »  Almamy  dit  : 
((  Non  !  »  Aux  renseignemens  que  le  chef  houbbou  cherche  à  obtenir 
de  l'almamy  vaincu,  celui-ci  répond  :  «  Si  tu  étais  mon  prisonnier, 
je  ne  te  demanderais  rien  ;  tu  n'as  rien  à  me  demander.    » 

Abal  est  parti  pour  retourner  dans  son  village,  en  disant  aui. 
gens  qui  étaient  avec  lui  de  rester  et  de  tuer  l'almamy.  Ges  hommes 
l'ont  tué  à  coups  de  bâton,  parce  qu'un  grand  marabout  comme 
Ibrahima  Sory  est  invulnérable  par  le  sabre,  la  balle  et  le  fer. 
Il  faut  l'assommer  pour  en  venir  à  bout;  il  a  la  peau  trop  dure. 
Une  fois  mort,  on  lui  a  coupé  la  tête.  Mamadou,  fils  d' Almamy 
Sory  Dara,  est  retourné  sur  le  champ  de  bataille,  où  il  avait  laissé 
son  père;  il  est  descendu  de  cheval,  puis  est  resté  immobile.  Les 
hommes  d'Abal  l'ont  tué  à  coups  de  sabre.  Un  autre  de  ses  fils, 
Ba  Pâté,  est  venu  également  se  faire  massacrer  sur  le  corps  de  l'al- 
mamy, ainsi  que  ses  deux  frères,  Sadou  et  Aliou,  puis  quarante- 
cinq  guerriers  pouls  sont  venus  l'un  après  l'autre  se  faire  tuer, 
escortés  de  leurs  griots,  qui  chantaient  leurs  louanges  et  les  encou- 
rageaient à  mourir  avec  leur  roi.  G'est  Bay,  Toiicouleur  du  Bon- 
dou,  gi'iot  dévoué  à  l'almamy,  qui,  par  son  chant  enthousiaste, 
avait  fait  revenir  tous  ces  hommes,  qui  fuyaient.  Il  fut  massacré  à 
son  tour.  Un  autre  chanteur  reçut  trois  coups  de  sabre  et  trois 
balles;  il  a  survécu.  Seul,  le  plus  jeune  des  chanteurs,  appelé 
Hamadou,  dut  à  sa  grâce  et  à  sa  bonne  mine  d'être  épargné.  Il 
fut  emmené  par  les  Houbbous,  et,  plus  tard,  Abal  en  fît  cadeau  à 
Almamy  Ibrahima,  le  chef  des  souria.  La  tête  d' Almamy  Sory  Dara 
fut  exposée  sur  la  porte  de  la  maison  d'Abal. 

Quand  le  bruit  de  ce  désastre  parvint  à  Timbo,  les  alfaia  pro- 
clamèrent Ilaniadou,  second  fils  de  Bou-Bakar,  almamy.  Celui-ci, 
depuis  son  avènement  au  pouvoir,  n'a  jamais  songé  à  venger  son 
frère.  Je  crois  devoir  ajouter  que  le  chef  alfaia  est  peu  influent. 
Almamy  Ibrahima  Sory,  que  son  titre  d'ancien  talibé  de  Mamadou 
Djoué,  père  d'Abal,  a  rendu  favorable  à  celui-ci,  ne  permettrait  sans 
doute  pas  cette  expédition. 


928  REVUE   DES    DEUX    MONDESi 

Les  Iloubbous  ne  sont  pas  nombreux.  Abal,  qui  n'a  que  quarante- 
trois  ans,  sera  remplacé  par  son  frère  Sory.  Bien  qu'ils  habitent  un 
pays  d'une  défense  facile,  je  les  crois  appelés  à  disparaître  ou, 
mieux,  à  se  mêler  de  nouveau  à  leurs  frères  du  Fouta-Djalon,  si 
Fodé  Darami,  poursuivant  ses  succès  du  côté  du  Kouranko  et  de 
Falaba,  leur  fermait  la  route  de  Mellacorée  et  de  Sierra-Leone,  où 
ils  vont  acheter  les  fusils  et  la  poudre. 

IV. 

La  constitution  du  Fouta-Djalon  est  une  république  aristocra- 
tique. Le  pouvoir  est  partagé  entre  deux  chefs  élus  qui  prennent  le 
titre  d'almamy,  prince  des  croyans.  Nous  avons  vu  qu'ils  étaient 
toujours  choisis  dans  les  familles  d'Alfa  et  de  Sory,  Un  conseil  des 
anciens,  dont  font  partie  de  droit  tous  les  notables  de  Timbo,  est 
chargé  de  discuter  les  affaires  publiques.  Il  donne  son  avis  sur  les 
nominations  des  chefs  des  provinces  et  sur  les  questions  de  poli- 
tique intérieure  ;  il  discute  les  rapports  avec  les  états  voisins , 
approuve  les  traités  passés  au  nom  de  l'almamy,  qui  n'est  que  le 
premier  représentant  de  la  nation  poul.  Une  mesure  ne  peut  être 
adoptée  que  si  elle  obtient  l'assentiment  de  la  majorité  des  anciens. 
C'est  parmi  eux  que  l'almamy  choisit  souvent  ses  ambassadeurs. 

Le  pays  est  divisé  en  treize  provinces  ou  diwals;  ce  sont  ceux 
de  Timbo,  Bouda,  Fougoumba,  Kébali,  Golladé,  Colen,  Koïn,  Timbi 
Tounni,  Timbi  Médina,  Labé,  Bailo,  Fodé-Hadji,  Massi. 

Chaque  province  a  son  chef,  ou  mieux,  ses  deux  chefs,  l'un  sou- 
da, l'autre  alfaia.  Ce  sont  eux  qui  nomment  ensuite  les  chefs  des 
villages  qu'ils  commandent.  Ceux  du  Labé  et  de  Timbi,  Alfa  Aguibou 
.  et  Tierno  Maadjiou,  sont  les  plus  influens.  Dans  chaque  capitale  de 
diwal,  il  y  a  un  conseil  de  notables. 

Chaque  chef  de  village  a  le  droit  de  rendre  la  justice,  aidé  de  son 
înarabout.  C'est  le  Koran  qui  sert  de  code;  mais  seuls  les  chefs  de 
provinces  peuvent  prononcer  une  condamnation  capitale,  et  même, 
souvent,  le  condamné  est  envoyé  à  Timbo  afin  que  l'aluiamy  et  son 
conseil  puissent  prononcer  en  dernier  ressort. 

Le  chef  possède  le  pouvoir  civil  et  militaire.  Tous  les  Pouls  sont 
soldats.  En  cas  de  guerre,  chaque  village  désigne  son  nombre 
d'hommes  suivant  son  importance,  qui  sont  dirigés  sur  le  chef-lieu 
où  se  forme  le  corps  d'armée  de  la  province,  avant  de  se  rendre  sur 
le  théâtre  des  événemens.  Les  chefs  amènent  en  outre  leurs  esclaves. 
J'estime  que  le  Fouta-Djalon,  qui  a  une  population  libre  d'environ 
cinq  cent  mille  habitans  et  peut-être  cent  mille  esclaves,  peut  avoir 
facilement  une  armée  de  vingt-cinq  n)ille  hommes,  tous  arm'>s  de 
fusils  à  pierre. 


LA    FRANCE   AU    FOUTA-DJALON.  929 

Les  villages  si  coquets  des  Pouls,  bien  que  n'ayant  pas  de  rem- 
parts, sont  plus  difficiles  à  prendre  que  ceux  du  Fouta-Toro  ou  du 
Ilaut-Sénégal.  Chaque  case  est  entourée  d'une  solide  palissade  qui 
se  réunit  à  celle  des  maisons  voisines.  Une  rangée  de  vigoureux 
arbustes  (épurges)  complète  cette  défense.  Il  faudrait  faire  le  siège 
de  chaque  maison,  et  le  canon  serait  d'une  faible  utilité. 

Il  y  a  une  véritable  organisation  municipale  dans  chaque  village. 
J'ai  défini  le  pouvoir  du  chef.  Immédiatement  sous  ses  ordres  vien- 
nent des  notables,  chargés,  l'un  de  la  voirie,  l'autre  de  la  police, 
celui-ci  marabout  des  mariages.  Les  voleurs,  si  nombreux  chez 
les  Pouls,  ne  jouissent  pas  longtemps  de  leurs  méfaits  ;  ils  sont 
généralement  retrouvés  et  le  châtiment  ne  se  fait  pas  attendre. 

L'impôt  est  fondé  sur  le  principe  de  la  dîme.  Les  chefs  de  village 
prélèvent  la  dîme  sur  les  récoltes  et  sur  les  héritages  et  envoient 
des  cadeaux  au  chef  de  la  province,  lequel,  à  son  tour,  est  obligé 
d'en  faire  à  l'almamy.  Celui-ci,  outre  ce  qu'il  reçoit  de  chaque  chef 
du  Fouta,  soit  à  l'époque  de  sa  nomination,  soit  à  titre  gracieux, 
perçoit  encore  un  tribut  sur  les  peuples  soumis  et  sur  les  caravanes 
qui  traversent  le  pays  ;  enfin  il  a  droit  au  cinquième  du  butin  fait 
dans  chaque  guerre. 

La  fortune  de  l'almamy,  en  esclaves,  bœufs,  chevaux,  moutons, 
or,  étoffes,  ai  mes,  ne  tarde  pas  à  devenir  considérable  ;  mais  ses 
revenus  sont  bien  vite  dépensés  en  largesses  à  ses  partisans  et 
surtout  en  aumônes.  En  temps  de  guerre,  il  contribue  à  l'entretien 
de  l'armée,  mais  chaque  village  doit  fournir  aussi  sa  part  d'appro- 
visionnement. Ce  sont  surtout  les  armes  et  la  poudre  que  l'almamy 
distribue  à  ses  soldats. 

Les  villes  ou  villages,  au  Fouta-Djalon,  s'appellent  des  missidas, 
des  mosquées.  On  désigne  sous  le  nom  de  foulahsos  des  aggloméra- 
tions de  cases,  quelquefois  importantes,  où  les  habitans  des  missi- 
das  viennent  pendant  la  saison  des  pluies  surveiller  leurs  planta- 
tions. C'est  autour  des  foulahsos  que  se  trouvent  les  parcs  à  bœufs; 
c'est  dans  les  cases  que  l'on  eijferme  les  grains  (foigno,  riz,  maïs, 
après  la  récolte.  Une  marga  est  formée  par  plusieurs  fouhlasos.  Les 
roumdés  sont  des  réunions  de  cases  habitées  par  des  esclaves.  11.^ 
dépendent  du  foulahso  et  se  trouvent  au  uiilieu  même  des  lougans. 

Ceci  expliquera  qu'on  ait  pu  croire  à  l'existence  d'une  popula- 
tion très  nombreuse  au  Fouta  ;  mais  si  l'on  songe  que,  depuis  le 
mois  de  juin  jusqu'à  la  fin  d'octobre,  la  plupart  des  Pouls,  surtout 
les  chefs  et  les  gens  fortunés,  désertent  les  villes  pour  aller  habiter 
la  campagne,  on  comprendra  que,  malgré  ses  villes,  ses  margas  et 
ses  foulahsos,  ce  pays,  considérable  comme  étendue,  soit  relative- 
ment peu  habité. 

TOMB  Liv.  —  1882.  59 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  villages  ont  un  aspect  ravissant.  Les  cases  sont  les  mieux 
faites  et  les  plus  propres  de  toute  la  Sénégambie.  Elles  sont  con- 
struites de  façon  à  résister  aux  pluies  torrentielles  qui  durent  sept 
mois, et  donnent  de  l'ombre  et  de  la  fraîcheur  pendant  la  sécheresse. 

Le  climat  est  tempéré  sur  les  hauts  plateaux  de  ce  pays,  dont 
bien  des  sites  m'ont  rappelé  certaines  provinces  de  la  France,  le 
Bourbonnais  et  l'Auvergne.  Je  le  crois  habitable  pour  les  Européens, 
surtout  dans  le  Timbi  et  le  Labé. 

Outre  l'industrie  pastorale,  qui  est  très  prospère  chez  eux  (dans 
certaines  régions,  le  Bouvé,  le  Tangué,  les  bœufs  viennent  très 
bien  et  se  multiplient  avec  une  grande  facilité),  les  Pouls  forment 
des  caravanes  qui  descendent  à  la  côte,  portant  des  cuirs  préparés, 
du  caoutchouc,  delà  cire,  de  l'ivoire  et  de  l'or,  du  beurre  de  karité 
et  du  café  qui  vient  sur  les  bords  du  Rio-Fattala. 

Le  sol  leur  donne  en  abondance  du  foigno,  graminée  très  nour- 
rissante qui  fait  la  base  de  leur  nourriture,  du  riz,  des  arachides, 
des  sésames,  du  maïs,  du  mil  et  des  fruits,  tels  que  les  orangers, 
les  citronniers,  les  papayers,  les  mangos,  les  kolas,  les  dattes  et 
quelques  fruits  particuliers  au  pays.  Le  tabac  y  vient  très  bien,  et  je 
crois  que  beaucoup  de  plantes  d'Europe  y  pousseraient,  le  blé,  le 
mûrier,  peut-être  la  vigne.  Les  textiles,  les  matières  tinctoriales  se 
rencontrent  partout.  Les  bois  de  construction  abondent;  les  acacias, 
les  cailcédras,  les  rosiers,  les  tamariniers,  les  pandanus,  les  rhat 
pourraient  être  utilisés. 

La  faune  n'est  pas  moins  riche  que  la  flore.  Les  antilopes,  les 
gazelles,  les  singes,  quelques  rares  léopards  habitent  dans  les  forêts. 
Les  insectes,  les  papillons  aux  riches  couleurs  y  sont  en  grand 
nombre  ;  les  abeilles  donnent  un  miel  excellent  et  de  la  cire. 

Le  fer  est  un  peu  partout.  C'est  le  seul  métal  exploité  par  les 
indigènes  ;  on  a  renoncé  à  chercher  l'or,  qui  existe  en  abondance 
sur  les  bords  du  Ba-Fing  et  du  Tené.  Il  existe  du  cuivre  dans  les 
environs  de  Donhol-Fella.  Je  n'ai  pu  découvrir  la  houille,  bien  que 
les  forgerons  de  Socotoro  m'aient  parlé  souvent  d'une  pierre  noire 
qui  brûle  et  qui  existerait  à  un  jour  de  marche  de  ce  point.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  mouvement  d'exportation  en  cuirs,  cire,  ivoire, 
or,  arachides,  caoutchouc  et  café  augmente  chaque  année,  et  le 
chiffre  traité  dans  les  factoreries  comprises  entre  Sierra-Leone 
et  la  Gasamance  est  considérable.  C'est  ce  commerce  des  rivières 
du  sud  avec  le  Fouta-Djalon  qui  fait  en  partie  l'augmentation  du 
mouvement  commercial  que  l'on  constate  à  Corée. 

Depuis  quelques  années,  les  caravanes  du  Haut-Niger  sont  moins 
nombreuses.  Elles  se  forment  aujourd'hui  dans  les  provinces  de 
Labé,  Timbo,  Koïn  et  Timbi  et  vont  surtout  au  Rio-Nufiez,  un  cer- 
tain nombre  d'entre  elles  gagnent  le  Rio-Pongo,le  Kaporo  et  la  Mella- 


LA    FRANCE    AU    FOUTA-DJALON.  931 

Corée.  La  Gambie  (Sainte-Marie  de  Bathurst)  et  Sierra-Leone  ont 
beaucoup  perdu  de  leur  importance  commerciale. 

Malgré  la  jalousie  qui  divise  les  alfaia  et  les  souria,  on  peut 
affirmer  sans  crainte  que  le  Fouta-Djalon  forme  un  tout  politique 
avec  lequel  on  doit  compter.  Les  rivalités  des  chefs  n'empêcheront 
pas  les  Pouls  de  tenir  les  promesses  qu'ils  ont  faites.  Le  traité  du 
là  juillet  1881  ouvre  cette  riche  contrée  à  notre  commerce  et  per- 
met moyennant  une  redevance  fixe  à  tout  Français  d'installer  une 
factorerie  dans  l'intérieur  du  pays  après  en  avoir  informé  le  chef  de 
la  province  oiî  il  voudra  résider.  Ce  traité  a  reconnu  notre  situa- 
tion dans  les  rivières  du  Sud,  et  l'almamy  auquel  presque  tous 
les  chefs  qui  environnent  notre  comptoir  paient  tribut,  nous  a 
ofïert  de  porter  nos  postes  plus  à  l'intérieur. 

Les  traités  que  j'ai  réussi  à  passer,  au  nom  du  gouvernement 
français,  avec  les  dilférens  états  du  Bambouk  situés  entre  la  Gam- 
bie et  le  Sénégal  confirment  ceux  obtenus  des  Pouls,  car  ils  ouvrent 
une  route  nouvelle  des  postes  du  Haut-Sénégal  au  Niokolo,  qui  est 
la  province  la  plus  septentrionale  du  Fouta-Djalon. 

Cette  contrée  est  un  des  chemins  les  plus  courts  pour  gagner  le 
Niger  ;  mais  si  cette  région  montagneuse  et  coupée  de  nombreuses 
rivières  n'est  pas  aussi  commode  que  la  vallée  du  Haut-Sénégal  pour 
la  construction  d'un  chemin  de  fer,  elle  n'en  restera  pas  moins  long- 
temps encore  la  route  préférée  par  les  caravanes  qui  viennent  du 
Bouré,  du  Ouassoulou  et  du  Kankan,  jusqu'au  jour  où  la  voie  ferrée 
unira  Bamako  à  Médine. 

Les  Pouls  du  Fouta-Djalon,  bien  que  musulmans,  se  tiennent  à 
l'écart  des  intrigues  politiques  qui  se  nouent  entre  le  Bossela  (Fouta- 
Toro  indépendant)  et  Ségou.  Je  ne  dirai  pas  qu'ils  combattraient 
leurs  frères  en  Mahomet,  mais  ils  resteront  neutres. 

Jaloux  de  l'influence  prise  par  El-Hadj  Omar,  auquel  ils  avaient 
donné  un  asile  à  Dinguiray  et  des  visées  ambitieuses  de  son  suc- 
cesseur Ahmadou  Gheikou ,  les  Pouls  du  Fouta-Djalon ,  qui  consi- 
dèrent leur  almamy  comme  le  calife  du  Soudan  occidental,  ont 
observé  la  plus  grande  réserve.  Ils  ont  appuyé  Fodé-Darami,  dont 
l'influence  s'étend  de  plus  en  plus  sur  la  région  du  Niger,  voisine 
des  sources,  et  envoient  des  armes  à  Samadou,  ennemi  du  prince 
Aguibou,  qui  commande  ,à  Dinguiray,  depuis  la  mort  d'El-Hadj 
Omar. 

On  dirait  que  le  sang  dialonké  mêlé  au  sang  poul  a  rendu  l'ha- 
bitant de  Timbo  moins  fanatique.  Il  ne  craint  pas  de  s'allier  aux  infi- 
dèles. Le  rêve  de  l'almamy  Ibrahim  Sory  est  de  voir  sa  suprématie 
reconnue  sur  le  Haut-Niger,  non  par  la  force  de  ses  armes,  mais  par 
l'alliance  qu'il  médite  depuis  longtemps  avec  les  chefs  du  Ouassou- 
lou et  du  Sangaran  qui  ont  embrassé  la  religion  musulmane.  Ce 


032  REVUfi   DES    DEUX   MONDES. 

jour-là  Ilamadou  Gheikou,  battu  en  brèche  par  les  Béleris  du  Béle- 
dougou,  contenu  au  nord  par  les  gens  du  Massina,  se  trouvera  en 
contact  dans  le  snd-ouest  de  son  empire  avec  une  puissance  formi- 
dable. Le  jour  où  des  états  puissans  liés  par  des  traités  avec  les 
nations  européennes  auront  remplacé  les  nombreux  royaumes  qui 
se  partagent  le  Soudan  à  l'heure  actuelle,  la  question  de  l'abolition 
de  l'esclavage  sera  bien  près  d'être  résolue.  La  religion  musulmane 
qui  l'autorise,  et  qui  deviendra  dans  cinquante  ans  le  culte  de  tous 
ces  peuples,  résoudra  malgré  elle  cette  tâche  difficile,  dont  l'huma- 
nité bénéficiera.  La  paix  seule  peut  amener^un  résultat  si  désirable. 
Les  musulmans  ne'se  font  pas  captifs  entre  eux,  et  le  jour  prochain 
où  les  états  fétichistes  (Bambaras,  Malinkés,  Soussous)  seront  con- 
vertis à  l'islam,  les  chasseurs  d'esclaves  seront  obligés  d'aller  en 
chercher  sur  les  bords  du  Congo.  Non  que  je  sois  pour  les  musul- 
mans contre  les  Mandingues,  mais  l'on  est  forcé  d'avouer  en  étudiant 
l'histoire  de  la  Sénégambie,  que  les  populations  fétichistes  sont  en 
décadence  et  qu'il  est  malheureusement  trop  tard  pour  les  grouper 
en  une  nation  destinée  à  arrêter  les  progrès  de  l'islamisme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  rôle  de  la  France  est  tout  indiqué.  Elle  doit 
poursuivre  résolument  une  politique  pacifique  destinée  à  étendre 
son  influence  sur  le  Soudan  central.  L'exemple  de  notre  puissante 
voisine  l'Angleterre  doit  toujours  être  présent  à  nos  yeux.  La  tâche 
à  entreprendre  est  rude,  et  les  compensations  que  nous  réserve  le 
Haut-Niger  ne  seront  pas  immédiates. 

Il  faut  que  les  travaux  qui  s'exécutent  dans  le  Haut-Sénégal,  sous 
l'initiative  patriotique  du  département  de  la  marine,  et  la  nouvelle 
campagne  que  va  entreprendre  le  vaillant  colonel  Borgnis-Des- 
bordes,  rendent  la  position  de  la  France  à  jamais  assurée  dans  ces 
régions.  Si  l'on  ne  peut  unir  l'Algérie  au  Sénégal  par  un  chemin  de 
fer,  on  peut  essayer  de  les  rattacher  l'une  à  l'autre  en  faisant  des 
traités  avec  tous  les  peuples  qui  les  séparent.  C'est  le  but  que  doit 
poursuivre  sans  relâche  notre  pays,  et  je  suis  heureux,  pour  ma  part, 
grâce  à  la  mission  que  le  gouvernement  m'avait  fait  l'honneur  de 
me  confier,  d'avoir  pu,  en  plaçant  Je  Fouta-Djalon  et  le  Bambouk 
sous  le  protectorat  français,  contribuer  à  cette  grande  œuvre  qui 
touche  à  notre  avenir  colonial  en  Afrique,  car  s'attacher  ces  deux 
pays  (Fouta-Djalon  et  Bambouk),  c'est  fermer  au  gouvernement 
britannique  les  routes  qui,  de  la  Haute-Gambie  et  de  Free-Tovvn, 
conduisent  au  Dioli-Ba  (Niger). 

M.  Bayol. 


LES 


LIVRES    D'ÉTRENNES 


Si  les  livres  d'étrennes  sont  un  peu  moins  nombreux  cette  année 
que  d'ordinaire,  on  nous  permettra  de  ne  pas  trop  nous  en  plaindre, 
puisque  aussi  bien  depuis  trois  ou  quatre  ans  il  y  avait  excès,  et  qu'au 
surplus,  d'une  manière  générale,  pour  être  moins  nombreux,  ils  ne 
sont  pas  moins  beaux.  Il  y  a  même  un  progrès  à  signaler  dans  la 
manière  ou,  pour  mieux  dire,  dans  l'art  de  les  habiller.  On  fait  aujour- 
d'hui des  cartonnages  moins  solides  assurément,  moins  durables  que 
les  reliures,  et  d'un  goût  moins  sévère,  mais  d'une  grande  élégance  et 
d'une  remarquable  légèreté ,  Puisque  l'on  a  perdu  cette  habitude 
antique  de  mettre  en  vente  les  livres  tout  reliés,  nous  souhaiterions 
qu'au  moins,  comme  en  Angleterre,  l'usage  de  les  vêtir  d'un  carton- 
nage s'étendît  des  livres  d'étrennes  à  tous  les  autres  indistinctement. 
Il  nou-;  a  fallu  quelque  temps  pour  égaler  les  Anglais  dans  cette  partie 
do  l'industrie  du  livre.  Si  j'en  juge  toutefois  par  quelques-uns  des 
échantillons  que  j'ai  là  sous  les  yeux,  —  ce  sont  surtout  des  Albums, 
—  nous  pourrions  désormais,  sans  trop  de  désavantage,  rivaliser  avec 
eux.  On  nous  pardonnera  cette  apologie  du  cartonnage;  mais  rien  de 
ce  qui  touche  la  confection  du  livre  ne  saurait  nous  être  indifférent,  et 
s'il  est  un  temps  qui  convienne  à  ces  menus  détails,  n'est-ce  pas  le 
temps  des  ètrennes? 

En  fait  de  publications  d'art  proprement  dites,  si  nous  omettons, 
pour  laisser  à  quelqu'un  de  nos  collaborateurs  plus  compétent  le  soin 
de  les  apprécier  selon  leur  mérite,  le  Benvenulo  Cellini  de  M.  Eugène 
Pion,  et  le  Jean  de  Bologne,  de  M.  Abel  Desjardins,  nous  ne  voyons 
guère  à  mentionner  cette  année  que  le  Troisième  Récit  des  temps  méro- 


934  REVCE   DES   DEUX   MONDES, 

vingiens  (1),  illustré  de  six  grandes  compositions  de  M.  J.-P.  Laurens. 
Nous  l'avons  déjà  dit  :  le  grand  historien,  dont  le  nom  depuis  déjà 
loni^temps  est  devenu  celui  de  l'un  de  nos  classiques,  n'aurait  sans 
doute  pu  souhaiter  une  interprétation  de  ses  récits  plus  fidèle,  plus 
profondément  pénétrée  de  son  esprit,  plus  mérovingienne  enfin,  si  je 
puis  ainsi  dire,  que  celle  de  M.  J.-P.  Laurens.  Il  y  a  bien,  sans  contredit, 
une  part  d'artifice  dans  les  compositions  du  peintre,  mais  il  ne  faut 
pas  oublier  qu'il  y  en  a  une  aussi  dans  les  récits  de  l'historien.  Ce  qui 
du  moins  n'est  pas  douteux,  c'est  que  la  convenance  est  étroite  entre 
l'impression  que  l'on  reçoit  du  texte  et  celle  que  le  caractère  très  marqué 
de  l'illustration  nous  procure;  et,  en  fait  de  couleur  locale,  que  peut-on 
demander  davantage?  Maintenant  je  ne  répondrais  pas  que,  parmi 
les  scènes  dont  il  avait  le  choix,  M.  J.-P.  Laurens,  dans  ce  Troisième 
Récit,  ait  toujours  choisi  celles  que  l'on  attendait.  Peut-être  a-t-il  aussi 
un  peu  abusé  des  chevaux,  cette  fois.  La  quatrième  composition  est  bien 
noire;  la  cinquième  nous  a  paru  maigre  et  dure.  Il  y  aurait,  dans  les 
quatre  autres,  de  ci  de  là,  quelque  détail  à  reprendre,  mais  l'ensemble 
emporte  le  détail,  et  l'accent  y  est.  S'il  existe  un  artiste  aujourd'hui 
qui  ait  le  sens  de  ces  époques  barbares,  c'est  M.  J.-P.  Laurens;  et  tout 
récemment  encore,  il  me  semblait  que  cela  éclate  quand  on  compare 
ses  vigoureuses  et  hardies  peintures  de  l'église  Sainte-Geneviève  aux 
décorations  plus  poétiques  peut-être  et  surtout  plus  architecturales, 
mais  un  peu  trop  sommaires  aussi  et  d'une  naïveté  trop  voulue,  de 
M.  Puvis  de  Chavannes. 

Je  devrais  placer  ici  le  Livre  de  fortune  (2)  que  publie  M.  Ludovic 
Lalanne,  s'il  n'était,  à  la  vérité,  d'un  intérêt  un  peu  bien  spécial.  11  fait 
partie  de  celte  Bibliothèque  internationale  de  l'art  brillamment  inaugu- 
rée l'an  dernier  par  le  livtede  M.  Eugène  Miintz  sur  les  Précurseurs  de 
la  renaissance.  Nousexpriuiions  alors  la  crainte,  en  parcourant  la  liste 
des  ouvrages  que  l'on  nous  prouiettait,  qu'un  trop  grand  nombre 
d'entre  eux  ne  répondît  pas  à  l'ampleur  du  titre  de  la  collection. 
Faut-il  avouer  aujourd'hui  que  ni  le  Livre  de  fortune  ni  les  Origines  de 
la  porcelaine  en  Europe  n'ont  donné  tout  à  fait  tort  à  ces  prévisions? 
Non  pas  certes,  après  cela,  que  la  publication  de  M.  Ludovic  Lalanne 
n'ait  son  genre  d'intérêt.  Deux  cents  dessins  inédits  de  Jean  Cousin,  — 
c'est-à-dire  d'un  artiste  dont  nous  ne  sommes  peut-être  pas  assez 
fiers,  comme  d'ailleurs  de  la  plupart  de  nos  artistes  de  la  renaissance, 
—  assurément  sont  quelque  chose,  et  même  quelque  chose  que  les 
amateurs  apprécieront.  Nous  nous  plaignons  seulement  qu'il  n'y  en  ait 
que  pour  les  amateurs,  et  faisant  bon  marché,  comme  profane  ou  bar- 

(1)  Troisième  Récit  des  temps  mérovingiens,  par  Augustin  Thierry,  avec  six  dessins 
de  M.  J.-P.  Laurens,  1  vol.  in-folio;  Hachette. 

(2)  Le  Livre  de  fortune,  recueil  de  deux  cents  dessins  inédits  de  Jean  Cousin,  publié 
par  M.  Ludovic  Lalanne,  1  vol.  in-4"  ;  librairie  de  l'Art. 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  QfZh 

bare  que  nous  sommes,  de  tel  ou  tel  autre  ouvrage  de  la  collection, 
nous  attendons  avec  impatience  les  études  que  nous  voyons  annoncées 
sur  Claude  Lorrain,  par  exemple,  ou  sur  Ghiberti  et  son  École. 

Je  reviens  aux  livres  d'éti  ennes  :  les  livres  d'hisloire  d'abord,  et 
particulièrement  le  cinquième  volume  de  Vllistoire  des  Romains  de 
M.  Victor  Duruy  (1).  Je  dirais  volontiers,  s'il  ne  fallait  toujours  craindre 
d'aflliger  un  auteur  en  laissant  paraître  une  préférence  trop  décidée 
pour  une  partie  de  son  œuvre,  que,  de  toute  cette  grande  histoire,  ce 
cinquième  volume  est  le  plus  remarquable.  Le  vaste  tableau  de  la 
société  romaine  au  n«  siècle  de  notre  ère  y  est  tracé,  dans  l'ensemble 
comme  dans  le  détail,  avec  une  sûreté  de  main,  une  netteté  de  con- 
tours, une  vivacité  de  relief  admirables.  C'est  que  l'ensemble  et  le 
détail  s'y  rapportent  à  une  idée  maîtresse,  que  l'on  sent  partout  pré- 
sente, et  sous  l'uniié  de  qui  tous  les  infiniment  petits  de  l'érudition 
viennent  se  classer  et  s'ordonner.  Cette  idée,  c'est  qu'il  y  a  comme  une 
double  histoire  de  l'empire,  une  histoire  apparente  en  quelque  sorte, 
pour  ne  pas  dire  convenue,  l'histoire  telle  que  les  écrivains,  les  his- 
toriens comme  Tacite  et  les  satiriques  comme  Juvénal  l'ont  faite,  l'his- 
toire de  la  ville  impériale  et  de  cour  des  Césars;  et  d'un  autre  côté 
l'histoire  vraie,  l'histoire  du  monde  civilisé,  l'histoire  de  ces  soixante- 
dix  ou  soixante-quinze  millions  d'hommes  vivant  pour  la  première  fois 
en  repos  sous  la  protection  de  la  paix  romaine,  éprouvant  aussi  peu 
dans  le  fond  de  leur  province  les  effets  de  la  folie  furieuse  d'un  Caligula 
que  de  l'austère  sagesse  d'un  Marc  Aurèle,  et  régis  par  des  lois,  des 
coutumes,  des  usages  administratifs  qui  nous  servent  encore,  après 
dix-huit  cents  ans  bientôt,  de  modèles  et  de  guides.  Ainsi  réduite  à  ses 
traits  essentiels,  et  mutilée  plutôt  que  résumée,  l'idée  prend  une  appa- 
rence de  système  qu'il  faut  nous  empresser  de  dire  qu'elle  n'a  pas 
dans  le  livre  de  M.  Duruy.  Mais  elle  en  vivifie  toutes  les  parties,  et 
c'est  ce  qui  fait  de  ce  volume  une  véritable  œuvre  d'histoire,  je  veux 
dire  une  œuvre  d'art  qui  n'est  pas  moins  à  l'honneur  du  talent  que  de  la 
science  et  de  la  conscience  de  M.  Victor  Duruy, 

C'est  toute  une  histoire  de  France  «  écrite  de  siècle  en  siècle  par 
les  contemporctins  »  que  M""*  de  Wiit  s'est  proposé  de  nous  donner 
dans  ses  Chroniqueurs  (2).  L'ouvrage  Rentier  formera  trois  volumes. 
Le  premier  commence  avec  Grégoire  de  Tours  et  finit  avec  Guillaume 
de  Tyr  :  il  s'étend  donc  des  premiers  Mérovingiens  à  la  première  croi- 
sade. Le  format,   l'exécution  typographique,  le  caractère  de  l'illus- 

(1)  Histoire  des  Romains,  par  M.  Victor  Duruy,  t.  v,  Hadrien,  Antonio,  Marc  Aurèle 
et  la  société  romaine  dans  le  haut  empire,  contenant  442  gravures,  3  cartes,  1  plan  et 
4  chromolithographies,  i  vol.  in-8";  Hachette. 

(2)  Les  Chroniqueurs  de  t Histoire  de  France,  texte  abrégé,  coordonné  et  traduit 
par  M"«  de  VViil.  Première  série.  Ouvrage  contenant  11  planches  en  chromoiitho 
graphie,  47  grandes  compositions  tirées  en  noir  et  267  gravures,  1  vol.  in-S»; 
Hachette. 


036  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tration,  sont  les  mêmes  que,  l'an  dernier,  ceux  du  Loyal  serviteur, 
rajeuni  par  M.  Lorédan  Larchey,  et  l'année  précédente  ceux  du  Frois- 
sart,  traduit  par  M^«  de  Witt.  C'est  ainsi  comme  un  commencement  qui 
n'en  sera  pas  moins  bien  accueilli  pour  venir  après  sa  suite.  Je  l'es- 
père du  moins,  et  pour  plusieurs  raisons,  dont  la  principale  est  que 
l'on  ne  saurait  trop  travailler,  dans  le  temps  où  nous  vivons,  à  rani- 
mer chez  les  générations  nouvelles  la  piété  pour  l'ancienne  France. 
C'est  à  quoi  pourra  servir  aussi  le  volume  dont  M.  Auguste  Maquet  vient 
d'écrire  le  texte:  Paris  sous  Louis  XIV  {!).  Il  n'est  pas  établi,  je  dois  com- 
mencer par  le  dire,  dans  les  mêmes  conditions  de  luxe  que  les  Chroni- 
queurs de  l'Histoire  de  France,  mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  fort  beau 
livre,  bien  imprimé,  convenablement  illustré,  et  dont  le  texte  a  son 
intérêt.  Paris  y  est  décrit  quartier  par  quartier,  chaque  description  par 
quartier  y  étant  précédée  d'un  plan  de  l'époque,  chaque  monument  y 
ayant  sa  notice  particulière  comme  suspendue  au-dessus  de  la  planche 
qui  le  représente  sous  son  aspect  du  temps,  enfin  chaque  description 
suivie  de  la  brève  énumération  des  maisons,  boutiques,  fontaines,  cou- 
vens,  prisons  et  lanternes  que  contenait  le  quartier.  De  bons  por- 
traits des  artistes  d'alors  s'intercalent  dans  cette  rapide  revue  de  leurs 
oeuvres. 

Est-ce  bien  le  moment,  à  propos  de  livres  d'étrennes,  de  s'expliquer 
sur  la  révolution?  Je  ne  le  pense  pas,  et,  quoique  je  partage  en  plus 
d'un  point,  sur  les  hommes  et  les  choses  de  1793,  ou  même  de  1789, 
l'opinion  de  M.  d'Héricault  (2)  ;  quoique  je  fasse,  avec  lui,  remonter 
la  responsabilité  des  violences  et  des  crimes  de  la  révolution  jus- 
qu'aux philosophes  du  xvni*  siècle,  et  j'entends  par  là  Rousseau,  Dide- 
rot, Voltaire;  quoique  j'admette  enfin  comme  lui  que  la  France  de 
1883  est  mal  remise  des  convulsions  qui,  depuis  cette  mémorable 
date,  n'ont  pas  cessé  de  la  secouer  périodiquement,  j'estime  néan- 
moins que  ce  n'était  pas  le  temps  de  la  trêve  des  étrennes  qu'il  fallait 
choisir  pour  le  dire.  Car  enfin  ce  livre  appelle  de  nombreuses  restric- 
tions, comme  tout  livre  de  polémique;  et  le  moyen  de  les  faire,  entre 
des  considérations  sur  le  progrès  de  l'industrie  du  cartonnage,  et  des 
réflexions  sur  l'envahissement  de  la  chromolithographie?  Ceci  dit,  nous 
n'en  louerons  pas  moins  la  pensée,  sinon  l'exécution  du  livre  de 
M.  d'Héricault,  qui  n'est  pas  toujours  heureuse.  Il  s'agit,  bien  entendu, 
de  l'exécution  littéraire  ;  car,  pour  l'exécution  matérielle  et  pour  le 
caractère  de  l'illustration  surtout,  la  Révolution  est  l'un  des  plus  beaux 
livres  et  des  plus  habilement  faits  que  nos  éditeurs  aient  produits 

(1)  Paris  sous  Louis  XIV.  Monumens  et  vues.  Texte  par  M.  Auguste  Maquet,  1  vol. 
in-S";  Laplace  et  Sanchez. 

{'i)  La  Révolution,  4789-1882,  par  M.  Ch.  d'Héricault.  Appendices  par  MM.  de  Saint- 
Albin,  Victor  Pierre  et  Arthur  Loth,  1  vol.  in-S"  ;  Dumoulin. 


LES   LIVRES    d'ÉTUENNES.  937 

cette  année.  Les  curieux  retrouveront  là  des  pièces  qu'eu  vain  cher- 
cheraient-ils ailleurs ,  quelques-unes  même  uniques  peut-être ,  — 
portraits,  scènes  populaires,  autographes,  caricatures,  —  qui  donnent 
aux  yeux  la  sensation  immédiate  de  ces  temps  troublés.  Et  c'est  pour- 
quoi ceux  mêmes  qui  n'approuveraient  pas  les  opinions  de  M.  d'Héri- 
cault,  s'ils  ne  lisent  pas  son  livre,  — ce  qui  serait  pourtant  le  premier 
de  leurs  devoirs,  —  voudront  le  feuilleter  au  moins,  et  quand  ils 
l'auront  feuilleté,  ne  manqueront  pas  de  lui  donner  une  place  dans 
leur  bibliothèque. 

Mentionnons  enfin  pour  mémoire  un  volume  intitulé  Galerie  de  por- 
(rails  historiques  (1).  C'est  un  choix  de  figures  politiques  et  militaires 
tiré  de  l'œuvre,  ou  d'une  partie  de  l'œuvre  de  Samte-Beuve,  —  des 
Portraits  littéraires  et  des  Causeries  du  lundi,  —  depuis  Henri  IV  et 
son  fidèle  Sully  jusqu'à  Napoléon  l«^  Les  mêmes  éditeurs,  il  y  a  déjà 
quelques  années,  avaient  ainsi  formé  successivement  une  Galerie  des 
grands  écrivains  français  et  une  Galerie  des  hommes  célèbres.  Sans 
compter  de  fori  beaux  portraits,  gravés  au  burin  selon  le  vieil  usage, 
qui  était  le  bon,  on  trouve  un  intérêt  particulier,  pour  ne  pas  dire 
tout  neuf,  à  parcourir  ces  volumes  :  c'est  d'y  voir,  grâce  à  la  différence 
du  groupement,  la  pensée  de  Sainte-Beuve,  si  diverse  et  si  ondoyante, 
prendre  sous  une  lumière  nouvelle  des  nuances  nouvelles  et  des 
aspects  nouveaux. 

Avec  V Algérie  (2)  de  M.  Paul  Gaffarel,  nous  ne  sortons  pas  des  livres 
d'histoire,  mais  déjà  nous  arrivons  aux  livres  de  géographie.  Le  livre 
se  divise  en  trois  parties.  V Introduction  résume  brièvement  l'histoire 
de  l'Algérie  et  de  ses  rapports  avec  la  France  jusqu'en  1830.  La  pre^ 
mière  partie  est  intitulée  la  Conquête  :  elle  se  subdivise  en  trois  sec- 
tions :  la  Résistance  turque,  la  Résistance  arabe,  la  Résistance  nationale 
ou  kabyle.  La  deuxième  partie  est  intitulée  :  Géographie  de  l'Algérie, 
et  se  subdivise  en  quatre  sections  :  Géographie  physique,  Géographie 
économique,  Géographie  politique,  Géographie  descriptive.  Cette  espèce 
de  table  des  matières  donnera,  je  crois,  une  meilleure  idée  du  livre 
qu'une  analyse  que  nous  serions  forcément  obligé  d'écourter.  Un  excel- 
lent Index  bibliographique,  où  sont  classés  les  documens  de  toute  sorte 
dont  l'auteur  a  pu  se  servir,  termine  très  utilement  l'ouvrage.  L'exé- 
cution typographique  est  digne  de  la  maison  Didot.  Pour  l'illustration, 
nous  serions  tenté  de  faire  quelques  réserves,  comme  de  trouver  qu'elle 
n'est  pas  assez  étroitement  incorporée  au  texte,  que  la  composition  des 
chromolithographies,  —  le  Gourbi  du  Kabyle,  ou  la  Tente  de  l'Arabe,  — 
n'est  pas  toujours  ce  que  l'on  voudrait,  et  autres  menues  chicanes, 

(1)  Galerie  de  Portraits  historiques,  souverains,  hommes  d'état,  militaires,  par 
Sainte-Beuve,  1  vol.  in-8°;  Garnier  frères. 

(2)  L'Algérie,  par  M.  Paul  Gaffarel,  ouvrage  illustré  de  quatre  chromolithogra- 
phies, 3  cartes  en  couleur  et  220  gravures,  1  vol.  in-8"  j  Firmia-Didot. 


933  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  comme  ce  sont  observations  que  nous  ne  songerions  seulement 
pas  à  faire  s'il  ne  s'agissait  pas  de  la  maison  Didot,  le  lecteur  voudra 
bien  n'y  attribuer  qu'une  importance  toute  relative. 

Les  livres  de  voyages  sont  les  seuls  qui  soient  presque  aussi  nom- 
breux cette  année  que  d'habitude.  En  première  ligne  :  le  récit  des 
quatre  voyages  du  docteur  Crevaux  dans  l'Amérique  du  Sud.  Dans  ce 
quadrilatère  que  dessinent  sur  les  cartes  l'Atlantique,  d'une  part,  et  les 
Andes,  de  l'autre,  le  cours  de  l'Orénoque  au  nord,  et  le  cours  de  l'Ama- 
zone au  sud,  il  existait  encore,  il  y  a  quelques  années,  de  vastes  régions 
qui  n'étaient  guère  moins  inconnues  des  géographes  que  l'Afrique 
centrale  elle-même.  Ce  sont  ces  régions  que  le  docteur  Crevaux  s'était 
proposé  d'explorer  ;  qu'il  avait  successivement  attaquées  par  trois  points 
différens,  en  trois  voyages,  entrepris  coup  sur  coup,  de  1876  à  1881; 
et  c'est  le  récit  fidèle  de  ces  voyages,  écrit  au  jour  le  jour,  encore  tout 
animé  de  la  fièvre  de  la  découverte,  que  l'on  nous  donne  aujourd'hui. 
Le  compagnon  du  docteur  Crevaux  dans  le  dernier  de  ces  voyages, 
médecin  de  la  marine  comme  lui,  M.  le  docteur  Lejanne,  y  a  joint 
quelques  notes  sur  une  Excursion  chez  les  Guaranos  (ce  sont  des  Indiens 
de  l'Orénoque)  ;  et,  en  tête  du  livre, avecles  dernières  lettres  du  mal- 
heureux voyageur,  une  courte  notice  biographique.  Il  est  à  peine  utile 
de  rappeler  qu'en  1880,1a  Société  de  géographie  décernait  sa  médaille 
d'or  au  docteur  Crevaux  pour  sa  laborieuse  traversée,  de  rapides  en 
rapides,  depuis  Cayenne  jusqu'aux  Andes.  C'est  du  moins  un  souvenir 
qui  pourra  faire  juger  aux  plus  indifférons  de  la  difficulté  de  l'entre- 
prise, de  l'importance  du  succès  et  de  l'intérêt  auquel  l'explorateur  a 
droit. 

Du  livre  du  docteur  Crevaux  au  livre  de  M.  de  Nadaillac  sur  l'Amé- 
rique préhistorique  (2)  la  transition  est  facile.  En  effet,  c'est  peut-être  à 
l'ethnographie  du  Nouveau-Monde  que  profiteront  surtout  les  voyages 
du  docteur  Crevaux,  et  c'est  la  difficile  question  de  l'origine  de  l'homme 
américain  que  M.  de  Nadaillac  a  traitée  dans  son  livre.  L'homme  amé- 
ricain est-il  ce  qu'on  appelle  autochtone,  et,  sinon,  d'où  vient-il?  Tel 
est  le  problème  réduit  en  quatre  mots  à  ses  termes  essentiels.  La 
place  nous  manquerait  si  nous  voulions  discuter,  ou  seulement  énu- 
mérer  les  nombreuses  solutions,  plus  ou  moins  probables,  que  l'on  en 
a  données.  Bornons-nous  à  résumer  la  réponse  de  M.  de  Nadaillac. 
Les  races  très  diverses  qui  successivement  ont  peuplé  le  continent 
américain,  —  exception  faite,  comme  aussi  bien  pour  l'Europe,  de 
celles  qui  ont  vécu  contemporaines  des  grands  pachydermes  et  des 
grands  édentés,  —  sont  venues  d'Asie,  selon  toute  vraisemblance. 

(1)  Voyages  dans  V Amérique  du  Sud,  par  le  docteur  J.  Crevaux,  avec  252  gravures 
sur  bois,  1  vol.  in-i"  ;  Hachette. 

(2)  L'Amérique  préhistorique,  par  M.  le  marquis  de  Nadaillac,  avec  219  figures  dans 
le  texte,  1  vol.  in-8»;  G.  Masson. 


LES   LIVRES    d'ÉTRENNES.  939 

C'est  du  moins  ce  que  semble  prouver  le  très  curieux  parallélisme 
que  l'on  observe  entre  le  développement  des  civilisations  du  vieux 
monde  et  celui  des  grandes  nations  du  nouveau.  C'est  ce  que  confir- 
ment les  analogies  que  l'on  retrouve  «  entre  les  monumens,  les  inscrip- 
tions, les  armes,  les  outils,  les  coutumes  elles-mêmes  des  anciens 
Égyptiens,  des  Assyriens,  des  Étrusques,  des  Ibères  »  et  ceux  des 
peuples  les  plus  anciens  de  l'Amérique,  C'est  ce  qu'achève  de  démon- 
trer l'étroite  conformité  du  type  de  l'homme  américain  avec  le  type  de 
l'homme  de  l'ancien  continent.  Nous  avons  d'ailleurs  assez  dit,  il  y  a 
deux  ans,  à  l'occasion  de  son  excellent  livre  sur  les  Premiers  Horixmes 
et  les  Temps  préhistoriques,  quelle  était  la  rigueur  de  méthode  de  M.  de 
Nadaillac,  et  sa  prudence,  pour  que  l'on  enveloppe  de  toutes  les  res- 
trictions que  l'état  de  la  science  commande  ce  qu'il  peut  y  avoir,  non 
pas  précisément  dans  ses  conclusions,  mais  au  moins  dans  le  sec 
résumé  que  nous  en  donnons,  de  trop  afiirmatif  et  de  trop  absolu. 

Le  voyage  de  M.  Blunt  et  de  lady  Blunt  (1)  au  «  berceau  de  la  race 
arabe  »  est  aussi  bien  curieux  à  lire,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  profite 
en  ce  moment  du  surcroît  d'intérêt  qui  s'attache  aux  choses  d'Orient. 
Comme  le  fait  remarquer  le  traducteur,  M.  Derôme,  dans  la  savante 
préface  qu'il  a  mise  en  tête  de  l'ouvrage,  il  y  a  un  Orient  que  nous 
connaissons,  que  nous  croyons  du  moins  connaître,  l'Orient  turc,  et 
un  Orient  que  nous  ignorons,  l'Orient  nomade,  l'Orient  proprement 
arabe,  l'Orient  sémitique.  Or  c'est  cet  Orient  que  nos  deux  voyageurs 
ont  visité  sinon  pour  la  première  fois,  du  moins  dans  des  conditions 
telles  qu'aucun  Européen  ne  l'avait  encore  visité,  non  pas  même  Pal- 
grave.  Aussi  est-ce  avec  le  récit  de  Palgrave  sous  les  yeux,  —  une 
Année  de  voyage  dans  V Arabie  centrale,  —  qu'il  conviendra  de  lire  le 
récit  de  lady  Blunt.  L'auteur  lui-même,  au  surplus,  tout  en  rendant 
hommage  à  l'œuvre  de  Palgrave,  a  pris  la  peine  de  marquer  ce  que 
son  récit  y  ajoutait  de  véritablement  nouveau. 

Les  quatre  volumes  que  voici  maintenant  nous  ramènent  en  Europe, 
ce  qui  ne  veut  pas  toujours  dire,  —  et  deux  au  moins  d'entre  eux  eu 
sont  la  preuve,  —  en  pays  plus  connu. 

M.  Victor  Tissot  (2)  est  un  guide  toujours  agréable,  qui  sait  voir, 
qui  sait  faire  voir,  étonnant  pour  la  quantité  d'anecdotes  qu'il  glane 
chemin  faisant  et  dont  le  tort  n'est  que  d'être  quelquefois  trop 
caractéristiques,  d'ailleurs  depuis  longtemps  passé  maître  dans  l'art 
de  soutenir  jusqu'au  bout  une  attention  qu'il  sait  éveiller  dès  les  pre- 
mières pages.  Une  bonne  carte  permet  de  suivre  pas  à  pas  l'itinéraire 
du  voyageur.  De  fort  belles  héliogravures  et  de  nombreuses  gravures 

(1)  Voyage  en  Arabie,  pèlerinage  au  Nedjed,  traduit  de  l'anglais  par  M.  Derôme, 
contenant  une  carte  et  soixante  gravures  sur  bois,  1  vol.  in-8°;  Hachette. 

(2)  La  Hongrie.  De  VAiriatique  au  Danube,  par  M.  Victor  Tissot,  1  vol.  in-S", 
ouvrage  illustré  de  10  héliogravures  et  de  160  gravures  dans  le  texte  ;  Pion. 


Ç)hO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  bois,  —  au  bas  d'un  bon  nombre  desquelles  nous  avons  retrouvé  le 
nom  de  M.  Poirson,  que  peut-être  nos  lecteurs  se  rappelleront-ils  que 
nous  leur  avions  l'an  dernier  signalé  tout  particulièrement,  —  ajoutent 
encore  à  l'intérêt  du  livre.  Ce  voyage,  ou  plutôt  cette  promenade  en 
Hongrie,  est  assurément  un  des  beaux  et  bons  volumes  d'étrennes  de 
cette  année.  Nous  eu  dirons  presque  autant  du  récit  d'un  autre  voya- 
geur, M.  Paul  du  Chaillu  :  le  Pays  du  soleil  de  minuit  (1).  Le  pays  du  soleil 
de  minuit,  c'est  cette  partie  de  la  péninsule  Scandinave  comprise  en 
dedans  du  cercle  arctique,  et  d'où  l'observateur,  projeté  pour  ainsi  dire 
en  dehors  du  globe,  et  littéralement  n'y  tenant  plus  que  par  les  pieds, 
peut  voir  à  certains  jours  de  l'année  le  «  crépuscule  du  matin  et  celui 
du  soir  se  fondre  l'un  dans  l'autre  »  et  le  lever  du  soleil,  à  quelques 
minutes  d'intervalle,  succédant  à  son  coucher,  ou  réciproquement. 
Quant  au  livre  lui-même,  ce  ne  sont  pas  seulement  des  impressions 
de  voyage  notées  au  courant  de  la  plume,  c'est  un  livre  composé,  où 
les  résultats  scientifiques  et  les  observations  morales  d'un  séjour 
d'environ  cinq  années  dans  le  pays,  ont  été  rassemblés  pour  en  former 
un  tout.  On  y  retrouvera  la  question  des  âges  préhistoriques,  et  ceux 
que  peut-être  cette  perspective  ne  suffirait  pas  à  séduire,  des  descrip- 
tions et  détails  de  mœurs  abondans,  curieux  et  nouveaux. 

Je  passerai  plus  rapidement  sur  le  livre  de  M.  Edmondo  de  Amicis  : 
Constantinople  (2),  ayant  eu  prématurément  l'occasion  l'an  dernier  d'en 
dire  quatre  mots.  La  réputation  de  M.  de  Amicis  n'est  plus  à  faire  parmi 
nous,  et  d'ailleurs  ce  n'est  que  l'illustration  du  livre  qui  nous  est  nou- 
velle. Je  dois  pourtant  ajouter  que  je  ne  sais  si  de  tous  les  récits  de 
M.' de  Amicis  que  l'on  a^traduits  en  français,  Constantinople  ne  serait 
pas  celui  qui  par  l'agrément  de  la  narration,  et  peut-être  aussi  la  sin- 
gularité du  fond,  mérite  la  préférence.  Pour  M.  Victor  Fournel(3),  dans 
ce  journal  de  voyage,  ou  plus  exactement  d'un  passage  aux  pays  du 
soleil,  —  Espagne,  Italie,  et  un  petit  coin  d'Egypte,  —  c'est  un  tour 
de  force  que  d'avoir  réussi  à  se  faire  lire  jusqu'au  bout.  Madrid, 
Séville  et  Grenade;  Venise,  Rome  et  Naples;  Alexandrie  même  et  le 
Caire,  est-ce  qu'on  ne  nous  en  a  pas  assez  décrit  le  ciel,  et  les  monu- 
mens,  et  les  habitans?  Eh!  bien  non,  pas  encore,  et  la  preuve  c'est 
que  vous  lirez  le  livre  de  M.  Victor  Fournel,  et  que  vous  y  trouverez 
du  plaisir,  parce  qu'il  est  écrit  de  bonne  humeur  d'abord;  — par  un 
homme  qui  sait  beaucoup,  ensuite;  —  et  enfin,  parce  que  les  choses 

(i)  Le  Pays  du  soleil'de  minuit.  Voyages  d'été  en  Suède,  Norvège,  Laponie  et  dans 
la  Finlande  septentrionale,  par  M.  Paul  du  Chaillu,  ouvrage  illustré  de  nombreuses 
vignettes,  1  vol.  in-8»;  Calmann  Lévy. 

(2)  Constantinople,  traduit  par  M"»  Colomb,  et  illustré  de  183  reproductions  de  des- 
sins pris  sur  nature,  par  M.  Biseo,  1  vol.  in-8»  ;  Hachette. 

(3)  Voyage  aux  pays  du  soleil.  Un  été  en  Espagne.  A  travers  l'Italie,  Alexandrie  et 
le  Caire,  par  M.  Victor  Fournel,  1  vol.  in-S»;  Alfred  Marne. 


LES    LIVRES    d'ÉTRENNES.  941 

eussent-elles  été  vingt  et  six  vingts  fois  décrites,  ce  qui  importe  déci- 
dément, ce  n'est  pas  les  choses  qui  sont  vues,  mais  c'est  bien  l'œil  qui 
les  voit. 

Il  faut  qu'en  les  comptant  j'aie  eu  l'esprit  distrait, 

car  plus  j'avance  dans  cette  énumération  des  livres  d'étrennes  et  plus 
j'en  découvre  dont  je  n'ai  point  encore  parlé.  Tels  sont  quelques  récits 
d'imagination  que  l'on  appellerait  tout  bonnement  romans  s'ils  n'étaient 
illustrés.  Ainsi  le  Roman  cfun  brave  homme,  de  M,  Edmond  About  (1), 
roman  honnête  s'il  en  fut,  composé  tout  exprès,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
pour  faire  pièce  au  pontife  du  naturalisme,  et  qui  reparaît  en  beau  for- 
mat, agréablement  illustré  par  M.  Adrien  Marie.  Si  c'est  un  roman,  ce 
n'est  pas  le  meilleur  des  romans  de  M.  About;  mais  si  ce  n'est  pas  un 
roman,  il  contient  assez  de  roman  pour  insinuer,  sans  qu'on  s'en  aper- 
çoive, les  excellentes  leçons  dont  il  est  tout  farci.  Ainsi  encore,  le 
Vœu  de  Nadia  (2),  d'Henry  Gréville,  illustré  par  le  même  M.  Adrien 
Marie,  et  dont  l'auteur  me  permettra  de  dire  que  je  l'aime  mieux 
quand  il  nous  peint,  comme  ici,  la  vie  russe  que  quand  il  veut  faire, 
comme  quelquefois,  du  roman  parisien.  Ainsi  encore,  VHisloire  d^un 
mauvais  garçon,  de  M.  T.  BaileyAIdrich,  traduite  ou  réduite,  sous  le  titre 
d'wn  Écolier  américain  (3),  par  M.  Th.  Bentzon  :  l'un  et  l'autre,  auteur 
et  traducteur,  assez  connus  des  lecteurs  de  la  Revue.  J'ajouterai,  pour 
ceux  que  le  titre  seul  de  cet  humoristique  récit  n'attirerait  pas,  que 
cette  histoire  d'un  écolier  n'est  rien  de  moins  que  l'autobiographie  du 
célèbre  poète  et  romancier  américain.  Mais  je  ne  l'ajoute  qu'avec  une 
sorte  de  remords,  car  le  livre  est  bien  de  ceux  qui  doivent  être  lus 
pour  eux-mêmes,  et  non  pas  pour  aucune  raison  tirée  des  circon- 
stances. On  en  appréciera  surtout  l'accent  de  justesse  et  de  fran- 
chise. 

Il  eût  peut-être  été  curieux  de  comparer  au  livre  de  M.  T.  Bailey 
Aldrich  le  livre  de  M.  André  Laurie  :  Mémoires  d'un  collégien  (k).  Ren- 
contre bizarre!  on  se  fût  aperçu  au  cours  de  la  comparaison  qu'un 
écolier  français  ne  ressemble  pas  mal  à  un  écolier  d'Amérique,  et  que 
l'homme  est  sensiblement  le  même  à  Rivermouth  et  à  Ghâlillon.  Mais 
il  y  a  dans  les  Mémoires  d'un  collégien  une  intention  pédagogique  visible 
qui  ne  permet  pas  la  comparaison.  M.  André  Laurie  se  propose  de  nous 
retracer  ainsi  les  Scènes  de  la  vie  de  collège  dans  tous  les  pays,  en  y  mê- 
lant de  fort  sages  conseils  à  nos  écoliers.  Il  me  paraît  surtout  enthou- 

(t)  Le  Roman  d'un  brave  homme,  par  M.  Edmond  About,  1  vol.  in-S"  ;  Hachette. 

(2)  Le  Vœu  de  Nadia,  par  M.  Henry  Gréville,  1  vol.  in-S»;  Ch.  Delagrave, 

(3)  Un  Écolier  américain,  par  T.  Bailey  Aldrich,  traduit  de  l'anglais  par  Th.  Bent- 
zon, 1  vol.  in-S";  Hetzel. 

(4)  Mémoires  d'un  collégien,  par  André  Laurie,  1  vol.  in-S";  Hetzel. 


9A2  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

siaste  de  la  gymnastique.  Le  récit  se  lit  aisément,  couramment,  mais  il 
se  termine  d'une  façon  un  peu  bien  tragique.  Je  ferai  de  plus  remar- 
quer à  l'auteur  que  ses  héros  parlent  d'ordinaire  un  langage  d'un  ou 
deux  ans  plus  âgé  qu'ils  ne  sont  eux-mêmes.  —  Si  M.  André  Laurie 
semble  voir  parfois  dans  la  gymnastique  le  fonds  même  de  l'éducation, 
c'est  dans  la  lecture  à  voix  haute  que  M.  Legouvé  en  a  posé  la  base  (1). 
J'admire  ce  que  M.  Legouvé  a  su  découvrir  de  choses  dans  l'art  de  la 
lecture  !  Non  pas  sans  doute  que  de  bien  lire  soit  une  chose  à  mépriser, 
mais  je  crains  que  M.  Legouvé  ne  prenne  trop  souvent  l'effet  pour  la 
cause,  et  réciproquement.  Il  suppose  ce  qui  est  en  question,  et  il  rai- 
sonne d'un  art  de  la  lecture  qui  conduirait  à  l'intelligence  des  textes, 
tandis  que  c'est  l'intelligence  des  textes  qu'il  faut  avoir  d'abord  et  l'art 
de  la  lecture  qui  vient  ensuite.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'y  a  pas  moins 
dans  ce  volume  de  fort  bonnes  pages  de  critiqua  Utléraire,  habilement 
mises  en  scène;  et  que  d'ailleurs  on  en  retire  ou  non  pour  apprendre 
à  lire  le  profit  que  croit  M.  Legouvé,  le  fait  est  qu'elles  y  sont.  Tous 
ces  livres  sont  des  publications  de  la  librairie  Hetzel.  Ne  nous  sera-t-il 
permis  de  regretter  en  deux  mots  que  Stahl  n'y  soit  point  représenté 
cette  année? 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  dire  quelques  mots  de  ces  nombreuses  pu- 
blications, —  livres,  albums,  journaux  même,  — à  l'adresse  de  la  jeu- 
nesse, mais  auparavant  je  voudrais  signaler  dans  un  rang  à  part  et  hors 
cadre  un  ouvrage  qu'aussi  bien  je  n'ai  pu  placer  nulle  part:  c'est  le 
Paris  à  cheval  (2),  signé  du  pseudonyme  de  Crafty.  M.  Gustave  Drozy 
a  mis  une  courte  préface  dont  nous  ne  saurions  mieux  faire  que  d'em- 
prunter les  termes.  S'il  lui  semble  que  les  croquis  du  dessinateur  ont 
parfois  h  la  sûreté  d'un  Carie  Vernet,  »  c'est  un  éloge  où  nous  ne  pou 
vons  que  souscrire,  et  quand  il  ajoute  que  le  texte  de  l'humoriste 
«  sent  la  causerie  délicate  d'un  homme  bien  élevé,  »  c'est  un  juste 
compliment  que  nous  avons  plaisir  à  transcrire.  Quiconque  a  seule- 
ment feuilleté  quelquefois  la  Vie  parisienne  y  avait  depuis  longtemps 
remarqué  ces  croquis  élégans,  malicieux  et  vivans,  voisins  de  la  cari- 
cature et  cependant  n'y  tombant  jamais,  comme  ce  texte  dont  l'allure 
était  aussi  fringante  que  celle  des  dessins  qu'il  soulignait.  Texte  et 
dessins,  réunis  en  un  beau  volume,  si  je  n'avais  peur,  vu  l'emploi 
que  l'on  a  fait  du  mot,  d'effaroucher  l'artiste  et  l'écrivain,  je  m'en- 
gagerais qu'ils  demeureront  comme  un  document  précieux  pour  les 
historiens  à  venir  du  Paris  contemporain. 

Si  j'avais  reçu  le  don  de  rimer,  c'est  en  triolets  que  j'essaierais  de 
compter  les  mérites  ou  défauts  respectifs  des  trois  journaux  qui  se 
disputent  la  faveur  de  la  jeunesse  :  le  Journal  de  la  jeunesse,  que  publie 

(1)  La  Lecture  en  famille,  par  M.  Ernest  Legouvé,  de  l'Académie  française,  1  voi. 
in-8°  ;  Hetzel. 

(2)  Paris  à  cheval.  Texte  et  dessins  par  Crafty,  1  vol.  in-S»;  E.  Pion. 


LES    LIVRES   d'ÉTRENNES.  9^3 

la  maison  Hachette;  le  Magasin  cVèducation  et  de  récréation,  que  public 
la  librairie  Hetzel;  et  le  Saint-Nicolas,  que  publie  la  librairie  Delagrave.. 
Mais,  en  simple  prose,  et  justice  une  fois  rendue  sommairement  au 
soin  dont  chacune  de  ces  publications  porte  le  témoignage,  —  quoi- 
qu'il y  en  ait  deux  qu'on  imprime  peut-être  un  peu  fin,  —  je  dirai 
qu'il  en  est  une  (c'est  le  Saint-Nicolas)  dont  je  désapprouve  tout  à  fait 
l'usage  d'entretenir  correspondance  avec  ses  abonnés  pour  l'échange 
entre  enfans  de  dix  ou  douze  ans,  je  suppose,  de  métagrammes, 
charades,  acrostiches,  et  autres  semblables  jeux,  fort  impertinem- 
ment  appelés  jeux  d'esprit.  Pourquoi  pas  des  combles  aussi? 

Les  éditeurs  de  ces  trois  journaux  en  extraient  chaque  année  un 
certain  nombre  de  volumes  d'étrennes.  Citons  sans  autres  commen- 
taires, à  la  librairie  Hachette  :  le  Roman  d\in  cancre,  par  M.  J.  Girar- 
din;  le  Tambour  de  Royal- Auvergne,  par  M.  Louis  Roiisselet,  illustré 
par  M.  Poirson  ;  les  Aventures  de  trois  fugitifs  en  Sibérie,  par  MM.  V.  Tis- 
sot  etc.  Améro;  à  la  librairie  Hetzel  :  l'École  des  Robinsons  et  le  Rayon 
vert  de  l'infatigable  M.  Jules  Verne;  le  Théâtre  de  famille  de  M.  A.  Gen- 
nevraye,et  LuciaAvila,  de  M.  Lucien  Biart,  —  deux  écrivains  dont  nos 
lecteurs  n'ont  certainement  pas  perdu  le  souvenir  et  depuis  long- 
temps savent  les  qualités;  à  la  librairie  Delagrave  :  Sans  souci,  de 
^me  Adrienne  Piazzi  ;  enfin,  à  la  librairie  Hennuyer,  un  autre  volume 
de  M.  Lucien  Biart,  Entre  deux  océans  (1),  d'actualité,  comme  on  dit, 
s'il  en  fut,  puisque  l'auteur  y  raconte,  avec  sa  verve  accoutumée 
d'invention,  les  premières  tentatives  que  l'on  ait  faites  pour  mettre 
l'Atlantique  et  le  Pacifique  en  communication.  Deux  autres  ouvrages, 
encore,  doivent  être  nommés  à  part  pour  ce  qu'ils  contiennent,  sous 
la  fable,  d'enseignemens  utiles.  L'un  est  intitulé  :  les  Épreuves  de  Nor- 
bert; i\  a  pour  auteur  M™'  S.  Blandy.  Nous  souhaitons  qu'il  inspire  à 
ses  lecteurs  un  vif  désir  de  faire  plus  ample  connaissance  avec 
le  curieux  monde  chinois  où  le  récit  les  aura  introduits  (2).  L'autre 
est  intitulé  :  les  Mercenaires  (3)  et  il  a  pour  auteur  M.  Léon  Cahun. 
C'est  un  récit  de  la  seconde  guerre  punique,  d'une  érudition  sûre, 
d'un  intérêt  réel,  et  qu'en  vérité,  n'était  sa  forme,  renouvelée  du 
Jeune-Anacharsis,  nous  aurions  pu  classer  parmi  les  livres  d'histoire. 

Que  si  maintenant,  par  une  rencontre  heureuse,  il  se  trouvait 
quelque  lecteur  encore,  dans  ce  siècle  trop  scientifique,  pour  le  conte 
de  fées,  nous  recommanderions  le  recueil  de  M.  de  Lescure  (4).  C'est 

(1)  Les  Exploralions  inconnues.  Entre  deux  océans,  par  M.  Lucien  Biart,  avec  de 
nombreuses  gravures,  1  vol.  in-S";  Hennuyer. 

(2)  Les  Épreuves  de  Norbert,  par  M'"'  S.  Blandy,  1  vol.  in-8';  Hetzel. 

(3)  Les  Mercenaires,  par  M.  Léon  Cahun,  1  vol.  in-S";  Hactiett",  L'ouvrage,  comme 
tous  ceux  que  nous  avons  cités,  est  illustré  de  gravures.  Ici,  les  gravures  dans  le  te.\te 
sont  d'après  l'antique. 

(4)  Le  Monde  enchanté,  choix  de  douze  contes  de  fées,  par  M.  de  Lescure.  Ouvrage 
orné  de  37  gravures,  1  vol  in-S»;  Firmin-Didot. 


()h!l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  choix  de  douze  contes,  depuis  Charles  Perrault,  l'immortel  conteur 
de  Cendrillon  et  du  Petit  Poucet,  jusqu'à  M'""  Leprince  de  Beaumont, 
l'auteur  de  la  Belle  et  la  Bête.  En  tête  du  recueil,  M.  de  Lescure  a 
mis  un  morceau  considérable  sur  l'Histoire  des  fées  et  de  la  Littcrature 
féerique  en  France.  Et  si  peut-être  encore  on  aimait  mieux  un  conte 
écrit  d'original,  par  un  véritable  écrivain,  un  conte  d'une  naïveté  plus 
étudiée,  mais  plus  gracieux  aussi,  plus  délicat,  plus  poétique,  et  qui 
fût  un  charmant  album  en  même  temps  qu'un  joli  récit,  c'est  à 
M.  Anatole  France  qu'il  faudrait  le  demander;  et  lire  Abeille  (1). 

Et  les  albums?  Il  y  en  a  tant  cette  année  qu'on  ne  sait  ni  lesquels 
citer,  ni  lesquels  omettre.  Voici  les  Scènes  humouristiqucs  de  M.  Caldecott, 
genre  anglais,  et  voilà  la  Diligence  de  Ploermel  (2),  de  MM.  Quatrelles 
et  Courboin.  Je  n'en  aime  guère  les  planches,  et  pour  le  texte,  c'est 
l'erreur  dun  homme  d'esprit,  mais  l'erreur  est  complète.  La  bizarre 
invention  et  la  froide  plaisanterie  !  Voici  V Affaire  Arlequin,  illustrée 
par  M.  Robert  Tinant,  et  racontée  par  M.  Léon  Valade  en  petits  triolets 
insignifians,  et  voilà  deux  contre  un,  ou  les  Suites  dhme  consultation, 
du  même  dessinateur,  avec  un  texte  en  vers,  par  M.  Ernest  d'Hervilly. 
Ni  le  dessinateur  ni  le  poète  ne  manquent  de  verve  (3).  Voici  les  Cinq 
Sous  dlsaac  Laquedem  (k),  texte  de  M.  Aimé  Giron,  et  dessins  de 
M.  Henri  Pille,  et  voilà  les  Vieux  Proverbes  sur  de  nouveaux  airs,  de 
M"'*  Eudoxie  Dupuis,  illustrés  par  M'"*  Lizzie  Lavt'son,  —  un  des  plus 
jolis  albums  de  cette  année.  Voici  l'Alphabet  musical  de  Af^"  Lili,  une 
invention  épouvantablement  compliquée,  et  voilà  une  Chasse  extraor- 
dinaire {5).  ie  voudrais  bien  savoir,  en  passant,  pourquoi  c'est  dans  les 
ateliers  de  Harlem  ou  d'Amsterdam  que  bon  nombre  de  ces  albums 
s'impriment... 

Mais  d'album  en  album  l'énumération  tourne  au  catalogue.  Arrê- 
tons-nous, il  en  est  temps,  et  je  m'en  aperçois  peut-être  un  peu  tard. 
Le  lecteur,  que  nous  avons  prévenu  que  les  livres  d'étrennes  étaient 
peu  nombreux  cette  année,  doit  en  effet  se  demander  ce  que  ce 
serait  donc  s'ils  étaient  plus  nombreux.  Il  comprend  sans  doute  aussi 
que  nous  ne  le  souhaitions  pas  et  qu'au  contraire  nous  prenions  très 
aisément  notre  parti  de  voir  un  peu  baisser  de  temps  en  temps  la  pro- 
duction du  livre  d'étrennes. 


F.  B. 


(1)  Abeille,  conte,  par  M.  Anatole  France,  1  vol.  in-4*;  Charavay  frères. 

(2)  Chez  Hachette. 

(3)  Chez  Delagrave. 

(4)  Chez  Didot. 

(5)  Chez  Hetzel. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre.  ' 

Depuis  quelque  temps,  on  ne  peut  se  le  dissimuler,  la  France  a  le 
privilège  d'être  redevenue  d'une  manière  toute  particulière  un  objet 
de  curiosité  en  Europe.  Elle  offre  d'inépuisables  alimens  aux  polémi- 
ques de  toutes  les  capitales,  aux  correspondances  des  journaux,  aux 
conversations  des  politiques.  Il  est  certain  que  si  on  ne  s'intéresse 
pas  beaucoup  à  notre  pays,  on  ne  cesse  de  parler  de  lui,  de  ses  crises 
intérieures,  de  ses  désarrois  financiers  ou  de  ses  déboires  diplomati- 
ques, et  il  est  assez  de  mode  parmi  les  étrangers  de  nous  traiter  légè- 
rement, souvent  avec  ironie ,  parfois  avec  quelque  pitié  pour  nos 
misères.  On  se  plaît  à  représenter  la  France  tantôt  comme  une  nation 
qui  s'affaisse  dans  une  irrémédiable  impuissance,  dont  il  n'y  a  plus 
rien  à  craindre,  tantôt  comme  un  foyer  d'anarchie  qu'il  est  bon  de 
surveiller,  dont  il  faut  se  garder.  Les  développemens  peuvent  être 
variés,  le  thème  est  assez  uniforme,  et  dans  tous  les  commentaires 
peu  bienveillans  qui  courent  l'Europe,  s'il  peut  y  avoir  quelque  appa- 
rence de  vérité,  il  y  a  certes  encore  plus  de  frivolité  et  d'exagération. 

Oui,  sans  doute,  on  le  sait  assez,  nous  n'avons  pas  besoin  qu'on 
nous  le  répète,  les  affaires  de  la  France  ne  sont  pas  depuis  quelque 
temps  dans  un  brillant  état.  Notre  pays,  sans  l*avoir  mérité,  est  la  vic- 
lirae  d'une  politique  d'imprévoyance  qui  lui  attire  aujourd'hui  de  cruels 
mécomptes  dans  sa  diplomatie,  dans  ses  finances,  dans  toute  sa  vie 
intérieure,  et  une  des  plus  pénibles  conséquences  de  cette  politique 
est  justement  d'exposer  la  France  à  ces  jugemens  dédaigneux  qu'on 
répand  sur  elle  en  Europe;  mais  enfin  il  faut  rester  dans  le  vrai.  S'il 
y  a  des  sévérités  que  nous  pouvons  nous  permettre  entre  Français, 
que  nous  pouvons  même  exagérer  au  risque  de  donner  des  armes  à 
tous  nos  ennemis,  est-ce  que  ces  étrangers  qui  le  prennent  de  si  haut 
avec  notre  pays  ont  bien  ie  droit  d'être  si  fiers  d'eux-mêmes  et  de  se 
xo-JE  Liv.  —  18S2.  60 


QU6  revue  des  deux  mondes. 

montrer  si  exigeans?  S'il  y  a  des  médiocrités  dans  nos  assemblées  et 
dans  nos  mii)istères,  est-ce  que  les  hommes  de  génie  sont  si  nom- 
bieuv  dans  les  capitales  de  l'Europe,  dans  les  parlemens  et  les  cabi- 
nets étrangers?  Si  la  France  a  ses  difficultés,  ses  luttes  intimes,  ses 
conflits  de  partis,  ses  agitations  stériles,  est-ce  que  les  autres  nations 
peuvent  se  tlatter  de  vivre  dans  une  si  complète  sécurité,  de  rester 
indéliniment  à  l'abri  des  commotions  intestines,  même  des  révolu- 
tions? Toutes  les  nations  en  sont  aujourd'hui  à  mener  une  vie  labo- 
rieuse, et  ont  leurs  embarras,  leurs  maladies.  L'Allemagne  elle-même, 
la  puissante  Allemagne,  a  eu  beau  avoir  des  victoires  qui  ont  comblé 
son  orgueil,  elle  n'est  pas  moins  travaillée  par  des  sectes  révolution- 
naires qui  ont  plus  d'une  fois  menacé  les  jours  des  victorieux  et  contre 
le-^quelles  on  est  réduit  à  s'armer  des  ressources  du  grand  ou  du  petit 
état  de  siège.  La  Russie  vit  dans  de  si  étranges  conditions  que  son 
souverain,  monté  au  trône  à  la  suite  d'un  effroyable  attentat,  paraît  à 
peine  à  Saint-Péiersbuurg,  hésite  encore  à  se  faire  couronner  à  Mos- 
cou, et  c'est  maintenant  du  Nord  que  nous  viennent  les  plus  merveil- 
leuses inventions  de  l'anarchie.  L'Autriche  a  ses  conflits  de  races  qui, 
un  jour  ou  l'autre,  peuvent  se  raviver  et  menacer  l'empire.  L'Italie,  ce 
nous  semble,  n'a  pas  eu  de  tels  succès,  elle  ne  jouit  pas  de  telles 
prospérités  et  n'est  pas  tellement  à  l'abi^i  des  propagandes  révolution- 
naires qu'elle  puisse  regarder  les  autres  du  haut  de  sa  sécurité.  L'An- 
g  eterre  enfin,  jusque  dans  sa  puissance,  a  l'immortelle  plaie  de 
l'Irlande  et  ces  meurtres  agraires  qui  recommencent  sans  cesse.  Les 
choses  sont  ainsi,  en  définitive,  pour  tout  le  monde,  et  c'est  bien  de 
la  bonté  de  la  part  des  étrangers  d'otiblier  si  généreusement  leurs 
propres  affaires  pour  ne  s'occuper  que  de  nous  et  de  nos  embarras, 
pour  nous  plaindre  de  ce  qu'un  député  allemand,  M.  de  Bennigsen, 
appelait,  il  n'y  a  que  peu  de  jours,  une  «  situation  peu  séduisante.  » 
La  vérité  est,  n'en  déplaise  à  ceux  qui  nous  censurent  et  ne  seraient 
pas  fâchés  de  croire  à  un  irréparable  déclin,  que  la  France  est  peut- 
être  encore  la  nation  de  l'Europe  la  moins  atteinte  dans  l'essence  de 
sa  vie  sociale,  de  sa  constitution  nationale.  Elle  est  la  moins  atteinte 
ou  la  moins  menacée  en  ce  sens  que  le  mal  dont  elle  souffre,  qui  est 
réel  sans  doute,  mais  qu'on  exagère  assez  souvent,  est  d'une  nature 
particulière.  Le  mal,  il  n'est  pas  dans  la  masse  nationale  elle-même, 
dans  cette  France  vivace  qui  a  traversé  sans  faiblir  et  sans  périr,  sans 
reculer  devant  les  sacrifices,  les  plus  terribles  épreuves,  qui,  même 
à  l'heure  qu'il  est,  reste  toujours  laborieuse,  économe,  paisible,  étran- 
gèie  aux  agitations  et  aux  excitations  des  partis.  Non,  le  mal  n'est  pas, 
jusqu'ici  du  moins,  dans  cette  masse  française  préservée  par  le  tra- 
vail; il  n'est,  \)o\ic  le  moment  encore,  que  dans  ceux  qui  la  représen- 
tent et  la  gouvernent,  qui  sont  chargés  de  la  conduire  et  la  conduisent 
m.diocrement,  dans  ceux  qui  abusent  de  ses  finances,  qui, au  lieu  de 


REVCE.    —    CHRONIQUE.  9!l7 

s'attacher  à  des  réformes  sérieuses  dont  on  parle  toujours,  font  ce 
qu'ils  peuvent  pour  violenter  les  consciences,  pour  mettre  le  désordre 
dans  l'armée,  dans  la  magistrature,  dans  les  lois,  dans  les  institutions. 
C'est  toujours  un  danger,  et  des  plus  graves  sans  doute,  que  le  mal  soit 
là,  dans  ce  monde  ofliciel,  qui,  en  définitive,  est  censé  représenter  la 
France  aux  yeux  de  l'Europe  et  qui,  en  certains  momens,  peut  disposer 
du  pays;  mais  enfin  il  n'est  que  là,  et,  pour  le  guérir,  il  n'y  aurait, 
en  vérité,  ni  une  révolution  à  accomplir  ni  les  institutions  à  renouve- 
ler. Il  n'y  aurait  tout  simplement  qu'à  reconnaître  sans  faiblesse  les 
causes  de  cette  situation  troublée  sur  laquelle  l'Europe  se  méprend  si 
souvent,  qui  fatigue  l'opinion,  et  à  changer  de  conduite,  à  revenir  au 
bon  sens,  à  attester  la  volonté  de  redresser  la  direction  de  la  politique 
dans  les  affaires  financières  comme  dans  les  affaires  morales  de  la 
France. 

C'est  après  tout  la  vraie  question  qui  se  débat  depuis  quelques 
mois,  et  cette  question  d'un  changement  ne'cessaire  de  politique  ou  de 
conduite,  on  aurait  beau  vouloir  l'éluder,  elle  revient  sans  cesse,  sous 
toutes  les  formes.  Elle  s'agitait  ces  jours  derniers  encore  dans  la  dis- 
cussion qui  a  recommencé  sur  cet  éternel  budget  ordinaire  et  extra- 
ordinaire dont  on  ne  peut  venir  à  bout.  Que  les  finances  aient  pris 
depuis  quelque  temps  une  importance  particulière  dans  les  préoccu- 
pations publiques,  c'est  assez  simple,  parce  qu'ici  tout  se  traduit  en 
chiffres  et  on  se  trouve  bientôt  en  face  des  conséquences  précises, 
inexorables  d'une  fausse  direction.  C'est  ce  qui  arrive,  et  maintenant 
on  chercherait  vainement  à  se  faire  illusion  en  renouvelant  l'art  de 
grouper  les  chiffres,  en  usant  de  toute  sorte  d'euphémismes  :  le  déficit 
est  toujours  le  déficit;  le  développement  démesuré  des  dépenses  est 
un  fait;  le  gaspillage  des  ressources  publiques  est  un  autre  fait  triste- 
ment évident  qui  apparaît  de  toutes  parts,  M.  le  ministre  des  finances, 
en  ouvrant  cette  discussion  récente  sur  le  budget  extraordinaire  par  un 
exposé  de  ce  qu'il  a  appelé  le  système  financier  et  économique  du 
gouvernement,  a  tenu  sans  doute  à  ne  pas  laisser  prononcer  trop  haut 
le  mot  de  déficit,  à  ne  pas  paraître  alarmant;  il  a  voulu,  lui  aussi, 
montrer  un  certain  optimisme  et  garder  une  bonne  contenance.  11  a 
fait  tout  cela  cependant,  il  faut  le  dire,  en  brave  homme,  sans  voiler 
la  vérité,  sans  déguiser  même  la  gravité  de  la  situation.  Il  n'a  point 
hésité  à  reconnaître  que,  depuis  quelques  années,  on  s'est  laissé  aller 
beaucoup  trop  complaisamment  à  une  augmentation  incessante  de 
dépenses,  sans  s'apercevoir  qu'à  un  certain  moment,  l'augmentation 
des  recettes  n'avait  plus  marché  du  même  pas.  Il  n'a  fait  aucune  diffi- 
culté de  convenir  qu'on  avait  trop  multiplié  les  travaux  de  tout  genre, 
qu'on  s'était  lancé  dans  l'inconnu,  qu'il  y  avait  là  une  «  tendance 
mauvaise,  »  et  que  le  moment  était  venu  «  de  réfléchir,  »  de  s'arrê- 
ter, de  mettre  un  frein  au  déchaînement  des  crédits  imprévus.  M,  le 


ois  REVDK    DES    DEDX   MONDES. 

ministre  des  finances  ne  pouvait  certes  parler  plus  honnêtement,  et 
si  quelque  chose  est  de  nature  à  rendre  plus  saisissante  la  nécessité 
d'une  sagesse  sévère,  méthodique,  c'est  le  système  qui  a  éié  suivi 
jusqu'ici,  qui  a  conduit  à  la  situation  où  l'on  se  trouve  aujourd'hui. 

On  ne  peut,  en  effet,  imaginer  rien  de  plus  étrange,  de  plus  carac- 
téristique que  la  manière  dont  se  sont  trouvés  engagés  tant  de  tra- 
vaux, tant  d'entreprises,  qui  retombent  maintenant  de  tout  le  poids 
de  sommes  colossales  sur  les  finances,  sur  le  crédit  public.  Exemple  : 
il  y  a  quatre  ans  à  peu  près,  M.  de  Freycinet  proposait  co  fameux 
plan  qui  embrassait  tout  un  ensemble  de  travaux,  chemins  de  fer, 
canaux,  réparations  de  ports,  et  qui  devait  coûter  quatre  milliards. 
Quatre  milliards,  c'était  certes  déjà  beaucoup  dans  la  situation  de  la 
France,  au  lendemain  des  rançons  de  la  guerre,  et  les  hommes  de 
quelque  prévoyance  sentaient  bien  le  danger;  ce  n'était  rien  encore 
cependant.  A  peine  voté,  le  budget  des  grands  travaux  et  de  l'imprévu 
s'est  développé  de  toute  façon.  Tout  le  monde  s'est  jeté  sur  l'opulent 
butin,  toutes  les  influences  locales  et  électorales  se  sont  déployées; 
chacun  a  voulu  avoir  son  chemin  de  fer,  surtout  à  la  veille  des  dernières 
élections.  Les  lignes  se  sont  multipliées,  les  travaux  ont  été  «engagés 
sur  une  foule  de  points  à  la  fois,  sans  esprit  d'ensemble  ni  de  suite, 
uniquement  pour  satisfaire  des  intérêts  ou  pour  capter  la  popularité, 
et  eu  peu  de  temps  toutes  les  prévisions  ont  été  dépassées.  Ce  n'esi.  plus 
maintenant  k  milliards  qu'il  faudra,  si  l'on  veut  aller  jusqu'au  bout, 
c'est  9  milliards,  peut-être  plus,  on  ne  le  sait  pas  au  juste,  tant  on  a 
procédé  avec  prévoyance!  Autre  exemple:  les  dépenses  de  l'enseigne- 
ment primaire  ont  pris  depuis  quelques  années  une  importance  fort 
légitime,  sans  doute,  en  principe,  mais  qui  commence  à  devenir  sin- 
gulièrement démesurée.  On  a  créé,  toujours  en  1878,  une  «  caisse  des 
écoles  »  destinée  à  aider  les  communes  par  des  subventions,  par  des 
prêts,  pour  la  construction  de  leurs  maisons  d'enseignement.  Cette 
caisse  a  été  dotée  d'un  fonds  de  220  millions,  qui  devait  être  dépensé 
en  sept  ans,  à  partir  de  1881.  Or  les  220  millions  sont  déjà  épuisés; 
le  gouvernement  a  demandé  un  premier  supplément  de  120  millions, 
et  il  n'y  a  que  peu  de  jours  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique 
avouait  à  la  commission  du  budjjet  qu'on  ne  s'en  tirerait  pas  à  moins 
de  700  millions,  qui  s'élèveront  peut-être  à  1,200,  à  1,500  millions 
avec  les  procédés  en  usage.  On  s'est  livré  à  un  véritable  gaspillage  des 
ressources  de  l'état  aussi  bien  que  ;ies  ressources  des  communes,  et 
M.  le  ministre  des  finances  faisait  l'autre  jour  le  mélancolique  aveu 
que,  d'après  tout  ce  qui  lui  revenait,  on  dépensait  pour  les  écoles 
«  des  sommes  infiniment  supérieures  à  celles  qui  sont  absolument 
nécessaires.  » 

C'est  l'imprévoyance  érigée  en  système,  introduite  dans  le  gouver- 
nement des  finances  publiques  et  c'est  ainsi  que,  par  toutes  les  voies,  on 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  9Ù0 

arrive  à  cette  situation  d'aujourd'hui  qui  peut  se  résumer  en  quelques 
mots.  Le  déficit  est  dans  le  budget  ordinaire  de  1882,  on  en  convient, 
et  il  sera,  malgré  tout,  on  peut  le  craindre,  dans  le  budget  ordinaire 
de  1883.  Pour  le  budget  extraordinaire,  même  en  se  défendant  de  nou- 
velles entreprises  ou  en  ralentissant  les  travaux  engagés,  il  n'y  a  pas 
d'autre  moyen,  à  ce  qu'il  paraît,  que  de  recourir  à  la  deite  flottante, 
qui  est  déjà  démesurément  surchargée,  qui  atteint  2  milliards,  de 
sorte  que  tous  les  ressorts  sont  tendus  et  presque  violentés  à  la  fois. 
Après  cela,  qu'on  s'efforce  de  nous  rassurer,  qu'on  nous  répète  sans 
cesse  que  rien  n'est  en  péril,  que  c't^st  tout  au  plus  un  moment  difTicile 
à  passer,  que  le  pays  garde  d'inépuisables  ressources  de  travail  et 
d'industrie,  c'est  vrai,  sans  doute,  jusqu'à  un  certain  point.  C'est  vrai, 
en  ce  sens  que  la  France  reste  toujours  la  France,  qu'elle  a  assez  de 
vigueur  native  pour  tenir  tête  à  des  difficultés  réelles,  même  pour 
réparer  les  erreurs  dont  elle  souffre;  mais,  ce  qui  n'est  pas  moins  vrai, 
c'est  que,  depuis  quelques  années,  elle  a  été  mal  gouvernée,  et  lorsque 
M.  le  ministre  des  finances  assure  qu'il  y  a  lieu  de  réfléchir,  lorsque 
M.  le  rapporteur  du  budget  dit  que  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  est  un 
avertissement,  ces  paroles  n'auraient  aucun  sens  si  elles  ne  signifiaient 
qu'il  faut  changer  de  conduite  dans  la  politique  comme  dans  les  finan- 
ces.Il  faut  en  finir  avec  les  jactances  de  parti,  avec  les  passions  .'igiiatri- 
ces,  avec  tout  ce  qui  a  jeté  le  trouble  dans  le  gouvernement  moral  comme 
dans  l'administration  économique  du  pays.  11  faut  se  décider  enfin,  si 
l'on  veut  compter  sur  l'avenir  du  régime  qu'on  défend,  à  faire  la  répu- 
blique pour  la  France,  non  une  France  pour  certains  républicains,  et 
c'est  la  meilleure  manière  de  répondre  aux  dénigremens,  aux  frivolités 
ou  aux  dédains  des  critiques  étrangers  qui  se  chargent  si  généreuse- 
ment de  faire  notre  réputation  en  Europe. 

Il  y  a  aujourd'hui  de  tels  désordres  d'idées,  de  telles  confusions 
d'esprit  que  tout  semble  interverti,  qu'il  ne  reste  plus  au^un  senti- 
ment de  la  vérité  et  de  la  mesure  dans  le  jugement  des  choses  et  des 
hommes.  Parce  qu'on  a  la  majorité,  on  se  croit  tout  permis.  On  dis- 
pose du  budget,  des  faveurs  de  l'état,  des  hommes  publics  dans  des 
vues  et  des  intérêts  de  parti;  on  élève  des  statues  à  des  inconnus,  on 
crée  de  faux  grands  hommes,  on  barbouille  les  plaques  de  coins  de 
rues  et  de  boulevards  du  nom  de  quelque  vieux  factieux,  sans  discer- 
nement et  sans  choix.  L'étiquette  républicaine,  on  le  croit  du  moins, 
est  un  titre  universel  et  supplée  à  toutes  les  illustrations.  On  finit  par 
créer  un  panthéon  assez  vulgaire. 

Un  homme  qui  a  eu  une  renommée  retentissante  de  tribun  et  qui  a 
été  mêlé  un  moment  à  une  des  crises  les  plus  graves  d'autcefois, 
M.  Louis  Blanc,  vient  de  mourir;  il  s'est  éteint  doucement,  simplement 
dans  une  ville  du  Midi,  d'où  il  a  été  ramené  à  Paris.  Aussitôt  le  gou- 
vernement s'est  empressé  de  demander  aux  chambres  un  crédit  pour 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  au  mort  d'hier  des  funérailles  au  nom  de  l'état,  et  le  conseil 
municipal  de  Paris,  qui  ne  laisse  jamais  passer  une  occasion  d'inter- 
venir à  sa  façon,  s'est  hâté  d'émettre  le  vœu  que  la  rue  Royale  prît 
désormais  le  nom  du  théoricien  de  l'organisation  du  travail:  c'est  aller 
un  peu  vite  dans  l'apothéoss  !  M.  Louis  Blanc  a  été,  sans  nul  doute, 
un  homme  d'un  esprit  éminent  qui,  depuis  longtemps,  s'est  fait  esti- 
mer par  la  dignité  de  sa  vie,  par  le  désintéressement  de  son  carac- 
tère; mais  enfin,  quel  rapport  y  a-t-il  entre  ce  qu'a  été  M.  Louis  Blanc 
et  ces  hommages  publics,  officiels  qui  lui  sont  rendus?  De  tels  hon- 
neurs sont  d'ordinaire  réservés  à  des  hommes  qui  ont  illustré  le  pays 
par  une  carrière  remplie  de  grandes  actions,  par  des  services  éclatans 
ou  par  une  gloire  exceptionnelle  dans  les  sciences,  dans  les  lettres. 
Sérieusement,  quels  éclatans  services  M.  Louis  Blanc  a~t-il  rendus  à  la 
France?  Est-ce  par  son  rôle  public,  est-ce  par  ses  opinions  qu'il  a 
servi  le  pays?  Il  a  commencé  sa  carrière  par  un  livre  qui, sous  le  nom 
d'Histoire  de  dix  ans,  n'était  qu'un  ardent  et  habile  pamphlet  sur  la 
monarchie  de  juillet.  Porté  par  une  révolution  au  gouvernement  pro- 
visoire de  1848,  il  était  pendant  trois  mois  l'orateur  du  socialisme  au 
Luxembourg,  et  par  ses  propagandes,  par  ses  excitations,  il  contri- 
buait sans  le  vouloir,  imprudemment,  mais  réellement,  à  allumer  les 
passions  qui  allaient  livrer  la  redoutable  et  sanglante  bataille  de  juin. 
C'est  une  fatalité  qui  a  pesé  sur  lui.  Condamné  par  la  république 
même  de  1848,  bien  avant  l'empire,  à  un  exil  qu'il  a  supporté  avec 
honneur  pendant  vingt  ans,  il  n'est  revenu  en  France,  après  le  k  sep- 
tembre 1870,  que  pour  se  retrouver  bientôt  un  peu  dépaysé  dans  un 
mouvement  tout  nouveau,  assez  différent  de  celui  de  I8/18.  Il  est  resté 
toujours  dans  les  assemblées  un  orateur  correct  et  brillant,  fidèle  à  un 
vieil  idéal  de  république  unitaire  gouvernée  par  une  convention  ;  il  a 
eu,  par  le  fait,  peu  d'influence  même  dans  son  parti,  si  bien  qu'on 
peut  se  demander  à  quel  moment  et  en  quoi  il  a  servi  cette  répu- 
blique nouvelle,  pour  laquelle  il  n'a  été,  en  fin  de  compte,  qu'une 
sorte  d'ancêtre  respecté  et  peu  écouté.  S'il  eût  été  écouté,  il  aurait  eu 
probablement  une  aussi  triste  fortune  qu'en  1848,  et,  avant  tout,  il 
aurait  sûrement  contribué  à  empêcher  la  république  de  s'établir. 

Le  politique,  chez  M.  Louis  Blanc,  a  toujours  été  parfaitement  chi- 
mérique avec  ses  idées  révolutionnaires  et  socialistes.  L'écrivain  seul 
a  des  dons  éminens  qu'on  ne  peut  méconnaître,  et,  par  une  sin- 
gularité curieuse,  l'écrivain,  chez  M.  Louis  Blanc,  n'a  jamais  été  plus 
brillant  que  lorsque,  dépouillant  le  sophiste,  il  est  resté  lui-même. 
Son  meilleur  ouvrage  est  cette  série  de  Lettres  qu'il  écrivait  de  l'exil  et 
où  il  racontait,  pour  ainsi  dire  jour  par  jour,  l'Angleterre  à  la  France. 
Ce  sont  ces  lettres  qu'il  a  recueillies  depuis  sous  le  titre  de  :  Dix  Ans 
de  riiistoirc  d'Angleterre.  Là,  dans  cette  retraite  de  Londres,  loin  des 
obsessions  de  la  politique  de  parti  et  des  tentations  socialistes,  il  se 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  051 

retrouvait  avec  un  esprit  plus  dégagé;  il  n'était  plus  qu'un  observa- 
teur pénétrant  et  fin,  décrivant  les  instituiions,  les  mœurs,  les  ano- 
malies anglaises;  prenant  prétexte  d'un  incident  imprévu,  de  la  mort 
d'un  homme,  d'une  cérémonie  nationale,  d'un  procès;  finissant  par 
comprendre  ou  par  avoir  l'air  de  comprendre  comment,  dans  une 
vieille  et  forte  société,  les  traditions  se  concilient  avec  les  libertés  les 
plus  étendues,  avec  les  plus  sérieux  progrès.  M.  Louis  Blanc  racontait 
avec  une  humeur  libre  et  un  esprit  vif  cette  histoire  de  tous  les  jours, 
une  courte  d'Epsom  ou  le  banquet  du  lord-maire,  une  visiie  au  Jardin 
de  Shakspeare  ou  la  mort  du  prince  Albert.  A  parle;-  franchement,  ces 
pages  sont  plus  intéressantes  et  même  plus  philosophiques  que  toutes 
les  transfigurations  de  la  révolution  française,  et  que  toutes  les  décla- 
mations socialistes  sur  l'organisation  du  travail.  Qu'on  rende  jusitice  à 
l'écrivain  et  à  ses  qualités,  rien  certes  de  plus  smiple;  mais  où  était 
la  nécessité  de  se  prêtera  des  manifestations  disproportinnnées,  de 
paraître  confondre  dans  une  sorte  d'apothéose  officielle  l'homme  de 
talent  et  le  politique  qui  dans  sa  vie  publique  ne  représente  et  n'a 
jamais  représenté  que  les  idées,  les  préjugés,  les  fanaiismes  révolu- 
tionnaires ?  C'était  évidemment  dépasser  le  but  par  un  faux  calcul,  par 
faiblesse  pour  des  passions  qui  ne  se  sont  même  pas  tenues  pour  satis- 
faites, qui,  à  ce  qu'il  semble,  n'ont  pu  pardonner  encore  à  M.  Louis 
Blanc  de  s'être  arrêté  en  chemin,  de  ne  point  être  venu  se  jeter  dans 
la  fournaise  de  la  commune  en  1871.  Aujourd'hui,  ces  funérailles  plus 
ou  moins  officielles  sont  accomplies,  et  M.  Louis  Blanc  reste  pour  tous 
ce  qu'il  a  été,  un  homme  qui  avait  trop  de  talent  pour  traîner  dans  les 
factions  vulgaires,  qui  n'avait  pis  la  raison  assez  forte  pour  s'élever 
au-dessus  des  vaines  et  décevantes  tentations  d'une  fauf-se  popularité. 
L'Europe  est,  pour  le  moment,  assez  calme.  Elle  ne  s'occupe  ^uère 
ni  des  voyages  de  M.  de  Giers  à  Berlin,  à  Rome  ou  à  Vienne,  ni  des 
tentatives  pour  former  des  alliances  nouvelles,  ni  des  négociations  pour 
réunir  une  conférence  au  sujet  de  la  crise  égyptienne;  elle  est  à  peine 
détournée  de  sa  quiétude  par  les  mystérieuses  révolutions  ministé- 
rielles qui  se  déroulent  à  Constaminople  ou  par  la  condamnation  et 
l'exil  d'Arabi,  qui,  à  l'imitation  de  INapoléon,  fait  appel  à  la  g''néro>ité 
britannique.  Les  questions  générales,  celles  qui  ont  intéressé,  qui 
peuvent  intéresser  encore  tous  les  cabinets,  semblent  provisoirement 
suspendues  ou  assoupies.  Les  parlemens  européens,  récemment  léu- 
nis,  sont  cependant  à  l'œuvre;  ils  discutent  leurs  alTaires  intérieures, 
et  tandis  qu'à  Rome  les  premières  séances  des  chambres  paraissent 
créer  une  situation  singulièrement  favorable  au  ministère  ou,  si  Ion 
veut,  au  président  du  conseil.  M,  Depreiis,  le  chancelier  de  Berlin, 
vient,  (le  son  côté,  d'avoir  un  mécrmipie  de  plus  avec  son  par  ement 
allemand.  M.  de  Rismarck,  entre  l-iui  d', mires  [)rojpis  sur  tome  sorte 
de  questions  économiques  et  financières,  a  |.ariiculièreinent,  depuis 


952  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quelques  années,  une  idée  à  Liquelle  il  tient.  Il  voudrait,  dans  l'inté- 
rêt de  la  liberté  du  gouvernement,  obtenir  du  Reichstag  le  vote  du 
budget  pour  deux  ans.  Malheureusement  la  consiituiion  de  l'empire 
n'a  point  prévu  le  cas  et  n'autorise  pas  cette  combinaison  prévoyante 
qui,  au  besoin,  dispenserait  de  réunir  tous  les  ans  le  parlement;  mais 
qu'à  cela  ne  tienne,  M.  de  Bismarck  ne  demande  pas  mieux  que  de 
reviser  ou  interpréter  le  pacte  fédéral.  Il  a  déjà  essayé  plusieurs  fois 
d'y  arriver,  et,  à  la  vérité,  il  n'a  point  réussi,  il  a  toujours  rencontré 
une  opposition  décidée.  Que  faire  à  cela?  Puisque  le  chancelier  n'a 
point  réussi  en  attaquant  de  front  la  difficulté,  il  a  espéré  être  plus 
heureux  en  la  tournant;  il  a  récemment  imaginé  une  combinaison 
ingénieuse  qui  consisterait  à  faire  voter  parle  Reichstag  les  deux  bud- 
gets de  1883-1884  et  1884-1885  simultanément;  les  deux  budgets  étaient 
distincts,  les  deux  votes  devaient  se  succéder  dans  cette  session  même. 
L'expédient  était  curieux;  il  n'a  point  eu  malheureusement  plus  de 
succès  que  toutes  les  tentatives  précédentes.  Le  Reichstag,  qui  n'a  pss 
déjà  des  droits  trop  étendus,  a  refusé  de  livrer  cette  dernière  préro- 
gative financière  et,  à  une  immense  majorité  il  vient  de  repousser  la 
proposition  du  chancelier.  Les  choses  en  sont  là,  de  sorte  que  voilà 
M.  de  Bismarck,  obligé  encore  une  fois  de  se  mettre  à  la  recherche  de 
quelque  combinaison  nouvelle.  A  vrai  dire,  le  terrible  chancelier  a  bien 
des  combinaisons  à  chercher  pour  arriver  à  se  mettre  d'accord  avec  son 
parlement  ou  ses  parlemens  à  l'occasion  de  îous  les  projets  qu'il  leur 
propose  sur  les  impôts,  sur  les  assurances,  sur  les  monopoles  finan- 
ciers, et  qui  ne  paraissent  pas  jusqu'ici  avoir  la  faveur  parlementaire. 
M.  de  Bismarck  finira-t-il  par  réussir  ?  C'est  dans  tous  les  cas  un  curieux 
spectacle  que  celui  de  ce  puissant  homme  sans  cesse  aux  prises  avec 
des  difficultés  qu'il  crée  lui-même  et  qu'il  ne  sait  comment  résoudre. 

Des  difficultés,  il  y  en  a  pour  les  plus  grands  états,  il  y  en  a  aussi 
pour  les  petits,  et  dans  les  pays  entièrement  libres  où  il  n'y  a  pas  un 
chancelier  pour  dicter  sa  volonté,  pour  dominer  toutes  les  volontés 
trop  résistantes,  ces  difficultés  ont  une  solution  naturelle  :  un  vote  en 
décide.  Un  événement  ou  un  incident  singulier  qui  s'est  terminé  par 
un  vote  populaire,  par  un  plébiscite,  vient  de  se  passer  en  Suisse,  et 
comme  la  Suisse  est  un  pays  de  république,  de  démocratie,  de  suffrage 
universel,  l'incident  a  son  intérêt  pour  ceux  qui  vivent  sous  les  mêmes 
institutions.  Il  peut  surtout  être  un  avertissement  pour  ceux  qui,  sous 
prétexte  qu'ils  sont  les  représentans  privilégiés  de  la  république,  de  la 
démocratie,  sont  tentés  d'abuser  d'une  victoire  d'un  moment. 

La  Suisse  est  aujourd'hui  le  seul  pays  de  1  Europe  où  le  plébiscite 
soit  un  droit,  un  usage  consacré  par  la  constitution,  et  ce  droit  de  plé- 
biscite ne  s'exerce  pas  seulement  dans  des  circonstances  graves,  excep- 
tionnelles, par  exemple  pour  la  revision  ou  l'interprétation  du  pacte 
fédéral  ;  il  peut  aussi  s'exercer  à  l'égard  de  toutes  les  mesures  légis- 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  953 

latives  susceptibles  d'être  déférées  à  la  sanclion  directe  de  la  nation. 
Il  suffit  que  l'appel  au  peuple  soit  réclamé  dans  un  délai  déierminépar 
30,000  électeurs  ou  par  huit  cantons  de  la  fédération.  C'est  précisé- 
ment ce  qui  vient  d'arriver  dans  des  conditions  significatives  où  une 
menace  de  prépotence  abusive  du  radicalisme  qui  est  depuis  longtemps 
au  pouvoir  a  rencontré  la  résistance  décidée  du  sentiment  populaire, 
de  l'esprit  cantonal  qui  s'est  manifesté  avec  éclat.  De  quoi  s'agissait-il 
donc?  Au  premier  aspect,  la  question  semblait  bien  peu  importante, 
puisqu'elle  se  réduisait  à  savoir  s'il  y  aurait  un  simple  fonctionnaire 
fédéral  de  plus  aux  modestes  appointemens  de  6,000  francs;  au  fond, 
sous  une  apparence  presque  insignifiante, elle  touchait  à  un  sentiment 
toujours  vif  en  Suisse.  La  constitution  helvétique,  telle  qu'elle  existe 
depuis  la  revision  de  187/j,  a  établi  en  principe  roblij,ation  et  la  gra- 
tuité de  l'enseignement  primaire  en  mCme  temps  qu'elle  a  consacré 
la  neutralité  religieuse  des  écoles.  D'après  l'article  constitutionnel,  le 
gouvernement  de  la  confédération  est  autorisé  à  prendre  les  mesures 
nécessaires  pour  veiller  à  l'application  du  principe,  et  d'un  auti  e  côté 
les  cantons  restent  chargés  de  tout  ce  qui  intéresse  l'organisation  et  le 
développement  de  l'enseignement  primaire.  Ce  sont  les  deux  droits 
toujours  en  présence  en  Suisse.  Que  s'est-il  passé  réellement?  Quel- 
ques-uns des  cantons,  dans  le  sentiment  de  leur  souveraineté, 
ont-ils  interprété  et  appliqué  le  principe  constitutionnel  à  leur  ma- 
nière, selon  leurs  idées  et  selon  leurs  mœurs,  en  adoucissant  quelques- 
unes  des  prescriptions  obligatoires  ou  en  maintenant  un  élément  reli- 
gieux dans  les  écoles?  Toujours  est-il  que  les  radicaux  qui  régnent 
dans  les  conseils  de  la  confédération  n'ont  pas  tardé  à  vouloir  interpré- 
ter à  leur  tour  la  constitution  pour  ressaisir  et  centraliser  la  direction 
de  l'enseignement.  Le  chef  du  département  de  l'intérieur,  M.  Schenk, 
n'a  pas  caché  son  intention  de  proposer  des  lois  nouvelles  lour  assu- 
rer plus  strictement  l'obligation  et  pour  bannir  définitivement  tout 
élément  confessionnel  des  écoles.  Mais  avant  tout,  par  un  arrêté  qui 
date  de  quelques  mois,  du  ik  juin  de  cette  année,  l'assemblée  fédé- 
rale a  voulu  procéder  à  une  enquête  «au  sujet  de  la  situation  des  écoles 
dans  les  cantons,  »et  elle  a  adjoint  au  département  de  l'intérieur  chargé 
de  ce  service  un  nouveau  fonctionnaire,  un  secrétaire,  une  sorte  de 
directeur  de  l'instruction  publique  de  la  confédération.  C'est  là  précisé- 
ment que  la  question  s'est  envenimée  et  a  pris  une  gravité  singulière. 
Celte  création  d'un  secrétaire  ou  ministre  de  l'instruction  publique, 
en  effet,  est  apparue  aussitôt  comme  une  tentative  usurpatrice  de  l'es- 
prit de  centralisation,  et  elle  a  rencontré  une  opposition  ardenie  non- 
seulement  parmi  ceux  qui  veulent  garder  la  liberté  de  maintenir  un 
certain  caractère  rtligieux  dans  T'-nseigoement,  mais  encore  parmi  les 
partisans  de  l'autonomie  cantonale.  L'agitation  n'a  fait  que  grandir 
en  se  propageant  dans  toute  la  Suisse,  et  bientôt  le  recours  au  plébis- 


05/»  REVnB   DES   DEUX   MONDES. 

cite  a  obtenu  près  de  deux  cent  mille  signatures  au  lieu  des  trente 
mille  exigées  par  la  constitution.  Dès  lors  la  lutte  était  engagée  dans 
le  pays  tout  eniitir,  et  elle  a  été  des  plus  vives.  Vainement  les  radicaux, 
s'apercevant  un  peu  tard  de  leur  imprudence,  ont  essajé  d'atténuer 
la  portée  de  leur  création  tt  de  leurs  intentions;  vainemetit  aussi  ils 
oni  usé  dans  la  lutte  de  tous  les  moyens  d'influence  administrative 
ou  personnelle  dont  ils  peuvent  disposer.  Le  mouvement  était  trop 
prononcé,  trop  spontané  et  trop  vif  pour  être  aisément  détourné,  et 
lorsque  le  scrutin  s'est  ouvert,  aux  derniers  jours  de  novembre,  l'arrêté 
fédéral  du  IZi  juia  soumis  au  vote  populaire  a  été  repoussé  à  une  ma- 
jorité de  près  de  150,000  voix;  il  n'a  obtenu  quelque  petit  avantage 
que  dans  trois  cantons  et  demi,  Soleure,  Thurgovie,  Neufchâtel,  Bàle- 
Vilie.  Les  plus  grands  canton^,  Berne,  Zurich,  Genève,  ont  voté  contre 
l'arrêté.  La  victoire  de  l'autODOrnie  est  comp  ète  :  la  défaite  de  l'esprit 
de  centralisation  est  éclatante,  et  au  premier  abord  il  semblerait  que 
le  crédit  des  radicaux  qui  sont  au  pouvoir  dût  eu  être  ébranlé;  mais 
ceux-ci  ont  déjà  pris  leur  parti,  et,  à  la  récente  réunion  des  chambres 
suisses,  les  présidens  des  deux  assemblées  se  sont  hâtés  de  déclarer 
que  le  peuple  avait  parlé,  qu'il  fallait  s'incliner,  qu'il  n'y  avait  plus 
pour  les  chambres  qu'à  s'efforcer  de  «  rétablir  le  contact  qu'elles  ont 
perdu  avec  la  nation.  »  Rien  de  mieux;  c'est  la  monilité  pratique  de 
cet  épisode,  et  elle  est  à  l'usage  des  radicaux  de  tous  les  pays  qui  se 
figurent  qu'ils  peuvent  impunément  et  indéûniment  se  livrer  à  leurs 
fantaisies  sans  tenir  compte  des  croyances,  des  traditions,  des  senti- 
mens  intimes  d'une  nation. 

Le  parlement  espagnol  vient  de  se  rouvrir  à  son  tour,  comme  la  plu- 
part des  parlemens  européens,  et  si  les  circonstances  dans  lesquelles 
il  reprend  ses  travaux  n'ont  rien  d  éclatant,  elles  ne  laissent  pas  d'offrir 
un  certain  intérêt.  Cette  session  annuelle  piquait  m^me  d'avance  la 
curiosité,  et  elle  était  attendue  d'autant  plus  impatiemment  à  Madrid 
qu'on  se  demandait  quelle  figure  allait  faire  le  ministère  de  M.  Sagasta 
en  face  de  l'opposition  nouvelle  qui  travaille  à  s'organiser  depuis  quel- 
ques mois.  Au  point  de  vue  parlementaire,  la  question  a  été  bientôt 
tranchée  ;  elle  a  été  résolue  dès  les  premiers  jours  par  l'éleciion  à  la 
présidence  du  congrès  de  M.  Posada  H«  rrera,  candidat  ministériel. 
M.  Posada  Herrera  l'a  emporté  sans  grand  effort  sur  son  concurrent, 
le  général  Lopez  Dominguez,  qui  est  le  propre  neveu  du  général  Ser- 
rano,  chef  de  l'opposition  nouvelle;  mais  ce  n'est  là  évidemment 
qu'une  escarmouche  de  scrutin  qui  ne  peut  avoir  une  signification 
bien  décisive.  La  vraie  question  est  de  savoir  quelle  sera  l'atiitule,  la 
politique  du  ministère  au  milieu  des  partis,  tn  face  d'adversaires  qui 
le  pressent  de  toutes  pans  et  dont  quelques-uns  ne  sont  pas  suis  im- 
portance. Le  principal  de  ces  adversaires,  on  le  sait,  est  aujourd'hui 
le  général  Serrauo  en  personne  qui,  apiès  sept  ou  huit  années  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

retraite,  s'est  mis  en  tôte  de  rentrer  en  campagne.  Depuis  quelques 
mois,  aidé  de  ses  amis,  il  s'emploie  à  refaire  un  parti,  ce  qu'il  appelle 
une  opposition  dynastique,  avec  des  dissidens  de  la  majorité,  avec  des 
démocrates  monarchistes,  et  même  avec  quelques  républicains  qui  ne 
refusent  pas  de  se  rallier  à  lui.  Il  n'a  pas  réussi  dans  toutes  ses  avances 
aux  divers  partis  qui  divisent  l'Espagne;  il  est  du  moins  arrivé  à  se  créer 
un  certain  bataillon  d'adhérens,  une  apparence  de  force  parlemen- 
taire. Qu'en  fera-t-il?  Il  est  clair  que  ce  parti  nouveau  est  l'incohé- 
rence même,  et  de  plus  le  général  Serrano  rentre  dans  la  politique  sous 
un  drapeau  singulièrement  compromis.  11  n'a  ni  plus  ni  moins  que  la 
prétention  de  relever  la  constitution  de  1869  qui  a  déjà  perdu  la  royauté 
d'Amédée;  il  offre  en  d'autres  termes  à  ri-:spagne  de  recommencer 
les  révolutions,  et  au  roi  Alphonse  XII  de  se  rouvrir  le  chemin  de  l'exi^ 
parles  procédés  qui  ont  conduit  le  roi  Amédée  à  l'infaillible,  dénoû- 
ment.  Évidemment  le  ministère  n'a  qu'à  attendre  cette  opposition  avec 
son  chef,  en  restant  lui-même  sur  le  terrain  libéral  et  constitutionnel, 
où  il  s'est  placé,  où  l'Espagne  peut  trouver,  avec  la  garantie  d'un 
ordre  intérieur  assuré,  la  possibilité  de  tous  les  progrès. 

Ch.  de  Mazade. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE 


La  liquidation  de  fin  novembre  n'a  pas  rendu  au  marché  ce  qui  lui 
fait  de  plus  en  plus  défaut,  la  confiance.  Les  conditions  de  report  ont 
été  des  plus  douces,  les  ressources  très  abondantes;  mais  la  liqui- 
dation était  à  peine  terminée  que  les  cours  ont  recommencé  à  fléchir. 
On  dirait  que  la  seule  préoccupation  des  rares  spéculateurs  restés  sur 
la  brèche  soit  de  se  dégager  peu  à  peu  des  positions  qu'ils  ont  pu 
conserver  envers  et  contre  tous  événemens. 

La  baisse  n'a  pas  tardé  à  s'arrêter,  et  depuis  le  commencement  de 
la  première  quinzaine  de  décembre,  les  cours,  après  une  très  légère 
velléité  de  reprise  frappée  d'insuccès,  se  sont  tenus  dans  une  immobi- 
lité à  peu  près  complète.  La  tendance  est  pluiôt  encore  à  la  réaction, 
mais  les  niouvemens  brusques  et  violens  ne  sont  plus  de  saison. 


956  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  fait,  depuis  quinze  jours,  la  spéculation  a  pour  ainsi  dire  disparu 
de  la  Bourse.  11  n'y  aurait  là  que  demi-mal  si  le  rôle  de  l'épargne  avait 
grandi  d'autant,  11  n'en  est  rien;  les  capitaux  de  placement  font  grève; 
le  marché  du  comptant  n'est  pas  plus  animé  que  celui  du  terme,  et 
l'épargne  n'achète  rien,  pas  même  la  rente  française. 

Comment  expliquer  cette  faiblesse  de  nos  fonds  publics,  alors  que 
les  acheteurs  à  terme  de  5  pour  100  par  exemple  peuvent  s'assurer  un 
revenu  mensuel  de  42  centimes,  moyennant  le  sacrifice  d'un  report 
moyen  de  15  à  17  centimes,  tous  frais  de  courtage  compris?  Il  faut  tenir 
compte  d'abord  de  la  situation  de  la  place.  Si  le  nombre  des  acheteurs 
va  diminuant,  celui  des  vendeurs  augmente.  Il  y  a  maintenant  un 
découvert,  phénomène  qui  n'avait  pu  être  observé  à  notre  Bourse 
depuis  trois  ou  quatre  ans  au  moins.  Ce  découvert  ne  rachète  pas 
encore',  ou  du  moins  il  ne  rachète  qu'accidentellement  et  dans  l'inten- 
tion de  doubler  ses  ventes  en  cas  de  reprise. 

D'un  autre  côté,  l'attention  du  monde  financier  a  été  constamment 
portée  sur  les  questions  budgétaires  et  sur  la  di;-cussion  des  mérites 
respectifs  de  l'état  et  de  l'industrie  privée  à  l'égard  des  constructions 
de  chemins  de  fer.  De  nombreux  articles  ont  été  publiés,  ayant  pour 
objet  de  démontrer  que  nos  finances  sont  en  fort  mauvais  état  et  que, 
si  nous  n'y  prenons  garde,  nous  allons  tomber,  au  point  de  vue  écono- 
mique, au  rang  des  nations  de  troisième  et  de  quatrième  ordre  aftli- 
gées  du  déficit  à  l'état  chronique.  Les  pessimistes  ont  eu  mainte  occasion 
de  broyer  du  noir;  le  discours  de  M.  Hérisson  à  la  grande  commission 
des  chemins  de  fer  a  posé  de  nouveau  la  question  du  régime  de  nos 
voies  ferrées.  M.  Ribot,  dans  son  rapport  sur  le  bu  'get,  a  établi  que 
s'il  n'y  avait  pas  lieu  de  désespérer  encore,  il  était  opportun  cependant 
de  tout  craindre.  La  Chambre  a  voté  au  pas  de  course  le  budget  ordi- 
naire et  discute  en  ce  moment  le  budget  extraordinaire.  M.  Tirard  a 
fait  à  cette  occasion  les  aveux  les  plus  candides. 

Oui,  la  situation  des  finances  est  fâcheuse,  le  budget  de  1883  est  en 
déficit;  on  dépense  beaucoup  trop  pour  les  chemins  de  fer,  les  canaux 
et  les  bâlimens  scolaires;  l'état  ne  peut  pas  construire  à  des  prix  aussi 
modérés  que  l'industrie  privée;  on  a  procédé  sans  méthode  à  l'exécu- 
tion (lu  programme  Freycinet.  Mais  les  travaux  sont  commencés,  il 
faut  bien  les  finir;  à  l'aide  de  quelles  ressources?  On  ne  pourra  pas 
toujours  charger  la  dette  flottante  et  il  faudra  bien  un  jour  emprun- 
ter. Le  ministre  des  finances  le  reconnaît  formellement;  le  dernier 
terme,  la  sanction  des  erremens  financiers  suivis  jusqu'ici,  c'est  un 
grand  emprunt  en  3  pour  100  amortissable.  Or  il  est  avéré  que  l'état 
du  marché  ne  comporte  pas  un  emprunt,  que  l'amortissable  déjà  émis 
n'est  pas  classé,  que  le  type  ne  plaît  pas  aux  petits  rentiers,  enfin  que 
si  jamais  le  besoin  d'emprunter  se  transforme  en  nécessité  absolue, 
l'opération  ne  pourra  s'effectuer  qu'après  une  forte  baisse  des  fonds 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  057 

publics  et  lor?que  déjà  on  aura  réussi  à  préparer  une  amélioration 
durable  sur  ces  bas  cours. 

Aussi  le  3  pour  100,  qui  avait  atteint  un  moment  80.60,  a-t-il  rétro- 
gradé subitement  à  80.10,  entraînant  après  lui  l'amortissable  au-des- 
sous de  81.  L'opinion  dominante  e.-t  que  l'exploitation  du  découvert 
existant  pourrait  sans  peine  se  transformer,  entre  les  mains  d'une 
spéculation  habile,  puissante,  en  instrument  de  hausse,  mais  que  la 
haute  banque  n'interviendra  pas  contre  les  entreprises  des  baissiers 
aussi  longtemps  que  le  gouvernement  n'aura  pas  déclaré  sans  ambages 
qu'il  est  résolu  à  traiter  avec  les  grandes  compagnies  pour  i'exécuiion 
du  programme  Freycinet.  Or  il  ne  serait  pas  impossible  qu'on  deman- 
dât au  gouvernement,  comme  un  témoignage  indiscutable  du  revire- 
ment opéré  dans  ses  dispositions  l'abandon  de  ce  réseau  d'état  dont 
l'exploitation  a  donné  jusqu'ici  de  si  piètres  résultats. 

Autrefois  on  voyait  régner  à  la  Bourse,  pendant  la  première  quin- 
zaine de  décembre,  une  animation  extraordinaire,  et  presque  toutes 
les  valeurs  étaient  portées  aux  plus  hauts  cours  que  comportât  la 
situation,  parce  que  chaque  société  de  crédit,  au  moment  d'établir  son 
bilan  de  fin  d'année,  cherchait  à  obtenir  une  cote  favorable  pour  les 
titres  composant  son  portefeuille.  Après  un  exercice  comme  celui  de 
1882,  à  quoi  bon  cet  effort?  Tout  le  monde  sait  que  la  plupart  des 
sociétés  n'ont  rien  gagné,  que  quelques-unes  ont  beaucoup  perdu. 
Quel  que  soit  le  niveau  des  valeurs  à  la  fin  de  décembre,  il  est  cer- 
tain que,  dans  le  plus  grand  nombre  des  rapports  qui  seront  présen- 
tés aux  assemblées  générales  le  printemps  prochain,  on  ne  pourra  pas 
exposer  une  situation  favorable.  Les  sociétés  paraissent  donc  avoir 
renoncé  cette  fois  à  tenter  ce  qu'on  appelait  jadis  la  hausse  des  bilans. 
On  confessera  hardiment  les  pertes  subies,  et  l'on  pourra  engager 
ainsi  dans  des  conditions  moins  défavorables  la  campagne  de  1883. 

Il  avait  été  question  un  moment  d'une  grande  opération  que  tente- 
rait le  Crédit  foncier  en  décembre.  Il  s'agissait  de  la  création  de  six  cent 
mille  obligations  rapportant  15  francs  et  remboursables  à  500  francs, 
comme  les  obligations  de  chemins  de  fer.  On  pouvait  se  demander 
pourquoi  une  affaire  de  cette  importance  serait  lancée  pendant  les 
dernières  semaines  de  l'année,  alors  que  les  besoins  d'argent  sont 
toujours  considérables  et  quand  le  marché  accuse  des  dispositions  si 
peu  favorables.  C'est  que  le  Crédit  foncier  se  trouve  dans  cette  situa- 
tion fort  embarrassante,  qu'il  continue  toujours  à  prêter  et  que  ses 
ressources  sont  complètement  épuisées.  Il  y  a  bien  une  émission  con- 
tinue d'obligations  de  k  pour  100  à  480  francs,  mais  ces  titres  ne  sont 
pas  goûtés  du  public,  et  si  notre  grand  établissement  hypothécaire  ne 
trouve  pas  un  autre  moyen  de  se  procurer  200  millions,  il  se  verra 
contraint  d'arrêter  ou  du  moins  de  ralentir  ses  opérations. 

Le  Crédit  foncier  a  donc  pensé  à  offrir  au  public  un  type  connu  et 


958  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

populaire,  celui  de  l'obligation  de  chemin  de  fer;  il  espérait  qu'en 
fixant  le  prix  d'émission  à  350  francs  environ,  il  assurerait  le  succès 
de  l'émission.  On  dit  que  les  compagnies  de  chemins  de  fer  se  sont 
émues  de  ce  projet  et  qu'un  premier  obstacle  a  surgi  de  leur  opposi- 
tion. De  plus,  il  n'a  pas  été  aussi  facile  qu'on  le  supposait  de  consti- 
tuer un  syndicat  de  garantie;  enfin  le  gouvernement  a  préféré  que 
l'alï;iire  fût  renvoyée  à  janvier.  Dans  un  mois,  les  tendances  du  mar- 
ché seront  peut-être  meilleures,  la  confiance  aura  peut-être  reparu. 
Quel  effet  désastreux  aurait  produit  Tinsuccès  notoire  d'une  émission 
de  titres  du  Crédit  foncier  !  Combien  de  temps  aurait-il  fallu  laisser 
passer  avant  de  proposer  à  l'épargne  un  papier  nouveau,  fût-ce  un 
papier  de  l'état  !  L'action  du  Crédit  foncier,  qui  s'était  relevée  un  mo- 
ment à  1,350,  a  fléchi  ensuite  à  1,330. 

On  a  recherché  l'action  de  la  Banque  de  France  jusqu'à  5,400,  à 
cause  du  coupon  qui  sera  détaché  dans  quelques  jours  et  dont  on  éva- 
lue le  montant  à  120  francs  environ. 

Les  litres  de  presque  toutes  les  sociétés  de  crédit  ont  faibli.  La 
compar.iison  des  cours  d'hier  avec  ceux  de  la  liquidation  dernière 
accuse  une  baisse  de  15  francs  sur  la  Banque  de  Paris,  de  17  francs 
sur  la  Banque  d'escompte,  de  20  francs  sur  le  Crédit  lyonnais,  de 
30  francs  sur  le  Crédit  mobilier,  de  25  francs  sur  la  Société  foncière 
lyonnaise,  de  2  francs  sur  la  Société  générale,  de  7  francs  sur  la 
Banque  franco-égyptienne,  de  10  francs  sur  le  Crédit  mobilier  espagnol. 

Le  Suez  a  fléchi  de  40  fr.  et  la  Part  civile  de  65  fr.  Les  recettes  se 
maintiennent  à  un  niveau  élevé,  mais  il  est  question  de  grands  tra- 
vaux à  effectuer,  et  les  journaux  anglais  continuent  à  déclarer  indis- 
pensable la  construction  d'un  second  canal.  Le  Panama  reste  immobile 
à  485  fr.  Les  nouvelles  de  l'isthme  ne  sont  pas  satisfaisantes  ;  il  est 
trop  évident  que  le  climat  est  désastreux  et  que  les  travaux  n'ont  pu 
encore  être  sérieusement  commencés. 

La  question  du  gaz  est  posée  devant  le  conseil  municipal;  un  projet 
de  traité  entre  la  ville  et  la  Compagnie  est  soumis  à  ses  délibérations. 
Les  actionnaires  attendent  avec  confiance  l'issue  du  débat,  et  l'action 
conserve  avec  fermeté  le  cours  de  1,570. 

Les  actions  des  chemins  français  ont  été  complètement  délaissées; 
il  en  est  de  même  des  titres  des  chemins  étrangers.  Parmi  les  valeurs 
internationales,  l'Unifiée,  en  grande  faveur,  s'est  élevée  à  360;  le  Turc 
et  la  Banque  ottomane  se  sont  bien  tenus  sur  la  nouvelle  que  l'ententf 
était  complète  à  Constantinople  sur  l'afl^aire  de  la  régie  des  tabacs. 


le  directeur-gérant  :  G.  Buloz. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


CINQUANTE- QUATRIÉBIE  V0L113IE 


TROISIÈME    PÉRIODE.    —     LIP     ANNÉE. 


NOVEMBRE     ~    DECEMBRE    1882 


Livraison  du  l"  Novembre. 

Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse.  —  V.  —  Le  Séminaire  Saint-Sulpice,  par 

M.  Ernest  RENAN,  de  l'Académie  française .5 

L'Exposition  de  Moscou  et  l'Art  russe,  par  M.  Eugène-Melchior  DE  VOGUÉ.  27 

Dans  le  monde,  deuxième  partie,   par  IVL  Henry  RABUSSON 62 

La  Situation  économique  de  l'Alsace,  par  M.  Jules  CLAVÉ 118 

Dégrévemens  bt  Amortissement,   par   M.  Victor   BOiNJVET,  de  l'Institut   de 

France. 147 

La  Métf.orologie  nouvelle  et  la  Prévision  du  temps,  par  M.  R.  RADAU.  .  .  167 

Poésie.  —  Le  Dernier  Baiser,  par   M.  André  TIIEURIET 201 

M.  Savorcnan  de  Brazza  et  M.  Stanley,  par  M.  G.  V ALBERT 205 

Revue  dramatique.  —  Gymnase  :  un  Roman  parisien,  de  M.  Octave  Feuillet, 

par  M.  Louis  GANDERAX 217 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  bt  littéraire 227 

Lb  MoUVEHENT  FINANUER  DB  LA  QUINZAINB 238 

Livrsiisoii  du  15  Novembre. 


Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse.  —  VL  —  Premiers  pas   hors  de  Saint- 

SULPICE.    L'IlOTEL   de   MADEMOISELLE   CÉLESTE.    La    PeNSION   DU   FAUBOURG   SaINT- 

Jacques,  par  M.  Ernbst  REiVAN,  de  l'Académie  fraui^iBe ,      241 


060  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

A  Travfrs  les  États-Unis.  —  Notes  et  Impressions.  —  V.  —  Une  Journée 
CHiz  LES  Mormons.  Le  Nouveau  Chemin  de  fer  du  Pacifique,  par  M.  OxHtNiN 
D'IIAUSSONVILLE 2G2 

Le  Vatican  et  le  Quirinal  depuis  1878.  —  L  —  Lb  Papf,  Lfon  XIII  et  l'Eu- 
rope, par  M.  Anatole  LEROY-BEAULIEU 3i4 

Dans  le  monde,  dernière  partie,  par  M.  Henry  RABUSSON 3i2 

Les  Marines  de  guerre.  —  III.  —  Les  Côtes  et  les  Arsenaux,  par  M.  Etienne 

LAMY 402 

La  Compagnie  du  gaz  et  la  Ville  de  Paris,  par  M.  Denys  COCHIN ,      432 

PiUVUE   LITTÉRAIRE.   —   A   PROPOS   d'uNE   TRADUCTION   DE   CaTULLE,    par   M.    F.    BRU- 

NETIÈRE 453 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire »...      467 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine * t      478 


Livraison  du  1"  Décembre. 


La   Ferme    du  Choquard,  première   partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ,  de 

rAcadémie  française 481 

Les  Grands  Combats  de  mer    —  T.  —  La  Bataille   d'Actium,  par  M.  le  vice- 
amiral  Jurien  de   la  GRAVIÈRE,  de   l'Académie  des  Sciences 536 

La   Riii-oiiME   DES    études   au    xvi"   siècle,   d'après   de  récens   travaux,    par 

M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie  française 579 

Le  Déficit  communal,  par  M.  BAILLEUX  DE   MARISY 6H 

Jeanne  d'Arc  et  le  Culte  de  saint  Michel,  par  M.  Siméon  LUCK,  de  l'Institut 

de  France 637 

La  Formation  de  la  houille,  par  M.  Gaston  DE  SAPORTA 657 

Revue    dramatique.    —    CoMiioiE-FRANÇAiSE  :    le  Roi   s'amuse,   par  M.  Louis 

GANDERAX 692 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 705 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 717 


'i 


Livraison  du  15  Décembre. 


La  Ferme  du    Choquard,  deuxième   partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ,  de 

l'Académie  française. 721 

La  Noblesse  et  les  Titres   nobiliaires  en  France  avant  et  depuis  la  révolu- 
tion, par  M.  Alfred  MAURY,  de  l'Institut  de  France ,  779 

La  Démocratie  et  le  Régime  parlementaire,  par  M.  Emile  DE  LAVELEYE.   .  824 

Le  Bassin  de  la  Méditerranée.   —    Limites   et  Climat,  par  M.  DUPONCHEL.  849 

Le  Caniche  noir,  par  M.  F.  ANSTEY,  traduit  par  HEPHELL 877 

La  France  au  Fouta-Djalon,  par  M.  le  docteur  M.  BAYOL 903 

Les  Livres  d'étrennes 933 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  httérairb 945 

Le  Mouvement  financier  d£  la  quinzaine t  •   •  t  .  .  9)5 


Paris.  —  Typ.  A.  QUANTIN,  rue  Saint-Uenoît,  1. 


3  9090  007  517  226